se r - Webmail - OVH90plan.ovh.net/~revueconc/images/stories/n36/CONF_36_PDF/...LA JOUISSANCE...

24
LA JOUISSANCE ENTRAVÉE. PSYCHANALYSE DU SUJET EMPÊCHÉ. P AUL-LAURENT ASSOUN. « Il faut un empêchement pour pousser la libido vers le haut » 1 . A INSI LE CRÉATEUR DE LA PSYCHANALYSE POINTE-T -IL, dans sa « psychologie de l’amour », le lien entre désir et empêchement. C’est la résonance de cette for- mule — dont il nous faudra examiner le contexte — qu’il s’agit de faire entendre, comme accès de l’empêchement au statut de dimension anthropologique. L’homme n’est-il pas caractérisable comme un « animal empêché » — autre façon de définir sa condition culturelle ? Mais il s’agit de consul- ter ce que le savoir de l’inconscient peut faire entendre d’une telle dimension paradoxale, au cœur même du désir, ce qui donne à cette métaphore une résonance particulière. Empêcher, c’est, en première approximation, gêner ou embarrasser quelqu’un. Le sujet empêché est donc, litté- ralement, « dans la gêne ». C’est aussi ce qui empêche de faire quelque chose ou de se réaliser. Qu’on pense à l’expression : « J’ai eu un empêchement ». Pas besoin d’en dire plus : façon de signifier que je ne pourrai faire acte de 1 S. Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », section 3, in Contributions à la psychologie de l’amour. 051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 51

Transcript of se r - Webmail - OVH90plan.ovh.net/~revueconc/images/stories/n36/CONF_36_PDF/...LA JOUISSANCE...

LA JOUISSANCE ENTRAVÉE.PSYCHANALYSE DU SUJET EMPÊCHÉ.

PAUL-LAURENT ASSOUN.

« Il faut un empêchement pour pousserla libido vers le haut »1.

AINSI LE CRÉATEUR DE LA PSYCHANALYSE POINTE-T-IL,dans sa « psychologie de l’amour », le lien entre désiret empêchement. C’est la résonance de cette for-

mule — dont il nous faudra examiner le contexte — qu’ils’agit de faire entendre, comme accès de l’empêchement austatut de dimension anthropologique. L’homme n’est-il pascaractérisable comme un « animal empêché » — autre façonde définir sa condition culturelle ? Mais il s’agit de consul-ter ce que le savoir de l’inconscient peut faire entendred’une telle dimension paradoxale, au cœur même du désir,ce qui donne à cette métaphore une résonance particulière.

Empêcher, c’est, en première approximation, gêner ouembarrasser quelqu’un. Le sujet empêché est donc, litté-ralement, « dans la gêne ». C’est aussi ce qui empêche defaire quelque chose ou de se réaliser. Qu’on pense àl’expression : « J’ai eu un empêchement ». Pas besoin d’endire plus : façon de signifier que je ne pourrai faire acte de

1 S. Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »,section 3, in Contributions à la psychologie de l’amour.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 51

présence, étant dans un état d’empêchement. Peu importela cause, le résultat est là. L’empêchement est donc del’ordre de l’obstacle — physique ou moral — à la réalisa-tion d’un projet ou à l’accès à un objet, mais cela toucheaussi et essentiellement à la présence, à soi et à l’autre.

On est donc empêché dans son être, autant qu’en sonagir. Sauf à s’aviser qu’esse et operari sont solidaires : quereste-t-il de l’être si l’on en défalque la puissance d’agir ?Ce que la notion spinoziste de conatus a porté à l’expres-sion. Comment mesurer la capacité ontologique, la ten-dance à « persévérer dans son être » en dehors de l’apti-tude à l’agir et au connaître, sachant que, aux yeux deSpinoza, elles sont proportionnelles ? Agir, ce n’est passeulement faire (ceci ou cela), mais affirmer son être enacte. L’homme empêché par excellence, c’est le prison-nier ou celui qui est pris en otage, dont les allées etvenues sont limitées et dont le sort dépend de l’autre.Mais il y a bien des formes d’emprisonnement.

L’empêchement touche donc solidairement au corps,à l’être du sujet et à l’autre. Ce que la psychanalyse met enévidence, à partir de son expérience propre, c’est que ladimension où être et agir convergent, c’est la jouissance— au sens de la jouissance de son être propre. L’empê-chement prend donc sens a contrario comme une jouis-sance entravée. Voilà ce qu’il s’agit de faire entendre.

De l’entrave à l’assujettissement.

De fait, « empêcher » a commencé par signifier « entra-ver », avant de prendre la signification d’« embarrasser »2.

CONFÉRENCE52

2 Oskar Bloch, W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la languefrançaise, Presses Universitaires de France, 1950, p. 211.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 52

L’entrave (Hemnis) est à l’origine et au sens propre cet objetque l’on attache aux jambes de certains animaux pourgêner — intentionnellement — leur déplacement. Celacroise d’ailleurs l’étymologie du mot « travail », faisant allu-sion au tripalium, le dispositif à trois pieux qui permet de« ferrer » le cheval ou le bœuf. C’est le trait distinctif del’animal domestique, empêché (comme la « petite chèvrede monsieur Seguin », face à l’animal sauvage, « désempê-ché » et déchaîné, bref que rien n’arrête !). C’est par exten-sion les chaînes mises aux pieds des prisonniers et desesclaves. L’homme entravé par excellence, c’est le bagnard.Car ce qui assujettit retient et, plus radicalement, asservit.Ce que là encore confirme l’étymologie, le terme latinimpedicare voulant dire « prendre au piège ». L’animalentravé dans le piège ou l’homme « pris au collet » donnentl’image saisissante de l’empêchement pratique.

