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  • EN TÉMOIN DE TROP

  • DU MÊME AUTEUR :

    La Méchanceté, Quintette, 1986. Les Aventures de Cogito, Quintette, 1988. Marcel Cogito, Quintette, 1992. Les Promenades d'un rêveur solitaire, Climats, 1996. Louis Maladire, Climats, 1997. Un extra-céleste, Climats, 1998. Petit vocabulaire de l'imaginaire, Quintette, 2000.

  • Marc Wetzel

    EN TÉMOIN DE TROP

    (Semper Cogito)

    CLIMATS

  • pour Jean-Damascène et Clément

  • «... à cause de ce qui n'existait pas encore... » Theodor W. Adorno

    « Les hommes sont amenés à se rencontrer parce que la terre est ronde »

    E. Kant

  • © Éditions Climats, 2000

  • 1

    Au château d'eau

    L E CANTONNIER-ADJOINT n'est pas content. « Laissez-moi vous faire remarquer » dit-il aigrement à Cogito – sur le terre-plein herbu de l'entrée - « que vous étiez prévu seul. C'est dan- gereux là-haut, comprenez-vous, et je risque ma place ». Cogito montre sa belle : « Mais elle, c'est aussi moi » dit-il. « Il veut vous dire » précise-t- elle en minaudant « que lui, c'est moi aussi ». Le cantonnier se fiche bien de qui est aussi qui, et prend directement son château d'eau rouge et blanc à témoin. « Comprenez-moi, monsieur » dit-il, « la visite de ça est formellement interdite, ce n'est même pas propriété cantonale. Si cette dame raconte ma complaisance, adieu le bou- lot! » « Vous avez accepté mille francs » dit sèchement Cogito, « remboursez ou montons ».

    « Laissez-moi vous faire remarquer que l'es- calier intérieur est une hélice sacrément pentue » dit l'homme, « et que là-haut il sera trop tard pour découvrir le vertige. Il y a du risque pour tous les inexpérimentés ». « Elle fait

  • trois mois de varappe par an » dit Cogito. « Je descendrai les quarante-cinq mètres tronc- coniques de votre bâtiment en rappel, et avec vous dans les bras, si vous voulez. J'ai toujours de quoi dans ma sacoche » dit-elle. Le canton- nier n'apprécie aucun excès, marmonne puis cède sur une dernière consigne : « Bon alors on me suit, on n'explore rien sans ma permission, on ne jette rien nulle part, on est d'autant plus attentif qu'il commence à pleuvoir. » « On sera d'une toute militaire prudence » dit Cogito. « La pluie nous donnera l'occasion de jouer avec le sas de recueil » dit-elle. « Certainement pas ! ! » dit le cantonnier, surpris.

    La porte est un double battant ordinaire, à clé manuelle. On ouvre. « Laissez-moi enfin

    vous faire remarquer » dit l'homme « que tout le bastringue là-dedans a plus de trente-cinq ans. Laissez la rouille tranquille, ne touchez aucun tuyau, câble, clapet ou crochet, hein ! » « Bref, pas de vanne! » dit Cogito, souriant. Corinne éclate de rire sur les premières marches du coli- maçon gris. « Silence, s'il vous plaît » dit l'homme, « et vous, monsieur, évitons les plai- santeries ici! » « J'essaierai de m'éviter » dit Cogito, « c'est promis ». Ils continuent à suivre leur guide grommelant.

    Corinne trouve qu'il fait noir, que ça pue la merde et qu'on ne voit pas du tout la colonne

  • mètres de hauteur, une mince découpe rectangulaire), c'est pour dire que c'est bien noir, et peu accessible, exigu et crade. « Éteins » dit Cogito. Et en effet : il y a un liseré blanc qui filtre par les angles et les lignes, comme si la trappe était éclairée du dedans. « Ce n'est pourtant pas pleine lune » dit Jean-Robert. Certains repartent déjà, en blaguant un peu trop fort : « Vous nous raconterez, hein » disent- ils, « la petite sauterie d'anges que vous allez trouver », ou, plus piteusement « l'ambiance va tomber en bas ». Il n'y a bientôt plus que Luc, Bruno et Marcel (et Claire, à quelques mètres, qui, dit-elle sans trop cacher ses peurs, « surveille pour qu'on soit tranquille »).

