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VIES PARALLÈLES DE ROGER CAILLOIS ET CLAUDE LÉVI-STRAUSS . Les thèses et le papillon. PIERRE-EMMANUEL DAUZAT . E N TEMPS DINFLATION VERBALE ET DE DISETTE INTELLEC- TUELLE, on pressent d’instinct la teneur de la loi de Gresham et sa triste vérité : « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Dans la vie intellectuelle, il est une autre loi presque aussi inexorable et à laquelle il conviendrait, en toute rigueur, de donner le nom du poète Jean Grosjean, qui le premier l’a énoncée avec la rigueur idoine dans l’essai pionnier qu’il consacra à Camille Claudel : le faux succès qui annexa Rodin a su exclure Camille. Non qu’il cherchât à rabaisser l’œuvre du premier par cette formule : le propos était simplement de faire valoir que, quand deux œuvres se développent, plus qu’en concomitance, en dialogue, voire en symbiose (que l’esprit du temps veuille croire à ce genre de synergie ou que les hasards d’une rencontre ou d’une polémique le suggèrent), le surcroît de malentendu qui ins- crit une œuvre dans son époque ne profite à l’une qu’au détriment de l’autre. Ainsi en fut-il de Sartre et de Raymond Aron. Ainsi en va-t-il également dans la postérité que l’uni- versité entend donner depuis quelques années à deux de ses fils les plus inspirés, les associant momentanément pour mieux les séparer ensuite, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) 083-116_Dauzat.qxd 22/11/12 10:51 Page 83

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VIES PARALLÈLESDE ROGER CAILLOIS ETCLAUDE LÉVI-STRAUSS.

Les thèses et le papillon.

PIERRE-EMMANUEL DAUZAT.

EN TEMPS D’INFLATION VERBALE ET DE DISETTE INTELLEC-TUELLE, on pressent d’instinct la teneur de la loi deGresham et sa triste vérité : « la mauvaise monnaie

chasse la bonne ». Dans la vie intellectuelle, il est une autreloi presque aussi inexorable et à laquelle il conviendrait, entoute rigueur, de donner le nom du poète Jean Grosjean,qui le premier l’a énoncée avec la rigueur idoine dans l’essaipionnier qu’il consacra à Camille Claudel : le faux succèsqui annexa Rodin a su exclure Camille. Non qu’il cherchât àrabaisser l’œuvre du premier par cette formule : le proposétait simplement de faire valoir que, quand deux œuvres sedéveloppent, plus qu’en concomitance, en dialogue, voireen symbiose (que l’esprit du temps veuille croire à ce genrede synergie ou que les hasards d’une rencontre ou d’unepolémique le suggèrent), le surcroît de malentendu qui ins-crit une œuvre dans son époque ne profite à l’une qu’audétriment de l’autre.Ainsi en fut-il de Sartre et de RaymondAron. Ainsi en va-t-il également dans la postérité que l’uni-versité entend donner depuis quelques années à deux deses fils les plus inspirés, les associant momentanément pourmieux les séparer ensuite, Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

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et Roger Caillois (1913-1978), auxquels il est de bon ton deprêter des itinéraires symétriques et inverses : l’un, Lévi-Strauss, aurait été grand pour « avoir contrarié sa vocationlittéraire », quand Caillois ne devrait sa grandeur qu’au faitd’avoir « cédé par moments à la sienne1 ». L’un aurait été parnature un grand universitaire stylé, quand l’autre se seraitmépris en aspirant à un statut de savant quand il pouvait aumieux aspirer à la dignité du littérateur. Cette vulgate, appa-rue peu après la mort de Caillois chez les exégètes de Lévi-Strauss, a la vie d’autant plus tenace que le « survivant », jus-qu’à l’approche de son centenaire, n’a jamais manqué uneoccasion d’y souscrire, quitte à prendre certaines libertésavec l’histoire intellectuelle. Une dizaine d’années après ladisparition de Caillois, le professeur au Collège de France,après avoir évoqué avec quelque désinvolture celui quil’avait reçu à l’Académie française (« Il m’opposait la supé-riorité de la civilisation occidentale et dénonçait mon relati-visme.Vous voyez le genre ! »), se risque à un élan de bontélégèrement empreint de commisération, qui ne fait que rati-fier le cliché de ses sectateurs : « Nous aurions dû nousentendre. Mais il a délaissé la recherche au profit du style.Il voulut cantonner ses spéculations sur le plan littéraire etpoétique : la forme l’intéressait plus que la substance. Qu’ons’efforce de traiter celle-ci avec un peu de rigueur et dansun souci objectif, il ne le tolérait pas. Par un curieux para-doxe, il inversait, mais toujours dans un esprit conservateur,les termes de la vieille querelle avec les surréalistes2. »Comme il serait trop demander au journaliste universitaire

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1 Telle est la thèse de Michel Panoff, Les Frères ennemis. Roger Caillois etClaude-Lévi Strauss, Paris, Payot, 1993.2 Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, suivi de« Deux ans après », Paris, Éditions Odile Jacob, 1990, p. 122-123.

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qui reçoit ces confidences d’apporter la contradiction et deretourner aux sources, Lévi-Strauss néglige de rappeler quela rupture des deux anciens proches d’André Breton avec lesurréalisme s’est faite, pourtant, à peu près au nom desmêmes valeurs. Entre le récit que Caillois a fait de la « que-relle des haricots sauteurs » dans Cases d’un échiquier et dansla « Lettre à André Breton » de décembre 19343, justifiant etrésumant les raisons de sa rupture avec le pape du surréa-lisme, et la « Note sur les rapports de l’œuvre d’art et dudocument », que Lévi-Strauss remit à Breton en mars 1941,c’est le même dogmatisme de Breton qui était récusé, lamême contradiction entre l’intransigeance et ses simplifica-tions, d’un côté, la liberté de la recherche, de l’autre : ce der-nier ne s’y était pas trompé, pointant avec une certaine ironieque la « contradiction » qui frappait l’anthropologue était lamême que Caillois « avait relevée si sévèrement4 ». Un regardplus attentif montre cependant que la rupture se produisitdans les deux cas à des étapes très différentes de la vie. « Sau-vageon ébloui », suivant le mot d’Angelo Rinaldi, Cailloisrompt à vingt-et-un ans pour rejoindre bientôt Bataille aveclequel, entre autres, il fondera le Collège de Sociologie (uneforme de « Sacré collège » revendiqué, destiné à rendre àl’université sa part de théologie défunte) et collaborera à Acé-phale. À cette date, dans son parcours d’étudiant en sciencesreligieuses et son engagement intellectuel, il a déjà pris sesdistances, qui ne cesseront de se creuser, avec l’université.Brillant élève de Marcel Mauss, qui lui reprochera néan-moins des tentations heideggériennes, Caillois n’a pas

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3 R. Caillois, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 35-38.4 « Réponse d’André Breton », in Cl. Lévi-Strauss, Œuvres, éd.V. Dehaene,F. Keck, M. Mauzé et M. Rueff, Paris, Gallimard, Bibliothèque de laPléiade, 2008, p. 1584.

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encore trouvé de ligne politique ferme et continue d’explo-rer des voies qui suscitent de vives inquiétudes chez nombrede ses contemporains. Son refus des exclusives et des cha-pelles, son irrépressible besoin de sonder de l’intérieur lesauthenticités majuscules et minuscules des intelligences, sibrillantes soient-elles, l’avaient amené à hanter, fût-ce deloin, des mouvances par ailleurs fréquentées par Jules Mon-nerot et Robert Aron, anciens surréalistes eux aussi. Pourmieux l’opposer à son « frère ennemi », la postérité a volon-tiers retenu les réticences de Walter Benjamin, horrifié d’em-blée « par la connotation à caractère fasciste du Collège » queCaillois anime avec Bataille5 : il est vrai que Paulhan lui-même reprochait alors à Caillois son côté « bravade à vide »enclin à emprunter le masque de Savonarole, tout enouvrant les pages de la NRF aux activités du Collège. C’estdans ces années-là que se noue le rapport pour le moinsambivalent de Caillois avec l’Université. Repéré par GeorgesDumézil, par le romaniste Jean Bayet, son directeur derecherches, pour l’originalité de ses travaux sur l’homme etle sacré, et le directeur de l’ENS, Célestin Bouglé, dont Ray-mond Aron fut aussi l’un des héritiers spirituels, Caillois sus-cite non pas des doutes, mais une certaine inquiétude chezun maître qu’il vénère entre tous.Tout en saluant en effet la« bonne mythologie » et la parfaite interprétation de « LaMante religieuse », Mauss condamne le « déraillement géné-ral » dont Caillois s’est rendu coupable dans « Paris, mythemoderne ». Il ne trouve pas de mots assez durs pour réprou-ver les « mauvais penchants » de son élève autoproclamé :« Mais je crois que vous êtes tous en ce moment, probable-ment sous l’influence de Heidegger Bergsonien attardé dansl’hitlérisme, légitimant l’hitlérisme entiché d’irrationalisme.

