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Dans l’entreprise consistant à penser une dif- férence qui ne doit pas son existence à la média- tion de l’identité, qui échapperait à l’opposition dialectique et au travail du négatif, une place par- ticulière revient aux œuvres de Gilbert Simondon et Gilles Deleuze. Ce qui les relie toutes deux, c’est qu’elles pensent la différence en termes non seu- lement logiques, mais aussi résolument énergé- tiques. Leur pensée de la différence est ainsi insé- parable d’une pensée de la vie, entendue comme différence vibrante et modulatoire, se prolongeant selon des lignes serpentines et mouvantes. Le pré- sent essai vise à interroger de quelle façon une pen- sée de la différence au sein de la vie conduit à une interrogation sur les processus multiples d’indi- viduation. S’il y aura à montrer comment les pen- sées simondonienne et deleuzienne s’interpénè- trent et se superposent à de nombreux endroits, donnant lieu à plus d’un effet de résonance, il y aura également à en expliquer les points de diver- gence. Nous avancerons l’hypothèse selon laquel- le Simondon et Deleuze se distinguent notamment par deux conceptions différentes de l’individua- tion, pensée une fois comme différence transduc- tive (Simondon) et une fois comme différence intensive (Deleuze), ce dernier ne retenant la trans- duction que pour décrire les individuations orga- niques et supérieures (c’est-à-dire décrites en termes topologiques). En proposant une lecture croisée des comptes- rendus que proposent respectivement Simondon et Deleuze de l’individuation, c’est le concept de singularité qui recevra par ailleurs un éclairage nouveau. Car si l’on a souvent associé le concept de singularité à la pensée deleuzienne, et en par- 203 ticulier à Différence et répétition où ce concept devient opératoire, Deleuze lui-même attribue la paternité de la substitution de l’individualité par la singularité à Gilbert Simondon. Dans son compte-rendu de L’individu et sa genèse physico- biologique, Deleuze décrit comment avec Simon- don, il faudra désormais distinguer “rigoureuse- ment entre individualité et singularité” 1 . Deleuze ne se contente pas, toutefois, d’établir la paterni- té de la distinction ; il en explique également la genèse. La singularité ne constituera pas alors une nouvelle conception de l’individualité (auquel on ôterait par exemple le caractère atomiste ou subordonné), mais se situe à un niveau préalable, précédant l’individu individué. La genèse du concept de singularité devra désormais être loca- lisée dans une théorie décrivant les processus d’in- dividuation : la singularité ne se résume pas à être un trait caractéristique de l’étant individué, mais intervient aux niveaux du préindividuel et de l’in- dividuation. Si Simondon et Deleuze se rejoignent dans le rejet de l’opposition entre général et par- ticulier au profit d’une pensée de la singularité, force est de constater que le terme de singularité, occupe chez ces deux penseurs une fonction stra- tégique, bien différente. En reconstituant les fils de ce dialogue sou- terrain entre deux auteurs, il s’agira non seulement de restituer à chacun une certaine singularité, trop souvent effacée par l’effet d’un télescopage Transductive ou intensive ? Penser la différence entre Simondon et Deleuze Judith Michalet & Emmanuel Alloa 1. Gilles Deleuze, “Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique” (1966), in L’Ile Déserte et autres textes (désormais cité ID), Paris, éd. de Minuit, 2002, p. 121.

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Dans l’entreprise consistant à penser une dif-férence qui ne doit pas son existence à la média-tion de l’identité, qui échapperait à l’oppositiondialectique et au travail du négatif, une place par-ticulière revient aux œuvres de Gilbert Simondonet Gilles Deleuze. Ce qui les relie toutes deux, c’estqu’elles pensent la différence en termes non seu-lement logiques, mais aussi résolument énergé-tiques. Leur pensée de la différence est ainsi insé-parable d’une pensée de la vie, entendue commedifférence vibrante et modulatoire, se prolongeantselon des lignes serpentines et mouvantes. Le pré-sent essai vise à interroger de quelle façon une pen-sée de la différence au sein de la vie conduit à uneinterrogation sur les processus multiples d’indi-viduation. S’il y aura à montrer comment les pen-sées simondonienne et deleuzienne s’interpénè-trent et se superposent à de nombreux endroits,donnant lieu à plus d’un effet de résonance, il yaura également à en expliquer les points de diver-gence. Nous avancerons l’hypothèse selon laquel-le Simondon et Deleuze se distinguent notammentpar deux conceptions différentes de l’individua-tion, pensée une fois comme différence transduc-tive (Simondon) et une fois comme différenceintensive (Deleuze), ce dernier ne retenant la trans-duction que pour décrire les individuations orga-niques et supérieures (c’est-à-dire décrites en termestopologiques).

En proposant une lecture croisée des comptes-rendus que proposent respectivement Simondonet Deleuze de l’individuation, c’est le concept desingularité qui recevra par ailleurs un éclairagenouveau. Car si l’on a souvent associé le conceptde singularité à la pensée deleuzienne, et en par-

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ticulier à Différence et répétition où ce conceptdevient opératoire, Deleuze lui-même attribue lapaternité de la substitution de l’individualitépar la singularité à Gilbert Simondon. Dans soncompte-rendu de L’individu et sa genèse physico-biologique, Deleuze décrit comment avec Simon -don, il faudra désormais distinguer “rigoureuse-ment entre individualité et singularité”1. Deleuzene se contente pas, toutefois, d’établir la paterni-té de la distinction ; il en explique également lagenèse. La singularité ne constituera pas alors unenouvelle conception de l’individualité (auquelon ôterait par exemple le caractère atomiste ousubordonné), mais se situe à un niveau préalable,précédant l’individu individué. La genèse duconcept de singularité devra désormais être loca-lisée dans une théorie décrivant les processus d’in-dividuation : la singularité ne se résume pas à êtreun trait caractéristique de l’étant individué, maisintervient aux niveaux du préindividuel et de l’in-dividuation. Si Simondon et Deleuze se rejoignentdans le rejet de l’opposition entre général et par-ticulier au profit d’une pensée de la singularité,force est de constater que le terme de singularité,occupe chez ces deux penseurs une fonction stra-tégique, bien différente.

En reconstituant les fils de ce dialogue sou-terrain entre deux auteurs, il s’agira non seulementde restituer à chacun une certaine singularité,trop souvent effacée par l’effet d’un télescopage

Transductive ou intensive ? Penser la différence entre Simondon et DeleuzeJudith Michalet & Emmanuel Alloa

1. Gilles Deleuze, “Gilbert Simondon, L’individu etsa genèse physico-biologique” (1966), in L’Ile Déserteet autres textes (désormais cité ID), Paris, éd. deMinuit, 2002, p. 121.

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hâtif, mais aussi d’indiquer comment Simondonet Deleuze pensent le rapport du sujet au dehors,respectivement par un élargissement transindivi-duel et par une involution intensifiante.