Rien de plus matériel donc que l’empêchement, tou-chant à la mobilité. Le « handicap » est caractérisablecomme un empêchement pérennisé. Mais il s’y ajouteune dimension symbolique : le moment où quiconque esten position de faire part d’un empêchement à un mariageest convié à se lever pour l’énoncer permet d’en mesurerla portée symbolique. Que l’on pense également à la pro-cédure d’empeachment, à l’origine procédure de mise encause de la responsabilité pénale des officiers de la Cou-ronne britannique, puis de mise en accusation devant leCongrès américain du président. Si le mot « empêche-ment » s’impose là, c’est qu’il évoque l’obstacle mis à lapuissance au plus haut niveau, entrave à la jouissance dupotentat.

L’empêchement s’aborde donc dans le réel comme unobstacle et dans le symbolique comme ce qui objecte à uneloi. Reste donc la dimension imaginaire, celle du vécu :il y a empêchement quand le sujet se vit et se ressent

53PAUL-LAURENT ASSOUN

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 53

comme entravé en quelque façon dans son être et sonagir. Cela renvoie au vécu du préjudice3, sentiment d’untort fait à sa capacité d’agir et de jouir.

L’empêchement commence toujours par un freinagede l’action ou de l’acte et s’achève par la question del’aliénation à une altérité : je peux être empêché de factopar un élément de friction de la réalité ou de jure par unempêchement symbolique, ce qui touche à l’Autre — cequi permet de voir s’en dessiner la portée inconsciente.

Cinétique de la subjectivité empêchée : inhibition, angoissesymptôme.

Figures de la Verhinderung : l’inhibition ou le « moiempêché ».

L’empêchement est restitué en allemand par le termeVerhinderung. On y entend « l’obstacle » (Hindernis). Êtreverhindert, ou se ressentir comme tel, c’est ne pas (neplus) pouvoir faire ou être rendu impossible dans l’effec-tuation d’une action. Ce que révèle la psychanalyse, c’estque là où il y a sentiment de l’obstacle, c’est qu’il y a résis-tance, qui elle-même manifeste en quelque sorte mécani-quement un conflit psychique. Or, il est une trilogie quipermet de dialectiser le vécu d’empêchement avec la plusgrande précision : c’est celle de l’inhibition, du symptômeet de l’angoisse — qu’il s’agit de relire comme le noyaudialectique de la subjectivité empêchée.

Ce qui enclenche cette dialectique, c’est l’Hemmung,terme qui veut dire littéralement « freinage » et qui se

CONFÉRENCE54

3 P.-L. Assoun, Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma,Anthropos/Economica, 2e éd., 2012.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 54

laisse traduire communément par inhibition. Ce qui esténoncé là est l’empêchement d’une action, en partie ouen totalité.

Quel est le sujet ou l’agent de l’inhibition, sinon le moi ?Être empêché, c’est, à ce niveau, s’éprouver comme tel,c’est ne pouvoir exécuter tout ce que comportent les capa-cités « normales » du moi — quoique l’on ne puisse à proprement pas encore parler de « pathologique ». Ce qui est en jeu est une « limitation fonctionnelle du moi »(Icheinschränkung), en liaison avec « une simple diminutionde la fonction ». Le moi inhibé ressent une barrière à sasphère d’action, il se ressent comme un agent empêché. Lanotion est ambiguë, car d’une part l’inhibition est ressentiecomme telle du point de vue de la norme sociale de l’action (par la société et l’individu qui adhère à cettenorme), d’autre part s’y trouve engagée la position du sujeten sa conflictualité singulière. Ne pas se sentir en état deconduire une voiture dans un monde où, normalement,tout le monde conduit, voilà qui est ressenti comme uneanomalie, voire une « inconduite » — à moins que cela soitreconnu comme un droit à la dissidence, sauf à question-ner toujours l’empêchement subjectif et ses raisons, clairesou non. L’exemple n’est pas aussi anodin qu’il paraît, en cequ’il renvoie au « permis de conduire ». Le sujet inhibé estcelui qui « ne se permet pas » telle ou telle conduite.

Les quatre types d’inhibition recensés par Freudconcernent le mouvement (abasie), le rapport à la nourri-ture (anorexie et boulimie), le travail, manuel ou intellec-tuel ( inhibition du faire et du savoir) et la sexualité (ausens fonctionnel). Ainsi l’acte moteur, l’acte nutritif, l’acteintellectuel et l’acte sexuel sont susceptibles d’être entra-vés à des degrés divers dans leur effectuation.

Le point commun est que le sujet alors s’éprouveempêché dans la réalisation de son acte — ce qui va des

55PAUL-LAURENT ASSOUN

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 55

ratés ponctuels dans l’effectuation jusqu’à l’impuis-sance totale. De fait, « l’impuissance » est à l’horizon del’empêchement. L’acte se trouve comme en suspens, cequ’exprime bien la notion d’« aboulie », incapacité à déci-der qui est appréhendée comme altération pathologiquede la volonté. L’inhibé est au fond chroniquement séparéde son acte en sa plénitude, actus interruptus (terme dontla résonance sexuelle n’est pas fortuite). On aurait pour-tant tort d’envisager l’inhibition dans le simple registredu déficit : c’est certes un « dys-fonctionnement », un ne-pas-pouvoir-faire, mais l’expérience inconsciente montreque ce sont justement les actions les plus investies par la libido qui sont susceptibles d’être paralysées. Ainsi c’estquand la signification érogène de la marche ou de la pen-sée augmente que le sujet se l’interdit. Cet « auto-empê-chement » atteste que le moi a des comptes à rendre à sonça, c’est-à-dire aux revendications pulsionnelles, d’unepart, à son surmoi, c’est-à-dire à l’instance de l’interdit,d’autre part : « Le moi renonce à l’une des fonctions quilui sont inhérentes pour ne pas avoir à produire un nou-veau refoulement ». La stratégie d’inhibition est donc unesolution, aussi avantageuse que pénible, qui s’éclaire del’économie pulsionnelle.