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5 Cité in Odile Felgine, Roger Caillois, Paris, Stock, 1994, p. 153 et 164.

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Et surtout [nous sommes] dans cette espèce de philosophiepolitique que vous essayez d’en sortir au nom de la poésie etd’une vague sentimentalité6. » Ce qui n’empêchera pasCaillois d’obtenir sa bourse de la Caisse nationale de laRecherche. Rétrospectivement, Caillois aura du mal à seremettre de ce procès en sorcellerie, qui lui sera périodique-ment intenté depuis. Le « fasciste » présumé aura beau fairedes conférences en Argentine contre la barbarie nazie, et sonracisme, être sur la liste noire des autorités allemandes d’oc-cupation, s’engager dans la France Libre aux côtés de Ray-mond Aron, on continuera de lui faire grief de son élitismeprésumé contre les preuves, celles-là bien tangibles, de sonanti-pétainisme militant manifesté notamment dans LesLettres françaises et la collection de petits livres engagés pourvenir en aide aux prisonniers de guerre. Parallèlement, il estvrai, Caillois continuera de publier en franc-tireur des textesratifiant son élitisme, dans la lignée du Renan.

Le curieux épisode de la Communion des forts, publié àquelques mois d’intervalle au Mexique et en France dansdeux versions différentes7, ne fera que perpétuer le mal-entendu : dès l’immédiat après-guerre, l’auteur précocedu Procès intellectuel de l’art se verra intenter un procès ensorcellerie politique par Meyer Shapiro, trotskyste mili-tant et futur grand historien d’art8. L’idée d’un Caillois

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6 Marcel Mauss, lettre à Caillois, du 22 juin 1938, Cahiers pour un temps,Paris, Centre Georges-Pompidou-Pandora Éditions, 1981, p. 205 ; letexte, peu clair, est tel que nous le reproduisons.7 La version parue en France, au Sagittaire, au deuxième trimestre1944, est amputée de quatre textes. Cf. Denis Hollier, « Mimétisme etcastration 1937 », in Hollier, Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993, p. 55,note 2, pour plus de précisions.8 Meyer Schapiro, « French Reaction in Exile », Kenyon Review, hiver1945, p. 29-42.

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« réactionnaire » resurgira depuis inlassablement, faisantde Caillois un Sisyphe au rocher qui se fait les musclessur la mauvaise foi des autres. Le même procès sera reprislors de la querelle des années 1950 avec un Lévi-Straussqui, outragé d’être pris en défaut sur la cohérence de Raceet histoire, se fera le digne émule d’un Jérôme tombant àbras raccourcis sur Pélage pour assimiler son contradic-teur à la pire engeance américaine : « L’Amérique a sonMcCarthy ; nous aurons notre McCaillois9 ». La sentencesortant des lèvres de la statue du Commandeur, plus rienne pouvait l’effacer, même si par son inélégance et sonélévation elle est à peu près comparable à « tous les anti-communistes sont des chiens » de Sartre, dans la revueduquel Lévi-Strauss publia ce qui tient, à la fois, de l’in-jure et de la diffamation. Elle perdurera, plus ou moinsdiscrète, pour refaire surface with a vengeance en 1989,avec la parution du tristement célèbre article de CarloGinzburg imputant à Dumézil et à son élève un nazismeidéologique d’autant plus grave qu’il aurait été masquépar un travail de réécriture. Mais il est vrai que le mêmeuniversitaire incriminant l’auteur de Mythes et dieux desGermains reprochera à Marc Bloch d’en avoir fait unvibrant éloge au point de pressentir chez lui un penchantcoupable pour les régimes autoritaires10. Procédant par

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9 Lévi-Strauss, « Diogène couché », Les Temps modernes, 1955, n° 110,p. 1187-1220, ici p. 1214.10 Carlo Ginzburg, « Mythologie germanique et nazisme. Sur un livre »,Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 40e année, n° 4, 1985, p. 695-715, et Mythes, Emblèmes, Traces, trad. M. Aymard, Paris, Flammarion,1989. Voir la réponse de Georges Dumézil, « Science et politique.Réponse à Carlo Ginzburg », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations,40e année, n° 5, 1985, p. 985-989. Sur ce procès et les étranges procédésintellectuels qu’il trahit de la part de l’un des universitaires italiens

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faisceau d’indices, en fait par amalgame, et association, enréalité par procès d’intention, le dernier pourfendeur endate d’un prétendu crypto-nazi qui fut un authentiquerésistant et un proche de toujours de Raymond Aron etde Georges Bidault aura réussi à masquer une œuvre qui,par ses sources, sa démarche et sa liberté d’esprit, est unedes rares, en France, à pouvoir se comparer à celle deWalter Benjamin. Que ce dernier, malgré son effarementavoué, ait été un des premiers lecteurs attentifs deCaillois aurait pourtant dû être une incitation suffisante àrattacher le Français à d’autres galaxies intellectuelles.Dans des circonstances différentes — son analyse n’adonc rien d’un plaidoyer pro domo — Caillois définira lanature du procès dont il a été victime. Mais il aura lanoblesse de le faire pour défendre Paulhan et sa Lettreaux directeurs de la Résistance contre Louis Martin-Chauf-fier sur le délit d’opinion. Paulhan, résistant de la pre-mière heure, avait dénoncé les outrances du « résistancia-lisme », notamment communiste, qui se transformait tropvolontiers en chasse aux sorcières11, et s’était fait traiter detransfuge. Caillois, sachant ce que « résistance » voulaitdire, se porta à sa défense : « Quoi qu’on fasse, quoi qu’onait fait, on ne saurait échapper à une accusation comme lavôtre, parce qu’elle prévoit que tous les états de servicequi autrement seraient réputés héroïques et dont l’accusé

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les plus réputés, voir l’excellent dossier de D. Éribon, Faut-il brûlerDumézil ?, Paris, Flammarion, 1992, notamment la première partie,« Le printemps des procureurs, ou comment on écrit l’histoire ».11 Sur cet épisode très révélateur de la vie intellectuelle à cette époque,voir désormais John E. Flower, Autour de la « Lettre aux directeurs dela Résistance » de Jean Paulhan, Bordeaux, Presses Universitaires deBordeaux, 2003.

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pourrait se prévaloir aux yeux du juge, doivent apparaitreà celui-ci comme autant de circonstances aggravantes, quisoulignent la perversité inexpiable du damné12 ».

Comparé à celui de Caillois, il est vrai, l’itinéraire uni-versitaire et politique de Lévi-Strauss fut apparemmentbien plus simple. Contrairement à Caillois, c’est à l’âgemûr, en politique et universitaire reconnu, que Lévi-Strauss rompt avec Breton. Militant socialiste de la pre-mière heure, proche de Georges Monnet dont il fut secré-taire parlementaire, il avait associé études de droit et dephilosophie tout en préparant à l’ENS, avec le mêmeCélestin Bouglé qui avait repéré Caillois, un diplôme sur« Les postulats de la théorie du matérialisme historique,principalement chez Karl Marx ». À la veille de la guerre,il avait déjà derrière lui une longue carrière d’enseignant,entre Mont-de-Marsan et Sao Paulo, et quelques publica-tions, moins litigieuses aujourd’hui : une critique élogieusedu Voyage au bout de la nuit de Céline, parue dans L’Étu-diant socialiste, et, en 1936 une « Contribution à l’étude del’organisation sociale des Indiens Bororo ». Bref, une car-rière classique, encore dans l’ombre. Ce n’est qu’avec laguerre puis, en 1943, le début de la rédaction de la thèsesur Les Structures élémentaires de la parenté que Lévi-Strauss s’imposera comme un anthropologue de premierplan. Au moment même où Caillois rompt ses dernièresattaches avec l’université pour partager sa vie entre l’édi-tion, l’écriture puis les activités culturelles internatio-nales, Lévi-Strauss fera le choix inverse, pour devenirsecrétaire de l’École libre des hautes études dans desconditions qui lui seront plus tard reprochées, puisque sa

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12 Caillois, lettre ouverte de 1952, citée in Caillois, Œuvres, Paris, Quarto-Gallimard, 2008, p. 60.