Le déclencheur germinal. La singularité chez Simondon

Dans sa thèse sur L’individuation, GilbertSimon don reconstitue les deux conceptions phi-losophiques majeures qui ont selon lui présidéaux destins de l’individuation dans la pensée occi-dentale, le substantialisme et l’hylémorphisme.Dans le premier cas, le principe de l’individualitéest immanent à l’étant individuel, le fonde commeson propre fonds et en constitue donc la substan-ce ; dans le second, il survient sur le mode d’uneforme (morph�) venant individuer une matière(hyl�) encore amorphe et indistincte. Dans les deuxcas, le principe de l’individuation est logiquementantérieur au processus d’individuation2. C’est àune telle vision que Simondon oppose une pen-sée de l’individuation en acte, où l’on tenterait de« connaître l’individu à travers l’individuation plu-tôt que l’individuation à partir de l’individu »3.Abandonnant l’idée d’un principium individua-tionis indépendant de ce qu’il vient individuer,Simondon pense ce qui individue (“l’individuant”dira Deleuze) comme un agent opérant à mêmel’individuation, comme une structure agissant donc– fidèle en ceci à son maître Merleau-Ponty – auniveau d’une individuation se faisant 4. Mais siSimondon rejette le dualisme de la tradition, iln’en arrive pas pour autant à un monisme conti-nuiste : l’individuation ne se résume ni à un dérou-lement linéaire, pas plus qu’elle ne nomme unesuccession d’états stables disjoints, mais supposeau contraire un état métastable où quelque chosese stabilise tout en restant sujet à un possibledéphasage.

Pour expliquer comment, dans un milieu pré-individuel et métastable, une individuation peutse produire, Simondon a recours à l’exemple dela cristallographie (et donc à un exemple où lapaire forme et matière n’intervient pour ainsi direqu’après coup, une fois le cristal constitué). A unpremier niveau se tient un milieu amorphe (l’eau)qui devra présenter une certaine température assu-rant une propagation rapide (le milieu ne pourradonc pas être trop solide ni trop lâche). L’intro -duction d’un corps étranger provoquera alorsl’amorce d’une cristallisation autour de ce germeinitial dont la structure microscopique se propa-gera, jusqu’à venir organiser tout le milieu. Legerme cristallin est donc à la fois l’élément impur

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du milieu (le grain de sable, voire le germe au sensproprement bactériologique) – son impureté lerend singulier – et la préformation, à un niveaumicroscopique, du milieu organisé, dans la mesu-re où il en anticipe l’entière structure. Ce germesingulier, dont l’apparition reste “spontanée, etjusqu’à ce jour inexpliquée”5, introduira dans lemilieu amorphe un élément de dissymétrie qui lepolarisera et lui imprimera une forme germinale,venant donc littéralement l’in-former. La trans-mission de cette information à l’ensemble du milieusera caractérisée par Simondon de transduction,processus qui, en soi, ne connaît pas de fin.

« Le phénomène de croissance est par la suite auto-matique et indéfini, toutes les couches successivesdu cristal ayant la capacité de structurer le milieuamorphe qui les entoure, tant que ce milieu restemétastable ; en ce sens, un cristal est doué d’un pou-voir infini de croissance : un cristal peu avoir sacroissance arrêtée, mais jamais achevée »6.

Cent-cinquante ans plus tôt, Hegel avait lui aussidéjà fait remarquer que le devenir du cristal est,en soi, inclôturable7.

Simondon ne cessera de revenir à cet exempled’individuation physico-chimique qui deviendrale modèle de l’individuation organique et nonl’inverse. Dans une section de sa thèse intituléeForme et substance (non reprise dans la premièreédition de 1964 que commente Deleuze), il envient même à formuler l’hypothèse suivante :« l’individuation vitale viendrait s’insérer dansl’individuation physique en en suspendant lecours, en la ralentissant [...] L’individu vivantserait en quelque manière, à ses niveaux plus pri-mitifs, un cristal à l’état naissant s’amplifiant sansse stabiliser »8. Cette conception du vivant a – onle verra – des conséquences sur la portée d’unephilosophie de la biologie chez Simondon.

En attendant, on comprend que le modèlepresque monadologique du germe cristallin aitpu attirer l’attention de Deleuze qui en reprendles grandes lignes pour développer l’idée d’uneimage-cristal, à la fois écart interne et enveloppe,

2. Gilbert Simondon, L’individu à la lumière des notionsde forme et d’information (désormais cité ILFI),Grenoble, éd. Jérôme Million, 1994, p. 23.

3. ILFI, p. 24.

4. L’individu et sa genèse physico-biologique est dédi-cacé “À la mémoire de Merleau-Ponty”.

5. ILFI, p. 104.

6. ILFI, p. 86.

7. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques(1830), II, Addition au §317.

8. ILFI, p. 152.

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singularité enroulée et déploiement cristallin9. Maisune fois de plus, Deleuze ne retient du concept desingularité simondonien que le caractère puncti-forme (on en verra dans un instant les raisons). Or,Simondon invoque également d’autres exemplesde singularités qui n’ont rien de punctiforme, telque le moule dans des processus d’individuationtechnique. En tant qu’il informe le milieu dudehors, le moule est singulier, pour Simondon,sans être germinal. Ce qui conduit Simondon àparler de la singularité en des termes qui peuventparaître étranges aujourd’hui, à savoir en termesde “singularité de dimension moyenne”. En effet,la résonance interne est définie comme un « échan-ge d’énergie et de mouvements dans une encein-te déterminée, communication entre une matièremicrophysique et une énergie macrophysique àpartir d’une singularité de dimension moyenne,topologiquement définie »10. Le moule, en tantqu’“enceinte déterminée”, rend possible la com-munication entre disparates : « son action se réver-bère dans toute la masse par l’action de moléculeà molécule, de parcelle à parcelle »11. L’élémentdéclencheur de la prise de forme est donc un espa-ce topologiquement défini, une “zone de dimen-sion moyenne et intermédiaire”12, faisant officede caisse de résonance. Dans l’opération tech-nique du moulage, le moule agit donc tel une“frontière topologique d’un système”13. C’estpourquoi une “singularité de dimension moyen-ne” peut amorcer la propagation de proche enproche, c’est-à-dire une opération transducti-ve14, une amplification. « La singularité média-trice est ici le moule », confirme bien Simondondans une note15.

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Si Simondon abandonne ainsi l’oppositionscolastique entre une détermination en puissanceet un étant déterminé en acte, sa pensée ne versepas pour autant, on l’a vu, dans un actualisme pur.Un écart demeure entre puissance et acte, maissurtout, la puissance n’est pas pensée en fonctionde l’individu actualisé, mais en termes d’énergieimmanente à la matière. Il faut alors distinguerdeux types d’énergies potentielles, associées res-pectivement au processus d’information et au pro-cessus de transduction : d’une part, l’énergie poten-tielle initiale, c’est-à-dire l’énergie du système nonstructuré, d’autre part, les énergies potentielles liéesà chaque structure16. Ces dernières sont liées à unedes structures du système et vont se modifiées aufur et à mesure des changements structuraux. Latransduction rend possible ces changements éner-gétiques et structuraux – ce changement énergé-tique étant corrélé au changement structural –puisque, comme l’explique Simondon, la trans-duction est similaire à une structuration du domai-ne qui s’opère de place en place. À chaque place,c’est-à-dire à chaque nouvelle structure, correspondune certaine énergie potentielle. Alors que l’infor-mation s’effectue entre les deux ordres de réalitémis en relation, qui vont constituer le système, latransduction s’effectue entre structures, à l’inté-rieur du système. Mais dans la mesure où le sys-tème initial ne disparaît pas, et où il englobe pourainsi dire les structures, l’énergie potentielle ini-tiale continue de se maintenir.

Dans L’individuation à la lumière des notionsde forme et d’information – et ce point sera essen-tiel dans la confrontation avec Deleuze – les

9. Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Paris,Minuit, 1985, p. 108 : « Le petit germe cristallinet l’immense univers cristallisable : tout est comprisdans la capacité d’amplification de l’ensemble consti-tué par le germe et l’univers ».

