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CÉZANNE ET ZOLA : LA FIN DUNE AMITIÉ. ALAIN MADELEINE-PERDILLAT . D ANS L HISTOIRE DES ARTS AVANT LE XX e SIÈCLE, les vrais échanges entre de grands écrivains et de grands peintres sont rares — et il est plus rare encore qu’ils soient docu- mentés des deux côtés. On pense à Diderot et à Chardin, mais nous ne savons de cette rencontre que ce que le philosophe a bien voulu en dire, la relation reste univoque pour nous (on pour- rait d’ailleurs faire la même remarque à propos de Paul Valéry et de Degas). On pense aussi à Baudelaire et à Delacroix, ou à Bau- delaire et à Manet, mais au fond, dans les deux cas la rencontre fut ratée, Delacroix s’étant volontairement tenu éloigné du poète, lequel ne prit pas vraiment la mesure du génie de Manet. De sorte que l’on peut dire que la relation d’Émile Zola et de Paul Cézanne est tout à fait exceptionnelle. Il s’agit en effet d’une relation de longue durée, qui s’étend sur près de trente-cinq ans (de 1852 à 1886 exactement), d’une relation longtemps très affectueuse, presque « fusionnelle » dirait-on aujourd’hui, née au moment de l’adoles- cence des deux hommes, et d’une relation sur laquelle nous dis- posons de nombreux documents. Nous avons d’abord un assez grand nombre des lettres qu’ils échangèrent ou écrivirent à des amis communs (même si, hélas, beaucoup d’entre elles manquent, et notamment presque toutes celles de Zola à Cézanne à partir de 1867). Nous avons les passages que Zola a consacrés à Cézanne dans ses écrits sur l’art, ce qui amène d’ailleurs une première 431-456_PerdillatCR.qxd 14/10/13 13:25 Page 431

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CÉZANNE ET ZOLA : LA FIN D’UNE AMITIÉ.

ALAIN MADELEINE-PERDILLAT.

DANS L’HISTOIRE DES ARTS AVANT LE XXe SIÈCLE, les vraiséchanges entre de grands écrivains et de grands peintressont rares — et il est plus rare encore qu’ils soient docu-

mentés des deux côtés. On pense à Diderot et à Chardin, maisnous ne savons de cette rencontre que ce que le philosophe abien voulu en dire, la relation reste univoque pour nous (on pour-rait d’ailleurs faire la même remarque à propos de Paul Valéry etde Degas). On pense aussi à Baudelaire et à Delacroix, ou à Bau-delaire et à Manet, mais au fond, dans les deux cas la rencontre futratée, Delacroix s’étant volontairement tenu éloigné du poète,lequel ne prit pas vraiment la mesure du génie de Manet. De sorteque l’on peut dire que la relation d’Émile Zola et de Paul Cézanneest tout à fait exceptionnelle. Il s’agit en effet d’une relation delongue durée, qui s’étend sur près de trente-cinq ans (de 1852 à1886 exactement), d’une relation longtemps très affectueuse, presque« fusionnelle » dirait-on aujourd’hui, née au moment de l’adoles-cence des deux hommes, et d’une relation sur laquelle nous dis-posons de nombreux documents. Nous avons d’abord un assezgrand nombre des lettres qu’ils échangèrent ou écrivirent à desamis communs (même si, hélas, beaucoup d’entre elles manquent,et notamment presque toutes celles de Zola à Cézanne à partir de1867). Nous avons les passages que Zola a consacrés à Cézannedans ses écrits sur l’art, ce qui amène d’ailleurs une première

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remarque : Zola n’a pas écrit d’étude ni même d’article sur sonami Cézanne, comme il l’a fait sur Manet, il n’en a jamais éprouvéla nécessité, ce qui est tout de même révélateur, — quelques pagesque le peintre a sans doute attendues, du moins un certain temps.Nous avons aussi, bien sûr, L’Œuvre, c’est-à-dire le roman qu’il aconsacré, dans le cycle des Rougon-Macquart, à la vie des artisteset où l’on a souvent voulu reconnaître Cézanne dans le person-nage de son héros, le peintre Claude Lantier ; ce roman donc,mais également tout son dossier préparatoire1 et son ébauche, quel’on a conservés et qui montrent que Zola a bel et bien pensé àCézanne — entre autres peintres — en imaginant Claude Lantier,même si celui-ci ne saurait donc être totalement assimilé à celui-là (« un Manet », note-t-il ainsi, « un Cézanne dramatisé ; plus prèsde Cézanne », ou encore : « Ne pas oublier les désespoirs de Paulqui croyait toujours trouver la peinture »2). Nous avons enfin plu-sieurs témoignages de proches des deux hommes, et en particu-lier de personnes qui ont fréquenté Cézanne vers la fin de sa vie,je pense en particulier à Joachim Gasquet et à Ambroise Vollard,qui tous deux ont rapporté ses propos, sans se priver sans doutede les déformer ou de les arranger, sinon parfois même de lesinventer, dans des livres d’ailleurs publiés bien après la mort dupeintre, quand celui-ci était désormais reconnu comme l’un desplus grands maîtres de la peinture moderne, ce qui dut évidem-ment influencer leurs témoignages (le Cézanne de Vollard date de19143, celui de Gasquet de 19214).

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1 Émile Zola, Carnets d’enquête. Une ethnographie inédite de la France.Présentation d’Henri Mitterand, Paris, Plon, collection « Terreshumaines », 1987, chap. 5, pp. 235-300.2 Les deux citations se trouvent dans le « Dossier » qui suit l’édition deL’Œuvre établie et annotée par Henri Mitterand dans la collection« Folio classique », Paris, Gallimard, 1996, pp. 434 et 435.3 Ambroise Vollard, Paul Cézanne, édité par A.Vollard, Paris, 1914.4 Joachim Gasquet, Cézanne, Paris, Éditions Bernheim-Jeune, 1921.

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Maintenant, voici ce que l’on trouve le plus souvent dans leslivres à propos de la fin brutale de cette relation, — je résume : aprèstrente-quatre ans de bonne entente entre les deux hommes, ÉmileZola écrit L’Œuvre, où il raconte l’histoire d’un peintre, Claude Lan-tier, qui, incapable d’achever le grand tableau qu’il a conçu, finit parse suicider dans son atelier, devant ce qui aurait dû être son chef-d’œuvre : en somme, l’histoire d’un peintre qui, sans être vraimentraté, échoue et renonce. Zola écrit donc ce roman où, dira-t-il, « [ses]souvenirs et [son] cœur ont débordé »5, et, comme il en a l’habitude,l’envoie à Aix-en-Provence à son ami Cézanne — lequel se seraitreconnu dans cet anti-héros qu’est Claude Lantier, et, sans attendre,sans chercher à comprendre ni à s’expliquer, écrit une brève lettrede rupture à Zola. Et en effet les deux hommes ne se revirent plusau cours des seize années pendant lesquelles ils auraient pu seretrouver (Zola meurt accidentellement en 1902, Cézanne quatre ansplus tard, en 1906). Une telle présentation des choses a le mérite dela simplicité en renvoyant à l’image traditionnelle d’un Cézanneémotif, susceptible et bourru ; le défaut aussi de frapper un peu tropl’imagination, comme certains épisodes violents de la vie des grandsartistes : l’homicide commis par Caravage, le coup de pistolet tiré parVerlaine sur Rimbaud, l’oreille coupée de Van Gogh…, épisodes quinous les rendent agréablement plus proches en les ramenant dansl’humanité très commune des faits divers. Mais si une telle interpré-tation est encore couramment admise et peut se fonder, il est vrai,sur le témoignage d’Émile Bernard6, quelques considérations de