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promotion supposait la mort de l’École libre installée àNew York et dont il était mandaté pour défendre les inté-rêts dans la France gaulliste13 ; ainsi revenu à Paris, il seratour à tour maître de recherche au CNRS et sous-direc-teur du Musée de l’homme, avant d’entrer au Conseilinternational des sciences sociales de l’Unesco en 1953,puis d’être élu au Collège de France en 1959 à la chaired’« Anthropologie sociale ». En 1952, il faut le rappeler,Caillois avait lui aussi rejoint l’UNESCO et son Conseilinternational de la Philosophie et des Sciences Humaines(CIPSH), dont il devait jusqu’à sa mort animer la revue,Diogène. Quant à sa tentation du Collège de France, ellefut de courte durée : après l’avoir sollicité pour succéderà Jean Hippolyte, le spécialiste de la gnose Henri-CharlesPuech se rendra vite à l’évidence : la candidature deCaillois n’avait aucune chance d’aboutir. Seule l’Acadé-mie française devait réunir les deux hommes, tout enmarquant l’épilogue d’une controverse véhémente quidevait laisser des traces indélébiles.

Jusque-là, en effet, les rencontres Caillois–Lévi-Straussavaient été épisodiques et, pour ainsi dire, sans lende-main. Bien plus tard, Lévi-Strauss affirmera, non sanscondescendance, avoir entendu parler de Caillois pen-dant la guerre par Jean Marx, alors directeur du servicedes œuvres au Quai d’Orsay, avant d’enseigner les « reli-gions celtiques » à la cinquième section de l’École desHautes études. Marx, raconte Lévi-Strauss, avait eu lecoup de foudre pour Caillois : « Son nom lui remplissait

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13 Cette « ténébreuse affaire » a été révélée par J. Mehlman, « Lévi-Strauss et la naissance du structuralisme », in Mehlman, Émigrés à NewYork. Les intellectuels français à Manhattan 1940-1944, trad. P.-E. Dauzat,Paris, Albin Michel, 2005, p. 223-240, ici p. 224-226.

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la bouche au point que j’ai d’abord cru qu’il s’écrivaitquelque chose comme Khaillouah14 » (sic !). Après diversesrencontres passagères, qui semblent avoir davantage mar-qué Lévi-Strauss que Caillois, l’anthropologue se convain-cra que celui qu’on n’appelait pas encore son frèreennemi était et avait toujours été un apôtre du retour àl’ordre moral. L’élection de Lévi-Strauss à l’Académie etsa réception par Roger Caillois, en juin 1974, marquerontl’apogée d’un dialogue de sourds : alors qu’on aurait puattendre de l’Académie qu’elle dissipât les malentendusnés des querelles de l’Université et de la presse, elle ne fitque les consacrer. Où Caillois recevra l’homme d’esprit,l’ethnographe et anthropologue disciple de Rousseau,Lévi-Strauss voudra voir le couronnement d’une disci-pline universitaire, avec ce qu’elle suppose de « com-plexes », de « structure » et de « dialectique » — tous cesconcepts totémiques, comme dit Manuel de Diéguez,dont se gargarisent des sciences humaines « qui n’ont descience que l’ambition de le devenir ». À Lévi-Strauss,qui lui reproche de céder aux sirènes de la littérature etde l’esthétisme, Caillois répond par une analyse directe-ment issue du chef-d’œuvre de Karl Popper, La Logiquede la découverte scientifique, qui « avait établi que la véri-table ligne de démarcation entre la science et l’idéologieest moins tracée par la possibilité d’une vérification quepar l’impossibilité de prouver la fausseté d’une assertion ».Une théorie qui se présente comme science, renchéritCaillois, proteste en vain de sa scientificité « à partir dumoment où la structure même du système le rend irréfu-table ». En un mot, il reprend les critiques développéespar Raymond Boudon, dans À quoi sert la notion de structure ?

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14 Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, p. 121.

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(1968) et, surtout par Raymond Aron, dans sa lecture ana-lytique et critique de l’œuvre de Lévi-Strauss, où iladresse singulièrement les mêmes critiques à celui qui,depuis la polémique de Caillois, était devenu le « pape dustructuralisme ». À quinze ans de distance, Caillois et Aronreprochèrent, chacun à sa manière, à Lévi-Strauss de serefuser à élaborer le « statut épistémologique de l’analysestructurale15 ». À son collègue au Collège de France, Lévi-Strauss répondra par un silence courtois quand, face àson ex-compagnon de surréalisme, collègue de l’Unescoet futur confrère académicien, il n’avait pas rechigné àl’injure et à la dérision. Au « réactionnaire » présumé, ilavait répondu par la quintessence de la rhétorique réac-tionnaire, disqualifiant par avance toute aspiration au dia-logue. En ce sens, son attitude était tout sauf « philodémo-cratique » au sens de Hirschman, quand ce dernier essaiede préciser « comment ne pas discuter en démocratie16 »,quels arguments sont recevables, et lesquels ne le sont

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15 Raymond Aron, « À Propos de l’œuvre de Lévi-Strauss. Le paradoxedu même et de l’autre », in Échanges et communications. Mélanges réunispar Jean Pouillon et Pierre Maranda, La Haye, Mouton, 1968 ; repris inRaymond Aron, 1905-1983. Histoire et politique. Textes et témoignages, Paris,Commentaire, Julliard, 1985, p. 474-480.16 Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, trad. P. And-ler, Paris, Fayard, 1991, p. 266-267. Dans cet ouvrage capital, le philo-sophe et économiste s’attache à démontrer que la « conférence » ou la« discussion » en régime démocratique ne saurait admettre n’importequelle stratégie de raisonnement et d’argumentation. Pour être rece-vable, un raisonnement ne doit pas avancer masqué et livrer d’embléeses présupposés. Sur la portée de cette règle dans l’écriture de l’his-toire des idées, voir P.-E. Dauzat, « Hirschman, Pascal et la rhétoriqueréactionnaire : une analyse économique de la controverse pélagienne »,The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, 2010, n° 2.

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pas. À moins de parvenir à prouver qu’il est légitime, dela part de l’Université, de ne pas dialoguer avec ce qui nelui appartient pas.

Après la parution de Race et histoire (1952) sous l’égidede l’UNESCO, Caillois s’est senti frustré dans son désir decroiser le fer et d’obtenir les précisions supplémentairesréclamées dans « Illusions à rebours17 », reprochant autenant du « relativisme culturel » de refuser de s’interrogersur ses conditions de possibilité : au Lévi-Strauss quiavançait que le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit àla barbarie, il opposait que c’était faire des Grecs des bar-bares, se privant de la sorte du moyen de penser la« sagesse barbare » chère à Arnaldo Momigliano18. Loin durelativisme culturel, mais avec une autre méthodologie,l’historien et antiquisant italien montrera en effet quela culture hellénistique dominante ignorait tout des « sagesses barbares » et professait un ethnocentrisme totalassez comparable à celui qui avait caractérisé la naissancede l’ethnologie moderne. N’en déplaise à Horace et à sonGraecia capta ferum victorem cepit, les Grecs n’abandonnè-rent leur propension à plier les pratiques égyptiennes ouperses aux exigences de leur catégorie qu’après la défaite.C’est la conquête romaine qui conduira la « sagessegrecque » à s’intéresser alors au monde barbare : Polybe,otage, découvre Rome et coule sa description dans le lan-gage de la cité grecque. Parallèlement, avec la Septante, les

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17 La Nouvelle Revue française, n° 24 et n° 25, décembre 1954 et janvier1955.18 A. Momigliano, Sagesses barbares, trad. M.-C. Roussel, Paris, Galli-mard, 1991 ; G. Bowersock, Empires in Collision in Late Antiquity, Bran-deis University Press, 2012, poursuit cette même approche dans uneaire géographique légèrement différente.