10. ILFI, p. 45 (nous soulignons).

11. ILFI, p. 44.

12. ILFI, p. 60.

13. ILFI, p. 45.

14. « L’opération transductive serait la propagationd’une structure gagnant de proche en proche unchamp à partir d’un germe structural, comme unesolution sursaturée cristallise à partir d’un germecristallin ; cela suppose que le champ soit en équi-libre métastable, c’est-à-dire recèle une énergiepotentielle ne pouvait être libérée que par le sur-gissement d’une nouvelle structure, qui est commeune résolution du problème. » Cf. Gilbert Simon -don, “Forme, information, potentiels”, Conféren -ce faite à la Société Française de Philosophie le27 février 1960, in ILFI, p. 532.

15. ILFI, p. 44.

16. Cf. ILFI, p. 77.

Gallium cristallisé. Photo : Tmv23 & dblay (Courtesy).

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potentialités sont inhérentes à la matière, répar-ties de manière homogène au sein de celle-ci. Lamatière, écrit Simondon, « est porteuse de poten-tialités uniformément répandues et réparties enelle ; l’homogénéité de la matière est l’homogé-néité de son devenir possible »17. La potentialitéde l’argile, par exemple, est liée aux propriétés col-loïdales des hydrosilicates d’alumine18, répartiesde manière homogène dans l’argile. Cette homo-généité est le garant d’une propagation correctede la transformation dans tout le système soumisà une résonance interne. C’est parce que les poten-tialités sont uniformément réparties dans la matiè-re qu’une transformation peut s’effectuer de procheen proche. Comme le précise Simondon,

« une fois amorcée, la transformation se propage,car l’action qui s’est exercée au début entre le germecristallin et le corps métastable s’exerce ensuite deproche en proche entre les parties déjà transforméeset les parties non encore transformées »19.

Or c’est bien en tant qu’elles sont pourvues depotentialités de transformation que ces partiessubissent les unes après les autres la structurationamorcée par une singularité.

Bien qu’elle se place dans l’héritage simondo-nien, la pensée de Deleuze part pourtant d’autresprésupposés, notamment en ce qui concerne lanotion de potentialité. Si Deleuze, on le verra,retrouve dans la topologie mathématique uneidée semblable du point singulier comme pointdéclenchant un processus (inflexion de la courbe,p. ex.), il y trouve également une autre concep-tion de la potentialité. Là où pour Simondon,c’était la matière qui conservait une certaine poten-tialité sur laquelle une singularité viendra agir,pour Deleuze, la potentialité ne se situe pas auniveau de la matière, mais dans une structure elle-même virtuelle.

La singularité comme point.L’inspiration mathématico-structura-liste chez Deleuze

Avec Deleuze, on peut distinguer une indivi-duation statique, associée à une pensée de l’êtrecomme univocité (être, c’est être individué), et uneindividuation événementielle, associée à une pen-sée de l’être comme différence (être, c’est s’indivi-duer). Le premier type de pensée est relayé parune conception de l’individu comme haeccéité(Duns Scot évoque ainsi la haecceitas, du termehaec, l’“être-ainsi” de l’étant individué) par oppo-sition à une eccéité, néologisme que Deleuze forgeà partir de ecce, “voici”, et qui traduit une indivi-

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duation événementielle, “plastique”. Ainsi les fac-teurs individuants ne sont pas des individus consti-tués, mais

« ce qui agit en eux comme principe transcendan-tal, comme principe plastique, anarchique etnomade, contemporain du processus d’individua-tion, et qui n’est pas moins capable de dissoudreet de détruire les individus que de les constituertemporairement »20.

Comme le résume bien François Zourabichvili,la singularité se distingue donc « de l’individuelou de l’atomique en ce qu’elle ne cesse de se divi-ser de part et d’autre d’une différence d’intensitéqu’elle enveloppe »21. Le concept deleuzien de sin-gularité se distingue ici de l’usage courant du mot :est singulier non pas ce qui s’écarterait de l’ordi-naire, mais ce qui fait s’écarter l’ordinaire, nonpas ce qui serait extra-ordinaire, mais ce qui, dansl’ordinaire, en provoque le déplacement.

On a beaucoup glosé sur une telle conceptionde la singularité qui n’aurait plus rien d’excep-tionnel – et ne ferait donc plus exception, dansla mesure où l’exception ne pourra toujours queconfirmer la règle –, mais ferait littéralement évé-nement. Deleuze n’a eu de cesse de revenir surcette conception de la singularité dans ses œuvrestardives, notamment dans un passage intitulé“Récapitulation des singularités” dans Le pli. Leib -niz et le baroque 22 ou encore à l’orée de L’image-mouvement, l’irruption d’instants privilégiés dansl’écoulement des images correspond à l’appari-tion de « points remarquables ou singuliers quiappartiennent au mouvement »23. Or, on l’a dit,ce concept de singularité (opposé à l’individuali-té), Deleuze en attribue la paternité à Simondon.Non sans opérer un déplacement de sens majeursur lequel on s’est trop peu arrêté. Pour le dired’ores et déjà : tandis que pour Simondon, la sin-gularité est ce qui mettra en route, dans un champstructuré selon certaines potentialités, le processusd’information, pour Deleuze, le champ potentiel estd’emblée composé d’un ensemble de singularités quedes événements viendront actualiser, différencier.

17. ILFI, p. 45.

18. Cf. ILFI, p. 41.

19. ILFI, p. 78. Nous soulignons.

20. Gilles Deleuze, Différence et répétition (désormaiscité DR), Paris, PUF, 1968, p. 56.

21. François Zourabichvili, Deleuze. Une philosophiede l’événement, Paris, PUF, 1994, pp. 101-102.

22. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris,éd. de Minuit, 1988, p. 121.

23. Gilles Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1,Paris, éd. de Minuit, 1983, p. 15.

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La singularité simondonienne et la singularitédeleuzienne ne se recoupent donc pas et ne peu-vent être superposées24.

Mais revenons tout d’abord aux raisons decette confusion. Dans son compte-rendu du pre-mier tome de L’individuation, paru en 1964,Deleuze écrit :

« En découvrant la condition préalable de l’indi-viduation, [Simondon] distingue rigoureusementsingularité et individualité. Car le métastable, défi-ni comme être pré-individuel, est parfaitementpourvu de singularités qui correspondent à l’exis-tence et à la répartition des potentiels. (N’en est-il pas de même dans la théorie des équations dif-férentielles, où l’existence et la répartition des“singularités” sont d’une autre nature que la forme“individuelle” des courbes intégrales dans leurvoisinage ?) »25

Dans le résumé deleuzien, le champ métastablede Simondon serait donc déjà pourvu de singu-larités et celles-ci ne surviendraient pas en tantqu’élément germinal, asymétrique et polarisateur.Non seulement, le concept de singularité est icirabattu sur celui de “répartition des potentiels” ;cette répartition est pensée non pas en termes ther-modynamiques comme chez Simondon, mais entermes mathématiques, conception qui sera déter-minante dans Différence et répétition. C’est chezAlbert Lautman que Deleuze puise apparemmentcette idée d’une répartition de singularités quidétermine la prise de forme individuelle. Cesdeux niveaux de réalités mathématiques – la répar-tition des singularités et les courbes intégrales quileur correspondent – vont renvoyer pour Deleuzeau transcendantal et à l’empirique. Ces deuxniveaux, Lautman les distinguait d’ailleurs déjàlui-même : l’« engagement de l’abstrait dans lagenèse du concret, c’est dans une interprétation“transcendantale” de la relation de dominationqu’on peut le mieux en rendre compte »26, écrit-ilen 1939.

