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LE LIVRE DES MILLEET UNE NUITS

(tome troisième)

Traduction J. C. Mardrus

1899

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HISTOIRE DE LAPRINCESSE BOUDOUR

Mais lorsque fut la cent soixante-dixième nuit.

La petite Doniazade, qui n’en pouvait plusd’impatience, se leva du tapis où elle était blottie,et dit à Schahrazade :

« Ô ma sœur, je t’en prie, hâte-toi de nousconter l’histoire promise dont le seul titre déjàm’émeut de plaisir. »

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit :« Justement ! Mais j’attends, pour commencer, lebon plaisir du Roi. »

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Alors le roi Schahriar qui, cette nuit-là, s’étaitdépêché de faire sa chose ordinaire avec Schahra-zade, tant il désirait cette histoire, dit :

« Ô Schahrazade, tu peux, certes ! commencerl’histoire féerique dont tu m’as promis de grandesjoies. »

Et Schahrazade raconta ainsi cette histoire :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait,en l’antiquité du temps, dans le bienheureuxpays de Khaledân, un roi nommé Schahramân,maître de puissantes armées et de richessesconsidérables. Mais ce roi, bien qu’il fût heu-reux à l’extrême et qu’il eût soixante-dix fa-vorites, sans compter ses quatre épouses légi-times, souffrait en son âme de sa stérilité enfait d’enfants ; car il était déjà parvenu à un âgeavancé et sa moelle s’affaiblissait, et Allah nele dotait point d’un fils qui pût lui succéder surle trône du royaume.

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Or, un jour il se décida à mettre son grand-vizir au courant de ses peines secrètes. Et ille fit appeler et lui dit « Ô mon vizir, je nesais vraiment plus à quoi attribuer cette stérili-té dont je souffre en mon âme intérieure. » Etle grand-vizir réfléchit pendant une heure detemps ; après quoi il releva la tête et dit au roi« Ô roi, en vérité, c’est là une question bien dé-licate et que ne peut dénouer qu’Allah le Tout-Puissant. Aussi je ne trouve, après avoir bienréfléchi, qu’une seule façon de remédier à lachose. » Et le roi lui demanda : « Et quelle est-elle ? » Le vizir répondit : « Voici ! Cette nuit,avant d’entrer dans le harem, prends soin deremplir scrupuleusement les devoirs prescritspar le rite : fais tes ablutions avec ferveur, etinvoque d’un cœur soumis le maître de la fé-condité, en disant « Ô Fécondateur, ô père dessources vives et des vivants, fais que ma se-mence soit bénie ! » Et de la sorte ton unionavec une épouse de choix sera fertilisée par labénédiction. »

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À ces paroles de son vizir le roi Schahra-mân s’écria : « Ô vizir aux paroles de sagesse,tu m’indiques là un remède admirable. » Et ilremercia beaucoup le grand-vizir de ce conseilet lui fit don d’une robe d’honneur. Puis, le soirvenu, il entra dans l’appartement des femmes,après avoir toutefois minutieusement rempliles devoirs du rite et fait l’invocation au Fé-condateur. Puis il choisit la plus jeune de sesfemmes, celle qui avait les hanches les plussomptueuses, une vierge de race, et s’introdui-sit en elle cette nuit-là. Et du coup il la fécon-da, à l’heure et à l’instant. Et au bout de neufmois, jour pour jour, elle accoucha d’un en-fant mâle dans la bénédiction, au milieu des ré-jouissances et au son des clarinettes, des fifreset des cymbales.

Or, l’enfant qui venait de naître fut trouvé sibeau, et il était tellement comme la lune, queson père, émerveillé, l’appela Kamaralzamân.

Et de fait, cet enfant était bien la plus belledes choses créées. On le constata surtout

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quand il devint un adolescent et que la beautéeut secoué sur ses quinze ans toutes les fleursqui charment l’œil des humains. Avec l’âge, eneffet, ses perfections étaient arrivées à leur li-mite, ses yeux plus magiciens que ceux desanges Harout et Marout, ses regards plus sé-ducteurs que ceux de Taghout, et ses jouesplus plaisantes que les anémones. Quant à sataille, elle était faite plus souple que la tigedu bambou et plus fine qu’un fil de soie. Maispour ce qui est de sa croupe, elle était si mou-vante et si charmante que les rossignols, en lavoyant, se mettaient à chanter.

Aussi, il ne faut point s’étonner que sa taillesi délicate se soit tant de fois plainte du poidsqui la suivait, et qu’elle ait si souvent, lasse desa charge, fait la moue à ces fesses.

Avec tout cela, il avait continué à être aussifrais que la corolle matinale des roses et aussidélicieux que la brise du soir. Et justement lespoètes de son temps ont essayé de rendre, encadence, la beauté qui les frappait, et l’ont lui-

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même chanté en vers nombreux, dont ceux-cientre mille :

Quand les humains le voient, ils s’écrient :« Ah ! ah ! » Quand ils le voient, ils peuvent lire cesmots que la beauté a tracés sur son front : « J’at-teste qu’il est le seul beau ! »

Ses lèvres sont, si elles sourient, des corna-lines ; sa salive est du miel fondu ; ses dents uncollier de perles ; ses cheveux viennent en bouclesnoires s’arrondir sur ses tempes, tels des scorpionsqui mordent le cœur des amoureux.

C’est d’une rognure de ses ongles qu’a été faitle croissant de la lune. Mais sa croupe qui tremble,mais les fossettes de ses fesses, mais la souplessede sa taille ! elles sont au-dessus de toutes paroles.

Et le roi Schahramân aimait beaucoup sonfils, et tellement qu’il ne pouvait s’en séparerun instant. Et comme il craignait de le voir dis-siper dans les excès ses qualités et sa beau-té, il souhaitait fort le marier de son vivant

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et se réjouir ainsi de sa postérité. Et un jourque cette idée le préoccupait plus que de cou-tume, il s’en ouvrit à son grand-vizir qui lui ré-pondit « L’idée est excellente ! car le mariageadoucit les humeurs. » Alors le roi Schahramândit au chef eunuque : « Va vite dire à mon filsKamaralzamân de venir me parler. » Et sitôtque l’eunuque eut transmis l’ordre, Kamaralza-mân se présenta devant son père et, après luiavoir souhaité respectueusement la paix, s’ar-rêta entre ses mains, les yeux baissés avec mo-destie, comme il convient de la part d’un filssoumis à son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent soixante-onzième nuit.

Elle dit :

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… les yeux baissés avec modestie, commeil convient de la part d’un fils soumis à sonpère.

Alors le roi Schahramân lui dit « Ô mon filsKamaralzamân, j’aimerais beaucoup te marierde mon vivant pour me réjouir de toi et me di-later la poitrine de tes noces bénies. »

À ces paroles de son père, Kamaralzamânchangea extrêmement de teint et, d’une voixaltérée, répondit : « Sache, ô mon père, quevraiment je n’éprouve aucun penchant pour lemariage ; et mon âme n’incline guère vers lesfemmes. Car, outre l’aversion que d’instinct jeme sens pour elles, j’ai lu dans les livres dessages tant de traits de leurs méchancetés et deleurs perfidies, que j’en suis maintenant arrivéà préférer la mort à leur approche. Et d’ailleurs,ô mon père, voici ce que disent à leur sujet nospoètes les plus estimés.

« Malheur à celui que le Destin dote d’unefemme ! Il est perdu, même s’il se bâtit, pour s’y

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enfermer, mille forteresses aux pierres liées par descrocs d’acier. Les roueries de cette créature les se-coueraient comme des roseaux.

Ah ! malheur à cet homme ! La perfide a debeaux yeux allongés de kohl noir, de belles tresseslourdement nattées ; mais elle lui fera dans le go-sier glisser tant de chagrins que sa respiration ensera coupée !

« Et un autre a dit :

« Même la vierge qui se dit neuve n’est qu’uncadavre dont ne voudraient pas les vautours.

La nuit tu crois la posséder, parce qu’elle t’achuchoté des secrets qui n’en sont pas. Erreur ! de-main à d’autres qu’à toi appartiendront ses partiesles mieux gardées.

Elle est une auberge, ô mon ami. Elle est ou-verte à tout venant. Pénètre en elle, si tu veux,mais, le lendemain, sors et va-t’en sans tourner latête. À d’autres, la place qu’à leur tour ils devrontquitter, si la sagesse leur est connue.

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« Donc, ô mon père, bien que cela risque dete chagriner beaucoup, je n’hésiterai pas à metuer si tu veux me forcer à me marier. »

Lorsque le roi Schahramân eut entendu cesparoles de son fils, il fut surpris et affligé exces-sivement, et la lumière se changea en ténèbresdevant son visage. Mais comme il affectionnaitson fils à l’extrême et qu’il ne voulait pas luicauser de chagrin, il se contenta de lui dire « ÔKamaralzamân, je ne veux point insister sur cesujet qui ne t’est point agréable. Mais commetu es encore jeune, tu as le temps de réfléchiret aussi de penser à la joie que j’aurais de tevoir marié et père d’enfants. »

Et ce jour-là il ne lui dit rien de plus à ce su-jet ; mais il le cajola et lui fit de beaux présentset agit de la sorte avec lui la longueur d’une an-née.

Mais au bout de l’année il le fit appeler,comme la première fois, et lui dit « Te rap-pelles-tu, Kamaralzamân, ma recommanda-

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tion, et as-tu réfléchi à ce que je te demandais,et au bonheur que tu me procurerais en te ma-riant ? » Alors Kamaralzamân se prosterna de-vant le roi son père et lui dit : « Ô mon père,comment pourrais-je oublier tes conseils etsortir de ton obéissance, alors qu’Allah lui-même me commande le respect et la soumis-sion ? Mais pour ce qui est du mariage, j’yai réfléchi tout ce temps, et plus que jamaisje suis résolu à ne jamais m’en approcher, etplus que jamais les livres des anciens et desmodernes m’apprennent à éviter les femmes,coûte que coûte, car ce sont des rouées, dessottes et des dégoûtantes. Qu’Allah m’en pré-serve par la mort même, s’il le faut ! »

À ces paroles, le roi Schahramân compritqu’il serait nuisible, cette fois encore, d’insisterdavantage ou de contraindre à l’obéissance cefils qu’il chérissait. Mais sa peine fut si grandequ’il se leva, désolé, et fit appeler en particulierson grand-vizir, auquel il dit « Ô mon vizir,qu’ils sont fous, les pères qui souhaitent avoir

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des enfants ! Ils n’en recueillent que du chagrinet des déceptions. Voici que Kamaralzamân estrésolu, plus encore que l’an dernier, à fuir lesfemmes et le mariage. Quel malheur, ô mon vi-zir, est le mien ! Et comment y remédier ? »

Alors le vizir pencha la tête et réfléchit lon-guement ; après quoi il releva la tête et dit auroi « Ô roi du siècle, voici le remède à em-ployer : prends patience encore une année ; etalors, au lieu de lui parler en secret de la chose,tu assembleras tous les émirs, les vizirs et lesgrands de la cour ainsi que tous les officiersdu palais et, devant eux tous, tu lui déclarerasta résolution de le marier sans délai. Et alorsil n’osera guère te désobéir devant cette hono-rable assemblée ; et il te répondra par l’ouïe etla soumission !

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la cent soixante-douzième nuit.

Elle dit :

« … et il te répondra par l’ouïe et la soumis-sion ! »

À ce discours du grand-vizir, le roi fut tel-lement satisfait qu’il s’écria : « Par Allah ! voilàune idée réalisable ! » Et il en témoigna sa joieen offrant au vizir une des plus belles robesd’honneur. Après quoi il patienta durant letemps indiqué, et fit alors réunir l’assembléeen question et venir son fils Kamaralzamân. Etl’adolescent entra dans la salle qui en fut illu-minée ; et quel grain de beauté sur son men-ton ! et quel éblouissement, ya Allah ! sur sonpassage ! Et lorsqu’il fut devant son père, il em-brassa trois fois la terre entre ses mains et setint debout, attendant que son père lui parlât lepremier. Le roi lui dit : « Ô mon enfant, sache

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que je ne t’ai fait venir au milieu de cette as-semblée que pour t’exprimer ma résolution dete marier avec une princesse digne de ton rang,et me réjouir ainsi de ma postérité avant quede mourir ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces pa-roles de son père, il fut pris soudain d’une sortede folie qui lui dicta une réponse si peu res-pectueuse que tous les assistants baissèrent lesyeux de confusion et que le roi fut mortifié àl’extrême limite de la mortification ; et commeil était de son devoir de relever une pareille in-solence en public, il cria à son fils d’une voixterrible : « Tu vas voir ce qu’il en coûte aux en-fants qui désobéissent et manquent d’égards àleur père ! » Et aussitôt il ordonna aux gardesde lui lier les bras derrière le dos et de l’en-traîner hors de sa présence et d’aller l’enfermerdans la vieille tour de la citadelle en ruines quiattenait au palais. Ce qui fut immédiatementexécuté. Et l’un des gardes resta à la porte,

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pour veiller sur le prince et répondre à son ap-pel en cas de besoin.

Lorsque Kamaralzamân se vit ainsi enfer-mé, il fut bien attristé et se dit « Peut-être au-rait-il mieux valu obéir à mon père et me ma-rier contre mon gré, pour lui plaire. J’auraisainsi évité de le chagriner et d’être gardé auhaut de cette vieille tour. Ah ! femmes mau-dites, vous êtes encore la cause première demon infortune ! » Voilà pour Kamaralzamân.

Mais pour ce qui est du roi Schahramân,il se retira dans ses appartements et, en pen-sant que son fils qu’il aimait était en ce mo-ment seul, triste et enfermé, peut-être désespé-ré, il se mit à se lamenter et à pleurer. Car sonamour pour son fils était bien grand et lui fai-sait oublier l’insolence dont il s’était publique-ment rendu coupable. Et il fut extrêmementfurieux contre le vizir, qui avait été l’instiga-teur de cette idée d’assembler le Conseil. Aus-si, l’ayant fait appeler, il lui dit : « C’est toi quies le coupable ! Sans ton conseil de malheur,

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je ne me serais pas vu forcé de sévir contremon enfant. Parle maintenant. Qu’as-tu à ré-pondre ? Et comment faire, dis-le ! Car je nepuis m’accoutumer à l’idée de la punition dontsouffre à l’heure qu’il est mon fils, la flamme demon cœur. » Alors le vizir lui dit : « Ô roi, aieseulement la patience de le laisser quinze joursenfermé, et tu verras comme il se hâtera de sesoumettre à ton désir. » Le roi dit : « Es-tu biensûr ? » Le vizir dit : « Certainement ! » Alors leroi poussa plusieurs soupirs et alla s’étendresur son lit, où il passa une nuit d’insomnie, tantson cœur travaillait au sujet de ce fils uniquequi était sa plus grande joie. Il se reposa d’au-tant moins qu’il s’était habitué à le faire dor-mir à côté de lui, sur le même lit, et à lui don-ner son bras comme oreiller, veillant ainsi lui-même sur son sommeil. Aussi, cette nuit-là, ileut beau se tourner en tous sens, il ne put réus-sir à fermer l’œil. Et voilà pour le roi Schahra-mân.

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Mais pour ce qui est du prince Kamaralza-mân, voici : À la tombée de la nuit, l’esclavequi était chargé de garder la porte entra avecun flambeau allumé qu’il déposa au pied dulit ; car il avait pris soin de dresser dans cettechambre un lit bien conditionné pour le fils duroi. Et, cela fait, il se retira. Alors Kamaralza-mân se leva, fit ses ablutions, récita quelquessourates du Koran, et songea à se déshabillerpour passer la nuit. Il se dévêtit donc entière-ment, ne gardant sur le corps que la chemise,et il s’entoura le front d’un foulard de soiebleue. Et il devint ainsi, plus que jamais, aussibeau que la lune de la quatorzième nuit. Ils’étendit alors sur le lit où, bien qu’il fût désoléà la pensée d’avoir chagriné son père, il ne tar-da pas à s’endormir profondément.

Or, il ne savait pas ce qui allait lui arriverdurant cette nuit, dans cette vieille tour hantéepar les génies de l’air et de la terre.

En effet…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la cent soixante-seizième nuit(1).

Elle dit :

En effet, cette tour où était enfermé Ka-maralzamân était abandonnée depuis nombred’années et datait du temps des mécréants Ro-mains. Et au bas de cette tour il y avait unpuits, également très ancien et de constructionromaine. Et c’était justement ce puits qui ser-vait d’habitation à une jeune éfrita, nomméeMaïmouna.

L’éfrita Maïmouna, de la postérité d’Eblis,était la fille du puissant éfrit Domriatt, chefprincipal des génies souterrains. Maïmounaétait une éfrita fort agréable, une croyante sou-

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mise, illustre entre toutes les filles des génies,par ses propres vertus et celles de son ascen-dance, fameuse dans les régions de l’inconnu.

Or, cette nuit-là, vers minuit, l’éfrita Maï-mouna sortit du puits, selon sa coutume, pourprendre l’air, et s’envola légère vers les étagesdu ciel pour de là se porter vers tel endroit oùelle se sentait attirée. Et comme elle passaitprès du sommet de la tour, elle fut très étonnéede voir une lumière là, où depuis de si longuesannées elle ne voyait jamais rien. Elle pensadonc en elle-même : « Sûr ! cette lumière n’estpas là sans motif ! Il me faut entrer là-dedansvoir ce que c’est. » Alors elle fit un crochet etpénétra dans la tour. Et elle vit l’esclave cou-ché à la porte ; mais, sans s’y arrêter, elle passapar-dessus et entra dans la chambre. Et quellene fut point sa surprise charmée à la vue del’adolescent qui était couché demi-nu sur le lit !Elle s’arrêta d’abord sur la pointe des pieds ;et, pour le mieux regarder, elle s’approcha toutdoucement, après avoir abaissé ses ailes qui

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la gênaient un peu dans cette chambre étroite.Et elle releva tout à fait la couverture qui ca-chait le visage de l’adolescent et demeura stu-péfaite de sa beauté. Et elle cessa de respi-rer pendant une heure de temps, de craintede le réveiller avant d’avoir pu admirer à sonaise toutes les délicatesses dont il était pétri.Car, en vérité, l’enchantement qui se dégageaitde sa charmante personne, la rougeur délicatede ses joues, la tiédeur de ses paupières auxcils pleins d’ombre pâle et allongés, la courbeadorable de ses sourcils, tout cela, y comprisl’odeur enivrante de sa peau et les reflets sidoux de son corps, devait-il point émouvoirMaïmouna qui, de sa vie entière d’excursionsà travers la terre habitable, n’avait vu pareillebeauté ?… Or, vraiment c’était bien à lui quepouvait s’appliquer ce cri du poète :

Au toucher de mes lèvres, je vis noircir ses pru-nelles qui sont ma folie et rougir ses joues qui sontmon âme.

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Et je m’écriai : « Mon cœur, dis à ceux quiosent blâmer ta passion : Ô censeurs, montrez-moiun objet aussi beau que mon bien-aimé ! »

Donc, lorsque l’éfrita Maïmouna, fille del’éfrit Domriatt, se fut bien rempli les yeux dece spectacle merveilleux, elle loua Allah ens’écriant : « Béni soit le Créateur qui modèlela perfection. » Puis elle pensa : « Commentle père et la mère de cet adolescent peuvent-ils ainsi se séparer de lui pour l’enfermer seuldans cette tour en ruines ? Ne craignent-ilsdonc pas les maléfices des mauvais génies dema race qui habitent les décombres et les en-droits déserts ? Mais, par Allah ! s’ils ne se sou-cient pas de leur enfant, je jure, moi, Maïmou-na, de le prendre sous ma protection et de ledéfendre contre tout éfrit qui, attiré par sescharmes, voudrait en abuser ! » Puis elle sepencha sur Kamaralzamân et, bien délicate-ment, elle le baisa sur les lèvres, sur les pau-pières et sur chaque joue, ramena sur lui lacouverture, sans le réveiller, retourna vers le

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bord de la fenêtre, étendit ses ailes et s’envolavers le ciel.

Or, comme elle était arrivée dans lamoyenne région pour y prendre le frais etqu’elle y planait tranquille, en pensant à l’ado-lescent endormi, elle entendit soudain, nonloin de là, un bruit d’ailes, par battements pré-cipités, qui la fit se tourner de ce côté. Et ellereconnut que l’auteur de ce bruit était l’éfritDahnasch, un génie de la mauvaise espèce,l’un des rebelles qui ne croient point et nereconnaissent pas la suprématie de Soleimânben-Daoûd. Et ce Dahnasch était fils deSchamhourasch, lequel était, parmi les éfrits, leplus rapide dans les courses aériennes.

Quand Maïmouna eut aperçu ce mauvaisDahnasch, elle craignit beaucoup que le coquinne vît la lumière de la tour et n’allât perpétrerqui sait quoi là-bas. Aussi elle fondit sur luid’un élan semblable à celui de l’épervier, et al-lait l’atteindre et l’abîmer quand Dahnasch luifit signe qu’il se rendait à discrétion et lui dit,

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en tremblant de peur : « Ô puissante Maïmou-na, fille du roi des génies, je t’adjure par leNom et par le Talisman de ne point user deton pouvoir pour me nuire ! Et de mon côtéje te promets de ne rien faire de répréhen-sible. » Alors Maïmouna dit à Dahnasch, fils deSchamhourasch : « Soit ! Je veux bien t’épar-gner. Mais hâte-toi de me dire d’où tu viens àcette heure, ce que tu fais là et où tu penses al-ler. Et sois surtout véridique dans tes paroles,ô Dahnasch, sans quoi je suis prête à t’arra-cher, avec mes mains, les plumes des ailes, àt’écorcher la peau et à te casser les os pour en-suite te précipiter dans quelque abîme de l’air.Ne crois donc pas pouvoir t’échapper par lemensonge, ô Dahnasch ! » Alors l’éfrit dit : « Ôma maîtresse Maïmouna, sache qu’en ce mo-ment tu me rencontres juste à propos pour en-tendre quelque chose de tout à fait extraordi-naire ! Mais promets-moi, ô pleine de grâce, deme laisser aller en paix si je satisfais à ton dé-sir, et de me donner un sauf-conduit qui désor-mais me mette à l’abri du mauvais vouloir de

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tous les éfrits, mes ennemis de l’air, de la meret de la terre, ô toi qui es la fille de notre roià tous, Domriatt le redoutable ! » Ainsi parlal’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

Alors Maïmouna, fille de Domriatt, dit « Jete le promets, sur la gemme gravée du sceaude Soleimân ben-Daoud (sur eux deux la prièreet la paix !). Mais parle enfin, car je pressensque ton aventure est très étrange. » Alors l’éfritDahnasch ralentit sa course, tourna sur lui-même et vint se ranger aux côtés de Maïmou-na. Puis il lui raconta ainsi son aventure, alorsque tous deux continuaient leur course aé-rienne :

* * *

« Je te dirai, ô glorieuse Maïmouna, que jeviens en ce moment du fin fond de l’intérieurlointain, des extrémités de la Chine, pays oùrègne le grand Ghaïour, maître d’El-Bouhour

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et d’El-Koussour, où s’élèvent de nombreusestours, tout autour et alentour, où se trouventsa cour, ses femmes avec leurs atours et sesgardes dans les détours et tout le pourtour. Etc’est là que mes yeux ont vu la plus belle chosede mes voyages et de mes tours, sa fille unique,El-Sett Boudour.

« Or, comme il est impossible à ma langue,au risque même de devenir poilue, de te dé-peindre la beauté de cette princesse, je vaissimplement essayer de t’énumérer ses qualités,approximativement. Écoute donc, ô Maïmou-na.

« Je te parlerai de sa chevelure. Puis je tedirai son visage, puis ses joues, ses lèvres, sasalive, sa langue, sa gorge, sa poitrine, sesseins, son ventre, ses hanches, sa croupe, sonmilieu de grâce, ses cuisses et enfin ses pieds,ô Maïmouna !

« Bismillah !

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« Sa chevelure, ô ma maîtresse ! Elle est sibrune qu’elle en est plus noire que la sépara-tion des amis. Et quand elle est accommodéeen trois tresses qui s’éploient jusqu’à ses pieds,il me semble voir trois nuits à la fois.

« Son visage ! Il est aussi blanc que le jouroù se retrouvent les amis. Si je le regarde aumoment où brille la pleine lune, je vois deuxlunes à la fois.

« Ses joues sont formées d’une anémone di-visée en deux corolles ; ses pommettes c’estla pourpre même des vins, et son nez est plusdroit et plus fin qu’une lame de choix.

« Ses lèvres c’est de l’agate colorée et ducorail ; sa langue – quand elle la remue – sé-crète l’éloquence ; et sa salive est plus dési-rable que le jus des raisins, elle désaltère la soifla plus brûlante ! Telle est sa bouche.

« Mais sa poitrine ! béni soit le Créateur !c’est une séduction vivante. Elle porte desseins jumeaux de l’ivoire le plus pur, arrondis

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et pouvant tenir dans les cinq doigts de lamain.

« Son ventre a des fossettes pleinesd’ombre et disposées avec autant d’harmonieque les caractères arabes sur le cachet d’unscribe cophte d’Égypte. Et ce ventre donnenaissance à une taille élastique et fuselée. Maisvoici sa croupe.

« Sa croupe ! heu ! heu ! j’en frémis. C’estune masse si pesante qu’elle oblige sa proprié-taire à se rasseoir quand elle se lève et à se re-lever quand elle se couche. Et je ne puis vrai-ment, ô ma maîtresse, t’en donner une idéequ’en recourant à ces vers du poète :

« Elle a un derrière énorme et fastueux qui de-manderait une taille moins frêle que celle où il estsuspendu.

« Il est, pour elle et moi, un objet de torturessans relâche et d’émoi, car

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« Il l’oblige à se rasseoir quand elle se lève, etme met le zebb, quand j’y pense, toujours debout.

« Telle est sa croupe ! Et d’elle se détachentdeux cuisses de gloire, solides et d’un seul jet,unies, vers le haut, sous leur couronne. Puisviennent les jambes et les pieds charmants et sipetits que je suis stupéfait qu’ils puissent por-ter tant de poids superposés.

« Quant à son milieu et à son fondement,ô Maïmouna, pour dire la vérité, je désespèrede pouvoir t’en parler comme il sied, car l’unest essentiel et l’autre est absolu. C’est, pour lemoment, tout ce que ma langue peut t’en révé-ler ; et même par gestes il me serait impossiblede t’en faire apprécier le faste ou les somptuo-sités.

« Et telle est à peu près, ô Maïmouna, l’ado-lescente princière, fille du roi Ghaïour, El-SettBoudour. »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète comme elleétait, remit la suite au lendemain.

Mais lorsque fut la cent soixante-dix-neuvième nuit.

Elle dit :

« Et telle est, à peu près, l’adolescente prin-cière, fille du roi Ghaïour, la princesse Bou-dour.

« Mais je dois également te dire, ô Maïmou-na, que le roi Ghaïour aimait considérablementsa fille El-Sett Boudour, celle dont je viens det’énumérer simplement les perfections, et ill’aimait d’un amour si vif que son plaisir étaitde s’ingénier à lui trouver chaque jour une dis-traction nouvelle. Mais comme, au bout d’uncertain temps, il avait épuisé pour elle toutes

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les espèces d’amusements, il songea à lui don-ner des joies différentes encore en lui bâtissantdes palais miraculeux. Il commença la sériepar la construction de sept palais, chacun d’unstyle différent et d’une matière précieuse dif-férente. En effet, il fit bâtir le premier palaisentièrement de cristal, le second d’albâtre dia-phane, le troisième de porcelaine, le quatrièmede mosaïques de pierreries, le cinquième d’ar-gent, le sixième d’or et le septième entièrementde perles et de diamants. Et le roi Ghaïour nemanqua pas de faire orner chaque palais de lamanière qui convenait le mieux au style dont ilétait bâti ; et il y réunit tous les agréments quipouvaient en rendre le séjour encore plus dé-lectable, soignant, par exemple, et surtout, labeauté des pièces d’eau et des jardins.

« Et c’est dans ces palais que, pour distrairesa fille El-Sett Boudour, il la fit habiter, maisune année seulement dans chaque palais, pourqu’elle n’eût pas le temps de s’en lasser et quele plaisir succédât sans fatigue au plaisir.

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« Aussi la beauté de l’adolescente, au milieude toutes ces belles choses, ne pouvait que s’af-finer et parvenir à l’état suprême qui m’a char-mé.

« De telle sorte qu’il ne faudrait pointt’étonner, ô Maïmouna, si je te disais que tousles rois, voisins des états du roi Ghaïour, dé-siraient ardemment obtenir en mariage l’ado-lescente aux fastueuses fesses. Mais je dois mehâter, pourtant, de te rassurer sur sa virgini-té, car jusqu’à présent elle a refusé avec hor-reur les propositions que son père lui transmet-tait. Et chaque fois, pour toute réponse, ellese contentait de lui dire : « Je suis ma proprereine et ma seule maîtresse. Comment souffri-rais-je voir un homme froisser un corps qui to-lère à peine le contact des soieries ? »

« Et le roi Ghaïour, qui eût préféré mourirplutôt que de contrarier Boudour, ne trouvaitrien à répliquer. Et il était obligé de décliner lesdemandes des rois, ses voisins, et des princesqui venaient à cette fin dans son royaume du

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plus profond lointain. Et même un jour qu’unjeune roi, plus beau et plus puissant que lesautres, s’était présenté avec beaucoup de ca-deaux préparatoires, le roi Ghaïour en parla àBoudour qui, indignée cette fois, éclata en re-proches et s’écria « Je vois bien qu’il ne mereste plus qu’un seul moyen d’en finir avec cestortures continuelles. Je vais saisir ce glaivequi est là et m’en enfoncer la pointe dans lecœur. Par Allah ! c’est mon seul recours. » Etcomme elle se disposait vraiment à user decette violence sur elle-même, le roi Ghaïour futtellement épouvanté qu’il tira la langue et se-coua la main et roula autour de lui des yeuxblancs. Puis il se hâta de confier Boudour à dixvieilles fort sages et pleines d’expérience, dontl’une était la propre nourrice de Boudour. Etdepuis ce moment les dix vieilles ne la quittentpas un seul instant et veillent même à tour derôle à la porte de son appartement.

« Et voilà, ô ma maîtresse Maïmouna, oùen sont les choses maintenant. Et moi je ne

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manque certes pas d’aller, toutes les nuits,contempler la beauté de la princesse et me di-later les sens à la vue de ses splendeurs. Aus-si crois bien que ce n’est point la tentation quime fait défaut de la monter et de me délecterde son derrière ; mais je pense vraiment quece serait dommage de porter atteinte, contrele gré de la propriétaire, à une somptuosité sibien gardée. Seulement, ô Maïmouna, je mecontente d’elle discrètement, pendant sonsommeil ; je l’embrasse, par exemple, entre lesdeux yeux, tout doucement, bien qu’une consi-dérable envie me pousse à le faire fortement.Mais je me méfie de moi-même, me sachantsans retenue, une fois la chose en train ; je pré-fère donc m’abstenir complètement, de peurd’endommager l’adolescente.

« Je t’adjure donc, ô Maïmouna, de veniravec moi voir mon amie Boudour dont la beau-té te charmera, à n’en pas douter, et dont lesperfections te raviront, je m’en porte garant.

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Allons, ô Maïmouna, admirer El-Sett Boudour,au pays du roi Ghaïour. »

Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapideSchamhourasch.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète comme elleétait, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième nuit.

Elle dit :

Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapideSchamhourasch.

Lorsque la jeune éfrita Maïmouna eut en-tendu cette histoire, au lieu de répondre, elleeut un rire moqueur, allongea un coup d’ailedans le ventre de l’éfrit, lui cracha à la figure

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et lui dit « Tu es bien dégoûtant avec ta jeunepisseuse ! Et vraiment je me demande com-ment tu as osé m’en parler, alors que tu doisbien savoir qu’elle ne saurait supporter un ins-tant la comparaison avec l’adolescent si beauque j’aime. » Et l’éfrit s’écria, en s’essuyant lafigure : « Mais, ô ma maîtresse, j’ignore tota-lement l’existence de ton jeune ami, et, touten implorant mon pardon, je ne demande pasmieux que de le voir, bien que j’hésite fort àcroire qu’il puisse égaler la beauté de ma prin-cesse. » Alors Maïmouna lui cria : « Veux-tu tetaire, maudit ? Je te répète que mon ami estsi beau que, si tu le voyais, fût-ce en rêve, tutomberais en épilepsie et tu baverais commeun chameau. » Et Dahnasch demanda : « Maisoù est-il donc et qui peut-il être ? » Maïmounadit « Ô coquin, sache qu’il est dans le mêmecas que ta princesse. Et il est enfermé dans lavieille tour au pied de laquelle j’ai ma demeuresouterraine. Mais ne va pas te flatter de l’es-poir de le contempler sans moi ; car je connaista turpitude et je ne te confierais même pas

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la garde d’un cul de santon. Pourtant je veuxbien consentir à te le montrer moi-même pouravoir ton opinion, tout en te prévenant que situ avais l’audace de mentir, en parlant contrela réalité de ce que tu vas voir, je t’arracheraisles yeux et ferais de toi le plus misérable deséfrits. De plus, j’entends bien que tu me payesune forte gageure si mon ami se trouve êtreplus beau que ta princesse ; et, pour être juste,je consens aussi à t’en payer une si c’est lecontraire. » Et Dahnasch s’écria « J’accepte lacondition. Viens donc avec moi voir El-SettBoudour, dans le pays de son père, le roiGhaïour. » Mais Maïmouna dit « C’est plus vitefait d’aller à la tour, qui est là sous nos pieds,pour juger d’abord de la beauté de mon ami.Après quoi nous comparerons ! » Alors Dah-nasch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aus-sitôt tous deux descendirent en ligne droite duhaut des airs jusqu’au sommet de la tour et pé-nétrèrent, par la fenêtre, dans la chambre deKamaralzamân.

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Alors Maïmouna, à voix basse, dit à l’éfritDahnasch : « Ne bouge plus ! et surtout soisconvenable ! » Puis elle s’approcha de l’adoles-cent endormi et souleva le drap qui le cou-vrait en ce moment. Et elle se tourna du côtéde Dahnasch et lui dit : « Regarde, ô maudit !Et fais attention de ne pas tomber tout de tonlong. » Et Dahnasch avança la tête et reculastupéfait ; puis il allongea de nouveau le couet inspecta longuement le visage et le corps dubel adolescent ; après quoi il hocha la tête etdit « Ô ma maîtresse Maïmouna, je vois main-tenant que tu es fort excusable de penser queton ami est incomparable en beauté ; car, envérité, je n’ai jamais vu autant de perfectionsdans un corps d’adolescent ; et tu sais que jeconnais les plus beaux parmi les fils des hu-mains. Mais, ô Maïmouna, le moule qui l’a fa-briqué ne s’est cassé qu’après avoir donné unéchantillon femelle ; et c’est justement la prin-cesse Boudour ! »

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À ces paroles, Maïmouna fondit sur Dah-nasch et lui asséna sur la tête un coup d’aile quilui cassa une corne, et lui cria « Ô le plus vild’entre les éfrits, je te somme d’aller sur l’heureà ce pays du roi Ghaïour, au palais de Sett Bou-dour, et de transporter de là-bas la princessejusqu’ici ; car je ne veux pas me déranger ent’accompagnant chez cette petite. Une fois quetu l’auras portée ici, nous la ferons coucher àcôté de mon jeune ami, et nous compareronsavec nos propres yeux. Et reviens vite, Dah-nasch, ou je te mets le corps en lambeaux et tejette en pâture aux hyènes et aux corbeaux ! »Alors l’éfrit Dahnasch ramassa sa corne qui gi-sait et, lamentable, s’en alla en se grattant lederrière. Puis il traversa l’espace comme un ja-velot et ne tarda pas à revenir, au bout d’uneheure, chargé de son fardeau.

Or, la princesse, endormie sur les épaulesde Dahnasch, n’avait sur elle que la chemise,et son corps palpitait dans sa blancheur. Et surles larges manches de cette chemise, tramée

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de fils d’or et de soie tendre, étaient brodés cesvers qui s’entrelaçaient agréablement :

Trois choses l’empêchent d’accorder aux hu-mains un regard qui dise « oui » : la crainte del’inconnu, l’horreur du connu et sa beauté !

Alors Maïmouna dit à Dahnasch « Il mesemble que tu as dû t’amuser en route aveccette jeune fille, car tu es en retard et il nefaut pas une heure de temps aux bons éfritspour aller du pays de Khaledân au fond de laChine et revenir par le plus droit chemin. Soit !Mais hâte-toi d’étendre cette petite aux côtésde mon ami pour que nous fassions notre exa-men. » Et l’éfrit Dahnasch, avec des précau-tions infinies, déposa doucement la princessesur le lit, et lui enleva sa chemise.

Or, en vérité, l’adolescente était fort belleet telle que l’avait dépeinte l’éfrit Dahnasch. EtMaïmouna put constater que la ressemblancedes deux jeunes gens était si parfaite qu’onles eût pris pour deux jumeaux, et qu’ils ne

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différaient seulement que par leur milieu etleur fondement. Mais c’était le même visage delune, la même taille délicate et la même croupearrondie pleine de richesse. Et elle put éga-lement se rendre compte que si la jeune fillemanquait en son milieu de ce qui faisait l’orne-ment de l’adolescent, elle le remplaçait avanta-geusement par les deux tétines merveilleusesqui attestaient un sexe succulent.

Elle dit donc à Dahnasch « Je vois qu’il estpermis d’hésiter un instant sur la préférenceà accorder à l’un ou à l’autre de nos amis ;mais il faut être aveugle ou insensé, comme tul’es, pour ne pas convenir qu’entre deux jeunesgens également beaux, dont l’un est mâle etl’autre femelle, le mâle l’emporte sur la fe-melle ! Qu’en dis-tu, ô maudit ? » Mais Dah-nasch répondit : « Pour ma part, je sais ce queje sais et je vois ce que je vois, et le tempsne me ferait pas croire le contraire de ce quemon œil a vu ! Mais, ô ma maîtresse, si tout de

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même tu tiens à ce que je mente, je mentiraipour te faire plaisir. »

Lorsque l’éfrita Maïmouna eut entendu cesparoles de Dahnasch, elle fut prise d’une tellefureur qu’elle éclata de rire. Et pensant qu’ellene pourrait jamais, par le moyen d’un simpleexamen, tomber d’accord avec l’entêté, elle luidit « Il y a peut-être moyen de savoir qui denous deux a raison, c’est de recourir à notreinspiration. Celui qui composera les plus beauxvers à la louange de son préféré, aura certai-nement la vérité de son côté. Y consens-tu ?Ou bien n’es-tu pas capable de cette subtilitépropre aux délicats seulement ? » Mais l’éfritDahnasch s’écria « C’est justement, ô ma maî-tresse, ce que je voulais te proposer ! Car monpère Schamhourasch m’a enseigné les règlesdes constructions poétiques et l’art des versaux rythmes parfaits. Mais à toi d’abord lapriorité, ô charmante Maïmouna ! »

Alors Maïmouna s’approcha de Kamaralza-mân endormi, et se pencha sur ses lèvres et les

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baisa doucement ; puis elle lui caressa le frontet, la main dans ses cheveux, elle dit en le re-gardant :

« Ô corps clair où les rameaux ont mis leursouplesse et les jasmins leur bouquet, quel corps devierge vaudrait ta senteur ?

Yeux où le diamant a mis sa lumière et la nuitses étoiles, quels yeux de femmes égaleraient votrefeu ?

Baiser plus doux de sa bouche que le miel aro-matique, quel féminin baiser atteindrait ta fraî-cheur ?

Oh ! caresser ta chevelure et tressaillir de toutema chair sur ta chair, puis voir dans tes yeux se le-ver les étoiles. »

Lorsque l’éfrit Dahnasch eut entendu cesvers de Maïmouna, il s’extasia à la limite del’extase, puis se convulsa à la limite de laconvulsion, tant pour rendre hommage au ta-lent de l’éfrita que pour exprimer son émotion

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de ces rythmes si justes. Mais il ne tarda pas às’approcher de son amie Boudour. Et il se pen-cha sur ses seins nus et délicatement y déposaune caresse. Et, inspiré de ses charmes, il diten la regardant :

« Les myrtes de Damas, ô jeune fille,m’exaltent l’âme quand ils sourient ; mais ta beau-té…

Les roses de Baghdad, de clair de lune et derosée nourries, me grisent l’âme quand elles sou-rient ; mais tes lèvres nues…

Tes lèvres nues, ô bien-aimée, et ta beauté fleu-rie, me rendent fou quand elles sourient ! Et tout lereste a disparu. »

Lorsque Maïmouna eut entendu cette im-provisation, elle ne fut pas peu surprise devoir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-deuxième nuit.

Elle dit :

… cette improvisation, elle ne fut pas peusurprise de voir chez ce Dahnasch tant de ta-lent uni à tant de laideur. Et, comme elle était,bien que femme, douée d’une certaine dose dejugement, elle ne manqua d’en faire son com-pliment à Dahnasch qui se dilata extrêmement.Puis elle lui dit « En vérité, ô Dahnasch, tu asune âme assez fine dans cette charpente où tuhabites ; mais ne crois point que tu l’emportesdans l’art des vers, pas plus que Sett Boudourne l’emporte en beauté sur Kamaralzamân ! »Et Dahnasch, suffoqué, s’écria : « Crois-tu vrai-ment ? » Elle dit : « Certainement ! » Il dit :« Je ne crois pas ! » Elle dit : « Attrape ça ! » etd’un coup d’aile lui pocha un œil. Il dit : « Çane prouve rien ! » Elle dit : « Tiens ! voilà monderrière ! » Il dit : « Il est assez maigre ! »

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À ces paroles, Maïmouna, doublement ir-ritée, voulut se précipiter sur Dahnasch et luiabîmer quelque partie de son individu. MaisDahnasch, qui avait prévu le cas, en un clind’œil se changea en puce et se réfugia sansbruit dans le lit, sous les deux adolescents. Etcomme Maïmouna craignait de les réveiller,elle fut obligée, pour avoir une solution, de ju-rer à Dahnasch qu’elle ne lui ferait plus de mal ;et Dahnasch, devant son serment, cessa d’êtrepuce et redevint comme il était, mais en se te-nant toujours sur ses gardes. Alors Maïmou-na lui dit : « Écoute, Dahnasch, je ne vois pasd’autre moyen de terminer l’affaire que de re-courir à l’arbitrage d’un tiers ! » Il dit « Je veuxbien ! »

Alors Maïmouna frappa du pied le sol quis’entr’ouvrit et laissa sortir un épouvantableéfrit. Il avait une tête surmontée de six corneslongues chacune de quatre coudées, et troisqueues fourchues, longues d’autant ; il étaitboiteux et bossu, et ses yeux étaient plantés

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au milieu de sa figure dans le sens de la lon-gueur ; il avait des bras dont l’un était longde cinq coudées et l’autre d’une demi-coudéeseulement ; et ses mains, plus larges que deschaudrons, étaient terminées par des griffes delion ; et ses jambes qui finissaient par des sa-bots le faisaient marcher comme un pied bot ;et son zebb deux fois plus gros que celui del’éléphant plongeait derrière son dos et surgis-sait triomphant. Il s’appelait Kaschkasch ben-Fakhrasch ben-Atrasch, de la postérité d’EblisAbou Hanfasch.

Or, lorsque le sol se fut refermé, l’éfrit Ka-schkasch aperçut Maïmouna, et aussitôt il em-brassa la terre entre ses mains, se tint devantelle humblement, les bras croisés, et lui de-manda : « Ô ma maîtresse Maïmouna, fille denotre roi Domriatt, je suis l’esclave qui attendtes ordres. » Elle dit : « Je veux, Kaschkasch,que tu sois juge dans la dispute survenue entremoi et ce maudit Dahnasch. Il y a telle et tellechose. À toi donc d’être impartial et, après

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avoir jeté les yeux sur ce lit, de nous dire qui teparaît plus beau de mon ami ou de cette jeunefille. »

Alors Kaschkasch se tourna du côté du litoù les deux jeunes gens dormaient tranquilleset nus, et à leur vue il fut dans une émotiontelle qu’il saisit de la main gauche son ef-froyable outil qui se raidissait au-dessus de satête et se mit à danser en tenant sa queue àtrois branches de la main droite. Après quoi ildit à Maïmouna et à Dahnasch « Par Allah ! àles bien considérer, je vois qu’ils sont égauxen beauté, et qu’ils diffèrent par le sexe seule-ment. Mais tout de même je connais un moyen,le seul qui puisse trancher le différend. » Ilsdirent « Hâte-toi de nous l’indiquer. » Il répon-dit : « Laissez-moi d’abord chanter quelquechose en l’honneur de cette adolescente quim’émeut à l’extrême ! » Maïmouna dit « Il n’ya guère le temps. À moins que tu ne veuillesnous dire quelques vers sur ce bel adoles-cent. » Et Kaschkasch dit « Ce sera peut-être

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un peu extraordinaire. » Elle répondit « Chantetout de même, pourvu que les vers soientjustes et courts. » Alors Kaschkasch chanta cesvers obscurs et compliqués :

« Ô adolescent, tu me rappelles qu’à se vouer àl’amour unique les soins et les soucis étoufferaientla ferveur. Sois prudent, ô mon cœur.

Aime le baiser sur une lèvre virginale ; maispour te rendre propice l’avenir, ne laisse point serouiller la porte de sortie. Le goût de sel est déli-cieux sur des lèvres moins faciles ! »

Alors Maïmouna dit : « Je ne veux pointchercher à comprendre. Mais dis-nous vite lemoyen de savoir qui possède la vérité. » Etl’éfrit Kaschkasch dit « Mon avis est quel’unique moyen à employer, c’est de les ré-veiller l’un après l’autre, pendant que noustrois nous resterons invisibles ; et vousconviendrez que celui des deux qui témoigneraun amour plus ardent à l’autre et manifesteraplus de passion dans son attitude sera certai-

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nement le moins doué de beauté, puisqu’il sesera ainsi lui-même reconnu subjugué par lescharmes de son compagnon. »

À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-troisième nuit.

Elle dit :

À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch, Maï-mouna s’écria « Ô l’idée admirable ! » Et Dah-nasch également s’exclama « C’est tout à faitjudicieux. » Et aussitôt il se changea de nou-veau en puce, mais cette fois pour aller piquerau cou le beau Kamaralzamân.

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À cette piqûre, qui fut de première force,Kamaralzamân se réveilla en sursaut et portavivement la main à l’endroit piqué ; mais né-cessairement il ne put rien attraper ; car le ra-pide Dahnasch, qui s’était ainsi un peu vengésur la peau de l’adolescent de tous les affrontsde Maïmouna, eut tôt fait de reprendre saforme d’éfrit invisible, pour être témoin de cequi allait se passer.

Or, vraiment ce qui se passa fut remar-quable à l’extrême.

En effet, Kamaralzamân, encore somnolent,laissa retomber la main qui n’avait pas atteintla puce, et cette main alla justement toucherla cuisse nue de la jeune fille. À cette sensa-tion, le jeune homme ouvrit les yeux, mais lesreferma aussitôt d’éblouissement et d’émotion.Et il sentit contre lui ce corps plus tendre quele beurre et cette haleine plus agréable que leparfum du musc. Aussi sa surprise fut extrême,mais non dénuée d’agrément, et il finit par le-

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ver la tête et considérer l’incomparable beautéde celle qui dormait, inconnue, à ses côtés.

Il s’appuya donc du coude sur les coussinset, oubliant en un instant l’aversion qu’il avaitjusque-là éprouvée pour le sexe, il se mit à dé-tailler avec des yeux charmés les perfectionsde la jeune fille. Il la compara d’abord en sonâme à une citadelle avec sa coupole, puis àune perle, puis à la rose : car il ne pouvaitdu premier coup faire des comparaisons bienjustes, vu qu’il s’était toujours refusé à regarderles femmes et qu’il était fort ignorant de leursformes et de leurs grâces. Mais il ne tarda pasà remarquer que sa dernière comparaison étaitla plus juste et l’avant-dernière la plus vraie ;quant à la première, il en sourit bien vite.

Donc Kamaralzamân se pencha sur la roseet sentit que le parfum de sa chair était déli-cieux, et tellement qu’il promena son nez surtoute sa surface. Or, cela lui fut si agréablequ’il se dit : « Si je la touchais, pour voir ! » Etil promena ses doigts sur tous les contours de

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la perle et constata que cela lui mettait le feuau corps et provoquait en lui des mouvementsselon telles ou telles parties de son individu ;si bien qu’il éprouva violemment le besoin dedonner libre cours à cet instinct de nature. Et ils’écria « Tout arrive avec la volonté d’Allah ! »Et il se disposa à la copulation.

Donc il prit la jeune fille, tout en pensant :« C’est bien étonnant qu’elle soit sans cale-çon. » Et il la tourna et la retourna et la palpa ;puis, émerveillé, il s’écria : « Ya Allah ! quelgros derrière ! » Puis il caressa son ventre etdit « C’est une merveille de tendreté. » Aprèsquoi les seins le tentèrent et il les prit et éprou-va, à s’en remplir les deux mains, un frémisse-ment d’une volupté telle qu’il s’écria : « Par Al-lah ! il faut absolument que je la réveille pourbien faire les choses ! Mais comment se fait-ilqu’elle ne se soit pas encore réveillée depuis letemps que je la touche ? »

Or, ce qui empêchait la jeune fille de se ré-veiller c’était la volonté de Dahnasch l’éfrit qui

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l’avait plongée ainsi dans un sommeil si lourdpour faciliter l’action de Kamaralzamân.

Donc Kamaralzamân mit ses lèvres sur leslèvres de Sett Boudour et leur prit un long bai-ser ; et, comme elle ne se réveillait pas, il enprit encore un second, puis un troisième, sansqu’elle eût marqué le moindre sentiment. Alorsil se mit à lui parler, disant « Ô mon cœur ! ômon œil ! ô mon foie ! Réveille-toi ! Je suis Ka-maralzamân ! » Mais la jeune fille ne fit pas unseul mouvement.

Alors Kamaralzamân, voyant l’inanité deson appel, se dit : « Par Allah ! je ne puis plusattendre ! il faut que je pénètre en elle, tout m’ypousse ! J’essaierai, pour voir si je puis réussir,pendant qu’elle dort. » Et il s’étendit sur elle.

Tout cela ! Et Maïmouna et Dahnasch et Ka-schkasch regardaient. Et Maïmouna commen-çait à s’inquiéter fort et déjà s’apprêtait, en casde consommation, à trouver que ça ne comp-tait pas.

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Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeunefille qui dormait sur le dos…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète comme elleétait, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-quatrième nuit.

Elle dit :

Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeunefille qui dormait sur le dos, et qui n’avait pourtout vêtement que ses cheveux épars, et il l’en-laça de ses bras et il allait faire un premier es-sai de ce qu’il allait faire, quand soudain il tres-saillit et la désenlaça et hocha la tête et pen-sa « C’est sûrement le roi mon père qui a faitplacer cette adolescente dans mon lit pour ex-périmenter l’effet du contact des femmes sur

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moi ; et il doit être maintenant derrière ce mur,l’œil à un trou, à me regarder pour voir si celaréussit. Et demain il entrera chez moi et me di-ra « Kamaralzamân, tu disais avoir le mariageet les femmes en répulsion ! Qu’as-tu fait cettenuit avec cette adolescente ? Ah ! Kamaralza-mân, tu veux bien forniquer en secret, maistu te refuses à te marier, bien que tu sachestout le bonheur que j’aurais de voir ma descen-dance assurée et mon trône transmis à mes en-fants ! » Et moi alors je serai considéré commeun fourbe et un menteur. Il vaut donc mieuxm’abstenir cette nuit de copuler, malgré toutel’envie que j’en ai, et attendre jusqu’à demain ;et alors je demanderai à mon père cette belleadolescente en mariage. Et de la sorte monpère sera heureux et moi je pourrai, tout à monaise, user de ce corps béni. »

Et là-dessus, à la grande joie de Maïmounaqui avait commencé à avoir de terribles inquié-tudes, et à l’ennui considérable de Dahnaschqui, au contraire, avait pensé que l’adolescent

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copulerait, Kamaralzamân se pencha encoreune fois sur Sett Boudour et, après l’avoir bai-sée sur la bouche, il lui enleva du petit doigtune bague surmontée d’un beau diamant, et sela passa lui-même au petit doigt pour bien mar-quer qu’il considérait désormais la jeune fillecomme son épouse. Puis, après avoir mis audoigt de la jeune fille sa bague à lui, il lui tour-na le dos, bien qu’avec un regret extrême, et netarda pas à se rendormir.

À cette vue, Maïmouna exulta tout à fait etDahnasch fut bien confus ; mais il ne tarda pasà dire à Maïmouna « Ce n’est que la moitié del’épreuve. À ton tour maintenant ! »

Alors Maïmouna se changea aussitôt enpuce et sauta sur la cuisse de Sett Boudour,et, de là, monta jusqu’à son nombril, puis re-vint sur ses pas de quatre travers de doigt, ets’arrêta juste sur le sommet du monticule quidomine le vallon des roses. Et là, d’une seulepiqûre dans laquelle elle mit toute sa jalousieet sa vengeance, elle fit sauter de douleur la

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jeune fille qui ouvrit les yeux et se leva vive-ment sur son séant en portant les deux mainssur son endroit honorable. Mais aussitôt ellejeta un cri de terreur en apercevant près d’ellele jeune homme couché. Mais, dès le premierregard qu’elle lui jeta, elle ne tarda pas à pas-ser de la frayeur à l’admiration et de l’admira-tion au plaisir et du plaisir à un épanchementde joie qui atteignit bientôt au délire.

En effet, dans sa frayeur première, elle pen-sa en son âme : « Infortunée Boudour, tu escompromise pour toujours. Voici dans ton litun jeune étranger que tu n’as jamais vu. Quelleaudace est la sienne ! Ah ! je vais crier auxeunuques d’accourir et de le jeter du haut demes fenêtres dans le fleuve. Pourtant, ô Bou-dour, qui sait si ce n’est point là le mari queton père t’a choisi ? Regarde-le d’abord, ô Bou-dour, avant de recourir à la violence. »

Et c’est alors que Boudour jeta un coupd’œil sur l’adolescent, et de ce rapide examenelle fut éblouie de sa beauté et s’écria « Ah !

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mon cœur ! qu’il est gentil ! » Et, à l’instantmême, elle fut si captivée, qu’elle se penchasur cette bouche souriante de sommeil et l’ex-prima d’un baiser entre ses lèvres en s’écriant« Par Allah ! celui-là, oui, je le veux pourépoux. Pourquoi mon père a-t-il si longtempstardé à me l’amener ? » Puis elle prit, en trem-blant, la main du jeune homme et la mit entreses deux mains et lui parla fort gentiment pourle réveiller, disant : « Ô lumière de mes yeux,lève-toi ! lève-toi ! Viens m’embrasser, viens !par ma vie sur toi ! »

Mais comme Kamaralzamân, par l’effet del’enchantement opéré sur lui par la vindicativeMaïmouna, ne faisait pas un mouvement deréveil, la belle Boudour s’imagina que c’étaitsa faute à elle et qu’elle ne mettait pas assezde chaleur dans son appel. Aussi, sans plus sesoucier de savoir si on la regardait ou non, elleentr’ouvrit la chemise de soie, et se glissa toutcontre le jeune homme et l’entoura de ses braset appliqua ses cuisses contre les siennes et,

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éperdument, lui dit dans l’oreille « Vois commeje suis obéissante et gentille. Voici les narcissesde mes seins et le parterre de mon ventre quiest très doux. Voici mon nombril qui aime lacaresse fine. Viens te réjouir. Puis tu goûterasà la primeur des fruits qui sont en moi. La nuitne sera pas assez longue pour nos ébats. Et jus-qu’au matin nous nous dulcifierons. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète comme elleétait, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingtième-cinquième nuit.

Elle dit :

« … et jusqu’au matin nous nous dulcifie-rons. »

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Mais comme Kamaralzamân, plus que ja-mais enfoncé dans le sommeil, continuait à nepoint répondre, la belle Boudour s’imagina uninstant que ce n’était là qu’une feinte de sapart pour lui donner plus de surprise ; et, moi-tié rieuse, elle lui dit : « Allons, ne fais pas lefourbe comme ça. Serait-ce mon père qui t’au-rait donné ces leçons de malice pour vaincremon orgueil ? C’est peine inutile vraiment. Carta beauté, ô jeune daim svelte et charmant, àelle seule fait de moi la plus soumise des es-claves d’amour. »

Mais comme Kamaralzamân restait tou-jours immobile, Sett Boudour, de plus en plussubjuguée, reprit : « Ô maître de la beauté, jepasse pour belle. Autour de moi tout vit dansl’admiration de mes charmes sereins. Toi seulas su allumer le désir dans le regard calmede Boudour. Que ne te réveilles-tu, ô adorablegarçon ! Que ne te réveilles-tu ? Je me sensmourir ! »

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Et la jeune fille enfouit sa tête sous le brasde l’adolescent, et câlinement le mordilla aucou et à l’oreille, mais sans résultat. Alors, nepouvant plus résister à la flamme allumée enelle pour la première fois, elle se mit de la mainà fureter entre les jambes et les cuisses dujeune homme et les trouva si lisses et si pleinesqu’elle ne put empêcher sa main de glisser surleur surface. Alors, elle rencontra en route unobjet si nouveau pour elle qu’elle le considéraavec de grands yeux et constata que, sous samain, il changeait de forme à chaque instant.Elle fut d’abord bien effrayée, mais compritsans retard son usage particulier. Car de mêmeque le désir chez les femmes est de beaucoupplus intense que chez les hommes, de mêmeleur intelligence est infiniment plus prompte àsaisir les rapports des organes charmants. Ellele prit donc à pleines mains et, tandis qu’elleembrassait les lèvres du jeune homme avec ar-deur, il arriva ce qui arriva.

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Après quoi Sett Boudour couvrit de baisersson ami endormi, sans laisser un seul endroitsur lequel elle n’eût imprimé ses lèvres. Puiselle lui prit les mains et les baisa l’une aprèsl’autre sur la paume ; puis elle le souleva lui-même et le prit dans son sein et lui entourale cou de ses bras ; et, dans cet enlacement,membre contre membre et leurs haleines mê-lées, elle s’endormit en souriant.

Tout cela. Et, invisibles, les trois éfrits neperdaient pas un geste. Aussi, la chose ayantété consommée péremptoirement, Maïmounafut à la limite de la jubilation et Dahnasch ne fitaucune difficulté pour convenir que Boudouravait été beaucoup plus loin dans les manifes-tations de son ardeur, et qu’elle lui faisait ain-si perdre la gageure. Mais Maïmouna, assuréemaintenant de la victoire, fut magnanime et dità Dahnasch « Pour ce qui est de la gageureque tu me dois, je t’en fais grâce, ô maudit.Et même je vais te donner le sauf-conduit quidésormais t’assurera toute tranquillité dans tes

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courses aériennes. Mais prends bien garde d’enabuser, et ne manque jamais plus aux conve-nances. »

Après quoi la jeune éfrita se tourna vers Ka-schkasch et, gentiment, lui dit : « Kaschkasch,je te remercie beaucoup pour ton conseil. Jete nomme, en conséquence, chef de mes émis-saires ; et je me charge de faire approuver madécision par mon père Domriatt. » Puis elleajouta « Maintenant avancez tous deux, et pre-nez cette jeune fille et transportez-la vite aupalais de son père Ghaïour, maître d’El-Bou-hour et d’El-Koussour. Après les progrès si ra-pides qu’elle vient d’accomplir sous mes yeux,je lui donne mon amitié et désormais j’ai touteconfiance dans son avenir. Vous verrez qu’elleaccomplira de belles choses. » Et les deuxéfrits répondirent « Inschallah ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-sixième nuit.

Elle dit :

Et les deux éfrits répondirent : « Inschal-lah ! » puis s’approchèrent du lit, prirent l’ado-lescente qu’ils chargèrent sur leurs épaules, ets’envolèrent avec elle vers le palais du roiGhaïour où ils ne tardèrent pas à arriver. Et ilsla déposèrent délicatement sur son lit pour s’enaller ensuite chacun de son côté.

Quant à Maïmouna, elle s’en retourna à sonpuits, après avoir déposé un baiser sur les yeuxde son ami.

Et voilà pour eux trois.

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, il fi-nit par se réveiller de son sommeil, avec le ma-tin, le cerveau encore hanté par son aventurede la nuit. Et il se tourna à droite et il se tour-na à gauche, mais bien entendu sans trouver la

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jeune fille. Alors il se dit « J’avais bien devinéque c’était mon père qui avait préparé tout ce-la pour m’éprouver, et pour me pousser au ma-riage. J’ai donc bien fait d’attendre, pour lui de-mander, en bon fils, son consentement. » Puisil héla l’esclave couché à la porte, en lui criant :« Hé ! lève-toi. » Et l’esclave se leva en sursautet se hâta, encore à moitié endormi, d’appor-ter à son maître l’aiguière et la cuvette. Et Ka-maralzamân prit l’aiguière et la cuvette et allaaux cabinets, puis fit soigneusement ses ablu-tions, et revint faire sa prière du matin et man-gea un morceau et lut un chapitre du Koran.Puis, d’un air détaché, il demanda à l’esclave« Saouab, où as-tu emmené la jeune fille decette nuit ? » L’esclave, interloqué, s’exclama :« Quelle jeune fille, ô mon maître Kamaralza-mân ? » Il dit, en haussant la voix « Je te dis,chenapan, de me répondre sans détours. Oùest la jeune fille qui a passé la nuit avec moi,sur mon lit ? » Il répondit : « Par Allah ! ô monmaître, je n’ai vu ni jeune fille, ni jeune gar-çon. Et d’ailleurs nul n’a pu entrer ici, puisque

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j’étais couché contre la porte. » Kamaralzamâns’écria : « Eunuque de malheur, toi aussi main-tenant tu oses me contrarier et me faire dumauvais sang ! Ah ! maudit, ils t’ont appris lesruses et le mensonge. Encore une fois je tesomme de me dire la vérité. » Alors l’esclaveleva les bras au ciel et s’écria « Allah est leseul grand ! ô mon maître Kamaralzamân, je necomprends rien à ce que tu me demandes. »

Alors Kamaralzamân lui cria « Approche-toi, maudit ! » Et, l’eunuque s’étant approché, ille saisit au collet et le renversa et le piétina sifurieusement que l’eunuque péta. Alors Kama-ralzamân continua à le rouer de coups de piedet de coups de poing jusqu’à le laisser à demimort. Et comme l’eunuque lançait des cris inar-ticulés, pour toute explication Kamaralzamânlui dit « Attends un peu ! » et courut chercherla grosse corde de chanvre qui servait à mon-ter l’eau du puits, la lui passa sous les aisselles,noua solidement, et le traîna jusqu’à l’orifice

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supérieur du puits où il le fit descendre, et leplongea entièrement dans l’eau.

Or, c’était l’hiver, et l’eau était fort désa-gréable, et l’air bien froid. Aussi l’eunuque semit-il à éternuer éperdument en demandantgrâce. Mais Kamaralzamân l’immergea à plu-sieurs reprises en lui criant chaque fois « Tune sortiras qu’en m’avouant la vérité. Ou bientu es un noyé. » Alors l’eunuque pensa « Sûre-ment il le fera comme il le dit ! » puis il cria « Ômon maître Kamaralzamân, tire-moi de là et jete dirai la vérité. » Alors le prince le hissa et levit qui tremblait comme un roseau au vent ; et,tant de froid que d’épouvante, il claquait desdents ; et il était dans un état bien dégoûtant,ruisselant d’eau et le nez saignant.

L’eunuque, qui se sentit de la sorte momen-tanément hors de danger, ne perdit pas un ins-tant et dit au prince « Permets-moi d’abordd’aller changer de vêtements et m’essuyer lenez. » Et Kamaralzamân lui dit « Va-t’en. Maisne perds pas de temps. Et reviens vite me ren-

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seigner. » Et l’eunuque sortit en courant et allaau palais trouver le père de Kamaralzamân.

Or, le roi Schahramân, en ce moment,conversait avec son grand-vizir, disant ; « Ômon vizir, j’ai passé une bien mauvaise nuit,tant mon cœur est inquiet sur l’état de mon filsKamaralzamân. Et j’ai bien peur qu’il ne lui soitarrivé malheur dans cette vieille tour si malaménagée pour un jeune homme aussi délicatque mon fils. » Mais le vizir lui répondait « Soistranquille. Par Allah, il ne lui arrivera rien là-dedans. Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, pourdompter sa morgue et réduire son orgueil. »

Et là-dessus se présenta l’eunuque dansl’état où il était, et il tomba aux pieds du roi ets’écria « Ô notre maître le sultan ! le malheurest entré dans ta maison. Mon maître Kamaral-zamân vient de se réveiller complètement fou.Et, pour te donner une preuve de sa folie, voi-ci il me fit telle et telle chose et me dit telle ettelle chose. Or, moi, par Allah ! je n’ai vu entrerchez le prince ni jeune fille, ni jeune garçon. »

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À ces paroles, le roi Schahramân ne doutaplus de ses pressentiments et cria à son vizir« Malédiction ! c’est ta faute, ô vizir des chiens.C’est toi qui m’as suggéré cette idée calami-teuse d’enfermer mon fils, la flamme de moncœur. Ah ! fils de mille cornards, lève-toi etcours vite voir ce dont il s’agit, et reviens icim’en rendre compte à l’instant. »

Aussitôt le grand-vizir sortit, accompagnéde l’eunuque, et se dirigea vers la tour, tout endemandant des détails que l’esclave lui donnabien inquiétants. Aussi, le vizir n’entra-t-il dansla chambre qu’après des précautions infinies,la tête d’abord et le corps ensuite, mais lente-ment. Et combien ne fut-il point surpris de voirKamaralzamân tranquillement assis dans sonlit et lisant avec attention le Koran !...

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-septième nuit.

Elle dit :

Kamaralzamân tranquillement assis dansson lit et lisant avec attention le Koran. Il s’ap-procha et, après le salam le plus respectueux, ils’assit par terre, près de son lit, et lui dit « Dansquelle inquiétude ne nous a-t-il pas mis, cet eu-nuque de poix ! Imagine-toi que ce fils de pu-tain est venu, bouleversé et dans un état dechien galeux, nous effrayer en nous racontantdes choses qu’il serait indécent de répéter de-vant toi. Il a troublé notre quiétude d’une tellefaçon que tu m’en vois encore ému. » Kama-ralzamân dit : « En vérité, il n’a guère pu voustroubler autant qu’il m’a troublé tout à l’heuremoi-même. Mais, ô vizir de mon père, je seraisbien aise de savoir ce qu’il a pu vous rap-porter ? » Le vizir répondit « Qu’Allah préserveta jeunesse ! Qu’Allah consolide ton entende-

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ment ! Qu’Il éloigne de toi les actions sans me-sure et garde ta langue des paroles sans sel. Cefils d’enculé prétend que tu es devenu subite-ment fou, que tu lui as parlé d’une adolescentequi aurait passé la nuit avec toi et qui t’au-rait ensuite été ravie, et autres insanités sem-blables, et que tu as fini par le rouer de coupset par le jeter dans le puits. Ô Kamaralzamân,mon maître, quelle impudence, n’est-ce pas ?de la part de ce nègre pourri ! » À ces paroles,Kamaralzamân sourit et dit au vizir « Par Al-lah ! as-tu fini, vieux sale, cette plaisanterie, oubien veux-tu également sentir si l’eau du puitspeut servir au hammam ? Je te préviens que sitout de suite tu ne me dis pas ce que mon pèreet toi avez fait de mon amoureuse, la jeune filleaux beaux yeux noirs, aux joues fraîches et ro-sées, tu me payeras ta ruse plus cher que l’eu-nuque. » Alors le vizir, saisi par une inquiétudesans limite, se leva à reculons et dit « Le nomd’Allah sur toi et autour de toi ! Ya Kamaralza-mân, pourquoi parles-tu de la sorte ? Si c’est unrêve que tu as fait, par suite de mauvaise di-

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gestion, de grâce ! hâte-toi de le dissiper ! YaKamaralzamân, vraiment ce ne sont pas là despropos raisonnables ! »

À ces paroles, le jeune homme s’écria« Pour te prouver, ô cheikh de malédiction, quece n’est point avec mon oreille que j’ai vu lajeune fille, mais avec cet œil-ci et cet œil-là, etque ce n’est point avec mes yeux que j’ai palpéet senti les roses de son corps, mais avec cesdoigts-ci et ce nez-là, attrape ça. » Et il lui as-séna un coup de tête dans le ventre qui l’allon-gea sur le sol ; puis il lui saisit la barbe et sel’enroula autour du poignet et, certain que dela sorte il ne lui échapperait pas, il tomba des-sus à coups redoublés aussi longtemps que sesforces le lui permirent.