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Juifs deviennent le « peuple du livre grec ». Loin du relati-visme culturel, dont Caillois pressentait la tentation chezLévi-Strauss, le patron de Diogène invitait l’anthropologueà aller plus loin et à situer son regard relativiste dans l’his-toire culturelle de l’Occident. Pour lui, le pessimismequ’annonçait la parution de Race et histoire n’était pas sansprécédent, et un détour par l’histoire aurait permis depenser à nouveaux frais ce qu’il en est des « sagesses bar-bares » du Nouveau Monde ou d’ailleurs. Campant sur saposture dogmatique, Lévi-Strauss pensait avoir dit le der-nier mot : à l’accusation de cynisme (« qui veut noyer sonchien l’accuse de la rage »), il ajoutera, aux mobiles de soncontradicteur, une dimension anecdotique et psychologi-sante achevant de disqualifier Caillois : ce dernier se seraitcrispé à la lecture d’une petite quarantaine de lignesdithyrambiques vantant Race et histoire parues dans unerevue surréaliste confidentielle19. Une lecture aussi réduc-trice est une manière de clore le débat en dénonçant l’in-dignité de son vis-à-vis. Mais Lévi-Strauss ne s’arrêterapas là, puisque, dans ses ultimes allusions à ce méchantprocès en sorcellerie, il traitera Caillois de falsificateur,avant de ne plus évoquer cet échange manqué qu’avecmépris et désir de passer au plus vite. Il revint donc aupoète du Fleuve Alphée, à l’auteur de Récurrences dérobées

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19 Médium. Communication surréaliste, n° 2, février 1954 : articulet deG. Legrand sous le titre générique de « Haute médiation » (il est vraique dans le numéro précédent, novembre 1953, p. 3, le même avaitdénoncé sa « vaniteuse inanité » en ridiculisant sa préface à Lau-tréamont). Cette interprétation condescendante d’une polémique aucontenu autrement substantiel semble reprise par Stéphane Massonet,« Voyage dans l’œil de l’ethnographe », Nouvelle Revue Française, n° 586,juin 2008, p. 119 note 2, même si la tonalité de son analyse a pour effetde légitimer au moins partiellement la critique cailloisienne.

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et au naturaliste inspiré de Pierres de prononcer le mot dela fin dans cette affaire lorsque l’ironie de l’histoire luidonna l’occasion d’adresser quelques mots au récipien-daire nouvellement élu à l’Académie française : « En 1952,vous écrivez, à la demande de l’Unesco et trop rapidementpeut-être, un opuscule, Race et Histoire, où vous avancezsur l’équivalence des cultures des thèses qui vous devien-dront familières et qui ne vont pas sans ingratitude àl’égard des traditions et des disciplines qui vous ontformé. Il provoqua entre nous une querelle, dont je recon-nais avoir pris l’initiative. Je rendais hommage à la justessede chacun de vos arguments, mais j’avouais qu’ils ne meparaissaient guère compatibles entre eux, de sorte qu’ilarrivait à votre raisonnement d’en souffrir. Vous m’avezrépondu sur un ton, avec une abondance, une véhémenceet en usant de procédés polémiques si peu habituels dansles controverses d’idées, que j’en suis, à l’époque, restépantois. L’accrochage est aujourd’hui si bien prescrit desdeux côtés que j’ai été un partisan ardent de votre entréedans notre Compagnie et que vous m’avez demandé devous y accueillir aujourd’hui. Pour le faire, je me suisgardé de relire votre texte et le mien. Je n’aurais même pasévoqué cette chamaille, si elle ne restait pas de notoriétépublique et s’il ne m’avait semblé que, les écrits parnature demeurant, mieux valait déclarer l’affaire depuislongtemps enterrée. Voilà qui est fait20. » Loin de faireamende honorable, Caillois persistait à souligner que lajustesse de chacun des arguments ne fait pas la justessed’une thèse générale. Lévi-Strauss pouvait avoir raison

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20 Réponse au discours de Claude Lévi-Strauss par Roger Caillois,jeudi 27 juin 1974, in Émilie Joulia, Lévi-Strauss. L’homme derrièrel’œuvre, Paris, JC Lattès, 2008, p. 145-146.

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sur chaque point de détail, le relativisme culturel qu’ildéfendait était intenable dans la mesure où le regard eth-nographique et le doute sur soi qu’il supposait était lepropre de l’Occident. Il reprend donc la même idée,vingt-deux plus tard, en publiant son discours de récep-tion sous le titre révisé « les paradoxes de l’ethnologie »,manière de rappeler à son interlocuteur les questions lais-sées sans réponse. L’élan même de l’ethnologie pousse àvaloriser les cultures autres, mais par cette valorisationmême souligne à tout le moins la singularité de la culturequi valorise autrui, souvent à son détriment. Au fond,Caillois reprochait à Lévi-Strauss de manquer d’espritparadoxal.

Il va sans dire qu’enterrer ainsi l’affaire était unemanière de l’exhumer. Lévi-Strauss jugea le discours« grinçant21 », mais seules ses dents en furent agacées, carle triomphe de l’école structuraliste et des disciples deLévi-Strauss avait rendu la critique de Caillois inaudible,même formulée par des universitaires aussi renommés etconsensuels qu’un Raymond Aron féru d’épistémologieet se réclamant des analyses de Karl Popper. La vulgatestructuraliste se contentera de retenir les injures de Lévi-Strauss et de prétendre que la polémique avait fait avan-cer la bataille contre les préjugés raciaux, ce qui est unemanière assez fausse de laisser entendre qu’il y avait dupréjugé raciste chez Caillois22. La ferveur rousseauiste deLévi-Strauss lui aurait-elle permis de pousser son anam-nèse jusqu’à Montaigne (dont Rousseau s’était d’abord

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21 Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, p. 122.22 Cf. les pages superficielles et rapides sur la polémique Caillois/Lévi-Strauss in Fr. Dosse, Histoire du structuralisme. I, Le champ du signe, 1945-1966, Paris, Éditions La Découverte, 2012.

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« embabouiné », puis qu’il avait renié avec une égalevéhémence), sans doute ne se serait-il pas contenté demettre les rieurs de son côté en évacuant la question ducannibalisme par une cavalière fin de non-recevoir : onne fait pas de morale dans la cuisine. Montaigne avait vules choses autrement (I, 30). Caillois eût aimé que Lévi-Strauss s’en souvînt. « De mon dessein, j’eusse fuid’épouser la sagesse même, si elle m’eût voulu » auraitsans doute été une bonne devise pour Caillois. Maiscelui-ci n’aurait pas manqué de rappeler à son détracteur :« Au moins faut-il devenir sage à ses propres dépens ».Ce qu’avait fait Jean de Léry, l’auteur d’une Histoire d’unvoyage faict en la terre du Brésil, que Lévi-Strauss a pour-tant qualifiée de bréviaire de l’ethnologue23. Se plaçantsur ce terrain, et à quelques années de l’Holocauste, ilaurait pu opposer à Caillois, chantre des valeurs de l’Oc-cident qui pourtant doute et s’interroge, le Léry témoindu cannibalisme à Sancerre lors du siège de 157224. Ledébat aurait repris où Léry et Montaigne l’avaient laisséet où il méritait de l’être, avec des partenaires possédantassez de style pour s’y risquer25.

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23 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en terre du Brésil, préface deClaude Lévi-Strauss, Paris, Livre de Poche, 1994, p. 6 sq. Sans douteaurait-il objecté, à la manière de Pline, que cordonnier ne juge pas au-dessus de la chaussure. Mais Jean de Léry était cordonnier…24 Jean de Léry, Histoire mémorable de la ville de Sancerre, La Rochelle,1574.25 L’historien patenté qui prétend dénoncer « le mythe du grandsilence d’Auschwitz » semble n’avoir pas remarqué la curieuse absencedu thème de l’extermination dans le cadre de discussion même où onl’eût attendu. On chercherait en vain la moindre allusion à la Shoahdans la querelle autour de Race et histoire. Seule une distinctionentre « silence » et « déni » ou « oubli » permettrait de sauver la thèse de

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Ce à quoi l’auteur de Tristes tropiques ne voulutconsentir, prenant une pose dont la presse se fit alorscomplice, ratifiant l’argument d’autorité que seule peutdonner l’université… dès lors que c’est la presse qui en est juge, en l’occurrence l’Express : « On respecte lesdéclarations littéraires un peu trop solennelles de RogerCaillois parce qu’on le prend pour un ethnographe, maisles ethnographes mieux avisés, si l’on en croit ClaudeLévi-Strauss dans le dernier numéro des Temps Modernes,n’ont chez lui rien à respecter26 ». Comme l’éléphant deVialatte, le syllogisme est irréfutable : un organe de pressedécide qu’il existe des ethnographes mieux avisés, dontl’espèce est représentée par Lévi-Strauss, laquelleengeance estime qu’un des leurs usurpe son titre, et n’adonc plus voix au chapitre. La voix de Jean Paulhan, sousle pseudonyme de Jean Guérin, aura beau rétorquerque la réponse de Lévi-Strauss trahissait une colère qui