En fin de compte, Deleuze place les singula-rités au niveau d’un champ qui précède le champd’individuation : le “champ différentiel”27. Toute -fois, dans la mesure où ce niveau différentié n’estpas étendu, il n’est pas à proprement parler unchamp. Aussi Deleuze le conceptualise-t-il sousles dénominations d’“Idée” ou de “Structure” dansDifférence et répétition. Il y a, d’une part, le niveaupurement virtuel de la détermination différen-tiée des éléments – la détermination réciproqueet la détermination complète –, d’autre part, leniveau intensif ou individuant de la mise en com-munication active entre les éléments, qui repré-sente la première étape d’actualisation de la struc-

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ture virtuelle. Les singularités pré-individuellessont donc réparties virtuellement avant d’être,dans un premier temps, intensifiées – étape de l’in-dividuation –, et dans un second temps, déve-loppées, c’est-à-dire prolongées sur des lignes depoints ordinaires – étape de la différenciation. Auxrapports différentiels « correspondent des répar-titions de points remarquables et singuliers quiconstituent la détermination des conditions duproblème »28. « Nul mieux qu’Albert Lautman,dans son œuvre admirable », écrit Deleuze, n’arendu compte des systèmes de « liaisons idéellesou de rapports différentiels entre éléments géné-tiques »29. Les singularités pré-individuelles, avanttoute individuation intensifiante, constituent ainsiles composantes de ces liaisons idéelles au seind’une structure virtuelle, elles se « répartissent dansun “potentiel” qui ne comporte par lui-même niMoi ni Je, mais qui les produit en s’actualisant »30.Plus que de Simondon, le concept de singularitéserait donc avant tout inspiré des mathématiquesoù il désigne un point de l’objet qui n’est pas défi-ni par sa fonction.

Dans son Traité élémentaire de géométrie ana-lytique que cite Deleuze31, Auguste Comte dis-tingue ainsi, parmi les points ordinaires, des pointssinguliers marquant, dans une courbe par exemple,un point d’inflexion (marquant le passage duconcave au convexe, par exemple), un point derebroussement (marquant l’éclatement) ou un

24. Quand Anne Sauvagnargue écrit que la « défini-tion simondienne de l’individuation indique àDeleuze comment éviter l’hypothèse de la conscien-ce en remplaçant le transcendant subjectif par desémissions de singularités parfaitement différen-tiées (avec un t) », elle prolonge le geste deleuziend’amalgame de la singularité germinale simondo-nienne avec le point singulier mathématique (AnneSauvagnargues, Deleuze, l’empirisme transcendan-tal, Paris, PUF, coll. “Philosophie d’aujourd’hui”,2008, p. 290).

25. Gilles Deleuze, “Gilbert Simondon, L’individu etsa genèse physico-biologique” (1964), repris dansID, p. 121.

26. Albert Lautman, “Nouvelles recherches sur la struc-ture dialectique des mathématiques” (1939), in Lesmathématiques, les idées et le réel physique, Paris,Vrin, 2006, p. 238.

27. Deleuze évoque l’existence des “singularités duchamp différentiel”. Cf. DR, p. 343.

28. DR, p. 211.

29. DR, p. 212

30. Gilles Deleuze, Logique du sens (désormais citéLS), Paris, Gallimard, 1969, p. 125.

31. DR, p. 209, n. 1 : « Auguste Comte, dans de trèsbelles pages, [...] montre comment la répartitiondes “singularités” détermine les “conditions duproblème” ».

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point méplat (marquant la courbure à son degrézéro)32.

En tant qu’il suscite ce changement, le pointest également appelé “point déterminant” parComte. Les points déterminants sont convoquéspar Deleuze – même s’il ne les nomme pas ainsi –pour renvoyer à une constellation transcendan-tale qui détermine toutes les prises de formes empi-riques, sans leur ressembler. Le point singulier, quin’est qu’une congruence de points ordinaires nondéterminants, accède donc au statut de point trans-cendantal apte à déterminer les développementsspatiaux empiriques.

De plus, dans le cadre d’une pensée d’inspira-tion mathématique, les singularités sont liées auxrapports différentiels. Les rapports différentielssont pris dans le processus d’une déterminationréciproque. Mais, ajoute Deleuze, « la détermi-nation réciproque n’exprime que le premier aspectd’un véritable principe de raison ; le deuxièmeaspect est la détermination complète »33. En effet,chaque rapport différentiel détermine l’existenceet la répartition de points singuliers. Une répar-tition de points déterminants suppose donc desrapports différentiels. C’est pourquoi Deleuze estamené à associer aux singularités simondoniennesdes rapports différentiels. Cet ajout de l’idée d’uneexistence de rapports différentiels est manifestedans Différence et répétition, dans un passage où,après avoir exposé brièvement les thèses princi-pales de Simondon sur l’individuation, Deleuzeajoute que « l’individuation est essentiellementintensive, et le champ pré-individuel, idéel-virtuel,ou fait de rapports différentiels »34. L’inspirationmathématique rejoint ici une certaine inspira-tion structuraliste, très marquée à la fin des annéessoixante.

Selon Deleuze, l’un des facteurs qui permet dereconnaître le structuralisme est qu’il « n’est passéparable d’une philosophie transcendantale nou-velle, où les lieux l’emportent sur ce qui les rem-plit »35. « Un peu comme les éléments chimiquesdont nous savons où ils sont avant de savoir ce

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qu’ils sont, nous connaissons l’existence et la répar-tition des points singuliers avant d’en connaître lanature (cols, nœuds, foyer, centres...) »36. À pro-pos de ces lieux Deleuze précise dans “À quoireconnaît-on le structuralisme ?” que ce sont desplaces et des lieux “dans un espace proprementstructural, c’est-à-dire topologique”37.

Si Simondon et Deleuze tentent donc de pen-ser un devenir qui n’aurait pas de fondement endehors de soi-même et une individuation qui neserait pas déjà toute entière prédéterminée dansune cause quelconque, la portée et le rôle précisde la notion de singularité au sein du devenir dif-fèrent, nommant chez le premier ce qui inaugu-rera l’événement de la prise de forme (l’in-forma-tion) dans un champ potentiel et chez le second,ce qui structure un champ potentiel (la différen-tiation). Reste un deuxième emprunt que Deleuzefait à Simondon : la notion de transduction, déve-loppée à partir de la genèse physique du cristal.Comme on le verra, loin de décrire, comme chezSimondon, l’opération fondamentale de touteindividuation, la transduction servira à Deleuzeà problématiser la spécificité des individuationsorganiques.

Topologies du vivant

De quelle façon s’opère la transition de l’in-dividuation physique à l’individuation vitale ? Lemodèle du germe cristallin peut-il être générali-sé au développement de la vie organique ? C’estce que suggèrent du moins certains biologistes.Dans un célèbre livreWhat is life ? de 1944, Erwin

Auguste Comte, Traité élémentaire de géométrie analy-tique à deux et à trois dimensions, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, 1843, p. 114. Schéma simpli-fié (J. Michalet).

32. Auguste Comte, Traité élémentaire de géométrie ana-lytique à deux et à trois dimensions, Paris, Carilian-Gœury et V. Dalmont, 1843, p. 114. Cf. égalementAuguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris,Baillière, 1869, vol. I, p. 347.

33. DR, p. 66.

34. DR, p. 317.

35. Gilles Deleuze, “À quoi reconnaît-on le structura-lisme ?”, article écrit en 1967 et publié en 1972, inID, p. 244.

36. LS, p. 127.

37. Gilles Deleuze, “À quoi reconnaît-on le structura-lisme ?”, ID, p. 243.

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Schrö dinger avance que la “fibre chromosomique”fonctionne à la manière d’un code miniature, pro-grammant “tout le devenir de l’organisme, de sondéveloppement, de son fonctionnement”38. Danssa Logique du vivant, François Jacob explique lathèse de Schrödinger en rapprochant le chromo-some du cristal : « Pour des raisons de stabilité,l’organisation du vivant devient semblable à celled’un cristal. Non pas la structure monotone et unpeu ennuyeuse où un même motif chimique serépète à l’infini, avec la même période, dans lestrois dimensions. Mais ce que les physiciens dési-gnent par “cristal apériodique”, dans lequel l’agen-cement de plusieurs motifs offre la variété qu’exi-ge la diversité des êtres vivants [...] Avec le codemorse, la combinaison de deux symboles permetde chiffrer n’importe quel texte. C’est par une com-binatoire qu’est tracé le plan de l’organisme »39.