Plus radicalement encore, c’est quand le sujet setrouve confronté à une jouissance à laquelle il ne sedonne pas droit qu’il s’inhibe. L’exemple topique en estle cas de l’hystérique perdant l’usage de ses doigts sur lepiano dès lors qu’une signification sexuelle (masturba-toire) vient parasiter l’exercice du clavier, passant ainsi dela virtuosité à l’impotence. C’est aussi le cas où l’érotisa-tion de la marche produit une abasie réactionnelle, soittout le registre de l’apraxie et de l’apragmatisme. Demême c’est la confrontation à une jouissance intense, celledu « rien », qui soutient l’opération anorexique. L’empêche-

CONFÉRENCE56

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 56

ment symptomatique est donc le signal d’une montée dejouissance, à la fois fascinante et indésirable…

L’embarras ou les affres de l’empêchement.

L’effet premier de l’empêchement par inhibition estbien la limitation de la sphère d’action et donc le rétré-cissement du rapport au monde, qui « se réduit commepeau de chagrin ». On notera que le corps est à chaquefois impliqué. On a bien affaire à une jouissance entra-vée, ce qui s’assortit d’un vécu plus ou moins douloureux.L’inhibé mène une vie freinée, autour d’une jouissanceobscurément refusée. Il se situe dans une vie à potentiali-tés réduites, qui ne va pas jusqu’à la constitution d’unsymptôme (Lacan dit joliment que c’est « un symptômemis au musée »). Mais il vit dans un malaise permanentqui consiste à ne jamais aller jusqu’au bout d’une action,ce qui organise un sujet embarrassé. L’empêché est tou-jours sur la ligne de départ, comme arrêté sur le starter,immobilisé à l’amorce de son action. Mais il est essentielde s’aviser que le malaise vécu va de pair avec une jouis-sance inconsciente, qui explique la fixation de l’empêche-ment et le fantasme de son accomplissement rôde enquelque sorte autour de l’action freinée.

L’embarras est l’obstacle au passage résultant d’uneaccumulation (image au fond anale, comme l’indique« l’embarras gastrique »). Il y a là quelque chose qui faitbouchon, ce dont le « fécalome » donne l’image éprou-vante. C’est dès lors quelque chose qui gêne la réali-sation de quelque chose d’autre. Réaction à une situa-tion difficile qui crée une incertitude intellectuelle.L’embarras traduit et génère en effet une perplexitéprofonde.

57PAUL-LAURENT ASSOUN

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 57

Au-delà de la limitation fonctionnaliste de la notion d’in-hibition, il faut s’aviser qu’elle ouvre une dimension subjec-tive dont Lacan a finement montré les ressorts, en repre-nant le sujet au ras de son vécu d’une difficulté, embarrasqui mène, via « l’émoi », à l’angoisse. Être embarrassé, c’estun ne pas être encore angoissé, mais cela y mène. L’universde l’inhibition constitue la préhistoire de l’angoisse, sonprélude et son « acompte ». C’est précisément en cet entre-deux, entre embarras et angoisse, que se déploie le vécud’empêchement. Il embraye potentiellement un vécu dedésarroi, qui peut aller jusqu’à la détresse — par où s’entre-ouvrent les portes de l’angoisse. Si être inhibé, c’est êtreempêché de ceci ou cela, être dans l’angoisse, c’est être exis-tentiellement empêché, en état de suspens sine die…

L’angoisse ou l’empêchement et son Autre.

Voici en effet un événement qui va faire passer del’autre côté de l’inhibition, soit l’angoisse4, quoique telleinhibition s’avère naître en aval du renoncement à cer-tains actions parce que génératrices d’angoisse. L’étatd’angoisse se manifeste par un vécu de décharge motriceaccompagné de sensations diffuses, un certain affect fon-cièrement désagréable donnant la tonalité fondamentale.Le sujet qui fait l’expérience de l’angoisse proprementdite se trouve sidéré par l’entrée en scène incompréhen-sible d’un rapport à une altérité dont l’intrusion a poureffet de suspendre son activité psychique. Cet envahisse-ment du corps se traduit par une sidération. Le sujetangoissé est en effet mortellement empêché, son angoisse

CONFÉRENCE58

4 P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur l’angoisse, Economica, 4e éd.,2008.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 58

faisant barrage à la vie. C’est, selon la belle formule freu-dienne, un affect qui se détache du fleuve des affects de lavie psychique, menant une vie autonome. Le sujet ne peutplus guère s’occuper d’autre chose que de son angoisse…

Là encore, la métapsychologie peut situer ce qui sepasse : le sujet confronté à la pulsion reçoit le « signald’angoisse », du fait que son moi est « intrusé » par le ça etcensuré par le surmoi. Le caractère foncièrement désa-gréable qui donne sa tonalité incomparable à l’angoisse,sa « note » qui la distingue de tous les autres états, traduitce vécu d’impuissance où l’être tout entier est suspendu.Mais il reçoit en quelque sorte à cette occasion un mes-sage codé de cet Autre en lui qui ne le lâche plus… L’an-goisse n’est pas que négativité : elle est bien plutôt sur-présence d’une altérité.