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l’ouvrage en question (F. Azouvi, Le Mythe du grand silence : Auschwitz,les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012). En revanche, dans cettepolémique, Caillois veilla toujours à éviter que le débat ne se déplacesur la judéité de l’ethnologue, malgré les imputations d’antisémitismevite apparues contre lui (dans des correspondances privées, il est vrai).Les réponses de Caillois à la revue Évidences sur « l’antisionisme etl’antisémitisme », NNRF, mars 1953, p. 547-548 sont d’une parfaiteclarté. À ce propos, on ne peut que renvoyer au passionnant dossierréuni par Stéphane Massonet, « Quelques lettres à propos du relati-visme culturel. Roger Caillois, Jean Paulhan et René de Solier », Grad-hiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 1996, p. 97-114,notamment p. 110-111 sur la « question juive », à l’hypothétique arrière-plan de la querelle.26 « Un observateur de la vie littéraire se demande si la N.N.R.F. estdevenue la V.V.R.F. », L’Express, 2 avril 1955, n° 97, p. 15. L’article, nonsigné, est en fait de Françoise Giroud.

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n’avait rien d’ethnographique, ni même de scientifique,et sombrait dans un « style de mauvais journalisme », per-sonne ne voulut répondre à sa question et relire la cri-tique de Caillois comme elle aurait dû l’être. S’il est vraique « le souci de la probité peut entraîner de la colère »,objectait Paulhan, Lévi-Strauss avait eu « tort de négligerune autre question, non moins passionnante : c’est àsavoir si la colère entraîne la probité27 ». Ce qui aurait dûêtre un débat intellectuel de fond initié par l’UNESCO etauquel, avec des fortunes diverses, participèrent deshommes comme Otto Klineberg et Michel Leiris28, ne futen fait que « le grand événement des milieux littérairesparisiens29 ». L’épisode mérite d’autant plus une analysede fond qu’il est un des premiers grands moments de lacollusion de la presse et de l’université pour exclure de la« conférence » certains hommes pointés du doigt, voirecertains arguments. Au moins l’historien de la philoso-phie aura-t-il appris que « Diogène couché », pourreprendre le nom dont Lévi-Strauss affubla son contra-dicteur, ne désignait pas seulement un « cynique », mais

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27 Jean Guérin, alias Jean Paulhan, « Bons conseils de l’Express » et« Colères de M. Lévi-Strauss », in Nouvelle Revue française, 1er mai 1955,n° 29, p. 932-936.28 Cf. M. Leiris, « Race et civilisation », in Cinq études d’ethnologie, Paris,Denoël, 1969. Leiris, étranger à l’université et resté fidèle au surréa-lisme et à l’ethnographie, est le grand absent de cette querelle àlaquelle il refusa de participer publiquement, même si certaines cor-respondances publiées depuis laissent penser qu’il comprenait la cri-tique formulée par Caillois.29 Le mot est d’Alfred Métraux, lui-même à l’origine de la commande àLévi-Strauss, in A. Métraux et P. Verger, Le Pied à l’étrier. Correspon-dance, 1946-1963, éd. J.-P. Le Bouler, Paris, Éditions Jean-Michel Place,1994, p. 210.

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aussi un démagogue. On ne sait jamais l’histoire intellec-tuelle que l’on vit30. À vingt-quatre siècles de distance,tout peut encore changer à la faveur d’une « chamaille »qui dégénère en querelle d’amour-propre blessé, dont nila presse ni l’université, en tant qu’incarnation de la« science », ne sont sorties grandies.

*Au temps pour la querelle « surréelle » qui opposa les

deux hommes et, plus encore, les deux parcours. Lévi-Strauss étant devenu, à tort ou à raison, l’incarnationd’une rigueur toute mathématique en sciences humaines(dès les années 1940, travaillant aux « structures élémen-taires de la parenté », il fit appel au service du mathémati-cien André Weill), il est de bon ton de souscrire aux pro-pos de l’anthropologue du Collège sur le prétendu refusde la rigueur de Caillois, le peu de cas qu’il faisait del’objectivité. Deux exemples permettront pourtant de sefaire une idée de ce que la postérité conviendra de rete-nir de leurs apports respectifs, en suggérant que l’objecti-vité et le goût de la rigueur ne sont pas aussi inégalementdistribués que l’auteur de Tristes tropiques se plut à ledire. La rigueur d’une démarche se juge suivant les cri-tères de falsifiabilité chers à Popper et à Caillois, certes,mais aussi à sa postérité, qui ne se confond pas avec lenombre de thèses consacrées à son œuvre.

Le premier exemple est celui de la traduction. Lesdeux hommes ont eu affaire tout au long de leur vie à

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30 Cf. Roger Caillois, « À propos de “Diogène couché” » et Claude Lévi-Strauss, « Réponse à Roger Caillois », in Les Temps modernes, avril 1955,n° 111, p. 1533-1536.

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la traduction : Caillois plutôt en praticien, Lévi-Straussdavantage en théoricien. Et leurs positions se situent auxantipodes.

Roger Caillois, incomparable styliste et traducteurémérite de l’espagnol, singulièrement de Borges, s’est sou-vent avoué agacé par le « souci désespéré-exaspérantd’exactitude extrême » de l’hispaniste dont il s’était assuréles services pour traduire Octavio Paz ; par la suite, il n’enavait pas moins entretenu une « longue et méticuleusecorrespondance » pour vérifier « qu’au moins ma traduc-tion ne trahirait pas ses intentions ». Et de conclure, surl’air sibyllin de ne pas y toucher : « Pour le reste, je choisisselon les ressources parallèles ou divergentes du françaiset de l’espagnol ». Le dialogue fut d’une telle rigueur quele poète en vint à remanier des pages entières de sontexte pour mieux le faire coïncider avec la version fran-çaise au point que le texte espagnol imprimé était « doncinédit pour une part non négligeable ». Si brève que soitcette confession, avec l’art de la litote qu’elle trahit, onimagine que cette réécriture fut dictée par le souci d’évi-ter faux-sens et contresens : pour que le traducteur nefaussât point compagnie au sens du poète, celui-ci devaitœuvrer à plus haut sens. Il n’en devait pas moins subsis-ter quelques écarts, pleinement assumés de part etd’autre : « Que le lecteur soit en tout cas assuré que lesrares fois où je me suis éloigné si peu que ce soit de lalettre du texte, c’est en complet accord avec l’auteur etpar surcroît de fidélité31 ». Pour forcer le trait, on dirait

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31 Roger Caillois, « Postface du traducteur », in O. Paz, Le Feu de chaquejour, précédé de Mise au net, Paris, Poésie/Gallimard, 1986, p. 43-44. Surla « poétique de la traduction », voir aussi sa postface au Colloque surla traduction poétique, Paris, Gallimard, 1978, p. 305-312.

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que, s’il y a contresens, il est voulu par l’auteur, d’autantque, comme l’observe subtilement Michel Orcel en poin-tant l’abus de la notion de fidélité, aucune traduction, siinfidèle soit-elle, ne détruit l’intégrité du texte original32,sauf consentement de l’auteur du texte en questioncomme dans le cas présent. Bref, la position de Cailloisest assez représentative de l’exigence ordinaire du tra-ducteur au temps du dialogue des cultures. Ses « scru-pules d’illuminé », comme eût dit Cioran, ne firentqu’ajouter à ses traductions ce tranchant et cette puretéqui sont les marques distinctives de ses proses.