Ce que François Jacob semble retenir ici ducristal, c’est non pas son processus de cristallisa-tion, mais la simplicité de sa structure, la limpi-dité de son plan. A la manière d’un message codé,le germe cristallin contiendrait donc tout le pro-gramme, de même que le chromosome contien-drait le programme génétique à réaliser. A réins-crire ainsi le cristal dans un problème général del’héréditaire – rappelons que le sous-titre de Lalogique du vivant est Une histoire de l’hérédité –,on en vient à réinstaller un principe d’individua-tion précédant l’individuation dont Simondon,avec l’exemple du cristal, essayait justement de sedéfaire. L’organisme vivant ne constitue pas uneréalisation mécanique d’un schéma contenu dansle matériau génétique. De même que l’actualisa-tion n’épuise pas les potentialités, de même la vieconstitue une invention permanente de ce quin’était pas encore contenu dans ce qui la condi-tionnait. Loin de former un texte immuable, lastructure biaxiale de l’ADN, avec ses deux fila-ments de molécules protéiniques, que Crick etWatson publièrent en 1953 dans la revue Nature,évoque pour Simondon un découplement intrin-sèque au matériau du vivant qui permet – et exigemême – des inventions infinies. « Le caractèrehéréditaire serait non pas un élément prédéter-miné, mais un problème à résoudre, un couplede deux éléments réunis, en relation de dispara-tion »40. Le propre du vivant serait d’opérer nonpas une transduction par propagation dans unmilieu homogène, mais par résolution d’un étatinitial de “disparation” entre deux systèmes au pro-fit d’un nouveau couplage. Autrement dit, dans« l’être biologique, la transduction n’est pas direc-te, mais indirecte »41. Cette transduction – queSimondon qualifie également d’“allagmatique”au sens où elle opère un changement (du grec alla-

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tein) – trouve sa concrétisation dans l’exemple dela vision binoculaire. Si physiologiquement, lesmammifères supérieurs disposent de deux visionsrétiniennes non superposables ni synthétisablesdans une “troisième image”, le système optiqueprocède néanmoins à une transduction des visionsdisparates au profit d’une vision binoculaire quine pouvait être ni induite ni déduite des visionsmonoculaires42. En ce sens, on peut dire avec Vin - cent Petit que le vivant constitue un “système derésolution d’un couple disparate”43.

A ce compte, au niveau du vivant, les opéra-tions transductives ne peuvent plus être ramenéesà la propagation d’une information dans un espa-ce homogène euclidien, mais ressemblent bienplus à des opérations dans un espace topologique.Ce n’est d’ailleurs guère un hasard si, dans L’indi -viduation à la lumière de la notion de forme et d’in-dividu, Simondon insère, entre la Première par-tie (“L’individuation physique”) et la Seconde(“L’individuation des êtres vivants”), un chapitresur la topologie. Le propre de l’espace topolo-gique est d’être, de part en part, un espace de rela-tions ; non pas extensif, mais intensif, comme diraDeleuze. En ce sens, dans un espace topologique,

38. Erwin Schrödinger, What’s life ?, Cambridge, Cam -bridge University Press, 1944, p. 18.

39. François Jacob, La logique du vivant, Paris, Galli -mard, 1970, p. 274.

40. ILFI, p. 207.

41. ILFI, p. 160.

42. ILFI, pp. 207-208.

43. Victor Petit, “L’individuation du vivant. Sur uneintuition simondonienne restée ignorée”, CahiersSimondon n° 1, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 49.

Structure biaxiale du DNA, Dessin : Odile Crick, inNature 171 (1953), p. 737.

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il n’y a pas, comme dans l’espace euclidien, dezones vides. Dans la propagation du cristal à par-tir du germe, l’individuation ne s’opère qu’à lalimite extérieure44, sur un milieu qui constitue lazone encore à cristalliser. L’intérieur n’a aucunefonction, il ne sert qu’à soutenir cette individua-lisation cristallisante à la bordure extérieure ; « onpourrait vider un cristal d’une partie importan-te de sa substance sans en arrêter la croissance »45.Il en va tout autrement dans un être vivant : « toutle contenu de l’espace intérieur est topologique-ment en contact avec le contenu de l’espace exté-rieur sur les limites du vivant ; il n’y a pas, en effet,de distance en topologie »46. Voilà pourquoi lecélèbre homunculus auquel Wilder Penfield tra-vaillait depuis les années trente et qui représen-tait l’extension des organes en fonction des airescorticales qui leur correspondent reste selonSimondon inadéquat, car euclidien. Le dévelop-pement du système nerveux et cortical ne se faitpas selon une logique euclidienne, mais topolo-gique : « ainsi le développement du néo-palliumdans les espèces supérieures se fait essentiellementpar un plissement du cortex : c’est une solutiontopologique, non euclidienne »47.

De même que l’espace, le temps des indivi-dualités vivantes n’est pas extensif. Alors que dansla cristallisation physique, le temps n’intervientpas, si ce n’est sur le mode de ce qui reste à cris-talliser, dans l’individuation biologique (et a for-

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tiori dans l’individuation psychique), toutes lesétapes et les états précédents sont immédiatementprésents dans l’individuation en cours. « Le vivantn’intériorise pas seulement en assimilant, il conden-se et présente tout ce qui a été élaboré dans le suc-cessif »48. Simondon (qui ne fait que confirmer icison bergsonisme malgré lui) en déduit qu’à latopologie du vivant, il faudra désormais associerune chronologie du vivant. De même que la topo-logie laisse derrière elle l’homogénéité du champeuclidien, la nouvelle chronologie devra faire étatnon seulement de la continuité, mais aussi des rap-ports de discontinuité, de dissociation, de conti-guïté, d’enveloppement.

Après avoir insisté sur la spécificité de l’indi-viduation du vivant (qui se prolongera dans la des-cription, dans la Troisième partie, de l’individua-tion psychique), Simondon en vient toutefois àcritiquer une séparation trop nette d’avec les pro-cessus d’individuation physiques, inévitable quandon démarre la pensée du vivant au niveau de l’or-ganisme complexe, que ce soit chez le biologisteKurt Goldstein ou aussi dans l’hodologie de KurtLewin (de hodos, “chemin, parcours”) qui consi-dère que l’espace résulte des déplacements suc-cessifs d’un sujet organisé. L’action ne trace passeulement un parcours subjectif dans l’espace,entre les objets qui font obstacle, elle modifie“la trame même du sujet et de l’objet, d’une façonbeaucoup plus fine et délicate”49. Ce n’est plus unsujet constitué qui, face aux obstacles, modifieraitson comportement ; l’interaction même produitdes déphasages et de recouplages permanents ausein du vivant :

« le vivant résout des problèmes, non pas seulementen s’adaptant, c’est-à-dire en modifiant sa relationau milieu (comme une machine peut faire), maisen se modifiant lui-même, en inventant des struc-tures internes nouvelles »50.