Le malheureux grand-vizir, voyant que sabarbe s’en allait et son âme également, se diten lui-même « Il me faut maintenant mentir.C’est le seul moyen de me tirer des mains dece jeune fou. » Il lui dit donc : « Ô mon maître,je te demande bien pardon de t’avoir trompé.

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Mais la faute en est à ton père qui m’a en effetrecommandé, sous peine de pendaison immé-diate, de ne point te révéler encore le lieu oùl’on a mis la jeune fille en question. Mais, si tuveux bien me lâcher, je vais courir prier le roiton père de te retirer de cette tour ; et je luiferai part de ton désir de te marier avec cettejeune fille : ce qui le réjouira à la limite de laréjouissance ! »

À ces paroles, Kamaralzamân le lâcha etlui dit « Dans ce cas, cours vite aviser monpère, et reviens m’apporter immédiatement laréponse ! »

Lorsque le vizir se sentit libre, il se précipitahors de la chambre, en prenant soin de refer-mer la porte à double tour, et courut, hors delui et les habits déchirés, vers la salle du trône.

Le roi Schahramân vit son vizir dans cetétat lamentable et lui dit : « Je te vois bien pi-teux et sans turban ! Et tu m’as l’air bien mor-tifié. Quelque chose de fâcheux a dû t’arriver,

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ça se voit. » Le vizir répondit : « Ce qui m’ar-rive est moins fâcheux que ce qui arrive à tonfils, ô roi. » Il demanda : « Mais quoi donc ? »Il dit « Il est fou absolument, la chose est pé-remptoire. »

À ces paroles, le roi vit la lumière se chan-ger en ténèbres devant son visage et dit :« Qu’Allah m’assiste ! Dis-moi vite les carac-tères de la folie dont est atteint mon enfant. »Et le vizir répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Etil narra au roi tous les détails de la chose, ycompris la manière dont il avait pu échapperaux mains de Kamaralzamân.

Alors le roi entra dans une grande colère ets’écria « Ô le plus calamiteux d’entre les vizirs,cette nouvelle que tu m’annonces est la perdi-tion pour ta tête. Par Allah ! si vraiment tel estl’état de mon enfant, je te ferai crucifier sur leplus haut minaret pour t’apprendre à me don-ner des conseils aussi détestables que ceux quiont été la cause première de ce malheur ». Et il

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s’élança vers la tour et, suivi du vizir, pénétradans la chambre de Kamaralzamân.

Lorsque Kamaralzamân vit entrer son père,il se leva vivement en son honneur et sauta àbas du lit et se tint respectueusement deboutdevant lui, les bras croisés, après lui avoir, enbon fils, baisé la main. Et le roi, heureux devoir son fils si paisible, lui jeta tendrement lesbras autour du cou et l’embrassa entre les deuxyeux, en pleurant de joie.

Après quoi il le fit asseoir à côté de lui surle lit, puis se tourna, indigné, du côté du vi-zir et lui dit « Tu vois bien que tu es le dernierdes traîtres d’entre les vizirs. Comment as-tuosé venir me raconter que mon fils Kamaralza-mân était comme ça et comme ça, et me jeterl’épouvante au cœur et me réduire en miettesle foie. » Puis il ajouta : « D’ailleurs, tu vas en-tendre de tes propres oreilles les réponsespleines de bon sens que va me faire mon filsbien-aimé. » Il regarda alors paternellement lejeune homme et lui dit :

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« Kamaralzamân, sais-tu quel jour noussommes aujourd’hui ? » Il répondit « Certaine-ment. C’est samedi. » Le roi jeta un regardplein de colère et de triomphe à son vizir atter-ré et lui dit « Tu entends bien, n’est-ce pas ? »Puis il continua.

« Et demain, Kamaralzamân, quel jour se-rons-nous ? Le sais-tu ? » Il répondit : « Certai-nement !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-huitième nuit.

Elle dit :

« … Certainement, ce sera dimanche, et en-suite lundi, puis mardi, mercredi, jeudi et enfin

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vendredi, le jour saint. » Et le roi, à la limite dubonheur, s’écria : « Ô mon enfant, ô Kamaral-zamân, loin de toi tout mauvais augure ! Maisdis-moi encore comment s’appelle en arabe lemois où nous sommes. » Il répondit : « Il s’ap-pelle en arabe le mois de Zoul-Kîidat. Après luivient le mois de Zoul-Hidjat ; puis viendra Mô-harram suivi de Safar, de Rabial-aoûal, de Ra-bialthani, de Gamadialouala, de Gamadialtha-nia, de Ragab, de Schâabân, de Ramadân et en-fin de Schaoûal. »

Alors le roi fut à l’extrême limite de la joieet, tranquillisé de la sorte sur l’état de son fils,se tourna vers le vizir et lui cracha à la figureet lui dit : « Il n’y a d’autre fou que toi, vieuxde malheur ! » Et le vizir hocha la tête et voulutrépondre ; mais il s’arrêta et se dit « Attendonsun peu la fin. »

Or, le roi dit ensuite à son fils : « Mon en-fant, imagine-toi que ce cheikh-là et cet eu-nuque de poix sont venus me rapporter telles ettelles paroles que tu leur aurais dites au sujet

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d’une prétendue jeune fille qui aurait passé lanuit avec toi ! Dis-leur donc à la figure qu’ilsont menti. »

À ces paroles, Kamaralzamân eut un sou-rire et dit au roi :

« Ô mon père, sache qu’en vérité je n’ai plusni la patience nécessaire ni l’envie pour en-durer plus longtemps cette plaisanterie qui aassez duré. De grâce, épargne-moi cette mor-tification, car je sens que mes humeurs sontfort desséchées de tout ce que tu m’as déjàfait endurer. Pourtant, ô mon père, sache aussique maintenant je suis bien résolu à ne plus tedésobéir, et je consens à me marier avec cettebelle adolescente que tu as bien voulu m’en-voyer cette nuit pour me tenir compagnie aulit. Je l’ai trouvée parfaitement désirable, et saseule vue m’a mis le sang en mouvement. »

À ces paroles de son fils, le roi s’écria : « Lenom d’Allah sur toi et autour de toi, ô mon en-fant. Qu’Il te préserve des maléfices et de la fo-

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lie. Ah ! mon fils, quel cauchemar as-tu doncfait pour tenir un pareil langage ? De grâce,mon enfant, tranquillise-toi. Jamais plus de mavie je te contrarierai. Et maudits soient le ma-riage et l’heure du mariage et ceux qui parle-ront encore de mariage. » Alors Kamaralzamândit à son père « Tes paroles sont sur ma tête, ômon père. Mais jure-moi d’abord, par le grandserment, que tu n’as aucune connaissance demon aventure de cette nuit avec la belle fillequi a, comme je vais te le prouver, laissé surmoi plus d’une trace. » Et le roi Schahramâns’écria « Je te le jure par la vérité du saint nomd’Allah, dieu de Moussa et d’Ibrahim, qui a en-voyé Mohammad parmi les créatures commegage de leur paix et de leur salut. Amin ! » EtKamaralzamân répéta « Amin ! » Mais il dit àson père : « Maintenant, que dirais-tu si je tedonnais les preuves du passage entre mes brasde la jeune fille ? » Le roi dit « J’écoute ! » EtKamaralzamân continua.

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« Si quelqu’un, ô mon père, te disait « Lanuit dernière je me réveillai en sursaut et vitdevant moi quelqu’un prêt à lutter avec moijusqu’au sang. Alors moi, bien que je ne vou-lusse pas le perforer, je fis, à mon insu, unmouvement qui poussa mon glaive au milieude son ventre nu. Et le matin je me réveillai etvis que mon glaive était en effet teinté de sanget d’écume. » – Que dirais-tu, ô mon père, à ce-lui qui, t’ayant tenu ce langage, te montreraitson glaive ensanglanté ? » Le roi dit : « Je luidirais que le sang seul, sans le corps du parte-naire, ne donne qu’une moitié de preuve. »

Alors Kamaralzamân dit : « Ô mon père,moi aussi, ce matin, en me réveillant, je mevis couvert de sang, la cuvette t’en donnerala preuve. Mais, preuve plus convaincante en-core, voici la bague de l’adolescente. Quant àla mienne, elle a disparu, comme tu le vois. »

À ces paroles, le roi courut aux cabinets etvit qu’en effet la cuvette en question…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-onzième nuit.

Elle dit :

… Le roi courut aux cabinets et vit qu’en ef-fet la cuvette en question contenait du sang, etil pensa en lui-même « C’est là un indice, de lapart de la partenaire, d’une santé merveilleuseet d’un écoulement loyal. » Et il pensa encore :« Je vois là la main du vizir certainement. »Puis il revint en toute hâte près de Kamaral-zamân en s’écriant : « Voyons la bague mainte-nant. » Et il la prit, la tourna et la retourna, puisla rendit à Kamaralzamân, en disant « C’est làune preuve qui me trouble absolument. » Etil resta sans dire un mot de plus durant uneheure de temps. Puis tout d’un coup il s’élan-

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ça sur le vizir et lui cria « C’est toi, vieil en-tremetteur, qui as arrangé toute cette intrigue-là. » Mais le vizir tomba aux pieds du roi etjura sur le Livre Saint et sur la Foi qu’il n’étaitpour rien dans cette affaire-là. Et l’eunuque fitle même serment.

Alors le roi, se refusant davantage à com-prendre, dit à son fils « Allah débrouillera cemystère. » Mais Kamaralzamân, fort ému, ré-pondit « Ô mon père, je te supplie de faire desrecherches et des enquêtes pour me rendre lajeune fille dont le souvenir me met l’âme enémoi. Je t’adjure d’avoir compassion de moiet de me la retrouver, ou je mourrai. » Le roise mit à pleurer et dit à son fils « Ya Kama-ralzamân, Allah est le seul grand, et lui seulconnaît l’inconnu. Quant à nous, nous n’avonsplus qu’à nous affliger ensemble, toi de cetamour sans espérance, et moi de ton afflictionmême et de mon impuissance à y porter re-mède. » Puis le roi, bien désolé, prit son filspar la main et l’emmena de la tour au palais où

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il s’enferma avec lui. Et il refusa de s’occuperdes affaires de son royaume pour rester à pleu-rer avec Kamaralzamân qui s’était mis au lit,à la limite du désespoir d’aimer ainsi de touteson âme une jeune fille inconnue qui, après despreuves si marquées d’amour, avait si étrange-ment disparu.

Puis le roi, pour être encore plus à l’abri desgens et des choses du palais, et pour n’avoirplus à s’occuper que des soins à donner à sonfils qu’il aimait, fit bâtir au milieu de la mer unpalais qui n’était relié à la terre que par unejetée large de vingt coudées, et le fit meublerà son usage et à celui de son enfant. Et tousdeux l’habitèrent seuls, loin du bruit et des tra-cas, pour ne songer qu’à leur malheur. Et pourse consoler un tant soit peu, Kamaralzamân netrouvait rien de mieux que la lecture des beauxlivres sur l’amour, et la récitation des vers despoètes inspirés, dont ceux-ci entre mille :

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Ô guerrière habile au combat des roses, le sangdélicat des trophées, qui frangent ton front triom-phal, teinte de pourpre ta profonde chevelure ; etle parterre natal de toutes ses fleurs s’incline pourbaiser tes pieds enfantins.

Si doux, ô princesse, ton corps surnaturel, quel’air charmé s’aromatise à le toucher ; et si la brisecurieuse sous ta tunique pénétrait elle s’y éternise-rait.

Si belle, ta taille, ô houri, que le collier surta gorge nue se plaint de n’être point ta ceinture.Mais tes jambes subtiles, où les chevilles sont en-serrées par les grelots, font craquer d’envie les bra-celets sur tes poignets.

Et voilà pour ce qui est de Kamaralzamânet de son père, le roi Schahramân !

Quant à la princesse Boudour, voici.Lorsque les deux éfrits l’eurent déposée dansson lit, au palais de son père le roi Ghaïour, lanuit était presque écoulée. Aussi, trois heuresplus tard, apparut l’aurore et Boudour se ré-

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veilla. Elle souriait encore à son bien-aimé ets’étirait de plaisir dans ce moment délicieuxdu demi-réveil aux côtés de l’amoureux qu’ellecroyait près d’elle. Et comme elle tendait lesbras avant que d’ouvrir les yeux, pour lui enentourer le cou, elle n’attrapa que l’air vide.Alors elle se réveilla tout à fait et ne vit plusle bel adolescent qu’elle avait aimé dans lanuit. Aussi son cœur trembla, et elle poussa ungrand cri qui fit accourir les dix femmes pré-posées à sa garde et, parmi elles, sa nourrice.Elles entourèrent le lit, bien anxieuses, et lanourrice lui demanda d’un ton effrayé : « Qu’ya-t-il donc, ô ma maîtresse ? »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-huitième nuit.

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Elle dit :

« Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? » Bou-dour s’écria « Tu me le demandes, comme situ ne le savais pas, ô pleine d’astuce. Dis-moivite ce qu’est devenu le jeune homme adorablequi a couché cette nuit dans mes bras. » Lanourrice, scandalisée à l’extrême limite, tenditle cou pour mieux comprendre et dit « Ô prin-cesse, qu’Allah te préserve de toutes choses in-convenantes ! Ce ne sont pas là des parolesdont tu sois coutumière. De grâce, explique-toidavantage, et si c’est un jeu que tu fais pourplaisanter, hâte-toi de nous le dire. » Boudourse dressa à moitié sur le lit et, menaçante, luicria « Nourrice de malheur, je t’ordonne de medire tout de suite où est le bel adolescent, à quilibrement cette nuit j’ai livré mon corps, moncœur et ma virginité. »

À ces paroles, la nourrice vit le monde en-tier se rétrécir devant ses yeux ; elle se donnade grands coups sur la figure et se jeta à terre

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ainsi que les dix autres vieilles ; et toutes semirent notoirement à crier « Quelle matinéenoire ! ô notre perte ! ô goudron ! »

Mais la nourrice, tout de même, en se la-mentant, demanda « Ya Sett Boudour, par Al-lah ! reviens à la raison, et cesse ce discours sipeu digne de ta noblesse. » Mais Boudour luicria : « Veux-tu te taire, maudite vieille, et medire enfin ce que vous toutes avez fait de monamoureux aux sourcils arqués, celui qui a pas-sé la nuit avec moi jusqu’au matin et qui avaitsous le nombril une chose que je n’avais pas ? »

Lorsque la nourrice et les dix autresfemmes eurent entendu ces paroles, elless’écrièrent « Ô confusion ! ô notre maîtresse,préservée sois-tu des embûches malignes et dumauvais œil ! Tu dépasses vraiment les limitesde la plaisanterie, ce matin. » Et la nourrice, ense frappant la poitrine, dit : « Ô ma maîtresseBoudour, quel discours ! Par Allah sur toi ! sices propos plaisants parvenaient aux oreillesdu roi, il ferait sortir nos âmes à l’heure même.

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Et aucune puissance ne saurait nous sauvegar-der de son courroux. » Mais Sett Boudour, fré-missante, s’écria « Encore une fois, je te de-mande si, oui ou non, tu veux me dire où setrouve maintenant le beau garçon dont je porteencore les traces sur le corps ? »

À ce discours, toutes les femmes se jetèrentle visage contre terre et s’écrièrent « Queldommage pour sa jeunesse qu’elle soit deve-nue folle ! » Or, ces paroles mirent la princesseBoudour dans une colère telle, qu’elle décro-cha du mur une épée et se précipita sur lesfemmes pour les transpercer. Alors elles seprécipitèrent dehors en se bousculant et enhurlant, et arrivèrent, pêle-mêle et le visagedéfait, dans l’appartement du roi. Et la nour-rice, les larmes aux yeux, mit le roi au courantde ce que venait de dire Sett Boudour et ajou-ta : « Elle nous eût toutes tuées ou assomméessi nous n’avions pris la fuite. » Et le roi s’écria« La chose est assez énorme. Mais as-tu vu toi-même si vraiment elle a perdu ce qu’elle a per-

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du ? » La nourrice se cacha le visage entre lesdoigts et dit en pleurant « J’ai vu ! Il y avaitbeaucoup de sang. » Alors le roi dit « C’est toutà fait énorme. » Et, bien qu’en ce moment il fûtpieds nus et eût la tête couverte du turban denuit seulement, il s’élança dans la chambre deBoudour.

Le roi regarda sa fille d’un regard sévèreet lui demanda : « Boudour, est-ce vrai que tuaies, selon le dire de ces vieilles folles, couchécette nuit avec quelqu’un et que tu portes en-core sur toi les traces de son passage : ce quit’aurait fait perdre ce que tu as perdu ? Ellerépondit « Mais certainement, ô mon père,puisque c’est toi seul qui l’as voulu, et qued’ailleurs le jeune homme était parfaitementchoisi, et si beau que je brûle de savoir pour-quoi tu me l’as ensuite enlevé. Voici d’ailleurssa bague qu’il m’a donnée après qu’il eut prisla mienne. »

Alors le roi, père de Boudour, qui avait déjàcru sa fille à moitié folle, se dit : « Elle a main-

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tenant atteint la limite de la folie. » Et il lui dit :« Boudour, veux-tu enfin me dire ce que signi-fie cette conduite étrange et si peu digne de tonrang ? » Alors Boudour ne put plus se conteniret se déchira la chemise de bas en haut et semit à sangloter en se donnant des coups sur levisage.

À cette vue le roi ordonna aux eunuques etaux vieilles de lui saisir les mains pour l’empê-cher de se faire du mal, et, en cas de récidive,de l’attacher à la fenêtre de sa chambre.

Puis le roi Ghaïour, au désespoir, se retirachez lui en pensant aux moyens à employerpour obtenir la guérison de cette folie dont ilpensait sa fille atteinte. Car il continuait, mal-gré tout, à l’aimer aussi vivement que par lepassé, et il ne pouvait se faire à l’idée qu’elleétait folle pour toujours.

Il assembla donc dans son palais tous lessavants de son royaume, les médecins, les as-trologues, les magiciens, les hommes versés

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dans les livres anciens, et les droguistes, et leurdit à tous : « Ma fille El-Sett Boudour est danstel et tel état. Celui d’entre vous qui la guérira,l’obtiendra de moi comme épouse et sera l’hé-ritier de mon trône après ma mort. Mais celuiqui sera entré chez ma fille et n’aura pas réussià la guérir, aura la tête coupée. »

Puis il fit crier la chose par toute la ville etenvoya des courriers dans tous ses États pourla publier également.

Or, beaucoup de médecins, de savants,d’astrologues, de magiciens et de droguistes seprésentèrent ; mais on voyait une heure aprèsleur tête coupée apparaître suspendue au-des-sus de la porte du palais. Et il y eut ainsi, enpeu de temps, quarante têtes de médecins etautres marchands de drogues, symétriquementrangées, le long de la façade du palais. Alorsles autres se dirent « C’est là un mauvais signe.Et la maladie doit être incurable. » Et personnen’osa plus se présenter, pour ne point s’exposerà se faire couper le cou. Et voilà pour les mé-

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decins et le châtiment à leur appliquer en desemblables cas.

Mais pour ce qui est de Boudour, elle avaitun frère de lait, fils de la nourrice, et dontle nom était Marzaouân. Or, Marzaouân, bienque musulman orthodoxe et bon croyant, avaitétudié la magie et la sorcellerie, les livres desIndiens et des Égyptiens, les caractères talis-maniques et la science des étoiles. Après quoi,n’ayant plus rien à apprendre dans les livres,il s’était mis à voyager et avait parcouru lescontrées reculées et consulté les hommes lesplus versés dans les sciences secrètes. Et ilavait de la sorte rendu siennes toutes lesconnaissances humaines. Et alors il s’était misen route pour son pays, où il était arrivé enbonne santé.

Or, la première chose que vit Marzaouân,en entrant dans la ville, fut les quarante têtescoupées des médecins, suspendues au-dessusde la porte du palais. Et, sur sa demande, lespassants lui apprirent toute l’histoire, et l’igno-

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rance notoire des médecins justement exécu-tés.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-quatorzième nuit.

Elle dit :

… l’ignorance notoire des médecins juste-ment exécutés.

Alors Marzaouân entra chez sa mère et,après les effusions du retour, lui demanda desdétails sur la question. Et sa mère lui confirmace qu’il avait appris : ce qui attrista beaucoupMarzaouân, vu qu’il avait été élevé avec Bou-dour et qu’il l’aimait d’un amour plus fort quen’en ressentent d’ordinaire les frères pour leurssœurs. Il réfléchit donc pendant une heure de

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temps ; après quoi il releva la tête et demandaà sa mère : « Pourrais-tu me faire entrer ensecret chez elle, pour que j’essaye si je puisconnaître l’origine de son mal et voir s’il y a re-mède ou non. » Et sa mère lui dit : « C’est dif-ficile, ô Marzaouân. En tout cas, puisque tu lesouhaites, hâte-toi de t’habiller en femme et deme suivre. » Et Marzaouân se prépara sur-le-champ et, déguisé en femme, suivit sa mère aupalais.

Quand ils furent arrivés à la porte de l’ap-partement, l’eunuque préposé à la garde voulutdéfendre l’entrée à celle des deux qu’il neconnaissait pas. Mais la vieille lui glissa un ca-deau dans la main et lui dit : « Ô chef du palais,la princesse Boudour qui est si malade m’a ex-primé le désir de revoir ma fille que voici et quiest sa sœur de lait. Laisse-nous donc passer, ôpère de la politesse. » Et l’eunuque, aussi flattéde ces paroles que satisfait du cadeau, répon-dit : « Entrez vite, mais ne vous attardez pas. »Et ils entrèrent tous deux.

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Lorsque Marzaouân arriva en présence dela princesse, il releva le voile qui lui cachaitle visage, s’assit par terre et sortit de dessousson vêtement un astrolabe, des grimoires etune chandelle. Et il se disposait à tirer d’abordl’horoscope de Boudour avant de l’interroger,quand soudain la jeune fille se jeta à son couet l’embrassa tendrement ; car elle l’avait sanspeine reconnu. Puis elle lui dit « Comment,mon frère Marzaouân, toi aussi, tu crois à mafolie, comme tous ceux-là ! Ah ! désabuse-toi,Marzaouân ! Ne sais-tu donc ce que dit lepoète ? Écoute ces paroles et réfléchis ensuitesur leur portée :

« Ils ont dit : « Elle est folle. Ô sa jeunesse per-due ! »

Je leur dis : « Heureux les fous. Ils jouissent au-trement de la vie, et diffèrent en cela de la foulechétive qui se rit de leurs actions. »

Je leur dis aussi : « Ma folie n’a qu’un remèdeet c’est l’approche de mon ami. »

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Lorsque Marzaouân eut entendu ces vers, ilcomprit aussitôt que Sett Boudour était amou-reuse, et que c’était là son seul mal. Il lui dit« L’homme subtil n’a besoin que d’un signepour comprendre. Hâte-toi de me raconter tonhistoire, et, si Allah veut, je serai pour toi unecause de consolation et l’intermédiaire du sa-lut. » Alors Boudour lui raconta par le menutoute l’aventure, qui ne gagnerait rien à être ré-pétée. Et elle fondit en larmes, en disant « Voi-là mon triste sort, ô Marzaouân ; et je ne visplus qu’en pleurant la nuit comme le jour, etc’est à peine si les vers d’amour que je me ré-cite arrivent à mettre un peu de fraîcheur sur labrûlure de mon foie. »

À ces paroles, Marzaouân baissa la têtepour réfléchir et s’enfonça pendant une heurede temps dans ses pensées. Après quoi il relevala tête et dit à la désolée Boudour : « Par Allah !je vois clairement que ton histoire est en touspoints exacte ; mais, en vérité, la chose m’estfort difficile à comprendre. Toutefois j’ai espoir

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de guérir ton cœur en te donnant la satisfactionque tu désires. Seulement, par Allah ! fais ensorte que la patience soit ton soutien jusqu’àmon retour. Et sois bien sûre que le jour où denouveau je serai près de toi, sera celui où jet’aurai amené le bien-aimé par la main. » Et,sur ces paroles, Marzaouân se retira brusque-ment de chez la princesse, sa sœur de lait ; et,le jour même, il quitta la ville du roi Ghaïour.

Une fois hors des murs, Marzaouân se mità voyager pendant un mois entier de ville enville et d’île en île, et partout il n’entendait lesgens parler, pour tout sujet de conversation,que de l’histoire étrange de Sett Boudour. Maisau bout de ce mois de voyage, Marzaouân ar-riva dans une grande ville, située sur le bordde la mer et dont le nom était Tarah. Et ilcessa d’entendre les gens parler de Sett Bou-dour ; mais, par contre, il n’était question quede l’histoire surprenante d’un prince, fils du roide ces contrées, et que l’on nommait Kamaral-zamân. Et Marzaouân se fit raconter les détails

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de cette histoire, et les trouva si semblables entous points à ceux qu’il connaissait au sujet deSett Boudour, qu’il s’informa aussitôt de l’en-droit où se trouvait exactement ce fils du roi.On lui dit que cet endroit était situé fort loinet que deux chemins y conduisaient, l’un parterre et l’autre par mer. Par le chemin de terreon mettait six mois pour arriver à ce pays deKhaledân où se trouvait Kamaralzamân ; et parle chemin de mer on ne mettait qu’un moisseulement. Alors Marzaouân, sans hésiter, pritle chemin de mer sur un navire qui partait jus-tement pour ces îles du royaume de Khaledân.

Le navire sur lequel Marzaouân s’était em-barqué eut un vent favorable durant toute latraversée ; mais le jour même où il arrivait envue de la ville, capitale du royaume, une tem-pête formidable souleva les lames de la meret projeta en l’air le navire qui tourna sur lui-même et sombra irrémédiablement sur un ro-cher à pic. Mais Marzaouân, entre autres qua-lités, savait parfaitement nager ; aussi, de tous

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les passagers, fut-il le seul à pouvoir se sauveren s’accrochant au grand mât qui était tombé àla mer. Et la force du courant l’entraîna juste-ment du côté de la langue de terre où était bâ-ti le palais qu’habitait Kamaralzamân avec sonpère.

Or, le destin voulut qu’à ce moment legrand-vizir, qui était venu rendre compte auroi de l’état du royaume, regardât par la fenêtrequi donnait sur la mer. Et, voyant ce jeunehomme aborder ainsi, il ordonna aux esclavesd’aller à son secours et de le lui amener, aprèslui avoir toutefois donné des habits de re-change et fait boire un verre de sorbet pour luicalmer les esprits.

Aussi, peu d’instants après, Marzaouân en-tra dans la salle où se trouvait le vizir. Etcomme il était bien fait et gentil d’aspect, ilplut tout de suite au grand-vizir, qui se mit àl’interroger et fut bientôt édifié de l’étendue deses connaissances et de sa sagesse. Et il se diten lui-même « Sûrement il doit être versé dans

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la médecine ! » Et il lui demanda « Allah t’aconduit ici pour guérir un malade qui est trèsaimé de son père… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-seizième nuit.

Elle dit :

« … un malade qui est très aimé de sonpère et qui est pour nous tous un sujet d’af-fliction continuelle. » Et Marzaouân lui deman-da : « De quel malade parles-tu ? » Il répondit :« Du prince Kamaralzamân, fils de notre roiSchahramân, qui habite ici même. »

À ces paroles, Marzaouân se dit : « Le des-tin me favorise au delà de mes souhaits. » Puis

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il demanda au vizir « Et quelle est la maladiedont souffre le fils du roi ? » Le vizir dit « Pourma part, je suis persuadé que c’est la folie.Mais son père prétend que c’est le mauvaisœil ou quelque chose d’approchant, et n’est pasloin de croire à l’étrange histoire que lui a ra-contée son fils. » Et le vizir raconta à Mar-zaouân l’aventure entière dès son origine.

Lorsque Marzaouân eut entendu ce récit, ilfut à la limite de la joie, car il ne doutait plusque le prince Kamaralzamân ne fût le jeunehomme même qui avait passé la fameuse nuitavec Sett Boudour, et qui avait laissé à sonamoureuse un souvenir si vivace. Mais il segarda bien de s’en expliquer au grand-vizir, etlui dit seulement : « Je suis sûr qu’en voyant lejeune homme, je jugerai mieux du traitementà lui appliquer et grâce auquel je le guérirai, siAllah veut ! » Et le vizir, sans tarder, l’introdui-sit auprès de Kamaralzamân.

Or, la première chose qui frappa Mar-zaouân, en regardant le prince, fut sa ressem-

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blance extraordinaire avec Sett Boudour. Et ilen fut tellement stupéfait qu’il ne put s’empê-cher de s’exclamer : « Ya Allah ! Béni soit Ce-lui qui crée des beautés si semblables, en leurdonnant les mêmes attributs et les mêmes per-fections ! »

En entendant ces paroles, Kamaralzamân,qui était étendu dans son lit, bien languissantet les yeux à demi fermés, ouvrit complète-ment les yeux et tendit l’oreille. Mais déjà Mar-zaouân, mettant à profit cette attention del’adolescent, improvisait ces vers pour lui fairecomprendre, d’une manière enveloppée, ceque le roi Schahramân et le grand-vizir ne de-vaient pas comprendre :

« Je vais essayer de chanter les mérites d’unebeauté, cause de mes souffrances, pour faire re-vivre le souvenir de ses charmes anciens.

On me dit « Ô toi qu’a blessé la flèche del’amour, lève-toi ! Voici la coupe pleine et la gui-tare. »

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Je leur dis « Comment pourrais-je me réjouir,puisque j’aime ! Y a-t-il plus grande joie que cellede l’amour et que la souffrance d’amour ? »

Tant j’aime mon amie que je jalouse même lachemise qui touche ses flancs, quand la chemiseserre de trop près ses beaux flancs bénis et si doux.

Tant j’aime mon amie que je jalouse la coupequi touche ses lèvres, quand la coupe s’attardetrop sur ses lèvres taillées pour le baiser.

Ne me blâmez pas de l’aimer si passionné-ment ; déjà je souffre assez de mon amour lui-même.

Ah ! si vous saviez ses mérites ! Elle est aussiséduisante que Joseph chez Pharaon, aussi mélo-dieuse que David devant Saül, aussi modeste queMarie, mère de Christ.

Et moi je suis aussi triste que Jacob loin de sonfils, aussi malheureux que Jonas dans la baleine,aussi éprouvé que Job sur la paille, aussi déchuqu’Adam poursuivi par l’Ange.

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Ah ! rien ne me guérira, que l’approche del’amie. »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu cesvers, il sentit une grande fraîcheur entrer enlui, et lui apaiser l’âme ; et il fit signe à sonpère de faire asseoir le jeune homme près delui et de le laisser seul avec lui. Et le roi, ravide constater que son fils s’intéressait à quelquechose, se hâta d’inviter Marzaouân à prendreplace près de Kamaralzamân et sortit de lasalle après avoir cligné de l’œil au vizir pour luidire de le suivre.

Alors Marzaouân se pencha vers l’oreille duprince et lui dit :

« Allah m’a conduit jusqu’ici pour servird’intermédiaire entre toi et celle que tu aimes.Et pour t’en donner la preuve, voici ! » Et ildonna de tels détails à Kamaralzamân sur lanuit passée avec la jeune fille que le doutene pouvait guère se produire. Et il ajouta « Etcette jeune fille se nomme Boudour, et c’est

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la fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour etd’El-Koussour. Et c’est ma sœur par l’allaite-ment. »

À ces paroles, Kamaralzamân fut tellementsoulagé de sa langueur qu’il sentit les forces luirevivifier l’âme ; et il se leva du lit et prit le brasde Marzaouân et lui dit « Je vais partir tout desuite avec toi pour le pays du roi Ghaïour. »Mais Marzaouân lui dit « Il est un peu loin, etil te faut d’abord regagner tes forces complè-tement. Puis nous irons ensemble là-bas, et toiseul guériras Sett Boudour !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la cent quatre-vingt-dix-neuvième nuit.

Elle dit :

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« … et toi seul guériras Sett Boudour ! »

Sur ces entrefaites, le roi, poussé par la cu-riosité, rentra dans la salle et vit la figurerayonnante de son fils. Alors, de joie, sa respi-ration s’arrêta dans son gosier ; et cette joie ar-riva au délire quand il entendit son fils lui dire :« Je vais tout de suite m’habiller pour aller auhammam. »

Alors le roi se jeta au cou de Marzaouânet l’embrassa, sans même songer à lui deman-der la recette du remède dont il s’était servipour obtenir en si peu de temps un grand résul-tat. Et aussitôt, après avoir comblé Marzaouânde cadeaux et d’honneurs, il ordonna d’illumi-ner toute la ville en signe de joie, distribua uneprodigieuse quantité de robes d’honneur et delargesses à ses dignitaires et à tous les gens dupalais et fit ouvrir les cachots et élargir tous lesprisonniers. Et de la sorte toute la ville et toutle royaume furent dans la joie et le bonheur.

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Lorsque Marzaouân jugea que la santé duprince était complètement rétablie, il le prit enparticulier et lui dit « C’est le moment de par-tir, puisque tu ne peux plus attendre. Fais donctes préparatifs et allons-nous-en ! » Il répon-dit « Mais mon père ne me laissera pas par-tir ; car il m’aime tant que jamais il ne se ré-soudra à se séparer de moi. Ya Allah ! Quellesera alors ma désolation ! Sûrement je retom-berai plus malade qu’avant. » Mais Marzaouânrépondit « J’ai déjà prévu la difficulté ; et je fe-rai en sorte que rien ne nous retarde. Pour celavoici ce que j’ai imaginé : un mensonge bien-faisant. Tu diras au roi que tu as envie de res-pirer le bon air dans une partie de chasse dequelques jours en ma compagnie, que ta poi-trine est bien rétrécie depuis le temps que tugardes la chambre. Et sûrement le roi ne te re-fusera pas la permission. »

À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit àl’extrême et alla sur-le-champ demander lapermission à son père qui, en effet, pour ne

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point l’affliger, n’osa pas la lui refuser. Mais illui dit « Pour une nuit seulement ! Car ton ab-sence, plus prolongée, me causerait un chagrindont je mourrais ! » Puis le roi fit préparer pourson fils et Marzaouân deux magnifiques che-vaux et six autres de relais, plus un dromadairechargé des équipements et un chameau chargédes vivres et des outres d’eau.

Après quoi, le roi embrassa son fils Kama-ralzamân et Marzaouân, et les recommandal’un à l’autre, en pleurant ; et, après les adieuxles plus touchants, il les laissa s’éloigner de laville avec tout leur campement.

Une fois hors des murs, les deux compa-gnons, pour donner le change aux palefrenierset aux conducteurs, firent semblant de chassertout le jour ; et quand vint la nuit, ils firentdresser leurs tentes et mangèrent et burent etdormirent jusqu’à minuit. Alors Marzaouân ré-veilla doucement Kamaralzamân et lui dit : « Ilfaut profiter du sommeil de nos gens pour nousen aller ! » Ils montèrent donc chacun sur un

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des chevaux frais de relais et se mirent enroute sans attirer l’attention.

Ils marchèrent de la sorte à une très bonneallure jusqu’à la pointe du jour. À ce momentMarzaouân arrêta son cheval et dit au prince« Arrête-toi également et descends ! » Et lors-qu’il fut descendu, il lui dit « Enlève vite tachemise et ton caleçon ! » Et Kamaralzamânse dévêtit, sans réplique, de sa chemise et deson caleçon. Et Marzaouân lui dit « Mainte-nant donne-les-moi et attends-moi un peu ! »Et il prit la chemise et le caleçon et s’éloignajusqu’à un endroit où le chemin se divisait enquatre. Alors il prit un cheval qu’il avait eu laprécaution de traîner derrière lui, et le menaau milieu d’une forêt qui s’étendait jusque-là etl’égorgea et teignit de son sang la chemise etle caleçon. Après quoi il revint à l’endroit oùla route se partageait et jeta ces habits dansla poussière du chemin. Puis il revint vers Ka-maralzamân qui l’attendait sans bouger et quilui demanda « Je voudrais bien savoir tes pro-

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jets. » Il répondit « Mangeons d’abord un mor-ceau. » Ils mangèrent et burent, et Marzaouândit alors au prince « Voici ! Lorsque le roi verras’écouler deux jours sans que tu sois de retour,et lorsque les conducteurs lui auront dit quenous sommes partis au milieu de la nuit, il en-verra tout de suite à notre recherche des gensqui ne manqueront pas de voir, là où la routese divise en quatre, ta chemise et ton caleçonensanglantés et dans lesquels j’ai d’ailleurs prisla précaution de mettre quelques morceaux deviande de cheval et deux os cassés. Et de lasorte nul ne doutera qu’une bête sauvage t’aitdévoré et que moi j’aie pris la fuite de terreur. »Puis il ajouta : « Sans doute cette nouvelle ef-froyable sera un coup assommant pour tonpère, mais aussi combien vive sera sa joie plustard quand il apprendra que tu es vivant etmarié à Sett Boudour. » À ces paroles, Kama-ralzamân ne trouva rien à répliquer et dit « ÔMarzaouân, ton idée est excellente et ton stra-tagème ingénieux. Mais comment ferons-nouspour les dépenses ? » Il répondit : « Qu’à cela

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ne tienne ! J’ai pris avec moi les plus bellespierreries, dont la moins précieuse vaut plus dedeux cent mille dinars. »

Alors ils continuèrent à voyager pendant unlong espace de temps, jusqu’à ce qu’enfin leurapparût la ville du roi Ghaïour. Et ils mirentleurs chevaux au grand galop et franchirent lesmurs et entrèrent par la grande porte des cara-vanes.

Kamaralzamân voulut aller tout de suite aupalais ; mais Marzaouân lui dit de patienter en-core et le mena au khân où descendaient lesriches étrangers, et y resta avec lui trois jourspleins, pour que l’on fût bien reposé des fa-tigues du chemin. Et Marzaouân profita de cetemps pour faire confectionner à l’usage duprince un attirail complet d’astrologue, le touten or et en matières précieuses. Il le conduisitensuite au hammam et le vêtit, après le bain,de l’habit d’astrologue. Alors seulement, aprèslui avoir donné les instructions nécessaires, ille mena jusque sous le palais du roi et le quitta

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pour aller aviser la nourrice sa mère de son ar-rivée, afin qu’elle avertît la princesse Boudour.

Quant à Kamaralzamân, il s’avança jusquesous le portail du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centièmenuit.

Elle dit :

… il s’avança jusque sous le portail du pa-lais et, devant la foule massée sur la place, etdevant les gardes et les portiers, à haute voix ilclama :

« Je suis l’astrologue notoire, le magicien dignede mémoire.

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Je suis la corde qui relève les rideaux les plusnoirs et la clef qui ouvre armoires et tiroirs.

Je suis la plume qui trace les caractères sur lesamulettes et les grimoires.

Je suis la main qui étend le sable divinatoire ettire la guérison du fond de l’écritoire.

Je donne leurs vertus aux talismans sans lesvoir, et j’obtiens par la parole toutes les victoires.

Je fais dévier les maladies vers les émonc-toires ; je ne me sers ni d’inflammatoires, ni devomitoires, ni de clysoirs, ni de sternutatoires, nid’infusoires, ni de vésicatoires.

Je n’use que d’oraisons jaculatoires, de motsévocatoires, de formules propitiatoires, et j’obtiensdes cures péremptoires et méritoires, sans fumiga-toires, ni suspensoirs.

Je suis le magicien notoire, digne de mémoireaccourez tous me voir. Je ne demande ni pour-boire ni obole rémunératoire ; car je fais tout pourla gloire. »

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Lorsque les habitants de la ville, les gardeset les portiers eurent entendu ce boniment, ilsfurent stupéfaits ; car depuis l’exécution som-maire des quarante médecins ils croyaientcette race-là éteinte, d’autant qu’ils n’avaientjamais plus revu de médecin ou de magicien.

Aussi ils entourèrent tous le jeune astro-logue ; et, à la vue de sa beauté et de son teintsi frais et de ses autres perfections, ils furentcharmés et en même temps bien désolés ; carils eurent peur qu’il ne subît le même traite-ment que ses prédécesseurs. Ceux qui étaientles plus proches du char recouvert de velourssur lequel il se tenait debout, le supplièrent des’éloigner du palais et lui dirent « Seigneur ma-gicien, par Allah ! ne sais-tu donc pas le sortqui t’attend si tu t’attardes par ici ? Le roi va tefaire appeler pour que tu essayes ta science sursa fille. Malheur à toi ! tu subiras le sort de tousceux-là dont la tête coupée est suspendue justeau-dessus de toi ! »

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Mais à toutes leurs objurgations Kamaral-zamân ne répondait qu’en criant plus haut :

« Je suis le magicien notoire, digne de mé-moire. Je n’emploie ni clysoirs, ni suspensoirs, nifumigatoires. Ô vous tous ! venez me voir ! »

Alors tous les assistants, bien que convain-cus de son savoir, ne tremblèrent pas moins dele voir échouer devant cette maladie sans es-poir.

Ils se mirent donc à se frapper la main surla paume de l’autre main, en se disant « Queldommage pour sa jeunesse ! »

Or, le roi, sur ces entrefaites, entendit le tu-multe sur la place et vit la foule qui entouraitl’astrologue. Il dit à son vizir : « Va vite mechercher celui-là ! » Et le vizir immédiatements’exécuta.

Lorsque Kamaralzamân arriva dans la salledu trône, il baisa la terre entre les mains du roiet lui fit d’abord ainsi son compliment :

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« En toi sont réunies les huit qualités quiobligent à se courber le front des plus sages,

La science, la force, la puissance, la générosité,l’éloquence, la subtilité, la fortune et ta victoire. »

Lorsque le roi Ghaïour eut entendu cettelouange, il fut charmé et regarda attentivementl’astrologue. Or, sa beauté était telle qu’il fer-ma un instant les yeux, puis les ouvrit et luidit : « Viens t’asseoir à côté de moi ! » Puisil lui dit « Vois-tu, mon enfant, tu serais bienmieux sans ces habits de médecin. Et je seraisvraiment bien heureux de te donner ma fillecomme épouse si tu parvenais à la guérir. Maisje doute fort de ta réussite. Et comme j’ai juréque nul ne devait rester vivant après avoir vule visage de la princesse, à moins qu’il ne l’aitobtenue comme épouse, je me verrais forcé àcontre-cœur de te faire subir le même sort queles quarante qui t’ont précédé. Réponds-moidonc. Consens-tu aux conditions posées ? »

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À ces paroles, Kamaralzamân dit « Ô roifortuné, je viens de si loin vers ce pays pros-père pour exercer mon art et non pour metaire. Je sais ce que je risque, mais je ne revien-drai pas en arrière ! » Alors le roi dit au chef eu-nuque : « Conduis-le chez la prisonnière, puis-qu’il persévère. »

Alors tous deux s’en allèrent chez la prin-cesse, et l’eunuque, voyant le jeune homme hâ-ter le pas, lui dit « Misère, crois-tu vraimentque le roi sera ton beau-père ? » Kamaralza-mân dit : « Je l’espère ! Et d’ailleurs je suis tel-lement sûr de mon affaire que je puis guérirla princesse d’ici même et lui donner du nerf,pour montrer à toute la terre mon habileté etmon savoir-faire. »

À ces paroles, l’eunuque, à la limite del’étonnement, lui dit : « Comment ! peux-tuvraiment la guérir sans la voir ! Si cela est, quelmérite ne sera pas le tien ! » Kamaralzamân dit« Bien que le désir de voir la princesse qui doitêtre mon épouse me pousse à pénétrer au plus

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vite chez elle, je préfère obtenir sa guérison enrestant derrière le rideau de sa chambre. » Etl’eunuque lui dit : « La chose n’en sera que plusétonnante. »

Alors Kamaralzamân s’assit par terre, der-rière le rideau de la chambre de Sett Boudour,tira de sa ceinture une feuille de papier etl’écritoire, et écrivit la lettre suivante…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux cent qua-trième nuit.

Elle dit :

… tira de sa ceinture une feuille de papieret l’écritoire, et écrivit la lettre suivante :

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« CES LIGNES DE LA MAIN DE KAMARALZA-MÂN, FILS DU SULTAN SCHAHRAMÂN, ROI DESTERRES ET DES OCÉANS DANS LES PAYS MU-SULMANS AUX ÎLES DE KHALEDAN.

« À Sett Boudour, fille du roi Ghaïour,maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, pourlui exprimer ses peines d’amour.

« Si je devais te dire, ô princesse, toute labrûlure de ce cœur que tu frappas, il n’y auraitpoint sur terre de roseaux assez durs pour tra-cer une chose si hardie sur le papier. Maissache bien, ô adorable ! que si l’encre venaità tarir, mon sang ne tarirait pas, et t’exprime-rait par sa couleur ma flamme du dedans, cetteflamme qui me consume depuis la nuit ma-gicienne où dans le sommeil tu m’apparus etpour toujours me captivas.

« Voici sous ce pli la bague qui t’apparte-nait. Je te la renvoie comme la preuve certaineque c’est bien moi le brûlé de tes yeux, le jaunecomme le safran, le bouillonnant comme le

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volcan, le secoué par les malheurs et l’ouragan,qui crie vers toi Aman, en signant de son nom,KAMARALZAMÂN.

« Je loge en ville dans le Grand-Khân. »

Cette lettre écrite, Kamaralzamân la plia, yglissa adroitement la bague, et la cacheta, puisla remit à l’eunuque qui entra immédiatementla remettre à Sett Boudour, en lui disant « Il y alà, ô ma maîtresse, derrière le rideau, un jeuneastrologue si téméraire qu’il prétend guérir lesgens sans les voir. Voici d’ailleurs ce qu’il m’aremis pour toi. »

Or, à peine la princesse Boudour eut-elleouvert la lettre qu’elle reconnut sa bague etpoussa un grand cri ; puis, affolée, elle bous-cula l’eunuque et courut écarter le rideau. Et,d’un coup d’œil, elle reconnut dans le jeune as-trologue le bel adolescent à qui elle s’était don-née tout entière pendant son sommeil.

Aussi sa joie fut telle qu’elle faillit devenircette fois réellement folle. Elle se jeta au cou

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de son amoureux, et tous deux s’embrassèrentcomme deux pigeons longtemps séparés.

À cette vue, l’eunuque alla en toute hâteavertir le roi de ce qui venait de se passer, enlui disant « Ce jeune astrologue est le plus sa-vant de tous les astrologues. Il vient de guérirta fille sans même la voir, en se tenant derrièrele rideau, sans plus ! » Et le roi s’écria « Est-cebien vrai ce que tu me dis là ? » L’eunuque dit :« Ô mon maître, tu n’as qu’à venir constater lachose avec ton propre œil ! »

Alors le roi se rendit aussitôt dans l’appar-tement de sa fille, et vit qu’en effet la choseétait réelle. Il en fut si réjoui qu’il baisa sa filleentre les deux yeux, car il l’aimait beaucoup. Etil embrassa également Kamaralzamân, puis luidemanda de quel pays il était. Kamaralzamânrépondit : « Des îles de Khaledân, et je suis lefils même du roi Schahramân ! » Et il racontaau roi toute son histoire avec Sett Boudour.

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Lorsque le roi eut entendu cette histoire, ils’écria : « Par Allah ! cette histoire est si éton-nante et si merveilleuse que, si elle était écriteavec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil,elle serait un sujet d’émerveillement à ceux quila liraient avec attention ! » Et il la fit immédia-tement écrire dans les annales par les scribesles plus habiles du palais pour qu’elle fût trans-mise de siècle en siècle aux générations del’avenir.

Aussitôt après, il fit venir le kâdi et les té-moins et écrire sur l’heure le contrat de ma-riage de Sett Boudour avec Kamaralzamân. Etl’on fit décorer et illuminer la ville pendant septnuits et sept jours ; et l’on mangea et l’on butet l’on se réjouit. Et Kamaralzamân et Sett Bou-dour furent au comble de leurs souhaits et s’en-tr’aimèrent pendant un long espace de temps,au milieu des fêtes, en bénissant Allah le Bien-faiteur.

Or, une nuit, après un festin où avaient étéconviés les principaux notables des îles exté-

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rieures et des îles intérieures, et que Kamaral-zamân avait usé d’une façon encore plus mer-veilleuse que de coutume des somptuosités deson épouse, il eut, une fois endormi, un songeoù il vit son père, le roi Schahramân, lui ap-paraître le visage baigné de larmes, et lui diretristement :

« Est-ce ainsi que tu m’abandonnes, ya Ka-maralzamân ? Regarde ! je vais mourir de dou-leur. »

Alors Kamaralzamân se réveilla en sursaut,et réveilla également son épouse, et se mit àpousser de grands soupirs. Et Sett Boudour,anxieuse, lui demanda « Qu’as-tu, ô mon œil !Si tu as mal au ventre, je vais tout de suitete faire une décoction de fenouil. Et si tu asmal à la tête, je vais te mettre sur le front descompresses de vinaigre. Et si tu as trop mangéhier au soir, je te mettrai sur l’estomac un painchaud enveloppé dans une serviette et te feraiboire un peu d’eau de roses mêlée à de l’eau defleurs… »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centsixième nuit.

Elle dit :

« … et je te ferai boire un peu d’eau deroses mêlée à de l’eau de fleurs. » Kamaralza-mân répondit « Il nous faut partir dès demain,ô Boudour, pour mon pays où le roi mon pèreest malade. Il vient de m’apparaître en songe etm’attend là-bas en pleurant. » Boudour répon-dit « J’écoute et j’obéis. » Et, bien qu’il fît en-core nuit noire, elle se leva aussitôt et alla trou-ver son père, le roi Ghaïour, qui était dans sonharem, et lui fit dire par l’eunuque qu’elle avaità lui parler.

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Le roi Ghaïour, en voyant apparaître la têtede l’eunuque à cette heure-là, fut stupéfait etdit à l’eunuque « Qu’as-tu à m’annoncer de dé-sastreux, ô visage de goudron ? » L’eunuquerépondit : « C’est la princesse Boudour qui dé-sire te parler. » Il répondit « Attends que jemette mon turban. » Après quoi, il sortit et de-manda à Boudour « Ma fille, quel poivre as-tudonc avalé pour être à cette heure en mouve-ment ? » Elle répondit « Ô mon père, je vienste demander la permission de partir dès l’aubepour le pays de Khaledân, royaume du pèrede mon époux Kamaralzamân. » Il dit : « Jene m’y oppose nullement, pourvu que tu re-viennes au bout d’un an. » Elle dit « Certaine-ment. » Et elle remercia son père de la permis-sion en lui baisant la main, et appela Kamaral-zamân qui le remercia également.

Or, dès le lendemain, à l’aube, les prépara-tifs étaient faits, et les chevaux harnachés, etles dromadaires et les chameaux chargés. Et leroi Ghaïour fit ses adieux à sa fille Boudour et

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la recommanda beaucoup à son époux ; puisil leur fit cadeau de nombreux présents en oret en diamants, et les accompagna pendantun certain temps. Après quoi il revint vers laville, non sans leur avoir encore fait ses der-nières recommandations, en pleurant, et leslaissa continuer leur chemin.

Alors Kamaralzamân et Sett Boudour, aprèsles larmes des adieux, ne songèrent plus qu’àla joie de voir le roi Schahramân. Et ils voya-gèrent de la sorte le premier jour, puis le se-cond jour et le troisième jour, et ainsi de suitejusqu’au trentième jour. Ils arrivèrent alors àune prairie fort agréable qui les tenta si bienqu’ils y firent dresser le campement pour s’yreposer un jour ou deux. Et lorsque sa tente futprête, dressée pour elle à l’ombre d’un carou-bier, Sett Boudour, fatiguée, y entra aussitôt,mangea un morceau, et ne tarda pas à s’endor-mir.

Lorsque Kamaralzamân eut fini de donnerses ordres et de faire dresser les autres tentes

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beaucoup plus loin, pour qu’ils pussent jouir àeux deux du silence et de la solitude, il pénétraà son tour dans la tente et vit sa jeune épouseendormie. Et cette vue lui rappela la premièrenuit miraculeuse passée avec elle dans la tour.

En effet, Sett Boudour, à ce moment, étaitétendue sur le tapis de la tente, la tête poséesur un oreiller de soie écarlate. Elle n’avait surelle qu’une chemise en gaze de Mossoul cou-leur d’abricot. Et la brise entr’ouvrait de tempsen temps la chemise légère jusqu’au nombril ;et, de la sorte, tout le beau ventre apparaissaitcomme la neige, avec, dans les endroits déli-cats, des fossettes pouvant contenir chacuneune noix muscade.

Aussi Kamaralzamân charmé ne put faireautrement que d’improviser ces strophes :

« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claireest comme l’aurore, et tes yeux tels les deux ma-rins.

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Quand ton corps, vêtu de narcisses et de roses,s’étire debout ou s’allonge délié, ne l’égalerait lepalmier qui croît en Arabie.

Quand tes fins cheveux où brûlent les pierreriesretombent massifs ou se déploient légers, nulle soiene vaudrait leur tissu naturel ! »

Puis il improvisa également ce poème ad-mirable :

« Dormeuse ! L’heure est magnifique où lespalmes étales boivent la clarté. Midi est sans ha-leine. Un frelon d’or suce une rose en pâmoison.Tu rêves. Tu souris. Ne bouge plus…

Ne bouge plus ! Ta peau délicate et dorée co-lore de ses reflets la gaze diaphane ; et les raisdu soleil, victorieux des palmes, te pénètrent, ôdiamant, et t’éclairent au travers. Ah ! ne bougeplus…

Ne bouge plus ! Mais laisse ainsi tes seins res-pirer qui s’élèvent et s’abaissent comme les vaguesde la mer. Oh ! tes seins neigeux ! Que je les hume

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telle l’écume marine et le sel blanchissant. Ah !laisse tes seins respirer…

Laisse tes seins respirer ! Le ruisseau rieur ré-prime son rire ; le frelon sur la fleur arrête son fre-don ; et mon regard brûle les deux grains grenatsde raisin de tes seins. Oh ! laisse brûler mes yeux…

Laisse brûler mes yeux ! Mais que mon cœurs’épanouisse, sous les palmes fortunées, de toncorps macéré dans les roses et le santal, de toutle bienfait de la solitude et de la fraîcheur du si-lence. »

Après avoir improvisé ces vers, Kamaralza-mân se sentit brûler du désir de son épouse en-dormie, dont il ne pouvait se lasser, de mêmeque le goût frais de l’eau pure est toujours dé-licieux au palais de l’altéré. Il se pencha doncsur elle, et il tendait déjà la main vers l’ombrechaude des cuisses, quand il sentit un petitcorps dur rouler sous ses doigts. Il le retira etvit que c’était une cornaline attachée à un filde soie juste au-dessus du vallon des roses.

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Et Kamaralzamân fut extrêmement étonné etpensa en lui-même « Si cette cornaline n’avaitpas des vertus extraordinaires, et si ce n’étaitpas un objet très cher aux yeux de Boudour,Boudour ne l’aurait point si jalousement ca-chée juste à l’endroit le plus précieux de soncorps. C’est pour n’être jamais obligée de s’enséparer. Sûrement c’est son frère Marzaouân,le magicien, qui a dû lui donner cette pierre,pour la préserver du mauvais œil et des avor-tements. »

Puis Kamaralzamân, avant de pousser plusloin les caresses commencées, fut tenté telle-ment de mieux examiner la pierre, qu’il dénouala soie qui la retenait, la prit et sortit de la tentepour la regarder à la lumière. Et il vit que cettecornaline, taillée sur quatre faces, était gravéede caractères talismaniques et de figures in-connues. Et comme il la tenait à la hauteur deson œil, pour en mieux considérer les détails,un grand oiseau soudain, du haut des airs, fon-

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dit qui, dans une volte rapide comme l’éclair,la lui arracha de la main.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent sep-tième nuit.

Elle dit :

… dans une volte rapide comme l’éclair, lalui arracha de la main. Puis il alla se poser, unpeu plus loin, sur la cime d’un grand arbre, etle regarda, immobile et narquois, en tenant aubec le talisman.

Et la stupeur de Kamaralzamân fut si pro-fonde qu’il ouvrit la bouche et resta quelquesinstants sans pouvoir bouger ; car devant sesyeux passa toute la douleur dont il voyait déjà

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Boudour affligée. Mais, revenu de son saisisse-ment, il n’hésita pas à prendre sa résolution, ilramassa un caillou et courut vers l’arbre où setenait perché l’oiseau. Il arriva à la distance né-cessaire pour lancer la pierre sur le ravisseur ;et il levait le bras pour le viser, quand l’oiseausauta de l’arbre et alla se percher sur un se-cond arbre un peu plus éloigné. Alors Kama-ralzamân se mit à sa poursuite, et l’oiseau dé-guerpit et alla sur un troisième arbre. Et Kama-ralzamân se dit « Il a dû voir dans ma main lapierre. Je vais la jeter pour lui montrer que jene veux pas le blesser. » Et il jeta la pierre loinde lui.

Lorsque l’oiseau vit Kamaralzamân jeterainsi la pierre, il descendit à terre, mais à unecertaine distance tout de même. Et Kamaral-zamân se dit « Le voilà qui m’attend ! » Et ils’en approcha vivement ; et comme il allait letoucher de la main, l’oiseau sauta un peu plusloin ; et Kamaralzamân sauta derrière lui. Etl’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et l’oi-

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seau sauta et Kamaralzamân sauta, pendantdes heures et des heures, de vallée en vallée,et de colline en colline, jusqu’à la tombée dela nuit. Alors Kamaralzamân s’écria : « Il n’y ade recours qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et ils’arrêta, hors d’haleine. Et l’oiseau égalements’arrêta, mais un peu plus loin, sur le sommetd’un monticule.

À ce moment, Kamaralzamân se sentit lefront moite, encore plus de désespoir que defatigue, et délibéra s’il ne devait pas plutôt re-tourner au campement. Mais il se dit : « Mabien-aimée Boudour serait capable de mourirde chagrin si je lui annonçais la perte sans re-cours de ce talisman aux vertus pour moi in-connues, mais qu’elle doit tenir pour essen-tielles. Et puis si je retournais, maintenant queles ténèbres sont épaisses, je risquerais fortde m’égarer ou d’être attaqué par les bêtes dela nuit. » Alors, abîmé dans ces pensées dé-solantes, il ne sut plus quel parti prendre ; et,

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dans sa perplexité, il s’étendit à terre à la limitede l’anéantissement.

Il ne cessa pourtant pas d’observer l’oiseaudont les yeux brillaient étrangement dans lanuit ; et chaque fois qu’il faisait un geste ouqu’il se levait dans la pensée de le surprendre,l’oiseau battait des ailes et lançait un cri pourlui dire qu’il le voyait. Aussi Kamaralzamân,succombant à la fatigue et à l’émotion, se lais-sa jusqu’au matin aller au sommeil.

À peine réveillé, Kamaralzamân, décidécoûte que coûte à attraper l’oiseau ravisseur,se remit à sa poursuite ; et la même courserecommença, mais avec aussi peu de succèsque la veille. Et Kamaralzamân, le soir venu,se donna de grands coups en s’écriant « Jele poursuivrai tant qu’il me restera un soufflede vie. » Et il ramassa quelques plantes etquelques herbes et s’en contenta pour toutenourriture. Et il s’endormit, guetteur de l’oi-seau, et guetté lui-même par les yeux quibrillaient dans la nuit.

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Or, le lendemain, les mêmes poursuiteseurent lieu, et cela jusqu’au dixième jour, de-puis le matin jusqu’au soir ; mais, au matin duonzième jour, attiré toujours par le vol de l’oi-seau, il arriva aux portes d’une ville située surla mer.

À ce moment, le grand oiseau s’arrêta. Ildéposa la cornaline talismanique devant lui,poussa trois cris qui signifiaient « Kamaralza-mân », reprit la cornaline dans son bec, s’élevadans les airs, et monta toujours en s’éloignantet disparut vers l’horizon marin.

À cette vue, Kamaralzamân fut dans unerage telle qu’il se jeta à terre, le visage sur lesol, et pleura longtemps, secoué par les san-glots.

Au bout de plusieurs heures de cet état, ilse décida à se lever et alla au ruisseau qui cou-lait près de là se laver les mains et le visage etfaire ses ablutions ; puis il s’achemina vers laville en songeant à la douleur de sa bien-aimée

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Boudour et à toutes les suppositions qu’elle de-vait faire sur sa disparition et celle du talisman.

Puis Kamaralzamân franchit les portes etentra dans la ville. Il se mit à marcher parles rues sans qu’aucun des nombreux habitantsqu’il croisait le regardât avec affabilité, commele font les musulmans à l’égard des étrangers.Aussi il continua son chemin et arriva de lasorte à la porte opposée de la ville, par où l’onsortait pour aller aux jardins.

Comme il trouva ouverte la porte d’un jar-din plus vaste que les autres, il entra et vit ve-nir à lui le jardinier qui, le premier, le saluaen se servant de la formule des musulmans. EtKamaralzamân lui rendit son souhait de paix,et respira d’aise en entendant parler arabe. Et,après l’échange des salams, Kamaralzamân de-manda au vieillard : « Mais qu’ont-ils, tous ceshabitants, pour avoir une figure si farouche etune froideur d’allures si glaçante et si peu hos-pitalière ? » Le bon vieillard répondit : « Qu’Al-lah soit béni, mon enfant, pour t’avoir tiré sans

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dommage de leurs mains ! Les gens qui ha-bitent cette ville sont des envahisseurs venusdes pays noirs de l’Occident. Ils sont venus parmer, un jour, ont débarqué ici à l’improvisteet ont massacré tous les musulmans qui ha-bitaient notre ville. Ils adorent des choses in-compréhensibles, parlent un langage obscur etbarbare, et mangent des choses puantes, parexemple le fromage pourri et le gibier faisandé.Et ils ne se lavent jamais ; car, à leur naissance,des hommes fort laids et vêtus de noir leur ar-rosent le crâne avec de l’eau, et cette ablu-tion, accompagnée de gestes étranges, les dis-pense de toutes autres ablutions durant le restede leurs jours. Aussi ces gens, pour ne jamaisêtre tentés de se laver, ont commencé par dé-truire les hammams et les fontaines publiques ;et ils ont construit sur leur emplacement desboutiques tenues par des putains qui vendent,en guise de boisson, un liquide jaune avec del’écume qui doit être de l’urine fermentée, oupis encore. Quant à leurs épouses, ô mon fils,c’est la calamité la plus abominable ! Comme

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leurs hommes, elles ne se lavent guère, maiselles se blanchissent seulement la figure avecde la chaux éteinte et des coquilles d’œufs pul-vérisées ; de plus, elles ne portent point delinge, ni de caleçon qui puisse les garantir, paren bas, contre la poussière du chemin. Aussileur approche, mon fils, est-elle pestilentielle ;et le feu de l’enfer ne suffirait pas pour les net-toyer. Voilà, ô mon fils, au milieu de quellesgens je termine une existence que j’ai eugrand’peine à sauver du désastre. Car, tel quetu me vois, je suis le seul musulman ici encoreen vie ! Mais remercions le Très-Haut qui nousa fait naître dans une croyance aussi pure quele ciel d’où elle nous est venue. »

Ayant dit ces paroles, le jardinier jugea, àla mine fatiguée du jeune homme, qu’il devaitavoir besoin de nourriture. Il le conduisit àsa modeste maison, au fond du jardin, et, deses propres mains, lui donna à manger et àboire. Après quoi il l’interrogea discrètementsur l’événement qui motivait son arrivée…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent hui-tième nuit.

Elle dit :

… l’événement qui motivait son arrivée.

Kamaralzamân, ému de reconnaissancepour la générosité du jardinier, ne lui déguisarien de toute son histoire, et termina son réciten fondant en larmes.

Le vieillard fit de son mieux pour le conso-ler et lui dit : « Mon enfant, la princesse Bou-dour a dû certainement te précéder auroyaume de ton père, le pays de Khaledân. Ici,dans ma maison, tu trouveras chaleur d’affec-tion, asile et repos, jusqu’à ce qu’un jour Al-lah envoie un navire qui puisse te transpor-

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ter à l’île la plus proche d’ici et qu’on nommel’île d’Ébène. Et alors, de l’île d’Ébène jusqu’aupays de Khaledân la distance n’est pas biengrande, et tu trouveras là beaucoup de navirespour t’y transporter. Je vais donc dès au-jourd’hui me rendre au port, et tous les jours jerecommencerai, jusqu’à ce que je voie un mar-chand qui consente à faire avec toi le voyageà l’île d’Ébène ; car, pour en trouver un quiveuille aller jusqu’au pays de Khaledân, il fau-drait des années et des années. »

Et le jardinier ne manqua pas de fairecomme il avait dit ; mais des jours et des moisse passèrent sans qu’il pût trouver un navire enpartance pour l’île d’Ébène.

Et voilà pour Kamaralzamân.

Mais pour ce qui est de Sett Boudour, il luiarriva des choses si merveilleuses et si éton-nantes, ô Roi fortuné, que je me hâte de revenirà elle. Voici.

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En effet, lorsque Sett Boudour se réveilla,son premier mouvement fut d’ouvrir les braspour serrer contre elle Kamaralzamân. Aussison étonnement fut-il très vif de ne le pointtrouver à côté d’elle ; et sa surprise fut extrêmede constater que son caleçon à elle était dé-noué et que le cordon de soie avait disparuavec la cornaline talismanique. Mais elle pensaque Kamaralzamân, qui ne l’avait pas encorevue, avait dû l’emporter dehors pour la mieuxregarder. Et elle attendit patiemment.

Lorsque, au bout d’un certain temps, elle vitque Kamaralzamân ne revenait pas, elle com-mença à s’inquiéter fort, et fut bientôt dans uneaffliction inconcevable. Et lorsque le soir futvenu sans amener le retour de Kamaralzamân,elle ne sut plus que penser de cette dispari-tion, mais elle se dit : « Ya Allah ! Quelle choseextraordinaire a pu obliger Kamaralzamân às’éloigner, lui qui ne peut s’absenter une heureloin de moi ? Mais comment se fait-il qu’il aitégalement emporté le talisman ? Ah ! maudit

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talisman, tu es la cause de notre malheur. Ettoi, maudit Marzaouân, mon frère, qu’Allah teconfonde de m’avoir fait cadeau d’une chose sifuneste ! »

Mais quand Sett Boudour vit, au bout dedeux jours, que son époux ne revenait pas, aulieu de s’affoler comme toute femme l’eût faiten pareille circonstance, elle trouva dans lemalheur une fermeté dont les personnes de sonsexe sont d’ordinaire dénuées. Elle ne voulutrien dire à personne au sujet de cette dispa-rition, de peur d’être trahie ou mal servie parses esclaves ; elle comprima sa douleur dansson âme, et défendit à la jeune suivante qui laservait d’en rien dire. Puis, comme elle savaitcombien sa ressemblance était parfaite avecKamaralzamân, elle quitta aussitôt ses habitsde femme, et prit dans la caisse les effets deKamaralzamân, et commença à s’en vêtir.

Elle mit d’abord une belle robe rayée, ajus-tée à la taille et laissant le cou dégagé ; elles’entoura d’une ceinture en filigrane d’or où

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elle passa un poignard à poignée de jade in-crustée de rubis ; elle s’enveloppa la tête d’unfoulard de soie qu’elle serra autour de son frontavec une triple corde en poil soyeux de cha-meau ; et, ces préparatifs faits, elle prit unfouet à la main, se cambra les reins et ordonnaà sa jeune esclave de s’habiller des vêtementsqu’elle venait elle-même de quitter, et de mar-cher derrière elle. De la sorte, tout le monde,en voyant la suivante, pouvait se dire : « C’estSett Boudour ! » Elle sortit alors de la tente etdonna le signal du départ.

Sett Boudour, déguisée de la sorte en Ka-maralzamân, se mit à voyager, suivie de sonescorte, pendant des jours et des jours, jusqu’àce qu’elle fût arrivée devant une ville situéesur le bord de la mer. Elle fit alors dresserles tentes aux portes de la ville et demanda :« Quelle est cette ville ? » On lui répondit :« C’est la capitale de l’île d’Ébène. » Elle de-manda : « Et quel en est le roi ? » On lui répon-dit : « Il s’appelle le roi Armanos. » Elle deman-

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da : « A-t-il des enfants ? » On lui répondit : « Iln’a qu’une fille unique, la plus belle vierge duroyaume, et son nom est Haïat-Alnefous… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent neu-vième nuit.

Elle dit :

« … la plus belle vierge du royaume, et sonnom est Haïat-Alnefous ! »

Alors Sett Boudour envoya un courrier por-teur d’une lettre au roi Armanos, pour lui an-noncer son arrivée ; et dans cette lettre elle sefaisait toujours passer pour le prince Kamaral-zamân, fils du roi Schahramân, maître du paysde Khaledân.