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5 Émile Zola, Correspondance, tome V, 1884-1886, Les Presses de l’uni-versité de Montréal / CNRS, 1985 ; lettre à Henry Céard, datée deMédan, 23 février 1886, p. 370.6 Conversations avec Cézanne, édition critique présentée par P. M. Doran,Paris, Macula, 1978, p. 57 : « Un beau jour je reçus l’Œuvre. Ce fut un couppour moi, je reconnus son intime pensée sur nous. En définitive, c’est làun fort mauvais livre et complètement faux. » Mais le pronom « nous »désigne-t-il Cézanne et Zola, ou les peintres de la génération de Cézanne ?

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bon sens et quelques faits et documents montrent qu’elle est aumieux insuffisante, au pire erronée, — et l’ambition de cet essai estmoins de la défaire à nouveau que d’en proposer une autre : uneautre interprétation de cette rupture. J’ajoute que je voudrais illus-trer également ainsi une idée essentielle à mes yeux : que l’histoirede l’art, comme l’histoire en général, doit sans cesse en revenir auxtextes et aux documents originaux ; qu’elle est d’abord, et toujours,un exercice de lecture attentive ; en un mot, et pour le dire autre-ment, qu’on ne lit jamais assez attentivement les textes que l’on croitconnaître. Il faut donc commencer par lire cette étrange et brèvelettre de rupture (ou d’adieu) écrite par Cézanne à Zola le 4 avril1886 :

Gardanne, 4 avril 1886Mon cher Émile,

Je viens de recevoir L’Œuvre que tu as bien voulu m’adres-ser. Je remercie l’auteur des Rougon-Macquart de ce bontémoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre delui serrer la main en songeant aux anciennes années.

Tout à toi sous l’impulsion [ou : l’impression, ou encore,mais moins probable à mon sens : l’inspiration, il y a difficulté delecture] des temps écoulés.

Paul Cézanneà Gardanne, arrondissement d’Aix7.

En vérité, il y a dans cette histoire quelques éléments simples— pas toujours suffisamment soulignés — qui devraient faireréfléchir, car ils interdisent de réduire à une affaire d’humeur larupture entre les deux hommes et d’en donner ainsi une explica-

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7 Cézanne, Correspondance recueillie, annotée et préfacée par JohnRewald. Nouvelle édition révisée et augmentée. Paris, Grasset, 1978,p. 225.

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tion étroitement psychologique, celle dont on se contente souventen évoquant, je le disais à l’instant, le caractère incontestablementombrageux de Cézanne, dont témoignèrent toutes les personnesqui le connurent. Et je remarquerai tout d’abord que l’on nes’étonne pas assez du fait qu’une vieille et profonde amitiécomme celle que Cézanne portait à Zola, se soit ainsi dissipée enun instant, n’ait pas résisté davantage quand on peut supposerqu’elle avait déjà surmonté mainte épreuve en plus de trente ans.Il faut se souvenir en effet qu’entre le moment de leur rencontre àAix-en-Provence, au collège Bourbon, en 1852, et le départ de Zolapour Paris en 1858, les deux jeunes gens (avec un troisième, Bap-tistin Baille) se sont vus presque tous les jours, qu’ils ont couruensemble la campagne et beaucoup discuté, c’est d’ailleurs cetteépoque que Zola évoque directement dans le deuxième chapitrede L’Œuvre, sans doute le plus autobiographique, dans ces deuxextraits par exemple :

Au collège de Plassans, dès leur huitième, il y avait eu lestrois inséparables, comme on les nommait, Claude Lantier,Pierre Sandoz, et Louis Dubuche. Venus de trois mondes dif-férents, opposés de natures, nés seulement la même année, àquelques mois de distance, ils s’étaient liés d’un coup et àjamais, entraînés par des affinités secrètes, le tourment encorevague d’une ambition commune, l’éveil d’une intelligencesupérieure, au milieu de la cohue brutale des abominablescancres qui les battaient.

[…]

Alors, d’autres souvenirs leur vinrent, ceux dont leurscœurs battaient à grands coups, les belles journées de plein airet de plein soleil qu’ils avaient vécues là-bas, hors du collège.Tout petits, dès leur sixième, les trois inséparables s’étaientpris de la passion des longues promenades. Ils profitaient des

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moindres congés, ils s’en allaient à des lieues, s’enhardissant àmesure qu’ils grandissaient, finissant par courir le pays entier,des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils cou-chaient au petit bonheur de la route, au fond d’un trou derocher, sur l’aire pavée, encore brûlante, où la paille du blébattu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanondésert, dont ils couvraient le carreau d’un lit de thym et delavande. C’étaient des fuites loin du monde, une absorptioninstinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraison-née de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cettejoie sans limite d’être seuls et d’être libres8.

Plus tard les deux hommes s’écrivent et se revoient régulière-ment à Paris, quand Cézanne y vient, ce qu’il fait souvent, et ilarrive qu’il loge chez Zola à Médan, la propriété acquise par leromancier en 1878. Il arrive fréquemment aussi qu’il lui empruntede l’argent. Et quand Cézanne doute, c’est Zola qui l’encourage àpersévérer dans la voie qu’il a choisie de devenir peintre. C’estZola aussi qui lui écrit affectueusement : « Pour moi, voici ce qu’ilen est : j’ai reconnu chez toi une grande bonté de cœur, unegrande imagination, les deux premières qualités devant lesquellesje m’incline. Et cela suffit ; dès ce moment je t’ai compris, je t’aijugé. Quelles que soient tes défaillances, quels que soient teserrements, tu seras toujours le même pour moi »9 ; et, dans uneautre lettre, du 25 juin de la même année : « Comme le naufragéqui se cramponne à la planche qui surnage, je me suis cramponnéà toi, mon vieux Paul. Tu me comprenais, ton caractère m’étaitsympathique ; j’avais trouvé un ami, et j’en remerciais le ciel. J’aicraint de te perdre à plusieurs reprises ; maintenant cela mesemble impossible. Nous nous connaissons trop parfaitement

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8 Émile Zola, L’Œuvre, dans Les Rougon-Macquart, tome IV, Paris,Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, pp. 35 et 38.9 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre du 25 mars 1860, p. 71.