    C'est Cogito qui monte. On l'aide, en tenant l'échelle, en passant la masse, en éclairant le lieu des coups. Aux coudes, aux omoplates, cela ne donne rien. Il faut en effet cogner, de bas en haut, par des coups massifs et laborieux, qui déséquilibrent et font un vacarme un peu sourd, inquiétant. « Un Jugement Dernier espionné à travers une cloison » sourit Cogito, entre deux levers de massue, « exactement l'impression d'une Apocalypse feutrée ». Les autres aimeraient qu'on en finisse. « Fais le trou avant d'écrire, Marcel » dit Bruno. Mais le cœur n'y est pas. Cogito, d'un dernier effort traversant presque le bois, a débloqué (ou « décollé » ?)

  • l'espèce de soupirail uni, qui a tremblé. Il rend la masse plus bas, murmure que les charnières de cette espèce de lucarne plate cédent ou sont libres, dit qu'il pousse. Cela s'ouvre vers le haut, retombe longitudinalement, et Cogito, sans attendre, s'y engouffre. « Prends la lampe ! » dit Luc. Mais c'est trop tard: le tiers du corps est engagé, et franchement coincé, tant c'est ténu. « Qu'est-ce qu'on voit? » crie Claire. « Marcel, ça sent quoi, là-haut ? » dit Bruno. Mais Cogito, les coudes en appui aveugle et vain, étouffe, le torse si comprimé qu'il ne peut même crier ni gémir. « Bordel » se dit-il, « qu'ils me poussent ou tirent les talons, ces cons, je suffoque! » En bas, on ne sait plus et on attend. Cogito, fou de peur, tente de se tortiller, de trouver du glissant dans l'étau rêche et lourd. Mais rien ne le tracte

    dans cette gangue, et sous le mur de ses poumons, dans le capot fermé du thorax, tout mouvement devient sangle, tout élan revient en coque, retombe en lest. Il se sent crever et maudit indistinctement tout et soi. « Sale nain

    pointu » se dit-il, épuisé et hagard, « ténia raté, hoquet de plomb... » D'un coup, - et on l'a peut-être tiré d'en-haut - il s'est dégagé, il est très vite debout dans la pièce sombre. Les copains hurlent et sifflent pour rien. Cogito va à la petite fenêtre, et regarde, éblouï. « Marcel, qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'on voit? »

  • crient-ils maintenant. Cogito se lave les yeux,

    malgré la poussière du fenestron, et l'inégale distribution des lueurs du parc. « Alors,

    quoi ?! ! » disent-ils encore. « Mais on voit ce que

    vous savez bien! » dit Cogito, irrité. « Quoi, quoi ? » s'agite-t-on en bas, « qu'est-ce qu'on sait bien, bordel? » « Que le réel donne sur lui-

    même » dit Cogito, à petite voix calme, dans la nuit méritée.

  • 34

    Sous les questions

    D OUANE d'aéroport. L'homme au képi gris (qui, affalé sur un siège bas contre une vitre, laissait passer tout le monde) s'est levé

    soudain : « Vous, s'il vous plaît » dit-il à Cogito,

    « veuillez me suivre ». Cogito quitte le rang. Il le précède dans une pièce qui fait moins bureau

    que salle d'attente ou de stockage. Cogito sera interrogé debout, entre deux portes, par le gradé

    d'abord affable. « N'avez-vous rien remarqué de

    suspect, monsieur, jusqu'ici ? » demande-t-il.