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Lorsque le roi Armanos eut appris cettenouvelle, comme il avait toujours eu lesmeilleurs rapports avec le puissant roi Schah-ramân, il fut heureux de pouvoir faire les hon-neurs de sa ville au prince Kamaralzamân.Aussitôt, suivi d’un cortège composé des prin-cipaux de sa cour, il alla vers les tentes, au-devant de Sett Boudour, et la reçut avec tousles égards et les honneurs qu’il croyait rendreau fils d’un roi ami. Et, malgré les hésitationsde Boudour qui essayait de ne pas accepter lelogement qu’il lui offrait gracieusement au pa-lais, le roi Armanos la décida à l’accompagner.Et ils firent ensemble leur entrée en ville, so-lennellement. Et, trois jours durant, des festinsmagnifiques régalèrent toute la cour, avec unesomptuosité extraordinaire.

Alors seulement le roi Armanos se réunitavec Sett Boudour pour lui parler de sonvoyage et lui demander ce qu’elle comptaitfaire. Or, ce jour-là, Sett Boudour, toujourssous le déguisement de Kamaralzamân, était

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allée au hammam du palais, où elle n’avait vou-lu accepter les services d’aucun masseur. Etelle en était sortie miraculeusement belle etbrillante ; et ses charmes avaient un attrait tel-lement surnaturel sous cet aspect d’adoles-cent, que tout le monde, sur son passage, s’ar-rêtait de respirer et bénissait le Créateur.

Donc le roi Armanos vint s’asseoir à côtéde Sett Boudour et causa avec elle pendant unlong espace de temps. Et il fut tellement sub-jugué par ses charmes et son éloquence qu’illui dit : « Mon fils, en vérité, c’est Allah lui-même qui t’envoie dans mon royaume, pourque tu sois la consolation de mes vieux jourset me tiennes lieu de fils à qui léguer montrône. Veux-tu donc, mon enfant, m’accordercette consolation, en acceptant de te marieravec ma fille unique Haïat-Alnefous ? Nul aumonde n’est aussi digne que toi de ses desti-nées et de sa beauté ! Elle vient à peine d’êtrenubile, car le mois dernier elle est entrée danssa douzième année. C’est une fleur exquise que

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j’aimerais te voir respirer. Accepte-la, mon fils,et tout de suite j’abdique en ta faveur le trônedont mon grand âge ne me permet plus de sup-porter les fatigantes charges. »

Cette proposition et cette offre généreuse sispontanée jetèrent la princesse Boudour dansun embarras fort gênant. Elle ne sut d’abordque faire pour ne point trahir le trouble quil’agitait ; et elle baissa les yeux et réfléchit unbon moment. Elle pensa en elle-même : « Si jelui répondais que je suis déjà, en tant que Ka-maralzamân, marié avec Sett Boudour, il merépondrait que le Livre permet quatre femmeslégitimes ; si je lui disais la vérité sur mon sexe,il serait capable de me forcer à me marier aveclui, et la nouvelle serait connue de tout lemonde et j’en aurais une grande honte ; si jerefusais cette offre paternelle, son affection sechangerait en haine farouche contre moi, et ilserait capable, une fois que j’aurais quitté sonpalais, de me tendre des embûches pour mefaire périr. Il vaut donc mieux accepter la pro-

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position, en laissant s’accomplir la destinée. Etqui sait ce que l’insondable me cache ? En toutcas, en devenant roi, j’aurai acquis un royaumefort beau pour le céder à Kamaralzamân, à sonretour. Mais pour ce qui est de la consom-mation de l’acte avec la jeune Haïat-Alnefous,mon épouse, il y aura peut-être moyen de toutarranger, et je réfléchirai. »

Donc elle releva la tête et, le visage coloréd’une rougeur que le roi attribua à une modes-tie et à un embarras compréhensibles chez unadolescent si candide, elle répondit : « Je suisle fils soumis qui répond par l’ouïe et l’obéis-sance au moindre des souhaits de son roi. »

À ces paroles, le roi Armanos fut à la limitede l’épanouissement et voulut que la cérémo-nie du mariage eût lieu le jour même. Il com-mença par abdiquer le trône en faveur de Ka-maralzamân, devant tous ses émirs, notables,officiers et chambellans ; il fit annoncer cetévénement à toute la ville par les crieurs pu-

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blics, et dépêcha des courriers par tout son em-pire pour annoncer la chose aux populations.

Alors une fête sans précédent fut organiséeen un clin d’œil dans la ville et dans le palais ;et, au milieu des cris de joie et au son des fifreset des cymbales, fut écrit le contrat de mariagedu nouveau roi avec Haïat-Alnefous.

Le soir venu, la vieille reine, entourée deses suivantes qui poussaient des « lu-lu-lu » dejoie, amena la jeune épousée Haïat-Alnefous àSett Boudour, dans son appartement : car ellesla prenaient toujours pour Kamaralzamân. EtSett Boudour, sous son aspect de roi adoles-cent, s’avança gentiment vers son épouse et luireleva, pour la première fois, la voilette du vi-sage. Et toutes les assistantes, à la vue de cecouple si beau, furent si captivées qu’elles enpâlirent de désir et d’émoi.

La cérémonie terminée, la mère d’Haïat-Al-nefous et toutes les suivantes, après avoir for-mulé des milliers de vœux de félicité et allumé

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tous les flambeaux, se retirèrent discrètementet laissèrent les nouveaux mariés seuls dans lachambre nuptiale…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centdixième nuit.

Elle dit :

… les nouveaux mariés seuls dans lachambre nuptiale.

Sett Boudour fut charmée de l’aspect pleinde fraîcheur de la jeune Haïat-Alnefous ; et,d’un coup d’œil rapide, elle la jugea vraimentdésirable avec ses grands yeux noirs effarés,son teint limpide, ses petits seins qui se des-sinaient enfantins sous la gaze. Et Haïat-Alne-

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fous sourit timidement d’avoir plu à son époux,bien qu’elle tremblât d’émotion contenue etbaissât les yeux, osant à peine bouger sousses voiles et ses pierreries. Et elle aussi avaitpu tout de même remarquer la beauté souve-raine de cet adolescent aux joues vierges depoil qui lui paraissait plus parfait que les plusbelles filles du palais. Aussi ce ne fut point sansêtre remuée dans tout son être qu’elle le vittout doucement s’approcher et s’asseoir à côtéd’elle sur le grand matelas étendu sur les tapis.

Sett Boudour prit les petites mains de lafillette dans ses mains et se pencha lentementet la baisa sur la bouche. Et Haïat-Alnefousn’osa pas lui rendre ce baiser délicieux, maisferma les yeux complètement et poussa unsoupir de félicité. Et Sett Boudour lui prit latête dans la courbe de ses bras, l’appuya contresa poitrine, et, à mi-voix, lui chanta doucementdes vers d’un rythme si berceur que l’enfantpeu à peu s’assoupit avec un sourire heureux.

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Alors Sett Boudour lui enleva ses voiles etses ornements, la coucha, et s’étendit prèsd’elle en la prenant dans ses bras. Et toutesdeux s’endormirent, sans plus, jusqu’au matin.

À peine réveillée, Sett Boudour, qui s’étaitcouchée avec presque tous ses vêtements etmême avec son turban, se hâta de faire promp-tement de sommaires ablutions, vu qu’elle pre-nait ailleurs des bains nombreux en secret pourne pas se trahir, s’orna de ses attributs royaux,et alla à la salle de justice recevoir les hom-mages de toute la cour, régler les affaires, sup-primer les abus, nommer et destituer. Entreautres suppressions qu’elle jugea urgentes, elleabolit les octrois et les douanes, et distribuade grandes largesses aux soldats, au peuple etaux mosquées. Aussi l’aimèrent beaucoup tousses nouveaux sujets et firent des vœux pour saprospérité et sa longue vie.

Quant au roi Armanos et à son épouse, ilsse hâtèrent d’aller prendre des nouvelles deleur fille Haïat-Alnefous, et lui demandèrent si

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son époux avait été gentil, et si elle n’était pastrop fatiguée ; car ils ne voulaient pas d’abordl’interroger sur la question la plus importante.Haïat-Alnefous répondit : « Mon époux a étédélicieux. Il m’a baisée sur la bouche, et je mesuis endormie dans ses bras, au rythme deschansons. Ah ! comme il est gentil ! » Alors Ar-manos dit « C’est là tout ce qui s’est passé, mafille ? » Elle répondit « Mais oui. » Et la mèredemanda : « Alors tu ne t’es même pas complè-tement déshabillée ? » Elle répondit : « Maisnon. » Alors le père et la mère se regardèrent,mais ne dirent plus rien ; puis ils s’en allèrent.Et voilà pour eux.

Quant à Sett Boudour, une fois les affairesterminées, elle rentra dans son appartementretrouver Haïat-Alnefous, et lui demanda :« Que t’ont-ils dit, ma gentille, ton père et tamère ? » Elle répondit « Ils m’ont demandépourquoi je ne m’étais pas déshabillée. » Bou-dour répondit « Qu’à cela ne tienne ! Je vaistout de suite t’y aider. » Et, pièce par pièce, elle

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lui enleva tous ses vêtements, y compris la der-nière chemise, et la prit toute nue dans ses braset s’étendit avec elle sur le matelas.

Alors, bien doucement, Boudour déposa unbaiser sur les beaux yeux de l’enfant, et lui de-manda « Haïat-Alnefous, mon agneau, dis-moi,aimes-tu beaucoup les hommes ? » Elle répon-dit « Je n’en ai jamais vu, excepté, bien enten-du, les eunuques du palais. Mais il paraît queceux-là ne sont que des demi-hommes seule-ment. Que leur manque-t-il donc pour êtrecomplets ? » Boudour répondit : « Juste ce quite manque à toi, mon œil. » Haïat-Alnefous,surprise, répondit : « À moi ? Et que memanque-t-il, par Allah ? » Boudour répondit« Un doigt. »

À ces paroles, la petite Haïat-Alnefous,épouvantée, lança un cri étouffé et sortit sesdeux mains de dessous la couverture et étenditses dix doigts en les regardant avec des yeuxdilatés par la terreur. Mais Boudour la serracontre elle et la baisa dans les cheveux et lui

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dit « Par Allah ! ô Haïat-Alnefous, je plaisantaisseulement. » Et elle continua à la couvrir debaisers jusqu’à ce qu’elle l’eût complètementcalmée. Alors elle lui dit : « Ma gentille, em-brasse-moi ! » Et Haïat-Alnefous approcha seslèvres fraîches des lèvres de Boudour, et toutesdeux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’aumatin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent on-zième nuit.

Elle dit :

… et toutes deux, ainsi enlacées, s’endor-mirent jusqu’au matin.

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Alors Boudour sortit présider aux affairesdu royaume ; et le père et la mère de Haïat-Al-nefous entrèrent prendre des nouvelles de leurfille.

Le roi Armanos, le premier, demanda : « Ehbien, mon enfant, qu’Allah soit béni ! Je te voisencore sous la couverture ! N’es-tu pas tropbrisée ? » Elle répondit : « Mais pas du tout !Je me suis bien reposée dans les bras de monbel époux qui cette fois m’a mise toute nue etm’a baisée sur tout le corps par baisers déli-cats. Ya Allah ! que c’était délicieux ! J’avaispartout fourmillements nombreux et frissons.Pourtant il m’a bien fait peur un moment en medisant qu’il me manquait un doigt. Mais il plai-santait seulement. Aussi ses caresses m’ont-elles ensuite donné tant de plaisir, et ses mainsétaient si douces sur ma peau nue, et ses lèvressur mes lèvres je les sentais si chaudes et sipleines, que je me suis ainsi oubliée jusqu’aumatin, me croyant au paradis. »

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Alors la mère lui demanda « Mais où sontles serviettes ? As-tu perdu beaucoup de tonsang, ma chérie ? » Et la jeune fille, étonnée,répondit : « Je n’ai rien perdu du tout. »

À ces paroles, le père et la mère, à la limitedu désespoir, se frappèrent le visage, ens’écriant « Ô notre honte ! ô notre malheur !Pourquoi ton époux nous méprise-t-il, et te dé-daigne-t-il à ce point ? »

Puis le roi peu à peu entra dans une grandecolère et se retira en criant à son épouse d’unevoix forte qui fut entendue de la petite : « Si lanuit prochaine Kamaralzamân ne remplit passon devoir en prenant la virginité de notre filleet en sauvant ainsi notre honneur à tous, jesaurai châtier son indignité. Je le chasserai dupalais, après l’avoir fait descendre du trône queje lui ai donné, et je ne sais même si je nelui infligerai pas un châtiment encore plus ter-rible. » Ayant dit ces paroles, le roi Armanossortit de la chambre de sa fille consternée, sui-

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vi de son épouse dont le nez s’allongeait jus-qu’à ses pieds.

Aussi lorsque, la nuit venue, Sett Boudourfut entrée dans la chambre de Haïat-Alnefous,elle la trouva toute triste, la tête enfouie dansles coussins et secouée par des sanglots. Elles’approcha d’elle et la baisa sur le front, lui es-suya les larmes et l’interrogea sur le sujet desa peine ; et Haïat-Alnefous lui dit d’une voixémue : « Ô mon seigneur aimé, mon père veutte reprendre le trône qu’il t’a donné et te ren-voyer du palais ; et je ne sais ce qu’il veut en-core te faire. Et tout cela parce que tu ne veuxpas prendre ma virginité, et sauver ainsi l’hon-neur de son nom et de sa race. Il veut absolu-ment que la chose soit faite cette nuit même.Et moi, ô mon maître bien-aimé, si je te discela, ce n’est point pour te pousser à prendrece que tu dois prendre, mais pour te garan-tir du danger dont il te menace. Car toute lajournée je n’ai fait que pleurer en pensant à lavengeance que mon père prémédite contre toi.

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Ah ! de grâce, hâte-toi de ravir ma virginité, etde faire en sorte, comme le veut ma mère, queles serviettes blanches deviennent rouges. Etmoi je me confie entièrement à ton savoir, etje mets mon corps et toute mon âme entre tesmains. Mais c’est à toi de décider ce qu’il mefaut faire pour cela. »

À ces paroles, Sett Boudour se dit : « C’estle moment ! Je vois bien qu’il n’y a plus moyende différer. Je mets ma foi en Allah ! » Et elledit à la jeune fille : « Mon œil, m’aimes-tubeaucoup ? » Elle répondit : « Comme leciel ! » Boudour la baisa sur la bouche et luidemanda « Combien encore ? » Elle répondit,déjà frissonnante « Je ne sais pas. Mais beau-coup ! » Elle lui demanda encore « Puisque tum’aimes tant que cela, aurais-tu été heureusesi, au lieu d’être ton époux, j’avais été seule-ment ton frère ? » L’enfant battit des mains etrépondit : « Je serais morte de bonheur. » Bou-dour dit « Et si j’avais été, ma gentille, non paston frère, mais ta sœur ; si j’avais été comme

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toi une jeune fille, au lieu d’être un jeunehomme, m’aurais-tu autant aimée ? » Haïat-Al-nefous dit : « Encore plus, parce que j’auraisété toujours avec toi, j’aurais toujours jouéavec toi, couché dans le même lit que toi, sansnous séparer jamais. » Alors Boudour attira lajeune fille tout contre elle et lui couvrit lesyeux de baisers et lui dit : « Eh bien, Haïat-Alnefous, serais-tu capable de garder pour toiseule un secret, et me donner ainsi une preuvede ton amour ? » La jeune fille s’écria :« Puisque je t’aime, tout m’est facile. »

Alors Boudour prit l’enfant dans ses bras etla tint sous ses lèvres à en perdre toutes deuxla respiration, puis elle se leva, toute droite,et dit : « Regarde-moi, Haïat-Alnefous, et soisdonc ma sœur. »

Et, en même temps, d’un geste rapide elleentr’ouvrit sa robe, depuis le col jusqu’à laceinture, et fit saillir deux seins éclatants cou-ronnés de leurs roses ; puis elle dit : « Commetoi, ma chérie, je suis femme, tu le vois. Et si

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je me suis déguisée en homme, c’est à la suited’une aventure étrange que je vais te racontersans retard. »

Alors elle s’assit de nouveau, prit la jeunefille sur ses genoux et lui narra toute son his-toire depuis le commencement jusqu’à la fin.Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque la petite Haïat-Alnefous eut enten-du cette histoire, elle fut à la limite de l’émer-veillement et, comme elle était toujours assisedans le sein de Sett Boudour, elle lui prit lementon dans sa petite main et lui dit « Ô masœur, quelle vie délicieuse nous allons vivreensemble en attendant le retour de ton bien-ai-mé Kamaralzamân ! Fasse Allah hâter son arri-vée, afin que notre bonheur soit complet ! » EtBoudour lui dit : « Qu’Allah entende tes vœux,ma chérie, et moi je te donnerai à lui commeseconde épouse, et tous trois nous serons ainsidans la plus parfaite félicité ! » Puis elles s’em-brassèrent longuement et jouèrent ensemble àmille jeux, et Haïat-Alnefous s’étonnait de tous

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les détails de beauté qu’elle trouvait en SettBoudour. Elle lui prenait les seins et disait :« Ô ma sœur, comme tes seins sont beaux !Regarde. Ils sont bien plus gros que les petitsmiens ! Crois-tu qu’ils grandiront ? » Et elle ladétaillait partout et elle l’interrogeait sur lesdécouvertes qu’elle faisait ; et Boudour, entremille baisers, lui répondait en l’instruisant avecune clarté parfaite, et Haïat-Alnefous s’excla-mait : « Ya Allah ! je comprends maintenant !Imagine-toi que lorsque je demandais aux es-claves « À quoi sert ceci ? à quoi sert cela ? »ils clignaient de l’œil, mais ne répondaient pas.D’autres, à ma grande fureur, claquaient dela langue, mais ne répondaient pas. Et moi,de rage, je m’égratignais les joues et je criaisde plus en plus fort : « Dites-moi à quoi sertcela ? » Alors, à mes cris, ma mère accouraitet s’informait, et toutes les esclaves disaient :« Elle crie parce qu’elle veut nous obliger à luiexpliquer à quoi sert cela ! » Alors la reine mamère, à la limite de l’indignation, malgré mesprotestations de repentir, mettait nu mon petit

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cul et me donnait une fessée furieuse en disant« Voilà à quoi sert cela ! » Et moi, je finis parêtre tout à fait persuadée que cela ne servaitqu’à recevoir la fessée. Et ainsi de suite pourtout le reste. »

Puis elles continuèrent toutes deux à dire etfaire mille folies, si bien qu’avec le matin Haïat-Alnefous n’avait plus rien à apprendre et avaitpris conscience du rôle charmant que devaientremplir désormais ses organes délicats…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent dou-zième nuit.

Elle dit :

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… conscience du rôle charmant que de-vaient remplir désormais ses organes délicats.

Alors, comme l’heure approchait où le pèreet la mère allaient entrer, Haïat-Alnefous dità Boudour : « Ma sœur, que faut-il dire à mamère qui va me demander de lui montrer lesang de la virginité ? » Boudour sourit et dit :« La chose est facile ! » Et elle alla en cachetteprendre un poulet et l’égorgea et barbouilla deson sang les cuisses de la jeune fille et les ser-viettes, et lui dit : « Tu n’auras qu’à leur mon-trer cela ! Car la coutume s’arrête là et ne per-met pas de recherches plus profondes. » Ellelui demanda « Ma sœur, mais pourquoi neveux-tu pas me l’enlever toi-même, parexemple avec le doigt ? » Boudour répondit« Mais, mon œil, parce que je te réserve,comme je te l’ai dit, à Kamaralzamân ! »

Là-dessus, Haïat-Alnefous fut satisfaite toutà fait, et Sett Boudour sortit présider la séancede justice.

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Alors entrèrent chez leur fille le roi et lareine, prêts à éclater de fureur, contre elle etcontre son époux, si tout n’était pas consom-mé. Mais à la vue du sang et des cuisses rou-gies, ils s’épanouirent tous deux et se dilatèrentet ouvrirent toutes grandes les portes de l’ap-partement. Alors entrèrent toutes les femmes,et éclatèrent les cris de joie et les « lu-lu-lu »de triomphe ; et la mère, à la limite de la fierté,mit sur un coussin de velours les serviettesrougies, et, suivie de tout le cortège, fit ainsi letour du harem. Et tout le monde apprit de lasorte l’heureux événement ; et le roi donna unegrande fête et fit immoler, pour les pauvres, unnombre considérable de moutons et de jeuneschameaux.

Quant à la reine et aux invitées, elles ren-trèrent chez la jeune Haïat-Alnefous, et la bai-sèrent chacune entre les deux yeux, en pleu-rant. Et elles restèrent avec elle jusqu’au soir,après l’avoir conduite au hammam, envelop-pée de foulards pour qu’elle ne prît pas froid.

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Quant à Sett Boudour, elle continua ainsitous les jours à siéger sur le trône de l’îled’Ébène. Et elle se faisait aimer par ses sujetsqui la croyaient toujours un homme et faisaientdes vœux pour sa longue vie. Mais, le soir ve-nu, elle allait retrouver avec bonheur sa jeuneamie Haïat-Alnefous, la prenait dans ses braset s’étendait avec elle sur le matelas. Et toutesdeux, enlacées jusqu’au matin comme unépoux avec son épouse, se consolaient ainsi,par jeux délicats, en attendant le retour de leurbien-aimé. Et voilà pour ces deux charmantes.

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, voi-ci. Il était resté dans la maison du bon jardiniermusulman, située hors des murs de la villehabitée par les envahisseurs inhospitaliers ve-nus des pays de l’Occident. Et son père le roiSchahramân, dans les îles de Khaledân, nedouta plus, après avoir vu dans la forêt lesmembres sanglants, de la perte de son bien-ai-mé Kamaralzamân. Et il prit le deuil, lui et toutson royaume, et fit bâtir un monument funèbre

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où il s’enferma pour pleurer, dans le silence, lamort de son enfant.

Et, de son côté, Kamaralzamân, malgré lacompagnie du vieux jardinier qui faisait de sonmieux pour le distraire et lui faire espérer l’ar-rivée d’un navire qui pût le transporter à l’îled’Ébène, vivait tristement et se rappelait avecdouleur les beaux jours passés.

Or, un jour que le jardinier était allé, selonson habitude, faire son tour du côté du portdans le but de trouver le navire qui consentîtà prendre son hôte, Kamaralzamân était assisbien triste dans le jardin et se récitait des vers,en regardant s’ébattre les oiseaux, quand sou-dain son attention fut attirée par les crisrauques de deux grands oiseaux. Il leva la têtevers l’arbre d’où venait ce bruit, et vit une dis-pute acharnée à coups cruels de bec, de griffeset d’ailes. Mais bientôt, juste devant lui, l’undes deux oiseaux dégringola sans vie, alors quele vainqueur prenait son vol vers le loin.

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Mais, au même moment, deux oiseaux bienplus grands, perchés sur un arbre du voisinage,et qui avaient vu le combat, vinrent se poseraux côtés du mort. L’un se plaça à la tête dudéfunt et l’autre à ses pieds ; puis tous deux in-clinèrent tristement la tête et se mirent notoi-rement à pleurer.

À cette vue, Kamaralzamân fut ému à l’ex-trême et pensa à son épouse Sett Boudour,puis se mit, par sympathie pour les larmes desoiseaux, à pleurer également.

Au bout d’un certain temps, Kamaralzamânvit les deux oiseaux creuser une fosse avecleurs griffes et leurs becs et y enterrer le mort.Puis ils s’envolèrent. Mais, au bout de quelquesmoments, ils revinrent à l’endroit même de lafosse, en tenant, l’un par l’aile et l’autre par lespieds, l’oiseau meurtrier qui faisait de grandsefforts pour s’échapper et lançait des cris ef-froyables. Ils le déposèrent, sans le lâcher, surla tombe du défunt et, de quelques rapidescoups de bec, ils l’éventrèrent, pour venger

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ainsi le crime, lui arrachèrent les entrailles ets’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’ago-nie, sur le sol…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent sei-zième nuit.

Elle dit :

… et s’envolèrent en le laissant palpiter,dans l’agonie, sur le sol.

Tout cela ! Et Kamaralzamân était resté im-mobile de surprise à regarder un spectacle siextraordinaire. Puis, les oiseaux envolés, il futpoussé par la curiosité et s’approcha de l’en-droit où gisait l’oiseau criminel sacrifié et, enregardant son cadavre, il vit, au milieu de l’es-

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tomac éventré, briller quelque chose de rouge,qui fixa son attention. Il se baissa et, l’ayant ra-massé, il tomba évanoui d’émotion : il venaitde retrouver la cornaline talismanique de SettBoudour !

Lorsqu’il fut revenu de son évanouisse-ment, il serra contre son cœur le précieux ta-lisman, cause de tant de soucis, de soupirs, deregrets et de douleurs, et s’écria « Fasse Allahque ce soit là un présage de bonheur et le signeque je retrouverai également ma bien-aiméeBoudour ! » Puis il baisa le talisman et le portaà son front ; ensuite il l’enveloppa soigneuse-ment dans un morceau de toile et l’attacha au-tour de son bras, pour éviter tout risque de leperdre désormais. Et il se mit à sauter de joie.

Lorsqu’il se fut calmé, il se rappela que lebon jardinier l’avait prié de déraciner un vieuxcaroubier qui ne donnait plus ni feuilles nifruits.

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Il se ceignit donc la taille d’une ceinturede chanvre, releva ses manches, prit une co-gnée et une couffe et se mit immédiatement àl’œuvre, en donnant de grands coups sur lesracines à fleur de terre du vieil arbre. Mais sou-dain il sentit le fer de l’instrument résonnersur un corps résistant, et il entendit commeun bruit sourd qui se prolongeait sous terre. Ilécarta alors vivement la terre et les caillouxet mit ainsi à découvert une grande plaque debronze qu’il se hâta d’enlever. Alors il trouvaun escalier, taillé dans le roc, de dix marchesassez hautes. Et après avoir prononcé les pa-roles propitiatoires « la ilah ill’Allah », il se hâtade descendre et vit un large caveau carré, deconstruction fort ancienne, des temps reculésde Thammoud et d’Aâd. Et dans ce grand ca-veau voûté il trouva vingt énormes vases, ran-gés en bon ordre de chaque côté. Il souleva lecouvercle du premier et vit qu’il était entière-ment rempli de lingots d’or rouge. Il soulevaalors le second couvercle, et trouva que le se-cond vase était entièrement rempli de poudre

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d’or. Et il ouvrit les dix-huit autres et les trouvaremplis de lingots et de poudre d’or, alternati-vement.

Kamaralzamân, remis de sa surprise, sortitalors du caveau, replaça la plaque, acheva sontravail, arrosa les arbres selon l’habitude qu’ilavait prise d’aider le jardinier, et ne cessaqu’avec le soir, lorsque son vieil ami fut reve-nu.

Les premières paroles que le jardinier dità Kamaralzamân furent pour lui annoncer unebonne nouvelle. Il lui dit en effet « Ô mon en-fant, j’ai la joie de t’annoncer ton prochain re-tour vers le pays des musulmans. J’ai trouvé,en effet, un navire affrété par de riches mar-chands et qui va mettre à la voile dans troisjours ; et j’ai parlé au capitaine qui a accepté dete donner passage jusqu’à l’île d’Ébène. » À cesparoles, Kamaralzamân se réjouit fort, et bai-sa la main du jardinier et lui dit « Ô mon père,de même que tu viens de m’annoncer la bonne

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nouvelle, j’ai également à t’annoncer, à montour, une autre nouvelle qui te réjouira… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent dix-neuvième nuit.

Elle dit :

« … une autre nouvelle qui te réjouira, jecrois, bien que tu ignores l’avidité des hommesdu siècle, et que ton cœur soit pur de toute am-bition. Prends seulement la peine de venir avecmoi dans le jardin, et je te ferai voir, ô monpère, la bonne fortune que t’envoie le sort mi-séricordieux. »

Il mena alors le jardinier à l’endroit où s’éle-vait le caroubier déraciné, souleva la grande

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plaque et, malgré sa surprise et sa frayeur, il lefit descendre dans le caveau et découvrit de-vant lui les vingt vases remplis de lingots etde poudre d’or. Et le bon jardinier levait lesbras et ouvrait de grands yeux en disant, de-vant chaque vase « Ya Allah ! » Puis Kamaral-zamân lui dit : « Voici maintenant ton hospi-talité récompensée par le Donateur. La mainmême que l’étranger tendait vers toi, pour êtresecouru dans l’adversité, du même geste faitcouler l’or dans ta demeure. Ainsi le veulent lesdestinées propices aux rares actions marquéespar la beauté pure et par la bonté des cœursspontanés. »

À ces paroles, le vieux jardinier, sans pou-voir prononcer une parole, se mit à pleurer,et les larmes glissaient silencieusement danssa longue barbe et jusque sur sa poitrine. Puisil put parler et dit « Mon enfant, que veux-tuqu’un vieillard comme moi fasse de cet or et deces richesses ? Je suis pauvre, en vérité, maismon bonheur est suffisant, et il sera complet si

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tu veux bien me donner seulement un drachmeou deux pour acheter un linceul qu’en mourantdans ma solitude je déposerai à mes côtés, afinque le passant charitable y mette ma dépouille,en vue du jugement. »

Et cette fois ce fut au tour de Kamaralza-mân de pleurer. Puis il dit au vieillard : « Ôpère aux mains parfumées, la sainte solitudeoù s’écoulent tes années pacifiques efface de-vant tes yeux les lois, faites pour le bétail ada-mique, du juste et de l’injuste, du faux et duvrai. Mais je retourne, moi, au milieu des hu-mains féroces, et ces lois, je ne saurais les ou-blier sous peine d’être dévoré. Cet or, ô monpère, t’appartient donc en toute certitude,puisque la terre est à toi après Allah. Mais, si tuveux, je prendrai la moitié, et toi l’autre moitié.Sinon, je n’en toucherai absolument rien. »

Alors le vieux jardinier répondit : « Monfils, ma mère m’enfanta ici même il y a quatre-vingt-dix ans, puis elle est morte ; et mon pèreest mort également. Et l’œil d’Allah a suivi mes

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pas et je grandis à l’ombre de ce jardin et aubruit du ruisseau natal. J’aime ce ruisseau etce jardin, ô mon enfant, et ces murmurantesfeuilles et ce soleil et cette terre maternelle oùmon ombre en liberté s’allonge et se reconnaît,et, la nuit, sur ces arbres la lune qui me sou-rit jusqu’au matin. Tout cela me parle, ô monenfant. Je te le dis pour que tu saches la rai-son qui me retient ici, qui m’empêche de par-tir avec toi vers les pays musulmans. Je suisle dernier musulman de ce pays où vécurentles aïeux. Que mes os y blanchissent donc, etque le dernier musulman meure la face tournéevers le soleil qui éclaire une terre maintenantimmonde, souillée qu’elle est par les fils bar-bares de l’obscur Occident. »

Ainsi parla le vieillard aux tremblantesmains. Puis il ajouta :

« Pour ce qui est de ces vases précieux quite préoccupent, prends, puisqu’ainsi tu le dé-sires, les dix premiers et laisse les dix autresdans ce caveau. Ils seront la récompense de

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celui qui mettra en terre le linceul où je dormi-rai.

« Mais ce n’est pas tout ! Le difficile n’estpas là ; le difficile est d’embarquer ces vasessur le navire sans attirer l’attention et exciterla cupidité des hommes à l’âme noire qui ha-bitent la ville. Or, dans mon jardin, ces olivierssont chargés de leurs fruits, et là-bas où tu vas,à l’île d’Ébène, les olives sont chose rare etfort estimée. Je vais donc courir acheter vingtgrands pots que nous remplirons à moitié delingots et de sable d’or, et le reste des olives demon jardin. Et alors seulement nous pourronsles faire porter sans crainte au navire en par-tance. »

Ce conseil fut immédiatement suivi par Ka-maralzamân qui passa la journée à préparer lespots achetés. Et, comme il ne lui restait plusque le dernier pot à remplir, il se dit : « Ce mi-raculeux talisman n’est pas assez en sûreté au-tour de mon bras ; on peut me le voler pendantmon sommeil ; il peut se perdre autrement. Il

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vaut donc mieux, à coup sûr, que je le metteau fond de ce vase ; puis je le couvrirai avecles lingots et la poudre d’or, et par-dessus letout je placerai les olives. » Et aussitôt il mitson projet à exécution ; et, la chose finie, il re-couvrit le dernier pot de son couvercle de boisblanc ; et, pour reconnaître au besoin ce potau milieu des vingt, il y fit une encoche vers labase, puis, entraîné par ce travail, il grava com-plètement son nom au couteau, « Kamaralza-mân », en beaux caractères entrelacés.

Cette besogne finie, il pria son vieil amid’aviser les hommes du navire qu’ils eussentà venir le lendemain prendre les pots. Et levieillard s’acquitta aussitôt de la commission,puis revint à sa maison, un peu fatigué, et secoucha avec une fièvre légère et quelques fris-sons.

Le lendemain matin, le vieux jardinier, quide sa vie entière n’avait été souffrant, sentitaugmenter son mal de la veille, mais n’en vou-lut rien dire à Kamaralzamân pour ne pas at-

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trister son départ. Il resta sur son matelas, enproie à une grande faiblesse, et comprit queses derniers moments n’allaient plus tarder.

Dans la journée les hommes de la mervinrent au jardin pour prendre les pots, et de-mandèrent à Kamaralzamân, qui était allé leurouvrir la porte, de leur indiquer ce qu’ilsavaient à prendre. Il les mena près de la haieet leur montra, rangés, les vingt pots, en disant« Ils sont remplis d’olives de premier choix. Jevous prie donc de prendre garde de ne pas troples abîmer. » Puis le capitaine, qui avait ac-compagné ses hommes, dit à Kamaralzamân :« Et surtout, seigneur, ne manque pas d’êtreexact ; car demain matin le vent souffle deterre, et nous mettons à la voile aussitôt. » Etils prirent les pots et s’en allèrent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Mais lorsque fut la deux centvingt-deuxième nuit.

Elle dit :

… Et ils prirent les pots et s’en allèrent.

Alors Kamaralzamân entra chez le jardinieret lui trouva le visage fort pâle, bien qu’em-preint d’une grande sérénité. Il lui demanda deses nouvelles et apprit ainsi le mal dont souf-frait son ami. Et, malgré les paroles que le ma-lade lui disait pour le rassurer, il ne laissa pasd’être fort inquiet. Il lui fit prendre diverses dé-coctions d’herbes vertes, mais sans grand ré-sultat. Puis il lui tint compagnie toute la jour-née, et le veilla durant la nuit, et put voir dela sorte le mal s’aggraver. Aussi, avec le matin,le bon jardinier, qui avait à peine eu la forcede l’appeler à son chevet, lui prit la main et luidit : « Kamaralzamân, mon fils, écoute ! Il n’y

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a d’autre Dieu qu’Allah ! Et notre seigneur Mo-hammad est l’envoyé d’Allah ! » Puis il expira.

Alors Kamaralzamân fondit en larmes etresta longtemps assis à pleurer. Il se leva en-suite, lui ferma les yeux, lui rendit les derniersdevoirs, lui confectionna un linceul blanc,creusa la fosse et mit en terre le dernier filsmusulman de ce pays devenu mécréant. Etalors seulement il songea à aller s’embarquer.

Il acheta quelques provisions, ferma laporte du jardin, prit la clef avec lui, et couruten hâte au port, alors que le soleil était déjàbien haut ; mais ce fut pour voir le navire,toutes voiles dehors, emporté par le vent favo-rable vers la haute mer.

La douleur de Kamaralzamân, à cette vue,fut extrême ; mais il n’en fit rien paraître pourne pas faire rire à ses dépens la canaille duport ; et tristement il reprit le chemin du jardindont il était devenu, par la mort du vieillard, leseul héritier et le seul propriétaire. Aussi, une

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fois arrivé dans la petite maison, il s’effondrasur le matelas et pleura sur lui-même, sur sabien-aimée Boudour et sur le talisman qu’il ve-nait de perdre pour la seconde fois.

L’affliction de Kamaralzamân fut donc sanslimites quand il se vit forcé, par le destin, derester encore dans ce pays inhospitalier jus-qu’à une date inconnue ; et la pensée d’avoirpour toujours perdu le talisman de Sett Bou-dour le désolait encore bien plus, et il se disait :« Mes malheurs ont commencé avec la pertedu talisman ; et la chance m’est revenue quandje l’ai retrouvé ; et maintenant que je l’ai reper-du, qui sait les calamités qui vont s’abattre surma tête ! » Il finit pourtant par s’écrier « Il n’ya de recours qu’en Allah le Très-Haut ! » Puisil se leva et, pour ne pas risquer de perdre lesdix autres vases qui formaient le trésor souter-rain, il alla acheter vingt nouveaux pots, y mitla poudre et les lingots d’or et acheva de lesremplir d’olives jusqu’au haut, en se disant « Ilsseront ainsi prêts, le jour qu’Allah écrira pour

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mon embarquement ! » Et il recommença à ar-roser les légumes et les arbres à fruits. Et voilàpour lui !

Quant au vaisseau, il eut un vent favorable,et ne tarda pas à arriver à l’île d’Ébène. Et il al-la mouiller juste au-dessous de la jetée où s’éle-vait le palais qu’habitait la princesse Boudoursous le nom de Kamaralzamân.

À la vue de ce navire qui entrait, toutes sesvoiles déployées et ses bannières au vent, SettBoudour eut une envie extrême de l’aller vi-siter, d’autant plus qu’elle avait toujours l’es-poir de retrouver un jour ou l’autre son épouxKamaralzamân embarqué à bord de l’un desnavires qui arrivaient du loin. Elle ordonna àquelques-uns de ses chambellans de l’accom-pagner, et se rendit à bord du navire qu’onlui disait, d’ailleurs, chargé de fort riches mar-chandises.

Lorsqu’elle fut arrivée à bord, elle fit appe-ler le capitaine et lui dit qu’elle voulait visiter

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son navire. Puis, lorsqu’elle se fut assurée queKamaralzamân n’était point au nombre despassagers, elle demanda, par curiosité, au ca-pitaine « Qu’as-tu avec toi comme cargaison, ôcapitaine ? » Il répondit « Ô mon maître, outreles marchands qui sont passagers, nous avonsdans nos cales de fort belles étoffes et des soie-ries de tous les pays, des broderies sur velourset des brocarts, des toiles peintes ancienneset modernes du plus bel effet, et d’autres mar-chandises de prix ; nous avons des médica-ments chinois et indiens, des drogues enpoudres et en feuilles, des dictâmes, des pom-mades, des collyres, des onguents et desbaumes précieux ; nous avons des pierreries,des perles, de l’ambre jaune et du corail ; nousavons aussi des aromates de toutes sortes etdes épices de choix, du musc, de l’ambre griset de l’encens, du mastic en larmes, du benjoingouri et de l’essence de toutes les fleurs ; nousavons également du camphre, du coriandre, ducardamome, des clous de girofle, de la cannellede Serendib, du tamar indien et du gingembre ;

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enfin nous avons embarqué, au dernier port,des olives de qualité, de celles dites « des oi-seaux », celles qui ont une peau très fine et unechair douce de la couleur de l’huile blonde… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centvingt-cinquième nuit.

Elle dit :

Lorsque la princesse Boudour eut entenduce mot d’olives, comme elle raffolait des olives,elle arrêta le capitaine et lui demanda, avecdes yeux brillants de désir : « Et combien enavez-vous de ces olives des oiseaux ? » Il ré-pondit : « Nous en avons vingt gros pots. » Elledit : « Sont-ils très gros, dis-le-moi ? Etcontiennent-ils aussi des olives de la qualité

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farcie, que mon âme préfère de beaucoup auxautres avec noyaux ? » Le capitaine ouvrit lesyeux et dit : « Je crois qu’il doit aussi y en avoirdans ces pots. »

À ces paroles, la princesse Boudour deman-da : « Je désirerais fort acheter l’un de cespots. » Le capitaine répondit « Bien que le pro-priétaire ait manqué le vaisseau, au momentdu départ, et que je ne puisse en disposer libre-ment, notre maître le roi a le droit de prendrece qui lui plaît. » Et il cria « Hé ! vous autres,apportez de la cale l’un des vingt potsd’olives ! » Et aussitôt les marins apportèrent,l’ayant sorti de la cale, l’un des vingt.

Sett Boudour fit lever le couvercle et fut siémerveillée de l’aspect admirable de ces olivesdes oiseaux qu’elle s’écria : « Je désire acheterles vingt ! Combien peuvent-ils coûter au coursdu souk ? » Le capitaine répondit « Au coursdu souk de l’île d’Ébène, les olives valent main-tenant cent drachmes le pot. » Sett Boudour dità ses chambellans « Payez au capitaine mille

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drachmes pour chaque pot. » Et elle ajouta :« Lorsque tu retourneras au pays du marchand,tu lui payeras ainsi le prix de ses olives. » Etelle s’en alla, suivie des porteurs chargés despots d’olives.

Le premier soin de Sett Boudour, en ar-rivant au palais, fut d’entrer chez son amieHaïat-Alnefous pour la prévenir de l’arrivéedes olives. Et quand les pots eurent été, sui-vant les ordres donnés, apportés à l’intérieurdu harem, Boudour et Haïat-Alnefous, à la li-mite de l’impatience, firent apprêter un grandplateau, le plus grand de tous les plateaux àconfitures, et ordonnèrent aux femmes es-claves de soulever délicatement le premier potet d’en verser tout le contenu dans le plateau,de façon à faire un tas bien arrangé, où l’onpût distinguer les olives à noyaux de celles quipouvaient être farcies.

Aussi quel ne fut point l’étonnement émer-veillé de Boudour et de son amie en voyant,sous les mains des filles, les olives sortir des

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pots mêlées à des lingots et à de la poudred’or ! Et cette surprise n’était pas exempte dedésappointement, à la pensée que les olivespouvaient être gâtées par ce mélange. AussiBoudour fit-elle apporter d’autres plateaux etvider tous les autres pots, l’un après l’autre,jusqu’au vingtième. Mais lorsque les esclaveseurent renversé ce vingtième et que le nom deKamaralzamân eut paru sur la base, et que letalisman eut brillé au milieu des olives renver-sées, Boudour poussa un cri, devint toute pâleet tomba évanouie dans les bras de Haïat-Al-nefous. Elle venait de reconnaître la cornalinequ’elle portait dans le temps attachée au nœudde soie de son caleçon.

Lorsque, grâce aux soins de Haïat-Alne-fous, Sett Boudour fut revenue de son éva-nouissement, elle prit la cornaline talisma-nique et la porta à ses lèvres en poussant dessoupirs de bonheur ; puis, pour ne point fairereconnaître son déguisement par les esclaves,elle les congédia toutes, et dit à son amie :

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« Voici, ô bien-aimée chérie, le talisman causede ma séparation d’avec mon époux adoré.Mais, de même que je l’ai retrouvé, je penseretrouver également celui dont la venue nousremplira toutes deux de félicité. »

Aussitôt elle envoya mander le capitaine dunavire qui se présenta entre ses mains et em-brassa la terre et attendit d’être questionné. EtBoudour lui dit : « Peux-tu me dire, ô capitaine,ce que fait dans son pays le propriétaire despots d’olives ? » Il répondit : « Il est aide-jar-dinier, et devait s’embarquer avec ses olivespour venir les vendre ici, quand il manqua lenavire. » Boudour dit « Eh bien, sache, ô capi-taine, qu’en goûtant aux olives, dont les plusbelles sont en effet farcies, j’ai découvert quecelui qui les avait préparées ne pouvait êtreque mon ancien cuisinier ; car lui seul savaitdonner à la farce ce piquant et ce moelleux à lafois, que je goûte infiniment. Et ce maudit cui-sinier un jour prit la fuite, de crainte d’être pu-ni pour avoir déchiré son garçon de cuisine en

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essayant sur lui des étreintes peu proportion-nées. Il te faut donc remettre à la voile et meramener le plus vite possible cet aide-jardinierque je soupçonne fort d’être mon ancien cui-sinier, l’auteur de la déchirure. Et je te récom-penserai largement si tu apportes une grandediligence à l’exécution de mes ordres ; sinonjamais plus je ne te permettrai de venir dansmon royaume ; et même, si tu y reviens, je teferai mettre à mort, avec tous les hommes del’équipage. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centvingt-huitième nuit.

Elle dit :

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À ces paroles, le capitaine ne put répondreque par l’ouïe et l’obéissance et, malgré le pré-judice que ce départ forcé portait à ses mar-chandises, il pensa en être tout de même dé-dommagé à son retour par le roi, et mit aus-sitôt à la voile. Et Allah lui écrivit une si heu-reuse navigation qu’il arriva en quelques joursà la ville mécréante, et débarqua de nuit avecles marins les plus solides de son équipage.

Aussitôt il se rendit avec son escorte au jar-din habité par Kamaralzamân et frappa à laporte.

À ce moment, Kamaralzamân avait fini sontravail de la journée, était assis fort triste, leslarmes aux yeux, et se récitait des vers surla séparation. Mais, en entendant frapper à laporte, il se leva et alla demander « Qui estlà ? » Le capitaine prit une voix cassée et dit« Un pauvre d’Allah ! » À cette supplique, diteen arabe, Kamaralzamân sentit battre soncœur et ouvrit. Mais aussitôt il fut appréhendéet garrotté ; et son jardin fut envahi par les ma-

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rins qui, voyant les vingt pots rangés comme lapremière fois, se hâtèrent de les emporter. Puisils s’en retournèrent tous au navire et mirentimmédiatement à la voile.

Alors le capitaine, entouré de ses hommes,s’approcha de Kamaralzamân et lui dit « Ah !c’est toi l’amateur de garçons qui a déchirél’enfant, dans la cuisine du roi ! À l’arrivée dunavire, tu trouveras le pal tout prêt à te rendrela pareille, à moins que dès maintenant tu nepréfères être embroché par ces gaillards conti-nents ! » Et il lui montra les marins qui cli-gnaient de l’œil en le regardant, car ils le trou-vaient excellent comme aubaine à se mettresous la dent.

À ces paroles, Kamaralzamân qui, bien quelibéré de ses liens depuis l’arrivée à bord,n’avait prononcé mot et s’était laissé aller àsa destinée, ne put supporter pareille imputa-tion et s’écria « Je me réfugie en Allah ! N’as-tu pas honte de parler de la sorte, ô capitaine ?Prie pour le Prophète ! » Le capitaine répondit

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« Que la bénédiction d’Allah et la prière soientsur Lui et sur tous les siens ! Mais c’est bien toiqui as enculé le garçon ! »

À ces paroles, Kamaralzamân s’écria denouveau : « Je me réfugie en Allah ! » Le ca-pitaine répliqua « Qu’Allah nous fasse miséri-corde ! Nous nous mettons sous sa garde ! » EtKamaralzamân reprit : « Ô vous tous, je juresur la vie du Prophète (sur Lui la prière et lapaix !) que je ne comprends rien à pareille ac-cusation et que je n’ai jamais mis les pieds danscette île d’Ébène, où vous me menez, et dansle palais de son roi ! Priez pour le Prophète, ôbonnes gens ! » Alors tous répliquèrent : « Quesur Lui soit la bénédiction ! »

Mais le capitaine reprit « Alors tu n’as ja-mais été cuisinier et tu n’as jamais déchiréd’enfant dans ta vie ? » Kamaralzamân, à la li-mite de l’indignation, cracha à terre et s’écria« Je me réfugie en Allah ! Faites de moi ceque vous voudrez, car ma langue ne tourneraplus pour de pareilles réponses. » Et il ne vou-

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lut plus dire un mot. Alors le capitaine reprit« Quant à moi, ma mission sera accompliequand je t’aurai livré au roi. Si tu es innocent,tu te débrouilleras comme tu pourras ! »

Sur ces entrefaites, le navire arriva à l’îled’Ébène sans encombre, et aussitôt le capi-taine débarqua, mena Kamaralzamân au pa-lais, et demanda à entrer chez le roi. Et immé-diatement il fut introduit dans la salle du trône.

Lorsque Sett Boudour eut regardé celui quele capitaine amenait, elle reconnut d’un seulcoup d’œil son bien-aimé Kamaralzamân. Elledevint d’une pâleur extrême et jaune commele safran. Et tous attribuèrent son changementde teint à sa colère au sujet de la déchirure del’enfant. Elle le regarda longtemps, sans pou-voir parler, alors que lui-même, sous son vieilhabit de jardinier, était à la limite de la confu-sion et du tremblement. Et il était loin de sedouter qu’il était en présence de celle pour la-quelle il avait versé tant de pleurs et éprouvé

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tant de peines, de chagrins et de mauvais trai-tements.

Sett Boudour put enfin se maîtriser, se tour-na vers le capitaine et lui dit « Tu garderaspour toi, pour prix de ta fidélité, l’argent queje t’avais donné pour les olives. » Le capitaineembrassa la terre et dit : « Et les autres vingtpots qui sont encore dans ma cale, de cettedernière fois ? » Boudour dit « Si tu as encorevingt pots, hâte-toi de me les envoyer. Et tu re-cevras mille dinars d’or. » Et elle le congédia.

Puis elle se tourna vers Kamaralzamân, quitenait les yeux baissés, et dit aux chambellans :« Prenez ce jeune homme… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centtrentième nuit.

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Elle dit :

« Prenez ce jeune homme et conduisez-leau hammam. Puis vous l’habillerez somptueu-sement et vous le ramènerez en ma présencedemain matin, à la première heure du diwan. »Et cela fut exécuté à l’instant.

Quant à Sett Boudour, elle alla retrouverson amie Haïat-Alnefous et lui dit « Monagneau, notre bien-aimé est de retour. Par Al-lah ! j’ai combiné un plan admirable pour quenotre reconnaissance ne soit pas un coup fu-neste à quelqu’un qui de jardinier se verrait roi,sans transition. Et ce plan est tel que s’il étaitécrit avec les aiguilles sur le coin intérieur del’œil, il servirait de leçon à ceux qui aiment às’instruire. » Et Haïat-Alnefous fut si heureusequ’elle se jeta dans les bras de Sett Boudour ;et toutes deux, cette nuit-là, commencèrent àêtre fort sages pour se préparer à recevoir entoute fraîcheur le bien-aimé de leur cœur.

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Or, le matin, dans le diwan, on amena Ka-maralzamân habillé somptueusement. Et lehammam avait rendu à son visage tout sonéclat, et les vêtements légers, bien ajustés,mettaient en valeur sa taille si fine et son corpsharmonieux. Aussi tous les émirs, les notableset les chambellans ne furent point surpris enentendant le roi dire au grand-vizir « Tu don-neras à ce jeune homme cent esclaves pourle servir et tu lui fourniras des émolumentssur le trésor qui soient dignes du rang auquelje l’élève à l’instant ! » Et elle le nomma vizird’entre les vizirs, et lui donna un train de mai-son, et des chevaux et des mulets et des cha-meaux, sans compter les coffres pleins et lesarmoires. Puis elle se retira.

Le lendemain, Sett Boudour, toujours sousle nom de roi de l’île d’Ébène, fit venir en saprésence le nouveau vizir, et destitua de sonemploi le grand-vizir ; puis elle nomma Kama-ralzamân grand-vizir à sa place. Et Kamaralza-

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mân entra aussitôt au conseil et l’assemblée futdirigée sous son autorité.

Pourtant, lorsque le diwan fut levé, Kama-ralzamân se mit à réfléchir profondément etpensa en lui-même « Les honneurs que m’ac-corde ce jeune roi et l’amitié dont il m’honoreainsi devant tout le monde doivent certaine-ment avoir une cause. Mais quelle est cettecause ? Les marins m’ont enlevé et conduit icisous l’inculpation d’une déchirure à un garçon,alors qu’ils me supposaient l’ancien cuisinierde ce roi. Et le roi, au lieu de me punir, m’en-voie au hammam et me nomme aux emploiset tout le reste. Ô Kamaralzamân, quelle peutbien être la cause d’un événement siétrange ? »

Il réfléchit encore pendant quelques ins-tants, puis s’écria « Par Allah ! j’ai trouvé lacause, mais qu’Éblis soit confondu ! Sûrement,ce roi, qui est fort jeune et fort beau, doit mecroire amateur de garçons ; et il ne me montreautant d’amabilité qu’à cause de cela seule-

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ment. Mais, par Allah ! je ne puis accepter deremplir de pareilles fonctions. Et même je vaisaller éclaircir ses projets ; et si vraiment il vou-lait cela de moi, je lui rendrais sur l’heuretoutes les choses qu’il m’a données et j’abdi-querais mon emploi de grand-vizir et je retour-nerais à mon jardin. »

Et Kamaralzamân alla aussitôt trouver le roiet lui dit « Ô roi fortuné, en vérité tu as com-blé ton esclave d’honneurs et d’égards qu’on nerend d’ordinaire qu’aux vieillards blanchis dansla sagesse ; et moi je ne suis qu’un jeune gar-çon d’entre les garçons. Or, si tout cela n’avaitune cause inconnue, ce serait le prodige le plusimmense d’entre les prodiges. » À ces paroles,Sett Boudour sourit et regarda Kamaralzamânavec des yeux langoureux et lui dit : « Certes,ô mon beau vizir, tout cela a une cause, etc’est l’amitié que ta beauté a soudain alluméedans mon foie. Car, en vérité, je suis captivéà l’extrême par ton teint délicat et tranquille. »Et Kamaralzamân dit : « Qu’Allah allonge les

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jours du roi ! Mais ton esclave a une épousequ’il aime et pour laquelle il pleure toutes lesnuits depuis une aventure étrange qui l’a éloi-gné d’elle. Aussi, ô roi, ton esclave te demandela permission de s’en aller en voyage, aprèsavoir remis entre tes mains les charges dont tuas bien voulu l’honorer. »

Mais Sett Boudour prit la main du jeunehomme et lui dit : « Ô mon beau vizir, assieds-toi. Qu’as-tu donc à parler encore de voyage etde départ. Reste ici près de celui qui brûle pourtes yeux et qui est tout disposé, si tu veux par-tager sa passion, à te faire régner avec lui surce trône. Car sache bien que moi-même je n’aiété nommé roi qu’à cause de l’affection que levieux roi m’a témoignée et de la gentillesse quej’ai eue à mon tour pour lui. Mets-toi donc aucourant de nos mœurs, ô jeune garçon, en cesiècle où la priorité revient de droit aux êtresbeaux. Et n’oublie pas les paroles si justes del’un de nos poètes les plus exquis… »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centtrente-deuxième nuit.

Elle dit :

« … et n’oublie pas les paroles si justes del’un de nos poètes les plus exquis :

« Notre siècle rappelle ces temps délicats oùvivait le vénérable Loth, parent d’Abraham l’amid’Allah.

Le vieux Loth avait une barbe comme le sel, en-cadrant un jeune visage où respiraient les roses.

Dans sa ville ardente visitée par les anges, ilhospitalisait les anges et donnait à la foule sesfilles en échange.

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Le ciel lui-même le débarrassa de sa femme fâ-cheuse, en l’immobilisant figée dans un sel froid etsans vie.

En vérité, je vous le dis, ce siècle charmant ap-partient aux petits. »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu cesvers et saisi leur signification, il fut excessive-ment confus et ses joues rougirent, et il dit « Ôroi, ton esclave t’avoue son manque de goûtpour ces choses dont il n’a pu prendre l’habi-tude. Et, de plus, je suis trop petit pour pou-voir supporter des poids et des mesures que nepourrait tolérer le dos d’un portefaix ! »

À ces paroles, Sett Boudour se mit à rire ex-trêmement, puis dit à Kamaralzamân : « Vrai-ment, ô délicieux garçon, je ne comprends rienà ton effarouchement. Écoute donc ce que j’aià te dire à ce sujet : ou bien tu es petit, ou bientu es majeur. Si tu es encore petit et que tun’aies pas atteint l’âge de la responsabilité, onn’a rien à te reprocher ; car il n’y a point à blâ-

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mer les actes sans conséquence des petits ouà les considérer d’un œil violent ; si tu es dansun âge responsable, – et je le crois plutôt, àt’entendre discuter avec tant de raison, – alorsqu’as-tu à hésiter ou à t’effaroucher puisque tues libre de ton corps et que tu peux le consa-crer à l’usage que tu préfères, et que rien n’ar-rive que ce qui est écrit ? Songe surtout quec’est moi plutôt qui devrais m’effaroucher,puisque je suis plus petit que toi ; mais moi,je mets en application ces vers si parfaits dupoète :

« Comme l’enfant me regardait, mon zebb semouvementa ; alors il s’écria : « Il est énorme ! »Et je lui dis : « Il est connu comme tel ! »

Il répliqua : « Hâte-toi de me montrer son hé-roïsme et sa résistance ! » Mais je lui dis « Celan’est point licite ! » Il répliqua : « Chez moi c’estbien licite ! Hâte-toi de le manier. » Alors moi je lelui fis, par obéissance et politesse seulement. »

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Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces pa-roles et ces vers, il vit la lumière se changer enténèbres devant son visage, et il baissa la têteet dit à Sett Boudour : « Ô roi plein de gloire,tu as dans ton palais bien des jeunes femmes etdes jeunes esclaves et des vierges fort belles, ettelles que nul roi de ce temps n’en possède desemblables. Pourquoi délaisser tout cela pourne vouloir que de moi seulement ? Ne sais-tuqu’il t’est loisible d’user avec les femmes detout ce qui peut solliciter tes souhaits ? »

Mais Sett Boudour sourit en fermant lesyeux à demi, puis répondit : « Rien n’est plusvrai que ce que tu avances, ô mon vizir sibeau ! Mais que faire, quand notre goût changede désir, quand nos sens s’affinent ou se trans-forment, et quand nos humeurs tournent leurnature ? Mais laissons là une discussion qui nepeut mener à rien, et écoutons ce que disent àce sujet nos poètes les plus estimés.

« L’un d’eux a dit :

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« Voici les étalages appétissants dans le soukdes fruitiers. Tu trouves d’un côté, sur le plateaude palmes, les grosses figues au cul brun et sympa-thique. Mais regarde le grand plateau, à la placede choix ! Voici les fruits du sycomore, les petitsfruits au cul rose du sycomore.

« Un second a dit :

« Demande à la jeune fille pourquoi, quand sesseins durcissent et que son fruit mûrit, elle préfèrele goût âcre des citrons aux pastèques douces etaux grenades.

« Un autre a dit :

« Ô mon unique beauté, ô jeune garçon, tonamour est ma foi. Il est pour moi la religion préfé-rée entre toutes les croyances.

Pour toi j’ai délaissé les femmes, si bien quemes amis ont vu cette abstinence et prétendu – cesont des ignorants – que je m’étais fait moine et re-ligieux.

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« Un autre a dit :

« Ô Zeinab aux seins bruns, et toi Hind auxtresses teintes avec art, vous ne savez pas pour-quoi il y a si longtemps que j’ai disparu.

J’ai trouvé les roses – celles qui d’ordinaire sevoient sur les joues des jeunes filles – j’ai trouvé cesroses non point sur des joues de jeune fille, ô Zei-nab, mais sur le cul duveté de mon ami.

Voici pourquoi, ô Hind, jamais plus ne sauraitm’attirer ta chevelure teinte, et toi, Zeinab, ton jar-din rasé, où manque le duvet, ou même ton der-rière trop lisse qui manque de granulé.

« Un autre a dit :

« Prends garde de médire de ce jeune daimen le comparant, parce qu’il est imberbe, à unefemme simplement. Il faut être scélérat pour direune chose pareille. Il y a de la différence.

Quand, en effet, tu t’approches d’une femme,c’est par devant ; aussi t’embrasse-t-elle au visage.

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Mais le jeune daim, quand tu l’approches, est obli-gé de se courber, et de la sorte il embrasse la terre.Il y a de la différence.

« Un autre a dit :

« Enfant mignon, tu étais mon esclave et, depropos délibéré, je t’ai libéré pour te faire servir àdes assauts inféconds. Car toi du moins tu ne peuxcouver des œufs dans tes flancs.

Quelle chose effrayante en effet pour moi, ceserait d’approcher une femme vertueuse aux largesflancs, sitôt assaillie, elle me donnerait tant d’en-fants que le pays tout entier ne saurait les contenir.

« Un autre a dit :

« Mon épouse me lança tant d’œillades et semit à mouvoir ses hanches avec tant d’élasticité,que je me laissai entraîner sur notre lit si long-temps évité. Mais elle ne put réussir à réveiller lecher enfant qu’elle sollicitait.

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Alors, furieuse, elle me cria « Si tout de suitetu ne l’obliges à durcir pour ses devoirs et à péné-trer, ne t’étonne pas si demain, à ton réveil, tu tetrouves cornufié. »

« Un autre a dit :

« D’ordinaire c’est en levant les bras qu’on de-mande à Allah ses grâces et ses bienfaits. Lesfemmes, tout autrement ! Pour solliciter les faveursde leur amant, elles lèvent les jambes et les cuisses.

« Un autre enfin a dit :

« Que les femmes parfois sont naïves ! Elless’imaginent, parce qu’elles ont un derrière, pou-voir nous l’offrir au besoin, par analogie. J’aiprouvé à l’une d’elles combien elle se trompait.

Cette jeune femme était venue me trouver avecune douce vulve excellente au possible. Mais je luidis « Je ne fais pas ça de cette façon. »

Elle me répondit : « Je le sais, ce siècle aban-donne la mode ancienne. Mais qu’à cela ne

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tienne ! Je suis au courant ! » Et elle se tourna etoffrit à ma vue un orifice aussi vaste que l’abîmede la mer.

Mais je lui dis « Vraiment je te remercie, ô mamaîtresse, je te remercie beaucoup. Ton hospita-lité, je le vois, est fort large. Et je crains de meperdre dans une route où la brèche est plus énormeque dans une ville prise d’assaut. »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu tousces vers, il comprit fort bien qu’il n’y avait plusmoyen de se tromper sur les intentions de SettBoudour qu’il prenait toujours pour le roi, et ilvit qu’il ne lui servirait à rien de résister davan-tage. Et puis il fut assez tenté de savoir à quois’en tenir sur cette mode nouvelle dont parlaitle poète…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Mais lorsque fut la deux centtrente-quatrième nuit.

Elle dit :

Donc il répondit « Ô roi du siècle, du mo-ment que tu tiens à la chose tant que ça, pro-mets-moi que nous ne la ferons ensemblequ’une fois seulement. Et si j’y consens, c’est,sache-le bien, pour essayer de te démontrerensuite qu’il est préférable de retourner à lamode ancienne. En tout cas, pour ma part,j’aime te voir me promettre formellement quejamais plus tu ne me demanderas la répétitionde cet acte dont, d’avance, je réclame le par-don à Allah le Clément sans bornes. » Et SettBoudour s’écria : « Je te le promets formelle-ment. Et moi aussi je veux en demander la ré-mission à Allah miséricordieux, dont la bontéest sans limites, pour qu’il nous fasse sortir desténèbres de l’erreur vers la lumière de la vraie

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sagesse. » Puis elle ajouta : « Mais vraiment ilfaut absolument le faire, ne fût-ce qu’une fois,pour donner raison au poète qui a dit :

« Les gens, ô mon ami, nous accusent dechoses qui nous sont inconnues, et disent de noustout le mal qu’ils pensent.

Viens, ami. Soyons assez généreux pour don-ner raison à nos ennemis, et, puisqu’ils nous soup-çonnent de cela, faisons-le au moins une fois !

Puis nous nous repentirons, si tu le veux. Viens,ami docile, travailler avec moi à libérer laconscience de nos accusateurs. »

Et elle se leva vivement et l’entraîna versles larges matelas étendus sur les tapis, alorsqu’il essayait un peu de s’en défendre et ho-chait la tête d’un air résigné en soupirant : « Iln’y a de recours qu’en Allah ! Tout n’arrivequ’avec son ordre ! » Et, comme Sett Boudourimpatiente le harcelait pour qu’il se dépêchât,il se dévêtit de ses amples culottes bouffantes,

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puis de son caleçon de lin, et se trouva soudainrenversé sur les matelas par le roi qui s’étenditcontre lui et le prit dans ses bras. Et le roi luidit « Tu verras que même les anges ne saurontte donner une nuit pareille à celle-ci. »

Alors Kamaralzamân sentit que l’attouche-ment des cuisses du roi était plus moelleux quele toucher du beurre et bien plus doux que lasoie. Et cela l’entraîna à explorer le haut et lebas, et cela jusqu’à ce que sa main fût arri-vée à une coupole qu’il trouva excessivementmouvementée et, en vérité, pleine de bénédic-tions. Mais il eut beau chercher de tous les cô-tés, autour et alentour, il ne put trouver le mi-naret. Alors il pensa en lui-même « Ya Allah !tes œuvres sont cachées ! Comment peut-il yavoir une coupole sans minaret ? » Puis il sedit : « Il est probable que ce roi charmant n’estni homme ni femme, mais un eunuque blanc. »Et il dit au roi « Ô roi, je ne sais pas, mais je netrouve pas l’enfant ! »

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À ces paroles, Sett Boudour fut prise d’untel rire qu’elle faillit s’évanouir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète comme tou-jours, se tut.

Mais lorsque fut la deux centtrente-cinquième nuit.

Elle dit :

Puis soudain elle devint sérieuse et repritson ancienne voix si douce et dit à Kamaralza-mân « Ô mon époux bien-aimé, comme tu asvite oublié nos belles nuits. » Et elle se leva vi-vement et, jetant loin d’elle les habits mascu-lins dont elle était vêtue et le turban, elle appa-rut toute nue avec toute sa chevelure sur sondos.

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À cette vue, Kamaralzamân reconnut sonépouse Boudour, fille du roi Ghaïour. Et il l’em-brassa et elle l’embrassa, et il la serra et ellele serra, puis tous deux, pleurant de joie, seconfondirent en baisers sur les matelas. Et ellelui récita ces vers :

« Voici mon bien-aimé ! C’est le danseur aucorps d’harmonie. Regardez-le quand il s’avanced’un pied souple et si léger.

Le voici ! Ne croyez pas que ses jambes seplaignent du poids qui les précède et qui ferait, envérité, une grosse charge de chameau.

Voici mon bien-aimé ! Sur sa route pour tapisj’étendis les fleurs de mes joues, ô mon bonheur !Et la poussière de sa semelle fut un baume bienfai-sant pour mes yeux.

J’ai vu danser l’aurore, ô filles d’Arabie, sur levisage de mon aimé. Comment pourrais-je oublierses charmes et sa douceur ?… »

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Après quoi, la reine Boudour raconta à Ka-maralzamân tout ce qui lui était arrivé depuisle commencement jusqu’à la fin ; et lui aussiagit de même ; puis il lui fit des reproches et luidit « Vraiment c’est énorme, ce que tu m’as faitcette nuit ! » Elle répondit « Par Allah ! c’étaitpour plaisanter seulement ! » Ensuite ils conti-nuèrent leurs ébats, au milieu des cuisses etdes bras, jusqu’au lever du jour.

Alors la reine Boudour se réunit avec le roiArmanos, père de Haïat-Alnefous, lui racontala vérité sur son histoire, et lui révéla que lajeune Haïat-Alnefous, sa fille, était encore toutà fait vierge, exactement comme avant.

Lorsque le roi Armanos, maître de l’îled’Ébène, eut entendu ces paroles de Sett Bou-dour, fille du roi Ghaïour, il s’émerveilla à la li-mite de l’émerveillement et ordonna que cettehistoire prodigieuse fût écrite en lettres d’orsur des parchemins de choix. Puis il se tournavers Kamaralzamân et lui demanda : « Ô filsdu roi Schahramân, veux-tu entrer dans ma

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parenté en acceptant comme seconde épousema fille Haïat-Alnefous, qui est encore intactede toute secousse ? » Kamaralzamân répondit« Il me faut d’abord consulter mon épouse SettBoudour, à qui je dois respect et amour ! » Et ilse tourna vers la reine Boudour et lui demanda« Puis-je avoir ton agrément au sujet de Haïat-Alnefous comme seconde épouse ? » Boudourrépondit « Mais certainement ! Car c’est moi-même qui te l’ai réservée pour fêter ton retour !Et je serai heureuse de tenir même le secondrang, car je dois beaucoup de gratitude àHaïat-Alnefous pour toutes ses gentillesses etson hospitalité. »

Alors Kamaralzamân se tourna vers le roiArmanos et lui dit « Mon épouse Sett Boudourm’a répondu par l’agrément, sans détours, enme disant qu’elle s’estimerait heureuse d’êtreau besoin l’esclave de Haïat-Alnefous. »

À ces paroles, le roi Armanos se réjouit àla limite de la joie, et alla aussitôt s’asseoirsur le trône de sa justice et fit assembler tous

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les vizirs, les émirs, les chambellans et les no-tables du royaume et leur raconta l’histoirede Kamaralzamân et de son épouse Sett Bou-dour, depuis le commencement jusqu’à la fin.Puis il leur fit part de son projet de donnerHaïat-Alnefous comme seconde épouse à Ka-maralzamân, et de le nommer, par la mêmeoccasion, roi de l’île d’Ébène à la place deson épouse la reine Boudour. Et tous embras-sèrent la terre entre ses mains et répondirent« Du moment que le prince Kamaralzamân estl’époux de Sett Boudour, qui avait régnéd’abord sur ce trône, nous l’acceptons avec joiepour notre roi, et nous serons heureux d’êtreses esclaves fidèles ! »

À ces paroles, le roi Armanos se convulsade plaisir à la limite de la convulsion, et fit aus-sitôt mander les kâdis, les témoins et les chefsprincipaux, et écrire le contrat de mariage deKamaralzamân avec Haïat-Alnefous. Et cela futl’occasion de grandes réjouissances et de fes-tins merveilleux et de milliers de bêtes égor-

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gées pour les pauvres et les malheureux, et delargesses à tout le peuple et à toute l’armée.Aussi, il ne resta personne dans le royaume quine fît des vœux de longue vie et de bonheurpour le roi Kamaralzamân et ses deux épousesBoudour et Haïat-Alnefous.