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pour jamais nous détacher »10. C’est Zola encore qui prend laplume pour défendre son ami quand ses tableaux sont éreintésdans la presse. Et c’est Zola toujours qui dédie son premier livrede critique d’art, Mon Salon, « À mon ami Paul Cézanne », en 1866.En vérité, on ne le dit sans doute pas assez, au début de sa car-rière de peintre, Cézanne doit beaucoup à Zola, et l’on peut mêmese demander si, sans le soutien moral de celui-ci, il n’aurait pasrenoncé. Mais ce qui reste décidément difficile à comprendre, à lalumière de ces faits, c’est qu’une telle amitié ait pu se rompre àcause d’un livre, simplement d’un livre, et d’un livre dont lehéros, comme l’a fait observer John Rewald, ne présente en réa-lité pas beaucoup « de traits communs avec Cézanne »11. On noteraainsi, sans même parler de son caractère, que Claude Lantier estun peintre de la ville, et un peintre de grands formats, ce queCézanne n’a jamais été, lui qui n’a peint aucune vue proprementurbaine de Paris ou d’Aix (à peine deux tableaux de jeunesse, quimontrent l’un Les toits de Paris, l’autre La rue des Saules, à Mont-martre, mais c’était alors une rue de village) et n’a abordé de for-mats imposants qu’à la toute fin de sa vie avec les Grandes Bai-gneuses. Oui, il faut croire qu’il y avait autre chose pour que cettecirconstance — la publication et la lecture de L’Œuvre — provo-quât une telle réaction chez Cézanne. Autre chose de caché ou derefoulé en lui, que cette circonstance lui fournit soudain l’occa-sion et le prétexte d’exprimer.

Cette hypothèse est d’autant plus plausible que l’on sait (c’estun autre élément factuel) que Cézanne n’a pas pu être vraimentsurpris par le roman de Zola. En effet, dès 1882, soit quatre ansavant sa publication, Paul Alexis, dans un livre intitulé Émile Zola.Notes d’un ami, avait annoncé l’intention du romancier de consa-crer un volume au problème de la création artistique : « Je sais

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10 Ibid., lettre du 25 juin 1860, p. 83.11 John Rewald, Cézanne, Paris, Flammarion, 1986, p. 166.

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qu’il compte étudier, dans Claude Lantier », écrivait-il, « la psy-chologie épouvantable de l’impuissance artistique »12. On ne sau-rait être plus clair. Or, il est certain que Cézanne a lu le livre dePaul Alexis puisque l’on a conservé la lettre où il remercie celui-cide le lui avoir envoyé et des « bonnes émotions » que sa lecture luia données13. Il est même presque sûr que Cézanne connaissaitdéjà l’intrigue de L’Œuvre avant sa publication, car il se trouvequ’il avait séjourné quelques jours à Médan, chez Zola donc, enjuillet 1885, au moment où l’écrivain travaillait aux premiers cha-pitres de son roman et en avait déjà conçu la fin, comme lemontre le dossier préparatoire. On a peine à croire que les deuxhommes n’aient pas parlé alors d’un livre qui les touchait de prèstous deux par son sujet, la création artistique, et plus encore parcequ’il est le seul, dans le cycle des Rougon-Macquart, à intégrerdirectement des éléments biographiques qui leur étaient com-muns. C’est d’ailleurs ce que pensait Joachim Gasquet, qui écritdans son Cézanne : « Il [Zola] dut sûrement beaucoup causer dulivre et en lire d’importants fragments à Cézanne »14. On peutnoter encore que le personnage de Claude Lantier était déjà

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12 Paul Alexis, Émile Zola : notes d’un ami, Paris, Hachette Livre-BnF,s. d. : réimpression à l’identique de la première édition : Paris,G. Charpentier, 1882, p. 122. Quelques lignes plus bas, Alexis note :« Naturellement, Zola, dans cette œuvre, se verra forcé de mettre àcontribution ses amis, de recueillir leurs traits les plus typiques ».Cette conjecture est confirmée par le passage d’une lettre de Zola àun destinataire inconnu, datée de Médan, 23 septembre 1885 : « Ils’agit cette fois d’un livre plus intime que Germinal. Je veux y étudiercomment pousse, comment réussit ou comment avorte une œuvred’art. Le drame est un drame de passion dans le milieu littéraire etartistique. C’est toute ma jeunesse que je raconterai, j’y mettrai tousmes amis, je m’y mettrai moi-même » (Émile Zola, Correspondance,tome V, op. cit., p. 305).13 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre du 15 février 1882, p. 204.14 Joachim Gasquet, Cézanne, Grenoble, Cynara, 1988, p. 79.

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apparu en 1883 dans Le Ventre de Paris, que Cézanne avait lu, etque L’Œuvre avait commencé à paraître en feuilleton en décembre1885 dans le Gil Blas, une revue que Cézanne lisait. Quand il reçoitle roman à Aix en mars 1886, le peintre était donc prévenu, il savaità quoi s’en tenir, comme on dit, et sa réaction brutale serait vrai-ment surprenante si l’on ne faisait pas l’hypothèse d’une cause,plus profonde en lui, de déception et d’irritation à l’égard deZola.

En outre (et voilà encore un élément factuel), Cézanne lui-même a déclaré que sa rupture avec Zola n’avait pas été liée à lapublication de L’Œuvre : c’est encore Gasquet qui rapporte ce pro-pos, — je le cite : « Pourtant il m’affirma toujours et il ne mentaitjamais, que ce livre n’était pour rien dans cette brouille avec sonvieux camarade »15. Et il est vrai que, pour émotif qu’il fût, Cézanneétait assez sûr de son talent, sinon de son génie, pour ne pas êtreébranlé par une simple histoire inventée de peintre raté (en 1874déjà, l’année de la première exposition du groupe des Impression-nistes, il écrit tranquillement à sa mère : « Je commence à me trou-ver plus fort que tous ceux qui m’entourent […] »16) ; et il était aussiassez intelligent et cultivé pour comprendre les libertés qu’unromancier peut s’accorder, et les effets dramatiques dont il peutuser et parfois abuser. Là encore, un témoignage nous éclaire,celui d’Ambroise Vollard, auquel le peintre aurait déclaré, à pro-pos de L’Œuvre : « On ne peut exiger d’un homme qui ne sait pas,qu’il dise des choses raisonnables sur l’art de peindre ; mais Nomde Dieu — et Cézanne se mit à taper comme un sourd sur la table— comment peut-il oser dire qu’un peintre se tue parce qu’il a

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15 Ibid., p. 7916 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre du 26 septembre 1874, p. 148.On peut citer aussi, ibid., p. 289, la lettre adressée en juillet 1902 à Joachim Gasquet : « Je méprise tous les peintres vivants », écrit Cézanne,« sauf Monet et Renoir [...] ».

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fait un mauvais tableau ? Quand un tableau n’est pas réalisé, on lefout au feu, et on en recommence un autre ! »17 On notera en pas-sant que, de son côté, Cézanne ne portait jamais de jugement surle métier d’écrivain, et se déclarait volontiers incompétent en lamatière, ce qui n’était d’ailleurs pas tout à fait le cas, poète à sesheures et grand lecteur qu’il fut toujours.