En comparaison, Lévi-Strauss semble en être resté autemps des « Belles Infidèles ». Du moins est-ce ce qui res-sort des quelques considérations « théoriques » sur la tra-duction qu’on peut glaner dans son œuvre. Dans le « finale »de ses monumentales Mythologiques, en effet, l’anthro-pologue répond aux critiques de fond, parfois avancéesavec vigueur par ses lecteurs critiques, notamment parJean-François Revel qui, dans ses essais sur la « cabale desdévots », pointait l’impressionnisme méthodologique del’auteur ou par Octavio Paz, qui avait dénoncé les insuffi-sances de l’analogie musicale dont se réclamait Lévi-Strauss au début de sa tétralogie : dans la « tentative detraduction de la méthode linguistique sur des objets nonlinguistiques, telle la parenté », le poète mexicain avaitbien mis en évidence une faiblesse de fond de ladémarche de l’anthropologue33. Évoquant la constitution

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32 Michel Orcel, « À propos d’un tercet de l’Arioste. Sur la traductioncomme pulsion d’échange précapitaliste », in Orcel, Italie obscure, Paris,Belin, 2001, p. 27-33.33 Cf. S. Massonet, « La salamandre sur l’Olympe. Octavio Paz, ClaudeLévi-Strauss et le festin du fabuliste », Nouvelle Revue Française, n° 586,juin 2008, p. 122-134, se référant à Octavio Paz, « Claude Lévi-Strauss ou

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du corpus sur lequel il a travaillé, Lévi-Strauss récuse lesobjections des philologues et des linguistes lui repro-chant de n’avoir tenu « qu’exceptionnellement compte dela diversité des langues dans lesquelles tous ces mythesfurent d’abord pensés et énoncés ».

Sa réponse s’articule en deux temps : « dans quelquescas où la tâche n’était pas trop malaisée, je me suisreporté à la langue originale », et, si je ne suis pas spécia-liste, aucun expert n’est « capable d’entreprendre l’étudephilologique comparée de textes provenant de languesqui […] diffèrent autant les unes des autres que celles desfamilles indo-européenne, sémitique, finno-ougrienne etsino-tibétaine34 ». Autrement dit, je ne suis pas spécialiste,mais comme il n’y en a pas, de spécialistes, contentons-nous de ce que nous avons : bricolons une traduction« assez bonne », comme eût dit Winnicott.

Au-delà de cette justification du bricolage, c’estcependant toute une philosophie de la traduction qui seprofile, fondée sur la notion typiquement lévi-straus-sienne de « relativisme ». Dans certains cas, le recours à laphilologie, cette forme de « politesse grammaticale » quipermet de donner un sens aux mots et aux praticiens

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le nouveau festin d’Ésope », in Paz, Deux transparents : Marcel Duchampet Claude Lévi-Strauss, trad. M. Fong-Wust et R. Marrast, Paris, Galli-mard, 1970. Il est intéressant que Paz, traduit par Caillois, ait aussirepris les arguments de ce dernier contre le relativisme culturel in Paz,Itinéraire, Paris, Gallimard, 1996, p. 131, après avoir publié dans sa revuePlural (Mexico, 1974), sous le titre « Las paradojas de la etnologia », uneversion espagnole du discours de réception de Caillois, non pas des « illusions à rebours », comme l’indique à tort Massenet, loc. cit., p. 131,note 1.34 Lévi-Strauss, L’Homme nu, vol. 4 des Mythologiques, Paris, Plon, 1971,p. 575.

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d’exercer cet « art exact » (George Steiner) qu’est la tra-duction, est superflu :

Le recours à la philologie s’impose surtout dans le cas deslangues mortes, où le sens de chaque terme ne peut être éta-bli qu’en le permutant dans plusieurs contextes. Il n’en estpas exactement de même quand on recueille des récits de labouche d’informateurs parlant encore leur langue, et auprèsde qui bon nombre d’équivoques et d’ambiguïtés se trouventélucidées au départ. Dans la plupart des cas, hélas, il n’existepas de texte original, et le mythe n’est connu qu’à travers uneou même plusieurs traductions successives dues à des inter-prètes capables de comprendre une langue étrangère35 […].

Ce parti pris étant, la conclusion allait de soi : faute dephilologue compétent, il fallait fabriquer des « instru-ments de fortune ». Certain de la réussite et de la fécon-dité de son entreprise quand des « limitations aussigraves […] eussent dû théoriquement la vouer à l’échec »,Lévi-Strauss en livre ingénument la raison, qui, dit-il, estliée au « procès d’engendrement des mythes », qui « est àla fois primitif par rapport à lui-même, dérivé par rapportà d’autres mythes ; il se situe non pas dans une langue etdans une culture ou sous-culture, mais au point d’articu-lation de celles-ci avec d’autres langues et d’autres cul-tures. Le mythe n’est donc jamais de sa langue, il est uneperspective sur une langue autre, et le mythologue quil’appréhende à travers une traduction ne se sent pas dansune situation essentiellement différente du narrateur oude l’auditeur du cru36 ». Subrepticement, pour construire

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35 Ibid.36 Ibid., p. 576-577.

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la notion même de mythe sur laquelle est assise toute laconstruction des Mythologiques, on est passé des incerti-tudes et des ambiguïtés de tout discours aux lacunes de laphilologie, et enfin à l’idée qu’une traduction, mêmeapproximative, fera l’affaire. En effet, puisque les mythessont à géométrie variable, qu’ils se contredisent, voire serécusent, à quoi bon se soucier de fidélité à l’original ?Suit, sous la plume de Lévi-Strauss, une grandiosedigression aux allures étymologiques qui ne le cède enrien aux jeux de langage derridiens37. Le texte est si extra-vagant et péremptoire dans sa forme qu’il vaut d’être citéintégralement :

Car si, comme le montre l’analyse comparative des diffé-rentes versions d’un même mythe provenant d’une seule oude plusieurs populations, conter n’est jamais que conte redire,qui s’écrit aussi contredire, on comprend aussitôt pourquoi iln’était pas absolument essentiel, pour le grossier défrichageque je prétendais accomplir, que les mythes fussent abordésdans le texte original et non dans une traduction ou une sériede traductions38.

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37 Cf. Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris,Seuil, 1991, p. 10, à propos de l’habitude derridienne de forcer les « vieuxtextes à dire tout autre chose que ce qu’ils avaient semblé toujours dire ».38 Lévi-Strauss, L’Homme nu, p. 576. Peut-être s’agit-il d’une réminis-cence hégélienne : la contradiction, observe Henri Birault, « est ce qui,par rapport au dire lui-même, se contredit, par conséquent est encoredit, alors qu’il ne devrait pas l’être ». Tout le problème est de savoircomment passer du domaine de l’onto-théologique à celui de la praxisqu’est la traduction, domaine où se situe Lévi-Strauss, bien que le sta-tut de la traduction ne soit jamais défini chez lui. Cf. Henri Birault,« L’onto-théologique hégélienne et la dialectique », in Birault, De l’être,du divin et des dieux, Paris, Cerf, 2005, p. 384-460, ici p. 438.

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Enfin Lévi-Strauss vint. « Et ne faut-il pas bien que mon-sieur contredise ? », demandait Célimène dans Le Misan-thrope (II, V). L’étymologie avait échappé à la sagacité deFuretière ou de Littré : conter veut dire contredire, dire unechose et dire son contraire sont exactement la même chose39.

On a là un rare aperçu théorique d’une tentation récur-rente chez Lévi-Strauss et que Jeffrey Mehlman a parfai-tement cernée dans son analyse de la « convertibilité »chez l’anthropologue structuraliste à propos de son essaisur les leçons de Jakobson en 1942-1943, qui s’achève « surun riff amusant dans l’esprit de la “convertibilité” struc-turaliste ». Jakobson, dans la dernière de ses Six leçons surle son et le sens, avait cité Mallarmé (encore !) sur l’appa-rent arbitraire des mots jour et nuit en français : « joursonne plus grave que la nuit, apparemment étincelante.Mais la poésie, observe le linguiste, réussit à effacer cettedivergence par un entourage de vocables aux voyelles

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39 On penserait volontiers au Sacha Guitry du « je suis contre lesfemmes, tout contre », si Lévi-Strauss lui-même, mi-plaisantant, n’avaitabondé dans ce sens dans une confidence à Caillois : « On vous a contéqu’à l’âge de deux ou trois ans, vous vous sentiez déjà capable de lire,puisque, vous semblait-il, la présence d’une syllabe identique bou dansles mots boucher, boulanger et d’autres ne pouvait évidemment signi-fier que bou. Je remarque que la même syllabe existe également dansboutade et me contente de prendre bonne note de l’heureuse et fonda-mentale hantise d’invariance que l’anecdote révèle dans votre jeuneesprit. Vous concluez ainsi votre plaisant récit : “En vérité, toute l’ana-lyse structurale pourrait se réduire à cela.” Sans doute. Encore faut-ilsavoir déceler dans un domaine inextricable les invariants réels et leuridentité persistante sous des apparences ou des fonctions souventinverties. » Réponse au discours de Claude Lévi-Strauss par RogerCaillois, in Joulia, op. cit., p. 140. L’humour que concède le très poppe-rien Caillois a cependant disparu des Mythologiques.