Et Kamaralzamân, à son tour, montra au-tant de justice à gouverner son royaume qu’àcontenter ses deux épouses ; car il passait unenuit avec chacune d’elles, alternativement.

Quant à Sett Boudour et à Haïat-Alnefous,elles vécurent toujours ensemble en parfaiteharmonie, en donnant leurs nuits à leur époux,et en s’accordant à elles deux les heures dujour.

Après quoi, Kamaralzamân dépêcha descourriers à son père le roi Schahramân pour luiapprendre tous ces heureux événements, et luidire qu’il comptait aller le voir, sitôt qu’il auraitconquis sur les mécréants une ville au bord de

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la mer dont ils avaient massacré les habitantsmusulmans.

Sur ces entrefaites, la reine Boudour et lareine Haïat-Alnefous, brillamment fécondéespar Kamaralzamân, donnèrent à leur épouxchacune un fils mâle, beau comme la lune. Ettous vécurent dans le bonheur parfait jusqu’àla fin de leurs jours. Et telle est l’histoire mer-veilleuse de Kamaralzamân et de Sett Boudour.

* * *

— Et Schahrazade, en souriant, se tut.

Or, la petite Doniazade, aux joues blanchesd’ordinaire, avait, surtout à la fin de cette histoire,rougi à l’extrême, et ses yeux s’étaient agrandis deplaisir et de confusion, et elle avait fini par se cou-vrir le visage de ses deux mains, mais en regardantau travers.

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Aussi, pendant que Schahrazade, pour se re-faire la voix, mouillait ses lèvres à une coupe dedécoction de raisins secs, Doniazade battit desmains et s’écria : « Ô ma sœur, quel dommage quecette histoire merveilleuse soit si vite finie ! C’est lapremière de son espèce que j’entends de ta bouche.Et je ne sais pas pourquoi je rougis comme ça. »

Et Schahrazade, après avoir bu une gorgée,sourit à sa sœur du coin des yeux et lui dit : « Maisque sera-ce alors lorsque tu auras entendu l’His-toire de Grain-de-Beauté ?… Mais je ne te la ra-conterai qu’après l’Histoire de Bel-Heureux et deBelle-Heureuse ! »

À ces paroles, Doniazade sauta de joie etd’émotion et s’écria : « Ô ma sœur, de grâce ! dis-nous d’abord l’histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse, dont déjà j’aime les noms infiniment. »

Alors le roi Schahriar, dont la tristesse avaitdisparu dès les premiers mots de l’histoire de SettBoudour, qu’il avait tout entière écoutée avec unegrande attention, dit : « Ô Schahrazade, cette his-

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toire de Boudour, je suis obligé de te l’avouer, m’acharmé et réjoui et, de plus, m’a incité à mieux merendre compte de cette mode nouvelle dont parlaitSett Boudour en prose et en vers. Si donc, dans leshistoires que tu nous promets, cette mode se trouveexpliquée avec d’autres détails que je ne connaissepas, tu peux tout de suite les commencer ! »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahra-zade vit apparaître le matin et, discrète commeelle était, se tut.

Et le roi Schahriar pensa en son âme : « ParAllah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendud’autres détails sur la mode nouvelle qui me pa-raît, jusqu’à présent, affligée d’obscurité et decomplications ! »

Mais lorsque fut la deux centtrente-septième nuit.

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Doniazade s’écria « Ô Schahrazade, ma sœur,je t’en prie, commence ! » Et Schahrazade sourit àsa sœur, puis se tourna vers le roi Schahriar et dit :

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HISTOIRE DE BEL-HEUREUXET DE BELLE-HEUREUSE

On raconte – mais Allah est plus savant –qu’il y avait dans la ville de Koufa un hommequi comptait parmi les habitants les plus richeset les plus considérables. Et il s’appelait Prin-temps.

Dès la première année de son mariage, lemarchand Printemps sentit descendre sur samaison la bénédiction du Très-Haut par lanaissance d’un fils fort beau qui vint au mondeen souriant. Aussi l’enfant fut-il nommé Bel-Heureux.

Le septième jour après la naissance de sonfils, le marchand Printemps alla au souk des es-claves pour acheter une servante à son épouse.Arrivé au milieu de la place centrale, il jeta un

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regard sur les femmes et les jeunes garçonsque l’on proposait à la vente, et il vit, au milieude l’un des groupes, une esclave à la figure fortdouce qui portait sur son dos, serrée dans lalarge ceinture, sa fillette endormie.

Le marchand Printemps alors pensa : « Al-lah est généreux ! » et il s’avança vers le cour-tier et lui demanda « Combien cette esclaveavec sa fillette ? » Le courtier répondit « Cin-quante dinars, ni plus ni moins. » Et Printempsdit « J’achète. Écris le contrat, et prends l’ar-gent. » Puis, cette formalité remplie à l’heuremême, le marchand Printemps dit doucementà la jeune femme « Suis-moi, ma fille. » Et il laconduisit à sa maison.

Lorsque la fille de son oncle vit arriver Prin-temps avec l’esclave, elle lui dit « Ô fils del’oncle, pourquoi cette dépense vraiment in-utile ? Car moi, à peine relevée de mescouches, je pourrai toujours tenir ta maisoncomme avant. » Le marchand Printemps ré-pondit avec aménité « Ô fille de l’oncle, j’ai

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acheté cette esclave à cause de la fillettequ’elle porte sur le dos, et que nous élèveronsavec notre enfant Bel-Heureux. Et sache bienqu’à en juger par ce que j’ai vu de ses traits,cette petite fille, en grandissant, n’aura pas sonégale en beauté dans tous les pays de l’Irak, dela Perse et de l’Arabie. »

Alors l’épouse de Printemps se tourna versl’esclave et lui demanda avec bonté « Com-ment t’appelles-tu ? » Elle répondit « On menomme Prospérité, ô ma maîtresse. » L’épousedu marchand fut très heureuse de ce nom etdit « Il te sied, par Allah ! Et comment s’appelleta fille ? » Elle répondit : « Fortune. » Alorsl’épouse de Printemps, à la limite de la joie, dit« Puisses-tu dire vrai ! Et qu’Allah, avec ta ve-nue, fasse durer la fortune et la prospérité surceux qui t’ont achetée, ô figure blanche ! »

Après quoi, elle se tourna vers son épouxPrintemps et lui demanda : « Puisqu’il estd’usage pour les maîtres de donner un nomaux esclaves achetés, comment penses-tu ap-

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peler la petite fille ? » Printemps répondit « Àtoi la préférence. » Elle répondit : « Nommons-la Belle-Heureuse ! » Printemps répondit« Mais certainement. Je ne trouve à la choseaucun inconvénient. »

Et l’enfant, de la sorte, fut appelée Belle-Heureuse, et fut élevée avec Bel-Heureux,exactement sur le même pied. Et tous deuxgrandirent ensemble en augmentant tous lesjours en beauté ; et Bel-Heureux appelait lafille de l’esclave « ma sœur », et elle l’appelait« mon frère ».

Lorsque Bel-Heureux eut atteint l’âge decinq ans, on songea à célébrer sa circoncision.On attendit pour cela la fête de la naissancedu Prophète (sur lui la bénédiction et le salut !)afin de donner à ce rite précieux toute la ma-nifestation de beauté qu’il comporte. Solennel-lement donc on fit la circoncision à Bel-Heu-reux qui, au lieu de pleurer, ne fut pas loinde trouver à la chose de l’agrément et qui,comme d’ailleurs en toute circonstance, sou-

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riait gentiment. Alors le cortège se forma nom-breux, composé de tous les parents, amis etconnaissances de Printemps et de la fille deson oncle ; puis, bannières et clarinettes entête, il traversa toutes les rues de Koufa, et Bel-Heureux était juché sur un palanquin rougeporté par une mule richement caparaçonnéede brocart. Et à ses côtés était assise la pe-tite Belle-Heureuse qui l’éventait avec un mou-choir de soie. Derrière le palanquin suivaientles amies, les voisines et les enfants qui char-maient l’air de leurs « lu-lu-lu » de joie, cepen-dant que le digne Printemps, dilaté à l’extrême,conduisait par la bride la mule importante etdocile.

Lorsqu’on fut revenu à la maison, les invitésvinrent, l’un après l’autre, faire leurs souhaitsau marchand Printemps, avant de se retirer, di-sant : « Que la bénédiction te visite et la joie !Puisses-tu jouir durant une longue vie del’abondance des joies de l’âme. »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centtrente-huitième nuit.

Elle dit :

Puis les années s’écoulèrent dans le bon-heur, et les deux enfants atteignirent l’âge dedouze ans.

Alors Printemps alla trouver son fils Bel-Heureux qui jouait avec Belle-Heureuse, et leprit à part et lui dit « Voici, ô mon enfant, quetu viens d’avoir l’âge de douze ans, grâce à labénédiction d’Allah ! Aussi, dès ce jour, il nefaut plus appeler Belle-Heureuse ta sœur, carje dois maintenant te dire que Belle-Heureuseest la fille de notre esclave Prospérité, bienque nous l’ayons fait élever avec toi dans le

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même berceau et que nous la traitions commenotre fille. De plus, il faut désormais qu’elle secouvre le visage du voile, car ta mère m’a ditque Belle-Heureuse a atteint, la semaine der-nière, l’époque de sa nubilité. Aussi ta mère va-t-elle s’employer à lui trouver un époux qui de-viendra pour nous un esclave dévoué. »

À ces paroles, Bel-Heureux dit à son père« Du moment que Belle-Heureuse n’est pas masœur, je veux moi-même la prendre pourépouse ! » Printemps répondit : « Il faut de-mander la permission à ta mère. »

Alors Bel-Heureux alla trouver sa mère, etlui baisa la main et la porta à son front ; puisil lui dit « Je désire prendre Belle-Heureuse, lafille de notre esclave Prospérité, pour épousesecrète. » Et la mère de Bel-Heureux répondit« Belle-Heureuse t’appartient, mon enfant !Car ton père l’avait achetée à ton nom. »

Aussitôt Bel-Heureux, fils de Printemps,courut trouver son ancienne sœur et la prit par

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la main. Et il l’aima et elle l’aima ; et, le soirmême, ils dormirent ensemble en époux heu-reux.

Puis, cet état de choses ne cessant point,ils vécurent tous deux à la limite du bonheurdurant encore cinq années bénies. Aussi, danstoute la ville de Koufa, il n’y avait pas d’adoles-cente plus belle ou plus délicieuse que la jeuneépouse du fils de Printemps. Il n’y en avaitpas non plus d’aussi instruite ou d’aussi sa-vante. En effet, Belle-Heureuse avait consacréses loisirs à apprendre le Koran, les sciences,la belle écriture koufique et l’écriture courante,les belles-lettres et la poésie, le jeu des instru-ments à cordes et à percussion. Et elle étaitdevenue tellement habile dans l’art du chant,qu’elle savait plus de quinze modes différentsde chanter, et qu’elle pouvait sur un seul motdu premier vers d’une chanson prolonger pen-dant plusieurs heures, et même toute une nuit,des variations infinies qui ravissaient par leursrythmes et leurs tremblements.

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Aussi que de fois Bel-Heureux et son es-clave Belle-Heureuse ne venaient-ils pas, auxheures chaudes, s’asseoir dans leur jardin, surle marbre nu, autour du bassin, où la fraîcheurde l’eau et de la pierre les pénétrait de délices.Là ils mangeaient des pastèques exquises à lachair fondante, et des amandes, et des noi-settes, et des grains torréfiés et salés, et biend’autres choses admirables. Et ils s’interrom-paient pour respirer des roses ou des jasminsou pour se réciter des poèmes charmants. Etc’est alors que Bel-Heureux priait son esclavede préluder ; et Belle-Heureuse prenait sa gui-tare aux quatre cordes doubles dont elle savaittirer des sons à nuls autres pareils. Et tousdeux chantaient des couplets alternés dontceux-ci entre mille merveilles :

« — Il pleut des fleurs et des oiseaux, adoles-cente ! Allons avec le vent vers la chaude Baghdadaux dômes roses.

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— Non, mon émir ! Restons encore dans le jar-din sous le flamboiement des palmes d’or et, lesmains à la nuque, ô délice ! rêvons…

— Viens, adolescente ! Il pleut des diamantssur les feuilles bleues et la courbe des rameaux estbelle sur l’azur. Lève-toi, ô légère, et secoue lesgouttes furtives qui pleurent dans tes cheveux.

— Non, mon émir. Assieds-toi là, et pose tatête sur mes genoux. Dans mes robes enivre-toi detout le parfum de mes seins fleuris… puis entendsla douce brise qui chante ya leil ! »

D’autres fois les deux adolescents modu-laient des vers comme ceux-ci, en s’accompa-gnant sur le daff seulement :

« — Je suis heureuse et légère comme une dan-seuse légère.

Ralentissez vos trilles, ô lèvres sur les flûtes ;guitares sous les doigts, arrêtez-vous, pour écouterla chanson des palmiers.

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Debout sont les palmiers, comme des jeunesfilles ; en sourdine ils murmurent, et le remous deleurs chevelures répond à la brise musicienne.

Ah ! je suis heureuse et légère comme une dan-seuse légère.

— Épouse de pure création, ô parfumée ! auxnotes de ta voix les pierres s’élèvent en dansant etviennent en ordre bâtir un édifice harmonieux.

Que Celui qui créa la beauté de l’amour nousaccorde le bonheur, épouse de pure création, ôparfumée.

— Ô ! noir de mon œil, pour toi je vais bleuirmes paupières avec la baguette de cristal, et ma-cérer mes mains dans la pâte du henné.

Mes doigts te sembleront ainsi des fruits de ju-jubier, ou, si tu les aimes mieux, des dattes fines.

Puis, sur l’encens je parfumerai mes seins, monventre et tout mon corps, afin que ma peau dans tabouche fonde avec suavité, ô noir de mon œil ! »

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Et c’est ainsi que le fils de Printemps etque la fille de Prospérité coulaient leurs soirset leurs matins dans une vie abritée et délec-table…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète comme elleétait, se tut.

Mais lorsque fut la deux centtrente-neuvième nuit.

Elle dit :

... dans une vie abritée et délectable.

Mais hélas ! ce qui est tracé sur le frontde l’homme par les doigts d’Allah, la main del’homme ne saurait l’effacer ; et la créature au-rait des ailes qu’elle ne saurait échapper à sondestin.

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C’est pour cela que Bel-Heureux et Belle-Heureuse eurent à éprouver pendant un cer-tain temps les vicissitudes du sort. Mais tout demême la bénédiction native qu’ils avaient ap-portée avec eux sur la terre devait les sauve-garder du malheur sans recours.

En effet, le gouverneur de la ville de Koufaau nom du khalifat avait entendu parler de labeauté de Belle-Heureuse, épouse du fils dePrintemps le marchand. Et il se dit en son âme« Il me faut absolument trouver le moyen d’en-lever cette Belle-Heureuse dont on me vanteles perfections et l’art dans le chant ! Ce seraun magnifique cadeau à faire à mon maîtrel’émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Me-rouân ! »

Un jour donc le gouverneur de Koufa réso-lut de mettre son projet à exécution ; et, dansce but, il fit mander près de lui une vieillefemme rouée qui était chargée, en temps ordi-naire, du recrutement des jeunes esclaves. Etil lui dit « Je te demande d’aller à la maison

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du marchand Printemps et de faire la connais-sance de l’esclave de son fils, l’adolescentenommée Belle-Heureuse, que l’on dit si verséedans l’art du chant et si belle. Et il faut, d’unefaçon ou d’une autre, que tu me l’amènes ici,car je veux l’envoyer en cadeau au khalifat AbdEl-Malek. » Et la vieille répondit « J’écoute etj’obéis ! » et s’en alla aussitôt se préparer dansce but.

Le matin, à la première heure, elle se vêtitde bure et se passa au cou un énorme chapeletaux grains par milliers, attacha une gourde à saceinture, prit à la main une béquille et se diri-gea à pas fatigués vers la maison de Printemps,en s’arrêtant de temps à autre pour soupireravec componction : « Louange à Allah ! Il n’y ad’autre Dieu qu’Allah ! Il n’y a de recours qu’enAllah ! Allah est le plus grand ! » Et elle ne ces-sa de se comporter de la sorte tout le long duchemin, à la grande édification des passants,jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la porte de lademeure de Printemps. Elle heurta à la porte

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en disant « Allah est généreux ! Ô Donateur ! ÔBienfaiteur ! »

Alors vint lui ouvrir le portier, qui était unvieillard respectable, serviteur ancien de Prin-temps. Il vit la vieille dévote et, l’ayant exami-née, il ne lui trouva pas une figure empreintede piété, au contraire ! Et de son côté il déplutfort à la vieille, qui lui jeta un regard de travers.Et le portier sentit d’instinct ce regard et, pourconjurer le mauvais œil, il formula mentale-ment « Mes cinq doigts gauches dans ton œildroit, et mes cinq autres doigts dans ton œilgauche ! » Puis, à haute voix, il lui demanda« Que veux-tu, ma vieille tante ? » Elle répon-dit « Je suis une pauvre vieille dont le seul sou-ci est la prière. Or, comme je vois que l’heurede la prière approche, je voudrais entrer danscette demeure pour faire mes dévotions en cejour saint ! » Le bon portier se rebiffa et lui ditd’un ton brusque « Marche ! ce n’est point iciune mosquée ni un oratoire ; car c’est la mai-son du marchand Printemps et de son fils Bel-

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Heureux. » La vieille répondit « Je le sais bienl Mais y a-t-il mosquée ou oratoire plus dignede la prière que la demeure bénie de Prin-temps et de son fils Bel-Heureux ? Sache aus-si, ô toi, portier à la figure sèche, que je suisune femme connue à Damas, dans le palais del’émir des Croyants. Et j’en suis partie pour vi-siter les lieux saints et prier dans tous les en-droits dignes de vénération. » Mais le portierrépondit « Je veux bien que tu sois une dévote,mais ce n’est point une raison pour entrer ici.Continue ta marche en l’état de ta voie ! » Maisla vieille tint bon et insista si longtemps quele bruit de sa voix parvint aux oreilles de Bel-Heureux, qui sortit pour se rendre compte de lacause de cette altercation et entendit la vieillequi disait au portier « Comment peut-on empê-cher une femme de ma condition d’entrer dansla maison de Bel-Heureux, fils de Printemps,alors que les portes les plus fermées des émirset des grands me sont toujours ouvertes ? »

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En entendant ces paroles, Bel-Heureux sou-rit, selon son habitude, et pria la vieille d’en-trer. Alors la vieille le suivit et arriva avec luidans l’appartement de Belle-Heureuse. Elle luisouhaita la paix de la façon la plus sentie, et,d’un coup d’œil, elle fut stupéfaite de sa beau-té.

Lorsque Belle-Heureuse vit entrer la saintevieille, elle se hâta de se lever en son honneuret lui rendit son salam avec respect et lui dit :« Que ta venue nous soit de bon augure, mabonne mère ! Daigne te reposer. » Mais elle ré-pondit « L’heure de la prière vient d’être an-noncée, ma fille. Laisse-moi prier ! » Et elle setourna aussitôt dans la direction de la Mecque,et se mit dans l’attitude de la prière. Et elleresta ainsi jusqu’au soir, et personne n’osaitla déranger dans une fonction si auguste. Etd’ailleurs elle-même était tellement enfoncéedans l’extase, qu’elle ne prêtait aucune atten-tion à ce qui se passait autour d’elle.

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À la fin, Belle-Heureuse s’enhardit un peuet s’approcha timidement de la sainte et lui ditd’une voix douce « Ma mère, repose tes ge-noux, ne fût-ce qu’une heure seulement ! » Lavieille répondit « Celui qui ne fatigue pas soncorps en ce monde ne peut aspirer au reposréservé aux purs. » Belle-Heureuse, édifiée àl’extrême, reprit : « De grâce ! ô notre mère,honore notre table de ta présence, et consensà partager avec nous le pain et le sel. » Elle ré-pondit : « J’ai fait vœu de jeûner, ma fille. Jene puis manquer à mon vœu. Ne te préoccupedonc plus de moi et va rejoindre ton époux.Vous autres, qui êtes jeunes et beaux, mangezet buvez et soyez heureux… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent qua-rantième nuit.

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Elle dit :

« … mangez et buvez et soyez heureux ! »

Alors Belle-Heureuse alla trouver sonmaître et lui dit « Ô mon maître, je t’en prie,va conjurer cette sainte d’élire domicile désor-mais dans notre demeure, car son visage ma-céré dans la piété illuminera notre maison. »Bel-Heureux répondit : « Sois tranquille. Je luiai déjà fait préparer dans une chambre à elleune natte neuve et un matelas, ainsi qu’une ai-guière et une cuvette. Et personne ne la déran-gera. »

Quant à la vieille, elle passa toute la nuità prier et à lire à voix haute le Koran. Puis,au lever du jour, elle se lava et alla trouverBel-Heureux et son amie et leur dit : « Je viensprendre congé de vous autres. Qu’Allah vousait sous sa garde ! » Mais Belle-Heureuse luidit : « Ô notre mère, comment peux-tu nousquitter avec si peu de regret, alors que nousdeux nous nous réjouissions déjà de voir notre

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maison pour toujours bénie par ta présence,et que nous t’avions préparé la meilleurechambre pour que tu fasses tes dévotions sansêtre dérangée ? » La vieille répondit : « Qu’Al-lah vous conserve tous deux et fasse durer survous ses bienfaits et ses grâces ! Du momentque la charité musulmane tient dans votrecœur une place de choix, je suis heureused’être abritée par votre hospitalité. Seulementje vous prierais d’avertir votre portier, qui aune figure si sèche et si peu avenante, de neplus s’opposer à me laisser entrer ici à l’heureoù je voudrai. Je vais de ce pas visiter les lieuxsaints de Koufa, où je ferai des vœux à Al-lah pour qu’il vous rétribue selon vos mérites ;puis je reviendrai me dulcifier à votre hospita-lité ! » Puis elle les quitta, alors que tous deuxlui prenaient les mains et les portaient à leurslèvres et à leur front.

Ah ! Belle-Heureuse, si tu savais le motifpour lequel cette vieille de poix entrait ainsidans ta maison, et les noirs desseins qu’elle ru-

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minait contre ton bonheur et ta tranquillité !Mais quelle est la créature qui peut deviner lecaché et dévoiler l’invisible ?

La vieille maudite sortit donc et se dirigeavers le palais du gouverneur, et se présenta de-vant lui aussitôt. Alors il lui demanda : « Ehbien ! qu’as-tu fait, ô débrouilleuse des toilesd’araignée, ô subtile et sublime rouée ? » Lavieille dit « Quoi que je fasse, ô mon maître,je suis la protégée de tes regards. Voici. J’aivu l’adolescente Belle-Heureuse, l’esclave dufils de Printemps. Le ventre de la fécondité n’ajamais modelé pareille beauté ! » Le gouver-neur s’écria : « Ya Allah ! » La vieille continua :« Elle est pétrie de délices. Elle est un ruissel-lement de douceurs et de charmes ingénus ! »Le gouverneur s’écria « Ô mon œil ! ô batte-ments de mon cœur ! » La vieille reprit « Quedirais-tu alors si tu entendais le timbre de savoix plus fraîche que le bruit de l’eau ? Que fe-rais-tu si tu voyais ses yeux d’antilope et leursregards contenus ? » Il s’écria : « Je ne pourrais

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qu’admirer de toute mon admiration, car, je tele répète, je la destine à notre maître le kha-lifat. Hâte-toi donc dans la réussite ! » Elle dit« Je te demande pour cela un délai d’un moisentier. » Et le gouverneur répondit « Prends cedélai, mais que ce soit avec résultat ! Et chezmoi tu trouveras une générosité dont tu serassatisfaite. Voici, pour commencer, mille dinarscomme arrhes de ma bonne volonté ! »

Et la vieille serra les mille dinars dans saceinture et commença, dès ce jour, à visiterrégulièrement Bel-Heureux et Belle-Heureusedans leur demeure. Et de leur côté ils lui mon-traient de jour en jour plus d’égards et deconsidération.

Or, cet état ne cessant point, la vieille de-vint la conseillère du logis. Elle dit donc unjour à Belle-Heureuse « Ma fille, la féconditén’a pas encore visité tes jeunes flancs. Veux-tu venir avec moi demander la bénédiction dessaints ascètes, des cheikhs aimés d’Allah, dessantons et des oualis qui sont en communica-

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tion avec le Très-Haut ? Ces oualis, ma fille,me sont connus, et je sais le pouvoir immensequ’ils ont de faire des miracles et d’accomplirles choses les plus prodigieuses au nom d’Al-lah. Ils guérissent les aveugles et les infirmes,ressuscitent les morts, nagent dans l’air,marchent sur l’eau. Quant à la fécondation desfemmes, c’est là le moindre des privilègesqu’Allah leur a accordés ! Et tu obtiendras cerésultat rien qu’en touchant le pan de leur robeou en baisant les grains de leur chapelet. »

À ces paroles de la vieille, Belle-Heureusesentit en son âme s’agiter le désir de la fé-condité, et dit à la vieille « Il faut que je de-mande à mon maître Bel-Heureux la permis-sion de sortir. Attendons son retour. » Mais lavieille répondit « Avise seulement l’épouse deton oncle, cela suffira. » Alors la jeune femmealla trouver sa belle-mère, la mère de Bel-Heu-reux, et lui dit « Je te supplie par Allah, ô mamaîtresse, de m’accorder la permission de sor-tir avec cette sainte vieille pour aller visiter les

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oualis, amis d’Allah, et leur demander leur bé-nédiction dans leur demeure sainte. Et je tepromets d’être de retour ici avant l’arrivée demon maître Bel-Heureux. » Alors l’épouse dePrintemps répondit « Ma fille, songe à la peinede ton maître s’il rentrait et ne te trouvait pas !Il me dirait : « Comment Belle-Heureuse a-t-elle pu sortir ainsi sans ma permission ? C’estla première fois que cela lui arrive ! » À ce mo-ment, la vieille intervint et dit à la mère de Bel-Heureux : « Par Allah ! nous ferons un tour ra-pide dans les lieux saints, et je ne la laisse-rai même pas s’asseoir pour se reposer, et jela ramènerai sans retard. » Alors la mère deBel-Heureux consentit à la chose, mais tout demême en soupirant.

La vieille emmena donc Belle-Heureuse etla conduisit directement à un pavillon isolé,dans le jardin du palais, l’y laissa un instantseule, et courut prévenir de son arrivée le gou-verneur qui se rendit aussitôt au pavillon…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-unième nuit.

Elle dit :

… et resta interdit au seuil, tant il avait étéébloui par cette beauté.

Lorsque Belle-Heureuse vit entrer cethomme étranger, elle se hâta de se voiler levisage. Et soudain elle éclata en sanglots, etchercha des yeux une issue pour s’enfuir, maisen vain.

Alors, comme la vieille ne reparaissaitpoint, Belle-Heureuse ne douta plus de la tra-hison de la maudite et se remémora certainesparoles que le bon portier lui avait dites au su-jet des yeux pleins d’artifices de cette sainte.

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Quant au gouverneur, une fois assuré queBelle-Heureuse était celle-là même qu’il voyaitdevant lui, il ressortit en fermant la porte, etalla donner quelques ordres rapides. Il écrivitune lettre au khalifat Abd El-Malek ben-Me-rouân, et confia la lettre et l’adolescente auchef de ses gardes en lui ordonnant de semettre immédiatement en route pour Damas.

Alors le chef des gardes emmena de forceBelle-Heureuse, la plaça sur un dromadaire ra-pide, se mit lui-même devant elle, sur la mêmebête, et, suivi de quelques esclaves, il partit entoute hâte vers Damas.

Quant à Belle-Heureuse, durant toute laroute, elle se cacha la tête dans son voile etsanglota en silence, indifférente aux arrêts, auxsecousses, aux haltes et aux départs. Et le chefdes gardes ne put tirer d’elle un mot ni unsigne, et cela jusqu’à l’arrivée à Damas.

Aussi, sans tarder, il se dirigea vers le palaisde l’émir des Croyants, remit l’esclave et la

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lettre au chef des chambellans, prit la réponsed’agrément, et s’en retourna à Koufa comme ilétait venu.

Le lendemain, le khalifat entra dans le ha-rem et apprit à son épouse et à sa sœur l’arri-vée de la nouvelle esclave, en leur disant « Legouverneur de Koufa vient de m’envoyer en ca-deau une jeune esclave ; et il m’écrit pour medire que cette esclave, achetée par lui, est unefille de roi enlevée dans son pays par les mar-chands d’esclaves. » Et son épouse lui répondit« Qu’Allah augmente ta joie et ses bienfaits ! »Et la sœur du khalifat demanda « Comments’appelle-t-elle ? Est-elle brune ou blanche ? »Le khalifat répondit : « Je ne l’ai pas encorevue. »

Alors la sœur du khalifat, dont le nom étaitSett Zahia, s’informa de l’appartement où étaitl’adolescente, et alla aussitôt la voir. Elle latrouva courbée, le visage brûlé par le soleilet tout en larmes : et elle était presque sansconnaissance.

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À cette vue, Sett Zahia, dont le cœur étaittendre, fut prise de compassion et s’approchade l’adolescente et lui demanda « Pourquoipleures-tu, ma sœur ? Ne sais-tu qu’ici tu esdésormais en sûreté, et que la vie te sera légèreet sans soucis ? Où peux-tu mieux tomber quedans le palais de l’émir des Croyants ? » À cesparoles, la fille de Prospérité leva des yeux sur-pris et demanda « Mais, ô ma maîtresse, enquelle ville suis-je donc, puisque c’est ici le pa-lais de l’émir des Croyants ? » Sett Zahia ré-pondit « Dans la ville de Damas. Comment ! tune le savais donc pas ? Et le marchand qui t’avendue ne t’a-t-il pas avisée que c’était pourle compte du khalifat Abd El-Malek ben-Me-rouân ? Mais oui, ma sœur, tu es ici désormaisla propriété de l’émir des Croyants, dont je suisla sœur. Sèche donc tes larmes et dis-moi tonnom. »

À ces paroles, la jeune femme ne put plusretenir les sanglots qui l’étouffaient, et murmu-

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ra « Ô ma maîtresse, dans mon pays, on m’ap-pelait Belle-Heureuse ! »

Comme elle achevait ces mots, le khalifatentra. Il s’avança vers Belle-Heureuse en sou-riant avec bonté, s’assit à côté d’elle et lui dit :« Lève le voile de ton visage, ô jeune fille ! »Mais Belle-Heureuse, au lieu de se découvrir levisage, fut terrifiée à cette seule idée et ramenacomplètement l’étoffe jusqu’au-dessous de sonmenton, d’une main tremblante. Et le khalifatne voulut point s’offusquer et dit à Sett Zahia« Je te confie cette jeune fille, et j’espère quedans quelques jours tu l’auras habituée à toi etrendue moins timide. » Puis il jeta encore unregard sur Belle-Heureuse et ne put voir, horsdes étoffes dont elle était étroitement drapée,que la jointure de ses fins poignets. Mais il pen-sa que des poignets aussi admirablement mou-lés ne pouvaient appartenir qu’à une parfaitebeauté. Et il se retira.

Alors Sett Zahia emmena Belle-Heureuse etla conduisit au hammam du palais, et la revêtit

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après le bain de robes fort belles et piqua dansses cheveux plusieurs rangs de perles et depierreries ; puis elle lui tint compagnie le restede la journée, en essayant de l’habituer à elle.Mais Belle-Heureuse, bien que fort confuse deségards que lui témoignait la sœur du khalifat,ne pouvait arriver à tarir ses larmes et ne vou-lait pas non plus révéler la cause de ses peines.Car elle se disait que cela ne changerait guèresa destinée. Elle garda donc pour elle seulel’acuité de sa douleur et continua à se consu-mer le jour et la nuit, si bien qu’au bout de peude temps elle tomba gravement malade. Et l’ondésespéra de la sauver, après avoir essayé surelle la science des médecins les plus réputés deDamas.

Quant à Bel-Heureux, fils de Printemps,voici. Vers le soir il rentra dans sa maison et,selon son habitude, s’allongea sur le divan etappela : « Ô Belle-Heureuse ! » Mais, pour lapremière fois, personne ne répondit. Alors ilse leva vivement et appela une seconde fois :

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« Ô Belle-Heureuse ! » Mais personne ne ré-pondit. Et personne non plus n’osa entrer. Cartoutes les esclaves s’étaient cachées et nulled’entre elles n’osait bouger. Alors Bel-Heureuxse dirigea vers l’appartement de sa mère, et en-tra précipitamment. Il trouva sa mère assisetoute triste, la main sur la joue, et perdue dansses pensées. À cette vue, son inquiétude ne fitqu’augmenter et il demanda avec effroi à samère « Où est Belle-Heureuse ?… »

Mais, pour toute réponse, l’épouse de Prin-temps fondit en larmes ; et puis elle soupira« Qu’Allah nous protège, ô mon enfant ! Belle-Heureuse, en ton absence, est venue me de-mander la permission de sortir avec la vieillepour aller, m’a-t-elle dit, visiter un saint oualiqui accomplit des miracles. Et elle n’est pas en-core rentrée. Ah ! mon fils, jamais mon cœurn’a été tranquille depuis l’entrée de cette vieilledans notre maison. Notre portier non plus, levieux serviteur fidèle qui nous a tous élevés, nel’a jamais regardée d’un œil de paix. J’ai tou-

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jours eu le pressentiment que cette vieille-lànous porterait malheur, avec ses prières et sesregards si rusés. » Mais Bel-Heureux interrom-pit sa mère pour demander « Quand, exacte-ment, Belle-Heureuse est-elle sortie ? » Elle ré-pondit « Ce matin, de bonne heure, après tondépart pour le souk. » Et Bel-Heureux s’écria« Tu vois, ma mère, à quoi cela nous sert dechanger nos habitudes et d’accorder à nosfemmes des libertés dont elles ne savent quefaire. Ah ! ma mère, pourquoi as-tu permis àBelle-Heureuse de sortir ? Qui sait où elle a pus’égarer, et si elle n’est pas tombée dans l’eau,et si un minaret ne l’a pas ensevelie sous sachute ? Mais je vais courir chez le gouverneurpour l’obliger à faire immédiatement des re-cherches. »

Et Bel-Heureux, hors de lui, courut au pa-lais, et le gouverneur le reçut, sans le faire at-tendre, par égards pour son père Printemps quicomptait parmi les plus hauts notables de laville. Et Bel-Heureux, sans même s’arrêter aux

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formules du salam, dit au gouverneur : « Monesclave a disparu depuis ce matin, de ma mai-son, en compagnie d’une vieille femme quenous avions hébergée chez nous. Je viens teprier de m’aider à la rechercher. » Le gouver-neur prit un ton plein d’intérêt en répondant« Mais certainement, mon fils ! Il n’y a rien queje ne fasse, en considération de ton digne père.Va trouver de ma part le chef de la police etexpose-lui ton affaire. C’est un homme fort avi-sé et plein d’expédients, qui, sans aucun doute,vous trouvera l’esclave d’ici peu de jours. »

Alors Bel-Heureux courut chez le chef de lapolice et lui dit « Je viens te voir de la part dugouverneur pour retrouver mon esclave qui adisparu de la maison. » Le chef de la police, as-sis sur le tapis, les jambes croisées au-dessousde lui, souffla deux ou trois fois, et demanda« Et avec qui est-elle partie ? » Bel-Heureux ré-pondit « Avec une vieille dont le signalementest tel et tel. Et cette vieille est habillée de bureet porte au cou un chapelet aux grains par mil-

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liers. » Et le chef de la police dit « Par Allah !dis-moi où se trouve la vieille et j’irai tout desuite te chercher l’esclave. »

À ces paroles, Bel-Heureux répondit :« Mais sais-je, moi, où se trouve la vieille ?Et viendrais-je ici si je savais l’endroit où elleest ? » Le chef de la police changea la positionde ses jambes, les ramena sous lui en sens in-verse, et dit « Mon fils, il n’y a qu’Allah l’Om-niscient pour découvrir les choses invisibles. »Alors Bel-Heureux s’écria « Par le Prophète !c’est toi seul que je rends responsable de lachose. Et, s’il le faut, j’irai trouver le gouver-neur et même l’émir des Croyants pour les édi-fier sur ton compte. » L’autre répondit : « Tupeux aller où bon te semble. Je n’ai pas apprisla sorcellerie pour dévoiler les choses ca-chées. »

Alors Bel-Heureux s’en retourna chez legouverneur et lui dit « Je suis allé chez le chefde la police, et il s’est passé telle et telle chose. »Et le gouverneur dit : « Ce n’est pas possible !

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Holà ! gardes, allez me chercher ce fils dechien-là ! » Et lorsque ce dernier fut arrivé, legouverneur lui dit : « Je t’ordonne de faire lesrecherches les plus minutieuses pour retrouverl’esclave de Bel-Heureux, fils de Printemps.Envoie tes cavaliers dans toutes les directions ;cours toi-même et cherche partout ; mais ilfaut que tu la retrouves ! » Et en même tempsil lui cligna de l’œil pour que rien ne fût fait ;puis il se tourna vers Bel-Heureux et lui dit :« Quant à toi, mon fils, je veux désormais quetu ne réclames l’esclave que de ma barbe. Etsi, par extraordinaire (car tout peut arriver), onne retrouvait pas l’esclave, je te donnerais, àsa place, dix vierges de l’âge des houris, avecseins fermes et fesses comme cubes de pierre.Et je forcerai également le chef de la policeà te donner de son harem dix jeunes esclavesaussi intactes que mon œil. Seulement tran-quillise ton âme, car sache bien que le destint’accordera toujours ce qui t’est réservé et que,d’autre part, tu n’auras jamais ce que le sort net’a pas destiné. »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-deuxième nuit.

Elle dit :

Alors Bel-Heureux prit congé du gouver-neur, et rentra désespéré à sa maison, aprèsavoir erré toute la nuit à la recherche de Belle-Heureuse.

Aussi le lendemain fut-il obligé de s’aliter,en proie à une faiblesse extrême et à une fièvrequi ne fit qu’augmenter de jour en jour, à me-sure qu’il perdait ce qui lui restait d’espoir ausujet des recherches ordonnées par le gouver-neur. Et les médecins consultés répondirent« Son mal n’a d’autre remède que le retour deson épouse. »

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Sur ces entrefaites, arriva dans la ville deKoufa un docte Persan, fort versé dans la mé-decine, l’art des drogues, la science des étoileset du sable divinatoire. Et le marchand Prin-temps se hâta de le faire venir auprès de sonfils. Et le savant Persan, après avoir été traitéavec les plus grands égards par Printemps,s’approcha de Bel-Heureux et lui dit : « Donne-moi la main ! »

Et il lui prit la main, lui tâta le pouls pen-dant un bon moment, le regarda avec attentionau visage, puis sourit et se tourna vers le mar-chand Printemps en lui disant : « Le mal de tonfils réside dans son cœur ! » Et Printemps ré-pondit : « Par Allah ! tu dis vrai, ô médecin ! »Le savant continua « Et ce mal a pour cause ladisparition d’une personne aimée. Eh bien ! jevais vous dire, avec l’aide des puissances mys-térieuses, l’endroit où se trouve actuellementcette personne. »

Et, ayant achevé ces mots, le Persan s’ac-croupit, tira d’un sac un paquet de sable qu’il

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défit et étendit devant lui. Puis il plaça au mi-lieu du sable cinq cailloux blancs et troiscailloux noirs, deux baguettes d’ivoire et unongle de tigre, les disposa sur un plan, puis surdeux plans, puis sur trois plans, les regarda enprononçant quelques mots en langue persane,et dit « Ô vous qui m’écoutez, sachez que lapersonne se trouve en ce moment à Bassra ! »Puis il se reprit et dit : « Non ! les trois fleuvesque je vois là m’ont trompé. La personne setrouve en ce moment à Damas, dans un grandpalais, et dans le même état de langueur queton fils, ô illustre marchand ! »

À ces paroles, Printemps s’écria « Et quenous faut-il faire, ô vénérable médecin ? Degrâce, éclaire-nous, et tu n’auras pas à teplaindre de la largeur de paume de Printemps.Car, par Allah ! je te donnerai de quoi vivredans l’opulence durant l’espace de trois vieshumaines. » Et le Persan répondit « Tranquilli-sez tous deux vos âmes ! Et que vos paupièresse rafraîchissent et couvrent vos yeux sans in-

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quiétude ! Car je me charge de réunir les deuxjeunes gens, et la chose est encore plus aisée àfaire que tu ne te l’imagines. »

Puis il ajouta, en s’adressant à Printemps :« Tire de ta ceinture quatre mille dinars ! » EtPrintemps défit aussitôt sa ceinture et rangeadevant le Persan quatre mille dinars et milleautres dinars. Et le Persan dit « Maintenantqu’il y a ainsi de quoi suffire à toutes les dé-penses, je vais immédiatement me mettre enroute pour Damas, en emmenant ton fils avecmoi. Et, si Allah veut, nous reviendrons aveccelle qu’il aime. »

Puis il se tourna vers l’adolescent étendusur le lit et lui demanda : « Ô fils de l’honorablePrintemps, quel est ton nom ? » Il répondit« Bel-Heureux ! » Le Persan dit « Eh bien, Bel-Heureux, lève-toi, et que ton âme soit désor-mais sauve de toute inquiétude, car tu peuxdès cet instant considérer que ton esclave t’estrendue. » Et Bel-Heureux, mû soudain par labonne influence du médecin, se leva et s’assit.

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Et le médecin continua « Raffermis donc toncourage et ton cœur. Chasse tous les soucis.Mange, bois et dors ! Et dans une semaine,une fois tes forces revenues, je reviendrai teprendre pour faire avec toi le voyage. » Et ilprit congé de Printemps et de Bel-Heureux, ets’en alla se préparer lui aussi au départ.

Alors Printemps donna à son fils cinq milleautres dinars, et lui acheta des chameaux qu’ilfit charger de riches marchandises et de cessoieries de Koufa si belles de couleur. Et il luidonna des chevaux pour lui et pour sa suite.Puis, au bout de la semaine, comme Bel-Heu-reux avait suivi les prescriptions du savant ets’en était admirablement trouvé, Printemps ju-gea que son fils pouvait sans inconvénients en-treprendre le voyage de Damas. Bel-Heureuxfit donc ses adieux à son père, à sa mère, àProspérité et au portier et, accompagné desvœux que tous les bras des siens appelaientsur sa tête, il partit de Koufa avec le savant dePerse.

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Or, Bel-Heureux à ce moment-là avait at-teint la perfection de l’adolescence, et ses dix-sept ans avaient duveté ses joues à l’incarnatsoyeux : ce qui rendait ses charmes encoreplus séducteurs et faisait que nul ne le pouvaitregarder sans extase. Aussi le savant de Persene fut pas longtemps sans éprouver l’effet descharmes de l’adolescent, et l’aima-t-il de touteson âme, et se priva-t-il, durant le voyage, detoutes les commodités pour l’en faire profiter.Et, de le voir content, il était ravi à l’extrême…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-troisième nuit.

Elle dit :

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Dans ces conditions le voyage fut agréableet sans fatigue, et l’on arriva de la sorte à Da-mas. Aussitôt le savant de Perse alla avec Bel-Heureux au souk principal et loua, séance te-nante, une grande boutique qu’il fit remettre àneuf. Puis il fit faire des étagères élégantes ten-dues de velours, où il rangea en bon ordre sesflacons précieux, ses dictames, ses baumes,ses poudres, ses juleps contenus dans le cris-tal, ses thériaques conservées dans l’or pur, sespots de faïence persane aux reflets d’or où mû-rissaient les vieilles pommades composées dusuc de trois cents herbes rares ; et entre lesgrands flacons, les cornues et les alambics, ilplaça l’astrolabe d’or.

Après quoi il se vêtit de sa robe de médecinet se coiffa de son grand turban à sept tours,puis songea à habiller Bel-Heureux qui devaitlui servir d’assistant, pour exécuter les pres-criptions, piler dans le mortier, faire les sachetset écrire les remèdes sous sa dictée. À cet effet,il le vêtit, lui-même, d’une chemise de soie

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bleue et d’un gilet de cachemire, lui passa au-tour des hanches un tablier de soie rose oùcouraient des filets d’or, et le fit se tenir entreses mains. Puis il lui dit : « Ô Bel-Heureux, dèsce moment il te faut m’appeler ton père, et moije t’appellerai mon fils, sans quoi les habitantsde Damas croiraient qu’il y a entre nous ceque tu comprends. » Et Bel-Heureux répondit« J’écoute et j’obéis ! »

Or, à peine la boutique où le Persan devaitdonner ses consultations eut été ouverte, quede tous côtés les habitants s’y rendirent enfoule, les uns pour exposer leur cas, les autresseulement pour admirer la beauté de l’adoles-cent. Et tous étaient stupéfaits et charmés àla fois d’entendre Bel-Heureux converser avecle médecin dans la langue persane qu’ils neconnaissaient pas et qu’ils trouvaient déli-cieuse dans la bouche du bel assistant. Mais cequi portait à son extrême limite l’ébahissementdes visiteurs, c’était la façon dont le médecinpersan devinait les maladies.

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En effet, le médecin regardait dans le blancdes yeux pendant quelques moments le ma-lade qui avait recours à lui, puis lui présentaitun grand verre de cristal et lui disait :« Pisse ! » Et le malade pissait dans le verre,et le Persan mettait le verre à hauteur de sonœil et l’examinait, puis disait : « Tu as telle ettelle chose ! » Et le malade toujours s’écriait« Par Allah ! c’est la vérité ! » Ce qui faisait quetout le monde levait les bras en disant « YaAllah ! quel savant prodigieux ! Nous n’avonsjamais ouï parler d’une chose pareille ! Com-ment peut-on connaître ainsi les maladies parl’urine ? »

Aussi, il ne faut point s’étonner que le mé-decin persan ait été réputé en quelques jours,parmi tous les notables et les gens riches, poursa science extraordinaire, et que le bruit detous ses prodiges soit arrivé aux oreillesmêmes du khalifat et de sa sœur El-Sett Zahia.

Donc, un jour que le médecin était assis aumilieu de la boutique et dictait une ordonnance

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à Bel-Heureux qui était à ses côtés et tenait lecalam à la main, une respectable dame, mon-tée sur un âne à la selle de brocart rouge, s’ar-rêta à la porte, noua la bride de l’âne à l’an-neau de cuivre qui surmontait le pommeau dela selle, puis fit signe au savant de venir l’ai-der à descendre. Aussitôt il se leva avec em-pressement, courut lui prendre la main et la fitdescendre de l’âne et entrer dans la boutique.Et il la pria de s’asseoir après que Bel-Heureuxlui eût avancé un coussin en souriant discrète-ment.

Alors la dame sortit, l’ayant tiré de sa robe,un flacon rempli d’urine et demanda au Persan« C’est bien toi, ô vénérable cheikh, qui es lemédecin arrivé de l’Irak pour faire ces curesadmirables à Damas ? » Il répondit « C’est tonesclave lui-même. » Elle dit « Nul n’est l’es-clave que d’Allah ! Sache donc, ô maître su-blime de la science, que ce flacon-là contientla chose que tu comprends, et dont la proprié-taire est la favorite, bien que vierge encore,

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de notre souverain l’émir des Croyants. Ici, lesmédecins n’ont pu deviner la cause de la mala-die qui l’a alitée dès le premier jour de son ar-rivée au palais. Aussi El-Sett Zahia, la sœur denotre maître, m’a envoyée vous porter ce fla-con pour que vous y découvriez cette cause in-connue. »

À ces paroles, le médecin dit « Ô ma maî-tresse, il te faut me dire le nom de cette maladeafin que je puisse faire mes calculs et savoirau juste l’heure la plus favorable pour lui faireboire les remèdes. » La dame répondit : « Elles’appelle Belle-Heureuse. »

Alors le médecin se mit à tracer sur un boutde papier qu’il tenait à la main des calculs engrand nombre, les uns à l’encre rouge et lesautres à l’encre verte. Puis il fit la somme deschiffres rouges et celle des chiffres verts, lesadditionna et dit « Ô ma maîtresse, j’ai décou-vert la maladie ! C’est une affection connuesous le nom de « tremblement des éventails ducœur ». À ces paroles, la dame s’écria « Par Al-

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lah ! c’est la vérité ! Car les éventails de soncœur tremblent si fort que nous les enten-dons ! » Le médecin continua : « Mais il mefaut, avant de prescrire les remèdes, connaîtrede quel pays elle est. Cela est très important,car c’est par là que je saurai, une fois mes cal-culs faits, l’influence de la légèreté de l’air oude sa pesanteur sur les éventails de son cœur.De plus, pour juger de l’état de conservation deces éventails délicats, il me faut également sa-voir depuis combien de temps elle est à Damaset son âge précis. » La dame répondit « Elle aété élevée, paraît-il, à Koufa, ville de l’Irak. Elleest âgée de seize ans, car elle est née, d’aprèsce qu’elle nous a dit, l’année de l’incendie dusouk de Koufa. Quant à son séjour à Damas, ilest de quelques semaines seulement. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-quatrième nuit.

Elle dit :

À ces paroles, le savant de Perse dit à Bel-Heureux dont le cœur battait comme un mou-lin « Mon fils, prépare les remèdes tel et tel,d’après la formule d’Ibn-Sina, à l’article sept. »

Alors la dame se tourna vers l’adolescent,qu’elle se mit à dévisager plus attentivementpour lui dire, quelques moments après « ParAllah ! ô mon enfant, la malade te ressemblefort, et son visage est aussi beau que le tien ! »Puis elle dit au savant : « Dis-moi, ô noble Per-san, cet adolescent est-il ton fils ou ton es-clave ? » Il répondit « C’est mon fils, ô respec-table, et ton esclave ! » Et la vieille dame, ex-cessivement flattée de tous ces égards, répon-dit : « En vérité, je ne sais ce que je dois le plusadmirer ici, de ta science, ô médecin sublime,

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ou de ta descendance. » Puis elle continua àconverser avec le savant, tandis que Bel-Heu-reux finissait de faire les petits paquets de re-mèdes et les mettait dans une boîte où il glis-sait un billet et, en peu de mots, apprenait dela sorte à Belle-Heureuse son arrivée à Damasavec le médecin de Perse. Après quoi, il ca-cheta la boîte et écrivit sur le couvercle sonnom et son adresse en caractères koufiques,illisibles pour les habitants de Damas, mais dé-chiffrables pour Belle-Heureuse qui connais-sait fort bien l’écriture arabe courante aussibien que la koufique. Et la dame prit la boîte,déposa dix dinars d’or sur l’étagère du méde-cin, prit congé des deux et sortit pour se rendredirectement au palais, où elle se hâta de mon-ter chez la malade.

Elle la trouva les yeux à demi fermés etmouillés, vers les coins, de larmes, comme tou-jours. Elle s’approcha d’elle et lui dit « Ah ! mafille, puissent ces remèdes te procurer autantde bien que la vue de leur auteur m’a donné

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de plaisir. C’est un adolescent aussi beau qu’unange, et la boutique où il se tient est un lieude délices. Voici la boîte qu’il m’a donnée pourtoi. » Alors Belle-Heureuse, pour ne point re-pousser l’offre, tendit la main, prit la boîte etjeta sur le couvercle un regard vague ; maissoudain elle changea de couleur en voyant, surle couvercle, ces mots tracés en koufique : « Jesuis Bel-Heureux, fils de Printemps de Kou-fa. » Mais elle eut assez de force sur son âmepour ne pas s’évanouir ou se trahir. Et elle dità la vieille dame, en souriant « Alors tu disque c’est un bel adolescent ? Comment est-il ? » Elle répondit : « Il est un tel mélange dedélices qu’il m’est impossible de te le dé-peindre. Il a des yeux ! et des sourcils ! ya Al-lah ! mais ce qui ravit l’âme, c’est un grain debeauté qu’il a sur le coin gauche de la lèvre etune fossette qui se creuse, au sourire, sur sajoue droite. »

À ces paroles, Belle-Heureuse ne douta plusque ce ne fût là son maître bien-aimé, et elle dit

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à la vieille dame « Puisqu’il en est ainsi, puissece visage être de bon augure ! Donne-moi lesremèdes. » Et elle les prit et, en souriant, lesavala en une fois. Et au même moment ellevit le billet, qu’elle ouvrit et parcourut. Alorselle sauta à bas de son lit et s’écria : « Mabonne mère, je sens que je suis guérie. Ces re-mèdes sont miraculeux. Oh ! quel jour béni ! »Et la vieille s’écria « Oui ! par Allah, c’est làune bénédiction du Très-Haut ! » Et Belle-Heu-reuse ajouta « De grâce, hâte-toi de m’apporterà manger et à boire, car je me sens mourir defaim depuis près d’un mois que je ne puis tou-cher aux mets. »

Alors la vieille, après avoir fait apporter àBelle-Heureuse, par les esclaves, des plateauxchargés de toutes sortes de rôtis, de fruits et deboissons, se hâta d’aller annoncer au khalifat laguérison de la jeune esclave par la science in-ouïe du médecin persan. Et le khalifat dit : « Vavite lui porter de ma part mille dinars ! » Et lavieille se hâta d’exécuter l’ordre, après avoir

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toutefois passé chez Belle-Heureuse qui lui re-mit également un cadeau pour le médecin dansune boîte cachetée.

Lorsque la vieille dame fut arrivée à la bou-tique, elle remit les mille dinars au médecin dela part du khalifat, et la boîte à Bel-Heureuxqui l’ouvrit et en lut le contenu. Mais alorsson émotion fut telle qu’il éclata en sanglotset tomba évanoui car Belle-Heureuse, dans unbillet, lui racontait sommairement toute sonaventure et son enlèvement par ordre du gou-verneur et son envoi en cadeau au khalifat AbdEl-Malek, à Damas.

À cette vue, la bonne vieille demanda aumédecin : « Mais pourquoi donc ton fils a-t-ilété pris d’évanouissement après avoir tout àcoup fondu en larmes ? » Il répondit « Com-ment veux-tu, ô vénérable, qu’il en soit au-trement, puisque l’esclave Belle-Heureuse quej’ai guérie est la propriété même de celui quetu crois être mon fils et qui n’est autre que lefils de l’illustre marchand Printemps de Kou-

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fa ? Et notre venue à Damas n’a eu d’autrebut que la recherche de la jeune Belle-Heu-reuse qui avait un jour disparu, enlevée parune maudite vieille aux yeux de trahison ! Aus-si, ô notre mère, nous plaçons désormais en tabienveillance notre espoir le plus cher, et nousne doutons pas de te voir nous aider à recou-vrer le plus sacré des biens ! » Puis il ajouta :« Et pour gages de notre reconnaissance, voi-ci, pour commencer, les mille dinars du khali-fat. Ils sont à toi ! Et l’avenir te démontrera, enoutre, que la gratitude pour tes bienfaits a dansnotre cœur une place de choix. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-cinquième nuit.

Elle dit :

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Alors la bonne dame se hâta d’abord d’aiderle médecin à faire reprendre connaissance àBel-Heureux évanoui, et lui dit : « Vous pouvezcompter sur la ferveur de ma bonne volonté etde mon dévouement. » Et elle les quitta pourse rendre aussitôt auprès de Belle-Heureusequ’elle trouva le visage rayonnant de joie et desanté. Elle s’approcha d’elle en souriant et luidit « Ma fille, pourquoi n’as-tu pas eu dès ledébut confiance en ta mère ? Mais aussi, quetu as eu raison de pleurer toutes les larmes deton âme d’être séparée de ton maître, le douxBel-Heureux, fils de Printemps de Koufa ! » Etcomme elle voyait la surprise de l’adolescente,elle se hâta d’ajouter « Tu peux, ma fille, comp-ter sur mon entière discrétion et mon maternelvouloir à ton égard. Je te jure de te réunir àton bien-aimé, dussé-je y risquer ma vie ! Tran-quillise donc ton âme et laisse la vieille agirpour ton bien, selon son savoir ! »

Elle quitta alors Belle-Heureuse, qui lui bai-sait les mains en pleurant de joie, et alla faire

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un paquet dans lequel elle mit des habits defemme, des bijoux et tous les accessoires né-cessaires à un déguisement complet, et retour-na à la boutique du médecin, où elle fit signe àBel-Heureux de venir avec elle à l’écart. AlorsBel-Heureux la mena au fond de la boutique,derrière le rideau, et apprit d’elle ses projets,qu’il trouva parfaitement combinés, et se laissaguider d’après le plan qu’elle lui soumit.

La bonne dame habilla donc Bel-Heureuxdes habits de femme qu’elle avait apportés, etlui allongea les yeux de kohl et agrandit de noirle grain de beauté de sa joue ; puis elle lui pas-sa des bracelets aux poignets et piqua des bi-joux dans ses cheveux recouverts d’un voilede Mossoul ; et, cela fait, elle jeta un derniercoup d’œil sur sa toilette, et trouva qu’il étaitravissant ainsi et de beaucoup plus beau quetoutes les femmes réunies du palais du kha-lifat. Elle lui dit alors : « Béni soit Allah dansses œuvres ! Maintenant, mon fils, il te fautprendre la démarche des jeunes filles encore

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vierges, n’avancer qu’à tout petits pas en mou-vant ta hanche droite et reculant ta hanchegauche, tout en donnant de légères secoussesà ta croupe, savamment. Essaie d’abord un peuces manœuvres, avant de sortir ! »

Alors Bel-Heureux, dans la boutique, se mità répéter les gestes en question et s’en acquittade telle façon que la bonne dame s’écria « Ma-schallah ! les femmes peuvent désormais s’abs-tenir de se vanter ! Quels merveilleux mouve-ments de croupe et quels coups de reins splen-dides ! Pourtant, pour que la chose soit admi-rable tout à fait, il faut donner à ta physiono-mie une expression plus langoureuse en pen-chant le cou un peu plus et en regardant ducoin des yeux. Là ! c’est parfait ! Tu peux mesuivre maintenant. » Et elle s’en alla avec lui aupalais.

Lorsqu’ils furent arrivés à la porte d’entréedu pavillon réservé au harem, le chef eunuques’avança et dit : « Aucune personne étrangèrene peut entrer sans l’ordre spécial de l’émir des

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Croyants. Arrière donc avec cette jeune fille,ou bien, si tu veux, entre, toi seule ! » Mais lavieille dame dit « Qu’as-tu fait de ta sagesse, ôcouronne des gardiens ? Toi d’ordinaire le dé-lice même et l’urbanité, tu prends maintenantun ton qui jure tellement avec ton aspect ex-quis ! Ne sais-tu, ô doué de nobles manières,que cette esclave est la propriété de Sett Zahia,la sœur de notre maître le khalifat, et que SettZahia, en apprenant ton manque d’égards vis-à-vis de son esclave préférée, ne manquera pasde te faire destituer et même de te faire dé-capiter ? Et c’est toi-même qui auras été de lasorte la cause de ton infortune ! » Puis la damese tourna vers Bel-Heureux et lui dit « Viens,esclave ! oublie tout à fait ce manque d’égardsde notre chef, et surtout n’en dis rien à ta maî-tresse. Allons ! viens ! » Et elle le prit par lamain et le fit entrer, tandis qu’il penchait satête câlinement de droite et de gauche en je-tant un sourire des yeux au chef eunuque, quihochait la tête.

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Une fois dans la cour du harem, la damedit à Bel-Heureux « Mon fils, nous t’avons faitréserver une chambre à l’intérieur même duharem, et tu vas de ce pas y aller tout seul.Pour la trouver, tu vas entrer, par cette porte-ci, tu prendras la galerie qui se présentera de-vant toi, tu tourneras à gauche, puis à droite,et encore à droite, tu compteras ensuite cinqportes et tu ouvriras la sixième : c’est celle dela chambre qui t’est réservée et où ira te re-joindre Belle-Heureuse que je vais prévenir. Etje me chargerai alors de vous faire sortir tousdeux du palais sans éveiller l’attention des gar-diens et des eunuques. »

Alors Bel-Heureux entra dans la galerie et,dans son trouble, se trompa de côté : il tournaà droite, puis à gauche dans un corridor pa-rallèle à l’autre, et pénétra dans la sixièmechambre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-sixième nuit.

Elle dit :

… dans la sixième chambre. Il arriva de lasorte dans une haute salle creusée en dôme lé-ger, dont les parois étaient ornées de versetsen caractères d’or qui couraient en mille lignesde perfection. Là, les murs étaient tendus desoie rose, les fenêtres tamisées de fins rideauxde gaze, et le sol recouvert d’immenses tapisdu Khorassân et du Cachemire. Là, sur les ta-bourets, étaient posées des coupes de fruits et,directement sur les tapis, s’étalaient les pla-teaux recouverts du foulard qui laissait devi-ner, à leurs formes et à leurs odeurs, ces pâ-tisseries fameuses, délices des gosiers les plusdifficiles, et que la seule Damas, parmi lesvilles, savait douer de leurs sympathiques qua-lités.

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Or, Bel-Heureux était loin de se douter dece que lui réservaient, dans cette salle, lespuissances inconnues.

Au milieu de la salle il y avait un trône re-couvert de velours, seul meuble visible. Aus-si Bel-Heureux, n’osant plus reculer de peurd’être rencontré errant dans les corridors, allas’asseoir sur le trône et attendit sa destinée.

Il était là à peine depuis quelques instants,quand un bruit de soieries parvint à sesoreilles, répercuté par la voûte. Et il vit entrer,par l’une des portes latérales, une jeune femmeà l’aspect royal, habillée seulement de ses vê-tements d’intérieur, sans voile sur le visageou foulard sur les cheveux. Et elle était suivied’une esclave mignonne, les pieds nus, qui por-tait sur la tête des fleurs et tenait à la mainun luth en bois de sycomore. Et cette damen’était autre que Sett Zahia elle-même, la sœurde l’émir des Croyants.

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Lorsque Sett Zahia vit cette personne voiléeassise dans la salle, elle s’approcha d’elle gen-timent et lui demanda « Qui es-tu, ô étrangèreque je ne connais pas ? Et pourquoi restes-tuainsi voilée dans le harem où nul œil indis-cret ne peut te voir ? » Mais Bel-Heureux, quis’était hâté de se mettre debout, n’osa articulerun mot et prit le parti de faire le muet. Et SettZahia lui demanda « Ô jeune fille aux yeux sibeaux, pourquoi ne me réponds-tu pas ? Si parhasard tu es une esclave renvoyée du palaispar mon frère l’émir des Croyants, hâte-toi deme le dire et j’irai intercéder en ta faveur, car ilne me refuse jamais rien. » Mais Bel-Heureuxn’osa guère faire de réponse. Et Sett Zahia pen-sa que ce mutisme de la jeune fille avait pourcause la présence de la petite esclave qui étaitlà, les yeux écarquillés, à regarder avec éton-nement cette personne voilée et si timide. Ellelui dit donc « Va, ma mignonne, reste derrièrela porte pour empêcher n’importe qui d’entrerdans la salle. » Et lorsque la petite fut sortie,elle vint tout près de Bel-Heureux, qui fut tenté

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de se serrer encore davantage dans son grandvoile, et lui dit « Dis-moi maintenant, ô ado-lescente, qui tu es, et dis-moi ton nom et lemotif de ta venue dans cette salle où je suisseule à entrer avec l’émir des Croyants ? Tupeux me parler le cœur sur la main, car je tetrouve charmante et tes yeux me plaisent dé-jà beaucoup ! Oui ! vraiment je te trouve ravis-sante, ma petite ! » Et Sett Zahia, qui aimait àl’extrême les vierges blanches et délicates, pritla jeune fille par la taille en l’attirant à elle, etporta la main à ses seins pour les caresser, touten lui dégrafant la robe de l’autre main. Maiselle fut stupéfaite de constater que la poitrinede la jeune fille était aussi lisse que celle d’unadolescent. Elle recula d’abord, puis se rappro-cha et voulut lui soulever la robe pour voir plusclair dans l’affaire.

Lorsque Bel-Heureux vit ce mouvement, iljugea plus prudent de parler, et, prenant lamain de Sett Zahia, qu’il porta à ses lèvres, ildit « Ô ma maîtresse, je me livre entièrement

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à ta bonté et me mets sous ton aile en deman-dant ta protection. » Sett Zahia dit : « Je te l’ac-corde entière. Parle. » Il dit « Ô ma maîtresse,je ne suis point une jeune fille ; je m’appelleBel-Heureux, fils de Printemps le Koufique. Etsi je suis venu ici au risque de ma vie, c’estdans le but de revoir mon épouse Belle-Heu-reuse, l’esclave que le gouverneur de Koufam’a enlevée pour l’envoyer en cadeau à l’émirdes Croyants. Par la vie de notre Prophète, ôma maîtresse, aie compassion de ton esclaveet de son épouse ! » Et Bel-Heureux fondit enlarmes.

Mais déjà Sett Zahia avait appelé la petiteesclave, et lui avait dit : « Cours vite, ma mi-gnonne, à l’appartement de Belle-Heureuse, etdis-lui : Ma maîtresse Zahia te demande ! »Puis elle se tourna…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-septième nuit.

Elle dit :

Puis elle se tourna vers Bel-Heureux et luidit : « Calme ton âme, ô adolescent. Il ne t’arri-vera que des choses heureuses. »

Or, durant ce temps, la bonne vieille dameétait allée trouver Belle-Heureuse et lui avaitdit : « Suis-moi vite, ma fille. Ton maître bien-aimé est dans la chambre que je lui ai réser-vée ! » Et elle la mena, pâle d’émotion, dansla chambre où elle croyait retrouver Bel-Heu-reux. Aussi leur douleur fut-elle très grande dene le voir pas là ; et la vieille dit « Il a dû cer-tainement s’égarer dans les corridors ! Rentre,ma fille, dans ton appartement, pendant que jevais aller me mettre à sa recherche. »

Et c’est alors que la petite esclave entrachez Belle-Heureuse qu’elle trouva toute trem-

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blante et pâle, et lui dit « Ô Belle-Heureuse,ma maîtresse Sett Zahia te demande ! » AlorsBelle-Heureuse ne douta plus de sa perte et decelle de son bien-aimé, et suivit, en chancelant,la gentille fillette aux pieds nus.

Mais à peine était-elle entrée dans la salle,que la sœur du khalifat vint à elle, le sourireaux lèvres, lui prit la main et la conduisit à Bel-Heureux, toujours voilé, en leur disant à tousdeux « Voici le bonheur ! » Et les deux jeunesgens se reconnurent à l’instant et tombèrentévanouis dans les bras l’un de l’autre.

Alors la sœur du khalifat, aidée de la petite,les aspergea d’eau de roses, leur fit reprendreconnaissance, et les laissa seuls. Puis elle ren-tra au bout d’une heure et les trouva assis,étroitement embrassés, et des larmes plein lesyeux de bonheur et de gratitude pour sa bonté.Elle leur dit alors : « Il nous faut maintenantfêter votre réunion en buvant ensemble à sonéternelle durée. » Et aussitôt, sur un signe, lapetite esclave rieuse remplit les coupes de vin

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exquis et les leur présenta. Ils burent, et SettZahia leur dit : « Comme vous vous aimez, mesenfants ! Aussi, vous devez savoir des vers ad-mirables sur l’amour et sur les amants. Je sou-haiterais vous entendre me chanter quelquechose ! Prenez ce luth. Et, à tour de rôle, faitesrésonner l’âme de son bois. »

Alors Bel-Heureux et Belle-Heureuse bai-sèrent les mains de la sœur du khalifat, et, leluth accordé, ils chantèrent ces merveilleusesstrophes alternées :

« — Je t’apporte des fleurs légères sous monvoile de Koufa et des fruits encore poudrés de so-leil.