Le symptôme ou l’empêchement institué.

Voici enfin le symptôme. Que se passe-t-il quandémerge le niveau du symptôme, qui nous intéressera autitre de ce qu’il introduit de ce nouveau nouage de lasubjectivité empêchée ?

Portant à l’expression un conflit, il institue l’empêche-ment. Le sujet contraint à ressentir ou faire quelquechose, comme le rituel obsessionnel, est bel et bien quo-tidiennement encombré par cette étrange chose qu’est lesymptôme : « appartenance psychique » qui vient bien duplus intime du sujet, mais en même temps sentimentd’être pris dans une contrainte (Zwang). C’est ce quemontre l’ensemble des « empêchements et interdits(aboulies) (Verhinderungen und Verbote5) qui prolongent les

59PAUL-LAURENT ASSOUN

5 S. Freud, Actions compulsionnelles et exercices religieux, 1907.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 59

« actions de contrainte » et les rituels dans la galaxie dessymptômes obsessionnels.

Il faut bien s’aviser que le sujet trouve dans le symp-tôme la contrepartie de la réduction de sa vie qu’ilimplique, soit la satisfaction inhérente audit symptôme.Ainsi le rituel obsessionnel, qui encombre la vie, l’alour-dit et la ralentit, l’assure d’un « préservatif » contre l’an-goisse et, au-delà, le gratifie d’une satisfaction propre.C’est là le paradoxe de la névrose, celui d’un empêche-ment somme toute confortable, qui en constitue le« bénéfice ». Car paradoxalement, le sujet installé dansson symptôme bénéficie d’une zone de liberté, débar-rassé qu’il est de ce malaise d’une vie empêchée diffuse.La vie non empêchée dût-elle se réduire à un trognon,elle est par là même protégée.

Un exemple en est la maladie somatique. La maladiesuivie de la convalescence peut donner cette impressiond’une renaissance. Si la santé est caractérisable comme« le silence des organes », il apparaît que la sortie del’être-malade se manifeste par un sentiment de jouis-sance de soi inédit et sans pareil. Ce que Freud décrit àpropos de l’Homme aux loups qui, sortant d’une consti-pation spectaculaire qui enveloppe son corps et son vécudu monde dans une sorte de brouillard, a l’impressiond’un « dé-voilement » de son corps, délivré de cet embar-ras profond6. Le sujet ne sent jamais autant son existencecorporelle que quand il a expérimenté les douleurs del’empêchement (ou de l’« enfantement »).

CONFÉRENCE60

6 P.-L. Assoun, Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, Economica,3e éd., 2009.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 60

Clinique de l’empêchement.

La phobie ou la vie empêchée.

À l’intersection de ces dimensions apparaît le phéno-mène clinique le plus caractéristique d’un rapport aumonde et à l’autre quotidiennement empêché, soit l’expé-rience phobique.

Le sujet voit revenir vers lui, sous la forme d’un objetou d’une situation générateurs d’une incoercible angoisse,une espèce de danger simultanément dehors (puisqueredoutablement et puissamment matérialisé par l’objetphobogène) et dedans (puisque le moi s’alerte du dangerpulsionnel)7. L’effet de la phobie est évidemment, aprèsl’attaque inaugurale de panique, de faire prendre desmesures pour que l’angoisse ne se répète pas ou dumoins soit atténuée. D’où l’idée d’éviter toutes les situa-tions où le surgissement de l’objet redouté puisse avoirlieu. Le sujet s’empêche dès lors d’aller librement dans lemonde, celui-ci étant découpé entre les portions où ilpeut librement circuler et les lieux où il lui est personnel-lement « interdit de circuler », véritable « zone occupée »par l’objet dangereux. Bref, le sujet phobique est interditde promenade…

Vie empêchée donc, puisque hypothéquée par cedanger inséparablement externe et interne. Rien de plusencombrant qu’un symptôme, rien de plus utile aussi,puisque c’est ce qui soutient le réel pour le sujet. La phobieest la pratique de l’empêchement. Ce qui fait que le sujetqui veut se débarrasser de la souffrance adhérente à sonsymptôme se trouve aussi en position, pendant l’analyse

61PAUL-LAURENT ASSOUN

7 P.-L.Assoun, Leçons psychanalytiques sur la phobie, Economica, 2e éd.,2005.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 61

qui devrait l’en défaire, de le « défendre bec et ongles »,selon l’expression freudienne.

Perversion et masochisme : le comble de l’empêchement.

Voici en effet une figure qui, en contraste, doit interro-ger la subjectivité empêchée, celle du pervers. On peut diredu pervers que « rien ne l’arrête ». Cela, d’ailleurs, c’est l’expression de sa propre présomption. La « folie » du per-vers est justement de prétendre s’exempter de la castration,par le déni (Verleugnung) et l’acte corrélatif, au moyen detransgressions. Cela lui donne assurément un zèle et untonus de « battant », admiré plus ou moins secrètement dunévrosé, mais il reste lui-même engagé dans la castration.S’il paraît libre, aux yeux de cet empêché chronique qu’estle névrosé, il se révèle lui-même impérieusement contraint,au service de cet Autre de la jouissance qui ne le laisse pastranquille. Il est en ce sens lui-même aliéné. Contre la pré-somption d’exception du pervers, la psychanalyse rappelleque la castration, c’est pour tout le monde…

