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    Silvia PavelTTR : traduction, terminologie, rdaction, vol. 2, n 1, 1989, p. 125-137.

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    Nologie lexicale : transfert, adaptation, innovation

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    Nologie lexicale: transfert,adaptation, innovationSilvia PavelIl est, en matire de nologie, des vidences qu'il importe parfois derappeler. L'une d'elles est la dimension thortique du langagehumain: i l peut tre dcrit comme un systme de signes dont l'agencement rgi par des rgles sert la reprsentation discursive de la naturedes choses, la conceptualisation des perceptions du monde rel, l'anticipation de mondes possibles. Une autre est la dimension socialedu langage: i l sert galement la communication entre les individusd'une communaut . C'est un acte de cration sociale, d'orientationdu comp ortement ind ividuel, con tinuellement rgnr dans l' interactioncollectiv e l' intrieur d 'espac es historiquement et culturellemen t dtermins .

    Les rapports entre pense et langage occupent de plus en plusle devant de la scne contemporaine:La linguisticisation de la pense peut tre interprte comm e le prlude,la prparation une matrialisation infiniment plus radicale dont l'avnement a fait bien plus que commencer. L'informatisation, la multiplicationde toutes les technolangues, le dveloppement de l'intelligence artificielleet des sciences cognitives, les linguistiques generatives fondes sur despistmologies de la simulation, les modlisations opratoires de l'inten-tionnalit et de la prise de dcision, les programmes de traductionautomatique, etc., avec toute la rhtorique qui les entoure et qui faitpeu peu basculer du ct de la technique le lexique des significationstraditionnelles (pense, intelligence, langage, dialogue, etc.), constituentquelques facettes de ce processus. (G. Hottois, 1987, pp. 66-67)En mme temps, l 'volution de la pense (dcouvertes scientifiques, inventions techniques) est intimement lie l ' ide de progrssocial et de changement linguistique:As the use of new technology changes human practices, our ways ofspeaking about that technology change our language and our understanding. This new way of speaking in turn creates change in the world

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    we construct... The development of the (computer) technology has ledto new uses of terms such as information, input, output, language, and communication, while work in areas such as artificialintelligence is bringing new meanings to words like intelligence,decision, and knowledge. The technical jargon gives shape to ourcomm onsense understanding in a way that changes our lives. (T. Wino-grad, 1986, p. 6)En outre, le renouvellement du langage ne se limite pas l'mergence de sens nouveaux dans la coquille des mots en circulationmais se manifeste tous les niveaux du systme linguistique. L.Guilbert (1975), par exemple, considre quatre aspects du changementlexical: la nologie phonologique, la nologie syntagmatique, la nolo

    gie smantique et la nologie d'emprunt.La cration d'un mot et, plus forte raison, son volution, saproductivit peuvent relever de plusieurs procds nologiques. Ainsile mot nologisme, attest pour la premire fois en 1735 dans unefable allgorique, est un exemple de nologie syntagmatique (drivation,composition) par combinaison des lments neos et logos empruntsau grec (nologie d'emprunt). Ses sens premiers taient pjoratifs: v icedu style, tour affect des phrases, jonction tmraire des mots, bizarrerie, fadeur et petitesse des figures, expression nouvelle et loigne decelles que l'usage autorise, etc. (F. Dougnac, 1982). Les Prcieusesdu XVIIe sicle rid iculises sans merci par Molire en illustrrent avantla lettre l'abus litiste. Selon le Petit Robert (1988), l'adjectif nologique (1726) prcde nologisme d'une dizaine d'annes avec uneacception non moins pjorative, mais nologie (1759) a dj un sensneutre sinon mlioratif : emploi de m ots nouveaux dans la langue afinde l'enrichir. Le sens moderne de nologisme remonte 1800:Emploi d'un mot nouveau soit cr, soit obtenu par dformation,drivation, composition, emprunt, etc., ou emploi d'un mot dans unsens nouveau (nologisme de sens). Pris dans cette acception, nologisme est lui-mme un exemple de nologie smantique. Le sens leplus rcent est aussi un sens spcialis: en psychiatrie, le termenologisme dsigne un mot forg par un malade mental, incomprhensible par l'entourage. C'est un exemple de nologie smantiqueau deuxime degr. En littrature, Orwell illustre par la novlangueune autre forme d'alination, collective celle-l.L'tude des changements formels et smantiques accorde uneattention croissante la combinatoire sociolinguistique de leurs manifestations statiques/simultanes et dynamiques/volutives. Lexicographeset linguistes reconnaissent d'ailleurs volontiers le caractre thoriquement distinct mais pratiquement indissociable de ces manifestations(A. Rey, 1976, pp. 3-17). Ainsi, la dnomination d'un concept nouveaurelve de facteurs socio-culturels tels l'universalit, la transparencesymbolique, les qualits mnmotechniques, la crativit et le prestige