— Tout l’or du Soudan est sur ta peau, ô bien-aimée, les rayons du soleil sont dans tes cheveuxet le velours de Damas dans tes yeux.

— Me voici ! Vers toi je viens avec l’heure oùles soirs tièdes sont propices… L’air est léger, lanuit se fait soyeuse et transparente, et le murmurevient à nous des feuilles et des eaux.

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— Te voici, te voici, ô ma gazelle des nuits. Laténèbre tout entière est éblouie de tes yeux. Ah !dans tes yeux que je plonge comme l’oiseau quis’enivre sur la mer.

— Approche-toi plus près et sur mes lèvresprends leurs roses. Puis laisse-moi lentement glis-ser de mon calice et, de mes épaules à mes che-villes, achever pour toi d’être nue.

— Oh ! bien-aimée !…

— Me voici ! Le fruit secret de ma chair a laforme de la datte mûre. Viens !… t’apparaîtratoute la mer, la mer pleine de houle où s’enivrentles oiseaux. »

Les dernières notes de ce chant à peineavaient-elles expiré sur les lèvres de Belle-Heureuse pâmée de bonheur, que soudain lesrideaux s’écartèrent et le khalifat en personnefit son entrée dans la salle.

À sa vue, tous les trois se levèrent vivementet baisèrent la terre entre ses mains. Et le kha-

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lifat leur sourit à tous et vint s’asseoir au milieud’eux sur le tapis, et ordonna à la petite esclavede verser le vin et d’apporter les coupes. Puisil dit : « Nous allons boire ainsi pour fêter le re-tour à la santé de Belle-Heureuse. » Et il leva lacoupe d’or et dit : « Pour l’amour de tes yeux, ôBelle-Heureuse ! » et il but lentement. Il dépo-sa alors la coupe et, remarquant la présence decette esclave voilée qu’il ne connaissait pas, ildemanda à sa sœur « Qui est donc cette jeunefille dont les traits me paraissent si beaux sousce voile léger ? » Sett Zahia répondit : « C’estune compagne dont ne peut se séparer Belle-Heureuse ; car elle ne peut manger ni boireavec plaisir si elle ne la sent pas près d’elle ! »

Alors le khalifat écarta le voile de l’adoles-cent, et fut stupéfait de sa beauté. Bel-Heu-reux, en effet, n’avait point encore de poils surles joues, mais un léger duvet seulement quimettait une ombre adorable sur sa blancheur,sans compter la goutte de musc qui souriait surson menton.

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Aussi le khalifat, ravi à l’extrême, s’écria :« Par Allah ! ô Zahia, dès ce soir je veux égale-ment prendre cette nouvelle adolescente pourconcubine, et je lui réserverai, comme à Belle-Heureuse, un appartement digne de sa beautéet un train de maison comme à mon épouselégitime. » Et Sett Zahia répondit : « Certes, ômon frère, cette adolescente est un morceaudigne de toi. » Puis elle ajouta : « Il me vientjustement à l’idée de te raconter une histoireque j’ai lue dans un livre écrit par un de nos sa-vants. » Et le khalifat demanda : « Et quelle estcette histoire ? » Sett Zahia dit :

« Sache, ô émir des Croyants, qu’il y avaitdans la ville de Koufa un adolescent nomméBel-Heureux, fils de Printemps… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux cent qua-rante-huitième nuit.

Elle dit :

« Il était le maître d’une esclave fort bellequ’il aimait et qui l’aimait, car tous deuxavaient été élevés ensemble dans le même ber-ceau et s’étaient possédés dès les premierstemps de leur puberté. Et ils furent heureuxpendant des années, jusqu’à ce qu’un jour letemps se tournât contre eux en les ravissantl’un à l’autre. Ce fut une vieille femme qui ser-vit d’instrument de malheur au destin. Elle en-leva la jeune esclave et la livra au gouverneurde la ville, qui se hâta de l’envoyer en cadeauau roi de ce temps-là.

« Mais le fils de Printemps, en apprenant ladisparition de celle qu’il aimait, n’eut de reposqu’il ne l’eût retrouvée dans le palais mêmedu roi, au milieu du harem. Mais, au moment

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même où tous deux se félicitaient de leurréunion et versaient des larmes de joie, le roientra dans la salle où ils se trouvaient, et lessurprit ensemble. Sa fureur fut à sa limite et,sans chercher à éclaircir la situation, il leur fitcouper la tête, à tous deux, séance tenante.

« Or, continua Sett Zahia, comme le savantqui a écrit cette histoire ne donne pas saconclusion sur le procédé, je voudrais, ô émirdes Croyants, te demander ton avis sur l’actede ce roi, et savoir ce que tu aurais fait à saplace, dans les mêmes conditions. »

L’émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Me-rouân, répondit sans hésiter : « Ce roi aurait dûse garder d’agir avec tant de précipitation ; et ilaurait mieux fait de pardonner aux deux jeunesgens, pour trois raisons : la première est queles deux jeunes gens s’aimaient depuis long-temps, la seconde est qu’ils étaient les hôtes dece roi puisqu’ils étaient dans son palais, et latroisième est qu’un roi ne doit agir qu’avec pru-

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dence et circonspection. Je conclus donc quece roi a fait un acte indigne d’un vrai roi. »

À ces paroles, Sett Zahia se jeta aux genouxde son frère et s’écria : « Ô émir des Croyants,tu viens, sans le savoir, de te juger toi-mêmedans l’acte futur que tu vas accomplir. Je t’ad-jure par la mémoire sacrée de nos grands an-cêtres et de notre auguste père l’intègre, d’êtreéquitable dans le cas que je vais te sou-mettre. » Et le khalifat, fort surpris, dit à sasœur : « Tu peux me parler en toute confiance.Mais relève-toi. » Et la sœur du khalifat se re-leva et se tourna vers les deux jeunes gens etleur dit « Tenez-vous debout ! » Et ils se tinrentdebout, et Sett Zahia dit à son frère « Ô émirdes Croyants, cette adolescente si douce et sibelle, qui est couverte de ce voile, n’est autreque le jeune Bel-Heureux, fils de Printemps. EtBelle-Heureuse est celle qui fut élevée avec luiet devint plus tard son épouse. Et son ravisseurn’est autre que le gouverneur de Koufa, dontle nom est Ben-Youssef El-Thékafi. Il a menti

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dans la lettre où il te disait avoir acheté l’es-clave pour dix mille dinars. Je te demande sapunition et le pardon de ces deux jeunes genssi excusables. Accorde-moi leur grâce, en tesouvenant qu’ils sont tes hôtes et qu’ils sontprotégés par ton ombre. »

À ces paroles de sa sœur, le khalifat dit :« Certes ! je n’ai point pour coutume de revenirsur mes paroles. »

Puis il se tourna vers Belle-Heureuse et luidemanda : « Ô Belle-Heureuse, tu reconnaisque c’est bien là ton maître Bel-Heureux ? »Elle répondit : « Tu l’as dit, ô émir desCroyants ! » Et le khalifat conclut : « Je vousrends l’un à l’autre ! »

Après quoi il regarda Bel-Heureux et lui de-manda « Mais peux-tu au moins me dire com-ment tu as pu pénétrer ici et connaître la pré-sence de Belle-Heureuse dans mon palais ? »Bel-Heureux répondit : « Ô émir des Croyants,accorde à ton esclave quelques instants d’at-

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tention et il te racontera toute son histoire ! »Et aussitôt il mit le khalifat au courant de toutel’aventure, depuis le commencement jusqu’à lafin, sans omettre un seul détail.

Le khalifat fut extrêmement étonné et vou-lut voir le médecin de Perse qui avait eu uneintervention si prodigieuse. Et il le nomma mé-decin de son palais à Damas, et le comblad’honneurs et d’égards. Puis il retint Bel-Heu-reux et Belle-Heureuse dans son palais, pen-dant sept jours et sept nuits. Et il donna enleur honneur de grandes réjouissances, et lesrenvoya à Koufa chargés de cadeaux et d’hon-neurs. Et il destitua l’ancien gouverneur etnomma à sa place Printemps, père de Bel-Heu-reux. Et de la sorte tous vécurent à la limite dubonheur pendant une longue et délicieuse vie,jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice.

— Lorsque Schahrazade eut cessé de parler, leroi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, cette his-toire m’a charmé et les vers surtout m’ont exalté.

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Mais, en vérité, je suis bien surpris de n’y pas trou-ver les détails sur le mode d’amour que tu me fai-sais prévoir ! »

Et Schahrazade sourit légèrement et dit « ÔRoi fortuné, justement ces détails promis sont dansl’Histoire de Grain-de-Beauté, que je me réservede te raconter, si toutefois tu as encore des insom-nies ! »

Et le roi Schahriar s’écria « Que dis-tu, ôSchahrazade ? Mais, par Allah ! ne sais-tu que,même au risque de mourir d’insomnie, je veuxécouter l’Histoire de Grain-de-Beauté ? Hâte-toidonc de la commencer ! »

Mais à ce moment Schahrazade vit apparaîtrele matin et renvoya cette histoire au lendemain.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quantième nuit.

Elle dit :

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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avaitau Caire un vénérable cheikh qui était le syndicdes marchands de la cité. Il était respecté detout le souk pour son honnêteté, ses manièresgraves et polies, son langage mesuré, sa ri-chesse et le nombre de ses esclaves et de sesserviteurs. Il s’appelait Schamseddîn.

Un jour de vendredi, avant la prière, il allaau hammam, puis entra chez le barbier où, se-lon les prescriptions sacrées, il se fit couper lesmoustaches au ras de la lèvre supérieure, se-lon la prescription du Livre, et se fit soigneu-sement raser la tête. Puis il prit le miroir quelui tendait le barbier et s’y regarda, après avoirtoutefois récité l’acte de foi pour se préser-ver d’une complaisance trop marquée pour ses

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traits. Et il constata avec tristesse que les poilsblancs de sa barbe étaient devenus bien plusnombreux que les noirs, et qu’il fallait beau-coup d’attention pour distinguer ces derniersparmi les touffes blanches où ils se dissémi-naient. Et il pensa : « La barbe blanchissanteest un indice de la vieillesse, et la vieillesse estun avertissement de la mort. Pauvre Scham-seddîn ! Te voici près de la porte du tombeau,et tu n’as pas encore de postérité. Tu t’étein-dras, et il sera de toi comme si jamais tu n’avaisété. »

Puis, tout plein de ces désolantes pensées,il se rendit à la mosquée, pour la prière, et de làrentra à sa maison où son épouse, connaissantles heures habituelles de son arrivée, s’étaitpréparée à le recevoir en se baignant et se par-fumant et s’épilant avec soin. Et elle le reçutavec un visage souriant et lui souhaita le bon-soir, disant : « Ô soirée de félicité sur toi ! »

Mais le syndic, sans rendre le souhait à sonépouse, lui dit : « De quelle félicité me parles-

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tu ? Peut-il y avoir quelque félicité pour moi ? »Son épouse, étonnée, lui dit : « Le nom d’Allahsur toi et autour de toi ! Pourquoi ces penséesnéfastes ? Que manque-t-il à ton bonheur ? Etquelle est la cause de ton chagrin ? » Il répon-dit : « Toi seule ! » Et un silence tomba. Puisil reprit : « Écoute-moi, ô femme ! Songe à lapeine et à l’amertume que j’éprouve chaquefois que je me rends au souk. Je vois dans lesboutiques les marchands assis avec, à leurs cô-tés, leurs enfants au nombre de deux ou troisou quatre qui grandissent sous leurs yeux. Etils sont fiers de leur postérité. Et moi seul jesuis privé de cette consolation. Et souvent jeme souhaite la mort pour échapper à cette viesans consolations. Et je prie Allah, qui a appelémes pères dans son sein, de m’écrire aussi unefin qui mette un terme à mes tourments. »

À ces paroles, l’épouse du syndic lui dit :« Ne t’arrête pas, ô fils de l’oncle, à ces affli-geantes pensées, et viens faire honneur à lanappe que j’ai tendue pour toi. »

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Mais le marchand s’écria : « Non ! par Al-lah, je ne veux plus ni manger ni boire, ni sur-tout accepter désormais quoi que ce soit de tesmains. C’est toi seule la cause de notre sté-rilité. Voilà quarante ans déjà écoulés depuisnotre mariage, et cela sans aucun résultat. Ettu m’as toujours empêché de prendre d’autresépouses, et tu as profité de la faiblesse de machair, lors de notre première nuit de noces,pour me faire prêter serment de ne jamais in-troduire dans la maison une autre femme en taprésence, et de ne jamais même coucher avecune autre femme que toi. Et moi, naïvement, jet’ai promis tout cela. Et le plus fort, c’est quej’ai tenu ma promesse et que toi, voyant ta sté-rilité, tu n’as pas eu la générosité de me délierde mon serment. Mais, par Allah ! je jure main-tenant que je préfère me couper le zebb plu-tôt que de te le donner désormais. Car je voisbien à présent que c’est peine perdue d’œuvreravec toi ; et il y a autant à gagner à enfoncermon outil dans un trou de rocher qu’à essayerde féconder une terre aussi sèche que la tienne.

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Oui ! par Allah, c’est autant de foutreries per-dues que celles si généreusement éparpilléespar moi dans un abîme sans fond ! »

Lorsque l’épouse du syndic eut entendu cesparoles, elle vit la lumière se changer en té-nèbres devant son visage et, du ton le plusaigre qu’elle put prendre, elle cria à son époux :« Ah ! vieux refroidi ! Parfume donc ta boucheavant de parler ! Le nom d’Allah sur moi etautour de moi ! Préservée sois-je de toute lai-deur et fausse imputation ! Crois-tu donc que,de nous deux, ce soit moi la retardataire ? Dé-trompe-toi, l’oncle ! Ne t’en prends qu’à toi-même et à tes œufs froids ! Oui, par Allah ! cesont tes œufs qui sont froids et secrètent unliquide sans vertu ! Va acheter de quoi épais-sir leur suc ! Et tu verras alors si mon fruit estplein de grains ou stérile. »

À ces paroles de son épouse irritée, le syn-dic des marchands fut ébranlé dans ses convic-tions et, d’un ton hésitant, il demanda : « Enadmettant que mes œufs soient froids et que

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leur suc soit sans vertu, pourrais-tu par hasardm’indiquer l’endroit où l’on vend la drogue ca-pable d’épaissir ce qui est fluide ? » Son épouselui répondit : « Tu trouveras chez le droguistela mixture qui épaissit les œufs de l’homme. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-unième nuit.

Elle dit :

En entendant ces paroles, le syndic se dit :« Par Allah ! dès demain j’irai chez le droguisteacheter un peu de mixture pour m’épaissir lesœufs ! »

Aussi, le lendemain, à peine le souk ouvert,le syndic prit avec lui une porcelaine vide et

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alla chez un droguiste et lui dit : « La paix surtoi ! » Le droguiste lui rendit son salam et luidit : « Ô matinée bénie qui t’amène commepremier client ! Ordonne ! » Le syndic dit : « Jeviens te demander de me vendre une once dela mixture qui épaissit les œufs des filsd’Adam ! » Et il lui tendit le bol de porcelaine.

À ces paroles, le droguiste ne sut que pen-ser et se dit : « Notre syndic, si grave d’ordi-naire, veut sans doute plaisanter. Je vais lui ré-pondre à sa manière. » Et il lui dit : « Non, parAllah ! j’en avais encore hier, mais cette mix-ture est tellement demandée que mes provi-sions sont épuisées. Va plutôt en demander àmon voisin. »

Alors le syndic alla chez le second dro-guiste, puis chez le troisième, puis chez tousles droguistes du souk, et tous le renvoyaientavec la même réponse, en riant à part euxd’une demande aussi extraordinaire.

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Quand le syndic vit que ses recherches res-taient sans résultat, il revint à sa boutique ets’y assit tout songeur et dégoûté de l’existence.Et comme il se faisait ainsi du mauvais sang, ilvit s’arrêter devant sa porte le cheikh des cour-tiers, un mangeur de haschich, un ivrogne, unconsommateur d’opium, en un mot le modèledes crapules et de la canaille du souk. De sonnom il s’appelait Sésame.

Pourtant le courtier Sésame respectaitbeaucoup le syndic Schamseddîn, et ne passaitjamais devant sa boutique sans le saluer jus-qu’à terre en employant les formules les pluschoisies. Et ce matin-là il ne manqua pas derendre ces égards au digne syndic qui ne puts’empêcher de lui rendre le salam, mais d’unton de fort méchante humeur. Et Sésame, quis’en aperçut, lui demanda : « Quel désastre a-t-il pu survenir pour jeter un tel trouble en tonâme, ô notre vénérable syndic ? » Il répondit :« Ô Sésame, viens t’asseoir et écoute mes pa-roles. Et tu verras si j’ai lieu de m’affliger.

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« Songe, Sésame, que voilà déjà quaranteans que je suis marié, et je ne connais pas en-core même l’odeur d’un enfant ! Et l’on a finipar me dire que le retard provenait de moiseul qui aurais, paraît-il, les œufs transparentset le suc trop clair et sans vertu ! Et l’on m’aconseillé de chercher chez les droguistes lamixture qui épaissit les œufs. Mais aucun dro-guiste n’en possède dans sa boutique. Tu mevois donc malheureux de ne pouvoir trouverde quoi donner la consistance nécessaire ausuc le plus précieux de mon individu. »

Lorsque le courtier Sésame eut entendu cesparoles du syndic, loin de s’en montrer étonnéou d’en rire comme les droguistes, il avança lamain, la paume tournée en haut, et dit : « Metsun dinar dans cette main, et donne-moi ce bolde porcelaine. J’ai ton affaire ! » Et le syndiclui répondit : « Par Allah ! serait-ce possible ?Mais, ô Sésame, sache que si vraiment tu réus-sis dans cette affaire-là ta fortune est faite. Jete le jure sur la vie du Prophète ! Et voici, pour

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commencer, deux dinars au lieu d’un ! » Et illui mit les deux pièces d’or dans la main et luiremit la porcelaine.

Alors la crapule qu’était ce Sésame se mon-tra en cette occasion-là bien plus au courantde la science que tous les droguistes du souk.En effet, il rentra chez lui après avoir acheté ausouk tout ce dont il avait besoin et se mit aus-sitôt à préparer la mixture en question.

Il prit deux onces de rob de cubèbe chinois,une once d’extrait gras de chanvre ionien, uneonce de caryophille frais, une once de cinna-mome rouge de Serendib, dix drachmes de car-damome blanc de Malabar, cinq de gingembreindien, cinq de poivre blanc, cinq de pimentdes îles, une once de baies de badiane del’Inde, et une demi-once de thym montagnard.Il mêla le tout avec dextérité, après avoir piléet passé au tamis, y versa du miel pur et fit ain-si une pâte bien liée à laquelle il ajouta cinqgrains de musc et une once d’œufs pilés depoissons. Il y ajouta encore un peu de julep lé-

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ger à l’eau de roses, et mit le tout dans le bolde porcelaine.

Il se hâta alors d’aller porter le bol au syn-dic Schamseddîn, en lui disant : « Voilà la mix-ture souveraine qui durcit les œufs de l’hommeet en épaissit le suc trop fluide. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-deuxième nuit.

Elle dit :

Puis il ajouta : « Il faut manger cette pâtedeux heures avant le moment de l’approche.Mais, au préalable, il te faut, durant trois jours,ne prendre, pour toute nourriture, que des pi-geons grillés, extrêmement assaisonnés

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d’épices, des poissons mâles avec leur laitanceau dedans, et enfin des œufs de bélier grillés lé-gèrement. Et si, avec tout cela, tu n’arrives pasà percer même les murailles et à féconder unrocher nu, je consens, moi Sésame, à me raserles moustaches, et je te permets de me cracherau visage. » Et, ayant dit ces paroles, il remitau syndic le bol de porcelaine et s’en alla.

Alors le syndic pensa : « Sûrement ce Sé-same, qui passe sa vie dans la débauche, doits’y connaître en drogues durcissantes. Je vaisdonc mettre ma foi en Allah et en lui. » Et ilrentra à sa maison et se hâta de se réconcilieravec son épouse, qu’il aimait d’ailleurs et dontil était aimé. Et tous deux s’excusèrent l’un en-vers l’autre de leur emportement passager, ets’exprimèrent toute la peine qu’ils avaient euede se sentir, pendant toute une nuit, brouilléspour des paroles sans conséquence.

Après quoi, Schamseddîn se mit à suivrescrupuleusement pendant trois jours le régime

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prescrit par Sésame, et finit par manger la pâteen question.

Alors il sentit que son sang s’échauffait àl’extrême, comme au temps de sa jeunessequand il faisait des gageures avec les vauriensde son âge. Il s’approcha donc de son épouseet la monta. Et tous deux furent émerveillés durésultat en tant que durée, chaleur, intensité etconsistance.

Aussi cette nuit-là l’épouse du syndic fut fé-condée ; ce dont elle eut la certitude à certainssignes intérieurs qui ne trompent point.

La grossesse poursuivit son cours et, aubout du neuvième mois, jour pour jour,l’épouse eut des couches heureuses, mais ef-froyablement difficiles, car l’enfant qui venaitde lui naître était aussi gros que s’il avait un and’âge. Et la sage-femme déclara, après les in-vocations d’usage, que de sa vie elle n’avait vuun enfant aussi fort et aussi beau. Ce dont il ne

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faut point s’étonner si l’on songe à la pâte mer-veilleuse de Sésame.

Donc la sage-femme reçut l’enfant et le lavaen invoquant le nom d’Allah, de Mohammad etd’Ali, et lui récita à l’oreille l’acte de foi musul-man, et l’emmaillota et le remit à la mère quilui donna le sein jusqu’à ce qu’il fût bien repuet endormi. Et la sage-femme resta encore troisjours auprès de la mère, et ne s’en alla que lors-qu’elle se fut assurée que tout était bien, et quel’on eut distribué à toutes les voisines les dou-ceurs préparées à cette occasion.

Le septième jour on jeta du sel dans lachambre, et le syndic alors entra féliciter sonépouse. Puis il lui demanda : « Où est le dond’Allah ? » Aussitôt elle lui tendit le nouveau-né. Et le syndic Schamseddîn fut émerveillé dela beauté de cet enfant de sept jours qui avaitl’air d’avoir un an, et dont le visage était lapleine lune à son lever. Et il demanda à sonépouse : « Comment vas-tu l’appeler ? » Ellerépondit : « Si c’était une fille, je lui aurais moi-

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même donné un nom ; mais comme c’est ungarçon, à toi la priorité du choix ! »

Or, à ce moment-là, l’une des esclaves quiemmaillotaient l’enfant pleura d’émotion envoyant sur la fesse gauche du petit une jolie en-vie brune, comme un grain de musc, qui tran-chait par sa couleur sur la blancheur du reste.Et, d’ailleurs, sur les deux joues de l’enfant, ily avait également, mais en plus petit, un gentilgrain noir et velouté. Aussi le digne syndic ins-piré par cette découverte, s’écria : « Nous l’ap-pellerons Alaeddîn Grain-de-Beauté ! »

L’enfant fut donc nommé Alaeddîn Grain-de-Beauté ; mais, comme c’était trop long, onne l’appelait que Grain-de-Beauté. Et Grain-de-Beauté fut allaité durant quatre ans par deuxnourrices différentes et par sa mère ; aussi de-vint-il fort comme un jeune lion et resta-t-ilblanc comme le jasmin et rose comme lesroses. Et il était si beau que toutes les petitesfilles des voisines et des parents l’adoraient àla folie ; et il acceptait leurs hommages, mais

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ne consentait jamais à se laisser embrasser parelles et les griffait cruellement quand elles l’ap-prochaient de trop près. Aussi les petites filles,et même les jeunes filles, profitaient de sonsommeil pour venir impunément le couvrir debaisers et s’émerveiller de sa beauté et de safraîcheur.

Quand le père et la mère de Grain-de-Beau-té virent combien leur fils était admiré etchoyé, ils eurent peur pour lui du mauvais œil ;et ils résolurent de le soustraire à cette in-fluence maligne. Pour cela, au lieu de fairecomme les autres parents qui laissent lesmouches et la saleté couvrir le visage de leursenfants afin de les faire paraître moins beauxet ne point attirer sur eux le mauvais œil, lesparents de Grain-de-Beauté enfermèrent l’en-fant dans un souterrain situé au-dessous de lamaison, et le firent ainsi élever loin de tous lesyeux. Et Grain-de-Beauté grandit de la sorte,ignoré de tous, mais entouré des soins inces-sants des esclaves et des eunuques. Et lorsqu’il

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eut atteint un âge plus avancé, on lui donnades maîtres fort instruits qui lui enseignèrentla belle écriture, le Koran et les sciences. Et ildevint à son tour aussi savant qu’il était beauet bien fait. Et ses parents résolurent de ne lesortir du souterrain que lorsque sa barbe auraitpoussé et grandi à traîner par terre.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-troisième nuit.

Elle dit :

Or, un jour, l’un des esclaves, qui portaità Grain-de-Beauté les plateaux des mets, ou-blia de fermer derrière lui la porte du souter-rain ; et Grain-de-Beauté, voyant ouverte cetteporte qu’il n’avait jamais remarquée, tant le

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souterrain était vaste et plein de rideaux et deportières, se hâta de sortir et de monter versl’étage où se trouvait sa mère entourée de di-verses nobles dames venues en visite.

À ce moment-là Grain-de-Beauté était de-venu un merveilleux adolescent de quatorzeans, beau comme un ange ivre, et les jouesduvetées comme un fruit, avec toujours, prèsdes lèvres, un grain noir de chaque côté, sanscompter celui qu’on ne voyait pas.

Aussi, quand les femmes virent entrer toutà coup au milieu d’elles cet adolescent qu’ellesne connaissaient pas, elles se hâtèrent de sevoiler le visage, effarouchées, et dirent àl’épouse de Schamseddîn : « Par Allah ! quellehonte sur toi de faire ainsi entrer auprès denous un jeune homme étranger ! Ne sais-tudonc que la pudeur est un des dogmes essen-tiels de la foi ? »

Mais la mère de Grain-de-Beauté répondit :« Invoquez le nom d’Allah ! Ô mes invitées, ce-

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lui que vous voyez n’est autre que mon enfantbien-aimé, le fruit de mes entrailles, le fils dusyndic des marchands du Caire, celui qui a étéélevé sur les seins des nourrices au lait géné-reux et sur les bras des belles esclaves, sur lesépaules des vierges choisies et sur la poitrinedes plus pures et des plus nobles ; c’est l’œil desa mère et l’orgueil de son père, c’est Grain-de-Beauté ! Invoquez le nom d’Allah, ô mes invi-tées ! »

Et les épouses des émirs et des riches mar-chands répondirent : « Le nom d’Allah sur lui etautour de lui ! Mais, ô mère de Grain-de-Beau-té, comment se fait-il que tu ne nous aies ja-mais montré ton fils jusqu’à ce jour ? »

Alors l’épouse de Schamseddîn se levad’abord et baisa son fils sur les yeux et le ren-voya, pour ne pas gêner davantage les invitées,puis leur dit : « Son père l’a fait élever dans lesouterrain de notre maison pour le soustraireau mauvais œil. Et il a résolu de ne le montrerque lorsque sa barbe aura poussé, tant sa beau-

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té risque d’attirer sur lui le danger et les mau-vaises influences. Et s’il est sorti maintenant,c’est certainement par la faute de l’un des eu-nuques qui a dû oublier de fermer la porte. »

À ces paroles, les invitées félicitèrent beau-coup l’épouse du syndic d’avoir un fils si beau,et appelèrent sur lui les bénédictions du Très-Haut, puis s’en allèrent.

Alors Grain-de-Beauté revint près de samère et, comme il voyait les esclaves harna-cher une mule, il demanda : « Pour qui cettemule ? » Elle répondit : « C’est pour aller cher-cher ton père au souk. » Il demanda : « Et quelest le métier de mon père ? » Elle dit : « Tonpère, ô mon œil, est un grand marchand, et ilest le syndic de tous les marchands du Caire ;et c’est lui qui est le fournisseur du sultan desArabes et de tous les rois musulmans. Et, pourte donner une idée de l’importance de tonpère, sache que les acheteurs ne s’adressent di-rectement à lui que pour les grosses affairesqui dépassent le chiffre de mille dinars ; mais

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si une affaire est moindre, serait-elle même deneuf cent quatre-vingt-dix dinars, ce sont lesemployés de ton père qui s’en occupent, sansle déranger. Et il n’y a aucune marchandise niaucun chargement qui puisse entrer au Caireou en sortir sans qu’au préalable ton père ensoit avisé et sans qu’on vienne le consulter. Al-lah a donc accordé à ton père, ô mon enfant,des richesses incalculables. Grâces lui ensoient rendues ! »

Grain-de-Beauté répondit : « Oui !Louanges à Allah qui m’a fait naître le fils dusyndic des marchands ! Aussi je ne veux plusdésormais passer ma vie enfermé, loin de tousles yeux, et dès demain il me faut aller ausouk avec mon père ! » Et la mère répondit :« Qu’Allah t’entende, mon fils ! Je vais en par-ler à ton père dès son arrivée. »

Aussi lorsque Schamseddîn fut rentré, sonépouse lui raconta ce qui venait de se passeret lui dit : « Il est temps vraiment de prendrenotre fils au souk avec toi. » Le syndic répon-

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dit : « Ô mère de Grain-de-Beauté, ignores-tudonc que le mauvais œil est une chose réelleet qu’on ne plaisante pas avec des choses aussigraves ? Et oublies-tu le sort du fils de notrevoisin un tel et de notre voisin un tel et de tantd’autres tués par le mauvais œil ? Crois bienque les tombeaux sont habités, la moitié dutemps, par des morts emportés par le mauvaisœil ! »

L’épouse du syndic répondit : « Ô père deGrain-de-Beauté, en vérité, la destinée del’homme est fixée à son cou. Comment peut-ily échapper ? Et la chose écrite ne peut s’effa-cer, et le fils suivra le même chemin que sonpère dans la vie et dans la mort. Puis songe auxconséquences funestes dont notre fils sera unjour la victime par ta faute ! En effet, quand,après une vie que je souhaite longue et tou-jours bénie, tu seras mort, nul ne voudra re-connaître notre fils comme l’héritier légitimede tes richesses et de tes propriétés, puisquejusqu’aujourd’hui tout le monde ignore son

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existence ! Et de la sorte c’est le Trésor del’État qui se saisira de tous nos biens et frus-trera ton enfant, sans recours. Et j’aurai beauinvoquer le témoignage des vieillards, lesvieillards ne pourront que dire : « Nous n’avonsjamais eu connaissance que le syndic Scham-seddîn ait eu un fils quelconque ou une fille ! »

Ces paroles sensées firent réfléchir le syn-dic qui, au bout d’un instant, répondit : « ParAllah ! tu as raison, ô femme ! Dès demainj’emmènerai avec moi Grain-de-Beauté et je luiapprendrai la vente et l’achat, les négociationset les éléments du métier. » Puis il se tour-na vers Grain-de-Beauté, que cette nouvelletransportait de joie, et lui dit : « Je sais que tues ravi de venir avec moi. Mais sache, mon fils,que dans le souk il faut être sérieux et tenir lesyeux baissés avec modestie ; aussi j’espère quetu mettras en pratique les sages leçons de tesmaîtres et les principes dont tu as été nourri. »

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Le lendemain, le syndic Schamseddîn,avant de conduire son fils au souk, le fit entrerau hammam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quantième nuit.

Elle dit :

… le fit entrer au hammam et, après le bain,le vêtit d’une robe de satin tendre, la plus bellequ’il avait en magasin, et lui ceignit le frontd’un léger turban à l’étoffe rayée de minces fi-lets de soie dorée. Après quoi tous deux man-gèrent un morceau et burent un verre de sor-bet ; et, rafraîchis de la sorte, ils sortirent duhammam. Le syndic enfourcha la mule blancheque lui tenaient les esclaves et prit derrière lui

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son fils Grain-de-Beauté dont la fraîcheur deteint s’était faite encore plus remarquable, etdont les yeux brillants eussent séduit les anges.Puis, montés ainsi tous deux sur la mule, pré-cédés et suivis par les esclaves habillés deneuf, ils prirent le chemin du souk.

À cette vue, tous les marchands du souket les acheteurs et les vendeurs furent émer-veillés ; et ils se disaient les uns aux autres :« Ya Allah ! regardez l’enfant ! C’est la lune à saquatorzième nuit ! » Et d’autres disaient : « Quiest donc ce délicieux enfant qui est derrière lesyndic Schamseddîn ? Nous ne l’avons jamaisvu ! »

Pendant qu’ils s’exclamaient de la sorte surle passage de la mule montée par le syndic etGrain-de-Beauté, le courtier Sésame vint à pas-ser dans le souk et aperçut également le jeunegarçon. Or, Sésame, à force de débauches etd’excès de haschich et d’opium, avait fini parperdre complètement la mémoire et ne se sou-venait même plus de la cure qu’il avait opérée

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jadis au moyen de sa miraculeuse mixture àbase de laitance, de musc, de rob de cubèbe etde tant de choses excellentes.

Donc, en voyant le syndic avec ce jeunegarçon, il se mit à ricaner crapuleusement, endisant aux marchands qui l’écoutaient :« Voyez un peu ce vieillard à barbe blanche !Il est comme le poireau ! Blanc en dehors etvert en dedans ! » Et il allait d’un marchand àl’autre, répétant à chacun ses bons mots et sesplaisanteries, jusqu’à ce qu’il ne fût resté per-sonne dans le souk qui n’eût la certitude que lesyndic Schamseddîn avait un jeune mameloukmignon dans sa boutique.

Lorsque cette rumeur parvint aux oreillesdes notables et des principaux marchands, uneassemblée se forma, composée des plus âgésd’entre eux et des plus respectés, pour jugerdu cas de leur syndic. Et, au milieu de l’as-semblée, Sésame pérorait et faisait de grandsgestes et disait : « Nous ne voulons plus dé-sormais avoir à notre tête, comme syndic du

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souk, cette barbe vicieuse qui se frotte auxjeunes garçons ! Aussi, nous allons nous abs-tenir dès aujourd’hui d’aller réciter, avant l’ou-verture des boutiques, comme nous avons l’ha-bitude de le faire chaque matin, les sept versetssacrés de la Fatiha en présence du syndic. Et,dans la journée, nous élirons un autre syndicqui soit un peu moins amateur de garçons quece vieux-là. »

À ce discours de Sésame, les marchands netrouvèrent rien à redire, et s’arrêtèrent au planproposé, à l’unanimité.

Quant au digne Schamseddîn, lorsqu’il vitl’heure passer sans que les marchands et lescourtiers vinssent réciter devant lui les versetsrituels de la Fatiha, il ne sut à quoi attribuercette négligence si grave et si contraire à latradition. Et comme il voyait, non loin de là,Sésame qui le regardait du coin de l’œil, illui fit signe de s’approcher pour écouter deuxmots. Et Sésame, qui n’attendait que ce signe,s’approcha, mais lentement et en prenant tout

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son temps et en traînant le pas fort négligem-ment, tout en jetant de droite et de gauchedes sourires d’intelligence aux boutiquiers quin’avaient d’yeux que pour lui, tant la curiositéles tenait en suspens et leur faisait souhaiterune solution à cette affaire qui primait tout àleurs yeux.

Donc Sésame, se sachant le centre de tousles regards et de l’attention générale, vint, ense dandinant, s’appuyer sur la devanture de laboutique ; et Schamseddîn lui demanda : « Ehbien, Sésame, comment se fait-il que les mar-chands, avec le cheikh en tête, ne soient pasvenus réciter devant moi la Fatiha ? » Sésamerépondit : « Heuh ! je ne sais pas, moi. Il y ades bruits, comme ça, qui courent dans le souk,des bruits, comment dirais-je, des bruits ! Entout cas, ce que je sais fort bien, c’est qu’unparti s’est formé, composé des principaux chei-khs, qui a résolu de te destituer et d’appeler unautre aux fonctions de syndic ! »

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À ces paroles, le digne Schamseddîn chan-gea de teint et, d’un ton resté grave tout demême, il demanda : « Peux-tu au moins medire sur quoi est basée cette décision ? » Sé-same cligna de l’œil, fit mouvoir ses hanches,et répondit : « Voyons, ô cheikh, ne fais pas lemalin ! Tu le sais mieux que n’importe qui ! Etce jeune garçon-là, que tu as mis dans la bou-tique, il n’est pas là pour chasser les mouchesseulement ! En tout cas, sache bien que moi,malgré tout, j’ai pris ta défense, seul de toutel’assemblée, et j’ai dit que tu n’étais pas du toutun amateur de garçons, vu que j’aurais été lepremier à le savoir puisque je suis lié d’ami-tié avec tous ceux qui font de préférence cetteculture. Et j’ai même ajouté que ce garçon de-vait être quelque parent de ton épouse ou le filsde quelqu’un de tes amis de Tantah, de Man-sourah ou de Baghdad, venu chez toi pour af-faires. Mais l’assemblée entière s’est tournéecontre moi et a voté ta destitution. Allah est leplus grand, ô cheikh ! Tu as pour te consoler ce

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jouvenceau dont tu me permets, entre nous, dete féliciter. Il est vraiment très bien. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-cinquième nuit.

Elle dit :

À ces paroles de Sésame, le syndic Scham-seddîn ne put plus contenir son indignation, ets’écria : « Tais-toi, ô le plus pourri des débau-chés ! Ne sais-tu donc plus que c’est mon en-fant ? Où est ta mémoire, ô mangeur de ha-schich ? » Mais Sésame répondit : « Et depuisquand as-tu un fils ? Ce garçon de quatorze ansest-il donc sorti, tel qu’il est, du ventre de samère ? » Schamseddîn répliqua : « Mais, ô Sé-same, ne te souviens-tu donc pas que c’est toi-

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même, il y a quatorze ans, qui m’as apportécette miraculeuse mixture qui épaissit les œufset concentre le suc ? Par Allah ! c’est grâce àelle que j’ai pu connaître la fécondité et qu’Al-lah m’a doté de ce fils ! Et tu n’es jamais plusrevenu me demander des nouvelles de cettecure. Quant à moi, par peur du mauvais œil,j’ai fait élever cet enfant dans le grand sou-terrain de notre maison, et aujourd’hui c’estla première fois qu’il sort avec moi. Car, bienque ma première intention eût été de ne lefaire sortir que lorsqu’il aurait pu tenir sa barbedans ses mains, sa mère m’a décidé à l’emme-ner avec moi pour lui apprendre le métier et lemettre au courant des affaires, en prévision del’avenir. »

Puis il ajouta : « Quant à toi, Sésame, je suisenfin content de te rencontrer pour me libérerde ma dette ! Voici mille dinars, pour le serviceque tu m’as jadis rendu, grâce à ta drogue ad-mirable. »

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Lorsque Sésame eut entendu ces paroles, ilne douta plus de la vérité et courut détrompertous les marchands, qui aussitôt se hâtèrentd’accourir pour féliciter d’abord leur syndic ets’excuser ensuite auprès de lui du retard appor-té à la prière d’ouverture que, séance tenante,ils récitèrent entre ses mains.

Après quoi Sésame, au nom de tous, pritla parole et dit : « Ô notre vénérable syndic,qu’Allah conserve à notre affection le tronc del’arbre et les rameaux ! Et puissent les ra-meaux, à leur tour, fleurir et donner des fruitsodorants et dorés ! Mais, ô notre syndic, d’or-dinaire les pauvres gens eux-mêmes, à l’occa-sion d’une naissance, font faire des douceurs etles distribuent aux amis et aux voisins et nousn’avons pas encore dulcifié notre palais de lapâte d’assida au beurre et au miel, qu’il est sibon de goûter en faisant des vœux pour le nou-veau-né ! À quand le grand chaudron de cetteexcellente assida ? »

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Le syndic Schamseddîn répondit : « Maiscomment donc ! Je ne demande pas mieux !Ce ne sera pas seulement un chaudron d’assidaque je vous offrirai, mais un grand festin dansma maison de campagne, aux portes du Caire,au milieu des jardins. Je vous invite donc tous,ô mes amis, à vous rendre demain matin à monjardin. Et là, si Allah veut, nous rattraperons cequi n’était que différé. »

Aussitôt rentré chez lui, le digne syndic fitfaire de grands préparatifs pour le lendemain,et envoya au four, pour être rôtis à la premièreheure, des moutons gavés pendant six moisde feuilles vertes, et des agneaux entiers, avecdu beurre en quantité, et des plateaux innom-brables de pâtisseries et autres choses sem-blables. Et il mit à contribution toutes les es-claves de la maison qui étaient expertes en l’artdes douceurs, et les confiseurs et pâtissiers dela rue Zeini. Mais aussi la chose, il faut le dire,après tant de peines, ne laissait vraiment rien àdésirer.

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Le lendemain, de bonne heure, Schamsed-dîn se rendit au jardin avec son fils Grain-de-Beauté, et fit tendre par les esclaves deux im-menses nappes en deux endroits séparés assezéloignés l’un de l’autre ; puis il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Mon fils, j’ai fait tendre,tu le vois, deux nappes différentes ; l’une estréservée aux hommes, et l’autre aux garçonsde ton âge qui viendront avec leurs pères. Moi,je recevrai les hommes à barbe, et toi, monfils, tu te chargeras de recevoir les jeunes gar-çons. » Mais Grain-de-Beauté, surpris, deman-da à son père : « Pourquoi cette séparation etces deux services différents ? D’ordinaire celane se pratique de la sorte qu’entre hommeset femmes. Et les garçons comme moi qu’ont-ils donc à craindre des hommes à barbe ? »Le syndic répondit : « Mon fils, les jeunes gar-çons imberbes se trouveront plus libres d’êtreseuls et pourront mieux s’amuser entre euxque s’ils sont en présence de leurs pères ! » EtGrain-de-Beauté, qui n’y entendait pas malice,se contenta de cette réponse.

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Donc, à l’arrivée des invités, Schamseddînse mit à recevoir les hommes, et Grain-de-Beauté les enfants et les jeunes garçons. Etl’on mangea, et l’on but, et l’on chanta, et l’ons’amusa ; et la gaieté et la joie brillèrent surtous les visages ; et l’encens et les aromatesfurent brûlés dans les cassolettes. Puis, quandle festin fut terminé, les esclaves passèrent auxinvités les coupes pleines de sorbet à la neige.Et ce fut alors pour les hommes le moment dedeviser agréablement, alors que les jeunes gar-çons, de l’autre côté, se livraient entre eux àmille jeux amusants.

Or, parmi les invités se trouvait un mar-chand, l’un des meilleurs acheteurs du syndic ;mais c’était un amateur de garçons fameux, quin’avait laissé indemne de ses exploits aucundes jouvenceaux du quartier. Il s’appelait Mah-moud, mais il n’était connu que sous le surnomde : « Bilatéral ».

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Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendules cris que faisaient les enfants de l’autre cô-té…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et interrompit le récit auto-risé par le roi Schahriar.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-sixième nuit.

Elle dit :

… il fut ému à l’extrême et pensa : « Il doitsûrement y avoir une aubaine de ce côté-là ! »Et il profita de l’inattention générale pour selever et faire semblant d’aller satisfaire un be-soin. Et il se glissa doucement entre les arbreset arriva au milieu des jeunes garçons. Et iltomba en arrêt devant leurs mouvements gra-cieux et leurs jolis visages. Et il ne fut pas long-

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temps sans remarquer que le plus beau, sansconteste, d’entre les plus beaux était Grain-de-Beauté. Et il se mit à faire mille projets pour sa-voir comment lui parler et le prendre à l’écart,et il pensa : « Ya Allah ! pourvu qu’il s’éloigneun peu de ses camarades ! » Or, le destin le ser-vit au delà de ses souhaits.

En effet, à un moment donné, Grain-de-Beauté, excité par le jeu, et les joues toutesroses de mouvement, sentit lui aussi le besoind’aller pisser. Et, en garçon bien élevé qu’ilétait, il ne voulut pas s’accroupir devant toutle monde, et s’en alla sous les arbres. Aussitôtle Bilatéral se dit : « Sûrement, si je m’appro-chais de lui maintenant, je l’effaroucherais. Jevais m’y prendre autrement ! » Et il sortit dederrière l’arbre et parut au milieu des jeunesgarçons qui le reconnurent et se mirent à lehuer en lui courant entre les jambes. Et lui, fortcontent, se laissait faire en leur souriant ; puisil finit par leur dire : « Écoutez-moi, mes en-fants ! je vous promets de vous donner demain

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à chacun une robe neuve, et de l’argent dequoi satisfaire tous vos caprices, si vous réus-sissez à inciter en Grain-de-Beauté l’amour duvoyage et le désir de s’éloigner du Caire ! » Etles garçons lui répondirent : « Ô Bilatéral, celaest très facile ! » Alors il les laissa et retournas’asseoir au milieu des hommes à barbe.

Lorsque Grain-de-Beauté, ayant fini de pis-ser, fut revenu à sa place, ses camarades cli-gnèrent de l’œil entre eux, et le plus éloquentde la troupe, s’adressant à Grain-de-Beauté, luidit : « Nous parlions pendant ton absence, desmerveilles du voyage et des pays du loin, deDamas et d’Alep et de Baghdad ! Toi, ô Grain-de-Beauté, dont le père est si riche, tu as dûcertainement l’accompagner bien des fois dansses voyages avec les caravanes ? Raconte-nousdonc un peu de ce que tu as vu de plus mer-veilleux ! » Mais Grain-de-Beauté répondit :« Moi ? Mais vous ne savez donc pas que j’aiété élevé dans le souterrain et que je n’en suissorti qu’hier seulement ? Comment voulez-

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vous voyager dans ces conditions ? Et mainte-nant c’est tout au plus si mon père me permetde l’accompagner de la maison à notre bou-tique ! »

Alors le même garçon répliqua : « PauvreGrain-de-Beauté, tu as été sevré des joies lesplus délicieuses avant même d’avoir pu lesgoûter ! Si tu savais, ô mon ami, le goût mer-veilleux du voyage, tu ne voudrais plus resterun instant de plus dans la maison de ton père.Les poètes ont tous chanté à l’envi les délicesde vagabonder, et voici d’ailleurs un ou deuxseulement des vers qu’ils nous ont transmis àce sujet :

« Voyage, qui dira tes merveilles ? Ô mes amis,toutes les belles choses aiment le changement ! Lesperles elles-mêmes sortent des fonds obscurs de lamer, et traversent les immensités pour se poser surle diadème des rois et le cou des princesses ! »

En entendant cette strophe, Grain-de-Beau-té dit : « Assurément ! Mais le repos chez soi

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a bien aussi son charme ? » Alors l’un des gar-çons se mit à rire et dit à ses compagnons :« Voyez un peu ce Grain-de-Beauté ! Il estcomme les poissons : ils meurent sitôt qu’ilsquittent l’eau ! » Et un autre renchérit et dit :« Non ! c’est probablement qu’il craint de fanerles roses de ses joues ! » Et un troisième ajou-ta : « Vous ne voyez donc pas qu’il est commeles femmes : elles ne peuvent plus faire un pastoutes seules, sitôt qu’elles sont dans la rue ! »Et un autre enfin s’écria : « Alors quoi ? Grain-de-Beauté, n’as-tu pas honte de n’être pas unhomme ? »

En entendant toutes ces apostrophes,Grain-de-Beauté fut tellement mortifié qu’ilquitta incontinent ses invités et, enfourchant lamule, prit le chemin de la ville et arriva, la ragedans le cœur et les larmes aux yeux, auprès desa mère qui fut épouvantée de le voir en cetétat. Et Grain-de-Beauté lui répéta les moque-ries dont il avait été l’objet de la part de sescamarades, et lui déclara vouloir partir à l’ins-

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tant pour n’importe où, mais partir ! Et il ajou-ta : « Tu vois bien ce couteau ! Il sera dans mapoitrine si tu ne veux pas me laisser voyager ! »

Devant cette résolution inattendue, lapauvre mère ne put que dévorer ses larmes etconsentir à ce projet. Elle dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils, je te promets de t’aiderde tout mon pouvoir ! Mais comme d’avanceje suis sûre du refus de ton père, je vais moi-même te faire préparer un chargement de mar-chandises, à mes frais. » Et Grain-de-Beautédit : « Mais alors que cela soit fait tout de suite,avant l’arrivée de mon père ! »

Aussitôt l’épouse de Schamseddîn fit ouvrirpar les esclaves l’un des entrepôts de réservedes marchandises, et fit faire par les embal-leurs des balles en nombre suffisant pour suf-fire au chargement de dix chameaux.

Quant au syndic Schamseddîn, une fois lesinvités partis, il chercha en vain son fils dansle jardin, et finit par apprendre qu’il l’avait de-

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vancé à la maison. Et le syndic, terrifié à l’idéequ’un malheur avait pu survenir à son fils lelong du chemin, mit sa mule au galop et arrivahors d’haleine dans la cour où il put enfin cal-mer son émotion en apprenant, par le portier,l’arrivée sans encombre de Grain-de-Beauté.Mais quelle ne fut point sa surprise en voyant,dans la cour, les ballots prêts à être chargés etportant, sur leurs étiquettes, en grosses lettresAlep, Damas, Baghdad.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-septième nuit.

Elle dit :

Il se hâta de monter alors chez son épouse,qui lui apprit tout ce qui venait de se passer et

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le grave inconvénient qu’il y aurait à contra-rier Grain-de-Beauté. Et le syndic dit : « Je vaistout de même essayer de le dissuader ! » Et ilappela Grain-de-Beauté et lui dit : « Ô mon en-fant, qu’Allah t’éclaire et te détourne de ce fu-neste projet ! Ne sais-tu donc ce qu’a dit notreProphète (sur lui la prière et la paix !) : « Heu-reux l’homme qui se nourrit des fruits de saterre et trouve en son pays même la satisfac-tion de sa vie ! » Et les anciens ont dit : « N’en-treprenez jamais de voyage, ne serait-il qued’un seul mille ! » Donc, ô mon fils, je te de-mande de me dire si, après ces paroles, tu per-sistes encore dans ta résolution. »

Grain-de-Beauté répondit : « Sache, ô monpère, que je ne veux point te désobéir ; maissi tu t’opposes à mon départ en me refusant lenécessaire, je me dépouillerai de mes habits, jevêtirai la robe des pauvres derviches, et j’irai àpied parcourir les pays et les terres. »

Lorsque le syndic vit que son fils était ré-solu à partir coûte que coûte, il fut bien obligé

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de renoncer à contrarier son projet, et lui dit :« Voici alors, ô mon enfant, quarante chargesen plus ; et tu auras de la sorte, avec les dixautres que t’a données ta mère, cinquantecharges de chameau. Tu y trouveras les mar-chandises spéciales pour les besoins de cha-cune des villes où tu entreras ; car il ne faudraitpas essayer de vendre à Alep, par exemple,les étoffes qu’affectionnent les habitants de Da-mas ; ce serait de la mauvaise spéculation.Pars donc, mon fils, et qu’Allah te protège ett’aplanisse le chemin ! Et surtout prends toutestes précautions en traversant, dans le Désert-du-Lion, un endroit qu’on nomme la Vallée-des-Chiens. C’est le repaire de bandits cou-peurs de routes, dont le chef est un Bédouinsurnommé : « le Rapide » à cause de la soudai-neté de ses attaques et de ses incursions. » EtGrain-de-Beauté répondit : « Les événementsbons ou mauvais nous viennent de la maind’Allah ! Et, quoi que je fasse, je n’aurai que cequi doit m’échoir ! »

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Comme ces paroles étaient sans réplique, lesyndic ne dit plus rien ; mais son épouse n’eutde paix qu’après avoir fait mille vœux et pro-mis cent moutons aux santons et mis son filssous la sainte protection d’El-Saïed Abd El-Kâ-der El-Guilani, protecteur des voyageurs.

Après quoi le syndic, accompagné de sonfils, qui put à grand’peine s’échapper des brasde sa pauvre mère pleurant sur lui toutes leslarmes de son cœur, alla trouver la caravanedéjà toute prête.

Et il prit à part le vieux mokaddem des cha-meliers et des muletiers, le cheikh Kamal, et luidit : « Ô vénérable mokaddem, je te confie cetenfant, la prunelle de mes yeux, et je le metssous l’aile d’Allah et sous ta garde ! Et toi, monfils, dit-il à Grain-de-Beauté, voici celui qui tetiendra lieu de père, en mon absence. Obéis-luiet ne fais jamais rien sans le consulter ! » Puisil donna mille dinars d’or à Grain-de-Beauté,et, comme dernière recommandation, lui dit :« Je te donne ces mille dinars, mon fils, pour

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que tu puisses les utiliser et attendre patiem-ment le moment le plus avantageux pour lavente de tes marchandises ; car il faut bien tegarder de les vendre au moment de la baisse.Tu dois saisir l’occasion où les étoffes et lesautres articles sont le plus en hausse, pour lesplacer dans les meilleures conditions. » Puis,les adieux faits, la caravane se mit en marcheet fut bientôt hors des portes du Caire.

Or, pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilaté-ral, voici ! En apprenant le départ de Grain-de-Beauté, il eut bientôt fait de se préparer lui aus-si ; et, en quelques heures, il avait mulets etchameaux chargés, et chevaux sellés. Et, sansperdre de temps, il se mit en route et rejoignitla caravane à quelques milles du Caire. Et ilse disait : « Maintenant, dans le désert, ô Mah-moud, nul n’ira te dénoncer et nul ne viendrate surveiller. Et tu pourras, sans crainte d’êtretroublé, te délecter de cet enfant. »

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Aussi, dès la première étape, le Bilatéral fitdresser ses tentes à côté des tentes de Grain-de-Beauté, et recommanda au cuisinier deGrain-de-Beauté de ne pas prendre la peined’allumer le feu, vu que lui, Mahmoud, avait in-vité Grain-de-Beauté à venir partager son re-pas, sous sa tente.

Et, de fait, Grain-de-Beauté vint sous latente du Bilatéral, mais accompagné du cheikhKamal, le mokaddem des chameliers. Et cesoir-là le Bilatéral en fut pour ses frais. Et lelendemain, à la seconde halte, il en fut demême, et cela tous les jours, jusqu’à l’arrivée àDamas ; car, chaque fois, Grain-de-Beauté ac-ceptait l’invitation, mais venait sous la tente duBilatéral accompagné du mokaddem des cha-meliers.

Mais lorsqu’on fut arrivé à Damas où le Bi-latéral avait, comme d’ailleurs au Caire, à Alepet à Baghdad, une maison à lui pour y recevoirses amis…

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— À ce moment de sa narration, Schahra-zade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et in-terrompit le récit autorisé.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-huitième nuit.

Elle dit :

… une maison à lui pour y recevoir sesamis, il envoya à Grain-de-Beauté, resté sousles tentes à l’entrée de la ville, un esclave pourl’inviter, lui seulement, à venir l’honorer de saprésence. Et Grain-de-Beauté répondit : « At-tends que j’aille demander l’avis du cheikh Ka-mal ! » Mais le mokaddem des chameliers fron-ça les sourcils à la proposition et répondit :« Non, mon fils, il faut refuser ! » Et Grain-de-Beauté déclina l’invitation.

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Le séjour à Damas ne fut pas de longue du-rée, et l’on se mit bientôt en route pour Alep,où, dès l’arrivée, le Bilatéral envoya inviterGrain-de-Beauté. Mais, comme à Damas, lecheikh Kamal conseilla l’abstention, et Grain-de-Beauté, sans trop savoir pourquoi le mo-kaddem était si sévère, ne voulut pas le contra-rier. Et, cette fois encore, le Bilatéral en futpour son voyage et ses frais.

Mais quand on eut quitté Alep, le Bilatéralse jura bien que cette fois les choses ne sepasseraient plus de la sorte. Aussi, dès la pre-mière halte dans la direction de Baghdad, il fitfaire les préparatifs d’un festin sans précédent,et vint en personne inviter Grain-de-Beauté àl’accompagner. Et cette fois Grain-de-Beautéfut bien obligé d’accepter, n’ayant pas de motifsérieux à opposer, et rentra d’abord sous latente pour se vêtir d’une façon convenable.

Alors le cheikh Kamal vint le rejoindre etlui dit : « Que tu es imprudent, ô Grain-de-Beauté ! Pourquoi as-tu accepté l’invitation de

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Mahmoud ? Ne connais-tu donc pas ses inten-tions ? Et ne sais-tu le motif qui l’a fait surnom-mer le Bilatéral ? En tout cas, tu aurais dû de-mander l’avis du vieillard que je suis et dont lespoètes ont dit :

« J’ai demandé au vieillard : « Pourquoimarches-tu courbé ? » Il m’a répondu : « J’ai per-du sur la terre ma jeunesse. Et je me suis courbépour la chercher. Et maintenant l’expérience est silourde qui pèse sur moi qu’elle m’empêche de re-dresser le dos. »

Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô véné-rable mokaddem, il serait tout à fait inconve-nant de refuser l’invitation de notre ami Mah-moud qu’on appelle, je ne sais trop pourquoi, leBilatéral. Et d’ailleurs je ne vois pas bien ce quej’ai à perdre en l’accompagnant. » Et le mokad-dem répliqua vivement : « Par Allah ! il te man-gera ! Il en a mangé bien d’autres ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté éclata derire et se hâta d’aller rejoindre le Bilatéral qui

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l’attendait avec impatience. Et tous deux s’enallèrent sous la tente où était dressé le festin.

Or, vraiment, le Bilatéral n’avait rien épar-gné pour recevoir comme il fallait le mer-veilleux adolescent ; et tout était disposé pourcharmer les yeux et flatter les sens. Aussi le re-pas fut-il gai et plein d’animation ; et tous deuxmangèrent de grand appétit, et burent dans lamême coupe jusqu’à satiété. Et lorsque le vineut fermenté dans leurs têtes, et que les es-claves se furent discrètement retirés, le Bila-téral, ivre de passion, se pencha sur Grain-de-Beauté et, lui prenant les joues de ses deuxmains, voulut en prendre un baiser. MaisGrain-de-Beauté, fort troublé, leva instinctive-ment la main ; et le baiser du Bilatéral ne ren-contra que la paume de l’adolescent. AlorsMahmoud lui jeta un bras autour du cou et del’autre lui entoura la taille, et, comme Grain-de-Beauté lui demandait : « Mais que veux-tudonc faire ? » il lui dit : « Simplement essayerd’expliquer ces vers du poète :

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« Voici, ô mon œil ! Saisis ce que tu peux saisir,prends une poignée, ou deux, ou trois, et fais en-trer d’un empan ou plus ! Mais que cela ne te gênepas. Il faut de la douceur ! »

Puis, Mahmoud-le-Bilatéral se disposa à ex-pliquer ces vers d’une façon pratique à l’ado-lescent. Mais Grain-de-Beauté, sans trop serendre compte de la situation, se sentit fort gê-né de ses airs, de ses gestes et de ses mouve-ments, et voulut s’en aller. Mais le Bilatéral leretint et finit par lui faire enfin comprendre dequoi il s’agissait.

Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi lesintentions du Bilatéral et pesé sa demande…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux cent cin-quante-neuvième nuit.

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Elle dit :

… il se leva sur l’heure et lui dit : « Non,par Allah ! Je ne vends pas de cette marchan-dise-là ! En tout cas, je dois te dire que si jela vendais aux autres pour de l’or, à toi je ladonnerais pour rien ! » Et, malgré les supplica-tions du Bilatéral, Grain-de-Beauté ne voulutpas rester un moment de plus sous la tente. Ilsortit assez brusquement et regagna en hâte lecampement où le mokaddem, fort inquiet, at-tendait son retour.

Aussi, lorsque le mokaddem Kamal vit en-trer Grain-de-Beauté avec cet air étrange, il luidemanda : « Par Allah ! que s’est-il donc pas-sé ? » Il répondit : « Mais absolument rien.Seulement il nous faut tout de suite lever lecampement et nous en aller à Baghdad, sansretard ; car je ne veux plus voyager avec leBilatéral. Il a des prétentions fort gênantes. »Le cheikh des chameliers dit : « Ne te l’avais-je pas dit, mon fils ? Mais loué soit Allah qu’il

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ne te soit rien arrivé ! Seulement je dois te faireremarquer qu’il serait fort périlleux de voya-ger ainsi seuls. Il vaut mieux rester, commenous sommes, en une seule caravane, afin depouvoir résister aux attaques des brigands bé-douins dont ces terres sont infestées. » MaisGrain-de-Beauté ne voulut rien entendre etdonna l’ordre du départ.

La petite caravane se mit donc seule enmarche, et ne cessa de voyager de la sorte jus-qu’à ce qu’un jour, vers le coucher du soleil,elle ne fut plus qu’à quelques milles des portesde Baghdad.

Le mokaddem des chameliers vint alorstrouver Grain-de-Beauté et lui dit : « Il vautmieux, mon fils, pousser jusqu’à Baghdad,cette nuit même, sans nous arrêter ici pour lecampement. Car cet endroit où nous sommesest le plus dangereux de tout le voyage c’estla Vallée-des-Chiens. Nous courons très grandrisque d’y être attaqués si nous y passons lanuit. Hâtons-nous donc d’arriver à Baghdad,

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avant la fermeture des portes. Car, mon fils, tudois savoir que le khalifat fait chaque soir soi-gneusement fermer les portes de la ville pourempêcher les hordes dissidentes fanatiquesd’entrer en cachette et de s’emparer des livresde la science et des manuscrits des lettres, en-fermés dans les salles des écoles, et de les jeterdans le Tigre. »

Grain-de-Beauté, à qui cette propositionn’agréait pas, répondit : « Non, par Allah ! jene veux pas entrer de nuit dans la ville, car jeveux jouir de la vue de Baghdad au lever du so-leil. Passons donc la nuit ici, car enfin je ne suispas pressé, et je ne voyage pas pour affaires,mais pour mon plaisir simplement et pour voirce que je ne connais pas. » Et le vieux mokad-dem ne put que s’incliner, tout en déplorantl’entêtement dangereux du fils de Schamsed-dîn.

Quant à Grain-de-Beauté, il mangea unmorceau ; puis, les esclaves partis se coucher,il sortit de la tente et s’éloigna un peu dans la

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vallée et alla s’asseoir sous un arbre au clair delune. Et, inspiré par ce lieu propice aux rêve-ries, il commença le chant du poète :

« Reine de l’Irak aux délices légères, ô Bagh-dad, cité des khalifats et des poètes, si longtempsje t’ai rêvée, ô tranquille… »

Mais soudain, avant qu’il eût achevé la pre-mière strophe, il entendit à sa gauche une cla-meur effroyable et un galop de chevaux, etdes vociférations criées par cent bouches à lafois. Et il se tourna et vit le campement envahipar une troupe nombreuse de Bédouins surgisde toutes parts comme s’ils sortaient de sousterre.

Ce spectacle nouveau pour lui le cloua surplace, et il put voir ainsi de loin le massacre dela caravane qui avait voulu se défendre, et lepillage de tout le campement. Et quand les Bé-douins virent qu’il n’y avait plus personne de-bout, ils emmenèrent les chameaux et les mu-

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lets, et disparurent en un clin d’œil par où ilsétaient venus.

Lorsque la stupéfaction où il était se fut unpeu dissipée, Grain-de-Beauté descendit versl’endroit où se trouvait son campement, et putvoir tous ses gens égorgés. Et le cheikh Kamallui-même, le mokaddem des chameliers, mal-gré son âge respectable, n’avait pas été épar-gné plus que les autres et gisait mort, la poi-trine percée de nombreux coups de lance. Aus-si il ne put supporter davantage la vue d’unspectacle si terrifiant, et il prit la fuite sans oserregarder derrière lui.

Il se mit à courir de la sorte, toute la nuit,et, pour ne pas exciter la cupidité de quelquenouveau brigand, il se dépouilla entièrementde ses riches vêtements qu’il jeta au loin, etne garda sur lui que sa chemise seulement.Et c’est ainsi que, demi-nu, il fit son entrée àBaghdad au lever du jour.

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Alors, harassé de fatigue et ne pouvant plusrester debout sur ses jambes, il s’arrêta devantla première fontaine publique qui se présentadevant lui, à l’entrée de la ville. Il se lava lesmains, le visage et les pieds et monta sur laplate-forme qui surmontait la fontaine, s’yétendit tout de son long et ne tarda pas à s’en-dormir. Mais pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, il s’était également mis en route, maisavait pris un raccourci, d’un autre côté, et dela sorte il avait pu éviter la rencontre des bri-gands. Et, de plus, il était arrivé aux portes deBaghdad, au moment même où Grain-de-Beau-té les franchissait et s’endormait sur la fon-taine.

Comme il passait près de cette même fon-taine, le Bilatéral s’approcha de l’abreuvoir depierre où l’eau coulait pour les bestiaux, etvoulut y faire boire son cheval altéré. Mais labête vit l’ombre qui s’allongeait de l’adolescentendormi et recula en soufflant. Alors le Bila-téral leva les yeux sur la plate-forme et faillit

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tomber de cheval en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l’adolescent demi-nu endormi surla pierre.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centsoixantième nuit.

Elle dit :

Aussitôt il sauta à bas de son cheval, grim-pa sur la plate-forme et s’immobilisa d’admira-tion devant Grain-de-Beauté étendu, la tête re-posant sur l’un de ses bras, dans l’alanguisse-ment du sommeil. Et, pour la première fois, ilput enfin contempler à nu les perfections de cejeune corps où les grains de beauté tranchaientsur la blancheur du reste. Et il ne comprenaitguère par l’effet de quel hasard il rencontrait

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ainsi sur sa route, endormi sur cette fontaine,cet ange pour l’amour duquel il avait entre-pris tout ce voyage. Et il ne parvenait point àdétacher son regard de la petite envie, rondecomme un grain de musc, qui ornait sa fessegauche en ce moment à découvert. Et il se di-sait, ne sachant exactement à quel parti se ré-soudre : « Que vaut-il mieux que je fasse ? Leréveiller ? L’emporter tel qu’il est, sur mon che-val, et fuir avec lui au désert ? Attendre qu’ilsoit réveillé, et lui parler, l’attendrir, et le dé-cider à m’accompagner à ma maison de Bagh-dad ? » Il finit par s’arrêter à cette dernière idéeet, s’asseyant sur le rebord de la plate-forme,aux pieds du jouvenceau, il attendit son réveilen se baignant les yeux de toute la limpiditéque le soleil mettait sur son corps adolescent.

Grain-de-Beauté, une fois abreuvé de som-meil, s’étira les jambes et entr’ouvrit les yeux ;et au même moment Mahmoud lui prit la mainet, d’une voix très douce, lui dit : « N’aie paspeur, mon enfant, tu es en sûreté auprès de

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moi. Mais hâte-toi, de grâce, de m’expliquer lacause de tout cela. »

Alors Grain-de-Beauté se leva sur son séantet, bien que gêné tout de même par la présencede son admirateur, lui raconta l’aventure danstous ses détails. Et Mahmoud lui dit :« Louange à Allah, ô mon jeune ami, qui t’a en-levé la fortune, mais t’a conservé la vie ; car lepoète a dit :

« Si la tête est sauve, la fortune perdue n’estqu’une rognure coupée de l’ongle sans le léser. »

« Et d’ailleurs ta fortune elle-même n’estpoint perdue, puisque tout ce que je possèdet’appartient. Viens donc avec moi à la maisonte baigner et t’habiller ; et dès cet instant tupeux considérer tous les biens de Mahmoudcomme les tiens propres, et la vie de Mahmoudest à ta dévotion. » Et il continua à parler si pa-ternellement à Grain-de-Beauté qu’il le décidaà l’accompagner.

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Il descendit donc le premier et l’aida en-suite à se mettre à cheval derrière lui, puis semit en route vers sa maison, en frissonnant deplaisir au toucher du corps nu de l’adolescent.

Son premier soin fut de conduire Grain-de-Beauté au hammam et de le baigner lui-même,sans l’aide d’un masseur ou d’un serviteurquelconque ; et, après l’avoir vêtu d’une robede grande valeur, il le fit entrer dans la salle oùd’ordinaire il recevait ses amis.

C’était une salle délicieuse de fraîcheur etd’ombre, éclairée seulement par les reflets desémaux et des faïences. Une odeur d’encens ra-vissait qui transportait l’âme vers des jardinsde camphre et de cinnamome. Au milieu, unefontaine jaillissante chantait. Le repos étaitparfait, et l’extase pouvait y être pleine de sé-curité.