Le masochiste8 se distingue par le fait qu’il cherche l’an-goisse… comme accès à la jouissance. Stratégie distinctivede la perversion.Voilà un drôle de sujet qui (ne) jouit (que)d’être empêché — avec toute la gamme qui va de l’embarrasà la détresse.Ainsi garrotté, ligoté et bâillonné, à la merci del’autre — les menottes étant l’instrument et le symbole pri-vilégié de cet empêchement moteur —, cet esclave consen-tant réalise une opération désorientante : il enregistre ungain narcissique, d’être réduit à l’état d’objet (par un « ren-versement dans le contraire » et un « retournement sur la

CONFÉRENCE62

8 P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur le masochisme, Economica,2e éd., 2007.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 62

personne propre »9). Rien ne lui plaît tant que d’être ainsiempêché, mais ce « drôle de plaisir » renvoie à un « au-delàdu principe de plaisir ». Il faut ici distinguer plaisir et satis-faction. Bref, il lui faut ce comble de l’empêchement pour accé-der à une jouissance inégalable. Il atteindra alors le plaisir leplus raffiné : être la victime qui angoisse le bourreau !

Au-delà de ce cas, on comprend que le travail incons-cient du fantasme comporte ce jeu imaginaire avec la ser-vitude — comme l’atteste l’analyse du fantasme princepsUn enfant est battu. C’est « comme objet » que le sujet sepromeut sur la scène du fantasme.

De l’empêchement mélancolique au déchaînement maniaque.

Dans les états dépressifs et a fortiori dans l’état mélanco-lique,on a affaire à une « inhibition générale intensive », recro-quevillement extrême du sujet sur lui-même. Le dépriméne peut plus faire grand chose, ses phrases même ont dumal à aller jusqu’au bout, en un effet suspensif généralisé.

Freud localise la mélancolie comme la forme patholo-gique du deuil, le sujet étant identifié à l’objet perdu10.L’être même du sujet se trouve suspendu — « être ou nepas être », la question d’Hamlet prend sa résonancemélancolique comme « ne plus être ». Il y a là l’idée d’unempêchement existentiel absolu dont on voit la portéedans la « douleur d’exister » qu’il implique. En contraste,dans l’état maniaque, le sujet jouit d’une ivresse absolue,comme s’il triomphait de la perte. Le tableau clinique dela psychose maniaque donne le tableau de ce « désempê-chement » aussi illusoire qu’absolu : actes excentriques,

63PAUL-LAURENT ASSOUN

9 S. Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915.10 S. Freud, Deuil et mélancolie, 1915.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 63

logorrhée, débordement de l’acte et du langage, avec effetde « coq à l’âne ».Victoire non seulement sur le deuil, maissur l’objet dont le sujet se croit souverainement indépen-dant — avant de re-sombrer dans le deuil. L’énigme de lamanie11 porte sur ce basculement total qui donne la formela plus spectaculaire à cette tentative folle d’échapper àtout empêchement, de surmonter avec une aisance ines-pérée tous les obstacles, franchissant une sorte de « murdu son » qui créé chez le sujet l’illusion d’aller au-delà dela castration, par un statut d’exception…

Dialectique de l’empêchement.

De cette traversée, on voit se dégager une clinique del’empêchement dont les diverses figures évoquées consti-tuent les « échelons » d’une dialectique subjective. Nousavons au passage volontairement inversé légèrement lasuccession freudienne, en intercalant l’angoisse entrel’inhibition et le symptôme, justement parce que celaexprime au mieux la diachronie de la subjectivité empêchée.

Mais prendre la notion par le biais du symptôme nerevient pas à la « pathologiser ». Ce n’est pas réduire sadimension anthropologique à de la « psychopathologie ».On aura compris qu’en psychanalyse, le symptômedésigne non une lésion ou une dysfonction, comme dansl’usage médical du terme, mais un moment de vérité pourle sujet, par la division entre son savoir et sa vérité plusprécisément, sauf à « se charger » d’une appartenanceeffectivement pathologique, puisqu’alors il y a en effetquelque chose qui « ne tourne plus rond ».

CONFÉRENCE64

11 P.-L. Assoun, L’énigme de la manie. La passion du facteur Cheval, Édi-tions Arkhè, 2010.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 64

On notera que, à chacun de ces moments, se précise laprise de l’empêchement, tout d’abord réel et imaginaire,dans la dimension symbolique, celle de l’interdit. L’em-pêchement dans l’ordre symbolique renvoie au registrede l’interdit. On a là un impedimentum non plus simple-ment fonctionnel, mais symbolique.

Éloge de l’empêchement : l’amour de l’obstacle.

Éloge de l’empêchement.

Corrélativement peut s’esquisser un éloge de l’empê-chement — qui ne surenchérit pas pour autant sur lesmanigances masochistes évoquées.

Si l’empêchement est aliénation, confiscation despotentialités du sujet, c’est aussi de fait une intensifica-tion de la subjectivité. En effet, c’est en se confrontantaux avatars de l’être empêché, du malaise de l’inhibitionaux affres de l’angoisse, que le sujet est contraint à fairelien avec lui-même. L’histoire de notre vie psychique estcelle de ses empêchements qui déterminent une série derectifications subjectives. C’est en faisant avec nos empê-chements que nous accédons au chiffre de nos désirsréels… L’empêchement en arrive à devenir la conditiondu désir. Si rien n’est plus difficile à supporter, selon leparadoxe profond de Goethe repris par Freud, qu’« unesuite de beaux jours », c’est qu’une vie heureuse, sansobstacle, risque de déboucher sur un « bonheur dépri-mant »12, que la négativité du désir relance. Le désir met

65PAUL-LAURENT ASSOUN

12 P.-L.Assoun, « Le bonheur à l’épreuve de la psychanalyse », inRecherche bonheur désespérément, sous la direction de René Frydman,Muriel Flis-Trèves, 2009, Presses Universitaires de France, pp. 115-131.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 65

« des bâtons dans les roues » du bonheur, ce qui en fait le prix.