    « De suspect? » dit Cogito. « Oui, d'insolite, qui

    se serait produit dans la première partie de votre

    voyage. Réfléchissez. Il y a sûrement eu un élé- ment troublant, car - pardonnez cette fonction-

    nelle lapalissade - vous aviez l'air troublé. Nous flairons cela, nous autres, chiens de frontières. Racontez. »

    Cogito dit ce qui est : il y a eu une étonnante

    désorganisation, une confusion des trajets - et en tout cas un désordre des jours et des nuits à

    l'avance impartis pour ces étapes - « on était

  • bien où il fallait, mais à des heures folles ; ou très

    ponctuels, mais alors dans d'invraisemblables coins. Et même.. . » « Et même? » dit l 'homme,

    soudain insistant. « Et j'ai même eu l'impres-

    sion, vraiment très dérangeante — mais je vous dis, monsieur, les choses comme elles se sont

    présentées, c'est à dire absurdement - d'être resté sur le même siège exactement, oui, je dis bien sur

    l'identique et unique petit fauteuil basculant, sur rail d'abord, au départ, puis route, puis eau,

    puis route encore, puis air à l'instant ». « O n vous aurait littéralement transporté d 'un véhi-

    cule à l'autre, sanglé sur votre siège, sur les sup- ports de trajets successifs ?! ! » s'étonne l'autre.

    « Oui, c'est cela » dit Cogito, « exactement ». « Comme un infirme? » « Oui, exactement. »

    « Mais vous n'êtes pas du tout infirme?! »

    « Non, en effet » dit Cogito, « non, c'est le hic ».

    « Et vous jureriez pourtant qu'il en a bien été

    ainsi ? » relance l'homme. « Ce genre de choses ne passent inaperçues » dit Cogito, « qu'en rêve,

    j'en conviens ». « Votre agence de voyages n'avait rien laissé présager de tel? » « Rien de tel ». « C'est au fond comme si vous aviez été

    drogué? » dit l 'homme. Cogito trouve la com- paraison juste et confirme. « C'est que nous

    n'aimons pas trop la drogue » dit l 'homme. « Le ton des ennuis est donne » se dit Cogito. « Car il n'y a qu'une seule explication » continue

  • l'homme « à ce que je viens d'entendre: c'est que vous seriez selon vous à la fois naïf, niais, impotent, dingue, chiant, nul et raide défoncé. Or cela fait beaucoup ». « En effet » dit Cogito (qui trouve pourtant bien sélective la liste d'at- tributs). « Mais il faut alors, et pas plus tard qu'immédiatement, trouver une autre explica- tion » dit l'homme, « si l'on ne veut pas devoir vous torturer pour nous la fournir ». Il y a un temps. « Je vais vous dire mon hypothèse » dit Cogito, « mais vous la recevrez mieux bien assis ». « J'ai l'âme bien câlée là où elle est » dit vivement l'homme, « expliquez-vous plutôt ! »

    « Dans le rêve » dit Cogito, « il y a ceci de la joie d'enfance que les buts y sont naturels, que l'activité en cours n'y est jamais inquiète d'elle- même, que le seul enjeu est de savoir continuer. On ne s'épuise qu'au réveil, quand l'illusion est mauvaise perdante; dedans, au contraire, la liberté ne fatigue pas. C'est un hôtel temporel, où il n'y aurait à chaque fois qu'une et une seule heure de vivre, où l'aura ne sert qu'une fois; la sainteté passe, sans faire d'histoires, comme la perversité. On y a le pilori, le garrot jetables exactement comme le nimbe. On n'in- siste jamais en rêve, puisqu'on n'a pas la croix d'un public stable. Le seul public est, je vous l'ai dit, de continuer. On est innocent, car le coupable ou l'acquitté ont leur mémoire avec

  • eux, et portent le passé dans un des organes ou l'une des poches de leur corps présent; alors qu'en rêve on est mémoire. Tout y est trop évi- demment actuel pour que puisse s'y former le moindre relief où l'on buterait, un repli dont il faudrait répondre, un sillage gelé qui vous tra- hit. L'épaisseur de vie y est nulle : on est en exis- tence manuelle, un peu comme à la pompe Japy, on fait venir, au Tic-Tac d'un effort, juste assez d'eau pour sauver le flux. On bâtit à la seconde, comme un bousier, un termite, avec juste assez de corps de reste pour le geste qui suit, et l'on flotte comme flottent nos organes en nous, meubles synchrones ou îles nageuses, étranges anneaux internes qui sauraient coulis- ser des poignets aux chevilles, ou de la taille au front. S'il faut un avion, je me le livre à l'instant sans carlingue ni cabine, avec seulement un balai et un tissu rouge - ne demandant qu'à claquer - qui sera voile et ailes, et qui sera l'ange à tout faire du chantier atmosphérique. S'il faut un orage, nous faisons que les nuages naissent directement gris. S'il faut être en Haute-Loire, la bouse, le lichen et le foin nous feront aussitôt une moustache olfactive. S'il

    faut l'amour, là aussi l'espérance et le vent, convenablement assortis, suffiront pour que descendent se poser de belles et peu farouches hanches blanches sur votre timide trique.