C’est en ce sens que Simondon peut affirmer quele vivant est à la fois un système individuant et unsystème s’individuant. Il est pour ainsi dire contraintà l’invention, dans la mesure où il ne dispose pasen soi des ressources préalables pour résoudre lesproblèmes, mais que la solution émerge au fil desproblèmes qui se posent.

Second homoncule sensorimoteur. Wilder Penfield etTheodore Rasmussen, The Cerebral Cortex of Man, NewYork, Macmillan, 1950, pp. 214-215 (version modifiée :Russ Dewey).

44. ILFI, p. 27.

45. ILFI, p. 227.

46. Ibidem.

47. Ibidem.

48. ILFI, pp. 227-228.

49. ILFI, p. 211.

50. ILFI, p. 28.

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La question de l’invention, à laquelle Simon -don dédie un cours entier51, se voit ici ramenée auphénomène de la néoténie. Ce que la biologiedu XIXe siècle décrit comme la rémanence de traitslarvaires (par exemple dans le cas de l’axolotl auquels’intéresse déjà Merleau-Ponty52), reçoit toutefoisune signification plus ample, si bien qu’elle décri-ra désormais la croissance interrompue forçantl’individu à se transformer en continuation. Oncomprend dès lors pourquoi, pour Simondon, levivant est d’une certaine façon “un cristal à l’étatnaissant”53. La genèse du cristal fournit donc bienl’ébauche simondonienne de l’individuation,même organique, mais d’une façon tout autre queSchrödinger et Jacob. C’est la processualité dansla cristallisation qui permet, selon Simondon, decomprendre ce qui relie les différents niveauxd’individuation. Il évoque ainsi l’exemple de lamosaïque de tabac, un virus filtrant qui est cris-tallisable. Quand on inocule une certaine dose duvirus à une plante, celui-ci se propage. Cristalliséen laboratoire, il contiendra une plus grande quan-tité de virus, mais il aura perdu toute caractéris-tique du vivant54.

Deleuze. Du transductif à l’intensif

Dans Mille Plateaux, coécrit avec Félix Guat -tari, Deleuze reprend à son compte l’exemple deSimondon de la cristallographie pour explicitercertains processus du devenir. Dans la mesure oùle cristal ne peut se propager que de proche enproche, à sa limite extérieure et de couche encouche, la cristallographie serait l’exemple mêmed’une induction55. Or, Simondon avait bien pré-cisé dans L’individuation non seulement que ledevenir du cristal était transductif, mais égalementque la transduction ne se confond ni avec la déduc-tion ni avec l’induction56. Quand il fait remonter saconception de la propagation inductive à Simon -don, Deleuze aurait-il donc procédé à ce “vol créa-teur” qu’il revendiquait et qu’il opposait, dans lesDialogues avec Claire Parnet, au “plagiats du tri-cheur”57 ? Comment expliquer cette erreur de lec-ture manifeste consistant à interpréter le cristalsimondonien en des termes inductifs, tout enopposant à cette induction une transduction quiserait, elle, propre au vivant58 ?

En premier lieu, il faut faire état d’une confu-sion récurrente qui consiste à superposer et àrendre indistincts l’induction logique et l’induc-tion physique. Quand Simondon explique quela transduction n’est ni inductive ni déductive,c’est avant tout pour dire qu’elle n’est pas un simpleprocédé logique, mais bien ontologique59. Si l’in-

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duction logique (en tant que passage du particu-lier au général) s’oppose à la déduction logique (lepassage du général au particulier), l’induction phy-sique ne connaît pas de processus contraire. Orc’est bien à l’induction physique et non à l’induc-tion logique que pensent ici Deleuze et Guattari,quand ils caractérisent la cristallographie. L’in -duction (la propagation d’une structure depuisun élément inductif à un milieu induit) supposeune homogénéité relative du champ, ce qui la rend,aux yeux de Deleuze et Guattari, euclidienne. Latransduction est, quant à elle, topologique, carelle opère dans le domaine du disparate. Tandisque l’induction consiste en une réplication iden-tique de la géométrie du germe dans le milieuinduit, la transduction est de l’ordre d’une trans-position non pas extensive, mais intensive. Raisonpour laquelle le terme de transduction décrira nonplus l’ensemble des processus d’individuation, maissera désormais réservé au seul domaine du vivant 60.Là où la réplication de la structure se produit, dansle cas de la croissance cristalline, à la frontière, lesémergences du vivant se feront dans ses mem-branes, où résonne tout l’intérieur. C’est doncmême biologiquement, lit-on dans Logique du sens,qu’il faut entendre la phrase de Valéry : « le plusprofond, c’est la peau »61.

La membrane indique la spécificité du vivant :lieu des résonances intensives, elle marque aussile seuil entre un dedans et un dehors. Tandis quel’induction physique se propage infiniment, aussilongtemps qu’aucun n’obstacle ne vient la limi-ter ou la diminuer du dehors, l’organisme s’auto -délimite et ne s’individue qu’en faisant réverbérer

51. Gilbert Simondon, Imagination et invention (1965-1966), édition établie par Nathalie Simondon etprésentée par Jean-Yves Chateau, Chatou, éd. deLa Transparence, 2008.

52. Merleau-Ponty, La nature. Notes Cours du Collègede France 1956-1957, Paris, Seuil, 1995, p. 193.

53. ILFI, p. 152.

54. ILFI, pp. 228-229.

55. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux. Capi -talisme et schizophrénie (désormais cité MP), Paris,Minuit, 1980, p. 78.

56. ILFI, p. 34.

57. Gilles Deleuze/Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flam -marion, 1977, p. 53.

58. ILFI, p. 78.

59. Jean-Hugues Barthélémy, Penser l’individuation.Simon don et la philosophie de la nature, Paris, L’Har -mattan, 2006, p. 33.

60. Ce que remarquait déjà Pierre Montebello dans sonGilles Deleuze. La passion de la pensée, Paris, Vrin,2008, p. 166, n. 3.

61. Cf. LS, pp. 20 et 126

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constamment son intérieur à la limite, « commeun aspect d’une topologie dynamique qui entre-tient elle-même la métastabilité par laquelle elleexiste »62. C’est en tant qu’il n’obtient sa métasta-bilité non pas par l’itération d’une informationinitiale, mais par une existence polarisée dans l’in-terface de sa limite, que le vivant peut intégrernon seulement une seule information, mais enassimiler de multiples. Simondon est explicite àce sujet :

« [...] il y a individuation physique lorsque le sys-tème est capable de recevoir une seule fois de l’in-formation, puis développe et amplifie en s’indivi-duant de manière non autolimitées cette singularitéinitiale. Si le système est capable de recevoir suc-cessivement plusieurs apports d’information, decompatibiliser plusieurs singularités au lieu d’ité-rer par effet cumulatif et par amplification trans-ductive la singularité unique et initiale, l’indivi-duation est de type vital, autolimitée, organisée »63.

Deleuze reprend à son compte cette distinc-tion des systèmes inorganiques et organiques,quand il affirme qu’un système inorganique estactualisé « en une fois dans le système physique,et seulement sur les bords, tandis que le systèmebiologique reçoit des apports successifs de singu-larités et fait participer tout son milieu intérieuraux opérations qui se produisent sur les limitesexternes »64. C’est en tant qu’il synthétise, dépha-se et réarticule différentes singularités que le vivantest, selon Deleuze, transductif.