La règle du jeu et l’empêchement déjoué.

L’activité ludique, à bien la considérer, consiste àorganiser un système d’empêchements réglés, permet-tant de distinguer ce qui est respectivement permis ouinterdit, d’où jaillit une liberté de l’acte. Le paradoxe del’homo ludens est qu’il se soumet à une série d’empêche-ments volontaires et convenus, règles qu’il partage avecles autres compétiteurs, le vainqueur étant au fond celuiqui dé-joue triomphalement l’empêchement, commedans la « course à handicap » où il s’agit de passer au-dessus de l’obstacle.

L’emblème en est l’illusionniste qui se met dans uneposition d’empêchement majeur et se fait fort de s’enlibérer. Ce que l’on peut appeler « l’effet Houdini »,du nom de l’illusionniste célèbre surnommé le « roi de l’évasion », qui se faisait fort de se débarrasser après avoir été ficelé sur un fauteuil, de se libérer d’unemalle cadenassée ou d’une immersion les poignets ligo-tés. Ce « jeu » avec la mort — modèle de ce que l’onappellera « conduite à risque » — vient porter à l’expres-sion ce fantasme d’être réduit à un objet, sauf àdévelopper une activité fébrile et excitante pour s’endégager. Espèce de remake de l’opération masochistedécrite plus haut, mais cette « passivation » est censéedéboucher sur une réactivation, soit un « désempêche-ment » qui pousse à l’exploit.

CONFÉRENCE66

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 66

L’amour et sa « valeur d’affect » : l’empêchement amoureux.

La dimension même de l’amour et de la relation entreles sexes apparaît impliquée dans ce registre de l’empê-chement, sinon de l’impossible. Freud invite à envisagerque, « si étonnant que cela résonne », « quelque chosedans la nature même de la pulsion sexuelle n’est pas favo-rable à la pleine satisfaction »13. Si « le rapport sexuel » estde l’ordre de « l’impossible », comme le soutient Lacan14

— en ce sens que l’union des corps est barrée par lesignifiant —, l’acte sexuel est certes réalisable, quoiquesoumis à un empêchement originaire (œdipien) qui lemarque de son sceau. L’acte sexuel est en quelque sorteforçage de cet empêchement — d’où ses « déboires ».

Considérons l’amour en lui-même. Il n’y a pasd’amour si, à la satisfaction pulsionnelle et au « courantsensuel », ne s’ajoute le « courant tendre ». Or celui-cisuppose qu’il y a un régime particulier de pulsions,« inhibées quant au but » (zielgehemmt). L’amour, avectoute sa dimension pulsionnelle, comporte donc en soncœur un empêchement focal. La tendresse, si précieusesoit-elle par les épanchements qu’elle permet, reposebien sur un « freinage » (Hemmung) d’un certain genre.Revoilà l’inhibition, mais cette fois situéee comme uncertain destin de la pulsion distinctif de l’amour. La ten-dresse, si précieuse à la relation amoureuse, constitue uneinhibition productrice d’affect ! Dosage subtil entrevolonté effrénée de satisfaction et inhibition — quidonne au sentiment amoureux sa complexité et sarichesse, sa précieuse ambiguïté et sa saveur propre.

67PAUL-LAURENT ASSOUN

13 S. Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »,op. cit., section 3.14 Voir sur ce point notre Lacan, PUF, Que sais-je ?, 2e éd., 2008.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 67

C’est cette dimension que l’amour dit « courtois » aexemplairement développée et exploitée. Selon la profondesuggestion de Freud, dont nous sommes partis, la satisfac-tion sexuelle étant devenue trop aisée à la fin de l’Anti-quité, le besoin s’est fait sentir de rendre à l’amour sa « valeur d’affect » (Affektwerte)15. À cette fin a été imaginé cecurieux dispositif posant une barrière (Schranke) à la satis-faction : « Il est facile de constater que la valeur psychiquedu besoin d’amour sombre dès que la satisfaction endevient aisée. Il faut un empêchement pour pousser la libidovers le haut et, là où les résistances naturelles contre la satisfac-tion ne suffisent pas, les hommes en ont de tout temps introduit deconventionnelles pour pouvoir jouir de l’amour »16. Formidablecontribution à la dimension anthropologique inconscientede l’empêchement, soit cette invention de « résistancesconventionnelles » pour surclasser en quelque sorte lesobstacles naturels et réinventer l’amour. Le freinage nocif àla pulsion devient alors une condition de l’amour. Ainsi a-t-on trouvé moyen de « jouir de l’amour ». Il ne suffit pas dejouir de son corps et de celui de l’autre, il s’agit bien defaire de l’amour même un objet de jouissance. L’amour ditcourtois est ce procédé culturel, inventé au XIIe siècle, quiconsiste à introduire un empêchement, une barrière à lasatisfaction — barrière qui a pour effet de faire monter la« valeur d’affect » de l’amour. Empêchement au reste scru-puleusement réglementé. C’est une sorte de jeu — desplus sérieusement joué — avec l’Éros.

On voit au passage la transformation, opérée dans lefantasme masculin, de « la femme » comme objet d’excita-tion en désir de « la Dame », cet objet interdit et cette Loi

CONFÉRENCE68

15 S. Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »,1910, op. cit., section. 3.16 Souligné par nous.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 68

vivante qui commande l’empêchement et permet de réa-liser cette plus-value sur le plan de la jouissance amou-reuse de l’ajournement de la satisfaction — ce qui exa-cerbe le désir et produit une excitation d’idéal. Jeu subtilde « qui perd gagne ».