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    individuels, qui dterminent l'acceptabilit du nologisme dans ungroupe social.Le phnomne des concepts nomades (L Stengers, 1987) impossible ignorer dans les activits technoscientifiques soulignela dimension sociale du sentiment de nouveaut: des termes usuelsdans un secteur d'activit peuvent migrer vers une spcialit mergenteet y faire figure de nologismes, qu'ils soient ou non accompagnsd'un changement smantique.La nouveaut d'une forme obtenue par drivation, composition,abrviation ou emprunt externe est dclenche par la nouveaut smantique, quand elle ne rsulte pas tout simplement de la mobilit del'ensemble lexical ou du besoin de renommer des concepts. D'autrepart, la nouveaut smantique gnratrice de nologismes formels concerne galement les nologismes de sens, les lexies complexes,les emplois analogiques et figurs. Elle se conoit difficilement endehors du fonctionnement concret du langage ou du renouvellementde la pense.L'observation un tant soit peu attentive de ces phnomnesconfirme des intuitions communment partages. On constate que levocabulaire se renouvelle bien plus rapidement que la grammaire ou

    la prononciation et davantage dans les priodes d'effervescence intellectuelle: en pleine rvolution informatique ( 1948-1960), un quart dulexique franais avait subi des modifications (J. Thiele, 1987, p. 11)tandis que le systme phonologique et la grammaire n'avaient t quemarginalement touchs (J. Cellard, 1988). Sur le plan lexical, lesbesoins de dnomination des nouveauts technoscientifques l'emportentlargement sur les besoins expressifs des locuteurs dans leurs changesquotidiens: en franais courant, il suffit de 1500 3000 mots pourbien communiquer, tandis que le vocabulaire de l'informatique contient lui seul plus de 10 000 termes. Parmi les terminologies spcialises,celles des secteurs de pointe se renouvellent le plus rapidement. C'est--dire que la nouvelle science du chaos (chaologie) et les mathmatiquesnon linaires, la physique des superconducteurs et ses retombes surl'industrie lectronique, le gnie gntique et ses biotechnologies, oul'intelligence artificielle et ses applications produisent aujourd'hui plusde nologismes que la sylviculture, la gologie ou l'industrie ptroliredont le progrs dpend de l'innovation conceptuelle dans les secteursdits de pointe. Il a fallu prs d'un sicle pour que la terminologie duforage ptrolier change considrablement; l'intelligence artificiellen'existait pas il y a quarante ans, sa terminologie franaise a pourainsi dire doubl depuis 1980 et l'on ne peut prdire ce qu'elledeviendra au cours des quinze prochaines annes.

    Cette massive entre en scne des terminologies naissantes enspcialits de pointe suscite un renouveau d'intrt pour la problma-127

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    tique nologique. Intrt pratique d'abord, parce que les besoins d'ex-pression de la modernit technoscientifique exigent de les reprer entant qu'entits produites, de les rpertorier, de les dcrire systmatiquement et de les dissminer afin d'en gnraliser l'usage, d'en faciliterla matrise et en mme temps l'harmonisation. C'est l l'objet de lanographie, nouvelle spcialit dsigne par un nologisme syntagma-tique. Intrt thorique ensuite, parce que l'tude de ces nologismesnourrit l'actualit de la rflexion sur les rapports entre langue, communication et socit. L'analyse du renouvellement lexical en tant queprocessus continu de transfert, d'adaptation et d'innovation fait l'objetde la nologie, nouvelle spcialit dsigne par un nologisme smantique.