Tous deux s’assirent sur les tapis, et Mah-moud avança un coussin à Grain-de-Beautépour s’y appuyer le bras. Des mets étaient ser-

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vis sur les plateaux, et ils en mangèrent ; et ilsburent ensuite les vins de choix contenus dansles pots. Alors le Bilatéral, qui jusque-là n’avaitpas été trop pressant, ne put plus se conteniret éclata, en récitant cette strophe du poète :

« Désir ! ni les caresses délicates des yeux ni lebaiser des lèvres pures ne sauraient t’apaiser. Ômon désir ! tu sens peser sur toi la lourdeur d’unepassion qui ne s’allégerait qu’en jaillissant. »

Mais Grain-de-Beauté, qui, maintenant ha-bitué aux vers du Bilatéral, en saisissait aisé-ment le sens parfois obscur, se leva immédia-tement et dit à son hôte : « En vérité, je necomprends point ton insistance à ce sujet. Jene puis que te répéter ce que je t’ai déjà dit :Le jour où je vendrais aux autres cette mar-chandise pour de l’or, à toi je la donnerais pourrien. » Et, sans vouloir écouter davantage lesexplications du Bilatéral, il le quitta brusque-ment et s’en alla.

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Lorsqu’il fut dehors, il se mit à errer parla ville. Mais il faisait déjà noir ; et comme ilne savait où se diriger, étranger qu’il était àBaghdad, il résolut de passer la nuit dans unemosquée qui se présenta sur sa route. Il entradonc dans la cour, et comme il allait enleverses sandales pour pénétrer à l’intérieur de lamosquée, il vit venir à lui deux hommes précé-dés de leurs esclaves qui tenaient devant euxdeux lanternes allumées. Il se rangea pour leslaisser passer, mais le plus vieux des deux s’ar-rêta devant lui et, l’ayant considéré avec beau-coup d’attention, lui dit : « La paix sur toi ! » EtGrain-de-Beauté lui rendit son salam. L’autrereprit : « Es-tu étranger, mon enfant ? » Il ré-pondit : « Je suis du Caire. Mon père estSchamseddîn, syndic des marchands de la Ci-té. »

À ces paroles, le vieillard se tourna vers soncompagnon et lui dit : « Allah nous favorise audelà de nos vœux ! Nous n’espérions pas trou-

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ver si tôt l’étranger que nous cherchions et quidoit nous tirer d’embarras. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-unième nuit.

Elle dit :

Puis il prit Grain-de-Beauté à part et luidit : « Béni soit Allah qui t’a mis sur notre che-min ! Nous avons à te demander un serviceque nous rétribuerons largement en te donnantcinq mille dinars, des effets, pour mille dinarset un cheval de mille dinars. Voici !

« Tu n’ignores pas, mon fils, que, d’aprèsnotre loi, quand un musulman a répudié unepremière fois son épouse, il peut la reprendre

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sans formalités au bout de trois mois et dixjours ; et s’il vient à divorcer une seconde fois,il peut également la reprendre, après le mêmetemps légal expiré ; mais s’il vient à la répudierpour la troisième fois, ou si, ne l’ayant jamaisrépudiée, il lui dit simplement : « Tu es répu-diée par trois fois » ou bien : « Tu n’es plus rienpour moi, je le jure par le troisième divorce ! »la loi, dans ce cas, veut, si toutefois le ma-ri désire encore une fois reprendre sa femme,qu’un autre homme se marie d’abord légale-ment avec la femme répudiée, et la répudie àson tour après avoir couché, ne fût-ce qu’unenuit, avec elle. Et alors seulement le premiermari peut la reprendre comme femme légitime.Cette loi est la suprême sagesse, car elle est lameilleure sauvegarde des époux, et le plus sûrgarant de leur fidélité réciproque et de leur par-faite union.

« Or, tel est le cas de ce jeune homme quiest avec moi. Il s’est laissé l’autre jour em-porter par un accès de mauvaise humeur et

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a crié à son épouse, qui est ma fille : « Sorsde ma maison ! Je ne te connais plus ! Tu esrépudiée par les Trois ! » Et aussitôt ma fille,qui est son épouse, a ramené son voile surson visage, devant son mari devenu désormaispour elle un étranger, a repris sa dot et estrentrée le jour même dans ma maison. Maismaintenant son mari, que voici, désire ardem-ment la reprendre. Il est venu me baiser lesmains et me supplier de le réconcilier avecson épouse. Et moi je consentis à la chose. Etaussitôt nous sommes sortis à la recherche del’homme qui doit servir de successeur momen-tané durant une nuit. Et c’est ainsi, mon fils,que nous t’avons trouvé. Comme tu es étran-ger à notre ville, les choses se passeront ensecret, en présence du kâdi seulement, et rienn’en transpirera au dehors ! Et tu seras ainsi leDélieur. »

L’état de dénûment où était Grain-de-Beau-té lui fit accepter de bon cœur la proposition etil se dit : « Je vais toucher cinq mille dinars, je

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vais prendre des effets pour mille dinars et uncheval de mille dinars, et de plus je vais copu-ler toute la nuit. Par Allah ! j’accepte ! » Et il ditaux deux hommes qui attendaient la réponseavec anxiété : « Par Allah ! j’accepte d’être leDélieur ! »

Alors le mari de la femme, qui n’avait pasencore parlé, se tourna vers Grain-de-Beautéet lui dit : « Tu nous tires vraiment d’un grandembarras, car je dois te dire que j’aime monépouse à l’extrême. Seulement j’ai bien peurque demain matin, ayant trouvé mon épouse àta convenance, tu ne veuilles plus la répudieret te refuses à me la rendre. La loi, dans cecas, te donne raison. C’est pour cela que toutà l’heure, devant le kâdi, tu vas t’engager à meverser dix mille dinars de dommages-intérêts,en compensation, si, par malheur, tu ne vou-lais plus consentir au divorce, le lendemain. »Et Grain-de-Beauté accepta la condition, caril était bien résolu à ne coucher qu’une nuitseulement avec la femme en question.

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Ils allèrent donc tous trois chez le kâdi et,par devant lui, firent le contrat dans les condi-tions légales. Et le kâdi, à la vue de Grain-de-Beauté, fut excessivement ému et l’aima beau-coup. Aussi le retrouverons-nous dans le cou-rant de cette histoire.

Donc, le contrat fait, ils sortirent de chez lekâdi, et le père de la femme divorcée emme-na Grain-de-Beauté et le fit entrer dans sa mai-son. Il le pria d’attendre dans le vestibule, et al-la aussitôt prévenir sa fille en lui disant : « Machère fille, je t’ai trouvé un garçon fort bien faitqui, je l’espère, te plaira. Je te le recommandeà la limite de la recommandation. Passe aveclui une nuit charmante et ne te prive de rien.On n’a pas toutes les nuits un si merveilleuxgarçon dans les bras. » Et, ayant prêché sa fillede la sorte, le bon père s’en alla fort content re-trouver Grain-de-Beauté pour lui dire la mêmechose. Et il le pria d’attendre encore un peuque sa nouvelle épouse eût fini de se préparerà le recevoir.

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Quant au premier époux, il alla trouver toutde suite une vieille femme fort rouée qui l’avaitélevé, et lui dit : « Je t’en prie, ma bonne mère,il faut imaginer quelque expédient pour empê-cher le Délieur que nous avons trouvé d’appro-cher cette nuit de mon épouse divorcée ! » Etla vieille répondit : « Par ta vie ! rien ne m’estplus facile ! » Et elle s’enveloppa de son voile…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-deuxième nuit.

Elle dit :

Et elle s’enveloppa de son voile et alla àla maison de la divorcée, où elle vit d’abordGrain-de-Beauté dans le vestibule. Elle le saluaet lui dit : « Je viens trouver l’adolescente di-

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vorcée pour lui enduire le corps de pommades,comme je le fais tous les jours, afin de la guérirde la lèpre dont elle est atteinte, la pauvrefemme ! » Et Grain-de-Beauté s’écria : « Qu’Al-lah m’en préserve ! Comment, ô bonne mère ?Cette femme est-elle donc atteinte de lèpre !Et moi qui devais cette nuit copuler avec elle !Car je suis le Délieur choisi par son ancienépoux. » Et la vieille femme répondit : « Ô monfils, qu’Allah préserve ta belle jeunesse ! Ouicertes ! tu ferais bien de t’abstenir de copuler. »Et elle le laissa ahuri et rentra chez la divorcée,à laquelle elle persuada la même chose au sujetde l’adolescent qui devait servir de Délieur. Etelle lui conseilla l’abstention afin de ne pas sefaire contaminer. Après quoi elle s’en alla.

Quant à Grain-de-Beauté, il continua à at-tendre un signe de l’adolescente, avant d’entrerchez elle. Mais il attendit longtemps sans voirrien venir si ce n’est une esclave qui lui portaun plateau de mets. Il mangea et but, puis,pour occuper le temps, il récita une sourate du

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Korân, et se mit ensuite à fredonner quelquesstrophes d’une voix plus suave que celle dujeune David en présence de Saül.

Lorsque la jeune femme, à l’intérieur, eutentendu cette voix, elle se dit : « Que préten-dait-elle donc, cette vieille de malheur ? Est-cequ’un homme atteint de lèpre peut être douéd’une si belle voix ? Par Allah ! je vais l’appeleret voir de mes propres yeux si cette vieille-làne m’a pas menti. Mais auparavant je vais luirépondre. » Et elle prit un luth indien qu’elleaccorda savamment et, d’une voix à faire s’ar-rêter au fond du ciel les oiseaux dans leur vol,elle chanta :

« J’aime un jeune daim aux doux yeux langou-reux. Sa taille est si souple que les flexibles ra-meaux apprennent à onduler à le voir se balan-cer. »

Lorsque Grain-de-Beauté eut entendu lespremières notes de ce chant, il cessa de fredon-ner, et écouta avec une attention charmée. Et il

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pensa : « Que me disait-elle, cette vieille mar-chande de pommades ? Une si belle voix nesaurait appartenir à une lépreuse ! » Et aussi-tôt, prenant le ton sur les dernières notes qu’ilvenait d’entendre, il chanta d’une voix à fairedanser les rochers :

« Mon salut va vers la fine gazelle qui se cachedu chasseur, et porte mes hommages aux roses surle parterre de ses joues. »

Et cela fut dit d’un accent tel, que la jeunefemme, secouée d’émotion, courut relever lesrideaux qui la séparaient du jeune homme ets’offrit à sa vue, telle la lune se dégageant sou-dain d’un nuage. Et elle lui fit signe d’entrer vi-vement, et le précéda en mouvant ses hanches,à mettre debout un vieillard impotent. EtGrain-de-Beauté fut stupéfait de sa beauté, desa fraîcheur et de sa jeunesse. Pourtant il n’osal’aborder, hanté qu’il était par la crainte d’unecontagion.

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Mais soudain l’adolescente, sans prononcerune parole, en un clin d’œil se dévêtit de sachemise et de son caleçon, qu’elle jeta au loin,et parut toute nue et aussi nette que le viergeargent et aussi ferme et élancée que la tige dujeune palmier.

À cette vue, Grain-de-Beauté sentit se mou-vementer en lui l’héritage de son vénérablepère, l’enfant charmant qu’il portait entre sescuisses. Et, comme il percevait distinctementson appel, il voulut le passer à la jeune femmequi devait savoir où le mettre. Mais elle lui dit :« Ne m’approche pas ! J’ai peur d’attraper lalèpre que tu as sur le corps ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté, sans pro-noncer une parole, se dévêtit de tous ses ha-bits, puis de sa chemise et de son caleçon, qu’iljeta au loin, et parut dans sa parfaite nudité,aussi limpide que l’eau de roche et aussi intactque l’œil d’un enfant.

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Alors l’adolescente ne douta plus du strata-gème employé par la vieille entremetteuse, surl’instigation de son premier époux, et, éblouiepar les charmes du jeune homme, elle courut àlui, et l’enveloppa de ses bras et l’entraîna versle lit, sur lequel elle roula avec lui, et lui dit :« Fais tes preuves, ô cheikh Zacharia, ô pèrepuissant des gros nerfs ! »

À cet appel formel, Grain-de-Beauté saisitl’adolescente par les hanches, et pointa le grosnerf de confiture dans la direction de la portedes triomphes, et, le poussant vers le corridorde cristal, le fit vivement aboutir à la porte desvictoires. Puis il le fit dévier de la grande route,et le poussa vigoureusement, par le raccourci,vers la porte du monteur ; mais comme le nerfhésitait devant l’étroitesse de cette porte cla-quemurée, il força le passage en défonçant lecouvercle, et se trouva alors chez lui comme sil’architecte avait pris les mesures des deux cô-tés à la fois. Après cela, il continua son excur-sion en visitant lentement le souk du lundi, le

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marché du mardi et du mercredi et l’étalage dujeudi. Puis, ayant délié de la sorte tout ce quiétait à délier, il se reposa à l’entrée du vendre-di.

Et tel fut le voyage d’essai de Grain-de-Beauté et de son enfant dans le jardin de l’ado-lescente.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-troisième nuit.

Elle dit :

Après quoi, Grain-de-Beauté, avec son en-fant assoupi dans la félicité, s’enlaça tendre-ment à l’adolescente aux plates-bandes sacca-

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gées ; et tous trois s’endormirent jusqu’au ma-tin.

Une fois réveillé, Grain-de-Beauté demandaà son épouse passagère : « Comment t’ap-pelles-tu, mon cœur ? » Elle répondit : « Zo-béida. » Il lui dit : « Eh bien ! Zobéida, je re-grette beaucoup d’être forcé de te quitter ! »Elle demanda, émue : « Et pourquoi me quit-terais-tu ? » Il dit : « Mais tu sais bien que jene suis seulement que Délieur ! » Elle s’écria :« Non, par Allah ! Et je me figurais, dans monbonheur, que tu étais un cadeau merveilleuxque me faisait mon bon père, pour remplacerl’autre ! » Il dit : « Ô charmante Zobéida, je suisun Délieur choisi par ton père et par ton pre-mier époux. Et, en prévision d’un mauvais vou-loir probable de ma part, une fois que j’auraisgoûté à tes charmes, ils ont eu soin tous deuxde me faire signer un contrat, par devant le kâ-di, qui m’oblige à leur payer dix mille dinarssi ce matin je ne te répudie pas. Or, vraiment,je ne vois pas comment je pourrais leur payer

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cette somme fabuleuse, moi qui n’ai pas enpoche un drachme seulement. Il vaut doncmieux que je m’en aille, sans quoi c’est la pri-son en perspective, puisque je ne suis pas sol-vable. »

À ces paroles, la jeune Zobéida réfléchitun instant ; puis, baisant les yeux de l’ado-lescent, lui demanda : « Comment t’appelles-tu, mon œil ? » Il dit : « Grain-de-Beauté. » Elles’écria : « Ya Allah ! jamais nom n’a été mieuxporté ! Eh bien ! mon chéri, ô Grain-de-Beauté,comme je préfère à tous les sucres candis cedélicieux nerf blanc de confiture dont tu m’asdulcifiée toute cette nuit, je te jure que nousallons trouver l’expédient pour ne jamais nousquitter ; car je préfère mourir plutôt que d’ap-partenir à un autre, après t’avoir goûté ! » Ildemanda : « Et comment allons-nous faire ? »Elle dit : « La chose est fort simple. Voici ! Toutà l’heure mon père va venir te chercher et il teconduira chez le kâdi pour accomplir les for-malités du contrat. Alors, toi, tu t’approche-

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ras gentiment du kâdi et tu lui diras : « Je neveux plus divorcer ! » Il te demandera : « Com-ment ? tu refuses les cinq mille dinars que l’onva te donner, et les effets pour mille dinarset le cheval de mille dinars, pour rester avecune femme ? » Tu répondras : « J’estime quechaque cheveu de cette femme vaut dix milledinars ! C’est pour cela que je garde la pro-priétaire de cette précieuse chevelure. » Alorsle kâdi te dira : « C’est ton droit ! Mais tu vaspayer au premier époux la somme de dix milledinars, en compensation. »

« Alors là, mon chéri, écoute bien ce que jevais te dire !

« Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent,aime les jeunes garçons à la folie. Or, toi, tu asdû déjà produire sur lui une considérable im-pression, j’en suis sûre. »

Grain-de-Beauté s’écria : « Tu crois alorsque le kâdi, lui aussi, est bilatéral ? » Zobéidaéclata de rire et dit : « Certainement ! Pourquoi

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donc cela t’étonne-t-il tant que ça ? » Il dit :« Décidément il est écrit que toute sa vieGrain-de-Beauté doit aller d’un bilatéral à unautre bilatéral. Mais, ô subtile Zobéida, conti-nue, je t’en prie, ton développement. Tu disaisdonc : « Le vieux kâdi, homme d’ailleurs ex-cellent, aime les jeunes garçons à la folie. » Neva pas me conseiller maintenant de lui vendrema marchandise » Elle dit : « Non ! tu vasvoir ! »

Et elle continua : « Lorsque le kâdi t’auradit : « Il faut payer les dix mille dinars ! » toi,tu le regarderas comme ça, d’une certaine ma-nière, pas trop, mais cependant de façon à le li-quéfier d’émotion sur son tapis. Et lui alors, sû-rement, te donnera un sursis pour régler cettedette. Et d’ici là Allah pourvoira ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté réfléchit uninstant et dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. »

Et au même moment une esclave, derrièrele rideau, donna de la voix et dit : « Ma maî-

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tresse Zobéida, ton père est là qui attend monmaître ! »

Alors Grain-de-Beauté se leva, s’habilla à lahâte et alla trouver le père de Zobéida. Et tousdeux, rejoints dans la rue par le premier mari,se rendirent chez le kâdi.

Or, les prévisions de Zobéida se réalisèrentà la lettre. Mais il faut dire aussi que Grain-de-Beauté prit soin de suivre scrupuleusementles précieuses indications qu’elle lui avait four-nies.

Aussi le kâdi, absolument annihilé par labeauté de Grain-de-Beauté, accorda-t-il nonseulement le sursis de trois jours que réclamaitmodestement l’adolescent, mais conclut sonjugement en ces termes : « Nos lois religieuseset notre jurisprudence ne peuvent faire du di-vorce une obligation ! Et nos quatre rites or-thodoxes sont absolument d’accord sur cepoint. D’un autre côté, le Délieur, devenul’époux de droit, profite d’un sursis, étant don-

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né sa condition d’étranger. Nous lui donnonsdonc dix jours pour payer sa dette. »

Alors Grain-de-Beauté baisa respectueuse-ment la main du kâdi qui pensait à part lui :« Par Allah ! ce bel adolescent vaut bien dixmille dinars. Et je les lui avancerais moi-mêmevolontiers ! » Puis Grain-de-Beauté prit congéfort gentiment et courut retrouver son épouse,la subtile Zobéida.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-quatrième nuit.

Elle dit :

Et Zobéida, le visage éclairé de joie, reçutGrain-de-Beauté en le félicitant du résultat ob-

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tenu, et lui donna cent dinars en vue de fairepréparer pour eux deux un festin qui dureraittoute la nuit. Et Grain-de-Beauté, avec l’argentde son épouse, fit aussitôt apprêter le festin enquestion. Et tous deux se mirent à manger età boire jusqu’à satiété. Alors, réjouis à la limitede la réjouissance, ils copulèrent longuement.Puis, pour prendre du répit, ils descendirentdans la salle de réception, allumèrent les flam-beaux, et organisèrent à eux deux un concertà faire danser les rochers et à suspendre le voldes oiseaux au fond du ciel.

Aussi il ne faut point s’étonner que soudaindes coups se soient fait entendre sur la porteextérieure de la maison. Et Zobéida, qui les en-tendit la première, dit à Grain-de-Beauté : « Vadonc voir qui frappe à la porte. » Et Grain-de-Beauté descendit aussitôt ouvrir.

Or, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Ra-chid, s’étant senti la poitrine rétrécie, avait dità son vizir Giafar, à son porte-glaive Massrouret à son poète favori, le délicieux Abou-No-

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was : « Je me sens un peu oppressé de la poi-trine. Allons nous promener un peu par lesrues de Baghdad, pour trouver de quoi nousrafraîchir les humeurs ! » Et ils s’étaient dégui-sés tous les quatre en derviches persans, ets’étaient mis à parcourir les rues de Baghdad,dans l’espoir de quelque aventure amusante. Etils étaient arrivés de la sorte devant la maisonde Zobéida et, ayant entendu les chants et lejeu des instruments, avaient, selon l’habitudedes derviches, frappé à la porte, sans se gêneraucunement.

Lorsque Grain-de-Beauté vit les derviches,comme il n’était point ignorant des devoirs del’hospitalité et qu’en outre il était dans d’excel-lentes dispositions, il les reçut cordialement etles introduisit dans le vestibule et leur appor-ta de quoi manger. Mais ils refusèrent la nour-riture en disant : « Par Allah ! les esprits déli-cats n’ont guère besoin de nourriture pour seréjouir les sens, mais d’harmonie seulement !Et justement nous constatons que les accords,

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entendus du dehors, se sont tus à notre entrée.Ne serait-ce point une chanteuse de professionqui chantait si merveilleusement ? » Grain-de-Beauté répondit : « Mais non, mes seigneurs !C’était ma propre épouse. » Et il leur racontason histoire depuis le commencement jusqu’àla fin, sans omettre un seul détail. Mais il n’y apoint d’utilité à la répéter.

Alors le chef des derviches, qui était le kha-lifat lui-même, dit à Grain-de-Beauté : « Monfils, tu peux être tranquille au sujet de ces dixmille dinars que tu dois à l’ancien mari de tonépouse. Je suis le chef de la tekké des der-viches de Baghdad qui compte quarantemembres ; nous sommes, grâce à Allah, dansl’aisance ; et dix mille dinars pour nous ne sontpoint un sacrifice. Je te promets donc de te lesfaire parvenir avant dix jours. Mais va prier tonépouse de nous chanter quelque chose, der-rière le rideau, pour nous exalter l’âme. Car,mon fils, la musique sert aux uns de dîner, aux

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autres de remède et à d’autres d’éventail : pournous elle remplit les trois rôles à la fois. »

Grain-de-Beauté ne se fit pas prier davan-tage ; et son épouse Zobéida voulut bienconsentir à chanter pour les derviches. Aussileur joie fut-elle extrême ; et ils passèrent unenuit délicieuse, tantôt à écouter le chant, tantôtà deviser agréablement, et tantôt à écouter leshilarantes improvisations du poète Abou-No-was, que la beauté de l’adolescent faisait déli-rer à la limite du délire.

Avec le matin, les faux derviches se le-vèrent, et le khalifat, avant de s’en aller, mitsous le coussin sur lequel il était appuyé unebourse contenant, pour commencer, cent di-nars d’or, les seuls qu’il eût sur lui en ce mo-ment. Puis ils prirent congé de leur jeune hôte,en le remerciant par la bouche d’Abou-Nowasqui lui improvisa des vers exquis et se promitbien à part lui de ne point le perdre de vue.

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Vers le milieu du jour, Grain-de-Beauté, àqui Zobéida avait remis les cent dinars trouvéssous le coussin, voulut sortir pour aller au soukfaire quelques emplettes, quand, en ouvrantla porte, il vit, arrêtés devant la maison, cin-quante mulets lourdement chargés de ballesd’étoffes et, sur une mule bellement harnachée,un jeune esclave abyssin, aux traits charmants,au corps brun, qui tenait à la main une missiveenroulée.

En voyant Grain-de-Beauté, le petit esclavemit vivement pied à terre, vint baiser la terredevant l’adolescent et, lui remettant la missive,lui dit : « Ô mon maître Grain-de-Beauté, jeviens d’arriver du Caire, envoyé vers toi parton père, mon maître Schamseddîn, syndic desmarchands de la cité. Je suis porteur pour toide cinquante mille dinars en marchandises deprix, et d’un paquet contenant un cadeau de tamère, destiné à ton épouse Sett Zobéida, com-posé d’une aiguière d’or enrichie de pierrerieset d’une cuvette d’or ciselé.

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-cinquième nuit.

Elle dit :

Grain-de-Beauté fut tellement surpris et ré-joui à la fois de cet événement miraculeux,qu’il ne songea d’abord qu’à prendre connais-sance du contenu de la lettre. Il l’ouvrit et lutce qui suit :

« APRÈS LES SOUHAITS LES PLUS PARFAITSDE BONHEUR ET DE SANTÉ DE LA PART DESCHAMSEDDIN À SON FILS ALAEDDIN GRAIN-DE-BEAUTÉ !

« Sache, ô mon fils bien-aimé, que le bruitdu désastre subi par ta caravane et de la perte

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de tes biens est parvenu jusqu’à moi. Aussitôtje t’ai fait préparer une nouvelle caravane decinquante mulets chargés de marchandisespour cinquante mille dinars d’or. De plus tamère t’envoie une belle robe qu’elle a brodéeelle-même, et, en cadeau pour ton épouse, uneaiguière et une cuvette qui, nous osons l’espé-rer, lui agréeront.

« Nous avons, en effet, appris avec un cer-tain étonnement que tu as servi de Délieurdans un divorce lié par la formule de la Ré-pudiation par Trois. Mais du moment que tutrouves la jeune femme à ta convenance, aprèsessai, tu as bien fait de la garder. Aussi les mar-chandises qui t’arrivent sous la garde du petitAbyssin Salim serviront, et au delà, à payer lesdix mille dinars que tu dois, comme compen-sation, au premier mari.

« Ta mère et tous les nôtres sont dans lebonheur et la santé, espèrent ton prochain re-tour et t’envoient leurs salams affectueux et laplus grande expression de leur tendresse.

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« Vis heureux longtemps ! Ouassalam ! »

Cette lettre et l’arrivée inattendue de cesrichesses mirent Grain-de-Beauté dans un telémoi qu’il ne pensa pas un instant à l’invrai-semblance de l’événement. Et il monta chezson épouse et lui apprit la chose.

Il n’avait pas fini ses explications que l’onfrappa à la porte, et le père de Zobéida et lepremier mari entrèrent dans le vestibule. Ilsvenaient essayer de persuader Grain-de-Beau-té de divorcer à l’amiable.

Le père de Zobéida dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils, aie pitié de mon premiergendre qui aime beaucoup son ancienneépouse ! Allah t’a envoyé des richesses qui tepermettront d’acheter les plus belles esclavesdu marché et aussi de te marier, en noces légi-times, avec la fille du plus considérable d’entreles émirs. Rends donc à ce pauvre homme sonancienne épouse, et il consent à devenir tonesclave ! » Mais Grain-de-Beauté répondit :

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« Justement Allah m’a envoyé toutes ces ri-chesses pour rémunérer largement mon prédé-cesseur. Je suis disposé à lui donner les cin-quante mulets avec leurs marchandises etmême le joli esclave abyssin Salim, et à ne gar-der de tout cela que le cadeau destiné à monépouse, à savoir la cuvette et l’aiguière ! » Puisil ajouta : « Et si ta fille Zobéida consent à re-tourner à son ancien mari, je veux, à mon tour,la délier ! »

Alors le beau-père entra chez Zobéida et luidemanda : « Consens-tu à retourner à ton pre-mier mari ? » Elle répondit : « Ya Allah ! Ya Al-lah ! Mais il n’a jamais su le prix de mon jardin,et s’est toujours arrêté à mi-route. Non, par Al-lah ! je reste à l’adolescent qui l’a exploré danstous les sens ! »

Lorsque le premier mari eut constaté quetout espoir pour lui était perdu, il en eut un telchagrin que son foie éclata à l’heure même, etil mourut. Et voilà pour lui !

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Quant à Grain-de-Beauté, il continua à seréjouir avec la charmante et subtile Zobéida.Et tous les soirs, après le festin et de multiplescopulations et autres choses semblables, il or-ganisait avec elle un concert à faire danser lespierres et à suspendre au fond du ciel le vol desoiseaux.

Le dixième jour après son mariage, il serappela soudain la promesse que lui avait faitele chef des derviches de lui envoyer dix milledinars, et il dit à son épouse : « Tu vois ce chefdes menteurs ! Si j’avais dû attendre la réali-sation de sa promesse, je serais déjà mort defaim en prison ! Par Allah ! si je le rencontreencore, je lui dirai ce que je pense de sa mau-vaise foi ! »

Puis, comme le soir tombait, il fit allumerles flambeaux de la salle de réception et se dis-posait à organiser le concert, comme toutes lesnuits, quand on frappa à la porte. Il voulut al-ler lui-même ouvrir et ne fut pas peu surprisde voir les quatre derviches de la première

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nuit. Il éclata de rire à leur figure, et leur dit :« Bienvenus soient les menteurs, les hommesde mauvaise foi ! Mais je veux vous invitertout de même à entrer ; car Allah m’a dispenséd’avoir désormais besoin de vos services. Etvous êtes d’ailleurs, bien que menteurs et hy-pocrites, tout à fait charmants et bien élevés. »Et il les introduisit dans la salle de réceptionet pria Zobéida de leur chanter quelque chose,derrière le rideau. Et elle le fit d’une façon à ra-vir la raison, à faire danser les pierres et à sus-pendre au fond du ciel le vol des oiseaux.

À un moment donné, le chef des dervichesse leva et s’absenta pour satisfaire un besoin.Alors l’un des faux derviches, qui était le poèteAbou-Nowas, se pencha à l’oreille de Grain-de-Beauté et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux centsoixante-sixième nuit.

Elle dit :

Le poète Abou Nowas dit à Grain-de-Beau-té : « Ô notre hôte charmant, permets-moi dete poser une question. Comment as-tu pucroire un instant à l’envoi par ton père Scham-seddîn des cinquante mulets chargés de ri-chesses ? Voyons ! Combien de jours faut-ilpour aller au Caire de Baghdad ? » Il répondit :« Quarante-cinq jours. » Abou-Nowas deman-da : « Et pour revenir ? » Il répondit : « Qua-rante-cinq autres jours, au moins. » Abou-No-was se mit à rire et dit : « Comment veux-tualors qu’en moins de dix jours ton père aitappris la perte de ta caravane et ait pu t’enenvoyer une seconde ? » Grain-de-Beautés’écria : « Par Allah ! ma joie a été si grandeque je n’ai guère eu le temps de réfléchir àtout cela ! Mais, dis-moi alors, ô derviche : et

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la lettre, qui l’a écrite ? et cet envoi, d’où vient-il ? » Abou-Nowas répondit :

« Ah ! Grain-de-Beauté, si tu étais aussiperspicace que tu es beau, il y a longtemps quetu aurais déjà deviné en notre chef, sous seshabits de derviche, notre maître le khalifat lui-même, l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid,et dans le second derviche le sage vizir Giafarle Barmécide, dans le troisième le porte-glaiveMassrour, et en moi-même ton esclave et ad-mirateur Abou-Nowas, poète simplement ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté fut à la li-mite de la surprise et de la confusion, et timi-dement il demanda : « Mais, ô grand Abou-No-was, quel est le mérite qui a attiré sur moi tousces bienfaits de la part du khalifat ? » Abou-Nowas sourit et dit : « Ta beauté ! » Et il ajou-ta : « C’est le plus grand des mérites à ses yeuxd’être jeune, sympathique et beau. Et il consi-dère que l’on n’achète jamais assez cher lesimple spectacle d’un être beau et la vue d’unjoli visage ! »

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Sur ces entrefaites, le khalifat vint re-prendre sa place sur le tapis. Alors Grain-de-Beauté vint s’incliner entre ses mains et lui dit :« Ô émir des Croyants, qu’Allah te conserve ànotre respect et à notre amour, et qu’il ne nousprive jamais des bienfaits de ta générosité ! »Et le khalifat lui sourit et lui caressa légère-ment la joue et lui dit : « Je t’attends demain aupalais. » Puis il leva la séance et, suivi de Gia-far, de Massrour et d’Abou-Nowas qui recom-manda à Grain-de-Beauté de ne pas oublier devenir, il s’en alla.

Le lendemain, Grain-de-Beauté, à qui sonépouse avait beaucoup conseillé de se rendreau palais, choisit les choses les plus précieusesque lui avait apportées le petit Abyssin Salim,les mit dans un beau coffret et mit le coffretsur la tête du joli esclave ; puis, après avoir étéhabillé et accommodé avec beaucoup de soinpar son épouse Zobéida, il se dirigea vers le di-wan en emmenant le petit avec sa charge. Etil monta au diwan et, déposant le coffret aux

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pieds du khalifat, lui fit un compliment en versbien rythmés, et lui dit : « Ô émir des Croyants,notre prophète béni (sur lui la bénédiction etla paix !) acceptait les cadeaux pour ne pointfaire de la peine à ceux qui les lui offraient. Tonesclave serait lui aussi dans la félicité si tu vou-lais bien agréer ce petit coffret comme marquede sa gratitude. »

Et le khalifat fut charmé de cette attentionde l’adolescent et lui dit : « C’est trop, ô Grain-de-Beauté, car toi-même tu nous es déjà unsi beau présent ! Sois donc le bienvenu dansmon palais et dès aujourd’hui je veux te nom-mer à un haut emploi. » Et aussitôt il destituade sa charge le grand syndic des marchandsde Baghdad et nomma Grain-de-Beauté à saplace.

Puis, pour que cette nomination fût connuede tout le monde, le khalifat écrivit un firmanoù il décrétait la chose, fit remettre ce firmanau wali, lequel le remit au crieur public qui le

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cria par toutes les rues et tous les souks deBaghdad.

Quant à Grain-de-Beauté, il commença dèsce jour à se rendre régulièrement auprès dukhalifat, qui ne pouvait plus se passer de levoir. Et, pour vendre ses marchandises,comme il n’en avait guère le temps lui-même,il fit ouvrir une belle boutique à la tête de la-quelle il mit le petit esclave brun qui s’acquittaà merveille de ce métier tout de délicatesse.

À peine deux ou trois jours s’étaient-ilsécoulés de la sorte que l’on vint annoncer aukhalifat la mort subite de son grand échanson.Et le khalifat, sur-le-champ, nomma Grain-de-Beauté aux fonctions de grand échanson, et luifit don d’une robe d’honneur appropriée à cettehaute charge, et lui fixa des émoluments somp-tueux. Et de la sorte il ne s’en sépara plus.

Le surlendemain, comme Grain-de-Beautése tenait aux côtés du khalifat, le grand cham-bellan entra, baisa la terre devant le trône et

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dit : « Qu’Allah conserve les jours de l’émir desCroyants, et les augmente d’autant de joursque la mort vient d’en ravir au commandant dupalais ! » Et il ajouta : « Ô émir des croyants,le commandant du palais vient de mourir ! »L’émir des Croyants dit : « Qu’Allah l’ait en samiséricorde ! » Et séance tenante il nommaGrain-de-Beauté commandant du palais à laplace du défunt, et lui fixa des émoluments en-core plus somptueux. Et de la sorte Grain-de-Beauté devait rester continuellement à côté dukhalifat. Puis, cette nomination faite et annon-cée à tout le palais, le khalifat leva la séance enagitant, comme d’habitude, son mouchoir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-septième nuit.

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Elle dit :

… et ne garda auprès de lui que Grain-de-Beauté.

Aussi, dès ce jour, Grain-de-Beauté passatoutes ses journées au palais ; et il ne rentrait àsa maison que bien tard dans la nuit, et se cou-chait heureux avec son épouse qu’il mettait aucourant des événements de la journée.

L’affection du khalifat pour Grain-de-Beauténe fit qu’augmenter de jour en jour, au pointqu’il aurait tout sacrifié plutôt que de laisserinsatisfait le moindre désir de l’adolescent,comme le prouve le trait suivant.

Le khalifat donnait un concert où se trou-vaient présents ses intimes ordinaires : Giafar,le poète Abou-Nowas, Massrour et Grain-de-Beauté. Derrière le rideau chantait la favoritemême du khalifat, la plus belle et la plus par-faite de ses concubines. Mais soudain le kha-lifat regarda fixement Grain-de-Beauté et lui

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dit : « Ami, ma favorite te plaît, je le lis dans tesyeux. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Ce quiplaît au maître doit plaire à l’esclave ! » Maisle khalifat s’écria : « Par ma tête et la tombede mes aïeux, ô Grain-de-Beauté, ma favoritet’appartient dès cet instant ! » Et il appela aus-sitôt le chef des eunuques et lui dit : « Trans-porte à la maison de mon commandant du pa-lais tous les effets et les quarante esclaves dema favorite Délices-des-Cœurs, puis conduis-la elle-même à sa maison dans une chaise àporteurs. » Mais Grain-de-Beauté dit : « Par tavie, ô commandeur des Croyants, dispense tonindigne esclave de prendre ce qui appartientau maître ! » Alors le khalifat comprit la penséede Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu as peut-êtreraison. Probablement ton épouse serait jalousede mon ancienne favorite ! Que celle-ci restedonc au palais ! » Puis il se tourna vers Giafar,son vizir, et lui dit : « Ô Giafar, il te faut des-cendre immédiatement au souk des esclaves,car c’est aujourd’hui jour de marché, et ache-ter pour dix mille dinars la plus belle esclave

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de tout le souk. Et tu l’enverras tout de suite àla maison de Grain-de-Beauté ! »

Giafar se leva à l’heure même, descendit ausouk des esclaves, et pria Grain-de-Beauté del’accompagner pour lui indiquer lui-même lechoix à faire.

Or, le wali de la ville, l’émir Khaled, étaitégalement descendu ce jour-là au souk, pouracheter une esclave à son fils qui venait d’at-teindre l’âge de la puberté.

Le wali de la ville avait en effet un fils.Mais ce fils était un garçon d’une laideur à faireavorter une femme en couches, – contrefait,puant, l’haleine fétide, les yeux de travers, labouche aussi vaste que la vulve d’une vieillevache. Aussi l’appelait-on Gros-Bouffi.

Justement, la veille au soir, Gros-Bouffiavait atteint sa quatorzième année, et sa mèreétait inquiète, depuis déjà un certain temps, dene constater en lui aucun symptôme de virili-té. Mais elle ne tarda pas à se tranquilliser en

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remarquant, le matin de ce jour-là, que son filsGros-Bouffi avait, à la suite d’un rêve, copulétout seul dans le sommeil en laissant sur le ma-telas des signes péremptoires.

Cette constatation avait ravi à l’extrême lamère de Gros-Bouffi et l’avait fait courir auprèsde son époux à qui elle avait rapporté l’heu-reuse nouvelle, en l’obligeant à descendre im-médiatement au souk, accompagné de son fils,pour lui acheter une belle esclave à sa conve-nance.

Donc le Destin, qui est entre les mains d’Al-lah, voulut ce jour-là faire ainsi se rencontrer,au souk des esclaves, Giafar et Grain-de-Beau-té avec l’émir Khaled et son fils Gros-Bouffi.

Après les salams d’usage, ils se réunirent enun seul groupe et firent défiler devant eux lescourtiers, chacun avec les esclaves blanches,brunes ou noires dont il disposait.

Ils virent de la sorte une quantité innom-brable de jeunes filles grecques, abyssines, chi-

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noises et persanes, et ils allaient se retirer sansfixer ce jour-là leur choix sur aucune, quand lechef des courtiers en personne passa le dernieren tenant par la main une jeune fille au visagedécouvert, la pleine lune du mois de Ramadan.

À sa vue, Gros-Bouffi se mit à renifler avecforce et dit à l’émir Khaled, son père : « C’estcelle-ci qu’il me faut ! » Et de son côté Giafardemanda à Grain-de-Beauté : « Celle-ci teconvient-elle ? » Il répondit : « Elle fait l’af-faire ! »

Alors Giafar demanda à la jeune fille :« Comment t’appelles-tu, ô gentille esclave ? »Elle répondit : « Yasmine ! » Alors le vizir de-manda au courtier : « Combien la mise à prixd’Yasmine ? » Il dit : « Cinq mille dinars, ô monmaître ! » Alors Gros-Bouffi s’écria : « J’en offresix mille ! »

À ce moment, Grain-de-Beauté s’avança etdit : « J’en offre huit mille ! » et Gros-Bouffi re-nifla de rage et dit : « Huit mille dinars et un ! »

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Giafar dit : « Neuf mille et un ! » Mais Grain-de-Beauté dit : « Dix mille dinars ! »

Alors, le courtier, craignant un revirementdes deux parties, dit : « À dix mille dinars, l’es-clave Yasmine ! » Et il la livra à Grain-de-Beau-té.

À cette vue, Gros-Bouffi tomba en battantl’air des pieds et des mains, à la grande déso-lation de son père, l’émir Khaled, qui ne l’avaitconduit au souk que pour obéir à son épouse,car il le détestait pour sa laideur.

Quant à Grain-de-Beauté, après avoir re-mercié le vizir Giafar, il emmena Yasmine. Et,après l’avoir présentée à son épouse Zobéida,qui la trouva sympathique et le loua de sonchoix, il s’unit à elle d’une façon légitime, enla prenant comme seconde épouse. Et il dormitavec elle cette nuit-là, et la féconda.

Mais pour ce qui est de Gros-Bouffi, voici !

Lorsqu’on eut réussi, à force de promesseset de cajoleries, à le ramener à la maison, il se

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jeta sur les matelas et ne voulut plus se rele-ver pour manger ou boire, et d’ailleurs il avaitpresque perdu la raison.

Pendant que toutes les femmes de la mai-son, consternées, entouraient la mère de Gros-Bouffi qui était à la limite de la perplexité, unevieille femme vint à entrer qui était la mèred’un voleur illustre, détenu, en vertu d’unecondamnation, à la prison perpétuelle, etconnu de tout Baghdad sous le nom d’Ahmad-la-Teigne.

Cet Ahmad-la-Teigne était si habile dansl’art du vol que c’était pour lui un jeu d’enleverune porte devant le portier et de la faire dispa-raître en un clin d’œil comme s’il l’avalait, depercer les murs devant le propriétaire en fai-sant semblant de pisser, d’arracher les cils desyeux à un individu sans en être remarqué, etd’essuyer le kohl des yeux d’une femme sansqu’elle le sentît.

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La mère d’Ahmad-la-Teigne entra doncchez la mère de Gros-Bouffi, et, après les sa-lams, lui demanda : « Quelle est la cause deton affliction, ô ma maîtresse ? Et de quel malsouffre mon jeune maître, ton fils, qu’Allahconserve ? » Alors la mère de Gros-Bouffi ra-conta à cette vieille, qui lui servait depuis long-temps de procureuse de servantes, la contra-riété qui les mettait toutes dans cet état. Et lamère d’Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô ma maî-tresse, il n’y a que mon fils pour vous tirerd’embarras, je le jure sur ta vie. Tâche d’ob-tenir son élargissement, et il saura trouver unexpédient pour amener la belle Yasmine entreles mains de notre jeune maître, ton fils. Cartu sais bien que mon pauvre enfant est enchaî-né, avec, aux pieds, un anneau de fer sur lequelsont gravés les mots : « À perpétuité ! » Et toutcela parce qu’il a fabriqué de la fausse mon-naie ! » Et la mère de Gros-Bouffi lui promit dela protéger.

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En effet, le soir même, lorsque le wali, sonépoux, fut rentré à la maison, elle alla le trou-ver après le souper ; et elle s’était arrangée etparfumée, et avait pris son air le plus aimable.Aussi l’émir Khaled, qui était un homme trèsbon, ne put résister au désir que provoquaiten lui la vue de son épouse ; mais elle lui ré-sista en disant : « Jure-moi sur le divorce quetu m’accorderas ce que je te demanderai ! » Etil le lui jura. Et elle l’apitoya sur le sort de lavieille mère du voleur et obtint de lui la pro-messe de l’élargissement. Alors elle se laissamonter par son époux.

Aussi, le lendemain matin, l’émir Khaled,après les ablutions et la prière, se rendit à laprison où était enfermé Ahmad-la-Teigne et luidemanda : « Eh bien, bandit, te repens-tu detes méfaits passés ? » Il répondit : « Je m’en re-pens et je le proclame par la parole comme jele pense dans mon cœur. » Et le wali le tira dela prison et l’amena devant le khalifat qui futextrêmement étonné de le voir encore en vie

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et lui demanda : « Comment, ô bandit, tu n’esdonc pas mort ? » Il répondit : « Par Allah ! ôémir des Croyants, la vie du méchant est fortdure à la détente. » Alors le khalifat se mit àrire aux éclats et dit : « Qu’on fasse venir le for-geron pour lui enlever les fers ! » Puis il lui dit :« Comme je suis au courant de tes exploits, jeveux t’aider à persister maintenant dans ton re-pentir et, comme nul ne connaît mieux les vo-leurs que toi, je te nomme chef de la police deBaghdad. » Et aussitôt le khalifat fit proclamerun édit par lequel il nommait Ahmad-la-Teignechef de la police. Et Ahmad baisa la main dukhalifat et entra immédiatement dans l’exer-cice de ses fonctions.

Il commença donc, afin de joyeusement fê-ter sa délivrance et ses nouvelles fonctions, paraller au cabaret tenu par le juif Abraham, letémoin de ses anciens exploits, vider deux outrois vieux pots de sa boisson favorite, un vinionien excellent. Aussi, quand sa mère vint letrouver pour lui parler de la gratitude qu’il de-

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vait témoigner désormais à l’épouse de l’émirKhaled, la mère de Gros-Bouffi, elle le trouva àmoitié ivre et en train de tirer la barbe du juifqui n’osait protester par respect pour les fonc-tions redoutables du chef de la police, Ahmad-la-Teigne.

Elle réussit tout de même à le tirer de làet, le prenant à part, lui raconta tous les in-cidents qui avaient eu pour résultat sa déli-vrance, et lui dit qu’il fallait tout de suite ima-giner quelque chose pour enlever l’esclave àGrain-de-Beauté, le commandant du palais.

À ces paroles, Ahmad-la-Teigne dit à samère : « La chose sera faite ce soir. Car rienn’est plus facile. » Et il la quitta pour aller pré-parer le coup.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux centsoixante-huitième nuit.

Elle dit :

Or, il faut savoir que, cette nuit-là, le khali-fat Haroun Al-Rachid était entré dans l’appar-tement de son épouse car c’était le premierjour du mois, et régulièrement il lui réservaitce jour pour parler avec elle des affaires cou-rantes et prendre son avis sur toutes les ques-tions générales et particulières de son empire.Il avait en elle, en effet, une confiance illimitée,et il l’aimait pour sa sagesse et sa beauté. Maisil faut également savoir que le khalifat avaitl’habitude, avant d’entrer dans la chambre deson épouse, de déposer dans le vestibule, surun guéridon spécial, son chapelet aux grainsalternés d’ambre et de turquoises, son sabredroit au pommeau de jade incrusté de rubisaussi gros que des œufs de pigeon, son cachetroyal et une petite lampe d’or enrichie de pier-

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reries qui l’éclairait quand il faisait, la nuit, soninspection secrète du palais.

Ces détails étaient bien connus d’Ahmad-la-Teigne. Aussi lui servirent-ils pour mettre sonprojet à exécution. Il attendit les ténèbres de lanuit et le sommeil des esclaves pour accrocherson échelle de cordes le long du mur du pa-villon qui servait d’appartement à l’épouse dukhalifat, y grimper, et pénétrer aussi silencieuxqu’une ombre dans le vestibule où, en un clind’œil, il s’empara des quatre objets précieux,pour se hâter de descendre par où il était mon-té.

De là, il courut à la maison de Grain-de-Beauté et, de la même façon, il pénétra dans lacour où, sans faire le moindre bruit, il enleval’un des carrés de marbre qui la pavaient, creu-sa rapidement une fosse et y enfouit les objetsvolés. Puis, après avoir tout remis en ordre, ildisparut pour aller continuer de boire au caba-ret du juif Abraham.

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Toutefois, Ahmad-la-Teigne, en voleur par-fait, n’avait pu résister au désir de s’approprierl’un des quatre objets précieux. Il avait doncdistrait la petite lampe d’or et, au lieu de l’en-fouir avec le reste au fond de la fosse, il l’avaitenfouie dans sa poche en se disant : « Il n’estpas dans mes habitudes de ne pas percevoir lacommission. »

Mais, pour revenir au khalifat, sa surprised’abord fut grande quand le matin il ne trouvaplus sur le guéridon les quatre objets précieux.Puis, quand les eunuques interrogés se furentjetés la face contre terre en protestant de leurignorance, le khalifat entra dans une colèresans limites, et revêtit sur l’heure la terriblerobe de la fureur. Cette robe était tout en soierouge ; et quand le khalifat la portait c’étaitsigne d’un désastre certain et de calamités ef-froyables sur la tête de tous ceux qui l’entou-raient.

Le khalifat, une fois vêtu de cette roberouge, entra dans le diwan et s’assit sur le

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trône, tout seul dans la salle. Et tous les cham-bellans, et tous les vizirs entrèrent un à un et seprosternèrent la face contre terre, et restèrentdans cette position, excepté Giafar qui, pâlepourtant, se tenait droit et les yeux fixés sur lespieds du khalifat.

Au bout d’une heure de ce silence effrayant,le khalifat regarda Giafar impassible et lui ditd’une voix sourde : « La coupe bouillonne ! »Giafar répondit : « Qu’Allah empêche toutmal ! »

Mais à ce moment entra le wali, accompa-gné d’Ahmad-la-Teigne. Et le khalifat lui dit :« Approche-toi d’ici, émir Khaled ! Et dis-moicomment va la tranquillité publique à Bagh-dad ! » Le wali, père de Gros-Bouffi, répondit :« La tranquillité est parfaite à Baghdad, ô émirdes Croyants ! » Le khalifat s’écria : « Tumens ! » Et comme le wali, bouleversé, ne sa-vait encore comment s’expliquer cette colère,Giafar, qui était à côté de lui, lui glissa àl’oreille, en deux mots, le motif qui acheva de

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le consterner. Puis le khalifat lui dit : « Si avantla nuit tu n’as pu retrouver les objets précieux,qui me sont plus chers que mon royaume, tatête sera suspendue à la porte du palais ! »

À ces paroles, le wali embrassa la terreentre les mains du khalifat et s’écria : « Ô émirdes Croyants, le voleur doit certainement êtrequelqu’un du palais, car le vin qui s’aigrit porteen lui-même son propre ferment. Et puis per-mets à ton esclave de dire que le seul hommeresponsable ne peut être que le commandantde la police, qui est seul chargé de cette sur-veillance, et qui d’ailleurs connaît, un par un,tous les voleurs de Baghdad et de l’empire. Samort devrait donc précéder la mienne, au casoù l’on ne retrouverait pas les objets perdus. »

Alors s’avança le commandant de la police,Ahmad-la-Teigne, et, après les hommages dus,il dit au khalifat : « Ô émir des Croyants, le vo-leur sera découvert. Mais je prie le khalifat deme délivrer un firman qui me permette de fairedes perquisitions chez tous les habitants du pa-

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lais et chez tous ceux qui entrent ici, mêmechez le kâdi, même chez le grand-vizir Giafar etchez le commandant du palais, Grain-de-Beau-té ! » Et le khalifat lui fit aussitôt délivrer le fir-man en question et dit : « Il me faut, en toutcas, faire couper la tête à quelqu’un, et ce se-ra ou la tienne ou celle du voleur. Choisis ! Etje jure sur ma vie et sur la tombe de mes an-cêtres que, le voleur fût-il mon propre fils, l’hé-ritier de mon trône, ma décision sera la même :la mort par la pendaison sur la place du mei-dan. »

À ces paroles, Ahmad-la-Teigne, le firmanà la main, se retira et alla quérir deux gardeschez le kâdi et deux gardes chez le wali, etcommença immédiatement ses perquisitionsen visitant la maison de Giafar, celle du wali,et celle du kâdi. Puis il arriva à la maison deGrain-de-Beauté, qui ignorait encore tout cequi venait de se passer.

Ahmad-la-Teigne, tenant le firman dans unemain et dans l’autre main une lourde baguette

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d’airain, entra dans le vestibule et mit Grain-de-Beauté au courant de la situation, et lui dit :« Mais je me garderais bien, seigneur, d’opé-rer des perquisitions dans la maison du fidèleconfident du khalifat ! Permets-moi donc deme retirer, comme si la chose était faite ! »Grain-de-Beauté dit : « Qu’Allah m’en pré-serve, ô chef de la police ! Il faut accomplirton devoir jusqu’au bout ! » Alors Ahmad-la-Teigne dit : « Je vais le faire pour la formeseulement ! » Et d’un air négligent il sortit dansla cour et se mit à en faire le tour en frappantchaque carré de marbre de sa lourde baguetted’airain, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au carré enquestion qui, sous le choc, rendit un son creux.

En entendant ce son, Ahmad-la-Teignes’écria : « Ô seigneur, par Allah ! je crois bienqu’il doit y avoir là-dessous quelque ancien ca-veau qui recèle un trésor des temps passés. »Et Grain-de-Beauté dit aux quatre gardes :« Alors, essayez d’enlever ce marbre pour voirun peu ce qu’il y a dessous. » Et aussitôt les

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gardes firent pénétrer leurs instruments dansles interstices du carré de marbre et le soule-vèrent. Et, devant les yeux de tous, apparurenttrois des objets volés, à savoir le sabre, le ca-chet et le chapelet.

À cette vue, Grain-de-Beauté s’écria : « Aunom d’Allah ! » et tomba évanoui.

Alors Ahmad-la-Teigne envoya chercher lekâdi et le wali et les témoins, qui dressèrentaussitôt procès-verbal de cette découverte ; ettous cachetèrent la feuille, et le kâdi en per-sonne alla la remettre au khalifat, alors que lesgardes s’assuraient de la personne de Grain-de-Beauté.

Lorsque le khalifat eut entre les mains lestrois objets, sans la lampe, et eut appris leurdécouverte dans la maison de celui qu’il consi-dérait comme son plus fidèle confident et sonintime, celui qu’il avait comblé de ses faveurset en qui il avait placé une confiance sans li-mites, il resta pendant une heure de temps

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sans prononcer une parole, puis il se tournavers le chef de ses gardes et dit : « Qu’on lepende ! »

Aussitôt le chef des gardes sortit et fit crierla sentence par toutes les rues de Baghdad, etse rendit à la maison de Grain-de-Beauté qu’ilarrêta lui-même et dont il confisqua sur l’heureles femmes et les biens. Les biens furent versésau trésor public, et les deux femmes allaientêtre criées sur le marché comme esclaves ;mais alors le wali, père de Gros-Bouffi, déclaraqu’il emmenait l’une, qui était l’ancienne es-clave achetée par Giafar ; et le chef des gardesfit conduire, à sa propre maison, l’autre quiétait Zobéida à la belle voix.

Or, ce chef des gardes était justement lemeilleur ami de Grain-de-Beauté, et il lui avaitvoué une affection qui ne s’était jamais démen-tie. Aussi, bien qu’il exécutât en public les ter-ribles mesures de rigueur prises contre Grain-de-Beauté par la colère du khalifat, se jura-t-ilde sauver sa tête, et commença-t-il par mettre

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chez lui en sûreté l’une de ses épouses, la belleZobéida, que le malheur avait anéantie.

Le soir même devait avoir lieu la pendaisonde Grain-de-Beauté qui était pour le momentenchaîné au fond de la prison. Mais le chef desgardes veillait sur lui. Il alla trouver le gardienen chef de la prison et lui dit : « Combien as-tude prisonniers condamnés à être pendus cettesemaine, sans recours ? » Il répondit : « Prèsde quarante, à deux ou trois près. » Le chefdes gardes dit : « Je veux les voir tous. » Et illes passa en inspection, l’un après l’autre, à di-verses reprises, et finit par en choisir un quiressemblait étonnamment à Grain-de-Beauté,et dit au gardien de la prison : « Celui-ci va meservir comme jadis la bête sacrifiée par le Pa-triarche, père d’Ismaël, à la place de son fils ! »

Il emmena donc le prisonnier et, à l’heurefixée pour la pendaison, il alla le remettre àl’exécuteur qui aussitôt, devant la foule im-mense assemblée sur la place, et après les for-malités pieuses d’usage, passa la corde au cou

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du faux Grain-de-Beauté, et, d’un mouvement,le culbuta dans l’espace, pendu.

Cela fait, le chef des gardes attendit l’obscu-rité pour aller tirer Grain-de-Beauté de la pri-son et le conduire chez lui en cachette. Et alorsseulement il lui révéla ce qu’il venait de fairepour lui et lui dit : « Mais, par Allah ! ô monfils, pourquoi t’es-tu laissé tenter par ces objetsprécieux, toi en qui le khalifat avait placé toutesa confiance ? »

À ces paroles, Grain-de-Beauté tomba éva-noui d’émotion, et quand, à force de soins, ilfut revenu à ses sens, il s’écria : « Par le Nomauguste et par le Prophète, ô mon père, je suiscomplètement étranger à ce vol, et j’en ignoreet le motif et l’auteur. » Et le chef des gardesn’hésita pas à le croire et s’écria : « Tôt ou tard,mon fils, le coupable sera découvert ! Quantà toi, tu ne saurais rester un instant de plusà Baghdad, car on n’a pas en vain pour enne-mi un roi. Je vais donc partir avec toi, en lais-sant dans ma maison, auprès de ma femme,

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ton épouse Zobéida, jusqu’à ce qu’Allah, danssa sagesse, change cet état de choses ! »

Puis, sans même laisser le temps à Grain-de-Beauté de faire ses adieux à son épouse Zo-béida, il l’emmena en lui disant : « Nous allonsde ce pas aller au port d’Aïas, sur la mer salée,pour de là nous embarquer pour Iskandaria, oùtu attendras les événements dans une vie tran-quille ; car cette ville d’Iskandaria, ô mon fils,est fort agréable à habiter, et son approche estverte et bénie. »

Aussitôt tous deux se mirent en route, dansla nuit, et furent bientôt hors de Baghdad. Maisils n’avaient point de montures, et déjà ils sedemandaient comment ils allaient faire pours’en procurer, quand ils virent deux juifs, quiétaient des changeurs de Baghdad, hommesfort riches et connus du khalifat. Alors le chefdes gardes eut peur qu’ils n’allassent raconterau khalifat l’avoir vu avec Grain-de-Beauté vi-vant. Il s’avança donc vers eux et leur cria :« Descendez de vos mules ! » Et les deux juifs

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tremblants descendirent, et le chef des gardesleur coupa la tête, prit leur argent, et monta surune mule en donnant l’autre à Grain-de-Beau-té ; et tous deux continuèrent leur route vers lamer.

Arrivés à Aïas, ils prirent soin de confierleurs mules au propriétaire du khân où ils des-cendirent se reposer, en lui recommandant deles bien soigner, et le lendemain ils cher-chèrent ensemble un navire en partance pourIskandaria. Ils finirent par en trouver un quiétait sur le point de mettre à la voile. Alorsle chef des gardes, après avoir remis à Grain-de-Beauté tout l’or qu’il avait pris aux deuxjuifs, lui conseilla vivement d’attendre à Iskan-daria en toute sérénité les nouvelles qu’il nemanquerait pas de lui envoyer de Baghdad, etmême d’espérer son arrivée à lui-même à Is-kandaria d’où il le ramènerait à Baghdad quandle coupable serait découvert. Puis il l’embrassaen pleurant et le quitta, alors que le navire gon-

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flait déjà ses voiles. Et il s’en retourna à Bagh-dad.

Or, voici ce qu’il y apprit :

Le lendemain de la pendaison du fauxGrain-de-Beauté, le khalifat, fort bouleverséencore, appela Giafar et lui dit : « As-tu vu, ômon vizir, comment ce Grain-de-Beauté a sureconnaître mes bontés, et l’abus de confiancequ’il a commis à mon égard ! Comment un êtresi beau peut-il recéler une âme si laide ? » Levizir Giafar, homme d’une sagesse admirable,qui ne pouvait pourtant arriver à saisir les mo-biles d’une action si peu logique, se contentade répondre : « Ô commandeur des Croyants,les actions les plus étranges ne sont étrangesque parce que leur mobile nous échappe. Entout cas, nous ne pouvons juger que de l’effetseul de l’acte. Or, cet effet a été ici déplorablepour l’auteur puisqu’il l’a élevé jusqu’à la po-tence ! Pourtant, ô commandeur des Croyants,Grain-de-Beauté l’Égyptien avait dans les yeuxun tel reflet de beauté spirituelle que mon en-

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tendement se refuse à croire au fait contrôlépar mon sens visuel. »

Le khalifat, à ces paroles, réfléchit pendantune heure de temps, puis dit à Giafar : « Aufait, je veux en tout cas aller voir sur la potencese balancer le corps du coupable. » Et il se dé-guisa et sortit avec Giafar et arriva à l’endroitoù le faux Grain-de-Beauté pendait entre cielet terre.

Le corps était recouvert d’un suaire qui l’en-veloppait tout entier. Aussi le khalifat dit à Gia-far : « Enlève le suaire. » Et Giafar enleva lesuaire et le khalifat regarda, mais recula aussi-tôt, stupéfait, en s’écriant : « Ô Giafar, ce n’estpoint là Grain-de-Beauté ! » Giafar examina lecorps et reconnut qu’en effet ce n’était point làGrain-de-Beauté ; mais il n’en fit rien voir et,calme, il demanda : « Mais à quoi reconnais-tu,ô émir des Croyants, que ce n’est point Grain-de-Beauté ? » Il dit : « Il était plutôt petit detaille, et celui-ci est très grand. » Giafar répon-dit : « Ce n’est point une preuve. La pendaison

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allonge. » Le khalifat dit : « L’ancien comman-dant du palais avait deux grains de beauté surles joues, et celui-ci n’en a aucun. » Giafar dit :« La mort transforme, et elle brouille la physio-nomie ! » Mais le khalifat s’écria : « Soit ! maisregarde, ô Giafar, la plante des pieds de cependu elle porte, en tatouage, selon la cou-tume des hérétiques sectateurs d’Ali, le nomdes deux grands cheikhs ! Or, tu sais bien queGrain-de-Beauté n’était point schiite mais sun-nite ! » À cette constatation, Giafar conclut :« Allah seul connaît le mystère des choses. »Puis tous deux regagnèrent le palais, et le kha-lifat donna l’ordre d’enterrer le corps. Et depuisce jour il bannit de sa mémoire jusqu’au souve-nir même de Grain-de-Beauté.

Mais pour ce qui est de l’esclave, la secondeépouse de Grain-de-Beauté, elle fut conduitepar l’émir Khaled auprès de Gros-Bouffi, sonfils. Et à sa vue Gros-Bouffi, qui n’avait pasbougé du lit depuis le jour de la vente, se levaen reniflant et voulut s’approcher d’elle et la

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prendre dans ses bras. Mais la belle esclave,indignée et dégoûtée de l’aspect horrible del’idiot, tira soudain de sa ceinture un poignardet, levant le bras, elle s’écria : « Éloigne-toi ouje vais te tuer avec ce poignard et me l’enfon-cer ensuite dans la poitrine ! » Alors la mèrede Gros-Bouffi s’élança, les bras en avant, etcria : « Comment oses-tu résister au désir demon fils, ô insolente esclave ? » Mais la jeunefemme dit : « Ô déloyale, où est donc la loiqui permet à une femme d’appartenir à deuxhommes à la fois ? Et depuis quand, dis-le-moi,les chiens peuvent-ils habiter dans la demeuredes lions ? »

À ces paroles, la mère de Gros-Bouffi dit :« Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, tu vas voir lavie dure que tu vas mener ici ! » Et la jeunefemme dit : « Je préfère mourir plutôt que derenoncer à l’affection de mon maître, vivantfût-il ou mort ! » Alors l’épouse du wali la fitdéshabiller et lui prit ses beaux vêtements desoie et ses bijoux, et lui mit sur le corps une

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méchante robe de cuisinière en poil de chèvre,et l’envoya à la cuisine en lui disant : « Désor-mais tes fonctions d’esclave ici consisteront àéplucher les oignons, à mettre le feu au-des-sous des marmites, à exprimer le jus des to-mates et à faire la pâte du pain ! » Et la jeunefemme dit : « Je préfère encore faire ce métierd’esclave que de voir la figure de ton fils ! » Etdès ce jour elle entra dans la cuisine, mais netarda pas à gagner le cœur de toutes les autresesclaves qui l’empêchèrent de faire tout travail,en la remplaçant dans l’ouvrage.

Quant à Gros-Bouffi, de ne plus pouvoir ar-river à la belle esclave Yasmine, il s’alita pourde bon et ne se releva plus.

Or, il faut se rappeler que Yasmine avaitété, dès la première nuit de son mariage, ren-due enceinte par Grain-de-Beauté. Aussi,quelques mois après son arrivée à la maison duwali, elle accoucha à terme d’un enfant mâleaussi beau que la lune, qu’elle appela Aslân,tout en pleurant à chaudes larmes, elle et

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toutes les esclaves, que le père ne fût pas làpour donner lui-même un nom à son fils.

Le petit Aslân fut allaité deux ans par samère, et devint solide et fort beau. Et comme ilsavait déjà marcher tout seul, sa destinée vou-lut qu’un jour, pendant que sa mère était oc-cupée, il montât les marches de l’escalier dela cuisine et arrivât dans la salle où se tenaitassis, égrenant son chapelet d’ambre, le wali,l’émir Khaled, père de Gros-Bouffi.

À la vue du petit Aslân, dont la ressem-blance avec son père Grain-de-Beauté était ab-solue, l’émir Khaled sentit les larmes lui veniraux yeux, et il appela l’enfant et le prit surses genoux et se mit à le caresser, fort ému,et se dit : « Béni soit Celui qui crée des objetssi beaux et leur donne l’âme et la vie ! » Pen-dant ce temps, l’esclave Yasmine s’apercevaitde l’absence de son enfant ; affolée, elle lechercha partout et se décida, en dépit de toutesles convenances, à entrer, les yeux hagards,dans la salle où se tenait l’émir Khaled. Et elle

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vit le petit Aslân assis sur les genoux du wali ;et il s’amusait à enfoncer ses petits doigts dansla barbe vénérable de l’émir. Mais, à la vue desa mère, le petit se jeta en avant en tendantles bras ; et l’émir Khaled le retint encore et dità Yasmine avec bonté : « Approche-toi, ô es-clave ! Cet enfant serait-il ton fils ? » Elle ré-pondit : « Oui, ô mon maître, c’est le fruit demon cœur ! » Il lui demanda : « Et qui est sonpère ? Est-ce un de mes serviteurs ? » Elle dit,en répandant un torrent de larmes : « Son pèreest mon époux Grain-de-Beauté. Mais mainte-nant, ô mon maître, il est ton fils ! » Le wali,très ému, dit à l’esclave : « Par Allah ! tu l’asdit. Il est désormais mon fils ! » Et sur l’heure ill’adopta, et dit à la mère : « Il te faut donc, dèsaujourd’hui, considérer ton fils comme mien,et lui faire croire pour toujours, quand il seraen âge de comprendre, qu’il n’a jamais eud’autre père que moi ! » Et Yasmine répondit :« J’écoute et j’obéis ! »

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Alors l’émir Khaled se chargea, en vrai père,du fils de Grain-de-Beauté, et lui donna uneéducation soignée et le mit entre les mainsd’un maître fort savant qui était un calligraphede premier ordre et qui lui apprit la belle écri-ture, le Koran, la géométrie et la poésie. Puis,quand le jeune Aslân fut devenu plus grand,son père adoptif, l’émir Khaled, lui apprit lui-même à monter à cheval, à manier les armes, àjouter de la lance et à lutter dans les tournois.Et il devint de la sorte, à l’âge de quatorze ans,un cavalier accompli, et fut élevé par le khali-fat au titre d’émir, comme son père le wali.

Or, le destin voulut un jour faire se ren-contrer le jeune Aslân et Ahmad-la-Teigne, àla porte du cabaret du juif Abraham. Et Ah-mad-la-Teigne invita le fils de l’émir à entrerprendre un rafraîchissement.

Lorsqu’ils se furent assis, Ahmad-la-Teignese mit à boire, selon son habitude, jusqu’àl’ivresse. Alors il tira de sa poche la petitelampe d’or enrichie de pierreries, qu’il avait au-

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trefois volée, et, comme il faisait déjà obscur,il l’alluma. Alors Aslân lui dit : « Ya Ahmad,cette lampe est fort belle. Donne-la-moi ! » Lechef de la police répliqua : « Qu’Allah m’en pré-serve ! Comment pourrais-je te donner un ob-jet qui a fait perdre tant d’âmes ? Sache, en ef-fet, que cette lampe a été la cause de la mortde l’ancien commandant du palais, un certainindividu d’Égypte nommé Grain-de-Beauté. »Et Aslân, fort intéressé, s’écria : « Raconte-moicela ! »

Alors Ahmad-la-Teigne lui raconta toutel’histoire depuis le commencement jusqu’à lafin, en se glorifiant, dans son ivresse, d’avoirété lui-même l’auteur du coup.

Lorsque le jeune Aslân fut rentré à la mai-son, il raconta à sa mère Yasmine l’histoirequ’il venait d’entendre d’Ahmad-la-Teigne etlui dit que la lampe était encore entre sesmains.

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À ces paroles, Yasmine jeta un grand cri ettomba évanouie.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-neuvième nuit.