Mais pour en revenir à la lettre de Cézanne, exprime-t-ellevraiment une réaction brutale, comme je viens de le dire ? Enfait, il suffit de la relire pour constater qu’elle n’est pas du toutbrutale, ni même glaciale comme certains commentateurs ontcru pouvoir l’écrire, et que son ton général est plutôt mélanco-lique ; on n’y trouve en tout cas aucun reproche, aucune critique,et c’est là une constatation remarquable quand on rapprochecette lettre de deux autres lettres de peintres qui, sans attendre,réagirent assez vivement à la publication du roman de Zola. Lapremière est d’Antoine Guillemet, un peintre que l’écrivain avaitd’ailleurs consulté sur certains points techniques et sur l’organi-sation du Salon quand il commençait à travailler à son livre.Guillemet, qui était également l’ami de Cézanne, écrit donc ceslignes à Zola :

Très empoignant mais très attristant livre en somme. Tout lemonde y est découragé, fait mauvais, pense mauvais. Gens doués

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17 Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Paris, Georges Crès & Cie, 1919,pp. 176-177. Il y a aussi le témoignage (sujet à caution, il est vrai) dupeintre suisse William Vogt, publié en novembre 1917, sous le titre« Cézanne et Zola », dans L’Éventail : « Je lui dis [à Cézanne] monenthousiasme pour les articles de combat [ceux de Zola] qui parais-saient alors dans Le Figaro, ma prédilection pour L’Œuvre. Cézanne, jem’en souviens, se défendit d’avoir inspiré le personnage de Claude etne pouvait se reconnaître en ce fiévreux idéalisé. » Texte cité dans Moi,Cézanne. L’artiste vu par ses contemporains, textes rassemblés et présentéspar Lucia Reid, Paris, Magellan & Cie, 2006, p. 84.

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de génie ou ratés finissent tous par faire mauvaise besogne ;vous-même, à la fin du livre, êtes tout démonté et voyez tout ennoir ; c’est du pessimisme, puisque le mot est à la mode.

La réalité n’est pas si triste heureusement. J’ai eu le bon-heur et l’honneur de connaître à mes débuts dans l’art la plusbelle pléiade des génies modernes : Daumier, Millet, Courbet,Daubigny, et le plus humain, le plus pur de tous, Corot. Toussont morts sur leur plus belle œuvre, et toute leur vie ont pro-gressé. Vous-même dont je suis fier d’être l’ami, n’allez-vouspas toujours en avant, et Germinal n’est-il pas dans vos bellesproductions ? Dans votre dernier livre je ne vois que tristesseet impuissance […]

Notre brave Paul s’engraisse au beau soleil du Midi, etSolari [Philippe Solari, vieil ami de Cézanne à Aix, est le modèlesupposé du sculpteur Mahoudeau dans L’Œuvre] gratte ses bonsDieux. Aucun ne pense à se pendre — fort heureusement.[…]

Pourvu, mon Dieu, que la petite bande comme dit MadameZola n’aille pas vouloir se reconnaître dans vos héros — si peuintéressants, car ils sont méchants par-dessus le marché.

Et la seconde lettre, c’est Claude Monet lui-même qui l’écrit àZola, en usant d’évidentes précautions oratoires :

Mon cher Zola,

Vous avez eu l’obligeance de m’envoyer L’Œuvre. Je vousen suis très reconnaissant. J’ai toujours un grand plaisir à lirevos livres et celui-ci m’intéressait doublement puisqu’il sou-lève des questions d’art pour lesquelles nous combattonsdepuis si longtemps. Je viens de le lire et je reste troublé,inquiet, je vous l’avoue.

Vous avez pris soin, avec intention, que pas un seul de vospersonnages ne ressemble à l’un de nous, mais malgré cela, j’ai

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peur que dans la presse et le public, nos ennemis ne prononcentles noms de Manet ou tout au moins les nôtres pour en faire desratés, ce qui n’est pas dans votre esprit, je ne veux pas le croire.

Excusez-moi de vous dire cela. Ce n’est pas une critique ;j’ai lu L’Œuvre avec un très grand plaisir, retrouvant des souve-nirs à chaque page. Vous savez du reste mon admiration fana-tique pour votre talent. Non ; mais je lutte depuis assez long-temps et j’ai les craintes qu’au moment d’arriver, les ennemisne se servent de votre livre pour nous assommer.

Excusez cette trop longue lettre, rappelez-moi au souvenirde Mme Zola, et merci encore.

Votre tout dévoué,Claude Monet18

On peut noter que dans cette lettre Monet ne parle pas deCézanne ; il parle de Manet, exactement comme Van Gogh qui,après avoir lu un épisode de L’Œuvre dans le Gil Blas, en parledans une lettre à son frère Théo en notant que, pour lui, le peintredu roman, c’est Manet, « — Manet, évidemment »19.

On sait aussi, par ailleurs, que Renoir et Degas n’apprécièrentguère le roman de Zola, — et même le sage et gentil Pissarro écrività Monet qu’il s’agissait d’un livre « peu réussi » : « Non ! » s’exclame-t-il, « ça n’y est pas, c’est un livre romantique, je ne connais point ledénouement, c’est égal, c’est pas cela ! »20. Or, on ne trouve rien de

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18 Ces deux lettres sont citées dans Émile Zola, Les Rougon-Macquart,op. cit., dans la partie « Études, notes et variantes », pp. 1386-1388. Cellede Guillemet est datée du 4 avril 1886, celle de Monet du lendemain, le5 avril.19 Vincent Van Gogh, Correspondance générale / 2, Gallimard, collection« Biblios », Paris, 1990, p. 832 ; lettre de février 1886.20 Correspondance de Camille Pissarro, publiée par Janine Bailly-Herz-berg, tome 2, Paris, Éditions du Valhermeil, 1986, p. 37 ; lettre du débutavril 1886.

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tel dans la lettre de Cézanne, pas la moindre tournure négative, seu-lement une brièveté inhabituelle, une courtoisie un peu guindée etsurtout, je le disais, un fond sensible de mélancolie ou de nostalgie.J’y reviendrai.