    Considrons titre d'exemple la langue d'une spcialit rcentetelle que l'intelligence artificielle tude des comportements humainsen vue de leur simulation informatique. La terminologie affrentedsigne des concepts vhiculs, depuis 1956 et le plus souvent enanglais *, par une intelligentsIA internationale, hautement pluridisciplinaire (mathmaticiens, logiciens, philosophes, linguistes, neurobiologistes, psychologues, informaticiens). Dans les milieux de l'IA, l'effervescence intellectuelle est entretenue autant par la rapidit et la diversitdes changes linguistiques (colloques, confrences, programmes derecherches et d'enseignement universitaires, salons, expositions, publications, courrier lectronique) que par la vhmence des controversesentre diverses coles de pense et l'intensit de la concurrence technologique.

    De son propre aveu, TintelligentsIA se distingue par des m thodesde travail, par une vision du monde et des manires de l'exprimer quilui sont propres, quelle que soit la langue choisie pour les vhiculer:Each science is differentiated from others not merely by the set ofphenomena it claims as its object of study, but also by the approach ittakes (the science's view of those phenomena, its paradigm). If we viewMan as an actor whose internal thought processes can't be investigated,then we are called behavioral psychologists, and we study humanbehavior. If we view Man as a brain, as a piece of hardware built outof neurons, then we are called biologists, and we study neurophysiolo-gical responses. If we view Man as a machine, as an automaton, thenwe're called cyberneticists, and we investigate mathematical propertiesof feedback networks of simple components. If we adopt the view ofMan as a processor of symbols, then we're working in the field ofArtificial Intelligence. No one view of Man is right or wrong; eachis adopted because from it we can build a model, which in turn hassome practical consequences and uses. (D. Lenat, 1977, p. 259)

    1. Pour un expos clairant sur la diffusion mondiale de l'anglo-amricain, voirClaude Hagge, 1987, pp. 149-164.128

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    Comme tout vocabulaire spcialis, le vocabulaire IA est permable aux influences exerces par les sciences connexes et leursmanires de voir les objets tudis:... l'arrire-plan de tous les stades de la recherche scientifique seprojette une image thorique o se rsume T idiome dans lequel unegnration d'esprits formule de prfrence son apprhension du rel:mcanisme ou vitalisme, fixisme ou volutionnisme, fonctionnalismeou structuralisme, atomisme ou gestaltisme. Depuis l'essor de la biologiemolculaire, c'est le vocabulaire et la reprsentation des phnomnesemprunts l'informatique et la linguistique qui stylisent la sensibilitscientifique, laquelle s'exprime en termes de programme, de codeou de message. (J.-F. Revel, 1988, p. 167)Compte tenu de ces repres sociolinguistiques, on peut tenterd'aborder le devenir du nologisme IA dans une dynamique lexicaleinsparable de l'interaction sociale et circonscrite par la combinatoired'u ne triple ncessit dnom inationnelle: approp riation et transformationde l'univers conceptuel antrieur, originalit vis--vis du dj-dit etpartage social d'un espace de croyances, d'attitudes et de prfrenceslangagires.

    Antriorit et transfrabilit conceptuellesLe paysage conceptuel de cette nouvelle technoscience se dessine surle fond de la pense occidentale, par appropriation et modificationgraduelle de sous-ensembles conceptuels antrieurs autant que parcration de concepts nouveaux. Des concepts traditionnels, tels quecognition, connaissance, intention, pense, apprentissage subissent des restrictions ou des extensions de sens et reoivent desdfinitions stipulatives parfois divergentes selon qu 'ils sont apprhendsdans une perspective cognitiviste, connexionniste ou neurobiologique.Aussi l'interprtation neurobiologique de l'apprentissage diffre-t-elleconsidrablement de l'interprtation cognitiviste ou analytique:Learning is not a process of accumulation of representations of theenvironment; it is a continuous process of transformation of behaviorthrough continuous change in the capacity of the nervous system tosynthesize it. (Maturana et Varela, 1980, p. 45)

    Les multiples transferts du concept rsolution de problmessont dcrits par D. Andler (1987, p. 119) en ces termes:Le concept... se propage d'abord au sein des sciences, passant de lascience absolument formalise les mathmatiques aux savoirs lesmoins formaliss (l'histoire, par exemple, ou la philosophie); en mmetemps, de figure parmi d'autres de l'activit scientifique, le problmese transforme en figure exclusive ou du moins paradigmatique: cetteproblmatisation des sciences est en partie une ralit, en partie unidal mthodologique. Par ailleurs, le concept se propage, en se durcissant, dans certains des domaines qu'tudient les sciences. C'est ainsi