On comprend mieux à présent les raisons quiconduisent Deleuze à restreindre le terme de trans-duction aux simples phénomènes d’individuationvitales. Si l’amplification transductive consisteeffectivement, dans sa forme plus simple, en uneitération d’une impulsion initiale et « ne supposeni isolement ni limite », si ce n’est une limite exté-rieure (obstacle, frottement, ralentissement, etc.)65,pourquoi ne pas la considérer comme un simplephénomène d’induction ? Car Simondon lui-mêmerappelle que la « véritable limite de l’induction estla pluralité sous sa forme la plus simple et la plusdifficile à franchir : l’hétérogénéité »66. Or le propredu vivant ne serait-il pas précisément de couplerl’hétérogène sans le supprimer, mais en juxtapo-sant les « éléments de cette disparation dans unétat de couplage qui en assure la résonance inter-ne »67 ? En ce sens, les réalités que recoupe la trans-duction ne sont “ni identiques, ni hétérogènes, maiscontiguës”68 ; la transduction opère un couplagelatéral, de particulier à particulier.

Il faut rappeler que Simondon n’invente guère,avec la transduction, un nouveau concept, maisprocède plutôt à une généralisation de ce que cer-tains psychologues du développement avaient

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identifié comme la logique propre aux enfants, enpremier lieu William Stern et sa Psychologie derfrühen Kindheit (Leipzig, 1914) [Psychologie dela première enfance] à laquelle Merleau-Ponty faitréférence à plusieurs reprises dans ses cours sur lapsychologie de l’enfant69. Si Merleau-Ponty nes’appesantit pas sur ce point, Albert Burloud entraite plus amplement dans ses Principes d’unepsychologie des tendances. Le psychologue et élèved’Albert Binet définit dans cet ouvrage ce qui fait,selon Stern, la logique transductive, propre à l’en-fant. « Transductif s’oppose à la fois à déductif età inductif : l’enfant ne procède ni par déductionsyllogistique en tirant d’une proposition univer-selle des propositions particulières, ni par induc-tion amplifiante, en allant du particulier à l’uni-versel ou du singulier au général » Quand ondemande à l’enfant pourquoi le soleil est chaud,il répondra que c’est parce qu’il est en feu. « Il rai-sonne toujours du particulier au particulier. »70

Cette idée de transduction, puisée chez Stern,Jean Piaget la développera également dans sa psy-chologie de l’enfant, où elle est conçue telle uneinférence non réglée, un transfert du singulier ausingulier sans ordre supérieur71. La transductiondemeurera ainsi chez Piaget toujours à l’état d’unepré-logique. Pour Simondon, au contraire, latransduction est une logique à part entière, plusencore, c’est une onto-logique qui concerne l’onto -genèse en tant que telle. Il se distingue en ceci deDeleuze pour qui la transduction décrit plus exac-tement les processus d’individuation du vivant.S’il réserve donc ce terme à un domaine orga-nique, un autre terme fonctionne ici comme opé-rateur de l’individuation à tous les niveaux : celuid’intensité.

62. ILFI, p. 226. Cité par Deleuze dans LS, p. 126.

63. ILFI, p. 152.

64. DR, p. 328.

65. Gilbert Simondon, Communication et informa-tion, édition établie par Nathalie Simondon et pré-sentée par Jean-Yves Château, Chatou, éd. de LaTransparence, 2010, p. 173.

66. ILFI, p. 124.

67. DR, p. 317.

68. ILFI, p. 107.

69. Maurice Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogiede l’enfant. Cours de Sorbonne 1949-1952, éd. éta-blie par Jacques Prunair, Lagrasse, éd. Verdier, 2001,pp. 15, 20 et 21.

70. Albert Burloud, Principes d’une psychologie des ten-dances, Paris, éd. Alcan, 1938, pp. 341-342.

71. Jean Piaget, Le jugement et le raisonnement chezl’enfant, Paris, éd. Delachaux 1924, pp. 245 sqq.

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Intensités du devenir, devenir intensif

« Nous croyons que l’individuation est essen-tiellement intensive »72 – par cette affirmation,Deleuze annonce immédiatement la couleur. Maispour en comprendre la teneur, il faut la ressaisirdans le contexte d’une interrogation plus vaste.En des termes kantiens, elle se formulera ainsi :quelles sont les conditions pour que quelque choseapparaisse ? Ou en des termes plus leibniziens :quelle est la raison suffisante des phénomènes ?Deleuze répondra que « tout ce qui se passe et quiapparaît est corrélatif d’ordres de différences ; dif-férences de niveau, de température, de pression,de tension, de potentiel, différence d’intensité »73.Tout phénomène n’est donc que par contraste etsa genèse ne peut donc supposer ni un champ abso-lument homogène ni des entités disjointes et sansrelation. Tout apparaître est contrastif, différen-ciel, transformatif et « renvoie à une différence quien est la raison suffisante »74. A l’instar de Simon -don, pour qui la singularité introduisait dans unchamp métastable une asymétrie qui le polariseet en structure l’espace, tout phénomène renvoiepour Deleuze « à une inégalité qui le condition-ne »75. Cette “Inégalité en soi” constitue bien unsorte d’a priori transcendantal, mais n’est pas – c’estlà tout l’enjeu de l’empirisme transcendantal deDeleuze – extrinsèque au plan d’immanence.

C’est alors l’étrange couplage de Simondon etde Kant dans le chapitre sur la “Synthèses idéellesde la différence” qui s’éclaire. Deleuze avait affir-mé qu’un « système physique et un système bio-logique se distinguent d’abord par l’ordre des Idéesqu’ils incarnent ou actualisent »76. Or, par Idée,Deleuze entend ce qui, dans l’ordre d’un problè-me est à la fois structure et genèse, à la fois ce quifait apparaître le problème et la structuration desa résolution possible77. « Kant ne cesse de rappe-ler que les Idées sont essentiellement “probléma-tiques”. Inversement, les problèmes sont les Idéeselles-mêmes »78. En ce sens, Kant lui-même indi-querait donc, avec son idée d’Idée, le dépasse-ment d’un rapport de conditionnement entre letranscendantal et l’empirique (où le premier rested’ailleurs malgré tout calqué sur la ressemblancedu second). Le plan d’immanence constitue dèslors la scène pour des véritables “drames d’Idées”79.Simondon, déjà, disait du vivant qu’il est le “théâtrede l’individuation”80. Deleuze va plus loin quandil voit dans le monde une “théâtre de mise enscène”81 où les Idées génèrent des espaces et destemps et non l’inverse. Car il s’agit bel et bien d’unrenversement du kantisme et de l’apriori du tempset de l’espace qui n’est, en tant que tel, pas sansconséquences également sur le bergsonisme.

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En effet, dans l’interprétation qu’il propose dela double genèse de la qualité et de l’étendue dansMatière et mémoire, Deleuze reproche à Bergsonde vouloir arracher la qualité à l’étendue spatia-lisante, alors qu’elle y est toujours déjà inévita-blement engagée. Tandis que l’extensif serait déter-miné par sa divisibilité, l’intensif serait lui, selonBergson, indivisible et donc du côté de la qualitépure, c’est-à-dire de la durée : si je peux diviserune étendue en parties et en quantités, je ne sau-rais diviser la qualité d’un rouge cadmium sans leperdre. Mais l’expérience ne nous enseigne-t-ellepas précisément que l’intensité d’une couleur nesaurait être pensée hors de toute surface étendue ?

« Il apparaît que, dans l’expérience, l’intensio (inten-sité) est inséparable d’une extensio (extensité) qui larapporte à l’extensum (étendue). Et sous ces condi-tions, l’intensité elle-même apparaît subordonnéeaux qualités qui remplissent l’étendue (qualité phy-sique de premier ordre ou qualitas, qualité sensiblede second ordre ou quale). Bref, nous ne connais-sons d’intensité que déjà développée dans une éten-due, et recouverte par des qualités. »82

Il serait donc tout aussi vain de considérer quel’intensité est divisible (comme la quantité exten-sive) que de la considérer indivisible (à la manièred’une qualité intensive). Comme le relevait déjàl’article sur “La conception de la différence chezBergson” de 1956, il faut remplacer l’ancien pro-blème de la division par un concept de différen-ciation83. Là où pour Bergson, la qualité ne pou-vait se modifier sans changer de nature et doncs’évanouir, la différenciation marque une méta-morphose continue (« L’individu n’est nullementl’indivisible, il ne cesse de se diviser en changeantde nature »84).