Si Cézanne — et, je le répète, on peut vraiment s’en étonnercar c’est un homme qui sait très bien s’exprimer quand il le veut,en maniant la langue française avec dextérité et énergie, commele montrent ses lettres à Louis Aurenche ou à Émile Bernard —,si donc Cézanne ne cherche pas du tout à s’expliquer avec sonami dans la lettre qu’il lui envoie, je voudrais observer, ce qu’onne fait presque jamais, que Zola ne répond pas à cette lettre où lepeintre précise qu’il se trouve à Gardanne, comme s’il attendaitmalgré tout une réponse, et que l’écrivain n’a pas non plus cher-ché à renouer avec lui, d’une façon ou d’une autre, au cours desseize années qui lui restaient à vivre, quand même les occasionsde rapprochement furent nombreuses. Zola revint ainsi à Aix en1892 et en 1896, sans faire signe à Cézanne, en refusant mêmed’aller le voir au Jas de Bouffan quand leur ami d’enfance com-mun Numa Coste le lui proposa, et s’il n’a pu ignorer les fré-quents et souvent longs séjours du peintre à Paris, en 1888, 1891,1894, 1895…, il n’a rien fait rien non plus pour le rencontreralors, ce qui aurait été assurément facile. Il semble pourtant qu’illui conservait toute son affection, comme en ont témoigné Gas-quet et la fille du romancier, — je la cite : « Lorsqu’on parlait deCézanne devant mon père, quand Alexis racontait quelque his-toire où son nom était prononcé, Zola souriait et tout son visages’éclairait »21. On peut supposer ainsi que Zola a cru que le malétait fait et qu’il était irrémédiable, connaissant le caractère difficile du peintre, dont il disait qu’essayer de le convaincre,c’était « vouloir persuader les tours de Notre-Dame d’exécuter un

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21 On trouve ce témoignage de Denise Leblond-Zola, la fille d’ÉmileZola, sur le site internet de l’Encyclopédie de l’Agora.

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quadrille »22. On peut penser aussi que Zola était au fond embar-rassé par le fait qu’il n’appréciait pas les œuvres de son vieil ami,qu’il ne pouvait pas vraiment ou n’osait pas le lui dire, et qu’à sesyeux cela compliquait leurs relations. Quoi qu’il en soit, cette rési-gnation de Zola paraît d’autant plus triste et regrettable queCézanne, de son côté, si l’on en croit le témoignage (tardif, il estvrai) d’Ambroise Vollard, a également souhaité, peut-être mêmepeu de temps après la rupture, une réconciliation.Voici les proposdu peintre rapportés par Vollard :

Écoutez un peu, monsieur Vollard, il faut que je vous dise !J’avais cessé d’aller chez Zola, mais je ne pouvais me faire à l’idéequ’il n’avait plus d’amitié pour moi. Quand je me suis logé rueBallu [à Paris], à côté de son hôtel, il y avait bien longtemps quenous nous étions vus ; mais, demeurant si près de lui, j’espéraisque le hasard nous ferait nous rencontrer, et qu’il viendrait à moi[…] Me trouvant plus tard à Aix, j’appris que Zola y était arrivérécemment. Je m’imaginai, comme de juste, qu’il n’osait pasvenir me voir […] Comprenez un peu, monsieur Vollard, moncher Zola était à Aix ! J’oubliai tout, L’Œuvre et bien d’autreschoses aussi, comme cette sacrée garce de bonne qui me regar-dait de travers pendant que je m’essuyais les pieds sur le paillas-son avant d’entrer dans le salon de Zola. J’étais, en ce moment,sur le motif ; j’avais une étude qui ne venait pas mal ; mais jem’en foutais bien de mon étude : Zola était à Aix ! Sans mêmeprendre le temps de plier mon bagage, je cours à l’hôtel où ilétait descendu ; mais un camarade que je croisai en route merapporta que l’on avait dit la veille, devant lui, à Zola : « Irez-vousmanger la soupe chez Cézanne ? » et que Zola avait répondu :« À quoi bon revoir ce raté ? » Alors je retournai au motif23.

CONFÉRENCE444

22 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre d’Émile Zola, du 10 juin 1861,à Baptistin Baille, p. 98.23 Ambroise Vollard, Paul Cézanne, op. cit., p. 177-178.

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On sait d’ailleurs que, lorsque son vieux domestique luiannonça en 1902 la mort accidentelle de Zola, Cézanne « éclata ensanglots »24 et s’écria : « Va-t-en, fous-moi la paix, je veux qu’on mefoute la paix, allez-vous-en tous ! » ; et qu’il pleura lors de la céré-monie au cours de laquelle Madame Zola vint inaugurer à labibliothèque d’Aix un buste de son mari sculpté par PhilippeSolari. C’était en mai 1906, cinq mois avant la mort du peintre.

Le bilan est facile à dresser : aucune demande d’explicationdans la lettre de Cézanne, aucune volonté de s’expliquer de la partde Zola, un grand silence qui s’instaure et qui ne cessera plus. Onpense à ces couples qui se séparent à propos d’un rien parce queni l’une ni l’autre personne n’a su trouver les mots, faire le gesteou faire le premier pas qui auraient peut-être tout arrangé. Onpense à cela, on est tenté par cette psychologie simpliste, maisbien sûr il ne s’agit pas de cela. Et si l’on veut comprendre ce quiest arrivé, il faut admettre que Cézanne et Zola, l’un commel’autre, plus ou moins clairement, ont su alors qu’autre chose,comme je le disais, quelque chose d’irrémédiable, les séparaitdepuis longtemps déjà, que de longues années d’amitié n’avaientpu résorber et qu’il était désormais inutile d’essayer de surmon-ter. Il faut admettre que la publication de L’Œuvre ne fut, pourl’un comme pour l’autre, que l’élément révélateur ou déclencheurde ce « quelque chose d’irrémédiable » que je voudrais essayer dedéfinir maintenant.

Dans l’hypothèse d’une incompréhension profonde, ancienneet latente (pour ne pas dire refoulée) entre les deux hommes, uneincompréhension probablement éprouvée par Cézanne beaucoupplus que par Zola, on pourrait songer d’abord à une oppositionfondamentale de conception de l’art en général, et de la peintureen particulier. Or, sans même avoir à se demander si une opposition

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24 Ibid., p.172.

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d’idées suffit à rompre une grande amitié, ce qui est une vraiequestion, on constate en lisant les textes qu’une telle opposition n’apas existé. Il faut reconnaître en effet qu’à bien des égards les vuesexprimées par Zola sur la peinture de son temps, dans ses articlessur les Salons (entre 1866 et 1880) et sur Manet, recoupent celles deCézanne, pour ce que l’on en sait par ses lettres et par les témoi-gnages des personnes qui l’ont fréquenté. Ils admirent les mêmespeintres, Courbet, Manet (auquel Cézanne vouait, nous dit Gasquet,« une sorte de culte »25), Pissarro (dont Zola fait l’éloge en 1868 dansl’article « Les naturalistes »), Monet et Renoir. Ils utilisent l’un etl’autre, avec le même sens, certains mots qui structurent leurconception de l’art, par exemple les mots « réalisation » et « réaliser »,ou les mots « puissance » ou « tempérament » (lequel se trouvedouze fois dans l’article de Zola « Les réalistes au Salon », et unedizaine de fois dans les lettres conservées de Cézanne). Voiciquelques définitions qu’ils donnent de ces deux derniers mots :

Zola :

— Une œuvre d’art est un coin de la création vu à traversun tempérament26.

— Les grands artistes apportent une force créatrice quileur souffle leurs créations. Dans leurs tableaux on distingueune originalité puissante et un sentiment profond, je ne saisquelle force qu’il est plus facile de ressentir que de définir27.