Elle dit :

Et lorsqu’elle fut revenue à elle, elle éclataen sanglots et se jeta au cou de son fils Aslânet lui dit, à travers ses larmes : « Ô mon enfant,Allah vient de faire apparaître la vérité. Je nepuis donc te taire mon secret plus longtemps !Sache donc, ô mon petit Aslân, que l’émir Kha-led n’est que ton père adoptif ; quant à ton pèrepar le sang, c’est mon époux bien-aimé Grain-de-Beauté qui a été puni, comme tu le vois, àla place du coupable. Il te faut donc, mon fils,

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aller trouver tout de suite un ancien grand amide ton père, le vénérable chef des gardes dukhalifat, et lui raconter ce que tu viens de dé-couvrir. Puis tu lui diras : « Ô mon grand, jet’adjure par Allah de me venger du meurtrierde mon père Grain-de-Beauté ! »

Aussitôt le jeune Aslân courut trouver lechef des gardes du palais, celui-là même quiavait sauvé la tête à Grain-de-Beauté, et lui ditce qu’Yasmine avait recommandé de dire.

Alors le chef des gardes, à la limite de lasurprise et de la joie, dit à Aslân : « Béni soitAllah qui déchire les voiles et jette la clartédans les ténèbres ! » Et il ajouta : « Dès de-main, ô mon fils, Allah te vengera ! »

En effet, ce jour-là le khalifat donnait ungrand tournoi où devaient jouter tous les émirset les meilleurs cavaliers de Baghdad, et où l’ondevait organiser une partie de jeu de balle aumaillet, à cheval. Et le jeune Aslân lui-mêmeétait du nombre des joueurs de maillet. Et il

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avait revêtu sa cotte de mailles et enfourché leplus beau cheval des écuries de son père adop-tif, l’émir Khaled. Et vraiment il était splendideainsi ; et le khalifat lui-même fut extrêmementcharmé de sa tenue et de sa vivante jeunesse.Aussi voulut-il l’avoir comme partenaire.

Et le jeu commença. Et de part et d’autreles joueurs déployèrent un grand art dans leursmouvements et une adresse merveilleuse àrenvoyer la balle au moyen de leur maillet, augrand galop de leurs chevaux.

Mais soudain l’un des joueurs du camp op-posé à celui que dirigeait le khalifat en per-sonne, lança la balle droit au visage du khalifat,et d’un coup si adroit et si vigoureux qu’infailli-blement c’en était fait des yeux et de la viepeut-être du khalifat, si le jeune Aslân, avecune dextérité admirable, n’eût, d’un coup deson maillet, arrêté juste à temps la balle au vol.Et il la renvoya si terriblement dans la direc-tion opposée qu’elle atteignit au dos le cavalier

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qui l’avait lancée et le désarçonna en lui cas-sant la colonne.

À cette action d’éclat, le khalifat regarda lejeune Aslân et lui dit : « Vivent les braves, ôfils de l’émir Khaled ! » Et le khalifat descen-dit aussitôt de cheval, après avoir mis fin autournoi, et assembla ses émirs et tous les cava-liers qui avaient pris part au jeu ; puis il appe-la le jeune Aslân et, devant toute l’assistance,il lui dit : « Ô valeureux fils du wali de Bagh-dad, je veux t’entendre toi-même estimer la ré-compense que mérite un exploit pareil au tien !Je suis prêt à accéder à toutes tes demandes.Parle ! »

Alors le jeune Aslân embrassa la terre entreles mains du khalifat et dit : « Je demande aucommandeur des Croyants la vengeance ! Lesang de mon père n’a pas encore été racheté,et le meurtrier est vivant ! »

À ces paroles, le khalifat fut à la limite del’étonnement et s’écria : « Que parles-tu, ô As-

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lân, de venger ton père ? Mais ton père, l’émirKhaled, le voici à mes côtés, bien vivant,grâces en soient rendues à Allah ! » MaisGrain-de-Beauté répondit : « Ô commandeurdes Croyants, l’émir Khaled a été pour moi lemeilleur des pères adoptifs. Sache, en effet,que je ne suis point son fils par le sang, carmon père est ton ancien commandant du pa-lais, Grain-de-Beauté. »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles,il vit la lumière se changer en ténèbres devantses yeux, et, d’une voix altérée, il dit : « Monfils, ne sais-tu donc que ton père a été traître àl’égard du commandeur des Croyants ? » MaisAslân s’écria : « Qu’Allah préserve mon pèred’avoir été l’auteur de la trahison ! Le traître està ta gauche, ô émir des Croyants ! C’est le chefde la police, Ahmad-la-Teigne ! Fais-le fouilleret tu trouveras dans sa poche la preuve de latrahison ! »

À ces paroles, le khalifat changea de cou-leur et devint jaune comme le safran, et, d’une

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voix effrayante, il appela le chef des gardes etlui dit : « Fouille devant moi le chef de la po-lice ! » Alors le chef des gardes, le vieil amide Grain-de-Beauté, s’approcha d’Ahmad-la-Teigne et lui fouilla les poches en un clin d’œil,et retira soudain la petite lampe d’or volée aukhalifat.

Alors le khalifat, pouvant à peine se conte-nir, dit à Ahmad-la-Teigne : « Avance ! D’où tevient cette lampe ? » Il répondit : « Je l’ai ache-tée, ô commandeur des Croyants ! » Et le kha-lifat dit aux gardes : « Administrez-lui tout desuite la bastonnade, jusqu’à l’aveu ! » Et aus-sitôt Ahmad-la-Teigne fut saisi par les gardes,mis nu et fustigé et criblé de coups jusqu’à cequ’il eût tout avoué et raconté toute l’histoiredepuis le commencement jusqu’à la fin.

Le khalifat se tourna alors vers le jeune As-lân et lui dit : « À ton tour maintenant. Tu vasle pendre de ta propre main ! » Et aussitôt lesgardes passèrent la corde au cou d’Ahmad-la-Teigne, et Aslân la saisit de ses deux mains et,

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aidé du chef des gardes, il hissa le bandit auhaut de la potence dressée au milieu du champde courses.

Lorsque justice fut ainsi faite, le khalifat dità Aslân : « Mon fils, tu ne m’as pas encore de-mandé une faveur pour ton exploit ! » Et Aslânrépondit : « Ô commandeur des Croyants, dumoment que tu me permets une demande, je teprie de me rendre mon père ! »

À ces paroles, le khalifat, extrêmementému, se mit à pleurer, puis il soupira : « Maisne sais-tu, mon fils, que ton pauvre père, in-justement condamné, est mort pendu ? Ou plu-tôt il est probable qu’il est mort, mais la chosen’est pas tout à fait certaine. C’est pour celaque je te jure par la valeur de mes ancêtresd’accorder la plus grande des faveurs à celuiqui m’annoncera que Grain-de-Beauté, tonpère, n’est pas mort ! »

Alors le chef des gardes s’avança entre lesmains du khalifat et dit : « Donne-moi la parole

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de sécurité ! » Et le khalifat répondit : « La sé-curité est sur toi ! Parle ! » Et le chef des gardesdit : « Je t’annonce la bonne nouvelle, ô émirdes Croyants. Ton ancien serviteur fidèle,Grain-de-Beauté, est en vie ! »

Le khalifat s’écria : « Ah ! que dis-tu là ? »Il répondit : « Par la vie de ta tête, je te jureque c’est la vérité ! Et c’est moi-même qui aisauvé Grain-de-Beauté en faisant pendre à saplace un condamné ordinaire qui lui ressem-blait comme un frère ressemble à son frère.Et il est maintenant en sûreté à Iskandaria, oùil doit être boutiquier dans le souk, probable-ment. »

À ces paroles, le khalifat jubila et dit au chefdes gardes : « Il te faut partir à sa rechercheet me le ramener dans le plus bref délai ! »Et le chef des gardes répondit : « J’écoute etj’obéis ! » Alors le khalifat lui fit verser dixmille dinars pour ses frais de voyage ; et le chefdes gardes se mit aussitôt en route pour Iskan-daria, où il sera retrouvé, si Allah veut !

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Mais pour ce qui est de Grain-de-Beauté,voici !

Le navire où il avait pris passage arriva àIskandaria après une excellente traversée quilui avait été écrite par Allah (qu’il soit béni !).Grain-de-Beauté débarqua aussitôt et fut char-mé de l’aspect d’Iskandaria qu’il n’avait jamaisvue, bien qu’il fût natif du Caire. Et il alla aus-sitôt au souk, où il loua une boutique touteprête déjà et que le crieur public proposait àla vente, telle quelle. C’était, en effet, une bou-tique dont le propriétaire venait de subitementmourir ; elle était meublée, comme d’usage, decoussins et contenait, comme marchandises,des objets pour les gens de mer, tels que voiles,cordages, ficelles, coffres solides, sacs pour pa-cotilles, armes de toutes formes et de tous prix,et surtout une quantité énorme de ferrailleset de vieilleries fort estimées des capitainesmarins qui les achetaient là pour les revendreaux gens de l’Occident ; car les gens de ces

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pays-là estiment à l’extrême les vieilleries destemps anciens et échangent leurs femmes etleurs filles contre, par exemple, un morceaude bois pourri, une pierre talismanique ou unvieux sabre rouillé.

Aussi il n’y a point à s’étonner que Grain-de-Beauté, durant les longues années de sonexil loin de Baghdad, ait merveilleusementréussi dans son commerce et réalisé le dix pourun ; car rien n’est plus productif que la ventedes vieilleries qu’on achète pour, par exemple,un drachme et qu’on revend pour dix dinars.

Lorsqu’il eut vendu tout ce que contenaitla boutique, Grain-de-Beauté se disposait à larevendre vide, quand soudain il aperçut, surune des étagères qu’il savait absolument dé-garnies, un objet rouge et brillant. Il le pritet constata, à la limite de l’étonnement, quec’était une grosse gemme talismanique, tailléesur six faces et suspendue à une chaînette d’orancien ; et sur les faces étaient gravés desnoms en caractères inconnus ressemblant fort

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à des fourmis ou à d’autres insectes de mêmetaille. Et il la considérait toujours avec une at-tention extrême, en calculant ce qu’elle pou-vait lui rapporter, quand il vit devant sa bou-tique un capitaine marin qui s’était arrêté pourvoir de plus près cet objet qu’il avait aperçu dela rue.

Le capitaine, après le salam, dit à Grain-de-Beauté : « Ô mon maître, peux-tu me cédercette gemme, ou bien n’est-elle pas àvendre ? » Il répondit : « Tout est à vendre ici,même la boutique ! » Il demanda : « Alorsconsens-tu à me vendre cette gemme pourquatre-vingt mille dinars d’or ? »

À ces paroles, Grain-de-Beauté pensa :« Par Allah ! cette gemme doit être fabuleuse-ment précieuse ! Je vais faire le difficile. » Etil répondit : « Tu plaisantes sans doute, ô ca-pitaine ! Car, par Allah ! elle me revient à moi,comme prix coûtant, à cent mille dinars ! »L’autre dit : « Alors veux-tu la donner à centmille ? » Grain-de-Beauté dit : « Soit ! Mais

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c’est par égard pour toi seul ! » Et le capitainele remercia et lui dit : « Je n’ai point sur moitout cet argent-là ; car il serait fort dangereuxde circuler à Iskandaria avec une si fortesomme. Mais tu vas venir avec moi à bord, oùtu toucheras le prix avec, en plus, un cadeau dedeux pièces de drap, de deux pièces de velourset de deux pièces de satin. »

Alors Grain-de-Beauté se leva, ferma à clefla porte de sa boutique et suivit à bord le capi-taine. Et le capitaine le pria de l’attendre sur lepont, et s’éloigna pour chercher l’argent. Maisil ne reparut plus, et soudain les voiles furentdéployées toutes grandes et le navire fendit lamer, comme l’oiseau.

Lorsque Grain-de-Beauté se vit ainsi pri-sonnier sur l’eau, sa stupéfaction fut extrême.Mais à qui pouvait-il avoir recours, d’autantplus qu’il ne voyait aucun marin à qui deman-der des explications, et que le navire semblaitvoler sur la mer sous l’impulsion de l’invisible.

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Pendant qu’il était ainsi perplexe et épou-vanté, il vit enfin arriver le capitaine, qui secaressait la barbe et le regardait d’un air mo-queur, et qui finit par lui dire : « C’est bien toi,le musulman Grain-de-Beauté, fils de Scham-seddîn du Caire, qui as été à Baghdad au palaisdu khalifat ? » Il répondit : « C’est moi le fils deSchamseddîn ! » Le capitaine dit : « Eh bien !dans quelques jours nous allons arriver à Ge-noa, dans notre pays chrétien. Et tu verras, ômusulman, le sort qui t’y attend ! » Puis il s’enalla.

Et de fait, la navigation ayant été fort heu-reuse, le navire arriva au port de Genoa, villedes chrétiens d’Occident. Et aussitôt unevieille femme, accompagnée de deux hommes,vint à bord chercher Grain-de-Beauté, qui nesavait plus que penser de l’événement. Pour-tant, se fiant à la destinée bonne ou mauvaisequi le dirigeait, il suivit la vieille qui le condui-sit, à travers la ville, à une église appartenant àun couvent de moines.

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Arrivée à la porte de l’église, la vieille setourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Dé-sormais tu dois te considérer comme domes-tique de cette église et de ce couvent. Ton ser-vice consistera à te réveiller tous les jours àl’aube pour aller d’abord à la forêt faire du boiset revenir au plus vite laver le pavé de l’égliseet du couvent, secouer les nattes, balayer par-tout ; ensuite cribler le blé, le moudre, faire lapâte du pain, cuire le pain au four ; prendre unemesure de lentilles, les moudre, les cuisiner,et en remplir ensuite trois cent soixante-dixécuelles que tu devras remettre une par une àchacun des trois cent soixante-dix moines ducouvent ; après quoi tu iras vider les pots d’or-dures qui sont dans les cellules des moines ;puis tu termineras l’ouvrage en arrosant le jar-din et en remplissant les quatre bassins et lestonneaux rangés le long du mur. Et ce travail-là doit être terminé quotidiennement avant mi-di. Car tu devras consacrer tous tes après-midià obliger les passants à se rendre bon gré malgré à l’église écouter le prêche ; et, s’ils re-

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fusent, voici une masse surmontée d’une croixen fer avec laquelle tu les assommeras, parordre du roi. De la sorte, il ne restera dans laville que les chrétiens fervents, qui viendrontici se faire bénir par les moines. Et maintenant,commence l’ouvrage, et prends bien garded’oublier mes recommandations ! »

Et, ayant dit ces paroles, la vieille le regardaen clignant de l’œil, et s’en alla.

Alors Grain-de-Beauté se dit : « Par Allah !tout cela est énorme ! » Et, ne sachant plus àquoi se résoudre, il entra dans l’église, en cemoment tout à fait déserte, et s’assit sur unbanc pour essayer de réfléchir à tous ces évé-nements assez étranges qui lui arrivaient coupsur coup.

Il était là depuis une heure de temps quandil entendit venir jusqu’à lui, sous les piliers, unevoix si douce de femme qu’aussitôt, oubliantses tribulations, il écouta en extase. Et il futému tellement de cette voix qu’aussitôt tous

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les oiseaux de son âme se mirent à chanter à lafois, et il sentit descendre en lui la fraîcheur bé-nie que met dans l’esprit la mélodie solitaire. Etil se levait déjà à la recherche de la voix, quandelle se tut.

Mais soudain, d’entre les colonnes, une fi-gure apparut de femme drapée qui s’avançajusqu’à lui, et d’une voix tremblante lui dit :« Ah ! Grain-de-Beauté, depuis si longtemps jesongeais à toi ! Enfin béni soit Allah qui a per-mis notre réunion ! Voici ! Nous allons tout desuite nous marier ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté s’écria : « Iln’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Sûr ! tout ce quim’arrive là n’est qu’un rêve ! Et, lorsque ce rêvesera dissipé, je me verrai à nouveau dans maboutique d’Iskandaria ! » Mais la jeune femmedit : « Mais non, ô Grain-de-Beauté, c’est laréalité ! Tu es dans la ville de Genoa, où jet’ai fait transporter, malgré toi, par l’entremisedu capitaine marin qui est aux ordres de monpère, le roi de Genoa. Sache, en effet, que je

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suis la princesse Hosn-Mariam, fille du roi decette ville. La sorcellerie, que j’ai apprise toutenfant m’a révélé ton existence et ta beauté etj’ai été si amoureuse de toi que j’ai envoyé lecapitaine te chercher à Iskandaria. Et voici àmon cou la gemme talismanique que tu avaistrouvée dans ta boutique, et qui avait été dé-posée sur une de tes étagères par le capitainelui-même pour t’attirer à bord de son navire.Et dans quelques instants tu vas constater lespouvoirs miraculeux que me donne cettegemme. Mais, avant tout, tu vas te marier avecmoi. Et alors tous tes désirs seront satisfaits. »Grain-de-Beauté lui dit : « Ô princesse, me pro-mets-tu au moins de me ramener à Iskanda-ria ? » Elle dit : « C’est la chose la plus facile ! »Alors il consentit à se marier avec elle.

Aussitôt la princesse Mariam lui dit :« Alors tu veux retourner tout de suite à Iskan-daria ? » Il répondit : « Oui, par Allah ! » Elledit : « Allons-y ! » Et elle prit la cornaline ettourna vers le ciel l’une de ses faces, sur la-

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quelle était gravée l’image d’un lit, et elle frot-ta vivement cette face avec son pouce, en di-sant : « Ô cornaline, au nom de Soleïmân, jet’ordonne de me procurer un lit de voyage ! »

À peine ces paroles eurent-elles été pronon-cées qu’un lit de voyage, avec ses couvertureset ses coussins, vint se poser devant eux. Ils yprirent place tous deux, et s’étendirent à leuraise. Alors la princesse Mariam prit entre sesdoigts la cornaline, tourna vers le ciel l’une desfaces, sur laquelle était gravé un oiseau, et dit :« Cornaline, ô cornaline, je t’ordonne, par lenom de Soleïmân, de nous transporter sains etsaufs à Iskandaria, en suivant la ligne la plusdirecte ! »

Cet ordre avait à peine été donné que lelit se souleva de lui-même en l’air, sans se-cousses, monta jusqu’à la coupole, sortit par lagrande fenêtre, et, plus rapide que le plus ra-pide d’entre les oiseaux, il fendit l’espace avecune régularité merveilleuse et, en moins de

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temps qu’il n’en faudrait pour pisser, les dépo-sa à Iskandaria.

Or, au moment même où ils mettaient piedà terre, ils virent arriver dans leur directionun homme habillé à la mode de Baghdad, queGrain-de-Beauté reconnut aussitôt : c’était lechef des gardes. Il venait lui aussi de débar-quer, à l’instant même, pour se mettre à la re-cherche de l’ancien condamné. Ils se jetèrentalors dans les bras l’un de l’autre, et le chefdes gardes annonça à Grain-de-Beauté la nou-velle de la découverte du coupable et de sapendaison, lui raconta tous les événements quis’étaient passés à Baghdad depuis quatorzeans, et lui apprit de la sorte la naissance de sonfils Aslân qui était devenu le cavalier le plusbeau de Baghdad.

Et Grain-de-Beauté, de son côté, raconta auchef des gardes toutes ses aventures depuis lecommencement jusqu’à la fin. Et cela stupéfiaà l’extrême le chef des gardes qui, une fois sonémotion un peu calmée, lui dit : « Le comman-

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deur des Croyants souhaite te revoir au plustôt ! » Il répondit : « Mais certainement !

Permets-moi toute fois d’aller au Caire bai-ser la main à mon père Schamseddîn et à mamère, et les décider à venir avec nous à Bagh-dad.

Alors le chef des gardes monta avec euxsur le lit qui les transporta en un clin d’œil auCaire, juste dans la rue Jaune où était situéela maison de Schamseddîn. Et ils frappèrent àla porte. Et la mère descendit voir qui frappaitainsi et demanda : « Qui frappe ? » Il répondit :

« C’est moi, ton fils Grain-de-Beauté ! » Lajoie de la mère fut immense, elle qui depuisde si longues années avait revêtu les habits dedeuil, et elle tomba évanouie dans les bras deson enfant. Et le vénérable Schamseddîn éga-lement.

Lorsqu’ils se furent reposés pendant troisjours à la maison, ils montèrent tous ensemblesur le lit qui, sur l’ordre de la princesse Hosn-

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Mariam, les transporta sains et saufs à Bagh-dad, où le khalifat reçut Grain-de-Beauté enl’embrassant comme un fils et le combla decharges et d’honneurs, lui, ainsi que son pèreSchamseddîn et son fils Aslân.

Après quoi Grain-de-Beauté se souvintqu’en somme la cause première de sa fortuneétait Mahmoud-le-Bilatéral, qui l’avait d’abordsi ingénieusement obligé à voyager et l’avaitensuite recueilli, dénué de tout, sur la plate-forme de la fontaine publique. Aussi le fit-ilchercher partout et finit-il par le trouver assisdans un jardin au milieu de jeunes garçonsavec lesquels il chantait et buvait. Et il le priade venir au palais où il le fit nommer chef de lapolice à la place d’Ahmad-la-Teigne.

Ce devoir rempli, Grain-de-Beauté, heureuxde retrouver un fils aussi beau et vaillant quel’était le jeune Aslân, remercia Allah de sesfaveurs. Et il vécut à la limite du bonheur, àBaghdad, au milieu de ses trois épouses Zobéi-da, Yasmine et Hosn-Mariam, pendant des an-

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nées et des années, jusqu’à ce qu’il fût visitépar la Destructrice des délices et la Séparatricedes amis. Louanges soient rendues à l’im-muable vers Lequel convergent toutes chosescréées !

— Et Schahrazade, ayant fini de racontercette histoire, se sentit un peu fatiguée, et se tut.

Alors le roi Schahriar, qui était resté immobiled’attention pendant tout ce temps, s’écria : « Cettehistoire de Grain-de-Beauté, ô Schahrazade, estvraiment extraordinaire, et Mahmoud-le-Bilatéralet Sésame le courtier avec sa recette pour réchauf-fer les œufs froids m’ont ravi à l’extrême. Mais, ilfaut que je te le dise, les gestes du Bilatéral ont en-core pour moi une certaine obscurité, et je seraischarmé de t’entendre m’en donner une explicationplus claire, si tu le peux toutefois. »

À ces paroles du roi Schahriar, Schahrazadesourit légèrement et regarda sa sœur Doniazadequ’elle trouva extrêmement amusée ; puis elle ditau Roi : « Maintenant, ô Roi fortuné, que cette pe-

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tite peut tout entendre, je veux te raconter une oudeux des Aventures du poète Abou-Nowas, le plusdélicieux et le plus charmant et le plus spirituel detous les poètes de l’Iran et de l’Arabie. »

Et la petite Doniazade se leva du tapis où elleétait blottie et courut se jeter dans les bras de sasœur, qu’elle embrassa tendrement, et elle lui dit :« Oh ! de grâce, Schahrazade, commence tout desuite. Tu serais si gentille, ô ma sœur ! » Et Schah-razade dit : « De tout cœur amical et comme hom-mages dus à ce Roi doué de bonnes manières. »

Mais comme elle voyait apparaître le matin,Schahrazade, toujours discrète, renvoya le récitau lendemain.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-dixième nuit.

La petite Doniazade attendit que Schahrazadeeût fini sa chose ordinaire avec le roi Schahriar

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et, levant la tête, elle s’écria : « Ô ma sœur, je t’enprie, qu’attends-tu maintenant pour nous racon-ter des anecdotes sur le délicieux poète Abou-No-was, l’ami du khalifat, le plus charmant de tous lespoètes de l’Iran et de l’Arabie ? » Et Schahrazadesourit à sa sœur et lui dit : « Je n’attends que lapermission du Roi pour narrer quelques-unes desaventures d’Abou-Nowas qui était un bien grandlibertin ! »

Et le roi Schahriar, se tournant vers Schahra-zade, lui dit : « En vérité, Schahrazade, je ne seraipoint fâché de t’entendre nous raconter ces aven-tures-là. Mais je dois te dire que je me sens cettenuit porté vers des pensers plus élevés. Si donc tuconnaissais une histoire qui pût me fortifier dansla connaissance, ne crois point qu’elle ne m’inté-resserait pas. Au contraire ! Tu pourras ensuite, sima patience n’est pas à bout, Schahrazade, m’en-tretenir de ces aventures d’Abou-Nowas. »

À ces paroles du roi Schahriar, Schahrazaderépondit : « Justement, ô Roi fortuné, j’ai réfléchitoute la journée à l’histoire d’une adolescente ad-

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mirable de savoir et de beauté et qu’on nommaitSympathie. Et je suis toute prête à te rapporter ceque je sais de sa conduite et de ses merveilleusesconnaissances ! »

Et le roi Schahriar s’écria : « Par Allah ! ne dif-fère pas davantage de me mettre au courant dece que tu m’annonces là ! Car rien ne m’est plusagréable à écouter que les doctes paroles dites pardes jeunes filles belles. Et je souhaite fort que l’his-toire promise me satisfasse complètement et mesoit un profit à la fois et un exemple de l’instruc-tion que toute vraie musulmane doit posséder. »

Alors Schahrazade réfléchit un instant et,ayant levé un doigt, dit :

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HISTOIRE DE LADOCTE SYMPATHIE

Il est raconté – mais Allah est le mieux ins-truit sur toutes choses – qu’il y avait à Baghdadun marchand au commerce immense. Il avaithonneurs, considération, prérogatives et privi-lèges de toutes sortes, mais il n’était point heu-reux, car Allah n’étendait pas sur lui sa bé-nédiction jusqu’à lui accorder un enfant, fût-il même de sexe féminin. Aussi était-il devenuvieux dans la tristesse, et voyait-il de jour enjour ses os devenir transparents et mous, sansqu’il pût obtenir de l’une de ses nombreusesépouses un résultat consolateur. Mais un jourqu’il avait distribué de très nombreuses au-mônes et visité les santons et jeûné et priéavec ferveur, il coucha avec la plus jeune de

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ses épouses et, par la bonté du Très-Haut, il larendit enceinte à l’heure et à l’instant.

Le neuvième mois, jour pour jour, l’épousedu marchand accoucha heureusement d’un en-fant mâle si beau qu’il était un morceau delune.

Aussi le marchand, dans sa gratitude enversle Donateur, n’oublia pas d’accomplir les vœuxqu’il avait formés, et il fit de grandes largessesaux pauvres, aux veuves et aux orphelins, pen-dant sept jours entiers ; puis, au matin du sep-tième jour, il songea à donner un nom à sonfils, et l’appela Aboul-Hassan.

L’enfant fut porté sur les bras des nourriceset sur les bras des belles esclaves et soignécomme une chose précieuse par les femmeset les domestiques, jusqu’à ce qu’il fût d’âgeà apprendre. Alors on le confia aux maîtresles plus savants, qui lui enseignèrent à lire lesparoles sublimes du Koran, et lui apprirent labelle écriture, la poésie, le calcul, et l’art de

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tirer de l’arc. Aussi son instruction dépassa-t-elle en étendue celle de sa génération et de sonsiècle ; et ce ne fut point tout.

En effet, il joignait à ces diverses connais-sances un charme magicien, et il était parfaite-ment beau. Et il fut la joie de son père et lesdélices de ses prunelles, aussi longtemps quela destinée l’avait d’avance fixé. Mais lorsquele vieillard sentit s’approcher le terme qui luiétait échu, il fit asseoir son fils entre ses mains,un jour d’entre les jours, et lui dit : « Mon fils,voici que l’échéance est proche, et il ne mereste plus qu’à me préparer à paraître devantle Maître Souverain. Je te lègue grands biens,richesses et propriétés, villages entiers, bellesterres et beaux vergers, de quoi vous suffire,et au delà, à toi et aux enfants de tes enfants.Je te recommande seulement de savoir en jouirsans excès, en remerciant le Rétributeur. »Puis le vieux marchand mourut de sa maladie,et Aboul-Hassan fut extrêmement affligé. Et,

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les devoirs des funérailles accomplis, il prit ledeuil et s’enferma avec sa douleur.

Mais bientôt ses compagnons réussirent àle distraire et à l’arracher à ses chagrins. Etils firent si bien qu’ils l’obligèrent à entrer auhammam se rafraîchir, puis à changer de vê-tements ; et ils lui dirent pour le consoler toutà fait : « Celui qui se reproduit en des enfantscomme toi ne meurt pas. Éloigne donc la tris-tesse et songe à profiter de ta jeunesse et detes biens ! »

Aussi Aboul-Hassan oublia-t-il peu à peules conseils de son père, et finit-il par se per-suader que le bonheur et la fortune étaientinusables. Dès lors, il ne cessa de satisfairetous ses caprices, s’adonner à tous les plaisirs,fréquenter les chanteuses et joueuses d’instru-ments, manger tous les jours une quantitéénorme de poulets, car il aimait les poulets,desceller les vieux pots de liqueurs enivrantes,entendre le cliquetis des coupes entrecho-quées, détériorer ce qu’il pouvait détériorer,

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abîmer ce qu’il pouvait abîmer, et bouleverserce qu’il pouvait bouleverser, tant qu’à la fin ilse réveilla un jour avec rien entre les mains sice n’est lui-même. Et, de tout ce que lui avaitlégué son défunt père en fait de serviteurs etde femmes, il ne lui resta qu’une seule esclaved’entre les nombreuses esclaves.

Mais cette esclave s’appelait Sympathie, etvraiment jamais nom n’avait mieux convenu àcelle qui le portait. Car Sympathie était uneadolescente aussi droite que la lettre « aleph »,avec une taille si mince qu’elle pouvait défierle soleil d’allonger son ombre sur le sol ; sestraits portaient clairement la marque de la bé-nédiction ; sa bouche paraissait scellée par lesceau de Soleïmân, pour garder son trésor deperles ; ses dents étaient des colliers doubles etégaux ; les deux grenades de son sein étaientséparées par le plus charmant intervalle, et sonnombril pouvait contenir une once de beurremuscade. Quant à sa croupe, elle terminait àpoint la finesse de sa taille et laissait profon-

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dément imprimé sur les matelas le creux formépar l’importance de son poids. Et c’est d’ellequ’il s’agissait dans ces paroles du poète :

Elle est solaire et végétale telle la tige du ro-sier ; elle est aussi loin des couleurs de la tristesseque le soleil et la tige du rosier.

Le ciel est sur son visage ; les pelouses d’Éden,parmi lesquelles coule la source de vie, s’étendentsous sa tunique, et la lune brille sous son manteau.

Sur son corps charmant s’harmonisent les cou-leurs l’incarnat des roses, l’éclatante blancheur del’argent, le noir de la baie mûre et la couleur dusandal. Et sa beauté est si grande qu’elle la défendmême contre le désir.

Béni soit Celui qui a déployé sur elle la beauté,et heureux l’amant qui peut savourer les délices deses paroles.

Telle était l’esclave Sympathie, seul trésorque possédât encore le prodigue Aboul-Has-san.

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-douzième nuit.

Elle dit :

Mais lui, à cette constatation de son patri-moine dissipé sans retour, il fut plongé dansun état de désolation qui lui enleva le sommeilet l’appétit ; et il resta ainsi trois jours et troisnuits sans manger, ni boire, ni dormir, si bienque l’esclave Sympathie crut le voir mourir etrésolut coûte que coûte de le sauver.

Elle se para de ses belles robes et se présen-ta à son maître avec, sur les lèvres, un sourirede bon augure, en lui disant : « Allah va fairecesser tes tribulations par mon entremise. Pourcela, tu n’auras qu’à me conduire devant notre

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maître l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid,et à lui demander, pour mon prix d’achat, dixmille dinars. S’il trouve ce prix trop élevé, dis-lui : « Ô émir des Croyants, cette adolescentevaut encore davantage, ce dont tu te rendrasbien mieux compte en la mettant à l’épreuve.Alors elle haussera à tes yeux, et tu verrasqu’elle n’a point d’égale ou de rivale, et qu’elleest digne de servir notre maître le khalifat. »Puis elle lui recommanda, en y insistant beau-coup, de bien se garder de diminuer ce prix.

Aboul-Hassan, qui jusqu’à ce moment avaitnégligé, par insouciance, d’observer les quali-tés et les talents de sa belle esclave, n’était,non plus, guère en état d’apprécier par lui-même les mérites qui étaient en elle. Il trouvaseulement que l’idée n’était pas mauvaise etavait des chances de réussite. Il se leva doncsur l’heure et, emmenant derrière lui Sympa-thie, il la conduisit devant le khalifat, à qui ilrépéta les paroles qu’elle lui avait recommandéde dire.

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Alors le khalifat se tourna vers elle et lui de-manda : « Comment t’appelles-tu ? » Elle dit :« Je m’appelle Sympathie. » Il lui dit : « Ô Sym-pathie, es-tu versée dans les connaissances,et peux-tu m’énumérer le titre des diversesbranches du savoir que tu as cultivées ? » Ellerépondit : « Ô mon maître, j’ai étudié la syn-taxe, la poésie, le droit civil et le droit canon,la musique, l’astronomie, la géométrie, l’arith-métique, la jurisprudence au point de vue dessuccessions, et l’art de déchiffrer les grimoireset les anciennes inscriptions. Je connais parcœur le Livre Sublime, et je puis le lire desept manières différentes ; je sais exactementle nombre de ses chapitres, de ses versets, deses divisions, de ses diverses parties, et leurscombinaisons, et combien il renferme deconsonnes et de voyelles ; je sais au juste quelschapitres ont été inspirés et écrits à la Mecque,et quels autres ont été dictés à Médine ; jeconnais les lois et les dogmes, je sais les dis-tinguer d’avec les traditions et différencier leurdegré d’authenticité ; je ne suis point étrangère

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à la logique, à l’architecture et à la philosophie,non plus qu’à l’éloquence et au beau langage ;je sais composer les poèmes et les faire simpleset coulants, ou compliqués pour le plaisir desdélicats seulement ; et si j’y mets parfois desobscurités, c’est pour mieux retenir l’attentionet charmer l’esprit qui arrive à en dénouer latrame subtile ; enfin j’ai appris beaucoup dechoses, et j’ai retenu ce que j’ai appris. Aveccela, je sais chanter ; et je danse comme un oi-seau, et joue du luth et de la flûte, et manieles instruments à cordes, sur cinquante modesdifférents. Aussi, quand je chante, ceux-là sedamnent qui m’entendent, et les gazelles, àme voir, s’enivrent. Si, habillée et parfumée, jemarche en me balançant, je tue ; si je secouema croupe, je renverse ; si je cligne de l’œil,je transperce ; si je secoue mes bracelets,j’aveugle ; si je touche, je donne la vie, et, si jem’éloigne, je fais mourir.

Lorsque le khalifat Haroun Al-Rachid eutentendu ces paroles, il fut étonné et charmé de

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trouver tant d’éloquence à la fois et de beau-té, tant de savoir et de jeunesse en celle quise tenait devant lui, les yeux respectueusementbaissés. Il se tourna vers Aboul-Hassan et luidit : « Je veux à l’instant donner les ordrespour faire venir les maîtres de la science, afinde mettre ton esclave à l’épreuve et m’assurer,par un examen public et décisif, si elle est réel-lement aussi instruite qu’elle est belle. Au casoù elle sortirait victorieuse de l’épreuve, nonseulement je te donnerais les dix mille dinars,mais je te comblerais d’honneurs pour m’avoiramené une si grande merveille. Sinon, rienn’est fait, et elle reste ta propriété ! »

Puis, séance tenante, le khalifat fit manderle plus grand savant de l’époque, Ibrahim ben-Saïar, qui avait approfondi les connaissanceshumaines ; il fit mander aussi les poètes, gram-mairiens, lecteurs du Koran, médecins, astro-nomes, philosophes, jurisconsultes et ulémasde la théologie. Et tous se hâtèrent de se rendreau palais, et s’assemblèrent dans la salle de

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réception sans savoir pour quel motif on lesconvoquait.

Lorsque le khalifat leur en eut donnél’ordre, ils s’assirent tous en rond sur les tapis,alors qu’au milieu, sur un siège d’or où l’avaitfait placer le khalifat, l’adolescente Sympathiese tenait, le visage recouvert d’un léger voile.Et ses yeux brillaient à travers, et ses dentssouriaient de leur sourire.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-quatorzième nuit.

Elle dit :

Quand, sur cette assemblée, le silence sefut établi si complet qu’on eût pu entendre le

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son d’une aiguille jetée sur le sol, Sympathie fità tous un salam de grâce et de dignité et, d’unefaçon de parler exquise, elle dit au khalifat :

« Ô émir des Croyants, ordonne ! me voiciprête à répondre aux questions que voudrontme poser les doctes et vénérables savants, lec-teurs du Koran, jurisconsultes, médecins, ar-chitectes, astronomes, géomètres, grammai-riens, philosophes et poètes. »

Alors le khalifat Haroun Al-Rachid se tour-na vers tous ceux-là et leur dit : « Je vous aifait mander ici pour que vous examiniez cetteadolescente sur ses connaissances en tant quevariété et profondeur, et que vous n’épargniezrien pour mettre en valeur à la fois votre érudi-tion et son savoir. » Et tous les savants répon-dirent, s’inclinant jusqu’à terre et portant lesmains sur leurs yeux et sur leur front et disant :« L’ouïe et l’obéissance à Allah et à toi, ô émirdes Croyants ! »

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À ces paroles, l’adolescente Sympathie res-ta quelques instants la tête baissée, puis relevale front et dit : « Ô vous tous, mes maîtres, quelest d’abord le plus versé d’entre vous dans leKoran et les traditions du Prophète (sur lui lapaix et la prière !) ? » Alors l’un des ulémas seleva, désigné par tous les doigts. Elle lui dit :« Interroge-moi donc à ta guise sur ta partie. »

Et le savant dit : « Ô jeune fille, du momentque tu as étudié à fond le saint Livre d’Allah, tudois connaître le nombre de chapitres, de motset de lettres qu’il renferme et les préceptes denotre foi. Dis-moi donc, pour commencer, quelest ton Seigneur, quel est ton Prophète, quelest ton Imam, quelle est ton orientation, quelleest ta règle de vie, quel est ton guide dans leschemins, et quels sont tes frères ? » Elle ré-pondit : « Allah est mon Seigneur ; Mohammad(sur lui la prière et la paix !) est mon Prophète ;le Koran est ma loi, il est donc mon Imam ; laKâaba, la maison d’Allah élevée par Abrahamà la Mecque, est mon orientation ; l’exemple

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de notre saint Prophète est ma règle de vie ;la Sunna, recueil des traditions, est mon guidedans les chemins ; et tous les Croyants sontmes frères. »

Le savant reprit, alors que le khalifat com-mençait à s’émerveiller de la netteté et de laprécision de ces réponses dans la bouche d’unesi gentille jeune fille : « Dis-moi ! commentsais-tu qu’il y a un Dieu ? » Elle répondit : « Parla raison ! »

Il demanda : « Qu’est-ce que la raison ? »Elle dit : « La raison est un don double : il estinné et il est acquis. La raison innée est cellequ’Allah a placée dans le cœur de ses servi-teurs. Et la raison acquise est celle qui est, chezl’homme bien doué, le fruit de l’éducation etd’un labeur constant. »

Il reprit : « C’est excellent ! Mais où est lesiège de la raison ? » Elle répondit : « Dansnotre cœur. Et c’est de là que ses inspirations

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s’élèvent vers notre cerveau pour y établir do-micile. »

Il dit : « Parfaitement ! Mais peux-tu medire comment tu as appris à connaître le Pro-phète (sur lui la prière et la paix !) ? » Elle ré-pondit : « Par la lecture du Livre d’Allah, parles sentences y incluses, par les preuves et lestémoignages. »

Il dit : « C’est excellent ! Mais peux-tu medire quels sont les devoirs indispensables denotre religion ? » Elle répondit : « Il y a cinqdevoirs indispensables dans notre religion : laprofession de foi : « Il n’y a de Dieu qu’Allah, etMohammad est l’envoyé d’Allah ! » ; la prière ;l’aumône ; le jeûne du mois de Ramadan ; lepèlerinage à la Mecque, quand on peut lefaire. »

Il demanda : « Quels sont les actes pies lesplus méritoires ? » Elle répondit : « Ils sont aunombre de six : la prière ; l’aumône ; le jeûne ;le pèlerinage ; la lutte contre les mauvais ins-

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tincts et les choses illicites, et enfin la guerredans le Sentier. »

Il dit : « Que c’est bien répondu ! Mais dansquel but fais-tu la prière ? »

Elle répliqua : « Simplement pour offrir auSeigneur l’hommage de mon adoration, célé-brer ses louanges et élever mon esprit vers lesrégions sereines. »

Il s’écria : « Que cette réponse est excel-lente ! Mais la prière ne suppose-t-elle pas aupréalable des préparatifs indispensables ? »Elle répondit : « Certes ! Il faut se purifier en-tièrement le corps par les ablutions rituelles, sevêtir d’habits qui n’aient pas l’indice d’une sa-leté, choisir un lieu propre et net pour s’y tenir,bien garantir la partie du corps comprise entrele nombril et les genoux, avoir des intentionspures et se tourner vers la Kâaba, dans la di-rection de la Mecque sainte ! »

« Quelle est la valeur de la prière ? » – « Elleest le soutien de la foi dont elle est la base ! »

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« Quels sont les fruits de la prière ? Quelleen est l’utilité ? » – « La prière vraiment bellen’a point d’utilité matérielle. Elle est simple-ment le lien spirituel entre la créature et sonSeigneur. Elle peut produire des fruits imma-tériels et d’autant plus beaux ; elle éclaire lecœur et l’illumine, consolide l’esprit qui chan-celle et rapproche l’esclave de son Maître. »

« Quelle est la clef de la prière ? Et quelleest la clef de cette clef ? » – « La clef de laprière, c’est l’ablution, et la clef de l’ablution,c’est la formule initiale : « Au nom d’Allah leClément-sans-Bornes, le Clément ! »

Il demanda : « Quelles sont les prescrip-tions à suivre dans l’ablution ? » Elle dit :« D’après le rite orthodoxe de l’imam El-Scha-fiy ben-Idris, il y en a douze :

« D’abord prononcer la formule initiale :« Au nom d’Allah ! » ; se laver les paumes desmains avant que de les plonger dans le vase ;se rincer la bouche ; se laver les narines en pre-

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nant l’eau dans le creux de la main et en lareniflant ; se frotter toute la tête et se frotterles oreilles à l’extérieur et à l’intérieur avecune nouvelle eau ; se peigner la barbe avec lesdoigts ; se tordre les doigts et les orteils en lesfaisant craquer ; placer le pied droit devant lepied gauche ; répéter trois fois chaque ablu-tion ; prononcer après chaque ablution l’actede foi ; et enfin, une fois les ablutions termi-nées, réciter en outre cette formule pieuse :« Ô mon Dieu ! compte-moi au nombre desrepentants, des purs et fidèles serviteurs !Louanges à mon Dieu ! Je confesse qu’il n’y ade Dieu que Toi seul ! C’est Toi mon refuge ;c’est de Toi que, plein de repentir, j’implore lepardon de mes fautes ! Amîn ! »

« C’est cette formule, en effet, que le Pro-phète (sur lui la prière et la paix !) nous a bienrecommandé de réciter, en disant : « J’ouvriraitoutes grandes à qui la récitera les huit portesd’Éden ; et il pourra entrer par la porte qui luiplaira ! »

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Le savant dit : « Cela est répondu avec ex-cellence, en vérité ! Mais que font les anges etles démons auprès de celui qui fait ses ablu-tions ? » Sympathie répondit : « Lorsquel’homme se prépare à faire ses ablutions, lesanges viennent se tenir à sa droite et lesdiables à sa gauche ; mais aussitôt qu’il pro-nonce la formule initiale : « Au nom d’Allah ! »les diables prennent la fuite, et les anges s’ap-prochent de lui en déployant sur sa tête un pa-villon de lumière, de forme carrée, dont ils sou-tiennent les quatre coins ; et ils chantent leslouanges d’Allah et implorent le pardon des pé-chés de cet homme. Mais, s’il oublie d’invo-quer le nom d’Allah ou s’il cesse de le pronon-cer, les diables reviennent… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Mais lorsque fut la deux centsoixante-quinzième nuit.

Elle dit :

« … les diables reviennent en foule et fonttous leurs efforts pour jeter le trouble dans sonâme, lui suggérer le doute et refroidir son es-prit et sa ferveur !

« Il est obligatoire, pour l’homme qui faitses ablutions, de faire couler l’eau sur tout soncorps, sur tous ses poils, apparents ou secrets,et sur ses membres sexuels, de se bien frottertoutes les parties et de ne se laver les piedsqu’en dernier lieu ! »

Le savant dit : « Bien répondu ! Peux-tumaintenant me dire quels sont les usages àsuivre dans l’ablution nommée tayamum ? »Elle répondit : « L’ablution nommée tayamumest la purification avec le sable et la poussière.Cette ablution se fait dans les sept cas sui-

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vants, établis par les usages conformes à lapratique du Prophète. Et elle se fait suivant lesquatre indications prévues par l’enseignementdirect du Livre.

« Les sept cas qui permettent cette ablutionsont : le manque d’eau ; la peur d’épuiser laprovision d’eau ; le besoin de cette eau pourla boisson ; la crainte d’en perdre une partieen la transportant ; les maladies qui craignentl’usage de l’eau ; les fractures qui demandent lerepos pour se consolider ; les blessures qu’onne doit pas toucher.

« Quant aux quatre conditions nécessairespour accomplir cette ablution avec le sable etla poussière, ce sont ; d’abord être de bonnefoi ; ensuite prendre le sable ou la poussièreavec les mains et faire le geste de s’en frotterle visage ; puis faire le geste de s’en frotter lesbras jusqu’aux coudes ; et s’essuyer les mains.

« Deux pratiques sont également recom-mandables, parce que conformes à la Sunna :

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commencer l’ablution par la formule invoca-toire : « Au nom d’Allah ! » et faire l’ablutionde toutes les parties droites du corps avant lesparties gauches. »

Le savant dit : « C’est fort bien ! Mais, pourrevenir à la prière, peux-tu me dire commenton doit l’accomplir, et quels actes elle com-porte ? » Elle reprit : « Les actes requis pourfaire la prière constituent autant de colonnesqui la soutiennent. Ces colonnes de la prièresont : premièrement, la bonne intention ; se-condement, la formule du Takbir, qui consisteà prononcer ces mots : « Allah est le plusgrand ! » ; troisièmement, réciter la Fatiha, quiest la sourate qui ouvre le Koran ; quatrième-ment, se prosterner la face contre terre ; cin-quièmement, se relever ; sixièmement, faire laprofession de foi ; septièmement, s’asseoir surles talons ; huitièmement, faire des vœux pourle Prophète, en disant : « Que sur lui soientla prière et la paix d’Allah ! » ; neuvièmement,être toujours dans la même intention pure. »

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Le savant dit : « Eh vérité, cela est réponduparfaitement ! Peux-tu maintenant me direcomment on doit s’acquitter de la dîme de l’au-mône ? » Elle répondit : « On peut s’acquitterde la dîme de l’aumône de quatorze manières :en or ; en argent ; en chameaux ; en vaches ;en moutons ; en blé ; en orge ; en millet ; enmaïs ; en fèves ; en pois chiches ; en riz ; en rai-sins secs, et en dattes.

« Pour ce qui est de l’or, si l’on n’a qu’unesomme inférieure à vingt drachmes d’or de laMecque, on n’a point de dîme à payer ; au-des-sus de cette somme, on donne le trois pourcent. Il en est de même pour l’argent, toutesproportions gardées.

« Pour ce qui est du bétail, celui qui pos-sède cinq chameaux paie un mouton ; celuiqui possède vingt-cinq chameaux en donne uncomme dîme, et ainsi de suite, toutes propor-tions gardées.

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« Pour ce qui est des moutons et desagneaux, on en donne un sur quarante. Et ainside suite pour tout le reste. »

Le savant dit : « Parfait ! Parle-moi main-tenant du jeûne ! » Sympathie répondit : « Lejeûne c’est l’abstinence du manger, du boire etdes jouissances sexuelles, pendant la journée,jusqu’au coucher du soleil, durant le mois deRamadan, aussitôt qu’on aperçoit la nouvellelune. Il est recommandable de s’abstenir égale-ment, pendant le jeûne, de tout vain discourset de toute lecture autre que celle du Koran. »

Le savant demanda : « Mais n’y a-t-il pointcertaines choses qui, à première vue, peuventrendre inefficace le jeûne, mais qui, selon l’en-seignement du Livre, n’enlèvent en réalité rienà sa valeur ? » Elle répondit : « Il y a, en effet,des choses qui ne rendent point le jeune inef-ficace. Ce sont : les pommades, les baumes etles onguents ; le kohl pour les yeux et les col-lyres ; la poussière du chemin ; l’action d’ava-ler la salive ; les éjaculations nocturnes ou

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diurnes involontaires de la semence virile ; lesregards jetés sur une femme étrangère non mu-sulmane ; la saignée et les ventouses simplesou scarifiées. Ce sont là toutes choses qui n’en-lèvent rien à l’efficacité du jeûne. »

Le savant dit : « C’est excellent ! Et la re-traite spirituelle, qu’en penses-tu ? » Elle dit :« La retraite spirituelle est un séjour de longuedurée que l’on fait dans une mosquée, en re-nonçant au commerce avec les femmes et àl’usage de la parole. Elle est simplement re-commandée par la Sunna, mais n’est point uneobligation dogmatique. »

Le savant dit : « Je désire maintenant t’en-tendre me parler du pèlerinage. » Elle répon-dit : « Le pèlerinage à la Mecque ou hadj est undevoir que tout musulman doit accomplir aumoins une fois en sa vie, quand il a atteint l’âgede raison. Pour l’accomplir, diverses condi-tions sont à observer. On doit se revêtir dumanteau de pèlerin ou ihram, se garder d’avoircommerce avec les femmes, de se raser les

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poils, de se couper les ongles et de se couvrirla tête et le visage. D’autres prescriptions sontégalement faites par la Sunna. »

Le savant dit : « C’est fort bien ! mais pas-sons à la guerre dans le Sentier. » Elle répon-dit : « La guerre dans le Sentier est celle quel’on fait contre les infidèles quand l’Islam esten danger. On ne doit la faire que pour se dé-fendre. Aussitôt que le Croyant est en armes, ildoit marcher sur l’infidèle sans jamais revenirsur ses pas ! »

Le savant demanda : « Peux-tu me donnerquelques détails sur la vente et l’achat ? » Sym-pathie répondit : « Dans la vente et l’achat, ondoit être libre des deux côtés et dresser, dansles cas importants, un acte de consentement etd’acceptation. Mais il y a certaines choses dontla Sunna prohibe la vente ou l’achat. Ainsi… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Mais lorsque fut la deux centsoixante-dix-septième nuit.

Elle dit :

« … Ainsi, il est expressément défendud’échanger des dattes sèches contre des dattesfraîches, des figues sèches contre des figuesfraîches, de la viande séchée et salée contrede la viande fraîche, du beurre salé contre dubeurre frais, et, d’une manière générale, toutesles provisions fraîches contre les anciennes etles sèches, quand elles sont de la même es-pèce. »

Lorsque le savant commentateur du Livreeut entendu ces réponses de Sympathie, il neput s’empêcher de penser qu’elle en savait au-tant que lui et ne voulut pas s’avouer impuis-sant à la prendre en défaut.

Il résolut donc de lui poser des questionsplus subtiles et lui demanda : « Que signifie lin-

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guistiquement le mot ablution ? » Elle répon-dit : « Se débarrasser par le lavage de toutesimpuretés internes ou externes. » – Il deman-da : « Que signifie le mot jeûner ? » Elle dit :« S’abstenir. » – Il demanda : « Que signifie lemot donner ? » Elle dit : « S’enrichir. » – Il de-manda : « Et aller en pèlerinage ? » Elle répon-dit : « Atteindre le but. » – Il demanda : « Etfaire la guerre ? » Elle dit : « Se défendre. »

À ces paroles, le savant se leva debout surses pieds et s’écria : « En vérité, mes questionset mes arguments sont à court ! Cette esclaveest étonnante de savoir et de clarté, ô émir desCroyants ! »

Mais Sympathie sourit légèrement et l’in-terrompit : « Je voudrais, lui dit-elle, te poserà mon tour une question. Si tu n’arrives pasà la résoudre, j’aurai le droit de t’arracher tonmanteau d’uléma. » Il dit : « J’accepte ! Pose laquestion, ô jeune fille. »

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Elle demanda : « Quelles sont les branchesde l’Islam ! » Le savant resta un temps à réflé-chir et finalement ne sut que répondre.

Alors le khalifat lui-même parla et dit àSympathie : « Réponds toi-même à la question,et le manteau de ce savant t’appartient ! »

Sympathie s’inclina et répondit : « Les ra-meaux de l’Islam sont au nombre de neuf :l’observance stricte de l’enseignement duLivre ; se conformer aux traditions de notresaint Prophète ; ne jamais manger les alimentsdéfendus ; punir les malfaiteurs, pour ne pointvoir augmenter la malice des méchants parsuite de l’indulgence des bons ; approfondirl’étude de la religion ; secourir les serviteursd’Allah ; fuir toute innovation et tout change-ment ; déployer du courage dans l’adversité ;pardonner quand on est fort et puissant. »

Lorsque le khalifat Haroun Al-Rachid eutentendu cette réponse, il ordonna d’arracherimmédiatement le manteau du savant et de le

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donner à Sympathie ce qui fut aussitôt exécu-té, à la confusion du savant, qui sortit de lasalle, la tête basse.

Alors un second uléma se leva, qui était ré-puté pour sa subtilité dans les connaissancesthéologiques, et que tous les yeux désignaientà l’honneur d’interroger l’adolescente.

Il se tourna vers Sympathie et lui dit : « Jene te poserai, ô jeune fille, que de brèves ques-tions et en petit nombre. Peux-tu d’abord medire quels sont les devoirs à observer pendantles repas ? » Elle répondit : « On doit d’abordse laver les mains, invoquer le nom d’Allah etlui rendre des actions de grâces. On s’assiedensuite sur la hanche gauche, on se sert pourmanger du pouce et des deux premiers doigtsseulement, on ne prend que de petites bou-chées, on mâche bien le morceau et on ne doitpas regarder son voisin, de crainte de le gênerou de lui couper l’appétit. »

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Le savant demanda : « Peux-tu me diremaintenant ce que c’est que quelque chose, lamoitié de quelque chose, et ce qui est moinsque quelque chose ? » Elle répondit sans hési-ter : « Le Croyant c’est quelque chose, l’hypo-crite est la moitié de quelque chose, et l’infi-dèle est moins que quelque chose ! »

Il reprit : « Cela est exact. Dis-moi ! Où setrouve la foi ? » Elle répondit : « La foi habitedans quatre endroits : dans le cœur, dans latête, dans la langue et dans les membres. De lasorte, la force du cœur consiste dans la joie, laforce de la tête dans la connaissance, la forcede la langue dans la sincérité, et la force desautres membres dans la soumission ! »

Il demanda : « Combien y a-t-il decœurs ? » – « Il y en a plusieurs : le cœur ducroyant ; le cœur de l’infidèle, cœur complète-ment opposé au premier… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Mais lorsque fut la deux centsoixante-dix-huitième nuit.

Elle dit :

« … le cœur attaché aux choses de la terreet le cœur attaché aux joies spirituelles ; il ya le cœur dominé par les passions ou par lahaine ou par l’avarice ; il y a le cœur lâche, lecœur brûlé d’amour, le cœur gonflé d’orgueil ;puis il y a le cœur éclairé, comme celui descompagnons de notre saint Prophète, et il ya enfin le cœur de notre saint Prophète lui-même, cœur de l’Élu. »

Lorsque le savant théologien eut entenducette réponse, il s’écria : « Mon approbationt’est acquise, ô esclave ! »

Alors la belle Sympathie regarda le khalifatet dit : « Ô commandeur des Croyants, per-mets-moi de poser à mon tour une seule ques-tion à mon examinateur et de lui prendre son

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manteau s’il ne peut répondre ! » Et le consen-tement accordé, elle demanda au savant :« Peux-tu me dire, ô vénérable cheikh, quel estle devoir qui doit être rempli avant tous lesdevoirs, bien qu’il n’en soit pas le plus impor-tant ? »

À cette question, le savant ne sut que dire,et l’adolescente se hâta de lui enlever son man-teau et fit elle-même cette réponse : « C’est ledevoir de l’ablution ; car il est formellementprescrit de se purifier avant d’accomplir lemoindre des devoirs religieux et avant tous lesactes prévus par le Livre et la Sunna ! »

Après quoi Sympathie se tourna vers l’as-semblée et l’interrogea d’un regard auquel ré-pondit l’un des savants, qui était un deshommes les plus célèbres du siècle et n’avaitpoint son égal dans la connaissance du Koran.

Il se leva et dit à Sympathie : « Ô jeune fillepleine de spiritualité et de parfums charmants,peux-tu, puisque tu connais le Livre d’Allah,

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nous donner un échantillon de la précision deton savoir à ce sujet ? » Elle répondit : « Le Ko-ran est composé de cent quatorze sourates ouchapitres, dont soixante-dix ont été dictés à laMecque et quarante-quatre à Médine.

« Il est divisé en six cent vingt et une divi-sions, appelées « aschar », et en six mille deuxcent trente-six versets.

« Il renferme soixante-dix-neuf mille quatrecent trente-neuf mots, et trois cent vingt-troismille six cent soixante-dix lettres, à chacunedesquelles sont attachées dix vertus spéciales.

« On y trouve cité le nom de vingt-cinq pro-phètes Adam, Nouh, Ibrahim, Ismaïl, Isaac, Yâ-coub, Youssef, El-Yosh, Younés, Loth, Saleh,Houd, Schoaïb, Daoud, Soleïmân, Zoul-Kefel,Edris, Elias, Yahia, Zacharia, Ayoub, Moussa,Haroun, Issa [Jésus] et Môhammad. (Sur euxtous la prière et la paix !)

« On y trouve le nom de neuf oiseaux ouanimaux ailés le moustique, l’abeille, la

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mouche, la huppe, le corbeau, la sauterelle, lafourmi, l’oiseau ababil, et l’oiseau d’Issa (surlui la prière et la paix !) qui n’est autre que lachauve-souris. »

Le cheikh dit : « Ta précision est mer-veilleuse. Aussi je voudrais savoir de toi quelest le verset où notre saint Prophète juge lesinfidèles ? » Elle répondit : « C’est le verset oùse trouvent ces paroles : « Les juifs disent queles chrétiens sont dans l’erreur et les chrétiensaffirment que les juifs ignorent la vérité. Or, sa-chez que les deux côtés ont raison dans cetteaffirmation ! »

Lorsque le cheikh eut entendu ces paroles,il se déclara fort satisfait, mais voulut l’interro-ger encore.

Il lui demanda donc : « Comment le Koranest-il venu sur terre ? Est-il descendu tout com-plet, copié sur les tables qui sont gardées auciel, ou bien est-il descendu en plusieursfois ? » Elle répondit : « C’est l’ange Gabriel

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qui, sur l’ordre du Maître de l’univers, l’a ap-porté à notre prophète Môhammad, le princedes envoyés d’Allah, et cela par versets, selonles circonstances, durant l’espace de vingt an-nées. ».

Il demanda : « Quels sont les compagnonsdu Prophète qui ont pris soin de rassemblertous les versets épars du Koran ? » Elle dit :« Ils sont quatre : Abi ben-Kâab, Zeïd ben-Ta-bet, Abou-Obeïda ben-Al-Djerrah et Othmanben-Affân. (Qu’Allah les ait tous quatre dansses bonnes grâces !) »

Il demanda : « Quels sont ceux qui nous onttransmis et enseigné la vraie manière de lire leKoran ? » Elle répondit : « Ils sont quatre : Ab-dallah ben-Mâssoud, Abi ben-Kâab, Moaz ben-Djabal et Salem ben-Abdallah. »

Il demanda : « À quelle occasion est des-cendu du ciel le verset suivant : « Ô croyants,ne vous privez point des jouissances terrestresdans toute leur plénitude ! » Elle répondit :

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« C’est lorsque quelques compagnons, voulantpousser plus loin qu’il ne fallait la spiritualité,eurent résolu de se châtrer et de porter des ha-bits de crin. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centsoixante-dix-neuvième nuit.

Elle dit :

Lorsque le savant eut entendu ces réponsesde Sympathie, il ne put s’empêcher de s’écrier :« Je témoigne, ô émir des Croyants, que cettejeune fille est inégalable de savoir ! »

Alors Sympathie demanda la permission deposer une question au cheikh et lui dit : « Peux-tu me dire quel est le verset du Koran qui ren-

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ferme vingt-trois fois la lettre kaf, quel est celuiqui renferme seize fois la lettre mim et quel estcelui qui renferme cent quarante fois la lettreaïn ? »

Le savant resta la bouche ouverte sans pou-voir faire la moindre citation ; et Sympathie,après lui avoir pris son manteau, se hâta d’indi-quer elle-même les versets demandés, à la stu-péfaction générale des assistants.

Alors du milieu de l’assemblée se leva unmédecin réputé pour l’étendue de ses connais-sances et qui avait composé des livres de mé-decine fort estimés.

Il se tourna vers Sympathie et lui dit : « Tuas parlé excellemment sur les choses spiri-tuelles ; il est temps de s’occuper du corps.Explique-nous, ô belle esclave, le corps del’homme, sa formation, ses nerfs, ses os et sesvertèbres, et pourquoi Adam fut appeléAdam ! » Elle répondit : « Le nom d’Adam vientdu mot adim qui signifie la peau, la surface de

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la terre, et fut donné au premier homme quiavait été créé avec une masse de terre forméedu terrain de diverses parties du monde. En ef-fet, la tête d’Adam fut formée avec la terre del’Orient, sa poitrine avec la terre de la Kâaba,et ses pieds avec la terre de l’Occident.

« Allah composa le corps en y ménageantsept portes d’entrée et deux portes de sortie :les deux yeux, les deux oreilles, les deux na-rines et la bouche, et, de l’autre côté, les deuxsorties.

« Ensuite le Créateur, pour donner un tem-pérament à Adam, réunit en lui les quatre élé-ments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Après quoiAllah acheva de constituer le corps humain. Ily mit trois cent soixante conduits et trois ins-tincts : l’instinct de la vie, l’instinct de la re-production et l’instinct de l’appétit. Ensuite il ymit six tripes, deux reins, deux œufs, un nerfet recouvrit le tout d’une peau. Il le dota decinq sens guidés par sept esprits vitaux. Quantà l’ordre des organes, Allah posa le cœur à

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gauche, dans la poitrine, et les poumons pourservir d’éventails au cœur, et le foie à droitepour servir de garde au cœur.

« Pour ce qui est de la tête, elle est com-posée de quarante-huit os. Quant à la poitrine,elle contient vingt-quatre côtes chez l’hommeet vingt-cinq chez la femme la côte supplémen-taire se trouve à droite, et sert à renfermer l’en-fant dans le ventre de sa mère et à le souteniren l’entourant. »

Le savant médecin ne put réprimer son ad-miration, puis ajouta : « Peux-tu maintenantnous parler des signes des maladies ? » Elle ré-pondit : « Les signes des maladies sont exté-rieurs et intérieurs, et servent à faire connaîtrele genre de la maladie et son degré de gravité.

« L’homme habile dans son art sait, en effet,deviner le mal rien qu’en prenant le pouls dumalade : de la sorte il constate le degré de sé-cheresse, de chaleur, de raideur, de froid etd’humidité. »

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Il demanda : « Quelles sont les causes dumal de tête ? » Elle répondit : « Le mal de têteest dû principalement à la nourriture, quand onen fait entrer dans l’estomac avant que les pre-miers aliments soient digérés ; il est égalementdû à des repas faits quand la faim n’existe pas.C’est la gourmandise qui est la principale causedes maladies qui ravagent la terre. Celui quiveut prolonger sa vie doit diviser son ventre entrois parties, qu’il remplira l’une de nourriture,l’autre d’eau et la troisième de rien du tout, afinde la laisser libre pour la respiration. Il en serade même pour l’intestin, dont la longueur estde dix-huit empans. »

Il dit : « Je vois que ta science ne laisse rienà désirer. Mais peux-tu me dire quelle est lameilleure eau ? » Elle répondit : « C’est l’eaupure contenue dans un vase poreux frotté d’unexcellent parfum ou simplement passé aux va-peurs d’encens. On ne doit la boire que bienaprès le repas, pour éviter ainsi toutes sortesde malaises ; et on mettra en pratique cette pa-

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role du Prophète (sur lui la prière et la paix !)qui a dit : « L’estomac est le réceptacle des ma-ladies, la constipation la cause des maladies, etl’hygiène le principe des remèdes. »

Il demanda : « Quel est le mets excellententre tous ? » Elle répondit : « C’est celui qui,préparé par la main d’une femme soigneuse,n’a pas coûté trop de préparatifs et se manged’un cœur content. Le mets appelé « tharid »est certainement le plus délicieux de tous lesmets, car le Prophète (sur lui la prière et lapaix !) a dit : « Le tharid est de beaucoup lemeilleur des mets, comme Aïscha est la plusvertueuse des femmes. »

Il demanda : « Que penses-tu des fruits ? »Elle dit : « C’est, avec la viande de mouton, lanourriture la plus saine. Mais il n’en faut pointmanger quand la saison est passée. »

Il dit : « Parle-nous du vin. »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingtième nuit.

Elle dit :

Sympathie répondit : « Comment peux-tum’interroger sur le vin, alors que le Livre estsi explicite à ce sujet ? Malgré ses nombreusesvertus, il est défendu, parce qu’il trouble la rai-son et échauffe les humeurs. Le vin et le jeude hasard sont deux choses que le Croyant doitéviter sous peine des pires calamités ! »

Il dit : « Ta réponse est sage. Peux-tu main-tenant nous parler de la saignée ? » Elle ré-pondit : « La saignée est nécessaire à l’égarddes personnes trop riches. On doit la pratiquerà jeun, dans une journée de printemps sans

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nuages ni vent. Quand ce jour tombe un mardi,la saignée produit ses meilleurs effets, surtoutsi ce jour est le dix-septième du mois. Mais rienn’est pire que la saignée si on la pratique unmercredi ou un samedi. »

Le savant réfléchit un instant et dit : « Jus-qu’ici tu as répondu parfaitement, mais je veuxencore te poser une question capitale qui nousdémontrera si ton savoir s’étend aux choses es-sentielles. Peux-tu nous parler clairement de lacopulation ? »

Lorsque la jeune fille eut entendu cettequestion, elle rougit et baissa la tête. Mais ellene tarda pas à relever la tête et, se tournantvers le khalifat, lui dit : « Par Allah, ô émir desCroyants, mon silence ne doit point être attri-bué à mon ignorance, car la réponse se trouvesur le bout de ma langue et refuse de sortir demes lèvres par égard pour notre maître le kha-lifat ! » Mais il lui dit : « J’aurais un plaisir ex-trême à entendre cette réponse de ta bouche.Sois donc sans crainte, et parle clairement ! »

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Alors la docte Sympathie dit : « La copula-tion est une chose excellente, et nombreusessont ses vertus. La copulation allège le corpset soulève l’esprit, éloigne la mélancolie, tem-père la chaleur, contente le cœur et fait re-couvrer le sommeil perdu. Il s’agit là, bien en-tendu, de la copulation d’un homme avec unefemme jeune, mais c’est tout autre chose si lafemme est vieille, car alors il n’y a pas de mé-fait que cet acte ne puisse engendrer. Copu-ler avec une vieille, c’est s’exposer à des cala-mités sans nombre dont, entre autres, le maldes reins, le mal des cuisses, le mal du doset la mort du gros nerf. En un mot, c’est af-freux. Il faut donc s’en garer avec soin commed’un poison sans remède. De préférence il fautchoisir, pour copuler, une femme experte, quicomprenne d’un coup d’œil, qui parle avec leshanches et les mains et qui dispense le proprié-taire des œufs d’avoir un poulailler. »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-deuxième nuit.

Elle dit :

Le savant s’écria : « Que c’est répondu avecsagacité ! Mais j’ai encore deux questions à teposer, et ce sera tout. Peux-tu me dire quelest l’être vivant qui ne vit qu’emprisonné etqui meurt sitôt qu’il respire ? Et quels sont lesmeilleurs fruits ? » Elle répondit : « Le premier,c’est le poisson ; et les seconds sont le cédratet la grenade ! »

Lorsque le médecin eut entendu ces di-verses réponses de la belle Sympathie, il ne puts’empêcher de s’avouer incapable de la prendreen défaut de science, et voulut regagner sa

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place. Mais Sympathie l’en empêcha d’un signeet lui dit : « Il faut qu’à mon tour je te pose unequestion :

« Peux-tu me dire, ô savant, quelle est lachose qui est ronde comme la terre et se logedans un œil, qui tantôt se sépare de cet œil ettantôt y pénètre, qui copule sans organe mâle,qui se sépare de sa compagne durant la nuitpour s’enlacer à elle durant le jour, et qui élitdomicile habituellement aux extrémités ? »

À cette question, le savant eut beau se tour-menter l’esprit, il ne sut que répondre, et Sym-pathie, après lui avoir pris son manteau, surl’invitation du khalifat, répondit elle-même :« C’est le bouton et c’est la boutonnière ! »

Après quoi, d’entre les vénérables cheikhsun astronome se leva, qui était le plus fameuxde tous les astronomes du royaume et queSympathie regarda en souriant, sûre d’avancequ’il trouverait ses yeux plus embarrassantsque toutes les étoiles des cieux.