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    que d'un ct l'intelligence artificielle, de l'autre Popper, prenant pourobjet d'tude respectivement la cognition et l'entreprise scientifique,expliquent toute activit de connaissance en fonction de problmespurement objectifs, antrieurs aux efforts dploys pour les rsoudre.De mme l'organisme et, pour les adaptationnistes, la Nature elle-mmene feraient que rsoudre des problmes. Enfin, nos activits publiqueset prives se ramneraient galement la rsolution de problmes.Sous l'effet de la propagation, les concepts subissent des rajustements successifs dans la hirarchie de leurs traits smantiques. Lapremire cyberntique des annes 1940 conoit le cerveau comme unemachine deductive qui incarne des principes logiques. Le neurone estvu comme un automate fini dont l'tat actif ou passif dsigne desvaleurs vrai ou faux. Les connexions neuronales forment des porteslogiques et, ou, non, etc. La science cognitive y voit depuis1956 un systme interprtatif, thtre de reprsentations mentales dontla ralit physique se prsente sous la forme d'un systme de symboles,tandis que les neurosciences le dfinissent comme ensemble de cellulesactives constitues en dispositif de traitement de l'information quiragit l'environnement. Les no-cybernticiens (F. Varela, 1989, p.48) y dclent, pour leur part, une arme de constituants simples, nonintelligents (neurones) dont l'interconnexion dense cre les conditions

    propices l'mergence de l'intelligence en tant qu'piphnomne.Un autre effet de la propagation est l'apparition de dfinitionset de dsignations parallles pour un mme concept, inspires ouexiges par les diffrentes catgories des publics censs s'en servir.On pourrait comparer, par exemple, les dfinitions rdiges par deuxcommissions de terminologie pour les termes informatique, robotique, tlmatique, ou celles du concept calcul optique dans desouvrages spcialiss et des priodiques de vulgarisation o l'on trouvel'expression calcul lumineux.L'innovation conceptuelle favorise parfois le recours la nologieformelle . Ainsi la cration du terme autopoise (du grec autos,soi-mme, et poiein, produire) et des drivs antonymes autopoi-tique/allopoitique pour dsigner la notion d'autonomie et d'auto-organisation des systmes vivants est motive par la ncessit d'viterle pige du prconu:The introduction of this word... simplified enormously the task of talkingabout the organization of living without falling into the always gapingtrap of not saying anything new because the language does not permitit. We could not escape being immersed in a tradition, but with anadequate language we could orient ourselves differently and, perhaps,from the new perspective generate a new tradition. (H. Maturana et F.Varela, 1980, p. XVII)D'autres concepts encore peuvent recevoir des dsignations nouvelles dans une discipline connexe et tre transfrs tels quels en IA.

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    savoir spcialis et aussi par l'exigence primordiale en technolanguede prserver le sens littral du texte de dpart.L'explication reste toutefois partielle et partiale tant qu'elle netient pas compte d'un autre fait important, savoir l'universalit dela mtaphore anthropomorphique, de l'analogie anim/inanim et plusgnralement de la symtrie d'chelle local/global en tant que procdsde dcoupage du rel (G. Lakoff et M. Johnson, 1980). L'adoptiond'expressions telles que demon ou interpreter s'explique tant parleur rsonance universelle que par leur appartenance au paradigmetechnoscientifique de l'IA et par la diffusion internationale de l'anglais.Il n'est d'ailleurs pas sans intrt de remarquer que l'anthropomorphisme mtaphorique est galement prsent dans les contributionsoriginales des chercheurs francophones (ex. le spcialiste de H.Wertz, 1985) ou hispanophones (ex. les coordinateurs de F. Flores,1982) et mme chez des chercheurs opposs cette tendance (ex.computer blindness et computer coaching chez T. Winograd, 1986,ou la notion du langage en tant que consensual domain ou structuralcoupling chez H. Maturana, 1970). Les rapports entre la vision dumonde propre une technoscience et l'universalit des moyens linguistiques choisis pour l'exprimer ont une influence non ngligeable surce que les anthropologues appellent spread of non-linguistic culturalitems. (E. Haugen, 1950, p. 212)La diffusion de certains effets de langage ne concerne pas queles technolectes. Elle peut atteindre les langues jusque dans leursregistres fam iliers. En notant la prolifration des locutions nologiqueso figure le mot problme (O est le problme? C'est pas monproblme! Il n'y a pas de problme) et qui sont des traductions littralesd'expressions familires en anglais amricain (Where's the problem?That's your problem! No problem!), Daniel Andler y dtecte unsymptme d'pidmie culturelle marque par un positivisme et unpragmatisme caractristique. (1987, p. 154) Ici encore, bien plusqu'une caractristique culturelle diffuse par des m oyens linguistiques,G. Hottois (1987, p. 73) voit dans ce pragmatisme un trait thiqueintrinsque de la socit technicienne.