L’amour en sa dimension moderne est né, il faut le sou-ligner, de cette stratégie fantasmatique de l’empêchement.L’empêchement se magnifie alors en dimension d’impos-sible. Savamment entravée en sa satisfaction immédiate, larelation sexuelle flambe en « amour fou ». Un peu à la façondu barrage artificiel placé sur le cours d’eau qui, en l’entra-vant, en régule le débit et produit en conséquence del’énergie surnuméraire. L’affect amoureux flambe donc àpartir de la pression inhibitrice qui est imposée au fluxpulsionnel. Ce qui fait monter la « cote » sur la Bourse desvaleurs… d’affect ! Cela se retrouvera dans l’exaltationromantique de l’empêchement promu en impossible, cequi établit ce rapport profond entre l’amour et la mort, cet« empêchement absolu » — exploité il est vrai, dans lesformes obsessionnelles de l’amour, où le désir n’est sup-portable et attrayant que parce que promis à l’insatisfac-tion. Le névrosé obsessionnel hérite en ce sens de ce quenous avons désigné comme syndrome « post-courtois »17, ce« symptôme amoureux » n’ayant le sentiment de rencontrerl’objet de désir que dans la mort. Bref, « feindre l’obstacle »contribue à constituer l’objet du désir et pour le désir.

Tandis que la jouissance est sentiment de propriétéd’un « bien », le désir implique l’assomption d’un manque,l’amour s’ouvrant à la dimension de la demande. Il estremarquable que l’empêchement court, tel un fil rouge,dans ce devenir.

69PAUL-LAURENT ASSOUN

17 P.-L. Assoun, Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcour-toise, Economica, 2e éd., 2004.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 69

Figures de la femme empêchée.

On aurait donc tort d’assimiler l’empêchement à un« mal » absolu ou de le réduire à un handicap. Qu’on enconsidère à présent le versant féminin. Une femme quiapprend ce que l’on appelle une « heureuse nouvelle » etdevient enceinte est de fait une femme empêchée (lalangue espagnole a eu une heureuse intuition en désignantla femme « enceinte » comme « embarrassée », embarazada).Enceinte, elle l’est, enfermée de plus en plus, dans l’étatque l’on appelle « grossesse », dans son corps avec il estvrai le produit de son plus cher désir, qui brille à ses yeuxd’un éclat phallique18. Une femme en souffrance d’enfantn’aspire à rien de mieux qu’à cette heureuse incarcération.Rien n’est plus douloureusement « libre », en contraste,qu’une femme qui aspire à l’enfant et dont le corps restevacant. Reste que la plénitude de la maternité a pour corré-lat l’empêchement. Bref, le corps en grossesse est un corpsempêché, sous la grâce d’un heureux événement. Lafemme enceinte se charge d’un autre qui en limite la capa-cité de mouvement. C’est une entrave prometteuse. À bieny regarder, le désir en général tend à se charger d’un objetde jouissance délicieusement encombrant.

Il faut pointer aussi en miroir le fantasme masculin de« la femme pauvre »19 — bien tissé dans le roman éponymede Léon Bloy — comme si le manque perçu dans l’autreétait générateur de désir. Lien entre indigence et dési-rable. C’est la femme qui n’a rien qui semble alors déten-trice de ce rien précieux qui n’a pas de prix.

CONFÉRENCE70

18 S. Freud, Sur les transpositions pulsionnelles, en particulier dans l’éro-tique anale, 1919.19 P.-L. Assoun, « Figures du féminin et inconscient de l’œuvre : la“femme pauvre” à l’épreuve de la psychanalyse », in La littérature et ledivan. L’écrivain face au psychanalyste, pp. 227-255, Hermann, 2011.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 70

L’empêchement de structure : la castration.

Ce cheminement converge vers un point focal : l’em-pêchement majeur en psychanalyse a nom « castration ».

C’est un tournant essentiel de la théorie freudiennede l’angoisse que celui où il réalise que le sujet de l’an-goisse n’est pas seulement insatisfait, mais limité par cedanger fantasmatique des plus puissants, que matérialisel’angoisse dite de castration20. Autrement dit, ce n’est passeulement la non satisfaction pulsionnelle qui angoisse,par frustration, mais la satisfaction elle-même angoisse,parce qu’elle se heurte à cette limite de la castration. C’estdonc aussi la satisfaction pulsionnelle même, autant quela frustration, qui débouche sur l’angoisse.

Cela se vérifie à travers les cas paradoxaux mais bienavérés de ces sujets qui « échouent devant le succès »21,c’est-à-dire qui s’effondrent inexplicablement au momentoù ils réalisent leurs plus chers désirs et deviennent pro-priétaires des objets les plus ardemment et longuementconvoités. En ce sens, leur empêchement interne les proté-geait et c’est quand celui-ci se lève dans la réalité qu’ils « craquent », l’obstacle de la castration étant alors mis à nu…

L’empêchement se décline alors sous cette autre trilogiede la privation, de la frustration et, last but not least, de la cas-tration. On notera que cette généalogie de l’empêchementest corrélative de la « relation d’objet ». Il y a là empêche-ment de structure. Mais c’est aussi en ce point de l’empêche-ment symbolisé que se creuse le lieu même du désir. Lacan

71PAUL-LAURENT ASSOUN

20 S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, 1926.21 S. Freud, « Ceux qui échouent devant le succès », in Quelques types decaractères à partir du travail psychanalytique, 1915. Cf. P.-L. Assoun,Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Economica,2e éd., 2012.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 71

désigne le psychotique, celui qui ne s’est pas confronté à cetempêchement symbolique, oedipien, comme « l’hommelibre ». Le « délire », tout en étant contraint par le conflit aigude la psychose, jouit d’une liberté morbide, qui se met à « labourer » hors du sillon, comme le dit l’étymologie.