CONFÉRENCE446

25 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 48.26 Émile Zola, Mon Salon [1866], « Les réalistes au Salon », dans ÉmileZola, Écrits sur l’art, édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Leduc-Adine, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1991, p. 125. La mêmeformule est utilisée par Zola dans son Salon de 1868 : ibid., p. 217.27 Émile Zola, « Lettres de Paris. L’école française de peinture à l’expo-sition de 1878 », dans Émile Zola, Écrits sur l’art, op. cit., p. 379.

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Cézanne :

— […] le tempérament ou force créatrice […]28.— Il n’y a que la force initiale id est, le tempérament, qui

puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre29.— Or, la thèse à développer est — quel que soit notre

tempérament ou forme de puissance en présence de la nature— de donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant toutce qui apparut avant nous30.

Plus précisément, et ce n’est pas le moins surprenant, ils par-tagent la même analyse critique de l’impressionnisme et expri-ment sur lui et sur Monet, le chef d’école, les mêmes réserves. Làencore, il suffit de citer quelques passages qui les rapprochent :

Zola :

Et j’insisterai plus encore sur le cas de M. Claude Monet.Voilà un peintre de l’originalité la plus vive qui, depuisdix ans, s’agite dans le vide […] Ce que je puis dire, c’est queM. Monet a trop cédé à sa facilité de production. Bien desébauches sont sorties de son atelier, dans des heures difficiles,et cela ne vaut rien, cela pousse un peintre sur la pente de lapacotille. Quand on se satisfait trop aisément, quand on livreune esquisse à peine sèche, on perd le goût des morceaux lon-guement étudiés ; c’est l’étude qui fait les œuvres solides31.

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28 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre à Émile Zola, printemps 1878,p. 163.29 Ibid., lettre à Charles Camoin, 22 février 1903, p. 293.30 Ibid., lettre à Émile Bernard, 23 octobre 1905, pp. 314-315.31 Émile Zola, « Le naturalisme au Salon », article publié dans Le Vol-taire en juin 1880, dans Émile Zola, Écrits sur l’art, op. cit., p. 426.

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Cézanne :

— Mais Monet est un œil, l’œil le plus prodigieux depuisqu’il y a des peintres. […] Mais dans la fuite de tout, dans cestableaux de Monet, il faut mettre une charpente, une solidité àprésent…32

— « Monet ce n’est qu’un œil ». Mais il se reprenait aussi-tôt : « Mais bon Dieu, quel œil ! »33

— J’ai voulu faire de l’impressionnisme quelque chose desolide et de durable comme l’art des musées34.

L’un comme l’autre, Zola et Cézanne pensent ainsi qu’il fautrendre à la peinture une « solidité » que l’impressionnisme lui a faitperdre, et que pour y parvenir, il n’y a que l’étude et le travail. Maisil est singulièrement émouvant de voir Zola appeler de ses vœux, àplusieurs reprises, la venue d’un grand peintre, d’un « homme degénie » écrit-il, qui saurait mener à bien cette évolution, sans songerun instant que ce grand peintre est là, qu’il est l’un de ses plusanciens et plus proches amis : Cézanne. Ainsi quelques passages deZola semblent aujourd’hui désigner le maître d’Aix :

— Mais je répète que si la révolution déclenchée par lesimpressionnistes est une excellente chose, il n’en est pasmoins nécessaire d’attendre l’artiste de génie qui réalisera lanouvelle formule. L’avenir de notre école française est sûre-ment là ; que surgisse le génie, et ce sera alors le début d’unâge nouveau dans l’art35.

CONFÉRENCE448

32 Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 148 et 149.33 Ambroise Vollard, Paul Cézanne, op. cit., p. 118.34 Conversations avec Cézanne, op. cit., p.170 : propos rapporté par Mau-rice Denis.35 Émile Zola, « Lettres de Paris. L’école française de peinture à l’expo-sition de 1878 », dans Émile Zola, Écrits sur l’art, op. cit., p. 394. Ce sontles deux dernières phrases de l’article.

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— Le grand malheur, c’est que pas un artiste de ce groupen’a réalisé puissamment et définitivement la formule nouvellequ’ils apportent tous, éparse dans leurs œuvres. La formuleest là, divisée à l’infini ; mais nulle part, dans aucun d’eux, onne la trouve appliquée par un maître. Ce sont tous des précur-seurs, l’homme de génie n’est pas né36.

Et, dans le dernier article de Zola sur l’art, l’article “Peinture”,paru dans Le Figaro en mai 1896, ces deux lignes :

Mais, il faut bien le dire, aucun grand peintre nouveau nes’est révélé, ni un Ingres, ni un Delacroix, ni un Courbet37.

C’est à se demander si Zola, une fois son opinion arrêtée surCézanne, prenait encore la peine de regarder, mais de regardervraiment, ses tableaux, ou simplement même de s’informer, car,l’année précédente, en 1895 donc, avait eu lieu à Paris, dans lagalerie d’Ambroise Vollard, la première grande exposition person-nelle de Cézanne, et si la critique officielle avait été aveugle,comme de juste, nombreux furent les artistes et les vrais amateursqui reconnurent alors le génie du peintre.

Entre Cézanne et Zola, il y eut donc non seulement une de cesgrandes amitiés qui remontent à l’adolescence, celles qui sont, dit-on, les plus solides, mais aussi beaucoup d’idées communes sur lapeinture de leur temps. Et on ne voit rien là qui annonce la rupture

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36 Émile Zola, « Le naturalisme au Salon », dans Écrits sur l’art, op. cit.,p. 422.37 Émile Zola, « Peinture », dans Écrits sur l’art, op. cit., p. 472. C’est danscet article que Zola n’hésite pas à écrire, tendrement et cruellement :« J’avais grandi presque dans le même berceau, avec mon ami, monfrère, Paul Cézanne, dont on s’avise seulement aujourd’hui de découvrirles parties géniales de grand peintre avorté » : ibid., p. 468. On aimeraitsavoir à quelles « parties géniales » Zola pense en écrivant cette phrase.

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de 1886. À aucun moment d’ailleurs, avant la fameuse lettre, Cézannene s’oppose à quelque qu’idée que ce soit exprimée par Zola dans seslettres ou ses articles sur l’art, et il ne manque pas de le complimen-ter régulièrement sur ses romans38. La question reste donc entière.

*Je crois que, dans cette « impasse », comme toujours il faut en

revenir au texte, et donc relire attentivement la lettre de Cézanne :

Gardanne, 4 avril 1886Mon cher Émile,

Je viens de recevoir L’Œuvre que tu as bien voulu m’adres-ser. Je remercie l’auteur des Rougon-Macquart de ce bontémoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre delui serrer la main en songeant aux anciennes années.

Tout à toi sous l’impulsion des temps écoulés.

Paul Cézanneà Gardanne, arrondissement d’Aix.