  • Et tout est toujours sereinement perdu ; la rai- son y veut bien passer comme l'instinct, et n'exiger sur elle aucun égard ni regard, et les pensées veulent bien nager avec les choses, tout bonhommement, vers la belle issue vide. Pas plus que le sac de la cornemuse ne fait de dis- tinguos entre les poumons - on n'y prend acte, dans la tubulure de laine et de laiton, que du pneuma moyen et anonyme, de même le sac du monde ne distingue pas entre ses âmes souf- fleuses, laissant enfin les choses être les leçons des choses, voulant bien du chant standard, se contentant d'un portrait-robot du sens, ado- rant sans hésitation la libidinale icône, s'accep- tant s'il le faut surnature salopée... »

    L'homme en a plus qu'assez compris. « Vous rêvez juste » dit-il sèchement, « et ça permet à la sortie d'être par là. Bon déguerpir! »

  • 35 En amour

    « M

    ène-moi, veux-tu à ce ciel où nul n'est

    Dieu » lui dit-elle, en arrimant, d 'un

    inouï et leste lancer, sa culotte au portemanteau.

  • 36

    Sur la banquette arrière

    L EÇON de conduite du fils de Cogito, installé au volant. Le moniteur de l'auto-école (un peu niais, mais chaleureux et pédagogue) est assis à sa droite. Cogito est assis à gauche, der- rière, et attend qu'on démarre. Entre alors par la dernière porte un homme pressé, un peu suant, qui se pose lourdement et ordonne - en cla- quant la portière - de démarrer. Le moniteur n'a pas bronché, et fait signe au conducteur d'y aller. Cogito a très vite réfléchi.

    « Un petit instant là-devant » dit-il, « j'aime- rais d'abord être présenté à ce monsieur dont j'ignore tout, et qui vient, sans grand ménage- ment, de se caser assez à l'improviste parmi nous, élargissant ainsi sans raison apparente un comité que je préférais restreint ». Il y a un silence. « Démarre, petit » dit simplement l'autre à Cogito junior. « Surtout, fiston » dit Cogito, assez remonté, « cramponne-toi scrupuleuse- ment à ton point-mort jusqu'à ce que l'enquête sur notre passager clandestin ait sensiblement

  • progressé ». « Vous êtes qui, vous ? » dit le gros homme. « Le père de l'élève-conducteur. Et vous?... » dit Cogito, « seriez-vous le père du moniteur? » « Pas que je sache » dit l'autre, « allons-y ».

    Mais Cogito junior, loyalement, a ouvert sa vitre, et, le coude dans le petit vent, attend la suite. « Mon fils, comme vous voyez » dit Cogito, « a les trois mêmes préoccupations que moi: savoir qui il transporte, faire bien com- prendre que de vrais taxis passent plus loin (sur- tout en présence de ceux qui paieraient naïve- ment la course), enfin préférer un fier échec à un humiliant armistice ». Le type se retourne franchement, comme la banquette le permet, vers son immédiat voisin. « On vous relâche

    souvent, vous ? » dit-il, dans un mauvais rictus.

    Cogito, qui ne sait pourtant s'il y sera cerf, braque ou fusil, décide d'une curée immédiate : d'un énorme coup de coude dans le flanc gauche de l'obèse, il bondit de côté ; il lui attrape le dessous des oreilles, secoue la graisse assez velue des bajoues, et, en hurlant quelques abjectes insanités, lui cogne la nuque et l'occi- put sur les montants de l'appuie-tête avant. Le moniteur s'est retourné en criant. Il tire Cogito par les cheveux, hurle sans effet, puis lui met un terrible coup de boule entre les yeux. Cogito, aussitôt aveuglé de sang, retombe comme une

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