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aiguës pour le mot jour, graves pour nuit ou bien à faireressortir des contrastes sémantiques qui s’accordent aveccelui des voyelles graves et aiguës, tels que la pesanteurdu jour confrontée avec la légèreté de la nuit40. » S’inspi-rant de la (dernière) leçon de Jakobson (1943), Lévi-Straussen tire une conclusion personnelle qui annonce la pro-blématique de L’Homme nu avec sa « convertibilité mutuelledes signifiants et des signifiés ». « Étant donné l’entre-croisement entre le couple de signifiants et leurs signi-fiés, explique Mehlman, il avoue avoir toujours, presque àson insu, effectué une sorte d’entrecroisement inversequi permette la communication des signifiants et de leurssignifiés : “Pour moi, le jour est quelque chose qui dure,la nuit quelque chose qui se produit ou qui survient,comme dans la locution ‘la nuit tombe’. L’un dénote unétat, l’autre un événement”41. »

Serait-ce de la littérature ou une règle de conduitetirée d’un manuel de l’homme de cour qu’on en pardon-nerait l’impressionnisme et qu’on penserait aux varia-tions de Baltasar Gracián, reprises par le Nietzsche duGai savoir : « Savoir contredire, écrivait l’aphoriste espa-gnol, c’est une grande règle de la provocation, non pointpour s’enferrer, mais pour ferrer42 ». Que ne s’en est-ilsouvenu dans sa querelle avec Caillois ? On retrouveaussi, appliqués aux mythes, les excursus freudiens dictés

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40 Roman Jakobson, Six leçons sur le son et le sens, préface de ClaudeLévi-Strauss, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 119.41 Claude Lévi-Strauss, « Les leçons de la linguistique », in Le Regardéloigné, Paris, Plon, 1983, p. 191-201, ici p. 200. Sur tous ces aspects,cf. J. Mehlman, Émigrés à New York, p. 235-236.42 B. Gracián, Traités politiques, esthétiques, éthiques, trad. B. Pelegrín,Paris, Seuil, 2005, n° 273, p. 376.

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par le besoin de comparer « la langue du rêve » et la « pra-tique des langues les plus anciennes43 ». Mais commeLévi-Strauss ne parle pas de rêves, mais bien de mythes,ou de ce qu’il nomme tels, dans une langue qui n’est pasla leur, c’est bien de traduction qu’il parle. Où l’anthro-pologue pose l’équation conter = contredire, le traduc-teur entendra sens = contresens. Il ne nous appartientpas d’en tirer ici des conclusions sur la force et la soliditéde l’entreprise lévi-straussienne. En revanche, c’est touteune philosophie de la traduction qui se dégage de cetimpressionnisme méthodologique, et une philosophiequi se fonde sur la négation du sens, non pas en tant quetel, mais en tant qu’unité décisive dans la compréhensiondu texte, fût-ce celui d’un mythe.

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43 Cf. S. Freud, « Über den Gegensinn der Urworte » (1910), « Sur le sensopposé des mots originaires », in S. Freud, L’inquiétante étrangeté etautres essais, trad. F. Cambon, Paris, Gallimard, 1985, p. 47-60, ici p. 60 ;et cf. la mise au point d’Émile Benveniste, « Remarques sur la fonctiondu langage dans la découverte freudienne » (1956), repris in Problèmesde linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, vol. I, p. 75-87. À DidierÉribon, qui invoque les analyses de Jack Goody, sur la déformationintroduite par l’ethnologue quand il interprète comme un texte, que cefaisant il fige, le mythe d’une société orale, Cl. Lévi-Strauss répond :« La remarque me paraît juste, mais triviale. Car cela est vrai de touteobservation, y compris dans les sciences les plus avancées. Il faut certesrester conscient qu’en transcrivant une observation, quelle qu’elle soit,on ne conserve pas les faits dans leur authenticité première : on les tra-duit dans un autre langage et on perd quelque chose en route. Maisqu’en faut-il conclure ? Qu’on ne peut ni traduire ni observer ? »(Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, p. 215).Cf. aussi Claude Lévi-Strauss, « Une peinture méditative », in Le Regardéloigné, p. 327-331, ici p. 328-329 : tout se passe comme si Lévi-Strausstransposait à la traduction proprement dite ses règles de convertibilitédéfinies à propos des mythèmes.

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La valeur poétique de la considération est indubitable.En dehors d’Armand Robin, les échos sont nombreux :« … Soit qu’on dise l’inverse, c’est les deux fois ne rien dire »,observait Louis-René des Forêts dans les Poèmes de SamuelWood. Ou encore, sous la plume de René Char : « Les motssavent de nous ce que nous ignorons d’eux ». Mais ici, c’estLévi-Strauss qui sait sur les mots des choses qu’ils igno-rent, ou qui sont rebelles aux efforts des philologues ou destraducteurs. Car techniquement, ce qu’il veut nous dire ici,c’est qu’un travail de philologie exacte, de traduction rigou-reuse, n’aurait fait que semer la confusion, car, précise-t-il,les « mythes sont seulement traduisibles les uns dans lesautres, de la même façon qu’une mélodie n’est traduisiblequ’en une autre mélodie44 ». Et ils n’ont pas besoin de tra-ducteurs. Comme dans la querelle du relativisme, Lévi-Strauss se dérobe à toute analyse des fondements de saposition et se met dans une position où rien n’étant réfu-table, rien n’est jamais avéré. Toute la rigueur du monde,toutes les rectifications nécessaires opérées n’affecteraienten rien « le contenu sémantique » : « L’apport serait plutôtd’ordre littéraire et poétique, il ferait mieux percevoir lespropriétés esthétiques d’un énoncé dont le message, dèslors que la traduction permet d’appréhender le mythecomme mythe, ne se trouverait guère altéré45 ». Même s’il yavait erreur avérée de compréhension à l’origine du « jeu detraductions » premier46 ?

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44 Cf. Hervé Curat, Lévi-Strauss mot à mot. Essai d’idiographie linguistique,Genève-Paris, Librairie Droz, 2007, p. 25-26, sur le thème de la traducti-bilité et de l’intraduisible, omniprésent dans l’œuvre de Lévi-Strauss.45 Lévi-Strauss, L’Homme nu, p. 577.46 Dans ses diverses études sur le « mythe » du Bagré, Jack Goody, récu-sant les pratiques de Lévi-Strauss mais aussi de Marcel Griaule etd’autres, a montré ce qui pourrait en résulter : c’est la notion même de

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A-t-on jamais fait plus bel éloge du contresens ? On alà un hapax dans l’histoire des théories de la traductionqui mériterait plus d’attention. Il est dès lors intéressantde se pencher sur Lévi-Strauss critique des traductionsexistantes. Traitant des questions d’équivalence, il estprompt à dénoncer les contresens des autres. Ainsi quand,dans Tristes tropiques et dans Du Miel aux cendres, il s’enprend aux traductions approximatives de Mato Grossopar « grande forêt », observant que la forêt se rend par leféminin mata, tout en ajoutant qu’il traduit aussi sertãopar brousse, qu’il confond parfois avec le maquis47. Maisparfois les leçons de traduction s’égarent, et il devientimpossible de savoir si l’équivalence proposée tient del’erreur volontaire ou involontaire liée à une associationimpressionniste : ainsi, dans Tristes tropiques, quand il ditde mendiants demandant l’aumône qu’ils « attendent unebribe », en en faisant l’équivalent de l’anglais bribery,dont l’usage en ce sens n’est jamais attesté et qui signifiesimplement pot-de-vin48. Il serait vain de glaner dansl’œuvre de Lévi-Strauss tous les exemples de contresenss’ils n’étaient pas à l’origine d’un discours, qui se répètechez d’autres et qui finit par faire sens. Dans Les Struc-tures élémentaires de la parenté, l’anthropologue reprendun passage mémorable de Tylor, où celui-ci explique queles peuples sauvages ont eu constamment devant les yeux

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« mythe » tel que l’entend Lévi-Strauss qu’il faudrait revisiter et sansdoute revoir. Cf. Jack Goody, L’Homme, l’écriture et la mort. (Entretiensavec P.-E. Dauzat), Paris, Les Belles Lettres, 1996.47 Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1973, p. 183 ; Du Mielaux Cendres, Paris, Plon, 1967, p. 194. Sur le thème « traduttore/traditore »chez Lévi-Strauss, voir Hervé Curat, Lévi-Strauss mot à mot, p. 241 sq.48 Ibid., p. 242.