Reste à expliquer comment, dans un tel deve-nir pur, il puisse y avoir encore des individus. Carc’est bien là la question ouverte : qu’est-ce qui fait

72. DR, p. 244.

73. DR, p. 286.

74. DR, p. 287.

75. Ibidem.

76. DR, p. 328.

77. LS, p. 146.

78. DR, p. 218.

79. DR, p. 281.

80. ILFI, p. 29.

81. DR, p. 279.

82. DR, p. 288.

83. Gilles Deleuze, “La conception de la différence chezBergson” (1956), repris dans ID, cf. pp. 54-55.

84. DR, p. 331.

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d’une différence une différence individuelle85 ? Orni une pensée spatialisante ni une pensée quali-tative permettent de l’affronter : « les interpréta-tions qualitatives ou extensives de l’individuationrestent incapables de fixer une raison pour laquel-le une quantité cesserait d’être générale, ou pourlaquelle une synthèse d’étendue commencerait icifinirait là »86. Si l’on ne veut réintroduire un prin-cipe d’individuation extrinsèque, il faudra doncexpliquer comment, au sein d’un champ traverséde différences, il peut y avoir un objet individuelquelconque (nonnullus) et non pas rien (non nul-lus). Deleuze aura recours, ici comme ailleurs, àla monadologie leibnizienne. Que rien encore nese distingue ne veut dire pour autant qu’il n’y aitrien : le bruissement de chacune des vagues estimperceptible, mais non inexistant. Ensemble depoints ordinaires, ils atteindront un point critique,appelé aussi point singulier, qui les condenseraet qui rendra sensible le murmure de la mer. EtDeleuze d’évoquer un autre exemple célèbre :

« Comment une douleur succéderait-elle à unplaisir si mille petites douleurs ou plutôt demi-douleurs n’étaient déjà dispersées dans le plaisir,qui vont se réunir dans la douleur consciente ? Sibrusquement que j’assène le coup de bâton auchien en train de manger, il aura eu les petites per-ceptions de mon arrivée en sourdine, de monodeur hostile, de la levée du bâton, qui sous-ten-dent la conversion du plaisir en douleur »87.

Là où un point singulier (ou encore : remar-quable) est atteint, c’est donc un ensemble depoints ordinaires qui est condensé et qui faitapparaître quelque chose d’individué. L’individu,en ce sens, est bien la “condensation de pointsremarquables”88, ou encore : leur enveloppe, leur“implication”.

On peut à présent résumer les différentes étapesde l’actualisation du virtuel – plus précisément del’actualisation d’un virtuel contenant en germe unindividu – et les concrétiser. Le premier momentconsiste dans la différentiation (avec un t), corré-lative d’une perplication. Il correspond à la distri-bution des singularités dans un champ virtuel.Le second moment nomme l’individuation à pro-prement parler, faisant advenir ce qui se démarquede part et d’autre d’une intensité qu’elle envelop-pe. En tant qu’il est affaire d’implication, ce secondmoment condense et retient le disparate, sous saforme logique et ontologique à la fois (« L’indi vi -duation, c’est elle qui répond à la question Qui ?,comme l’Idée répondait aux questions combien ?comment ? Qui ? c’est toujours une intensité »)89.Le troisième moment est le processus de drama-tisation qui initie des dynamismes spatio-tempo-

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rels et procède à un plissement du champ, topo-logique. Enfin, le quatrième moment nomme leprocessus de différenciation (avec un c) et corres-pond à l’état d’explication qui suppose un déploie-ment euclidien dans l’espace90.

Or, au moment où dans le processus d’actua-lisation la différence s’explique, elle devient néga-tion (en tant qu’oppositive, la négation supposeun espace euclidien). Intensive de part en part,la différence tendra à s’annuler dans l’étendue oùelle sera distribuée. Une fois déployée dans l’éten-due et dans le jeu réglé qu’elle impose, la diffé-rence ne pourra plus subsister que sous la formede limitation ou d’opposition, bref : comme néga-tion. Face à cette “illusion du négatif ” qui apla-nit et désamorce la différence, il importe de sereplonger dans la profondeur où se maintiennentles disparités constitutives de l’intensité. En tantque chose des profondeurs, l’intensité est bienla véritable “raison du sensible”91. Et Deleuze derésumer sa pensée par cette phrase admirable :« L’inten sité est à la fois l’insensible et ce qui nepeut être que senti »92. En ce sens, seul le conceptd’intensité permet d’atteindre réellement une phi-losophie de l’immanence. Herman Cohen (queDeleuze lit à travers Jules Vuillemin) l’avait déjàentrevu, quand il estime que dans l’intensité, lemathématique et l’expérience, l’extérieur et l’in-térieur se traversent93.

L’intensité implique donc, irréversiblement ;elle implique en affectant. Et en tant qu’affect, elleempêchera toute reconnaissance. Insensible de cemonde – pour pasticher Merleau-Ponty – l’inten-sité est effectivement ce qui ne pourra toujoursêtre que senti. En ce sens, toute philosophie serainévitablement expérimentale, elle ne pourra accé-

85. DR, pp. 318-319.

86. DR, p. 318.

87. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, op. cit.,p. 115.

88. DR, p. 331.

89. DR, p. 317.

90. DR, p. 359.

91. DR, p. 304.

92. DR, p. 297.

93. « Grâce au principe d’intensité je puis donc à lafois connaître mathématiquement, c’est-à-dire parsynthèse constructrice dans l’intuition, et objecti-ver réellement la vitesse de chute des corps, c’est-à-dire en avoir une sensation en retrouvant dans laqualité que je perçois l’écho du monde extérieur. »Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, 2e

édition, Berlin, Dümmer, 1885, p. 432. Cité parJules Vuillemin, L’héritage kantien et la révolutioncopernicienne, Paris, PUF, 1954, p. 197. Cf. DR,p. 298.

Page 13: Transductive ou intensive · 2015-08-23 · Simondon invoque également d’autres exemples de singularités qui n’ont rien de punctiforme, tel que le moule dans des processus d’individuation

der aux raisons de l’expérience que dans et parcelle-ci, par une torsion sur soi-même, par uneremise en tension qui la ramène en deçà du champdes explications. L’intensité, cette ligne traversantles processus d’actualisation peut donc aussi êtrereparcourue en sens inverse, par involution – mou-vement allant à rebours du processus d’évolu-tion – et donc par désindividuation et intensi-fication. C’est là que l’ontologie deleuzienne serévèle inséparable d’une éthique.

Pour conclure, on entrevoit donc – et ce mal-gré les écarts dont nous avons retracé les raisons –un espace où se recroisent les réflexions simon-

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doniennes et deleuziennes. A l’instar de Simondonpour qui la série des individuations par trans-duction conduisait au transindividuel, lieux d’in-ventions qui dépassent l’horizon d’un individufini, la perspective de l’intensification mène, chezDeleuze, à une déprise subjective, à une remiseen tension et à la réouverture de réagencementspossibles. Avec leur concept de transduction etd’intensification, Simondon et Deleuze indiquentaux pensées de la différence une ligne de fuiteinventive et éthique à la fois.

Judith Michalet & Emmanuel Alloa