On constate qu’il y a d’abord, en deux lignes, une premièremise à distance, subtile et sans doute inconsciente, et que je diraissociale, dans le passage de la deuxième personne (« que tu as bienvoulu ») à la troisième personne (« l’auteur des Rougon-Macquart »,« je lui demande »), pour revenir au tutoiement à la fin, in extremis

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38 Toutefois, Cézanne dira un jour à Gasquet, d’une manière un peusibylline : « Le mal que Proudhon a fait à Courbet, Zola me l’auraitfait » (Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 161). Si ce propos n’est pasune justification a posteriori de la rupture, il témoigne d’une crainteque Zola seul, parce qu’il était son ami, a pu inspirer un temps àCézanne : la crainte de subir une influence littéraire.

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(« Tout à toi »). Et qu’il y a ensuite, par trois fois — ce qui est toutde même étonnant dans une lettre si courte — l’évocation dupassé (« témoignage de souvenir », « anciennes années », « tempsécoulés »), soit une seconde mise à distance, très consciente celle-ci, et que je dirais affective. Cézanne ne parle ici ni de peinture nide littérature ; ce qu’il dit au fond, c’est que le présent est décevant,que le temps qui passe n’apporte que des déceptions. D’une part, ilsépare les êtres qui s’aimaient, — et voici qu’il n’y a plus deux amis,deux camarades, mais un écrivain qui a réussi dans la capitale(« l’auteur des Rougon-Macquart ») et un peintre qui est régulière-ment refusé au Salon et peine au fond de la province, la « basseprovince » écrira-t-il à son fils, au milieu d’un tas « de crétins et dedrôles »39. D’autre part, le temps éloigne inexorablement les heuresinnocentes, heureuses et libres de l’enfance et de l’adolescence.

Dans la correspondance de Cézanne, les signes abondent deson très grand attachement au passé. En 1868 par exemple — il n’aalors que vingt-neuf ans —, voici ce qu’il écrit à Numa Coste : « Jeme suis égaré seul jusqu’au barrage et à Saint-Antonin. J’y ai cou-ché dans une “paillère”, chez les gens du moulin, bon vin, bonnehospitalité. Je me suis rappelé ces tentatives d’ascension. Ne lesrecommencerons-nous pas ? Bizarrerie de la vie, quelle diversion, etqu’il nous serait difficile à l’heure où je parle, d’être nous trois et lechien, là où à peine quelques années auparavant nous étions »40.Il faut citer aussi ces formules surprenantes qu’il utilise à la fin dequelques-unes de ses lettres à Zola : « Je suis avec reconnaissanceton ancien camarade de Collège de 1854 »41 ; « Je suis ton anciencamarade »42 ; ou à Philippe Solari : « Je te serre cordialement la

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39 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettres du 8 et du 13 septembre, etdu 15 octobre 1906, pp. 324, 325 et 332.40 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre de juillet 1868, p. 131.41 Ibid., lettre du 1er avril 1880, p. 191.42 Ibid., lettre de juillet 1881, p. 202.

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main, ton vieux camarade d’excursions »43. Des formules sous les-quelles on entend un appel : si Cézanne ne veut pas que le passésoit oublié, c’est qu’il craint sans doute d’être lui-même oublié, etque le passé heureux est pour lui le seul garant de la mémoire.

Mais il y a davantage. Dans un article paru en 1993 dans larevue Critique et repris depuis en volume44, Jean-Claude Lebensz-tejn insiste sur cette importance du souvenir pour l’hommeCézanne, mais aussi pour l’artiste Cézanne, — ce qui paraît assezsingulier pour un peintre viscéralement attaché comme lui aumotif, c’est-à-dire à ce qui est sous ses yeux, la nature présente,contrairement à un artiste comme Corot, par exemple, qui peignitde mémoire de nombreux paysages, comme le célèbre Souvenir deMortefontaine. Mais pour Cézanne, remarque Lebensztejn, le sou-venir est étroitement lié à la sensation, qui est elle-même lasource vive de sa création, comme le montre le passage cité par lecritique d’une lettre du peintre à Henri Gasquet, qui était unautre de ses amis d’enfance et le père de Joachim.Voici ce passageoù Cézanne évoque un article de ce dernier :

J’ai été touché de son souvenir, et je te prie d’être auprès delui l’interprète des sentiments qu’il a réveillés en moi, ton vieuxcondisciple du pensionnat Saint-Joseph, car en nous ne s’est pasendormie pour toujours la vibration des sensations répercutéesde ce bon soleil de Provence, nos vieux souvenirs de jeunesse, deces horizons, de ces paysages, de ces lignes inouïes, qui laissent ennous tant d’impressions profondes45.

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43 Ibid., lettre du 10 juillet 1883, p. 212.44 Jean-Claude Lebensztejn, « Persistance de la mémoire. Note sur ladatation des Confidences de Cézanne », dans Études cézanniennes, Paris,Flammarion, 2006, pp. 25-44. Première publication de l’essai dans larevue Critique datée août-septembre 1993.45 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre du 3 juin 1899, p. 270.

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À la source de ce que le peintre appelle ailleurs les « sensa-tions colorantes »46, il n’y aurait donc pas qu’un phénomène phy-sique ou physiologique, une onde, une vibration, il y aurait unesorte de rémanence des jours heureux du passé, une émotionvenue de l’enfance ou de l’adolescence, qui serait ainsi le bien leplus précieux, le bien à préserver à tout prix : ce qui, au senspropre, anime la pure sensation et lui donne sa profondeur tem-porelle. (Et l’on perçoit peut-être mieux alors la critique implicitecontenue dans la remarque de Cézanne citée plus haut, quand ildisait à Ambroise Vollard que Monet n’était qu’un œil, même s’ilajoutait aussitôt : « Mais bon Dieu, quel œil ! »)

C’est à la lumière de ces réflexions, je crois, qu’il faut interpré-ter la soudaine réaction de Cézanne, sa décision de ne plus voirZola, de rompre tout commerce avec lui. Il s’agit en effet d’unerupture à cause et au nom du passé. Quand il lit L’Œuvre, ce nesont ni l’échec ni le suicide du héros qui heurtent Cézanne, etmoins encore les idées sur l’art et la création que Zola y déve-loppe, mais l’usage que celui-ci fait de certains souvenirs aux-quels le peintre était associé et demeurait très profondément atta-ché. Et pourquoi, demandera-t-on, un tel attachement à un passérévolu chez Cézanne ? À cette question essentielle, il me semblequ’on peut suggérer une réponse en supposant qu’au cours deses années d’adolescence, au cours de toutes ses longues prome-nades dans la campagne d’Aix avec Zola et Baptistin Baille, lejeune peintre a connu non seulement un contact direct et insou-ciant avec la nature, mais aussi et surtout une forme d’affectionqui lui convenait et le rassurait, une amitié virile, loin des femmes,c’est-à-dire loin d’une sexualité qu’il semble avoir toujourscrainte malgré (ou à cause) des pulsions qu’il éprouvait avec une

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46 L’expression se trouve dans deux lettres à Émile Bernard, le23 décembre 1904 et le 23 octobre 1905 : cf. Cézanne, Correspondance,op. cit., p. 308 et p. 315.