Bref, dès lors qu’il est parlant, le sujet s’expose augrand « souci » de la castration. Le « parlêtre » est un êtrequi, jouissant du langage — ce qui est on ne peut plusprécieux — se trouve empêché dans la jouissance de soncorps. Le toxique, « brise-souci », est par exemple lemoyen de « divorcer » d’avec cet empêchement en modi-fiant la « vie de sensation » corporelle, évasion hors d’unmonde empêché dont on sait le coût22.

Anthropologie clinique de l’empêchement.

L’empêchement culturel.

Le symptôme n’est pas que fait clinique : il débouche surla question de l’appartenance culturelle sur laquelle la psy-chanalyse a beaucoup à dire23. En rappelant que la Cultureest « bâtie sur la répression pulsionnelle »24, Freud établitque la pulsion est principallement empêchée par l’interditculturel. Le complexe d’Œdipe atteste l’insertion du « petitd’homme » dans un système d’empêchements qui définit ladimension « éducationnelle », sauf à se confronter à cette

CONFÉRENCE72

22 P.-L. Assoun, « Psychanalyse et addiction » in Addictologie clinique,sous la direction d’Éric-Pierre Toubiana, Presses Universitaires de France,2011, pp. 21-103.23 P.-L. Assoun, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, 2e éd. 2008, Armand Colin, collection U.24 S. Freud, La « morale sexuelle civilisée » et la nervosité moderne, 1908.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 72

dimension conflictuelle « inéducable ». On sait que l’enfanttend à la désobéissance à l’ordre parental, mais que la puni-tion peut s’avérer réguler la culpabilité, en sorte que Freudnote cette tendance de l’enfant à faire des bêtises à l’occa-sion pour rechercher le châtiment, ce qui lui permet d’entirer un certain soulagement25. Ainsi peut-il quêter de l’ins-tance parentale un obstacle à sa liberté pulsionnelle àlaquelle il craint d’être livré.

La névrose atteste cette fonction de dissidence conflic-tuelle, mais en même temps, en une formule puissante,Freud suggère que « la névrose, quelle que soit la formequ’elle prend ou la personne sur laquelle elle se porte, saitdéjouer l’intention de la culture »26. Cet « empêché » qu’estle « psychonévrosé » est donc en même temps un dissidentactif de la Culture. Il révèle que la Culture endommage lapulsion. Il est donc sur le front du malaise de la culture.

Freud utilise un terme intéressant, celui de Lebens-tüchtigkeit, ce que l’on peut traduire comme aptitude à lavie ou capacité de vivre. La Tüchtigkeit désigne la capacitéet le zèle, mais aussi la « bonne forme ». Bref, un certainbien-être qui fait que, tous comptes faits, la vie est digned’être vécue. Il y a l’idée de « dignité » dans la notion —avec l’idée d’un seuil d’endommagement qui en compro-met la viabilité. À un certain niveau d’empêchement, c’estcette dignité ou capacité de bien-être qui est entamée.

Naturellement l’introduction d’un « malaise » ou d’un« mal être » de la Culture, lié au travail de l’agressivitédérivant elle-même de la pulsion de mort, va venir rela-tiviser radicalement cette notion. Mais Malaise dans la Culture commence comme un traité sur le bonheur, sur ces

73PAUL-LAURENT ASSOUN

25 S. Freud, « Les criminels par conscience de culpabilité », in Quelquestypes de caractère à partir du travail psychanalytique, 1915.26 S. Freud, La « morale sexuelle civilisée » et la nervosité moderne.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 73

« techniques de bonheur » par lesquels l’humanité tentede déjouer les sources de souffrance issues de son proprecorps, du monde extérieur et des autres hommes. La pul-sion de mort apparaîtra comme le « ver dans le fruit » decette quête anthropologique du bonheur..

L’analyse comme « désempêchement ».

« Faire » une psychanalyse, est-ce autre chose, en fin decompte, qu’essayer de se « dépêtrer » et de se débarrasser— ce qu’exprimait l’ancien mot « dépêcher » pris commeantonyme d’empêcher — de l’aliénation au symptôme ?Quiconque entre en analyse, comme on dit, se présentecomme un homme ou une femme empêchés, selon desmodalités singulières dont lui (elle) seul(e) est habilité(e) àtémoigner. Comment se dépêtrer, non seulement de sonsymptôme (cela, c’est ce que visent les thérapies brèves),mais du nœud conflictuel qui l’a rendu possible ?

On aurait pourtant tort de croire que cela mène àquelque « lâchez tout ». Le paradoxe de la « libre associa-tion », c’est qu’elle fait expérimenter la dépendance radi-cale à la puissance déterminante de sa propre parole et àcette forme d’humour par lequel le sujet se repositionne.C’est ce qui donne son sens à l’impératif de « ne pascéder sur son désir ». Là où son intime empêchementétait, le sujet a à advenir…

Paul-Laurent ASSOUN.

CONFÉRENCE74

27 P-L. Assoun, « Le sujet de l’humour ou le surmoi humoriste », in « Humour et identité », La Matière et l’Esprit n° 24, Université de Mons /Lansman Éditeur, 2012, p. 25-52.

051-074_Assoun.qxd 26/04/13 11:35 Page 74