    Les particularits lexicales de certaines langues peuvent faciliterla diffusion translinguistique de certains effets de langage l'intrieurd'une communaut technoscientifique. Telle, dans la plupart des languesindo-europennes, l'homonymie des suffixes dsignant l'instrument etl'agent. En franais, espagnol, italien et allemand, tout au moins, lesuffixe -eur/-or/-ore/-er est un des plus grands producteurs de nolo-gismes IA dsignant des activits auparavant attribues un animhumain (actualisateur, coordinateur, dbogueur, dmontreur, dpanneur, lagueur, mulateur, extracteur, formaliseur, grapheur, interprteur, intgrateur, interrogateur, justificateur, programmateur, raisonneur, rconnaisseur, rnovateur, rsolveur, restituteur, rsumeur,132

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    schmatiseur, simulateur, etc.). On peut certes se demander si cemodle de drivation aurait t aussi productif si un modle quivalentn'avait pas t exploit d'abord en anglais, mais on ne peut douterpour autant de son appartenance aux paradigmes drivationnels dufranais, de l'espagnol, de l'italien ou de l'allemand.Emprunt, adaptation, innovationLa notion d'emprunt englobe dans ce contexte une partie considrablede la terminologie technoscientifique, de la simple importation pratique, par exemple, en japonais (R. A. Miller, 1967) o 70% dela terminologie de l'informatique est obtenue par la transcription determes anglais en kana en passant par les traductions littralesprfres en chinois (V. Alleton, 1986), et jusqu'aux substitutionsingnieuses de mots d'origine trangre, comme il arrive parfois enfranais (canal banalis/citizen's band, bogue/bug ou bo ule/bulldozer).On peut l'approcher en adoptant le point de vue de J. Humbley (1974,pp. 46-70) selon lequel tout lment d'une langue A constitue unemprunt lexical dans une langue B lorsque celle-ci suit le modlede formation de la langue de dpart (dcompositionnel, monotonique,planning, intractable), et un emprunt smantique lorsque le modletranger n'est pas suivi, soit qu'on lui prfre un modle autochtone(adaptativit/adaptivity), soit qu'on largisse le sens d'un mot djvhicul en B (raliser, falsifier, ou pervier au sens de partisande la guerre).

    L'emprunt y est dfini en tant que passage d'un lment (d'expression, de contenu, ou des deux) d'une langue une autre, intgrau processus d'adoption de mots nouveaux ou nologie (p. 51) etanalys selon une typologie exhaustive qui tient compte de ses manifestations tous les niveaux de la langue emprunteuse phontique(meeting), graphie (shampooing), morpho-syntaxe (insatisfabi-lit/insatisfiability, recherche meilleur d'abord/best-first search) ou smantique (stratgie/strategy au sens de algorithme qui contrle l'application des rgles d'infrence). Cette typologie englobe les faux-emprunts (forme trangre et contenu autochtone diffrent ou inexistantdans la langue de dpart, tels que footing et tennisman) aussi bien queles emprunts internes (revivification d'archasmes, changements deregistre et de dialecte, de sociolecte ou de technolecte) dans la mmelangue.On peut s'attendre ce qu'une telle dfinition ne fasse pasl'unanimit des lexicographes. Certains lui prfreront la dfinitionrestreinte aux formes lexicales exognes; d'autres trouveront peut-trequ'elle empite sur la cration lexicale, qu'elle ne distingue pas nettement l'adoption de l'innovation, ou qu'elle rappelle des rticencesexprimes par Haugen l'endroit du terme emprunt:

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    The metaphor implied is certainly absurd, since the borrowing takesplace without the lender's consent or even awareness, and the borroweris under no obligation to repay the loan. One might as well call itstealing, were it not that the owner is deprived of nothing and feels nourge to recover his goods. The process might be called adoption, forthe speaker does adopt elements from another language into his own.But what could one call a word that has been adopted an adoptee?Anthropologists speak of diffusion in connection with a similar processin the spread of non-linguistic cultural items. We might well speak oflinguistic diffusion, though this would suggest the spread of the languageitself rather than of elements of it... The heart of our definition ofborrowing is then the attempted reproduction in one language of patternspreviously found in another... The term reproduction does not implythat a mechanical imitation has taken place; on the contrary, the natureof reproduction may differ very widely from the original... (E. Haugen,1950, pp. 211-212)Il n'en reste pas moins que, en intelligence artificielle commeen informatique, on peut historiquement avancer que la terminologiea t labore en anglo-amricain et que les versions dans les autreslangues sont des adaptations plus ou moins fidles. Applique l'analyse du vocabulaire franais et allemand de l'informatique (J. Humbley,1988, pp. 85-148), cette approche s'avre d'ailleurs particulirement

    bien adapte une valuation rigoureuse du degr de pntration deslments exognes et des manifestations concrtes de la crativitlexicale en tant que facult d'adaptation de la langue d'accueil.L'volution du nologisme d'emprunt mrite toutefois une attention particulire car c'est dans cette volution qu'on peut saisir lepassage de la crativit adaptatrice la crativit innovatrice. Enintelligence artificielle, on a pu constater que des emprunts directs telsque recherche depth-first ou stratgie least-commitment sont spontanment remplacs d'abord par des calques (recherche profondeur-d'abord, stratgie de moindre engagement) et ensuite par des constructions propres la syntaxe franaise (recherche en profondeur, stratgied'implication minimale). Des hybrides et des traductions littralescdent graduellement la place des crations plus originales: insatisfia-bilit s'efface devant insatisfaisabilit, neurone formel (formaineuron), synonyme de neuronode (neuronoid) est remplac par neuromime construit par analogie biomime et servant de base dedrivation neuromimtique sur le modle de biomimtique.Loin de conclure que les traducteurs sont seuls responsables dela prolifration des traductions littrales ou que le mrite du redressement de la situation revient systmatiquement aux spcialistes auteursd'ouvrages dans la langue d'accueil, force nous est de constater quela crativit lexicale des traducteurs concurrence avantageusement celledes spcialistes: en intelligence artificielle, c'est dans les traductionsd'ouvrages anglo-amricains qu'on a pu relever nombre de crations

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    raisonnes telles que Chose Soyable/Be-Able Thing, CS-it/BAT-itude,labilit/slipperiness, quasi-instance/near miss, stratgie des units/unit-preference strategy, qui remplacent des emprunts directs et des traductions littrales spontanment mis en circulation par des auteurs franais.Ces quelques observations incitent penser qu'avant de tirerleurs conclusions, les nologues chercheront l'innovation lexicale dansles changes linguistiques quotidiens entre spcialistes et dans lesdiscours de vulgarisation autant que dans les contributions thoriqueset pratiques originales des chercheurs francophones, hispanophones,etc., et qu'ils en compareront les procds terminognes ceux quirgissent la naturalisation des nologismes d'emprunt. Pareille dmarche sociolinguistique fournirait des informations pertinentes sur lefonctionnement de la nologie technoscientifique.tudie par la rhtorique du XIXe sicle en tant que produit dela ncessit, de l'imagination, de l'esprit et de la passion, et par lalinguistique du XXe sicle en tant que gnration d'units significatives partir d'ensembles d'lments, de rgles et de contraintes combina-toires, l'activit nologique pourrait tre envisage avec profit dans laperspective ouverte en sciences cognitives par l'analyse formelle de lacrativit artistique et de la dcouverte technoscientifique en tant quemcanismes simulables informatiquement, et en psychologie socialepar la reprsentation de l'innovation en tant que motivation du comportement, activit sociale de signalisation/interprtation symbolique etrestructuration spatio-temporelle de l'univers discursif.

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