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intensité, sinon une virulence, particulière — il suffit de voir, pour lasentir, un grand nombre des tableaux de sa période « romantique »,que lui-même a qualifiée de « couillarde » : hormis les portraits, cene sont que scènes de meurtre, d’orgie ou d’enlèvement, et mêmeune scène d’autopsie. Il ne fait pas de doute que Cézanne, toute savie, a dû lutter intérieurement, silencieusement, pour réprimer enlui et surmonter une grande violence, une sensualité débordante quiaurait peut-être conduit son œuvre au chaos s’il s’y était abandonné.De sorte que, quand il dit que, dans son travail de peintre, il doit «organiser ses sensations »47, cette expression a aussi un sens profondpour lui-même, qui ne relève pas seulement du métier ou de l’esthé-tique. Et quand Zola parle dans son roman de « l’impuissance » deClaude Lantier, on peut imaginer alors que ce mot résonnait étran-gement, comme un parfait contresens, aux oreilles de Cézanne.

En août 1885, quelques mois donc avant la rupture avec Zola,il lui fait cet aveu révélateur et terrible : « […] d’ailleurs pour moi,l’isolement le plus complet. Le bordel en ville, ou autre, mais riende plus. Je finance, le mot est sale, mais j’ai besoin de repos, et àce prix je dois l’avoir »48. Pour bien travailler, il faut le calme ducorps, qui ne s’obtient qu’en se libérant des pulsions sexuelles.On notera que dans L’Œuvre, tout au contraire, et Zola insisteassez lourdement sur ce point, Claude Lantier se suicide au petitmatin, juste après quelques étreintes exaltées… En même temps,dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse de Cézanne ou duhéros du roman, ce qui frappe, c’est que les réalités charnellesleur paraissent incompatibles avec la création artistique ou les endétournent. On retrouve d’ailleurs la même idée, à la même

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47 Le mot est rapporté par Émile Bernard dans son article de juillet1904 publié dans L’Occident : cf. Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 40 ;et, plus tard, en 1925, par Léo Larguier dans Le dimanche avec PaulCézanne, dans la partie « Cézanne parle », ibid., p.17.48 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre du 25 août 1885, p. 223.

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époque, dans des lettres de Van Gogh49. Mais là où Zola, dans sonculte de la vie, semble voir une faiblesse, une impuissance quiconduit à la stérilité et à la mort, Cézanne, dans son culte de l’art, voitune exigence, le sacrifice nécessaire à la réalisation de l’œuvre, qui n’arien d’une étreinte, mais tout d’une mise à distance contrôlée.

Au prix de la solitude, ou plutôt de l’isolement — car il semblebien qu’il ait très vite compris qu’il n’avait aucun soutien affectifà attendre de sa famille, hormis de sa mère, qui meurt en 1897, etde sa sœur Marie, et pas grand-chose non plus, semble-t-il, de sonépouse Hortense —, en se retirant du monde et en se faisant dutravail une véritable religion, Cézanne parvint à une admirablemaîtrise, à cette maîtrise que l’on appelle en art un classicisme ; etil créa ainsi, jour après jour, une œuvre où l’on observe, écrit legrand critique américain Meyer Schapiro, « le même détachementcaractéristique vis-à-vis de l’action et du désir »50 que l’on trouvepar exemple dans les derniers tableaux de Poussin. Mais ce travailsur soi, cette conquête de la sérénité, n’aboutirent jamais complè-tement pour lui ; sans cesse il doit les recommencer, — et de làvient certainement ce sentiment d’insatisfaction, ou de trop lentsprogrès, qu’il exprime si souvent dans sa correspondance, et plusencore cette méfiance qui, avec le temps, semble s’être aggravée àl’égard des autres, à l’égard de ce que l’on appelle généralementla vie, et dont quelques-uns de ses rares visiteurs ont témoigné :c’est Cézanne écartant impatiemment l’ami qui veut lui prendrele bras quand il trébuche, c’est Cézanne jurant que personne ne

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49 Notamment dans deux lettres à Émile Bernard datant de juin 1888 etdu début du mois d’août de la même année :Vincent Van Gogh, Corres-pondance générale / 3, op. cit., pp. 168 et 238.Voir sur ce point Vincent VanGogh. Peinture et virilité. Lettre à Émile Bernard, avec une postface deDidier Semin, Paris, L’Échoppe, coll. « Envois », 2012.50 Meyer Schapiro, « Les pommes de Cézanne » (sans nom de traduc-teur), dans Style, artiste et société, Paris, Gallimard, Bibliothèque dessciences humaines, 1982, p. 217.

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lui mettra « le grappin dessus », ou s’écriant soudain, à brûle-pour-point : « C’est effrayant la vie ! »51 Et dans cette lutte constante,menée avec une volonté implacable, les souvenirs de jeunesseconstituent pour lui un véritable mythe, le mythe d’un Âge d’or,où la relation aux autres (à quelques autres en fait) était possibleet heureuse, et où le désir pouvait se vivre et s’exprimer naïve-ment dans de grosses plaisanteries ou, plus profondément, s’oublier,se laisser oublier. Un mythe donc, pas une histoire.

Or, quand il écrit L’Œuvre, sans le savoir bien sûr, Zola commetcette faute impardonnable pour Cézanne d’utiliser leur mythe, ouplutôt son mythe personnel, pour le mettre au service d’une his-toire, et de plus, d’une histoire assez sordide, platement réaliste, oùl’on voit un peintre échouer et se tuer parce qu’il semble décou-vrir soudain que la vraie vie est plutôt dans le lit conjugal que dansson atelier. On peut même faire l’hypothèse que, si Zola avait eu lasagesse de s’abstenir d’évoquer avec tant de précision et d’émo-tion les souvenirs de jeunesse qu’il partageait avec Cézanne, celui-ci n’aurait pas réagi comme il le fit et aurait lu L’Œuvre de la mêmefaçon bienveillante et tranquille qu’il avait lu Nana, La Joie de vivreet Au Bonheur des dames. Oui, Zola commettait bien l’irréparable engalvaudant un mythe idyllique en un roman naturaliste, et siCézanne décide alors de rompre avec lui, c’est assurément pourécarter un danger, pour préserver ce mythe fondateur d’un passéheureux qui lui permet de continuer de travailler, malgré tout, etde s’approcher enfin, écrit-il à Vollard, « de la Terre promise »52.

Alain MADELEINE-PERDRILLAT.

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51 Ces deux propos sont rapportés dans la lettre qu’Émile Bernard écrità sa mère le 5 février 1904 ; il les reprend ensuite dans les différentstextes qu’il consacre au peintre : cf. Conversations avec Cézanne,op. cit., pp. 24, 55, 60, 70 et 75.52 Cézanne, Correspondance, op. cit., lettre du 9 janvier 1903, p. 292.

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