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un « choix simple et brutal between marrying-out and beingkilled-out ». Il argue de l’intraduisibilité de la formulepour la laisser en anglais. Quand plus tard, dans un autrecontexte, il se risque à traduire l’expression, il commet uncontresens flagrant en proposant cette interprétation :« soit se marier au dehors, soit être exterminée, aussi parle dehors49 », quand il faudrait simplement lire « se marierou être exterminé » (le « sens perfectif » ne fait pasl’ombre d’un doute pour un anglophone). La formule deTylor se répand ensuite en français avec son contresens50,comme pour justifier le conte-redire de L’Homme nu sansqu’on puisse se défaire de l’impression que Lévi-Straussexcipe de ce que Tylor a mis les deux expressions tomarry-out et to be killed-out côte à côte pour s’autoriser à« solliciter une contamination sémantique ». S’il y a « belet bien » de l’intraduisible, conclut le meilleur spécialistede la terminologie de Lévi-Strauss, il n’est pas toujoursoù celui-ci le croit ou le dit51. Une polémique célèbre aainsi opposé Edmund Leach à Lévi-Strauss sur la traduc-tion anglaise du mot filiation par descent, le premier criantà l’erreur de traduction pour rejeter l’accusation deconfusion des idées lancée par l’autre. Plus précisément,dans son étude sur « l’atome de parenté » publiée en 1945sous le titre « L’Analyse structurale en linguistique et enanthropologie » dans la revue Word et reprise en 1958

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49 Lévi-Strauss, « La famille », in R. Bellour et C. Clément, Claude Lévi-Strauss, Paris, Gallimard, 1979, p. 93-131, ici p. 120.50 Cf. Fr. Héritier, « La citadelle imprenable », Critique, 1999, n° 620-621,p. 61-83, ici p. 66. Cf. H. Curat, Lévi-Strauss mot à mot, p. 243.51 Ibid. Il faudrait compléter ce bref aperçu du thème de l’intraduisibi-lité et du contresens volontaire chez Lévi-Strauss par une analyse descoquilles qui « font sens » ; ibid., p. 28-31.

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dans Anthropologie structurale, Lévi-Strauss « confond sousun terme unique (filiation dans le texte français et descent52

dans la traduction anglaise) les deux concepts techniquesanthropologiques entièrement distincts que sont enanglais filiation et descent53 ». Autrement dit, Lévi-Straussfait un contresens dans sa propre langue qu’il impute àun contresens de traduction. Quoi qu’il en soit du fondde cette affaire, force est de constater qu’il y a une cer-taine harmonie entre l’apologie du « contre-dire » et lapratique du « contre-sens ».

Caillois, déjà, avait soupçonné que la part d’esthétismeet d’impressionnisme méthodologique sous guise mathé-matique masquait une rigueur parfois plus revendiquéeque pratiquée. L’« horreur des constructions massives, cesouci d’élégance, ce bonheur d’expression, ce rien dehalètement dans la démonstration, ce dosage enfin deraisonnement et de rythme, de théorie et de séduction »,par quoi Cioran a résumé la manière de Caillois54, répon-daient peut-être à une volonté de cacher la profondeur àla surface. Où d’aucuns ont voulu voir dans ces « hautesinfirmités » des « tares » qu’il aurait dû combattre pourfaire œuvre, Cioran objecte à juste raison que ce rallie-ment à la connaissance positive l’eût obligé à « abdiquer

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52 Mot darwinien par excellence (cf. Descent of Man) dont la traduction àcontresens par « descendance » s’est imposée en français malgré toutesles corrections ultérieures. La nouvelle traduction par « filiation del’homme » est tout aussi fautive ; il convient de traduire ce terme par« ascendance ».53 Cf. Edmund Leach, « The Atom of Kinship, Filiation and Descent :Error in translation or confusion of Ideas ? », L’Homme, avril-septembre1977, XVII (2-3), p. 127-129.54 Cioran, « Caillois. Fascination du minéral », in Cioran, Exercices d’admi-ration. Essais et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p. 133-140, ici p. 135.

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sa singularité ». Caillois s’est donc écarté de la « Science »avec sa majuscule, préférant à la doxa universitaire un« enthousiasme tempéré par la minutie » grâce auquel il« dit vrai » jusque dans ses élans poétiques sur les minéraux.

Ce que Lévi-Strauss se refusa à voir, même après avoirrejoint son « frère ennemi » à l’Académie, c’est le travailauthentiquement scientifique de Caillois, qu’il s’agisse deses recherches sur le mimétisme ou de sa description devirus (dûment authentifiée par André Lwoff). Il suffit delire le témoignage de l’ornithologue Jean Dorst, à l’irré-prochable pedigree universitaire, pour classer Caillois« parmi les naturalistes. Aucun ne saurait le renier, car ilest des leurs. […] Ce styliste, ami du mot riche, le seraresté jusque dans la sèche relation des faits de lascience55. » Mieux encore, ses travaux sur la dissymétrie,dont le serti invisible et le ciselé peuvent laisser croire àpure poésie, sont un effort pour « concilier Darwin etCarnot », en introduisant la notion de dissymétrie commenéguentropie dans les systèmes biologiques ouverts : uneffort pour découvrir un « principe unique qui agirait desdeux côtés de la frontière qui sépare la physique de labiologie », salué en son temps avec enthousiasme par lefutur Nobel Ilya Prigogine56. Dans d’autres domaines plustechniques, comme celui de la physique de la matièrecondensée, un chercheur comme Vincent Fleury, tra-vaillant sur la croissance fractale de la matière, a bien ditle danger, pointé par Caillois, d’être « collimaté par laforme de sa pensée », avant de reconnaître à ses descrip-tions minérales le mérite d’avoir « senti, ou expressément

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55 Jean Dorst, « Roger Caillois naturaliste », in Cahiers pour un temps,p. 61-86, ici p. 67.56 Ibid., p. 77

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vu, sinon bien avant, du moins en son temps, et avec unegrande lucidité, des phénomènes qu’on n’allait “voirscientifiquement” qu’après lui57 ».

*« Personne n’est exempt de dire des fadaises, le mal-

heur est de les dire curieusement » : Caillois eût volontiersfait sien le mot de Montaigne (III, 1), dans lequel il est per-mis de voir une version « littéraire » du critère de falsifia-blité de Popper si cher à Caillois qu’il le reprit en refour-bissant ses flèches polémiques contre Lévi-Strauss aumoment de l’accueillir sous la Coupole. En termes pluslaïques, une théorie est d’autant plus vraie qu’on peutdémontrer qu’elle est fausse. Le reproche de Cailloisplane encore sur le bien-fondé et le statut scientifiquesde certains développements de Lévi-Strauss. Au « direcurieusement » du structuralisme et de ses relais universi-taires, Caillois n’aurait-il qu’à opposer le nom de « l’humblepapillon des montagnes éthiopiennes » qui « porte sonnom dans le binôme linnéen d’Apopasta cailloisi58 » qu’ilaurait gagné sa place dans l’histoire naturelle. À lui lasérénité minérale à laquelle il aspirait, plutôt que la recon-naissance de ses pairs soucieux d’inaugurer leur « brode-rie tribale », pour citer l’irrévérence amusée avec laquelleil accueillit l’adversaire qui lui niait toute légitimité scien-tifique. Ses aspirations n’étaient ni de collège ni d’uni-versité. Les retrouvailles à l’Académie furent un trompe-l’œil, comme il les affectionnait, un chapitre que lechantre du minéral qu’était Caillois voulait clore, sans rien

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57 V. Fleury, Arbres de pierre, Paris, Flammarion, 1998, p. 291.58 Dorst, « Roger Caillois naturaliste », p. 86.

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renier de ses positions, quitte à essuyer le mépris persévé-rant de l’impétrant, attaché à ses « sciences humaines » quin’ont d’humaines que le nom et de science que l’arro-gante prétention de le devenir. Jamais Caillois ne se lassade le rabâcher. Comme dit Cioran, Caillois avait pourtant« commencé par des études tout à fait comme il faut59 ». Ilfinit par donner son nom à un papillon qui volette au-dessus des pierres. Cette reconnaissance-là lui eût étéplus précieuse que celle des thèses (qui commencent deparaître), voire celle de la naissance d’une école attachée àson nom, dont le seul intérêt eût été de nourrir sa curio-sité tératologique.

Pierre-Emmanuel DAUZAT.

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59 Cioran, « Caillois. Fascination du minéral », p. 135.

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