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L’astronome vint donc s’asseoir devantl’adolescente et, après le préambule d’usage,lui demanda : « D’où se lève le Soleil et où va-t-il lorsqu’il disparaît ? » Elle répondit : « Sacheque le Soleil se lève des sources de l’Orient etdisparaît dans les sources de l’Occident. Cessources sont au nombre de cent quatre-vingts.Le Soleil est le sultan du jour, comme la Luneest la sultane des nuits. »

Le savant astronome s’écria : « Quelle ré-ponse merveilleuse ! Mais, ô adolescente,peux-tu nous parler des autres astres et nousdire leurs bonnes ou mauvaises influences ? »Elle répondit : « Si je devais parler de tous lesautres astres, il faudrait y consacrer bien plusd’une séance. Je n’en dirai donc que peu demots. Outre le Soleil et la Lune, il y a cinqautres planètes qui sont Outared [Mercure], El-Zohra [Vénus], El-Merrikh [Mars], El-Mousch-tari [Jupiter] et Zôhal [Saturne].

« La Lune, froide et humide, de bonne in-fluence, a pour séjour le Cancer, pour apogée

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le Taureau, pour inclinaison le Scorpion, etpour périgée le Capricorne.

« La planète Saturne, froide et sèche, d’in-fluence maligne, a pour séjour le Capricorne etle Verseau, son apogée est la Balance, son in-clinaison le Bélier, et son périgée le Capricorneet le Lion.

« Jupiter, d’influence bénigne, est chaud ethumide et a pour séjour le Poisson et le Collier,pour apogée le Cancer, pour inclinaison le Ca-pricorne, et pour périgée les Gémeaux et leLion.

« Vénus, tempérée, d’influence bénigne, apour séjour le Taureau, pour apogée les Pois-sons, pour inclinaison la Balance, et pour péri-gée le Bélier et le Scorpion.

« Mercure, d’influence tantôt bénigne tan-tôt maligne, a pour séjour les Gémeaux, pourapogée la Vierge, pour inclinaison les Pois-sons, pour périgée le Taureau.

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« Mars enfin, chaud et humide, d’influencemaligne, a pour séjour le Bélier, pour apogée leCapricorne, pour inclinaison le Cancer, et pourpérigée la Balance. »

Lorsque l’astronome eut entendu cette ré-ponse, il admira fort la profondeur desconnaissances de la jeune Sympathie. Il voulutpourtant essayer de la troubler par une ques-tion plus difficile et lui demanda : « Ô adoles-cente, penses-tu que nous aurons de la pluie cemois-ci ? »

À cette question, la docte Sympathie baissala tête et réfléchit longuement ce qui fit sup-poser au khalifat qu’elle se reconnaissait inca-pable d’y répondre. Mais bientôt elle releva latête et dit au khalifat : « Ô émir des Croyants,je ne parlerai guère à moins d’une permissionspéciale de dire toute ma pensée ! » Le khali-fat, étonné, dit : « Tu as la permission ! » Elledit : « Alors, ô émir des Croyants, je te priede me prêter un instant ton sabre pour que je

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coupe la tête à cet astronome qui n’est qu’unmécréant ! »

À ces paroles, le khalifat et tous les savantsde l’assemblée ne purent s’empêcher de rire.Mais Sympathie continua : « En effet, sache, ôtoi l’astronome, qu’il y a cinq choses qu’Allahseul connaît l’heure de la mort, la tombée dela pluie, le sexe de l’enfant dans le sein desa mère, les événements du lendemain et l’en-droit où chacun devra mourir ! »

L’astronome sourit et lui dit : « Ma questionne t’a été posée que pour t’éprouver. Peux-tu,et ainsi nous ne nous éloignerons point trop dusujet, nous dire l’influence des astres sur lesjours de la semaine ? » Elle répondit : « Le di-manche est le jour consacré au Soleil. Quandl’année commence un dimanche, c’est signeque les peuples auront beaucoup à souffrir dela tyrannie et des vexations de leurs sultans etde leurs gouverneurs, qu’il y aura de la séche-resse, que les lentilles surtout ne pousserontguère, que les raisins tourneront et qu’il y au-

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ra des combats féroces entre les rois. Mais entout cela Allah est encore plus savant !

« Le lundi est jour consacré à la Lune.Quand l’année commence par un lundi, c’estde bon augure. Il y aura des pluies abondantes,beaucoup de grain et de raisin ; mais il y aurade la peste, et, en outre, le lin ne poussera paset le coton sera mauvais ; de plus, la moitié dubétail mourra frappée d’épidémie. Mais Allahest plus savant !

« Le mardi, jour consacré à Mars, peutcommencer l’année. Alors les grands et lespuissants seront frappés de mort, les grainshausseront de prix, il y aura peu de pluie, peude poisson, le miel sera à bon compte, les len-tilles se vendront pour rien, les grains de linseront d’un prix très élevé, il y aura une ex-cellente récolte d’orge. Mais beaucoup de sangsera versé, et il y aura une épidémie chez lesânes, dont le prix haussera à l’extrême. MaisAllah est plus savant !

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« Le mercredi est le jour de Mercure.Lorsque l’année commence le mercredi, c’estsigne de grandes tueries sur mer, de beaucoupde journées d’orage et d’éclairs, de cherté desgrains et de prix élevé des radis et des oignons,sans compter une épidémie qui frappera les pe-tits enfants. Mais Allah est plus savant !

« Le jeudi est le jour consacré à Jupiter. Ilest, s’il ouvre l’année, l’indice de la concordeentre les peuples, de la justice chez les gou-verneurs et les vizirs, de l’intégrité chez leskâdis, et de grands bienfaits sur l’humanité,entre autres choses l’abondance des pluies, desfruits, des grains, du coton, du lin, du miel, duraisin et du poisson. Mais Allah est plus sa-vant !

« Le vendredi est le jour consacré à Vénus.S’il ouvre l’année, c’est signe que la rosée seraabondante, le printemps fort beau, mais il naî-tra une quantité énorme d’enfants des deuxsexes, et il y aura beaucoup de concombres, depastèques, de courges, d’aubergines et de to-

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mates, et aussi des topinambours. Mais Allahest plus savant !

« Le samedi enfin est le jour de Saturne.Malheur à l’année qui commence ce jour-là !Malheur à cette année ! Il y aura une avaricegénérale du ciel et de la terre, la famine succé-dera à la guerre, les maladies à la famine, et leshabitants de l’Égypte et de la Syrie jetteront leshauts cris sous l’oppression qui les tiendra et latyrannie des gouverneurs ! Mais Allah est plussavant ! »

Lorsque l’astronome eut entendu cette ré-ponse, il s’écria : « Que tout cela est admira-blement répondu ! Mais peux-tu nous dire en-core le point ou l’étage du ciel où sont suspen-dues les sept planètes ? » Sympathie répondit :« Certainement ! La planète Saturne est sus-pendue exactement au septième ciel ; Jupiterest suspendu au sixième ciel ; Mars au cin-quième ; le Soleil au quatrième ; Vénus au troi-sième ; Mercure au second ; et la Lune au pre-mier ciel ! »

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Puis Sympathie ajouta : « À mon tour main-tenant de t’interroger… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-quatrième nuit.

Elle dit :

« À mon tour maintenant de t’interroger !Quelles sont les trois classes d’étoiles ? »

Le savant eut beau réfléchir et lever lesyeux au ciel, il ne put se tirer d’embarras. AlorsSympathie, après lui avoir arraché son man-teau, répondit elle-même à sa propre ques-tion :

« Les étoiles sont divisées en trois classessuivant leur destination : les unes sont suspen-

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dues à la voûte céleste, comme des flambeaux,et servent à éclairer la terre ; les autres sont si-tuées dans l’air, par une suspension invisible,et servent à éclairer les mers ; et les étoiles dela troisième catégorie sont mobiles à volontéentre les doigts d’Allah on les voit filer pen-dant la nuit, et elles servent alors à lapider lesdémons qui veulent enfreindre les ordres duTrès-Haut. »

À ces paroles, l’astronome s’avoua de beau-coup inférieur en connaissances à l’adoles-cente et se retira de la salle.

Alors, sur l’ordre du khalifat, un philosophelui succéda qui vint se placer devant Sympa-thie et lui demanda : « Peux-tu nous parler del’infidélité et nous dire si elle naît avecl’homme ? » Elle répondit : « Là-dessus je veuxte répondre par les paroles mêmes de notreProphète (sur lui la prière et la paix !) qui adit : « L’infidélité circule parmi les fils d’Adamcomme le sang circule dans les veines, aussitôt

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qu’ils se laissent aller à blasphémer la terre etles fruits de la terre et les heures de la terre.Le plus grand crime est le blasphème contrele temps et le monde : car le temps, c’est Dieumême, et le monde est fait par Dieu ! »

Le philosophe s’écria : « Ces paroles sontsublimes et définitives ! Dis-moi maintenantquelles sont les cinq créatures d’Allah qui ontbu et mangé sans qu’il soit sorti quelque chosesoit de leur corps, soit de leur ventre, soit deleur dos. » Elle répondit : « Ces cinq créaturessont : Adam, Siméon, le dromadaire de Saleh,le bélier d’Ismaël et l’oiseau que vit le saintAboubekr dans la caverne. »

Il lui dit : « Parfait ! Dis-moi encore quellessont les cinq créatures du paradis qui ne sontni hommes, ni génies, ni anges. » Elle répon-dit : « Ce sont le loup de Jacob, le chien dessept dormants, l’âne d’El-Azir, le dromadairede Saleh et la mule de notre saint Prophète (surlui la prière et la paix !). »

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Il demanda : « Peux-tu me dire, quel estl’homme dont la prière ne se faisait ni dans leciel ni sur la terre ? » Elle répondit : « C’est So-leïmân, qui faisait sa prière sur un tapis sus-pendu en l’air, entre le ciel et la terre ! »

Il dit : « Explique-moi le fait suivant : Unhomme regarde le matin une esclave, et aus-sitôt il commet une action illicite ; il regardecette même esclave à midi, et la chose devientlicite ; il la regarde dans l’après-midi, et denouveau la chose devient illicite ; au coucherdu Soleil il lui est permis de la regarder ; lanuit cela lui est défendu, et au matin il peutparfaitement s’approcher d’elle en toute liber-té ! Peux-tu m’expliquer comment des circons-tances aussi différentes peuvent se succéder sirapidement en un jour et une nuit ? » Elle ré-pondit : « L’explication est aisée ! Un hommejette ses regards le matin sur une esclave quin’est point la sienne, et, d’après le Livre, celaest illicite. Mais à midi il l’achète, et alors ilpeut tant qu’il veut en faire son plaisir ; dans

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l’après-midi, pour une raison ou une autre, illui rend la liberté, et aussitôt il n’a plus le droitde jeter les yeux sur elle. Mais, au coucher duSoleil, il l’épouse, et tout lui devient licite ; lanuit, il juge à propos de divorcer d’avec elle,et ne peut plus s’en approcher ; mais, le ma-tin, il la reprend pour épouse, après les céré-monies d’usage, et peut alors renouer ses rela-tions avec elle. »

Le philosophe dit : « C’est juste ! Peux-tume dire quel est le tombeau qui s’est mis à semouvoir avec celui qu’il contenait ? » Elle ré-pondit : « C’est la baleine qui a englouti le pro-phète Jonas dans son ventre ! »

Il demanda : « Quelle est la vallée que le so-leil n’éclaira qu’une seule fois et qu’il n’éclai-rera jamais plus, jusqu’au jour de la Résurrec-tion ? » Elle répondit : « C’est la vallée que for-ma la baguette de Moïse en fendant la merpour laisser passer son peuple en fuite. »

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Il demanda : « Quelle est la première queuequi ait traîné sur le sol ? » Elle répondit :« C’est la queue de la robe d’Agar, mère d’Is-maël, quand elle balaya la terre devant Sa-rah. »

Il demanda : « Quelle est la chose qui res-pire sans être animée ? » Elle répondit : « C’estle matin. Car il est dit dans le Livre : Lorsque lematin respire… »

Lorsque le philosophe eut entendu ces di-verses réponses, il craignit que l’adolescentene l’interrogeât et, comme il tenait à son man-teau, il se hâta de prendre la fuite et de dispa-raître.

C’est alors que se leva l’homme le plus sa-vant du siècle, le sage Ibrahim ben-Saïar, quivint prendre la place du philosophe et dit àla belle Sympathie : « Je veux croire qued’avance tu t’avoues vaincue, et qu’il est inutilede t’interroger davantage ! »

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Elle répondit : « Ô vénérable savant, je teconseille d’envoyer chercher d’autres habitsque ceux que tu portes, puisque dans quelquesinstants je dois te les enlever. »

Il dit : « Nous allons bien voir ! Quelles sontles œuvres formées par les mains mêmes dela Toute-Puissance, alors que toutes les autreschoses ont été créées par le simple effet de savolonté ? » Elle répondit : « Le Trône, l’Arbredu Paradis, l’Éden et Adam ! Oui, ces quatrechoses ont été formées par les mains mêmesd’Allah, tandis que pour créer toutes les autreschoses. Il dit : « Qu’elles soient ! » et ellesfurent ! »

Il demanda : « Quel est ton père dans l’Is-lam et quel est le père de ton père ? » Elle ré-pondit : « Mon père dans l’Islam est Môham-mad (sur lui la prière et la paix !), et le père deMôhammad est Abraham, l’ami d’Allah ! »

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« En quoi consiste la foi de l’Islam ? » –« Dans la simple profession de foi : La ilahill’Allah, oua Môhammad rassoul Allah ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-sixième nuit.

Elle dit :

Le savant continua : « Parle-moi des di-verses sortes de feux ! » Elle répondit : « Il y ale feu qui mange et qui ne boit pas c’est le feudu monde ; le feu qui mange et qui boit c’estle feu de l’enfer ; le feu qui boit et ne mangepoint : c’est le feu du soleil ; enfin le feu qui nemange ni ne boit : c’est le feu de la lune ! »

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« Quel est le mot de cette énigme : Lorsqueje bois, l’éloquence coule de mes lèvres, et jemarche et je parle sans faire de bruit. Et pour-tant, en dépit de mes qualités, je ne suis guèredans les honneurs, pendant ma vie ; et aprèsma mort on ne me regrette pas davantage. »Elle répondit : « C’est la plume ! »

« Et le mot de cette autre énigme : Je suisoiseau, mais n’ai ni chair, ni sang, ni plumes,ni duvet ; on me mange rôti ou bouilli ou telque je suis, et il est bien difficile de savoir si jesuis vivant ou mort ; quant à ma couleur, elleest d’argent et d’or. » Elle répondit : « En véri-té, c’est trop de mots pour me faire connaîtrequ’il s’agit simplement d’un œuf. Tâche doncde me demander quelque chose de plus ardu. »

Il demanda : « Combien de paroles, en tout,Allah a dit à Moïse ? » Elle répondit : « Allah adit exactement à Moïse mille cinq cent quinzemots. »

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Il demanda : « Quelle est l’origine de lacréation ? » Elle dit : « Allah a tiré Adam de laboue desséchée ; la boue fut formée avec del’écume ; l’écume fut tirée de la mer ; la mer,des ténèbres ; les ténèbres, de la lumière ; lalumière, d’un monstre marin ; le monstre ma-rin, d’un rubis ; le rubis, d’un rocher ; le rocher,de l’eau ; et l’eau fut créée par la parole toute-puissante : « Qu’elle soit ! »

« Et le mot de cette autre énigme : Jemange sans avoir ni bouche ni ventre, et menourris d’arbres et d’animaux. Les alimentsseuls attisent en moi la vie, alors que touteboisson me tue ! » – « C’est le feu ! »

« Et le mot de cette énigme : Ce sont deuxamis qui n’ont jamais éprouvé de jouissance,bien qu’ils passent toutes leurs nuits dans lesbras l’un de l’autre. Ce sont eux les gardiensde la maison et ils ne se séparent qu’avec lematin ! » – « Ce sont les deux battants d’uneporte ! »

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« Quelle est la signification de ceci : Jetraîne toujours de longues queues derrièremoi ; j’ai une oreille pour ne point entendre, etje fais des habits pour n’en porter jamais. « –« C’est l’aiguille. »

« Quelle est la longueur et la largeur dupont Sirat ? » – « La longueur du pont Sirat, surlequel doivent passer tous les hommes au jourde la Résurrection, est de trois mille ans dechemin, mille pour le monter, mille pour tra-verser son horizontalité et mille pour le des-cendre. Il est plus aigu que le tranchant d’unglaive et plus mince qu’un cheveu. »

Il demanda : « Peux-tu maintenant me direcombien de fois le Prophète (sur lui la prièreet la paix !) a le droit d’intercéder pour chaquecroyant ? » Elle répondit : « Trois fois, ni plusni moins. »

« Quel est le premier qui ait embrassé la foide l’Islam ? » – « C’est Aboubekr ! »

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« Mais alors ne crois-tu pas qu’Ali ait étémusulman avant Aboubekr ? » – « Ali, par lagrâce du Très-Haut, n’a jamais été idolâtre ;car dès l’âge de sept ans Allah l’a mis dans lavoie droite et a éclairé son cœur en le dotantde la foi de Môhammad (sur lui la prière et lapaix !). »

« Oui ! mais je voudrais bien savoir qui desdeux est le plus grand en mérites, à tes yeux,Ali ou Abbas ? »

À cette question fort insidieuse, Sympathies’aperçut que le savant cherchait à tirer d’elleune réponse compromettante ; car, en accor-dant la prééminence à Ali, gendre du Prophète,elle déplairait au khalifat qui était le descen-dant d’Abbas, oncle de Môhammad (sur lui laprière et la paix !). Elle se mit d’abord à rougir,puis à pâlir, et, après un instant de réflexion,elle répondit : « Sache, ô Ibrahim, qu’il n’y aaucune prééminence entre deux élus qui ontchacun un mérite excellent ! »

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Lorsque le khalifat eut entendu cette ré-ponse, il fut à la limite de l’enthousiasme et,se levant debout sur ses deux pieds, il s’écria :« Par le Seigneur de la Kâaba ! quelle réponseadmirable, ô Sympathie ! »

Mais le savant continua : « Peux-tu me direde quoi il s’agit dans cette énigme : Elle estsvelte et tendre et de goût délicieux ; elle estdroite comme la lance, mais n’a point de fer ai-gu ; elle est utile dans sa douceur, et se mangevolontiers le soir, au mois de Ramadân ! » Ellerépondit : « C’est la canne à sucre. »

Il dit : « J’ai encore une question à t’adres-ser. Peux-tu me dire quel est l’animal qui vitdans les endroits déserts et habite loin desvilles, qui fuit l’homme, et qui réunit la formeet la nature de sept bêtes ? » Elle répondit :« Avant de parler, je veux auparavant que tume livres ton manteau ! »

Alors le khalifat Haroun Al-Rachid dit àSympathie : « Tu as certainement raison. Mais

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peut-être vaut-il mieux, par égard pour sonâge, que tu répondes d’abord à ses ques-tions ? »

Elle dit : « L’animal qui vit dans les endroitsdéserts et déteste l’homme, c’est la sauterelle,car elle réunit la forme et la nature de septbêtes elle a, en effet, la tête du cheval, le coudu taureau, les ailes de l’aigle, les pieds du cha-meau, la queue du serpent, le ventre du scor-pion et les cornes de la gazelle ! »

Devant tant de sagacité et tant de savoir,le khalifat Haroun Al-Rachid fut édifié à l’ex-trême et ordonna au savant Ibrahim ben-Saïarde donner son manteau à l’adolescente. Le sa-vant, après avoir livré son manteau, leva samain droite et témoigna publiquement quel’adolescente l’avait dépassé en connaissanceset qu’elle était la merveille du siècle.

Alors le khalifat demanda à Sympathie :« Sais-tu jouer des instruments d’harmonie etchanter en les accompagnant ? » Elle répon-

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dit : « Mais certainement ! » Aussitôt il fit ap-porter un luth dans un étui de satin rouge ter-miné par un gland de soie jaune et fermé avecune agrafe d’or. Sympathie tira le luth de l’étui,et y trouva ces vers gravés tout autour en ca-ractères entrelacés et fleuris :

J’étais encore un rameau vert et déjà les oi-seaux amoureux m’apprenaient les chansons.

Maintenant, sur les genoux des jeunes filles, jerésonne sous les doigts et chante comme les oi-seaux.

Alors elle l’appuya contre elle, se penchacomme une mère sur son nourrisson, en tirades accords sur douze modes différents et, aumilieu du ravissement général, elle chantad’une voix qui résonna dans tous les cœurs etarracha des larmes émues de tous les yeux.

Quand elle eut fini, le khalifat se leva de-bout sur ses deux pieds et s’écria : « Qu’Allahaugmente en toi ses dons, ô Sympathie, et qu’il

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ait en sa miséricorde ceux qui ont été tesmaîtres et ceux qui t’ont donné le jour ! » Et,séance tenante, il fit compter dix mille dinarsd’or, en cent sacs, à Aboul-Hassan, et dit àSympathie : « Dis-moi, ô merveilleuse adoles-cente, préfères-tu entrer dans mon harem etavoir un palais et un train de maison à toiseule, ou bien retourner avec ce jeune homme,ton ancien maître ? »

À ces paroles, Sympathie embrassa la terreentre les mains du khalifat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-septième nuit.

Elle dit :

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… Sympathie embrassa la terre entre lesmains du khalifat et répondit : « Qu’Allah ré-pande ses grâces sur notre maître le khalifat !Mais son esclave souhaite retourner dans lamaison de son ancien maître. »

Le khalifat, loin de se montrer offensé decette préférence, acquiesça immédiatement àsa demande, lui fit verser, en cadeau, cinqautres mille dinars, et lui dit : « Puisses-tu êtreaussi experte en amour que tu l’es en connais-sances spirituelles ! » Puis il voulut encoremettre le comble à sa magnificence en nom-mant Aboul-Hassan à un haut emploi au pa-lais ; et il l’admit au nombre de ses favoris lesplus intimes. Puis il leva la séance.

Alors Sympathie, lourde des manteaux dessavants, et Aboul-Hassan, chargé des sacsremplis des dinars d’or, sortirent tous deux dela salle, suivis par tous ceux de l’assembléequi, tout en s’émerveillant de ce qu’ils venaientde voir et d’entendre, levaient les bras ets’écriaient : « Où y a-t-il dans le monde une gé-

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nérosité pareille à celle des descendants d’Ab-bas ? »

— « Telles sont, ô Roi fortuné, continua Schah-razade, les paroles que la docte Sympathie dit aumilieu de l’assemblée des savants et qui, trans-mises par les annales du règne, servent à fairel’instruction de toute femme musulmane. »

Puis Schahrazade, voyant que le roi Schahriarréfléchissait d’une façon inquiétante, se hâtad’aborder les Aventures du Poète Abou-Nowas, etcommença tout de suite le récit, tandis que la pe-tite Doniazade, à moitié somnolente, se réveillaitsoudain en sursaut, en entendant prononcer lenom d’Abou-Nowas, et s’apprêtait, les yeux élar-gis, à écouter de toutes ses oreilles.

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AVENTURES DUPOÈTE ABOU-NOWAS

Il est raconté – mais Allah est plus savant –qu’une nuit d’entre les nuits le khalifat HarounAl-Rachid, pris d’insomnie et l’esprit fort pré-occupé, sortit seul de son palais et alla faireun tour du côté de ses jardins, pour essayer dedistraire son ennui. Il arriva de la sorte devantun pavillon dont la porte était ouverte, maisbarrée par le corps d’un eunuque noir endor-mi sur le seuil. Il franchit le corps de l’esclaveet pénétra dans l’unique salle dont ce pavillonétait composé. Et il vit tout d’abord un lit auxrideaux abaissés, éclairé à droite et à gauchepar deux grands flambeaux. À côté du lit, il yavait un tabouret qui soutenait un plateau avecune cruche de vin surmontée d’une tasse ren-versée.

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Le khalifat fut étonné de trouver dans cepavillon ces choses qu’il n’y soupçonnait paset, s’avançant vers le lit, il en releva les ri-deaux. Et il resta émerveillé de la beauté en-dormie qui s’offrait à son regard. C’était unejeune esclave, la lune dans son plein, et dont lachevelure éployée était le seul voile.

À cette vue, le khalifat, charmé à l’extrême,prit la tasse qui surmontait le goulot de lacruche, la remplit de vin et formula en sonâme : « Aux roses de tes joues, adolescente ! »Puis il se pencha sur le jeune visage et déposaun baiser sur une petite envie noire qui souriaitsur le coin de la lèvre gauche.

Mais ce baiser, quelque léger qu’il fût, ré-veilla la jeune femme qui, reconnaissant l’émirdes Croyants, se leva sur son séant, pleine d’ef-froi. Mais le khalifat lui dit : « Ô jeune esclave,voici près de toi un luth ! Tu dois certes savoiren tirer des accords charmants. Comme j’ai ré-solu de passer cette nuit avec toi, bien que je

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ne te connaisse pas, je ne serais pas fâché de tevoir le manier, en l’accompagnant de ta voix. »

Alors la jeune femme prit le luth et, l’ayantaccordé, en tira des sons admirables sur vingtet un modes différents, si bien que le khalifats’exalta à la limite de l’exaltation, et la jeunefemme, s’en étant aperçue, ne manqua pas d’enprofiter. Elle lui dit : « Je souffre, ô comman-deur des Croyants, des rigueurs de la desti-née ! » Le khalifat demanda : « Et comment ce-la ? » Elle dit : « Ton fils El-Amîn, ô comman-deur des Croyants, m’avait achetée il y aquelques jours pour dix mille dinars afin de tefaire cadeau de ma personne. Mais ton épouseSett Zobéida, ayant eu connaissance de ce pro-jet, remboursa à ton fils l’argent qu’il avait dé-pensé pour mon achat, et me remit entre lesmains d’un eunuque noir pour qu’il m’enfermâtdans ce pavillon isolé. »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles,il fut extrêmement courroucé et promit à lajouvencelle de lui donner, dès le lendemain,

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un palais pour elle seule et un train de maisondigne de sa beauté. Puis, après la possession,il sortit à la hâte, réveilla l’eunuque endormi etlui ordonna d’aller immédiatement prévenir lepoète Abou-Nowas qu’il eût à se rendre aussi-tôt au palais.

C’était, en effet, la coutume du khalifatd’envoyer chercher le poète toutes les fois qu’ilavait des soucis, pour l’entendre improviserdes poèmes ou le voir mettre en vers une aven-ture quelconque qu’il lui racontait.

L’eunuque se rendit donc à la maisond’Abou-Nowas et, ne l’y ayant pas trouvé, semit à sa recherche dans tous les endroits pu-blics de Baghdad. Et il finit par le trouver dansun cabaret mal famé, au fond du quartier de laPorte Verte. Il s’approcha et lui dit : « Ô Abou-Nowas, notre maître le khalifat te réclame ! »Abou-Nowas éclata de rire et répondit : « Com-ment veux-tu, ô père des blancheurs, que jebouge d’ici, alors que je suis retenu en otagepar un jeune garçon de mes amis ? » L’eunuque

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demanda : « Où est-il et quel est-il ? » Il répon-dit : « Il est mignon, avec des joues jolies. Je luiai promis un cadeau de mille drachmes ; mais,comme je n’ai point sur moi cet argent, je nepuis décemment m’en aller avant de m’acquit-ter de ma dette ! »

À ces paroles, l’eunuque s’écria : « Par Al-lah ! Abou-Nowas, montre-moi ce jeune gar-çon, et si vraiment il est aussi gentil que tu asl’air de me le donner à entendre, tu es tout ex-cusé et au delà. »

Comme ils s’entretenaient de la sorte, le mi-gnon soudain montra sa jolie tête dans l’entre-bâillement de la porte, et Abou-Nowas s’excla-ma, en se tournant de son côté : « Si le rameause balançait, quel ne serait point le chant desoiseaux !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-huitième nuit.

Elle dit :

Alors le jeune garçon entra tout à fait dansla salle. Il était vraiment de la plus grandebeauté et était vêtu de trois tuniques super-posées et de couleur différente : la première,blanche entièrement ; la seconde, rouge ; latroisième, noire.

Lorsque Abou-Nowas le vit d’abord vêtu deblanc, il sentit pétiller en son esprit l’inspira-tion et il improvisa ces vers en son honneur :

« Il s’est montré vêtu d’un lin blancheur de lait,et ses yeux étaient languissants sous ses paupièresbleues, et les tendres roses de ses joues bénissaientQui les avait créées !

Et je lui dis : « Pourquoi passes-tu sans me re-garder, alors que je consens à me livrer entre tes

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mains comme la victime sous les coups du sacrifi-cateur ? »

Il me répondit : « Laisse ces discours et regardetranquille l’œuvre du Créateur. Blanc est moncorps et blanche ma tunique, blanc est mon visageet blanche ma destinée : c’est blanc sur blanc, etblanc sur blanc ! »

Lorsque le jeune garçon eut entendu cesvers, il sourit et se dévêtit de sa tuniqueblanche. Et il parut tout en rouge. À cette vue,Abou-Nowas sentit l’émotion l’étreindre tout àfait et, séance tenante, il improvisa ces vers :

« Il s’est montré vêtu d’une tunique rouge àl’égal de son procédé cruel.

Et moi je m’écriai, ému de surprise : « Com-ment se fait-il que tu puisses, bien que tu sois blan-cheur de lune, apparaître avec tes deux joues rou-gies du sang de nos cœurs, et vêtu d’une tuniqueprise aux anémones ? »

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Il me répondit : « L’aurore m’avait d’abordprêté son vêtement, mais c’est maintenant le soleillui-même qui m’a fait cadeau de ses flammes : deflamme sont mes joues et rouge mon habit, deflamme sont mes lèvres et rouge leur vin : c’estrouge sur rouge, et rouge sur rouge ! »

Lorsque le mignon eut entendu ces vers,d’un geste il rejeta sa tunique rouge et parutvêtu de la tunique de soie noire qu’il portait di-rectement sur la peau et qui dessinait la tailleserrée par une ceinture de soie. Et Abou-No-was, à cette vue, fut à la limite de l’exaltationet improvisa ces vers en son honneur :

« Il s’est montré vêtu d’une tunique noirecomme la nuit, et il ne daigna me jeter un regardseulement. Et je lui dis : « Ne vois-tu donc pas quemes envieux exultent de ton abandon ?

« Ah ! je le vois bien maintenant : noirs sont tesvêtements et noire ta chevelure, noirs sont tes yeuxet noire ma destinée : c’est noir sur noir, et noir surnoir ! »

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Lorsque l’envoyé du khalifat eut vu le jou-venceau et entendu ces vers, il excusa en sonâme Abou-Nowas, et retourna sur l’heure aupalais où il mit le khalifat au courant de l’aven-ture. Et il lui raconta comment le poète s’étaitconstitué en otage dans le cabaret, n’ayant pupayer la somme promise au beau jeunehomme.

Alors le khalifat, fort irrité à la fois et amu-sé, remit à l’eunuque la somme nécessaire à ladélivrance de l’otage, et lui ordonna d’aller letirer de là sur-le-champ et de l’amener en saprésence, de gré ou de force.

L’eunuque se hâta d’exécuter l’ordre etbientôt s’en revint en soutenant avec difficultéle poète qui chancelait, pris de boisson. Et lekhalifat l’apostropha d’une voix qu’il essaya derendre furieuse ; puis, voyant qu’Abou-Nowaséclatait de rire, il s’approcha, le prit par la mainet s’achemina avec lui vers le pavillon où setrouvait l’adolescente.

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Lorsque Abou-Nowas vit, assise sur le litet tout de satin bleu habillée et le visage re-couvert d’un léger voile de soie bleue, l’adoles-cente aux grands yeux blancs et noirs qui sou-riaient, il se sentit dégrisé, enflammé d’enthou-siasme et, inspiré sur l’heure, il improvisa cettestrophe en son honneur :

« Dis à la belle au voile bleu que je la suppliede compatir à quelqu’un que brûle le désir. Dis-lui : « Je t’adjure, par la blancheur de ton beauteint que ne valent ni tendre rose ni jasmin,

« Je t’adjure, par ton sourire qui fait pâlirperles et rubis, de me jeter un regard où je nepuisse lire la trace des calomnies que sur moi mesenvieux ont inventées. »

Lorsque Abou-Nowas eut fini son impro-visation, l’adolescente présenta un plateau deboissons au khalifat qui, voulant s’amuser, in-vita le poète à boire seul tout le vin de lacoupe. Abou-Nowas s’exécuta de bonne grâceet ne tarda pas à ressentir sur sa raison les ef-

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fets de la liqueur. À ce moment, il prit fantaisieau khalifat, pour faire peur à Abou-Nowas, dese lever soudain et, le glaive à la main, de seprécipiter sur lui en faisant mine de lui couperla tête.

À cette vue, Abou-Nowas terrifié se mit àcourir à travers la salle en jetant de grandscris ; et le khalifat de le poursuivre dans tousles coins en le piquant de la pointe du glaive.Puis il finit par lui dire : « Soit ! reviens à taplace boire encore un coup. » Et, en mêmetemps, il fit signe à l’adolescente de cacher lacoupe : c’est ce qu’elle fit immédiatement enla dissimulant sous sa robe. Mais Abou-Nowas,malgré son ivresse, s’en aperçut et improvisacette strophe :

« Quelle étrange aventure est mon aventure !Une naïve jeune fille se transforme en voleuse etme ravit la coupe pour la cacher sous sa robe,dans un endroit où je me voudrais voir moi-même

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caché. C’est un endroit que je ne nommerai pas,par égard pour le khalifat. »

En entendant ces vers, le khalifat se mit àrire et, par manière de plaisanterie, dit à Abou-Nowas : « Par Allah ! dès maintenant je veux tenommer à un haut emploi. Désormais tu es lechef attitré des entremetteurs de Baghdad ! »Abou-Nowas riposta à l’instant : « Dans ce cas,ô commandeur des Croyants, je me mets à tesordres et te prie de me dire si tu as tout de suitebesoin de mon entremise ? »

À ces paroles, le khalifat entra dans unegrande colère et cria à l’eunuque d’aller im-médiatement appeler Massrour le porte-glaive,l’exécuteur de sa justice. Et quelques instantsaprès, Massrour arriva, et le khalifat lui or-donna de dépouiller Abou-Nowas de ses vête-ments, de lui mettre un bât sur le dos, de luipasser un licou et de lui enfoncer un aiguillondans le fondement, puis…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-dixième nuit.

Elle dit :

… puis de le conduire ainsi équipé devanttous les pavillons des favorites et des autresesclaves, pour qu’il pût servir de risée à tousles habitants du palais, ensuite de le mener àla porte de la ville et, devant tout le peuplede Baghdad, de lui couper la tête et de l’ap-porter sur un plateau. Et Massrour répondit :« J’écoute et j’obéis ! » et aussitôt se mit àl’œuvre pour exécuter les ordres du khalifat.

Il emmena donc Abou-Nowas, qui jugeacomplètement vain d’essayer de détourner lafureur du khalifat. Et, après l’avoir mis dans

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l’état prescrit, il commença à le promener len-tement devant les divers pavillons, dont lenombre était exactement celui des jours del’année.

Or, Abou-Nowas, dont la réputation de drô-lerie était universelle dans le palais, ne man-qua pas d’attirer la sympathie de toutes lesfemmes qui, pour mieux exprimer leur apitoie-ment, se mirent, chacune à son tour, à le cou-vrir d’or et de bijoux, et finirent par s’attrouperet le suivre, en lui disant de bonnes paroles ;si bien que le vizir Giafar Al-Barmaki, qui pas-sait par là pour se rendre au palais où l’appelaitune affaire d’importance, l’aperçut qui tantôtpleurait et tantôt se lamentait, s’approcha et luidit : « C’est toi, Abou-Nowas ? Quel crime as-tu donc commis pour être châtié de la sorte ? »Il répondit : « Par Allah ! je n’ai pas commismême l’odeur d’un crime ! J’ai tout simplementrécité quelques-uns de mes plus beaux vers de-vant le khalifat qui, par manière de gratitude,m’a loti de ses plus beaux vêtements ! »

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Le khalifat, qui à ce moment précis se trou-vait tout près, caché derrière une portière del’un des pavillons, entendit la réponse d’Abou-Nowas et ne put s’empêcher d’éclater de rire. Ilpardonna à Abou-Nowas, lui fit don d’une robed’honneur et d’une grosse somme d’argent etcontinua, comme par le passé, à en faire soncompagnon inséparable dans ses moments demauvaise humeur.

— Lorsque Schahrazade eut fini de racontercette aventure du poète Abou-Nowas, la petite Do-niazade, prise d’un rire silencieux qu’elle étouffaitvainement sur le tapis où elle était blottie, courutà sa sœur et lui dit : « Par Allah ! ma sœur Schah-razade, que cette histoire est amusante et commeAbou-Nowas déguisé en âne devait être drôle à re-garder ! Tu serais si gentille de nous dire encorequelque chose à son sujet ! »

Mais le roi Schahriar s’écria : « Je n’aime pasdu tout cet Abou-Nowas-là ! Si tu tiens absolu-ment à avoir la tête coupée sur l’heure, tu n’as qu’à

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continuer le récit de ses aventures. Sinon, et pourachever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi deme raconter une histoire de voyages ; car, depuisle jour où, avec mon frère Schahzaman, roi deSamarcand, j’ai entrepris une excursion aux payslointains, à la suite de l’aventure avec ma femmemaudite dont j’ai fait couper la tête, j’ai pris goûtà tout ce qui a rapport aux voyages instructifs. Sidonc tu connaissais un conte vraiment délicieux àécouter, ne tarde pas à le commencer ; car cettenuit mon insomnie est plus tenace que jamais ! »

À ces paroles du roi Schahriar, la diserteSchahrazade s’écria : « Justement ce sont ces his-toires de voyages qui sont les plus étonnantes et lesplus délicieuses d’entre toutes celles que j’ai racon-tées. Tu vas en juger tout de suite, ô Roi fortuné ;car, en vérité, il n’y a point dans les livres une his-toire comparable à celle du voyageur qui s’appelleSindbad le Marin. Et c’est précisément de cette his-toire-là que je vais t’entretenir, ô Roi fortuné, dumoment que tu veux bien me le permettre ! »

Et aussitôt Schahrazade raconta :

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HISTOIRE DESINDBAB LE MARIN

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait,au temps du khalifat Haroun Al-Rachid, dans laville de Baghdad, un homme appelé Sindbad lePortefaix. C’était un homme pauvre de condi-tion et qui avait coutume, pour gagner sa vie,de porter des charges sur sa tête. Il lui arriva,un jour d’entre les jours, de porter une chargefort lourde ; et ce jour-là précisément était ex-cessif de chaleur, aussi le portefaix se fatiguabeaucoup de cette charge-là, et transpira. Lachaleur était devenue intolérable, quand enfinle portefaix passa devant la porte d’une maisonqui devait appartenir à quelque riche mar-chand, à en juger par le sol qui, tout autour,était bien balayé et arrosé d’eau de roses. Làsoufflait une brise fort agréable ; et il y avait,

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près de la porte, un large banc où s’asseoir. Etle portefaix Sindbad, pour se reposer et respi-rer le bon air, déposa sa charge sur le bancen question, et sentit aussitôt une brise qui decette porte-là s’en venait jusqu’à lui, pure etmêlée d’une délicieuse odeur. Aussi se délec-ta-t-il de tout cela et alla-t-il s’asseoir à l’extré-mité du banc. Et il perçut un concert d’instru-ments divers et de luths qui accompagnaientdes voix ravissantes chantant des chansons enune langue savante ; et il perçut aussi des voixd’oiseaux chanteurs qui glorifiaient Allah Très-Haut sur des modes charmeurs. Il distingua,entre autres, la voix des tourterelles, et celledes rossignols, et celle des merles, et celle desbulbuls, des pigeons à collier et des perdrix ap-privoisées. Alors il s’émerveilla en son âme et,à cause du plaisir qu’il ressentait, il passa latête par l’ouverture de la porte. Et il vit, aufond, un jardin immense où, sous les beauxombrages, se pressaient de jeunes serviteurs,et des esclaves, et des jouvencelles, et des gensde toute qualité. Et il y avait là des choses

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qu’on ne pouvait trouver que chez les rois etles sultans.

Et voici que bouffa sur lui une boufféed’odeurs de mets admirables, bouffée où semêlaient toutes sortes de fumets exquis detoutes les diverses victuailles et boissons debonne qualité. Alors il ne put s’empêcher desoupirer ; et il tourna les yeux vers le ciel ets’écria : « Gloire à Toi, Seigneur Créateur, ôDonateur ! Tu fais tes donations à qui te plaît,sans calcul. Si je crie vers toi, ce n’est pointpour te demander compte de tes actes ou pourte questionner sur ta justice, car la créature n’apoint à interroger son Maître Tout-Puissant.Mais, simplement, je constate. Gloire à toi !Tu enrichis ou tu appauvris, tu élèves ou tuabaisses, selon tes désirs, et c’est toujours lo-gique, bien que nous ne puissions comprendre.Ainsi, voilà le maître de cette riche maison…Il est heureux aux extrêmes limites de la féli-cité. Il est dans les délices de ces odeurs char-mantes, de ces fumets, de ces mets savoureux,

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de ces boissons supérieures. Il est heureux etdispos et content, alors que d’autres, moi parexemple, sont aux limites extrêmes de la fa-tigue et de la misère ! »

Puis le portefaix appuya sa main contre sajoue et, de toute sa voix, chanta ces vers, qu’ilimprovisait à mesure :

« Souvent un malheureux sans gîte se réveille àl’ombre d’un palais créé par son destin. Moi, je meréveille, hélas ! chaque matin, plus misérable quela veille.

Mon infortune augmente encore d’instant eninstant avec le faix chargeant mon dos qui se fa-tigue, tandis qu’au sein des biens que le sort leurprodigue, d’autres sont heureux et contents.

Le destin chargea-t-il jamais le dos d’unhomme d’une charge pareille à celle de mondos ?… Pourtant d’autres, gorgés d’honneurs et derepos, ne sont que mes pareils, en somme.

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Ils ne sont que pareils à moi, mais c’est envain : le sort entre eux et moi mit quelque diffé-rence, puisque je leur ressemble autant qu’amer etrance le vinaigre ressemble au vin.

Mais si je n’ai jamais joui de ta largesse, ô Sei-gneur, ne crois point que je t’accuse en rien. Tu esgrand, magnanime et juste. Et je sais bien que tujugeas avec sagesse. »

Lorsque Sindbad le Portefaix eut fini dechanter ces vers, il se leva et voulut remettre lacharge sur sa tête et continuer sa route, quandde la porte du palais sortit et s’avança verslui un petit esclave au visage gentil, aux jo-lies formes, aux vêtements fort beaux, qui vintle prendre doucement par la main et lui dit :« Entre parler à mon maître, car il désire tevoir. » Le portefaix, fort intimidé, essaya biende trouver quelque excuse qui pût le dispenserde suivre le jeune esclave, mais en vain. Il dé-posa donc sa charge chez le portier, dans le

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vestibule, et pénétra avec l’enfant dans l’inté-rieur de la demeure.

Et il vit une maison splendide, pleine degens graves et respectueux, au centre de la-quelle s’ouvrait une grande salle où il fut intro-duit. Il y remarqua une assemblée nombreusecomposée de personnages à l’air honorable etde convives imposants. Il y remarqua aussides fleurs de toutes les sortes, des parfumsde toutes les espèces, des confitures sèchesde toutes les qualités, des sucreries, des pâtesd’amandes, des fruits merveilleux, et une quan-tité prodigieuse de plateaux chargés d’agneauxrôtis et de mets somptueux, et d’autres pla-teaux chargés de boissons extraites du jus desraisins. Il y remarqua aussi des instrumentsd’harmonie que tenaient sur leurs genoux debelles esclaves assises en bon ordre, chacuneselon le rang qui lui était assigné.

Au centre de la salle, le portefaix aperçut,au milieu des autres convives, un homme auvisage charmant, dont la barbe était blanchie

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par les ans, dont les traits étaient fort beaux etagréables à regarder, et dont toute la physio-nomie était empreinte de gravité, de bonté, denoblesse et de grandeur.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-onzième nuit.

Elle dit :

À la vue de tout cela, le portefaix Sindbadresta interdit et se dit en lui-même : « Par Al-lah ! cette demeure est quelque palais du paysdes génies puissants ou la résidence d’un roitrès grand ou d’un sultan ! » Puis il se hâta deprendre l’attitude que réclamaient la politesseet le savoir-vivre, fit ses souhaits de paix à tousles assistants, formula des vœux à leur inten-

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tion, embrassa la terre entre leurs mains, et fi-nit par se tenir debout, la tête baissée, avecrespect et modestie.

Alors le maître du logis lui dit de s’appro-cher et l’invita à s’asseoir à ses côtés. Puis,après lui avoir souhaité la bienvenue d’un tonfort aimable, il lui servit à manger, lui offrantce qu’il y avait de plus délicat, de plus déli-cieux et de plus habilement apprêté parmi tousles mets qui couvraient les plateaux. Et Sind-bad le Portefaix ne manqua pas de faire hon-neur à l’invitation, toutefois après avoir pro-noncé la formule invocatoire. Il mangea donc,puis remercia Allah, disant « Louanges Luisoient rendues en toute occasion ! » Aprèsquoi, il se lava les mains et remercia tous lesconvives pour leur amabilité.

Alors seulement le maître, suivant lesusages qui ne permettent de questionner l’hôteque lorsqu’on lui a servi à manger et à boire,dit au portefaix : « Sois ici le bienvenu, et mets-toi largement à ton aise ! Que ta journée soit

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bénie ! Mais, ô mon hôte, peux-tu me dire tonnom et ta profession ? » Il lui répondit : « Ômon maître, je m’appelle Sindbad le Portefaix,et ma profession consiste à porter sur ma têtedes charges, moyennant salaire. » Le maître dulieu sourit et lui dit : « Sache, ô portefaix, queton nom est comme mon nom, car je m’appelleSindbad le Marin. »

Puis il continua : « Sache aussi, ô portefaix,que, si je t’ai prié de venir ici, c’est pour t’en-tendre répéter les belles strophes que tu chan-tais quand tu étais assis dehors sur le banc ! »

À ces paroles, le portefaix devint fortconfus et dit : « Par Allah sur toi ! ne me blâmepas trop pour cette action inconsidérée ; carles peines, les fatigues et la misère qui ne laisserien dans la main apprennent à l’homme l’im-politesse, la sottise et l’insolence ! » Mais Sind-bad le Marin dit à Sindbad le Portefaix : « N’aieaucune honte de ce que tu as chanté et soisici sans gêne, car désormais tu es mon frère.Seulement hâte-toi, je t’en prie, de me chanter

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ces strophes que j’ai entendues et qui m’ontfort émerveillé ! » Alors le portefaix chanta lesstrophes en question, qui ravirent à l’extrêmeSindbad le Marin.

Aussi, les strophes finies, Sindbad le Marinse tourna vers Sindbad le Portefaix et lui dit :« Ô portefaix, sache que j’ai une histoire, moiaussi, qui est étonnante et que je me réserve dete raconter à mon tour. Je te dirai ainsi toutesles aventures qui me sont arrivées et toutes lesépreuves que j’ai subies avant de parvenir àcette félicité et d’habiter ce palais. Et tu ver-ras alors au prix de quels terribles et étrangestravaux, au prix de quelles calamités, de quelsmaux et de quels malheurs initiaux j’ai acquisces richesses au milieu desquelles tu me voisvivre dans ma vieillesse. Car tu ignores sansdoute les sept voyages extraordinaires que j’aiaccomplis, et comment chacun de ces voyagesest à lui seul une chose si prodigieuse que d’ypenser seulement on reste interdit et à la limitede la stupéfaction. Mais tout ce que je vais te

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raconter, à toi et à tous mes honorables invi-tés, ne m’est, en somme, arrivé que parce quel’avait ainsi d’avance fixé la destinée, et quetoute chose écrite doit courir sans qu’on puissel’éviter ou la fuir. » Et il commença son récit.

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LA PREMIÈRE HISTOIRE DES HIS-TOIRES

DE SINDBAD LE MARINET C’EST LE PREMIER VOYAGE

« Sachez, ô vous seigneurs très illustres, ettoi honorable portefaix qui t’appelles, commemoi, Sindbad, que j’avais un père marchandqui était des grands d’entre les gens et les mar-chands. Chez lui il y avait de nombreuses ri-chesses dont il faisait usage sans cesse pourdistribuer aux pauvres les largesses, car à samort il me laissa en héritage, alors que j’étaisencore en bas âge, beaucoup de biens, deterres et de villages.

Lorsque j’eus atteint l’âge d’homme, je misla main sur tout cela, et je me plus à mangerdes mets extraordinaires et à boire des bois-sons extraordinaires, à fréquenter les jeunes

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gens et à faire l’élégant avec des habits exces-sivement chers, et à cultiver les amis. De lasorte, je finis par être convaincu que cela de-vait durer toujours pour mon plus grand avan-tage. Et je continuai à vivre ainsi un long es-pace de temps, jusqu’à ce qu’un jour, revenude mon égarement et retourné à ma raison,j’eusse constaté que mes richesses étaient dis-sipées, ma condition changée et mes biens enallés. Alors, réveillé tout à fait de mon inaction,je me vis en proie à la peur d’arriver un jour àla vieillesse dans le dénûment. Alors aussi mevinrent à la mémoire ces paroles que mon dé-funt père se plaisait à répéter, paroles de notremaître Soleïmân ben-Daoud (sur eux deux laprière et la paix !) Il y a trois choses préférables àtrois autres : le jour de la mort est moins fâcheuxque le jour de la naissance, un chien vivant vautmieux qu’un lion mort, et le tombeau est préfé-rable à la pauvreté.

À ces pensées, je me levai à l’heure et àl’instant ; je ramassai ce qui me restait en

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meubles et vêtements, et je le vendis, sans tar-der, à l’encan avec les débris de ce qui étaitsous ma main en biens, propriétés et arpents.De la sorte, je réunis la somme de trois milledrachmes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-douzième nuit.

Elle dit :

… et aussitôt il me vint à l’esprit de voyagervers les contrées et les pays des hommes, carje me souvins des paroles du poète, qui a dit :

Les peines font la gloire acquise encore plusbelle. La gloire des humains est la fille immortelle

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de bien des longues nuits qui passent sans som-meil.

Celui qui veut trouver le trésor sans pareil desperles de la mer, blanches, grises ou roses, se faitplongeur avant d’atteindre aux belles choses.

Il suivrait l’impossible espoir jusqu’à sa mort,celui-là qui voudrait la gloire sans effort.

Aussi, sans plus différer, je courus au souk,où je pris soin de faire emplette de marchan-dises diverses et de pacotilles de toutes sortes.Je transportai immédiatement le tout à bordd’un navire où se trouvaient déjà d’autres mar-chands prêts au départ, et, mon âme habituéemaintenant à l’idée de la mer, je vis le navires’éloigner de Baghdad et descendre le fleuvejusqu’à Bassra, sur la mer.

De Bassra le navire fit voile vers les largeseaux et, durant des jours et des nuits, nousnaviguâmes en atteignant des îles et des îles,et une mer après une autre mer, et une terreaprès une autre terre. Et, à chaque endroit où

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nous descendions, nous vendions des mar-chandises pour en acheter d’autres et nous fai-sions des trocs et des échanges fort avanta-geux.

Un jour que nous naviguions depuis plu-sieurs jours sans voir de terre, nous vîmesémerger une île qui nous sembla quelque mer-veilleux jardin d’Éden. Aussi, le capitaine dunavire voulut bien atterrir et, une fois l’ancrejetée et l’échelle abaissée, nous laisser débar-quer.

Nous descendîmes, nous tous, les mar-chands, emportant avec nous tout ce qui étaitnécessaire en vivres et ustensiles de cuisine.Quelques-uns se chargèrent d’allumer le feu,de préparer la nourriture et de laver le linge,tandis que d’autres se contentèrent de se pro-mener, de se divertir et de se reposer des fa-tigues de la mer. Moi, je fus du nombre de ceuxqui préférèrent se promener et jouir des beau-tés de la végétation dont ces côtes étaient cou-

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vertes, tout en n’oubliant pas de manger et deboire.

Pendant que nous nous délassions de lasorte, nous sentîmes tout à coup l’île tremblerdans toute sa masse et nous donner une se-cousse si rude que nous fûmes projetés àquelques pieds au-dessus du sol. Et, au mêmemoment, nous vîmes apparaître à l’avant dunavire le capitaine qui, d’une voix terrible etavec des gestes effrayants, nous cria : « Ô pas-sagers, sauvez-vous ! Hâtez-vous ! Remontezvite à bord ! Lâchez tout ! Abandonnez vos ef-fets à terre et sauvez vos âmes ! Fuyez l’abîme !Courez vite ! Car l’île n’est point une île ! C’estune baleine gigantesque ! Elle a élu domicile aumilieu de cette mer, depuis les temps de l’an-tiquité ; et les arbres ont poussé sur son dos,grâce au sable marin ! Vous l’avez réveillée deson sommeil ! Vous avez troublé son repos etdérangé ses sensations en allumant du feu surson dos ! Et la voici qui bouge ! Sauvez-vous,ou elle va s’enfoncer dans la mer qui vous en-

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gloutira sans retour ! Sauvez-vous ! Lâcheztout ! Je m’en vais ! »

À ces paroles du capitaine, les passagersépouvantés lâchèrent là leurs effets, vête-ments, ustensiles et fourneaux et prirent leurcourse vers le navire qui déjà levait l’ancre.Quelques-uns purent l’atteindre juste à temps ;les autres ne le purent pas. Car la baleine étaitdéjà en mouvement et, après quelques sautseffrayants, s’enfonçait dans la mer avec tousceux qui se trouvaient sur son dos, et les flots,qui se heurtaient et s’entrechoquaient, se refer-maient sur elle et sur eux à tout jamais.

Or, moi, je fus du nombre de ceux qui furentabandonnés sur cette baleine-là et furentnoyés.

Mais Allah Très-Haut me sauvegarda et medélivra de la noyade en me mettant sous lamain une pièce de bois creuse, une sorte degrand baquet qu’avaient apporté les passagerspour y laver leur linge. Je m’y cramponnai

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d’abord, puis je réussis à me mettre dessus àcalifourchon, grâce aux efforts extraordinairesdont me rendirent capable le danger et la cher-té de mon âme, qui m’était précieuse. Alors jeme mis à battre l’eau avec mes pieds commeavec des avirons, tandis que les vagues sejouaient de moi et me faisaient chavirer tantôtà droite et tantôt à gauche.

Quant au capitaine, il s’était hâté de s’éloi-gner, toutes voiles au vent, avec ceux quiavaient pu se sauver, sans plus s’occuper deceux qui surnageaient encore. Ceux-ci ne tar-dèrent pas à périr, tandis que moi je ramaisde mes pieds, en y mettant toutes mes forces,pour essayer d’atteindre le navire que je suivisainsi de l’œil jusqu’à ce qu’il eût disparu à mavue, et que sur la mer la nuit tombât, m’appor-tant la certitude de ma perte et de mon aban-don.

Je demeurai ainsi à lutter contre l’abîme du-rant une nuit et un jour entier. Je fus enfin en-traîné par le vent et par les courants jusqu’aux

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bords d’une île escarpée couverte de plantesgrimpantes qui descendaient le long des fa-laises et trempaient dans la mer. Je m’accro-chai à ces branchages et réussis, m’aidant despieds et des mains, à grimper jusqu’au haut dela falaise.

Alors, échappé de la sorte à une perditioncertaine, je songeai à m’examiner le corps, etje vis les meurtrissures qui le couvraient et legonflement de mes pieds et les traces des mor-sures faites par les poissons. Pourtant, je neressentais aucune douleur, tant j’étais insensi-bilisé par la fatigue et le danger couru. Je mejetai donc sur le sol de l’île à plat ventre, etm’évanouis, noyé dans l’anéantissement.

Je restai dans cet état jusqu’au second jouret ne me réveillai que grâce au soleil qui tom-bait sur moi. Je voulus me lever, mais mespieds gonflés et endoloris me refusèrent leursecours, et je retombai sur le sol. Alors, bienattristé de l’état où je me trouvais réduit, jeme mis à me traîner, tantôt en rampant sur les

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pieds et les mains, tantôt en marchant sur lesgenoux, à la recherche de quelque chose dontme nourrir. Je finis enfin par arriver au milieud’une plaine couverte d’arbres fruitiers et ar-rosée par les sources. Et je me reposai là du-rant plusieurs jours, mangeant des fruits et bu-vant aux sources. Aussi mon âme ne tarda pasà se revivifier et à ranimer mon corps engour-di qui put se mouvoir plus aisément et recou-vrer l’usage de ses membres, pas tout à faitcependant, car, pour marcher, je fus obligé deme confectionner une paire de béquilles dontme soutenir encore. De la sorte, je pus me pro-mener lentement entre les arbres en rêvant eten mangeant des fruits, et passai de longs mo-ments à admirer ce pays.

Un jour que je parcourais le rivage, je visquelque chose au loin m’apparaître que je crusêtre une bête sauvage ou quelque monstred’entre les monstres de la mer. Ce quelquechose m’intrigua si fort que, malgré les sen-timents divers qui s’agitaient en moi, je m’en

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approchai, tantôt avançant et tantôt reculant.Et je finis par voir que c’était une cavale mer-veilleuse, attachée à un piquet. Elle était sibelle, que je voulus m’en approcher encorepour la voir de tout près, quand soudain un criépouvantable me terrifia et me figea sur place,alors que je ne souhaitais plus que fuir au plusvite ; et, au même instant, de dessous terre, unhomme sortit qui, à grands pas, s’avança surmoi et me cria : « Qui es-tu ? Et d’où viens-tu ?Et quel est le motif qui t’a poussé à t’aventurerjusqu’ici ? »

Je répondis : « Ô mon maître, sache que jesuis un homme étranger et que j’étais à bordd’un navire quand je me noyai avec diversautres passagers. Mais Allah me gratifia d’unbaquet en bois que j’enfourchai et qui me sou-tint jusqu’à ce que je fusse jeté sur cette côtepar les vagues. »

Lorsqu’il eut entendu mes paroles, il meprit la main et me dit : « Suis-moi ! » Et je lesuivis. Alors il me fit descendre dans une ca-

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verne souterraine, et me fit entrer dans unegrande salle où il me fit asseoir à la placed’honneur, et il m’apporta quelque chose àmanger, car j’avais faim, et attendit que jefusse rassasié et que mon âme se fût apaisée.Alors il m’interrogea sur mon aventure, et je lalui racontai depuis le commencement jusqu’àla fin ; et elle l’étonna prodigieusement. Puisj’ajoutai : « Par Allah sur toi, ô mon maître, neme blâme pas trop de ce que je vais te de-mander. Je viens de te raconter la vérité surmon aventure, et je souhaite maintenant savoirqui tu es et le motif de ton séjour dans cettesalle de souterrain et la cause qui t’a fait atta-cher cette jument toute seule sur le rivage dela mer ! »

Il me dit : « Sache que dans cette île noussommes plusieurs qui, postés à des endroitsdifférents… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-treizième nuit.

Elle dit :

« … postés à des endroits différents, ser-vons à garder les chevaux du roi Mihrajân.Tous les mois, à la nouvelle lune, chacun denous amène ici une cavale de race, encorevierge, l’attache sur le rivage et se hâte de des-cendre se cacher dans la grotte souterraine.Alors, attiré par l’odeur de la femelle, sort del’eau un cheval des chevaux marins, qui re-garde de droite et de gauche et qui, ne voyantpersonne, fond sur la cavale et la couvre. Puis,lorsqu’il a fini sa chose avec elle, il descend deson dos et essaie de l’emmener avec lui. Maiselle, attachée au piquet, ne peut le suivre ;alors il crie hautement et lui donne des coupsavec la tête et les pieds, et il crie de plus enplus fort. Et nous qui l’entendons, nous com-prenons qu’il a fini de la couvrir ; aussitôt nous

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sortons de tous les côtés et nous courons àlui en lançant de grands cris qui l’effraient etl’obligent à rentrer dans la mer. Quant à la ca-vale, elle devient enceinte et enfante un pou-lain ou une pouliche qui vaut un trésor et quine peut avoir son semblable sur la surface de laterre. Et justement c’est aujourd’hui que vien-dra le cheval marin. Et moi je te promets, unefois la chose finie, de t’emmener avec moi, dete présenter à notre roi Mihrajân et de te faireconnaître notre pays. Bénis donc Allah qui t’afait me rencontrer, car sans moi tu mourrais detristesse dans cette solitude sans jamais plusrevoir les tiens et ton pays, et sans que per-sonne sût jamais ce que tu serais devenu ! »

À ces paroles, je remerciai beaucoup le gar-dien de la cavale et continuai à m’entreteniravec lui, quand soudain le cheval marin sortitde l’eau, fonça sur la cavale et la couvrit. Etquand il eut terminé ce qu’il avait à terminer,il descendit d’elle et voulut l’emmener ; or, ellene pouvait se détacher du piquet et elle ruait et

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hennissait. Mais le gardien de la cavale se pré-cipita hors de la caverne, appela ses compa-gnons à grands cris, et tous, munis de glaives,de lances et de boucliers, s’élancèrent sur lecheval marin qui, dérangé, lâcha prise et alla,fâché, se replonger dans la mer, en disparais-sant sous les eaux.

Alors tous les autres gardiens, chacun avecsa cavale, se groupèrent autour de moi et mefirent mille amabilités et, après m’avoir encoreoffert à manger, m’offrirent une bonne mon-ture et, sur l’invitation du premier gardien, meproposèrent de les accompagner auprès du roi,leur maître. Moi, j’acceptai sur l’heure ; et nouspartîmes tous ensemble.

Lorsque nous arrivâmes dans la ville, mescompagnons me précédèrent et allèrent mettreleur maître au courant de ce qui m’était arrivé.Après quoi, ils revinrent me chercher et memenèrent au palais. Et, sur la permission quime fut accordée, j’entrai dans la salle du trône

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et vins me présenter entre les mains du roiMihrajân, auquel je fis mon souhait de paix.

Le roi me rendit mon souhait de paix, medit des paroles de bienvenue et voulut en-tendre de ma bouche le récit de mon aventure.J’obéis aussitôt et lui racontai tout ce quim’était arrivé, sans omettre un détail. Mais iln’y a point d’utilité à recommencer.

À cette histoire, le roi Mihrajân fut émer-veillé et me dit : « Mon fils, par Allah ! n’eût ététa chance d’avoir une vie longue, tu aurais dé-jà certainement succombé, à l’heure qu’il est, àtant d’épreuves et de malheurs. Mais louangeà Allah pour ta délivrance ! » Il me dit encorebeaucoup d’autres paroles bienveillantes, vou-lut m’admettre désormais dans son intimité, et,pour me donner une preuve de son bon vou-loir à mon égard et de son estime pour mesconnaissances maritimes, il me nomma sur-le-champ directeur des ports et rades de son île,et greffier des arrivages et départs de tous lesnavires.

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Mes nouvelles fonctions ne m’empêchèrentpas de me rendre tous les jours au palais fairemes souhaits au roi, qui s’habitua tellementà moi qu’il me préféra à tous ses intimes etme le prouva par des présents sans nombreet des largesses étonnantes, et cela tous lesjours. Aussi j’eus une telle influence sur lui,que toutes les requêtes et toutes les affaires duroyaume passaient par mon entremise, pour lebien général des habitants.

Mais tous ces soins ne me faisaient pointoublier mon pays ni perdre l’espoir d’y retour-ner. Aussi je ne manquais jamais d’interrogerles voyageurs qui arrivaient dans l’île et tousles marins, en leur demandant s’ils connais-saient Baghdad. Mais nul ne pouvait me ré-pondre à ce sujet ; et tous me disaient n’avoirjamais entendu parler de cette ville ni apprisl’endroit où elle était. Et ma peine augmentaitde plus en plus de me voir ainsi condamné àvivre en pays étranger, et ma perplexité étaità ses limites de voir les gens ne pas même se

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douter de l’existence de ma ville et ignorer lechemin qui y conduisait.

Sur ces entrefaites, un jour que je m’étaisrendu, selon mon habitude, auprès du roi Mih-rajân, je fis la connaissance de personnages in-diens qui, après les salams de part et d’autre,voulurent bien se prêter à mes questions etm’apprirent que dans le pays de l’Inde il y avaitun grand nombre de castes, dont les deux prin-cipales étaient la caste des kchatryas, compo-sée d’hommes nobles et justes qui ne commet-taient jamais d’exactions ou d’actes répréhen-sibles, et la caste des brahmes, qui étaient deshommes purs ne buvant jamais de vin et amisde la douceur des manières, des chevaux, dufaste et de la beauté. Ce sont ces Indiens sa-vants qui m’apprirent également que les castesprincipales se divisaient en soixante-douzeautres castes qui n’avaient aucun rapport l’uneavec l’autre. Cela m’étonna à la limite del’étonnement.

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Quoi qu’il en soit, j’étais, selon mon habi-tude, debout sur le rivage, dans l’exercice demes fonctions, et j’étais, comme toujours, ap-puyé sur ma béquille, quand je vis entrer dansla rade un grand navire rempli de marchands.J’attendis que le navire eût jeté l’ancre soli-dement et abaissé son échelle, pour monter àbord et aller trouver le capitaine afin d’inscriresa cargaison. Devant moi, les matelots débar-quèrent tout le chargement, que je notais aufur et à mesure ; et, lorsqu’ils eurent terminéleur travail, je demandai au capitaine : « Y a-t-il encore quelque chose dans ton navire ? » Ilme répondit : « Ô mon maître, il y a bien en-core quelques marchandises au fond du ventredu navire, mais elles ne sont là qu’en dépôtseulement, car leur propriétaire, qui était avecnous en voyage, il y a longtemps de cela, s’estperdu en se noyant. Et nous voudrions bienmaintenant vendre ces marchandises-là et enrapporter le prix aux parents du défunt à Bagh-dad, la demeure de paix ! »

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Alors moi, ému à l’extrême limite de l’émo-tion, je m’écriai : « Et comment s’appelait-il,ce marchand, ô capitaine ? » Il me répondit :« Sindbad le Marin ! »

À ces mots, je regardai plus attentivementle capitaine, et je reconnus en lui le maître dunavire qui avait été obligé de nous abandonnersur la baleine. Et de toute ma voix je m’écriai :« Je suis Sindbad le Marin ! »

Puis je continuai : « Lorsque la baleine sefut mouvementée sous l’action du feu allumésur son dos, je fus de ceux-là qui ne purent ga-gner ton navire et se noyèrent. Mais je fus sau-vé grâce au baquet en bois qu’avaient trans-porté les marchands pour y laver leur linge. Jeme mis, en effet, à califourchon sur ce baquet-là, et je ramai des pieds comme avec des avi-rons. Et il arriva ce qui arriva, avec la permis-sion de l’Ordonnateur. »

Et je racontai au capitaine comment j’avaispu me sauver, et à travers quelles vicissitudes

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j’étais parvenu aux hautes fonctions de scribemaritime du roi Mihrajân.

Lorsque le capitaine eut entendu mes pa-roles, il s’écria : « Il n’y a de recours et depuissance qu’en Allah le Très-Haut, l’Omnipo-tent… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-quatorzième nuit.

Elle dit :

« Il n’y a plus de conscience ni d’honnêtetéchez aucune créature de ce monde. Commentoses-tu, ô scribe astucieux, prétendre êtreSindbad le Marin, quand nous avons tous vu denos yeux se noyer Sindbab avec tous les mar-

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chands ? Quelle honte sur toi de mentir si im-pudemment ! »

Alors moi, je répondis : « Certes, ô capi-taine, le mensonge est l’apanage des fourbes !Écoute-moi donc, car je vais te donner lespreuves que je suis bien Sindbad le noyé. »Et je racontai au capitaine divers incidentsconnus de moi seul et de lui, et qui étaient sur-venus durant cette maudite traversée-là. Alorsle capitaine ne douta plus de mon identité etil appela les marchands passagers, et tous en-semble me félicitèrent pour ma délivrance etme dirent : « Par Allah ! nous ne pouvionscroire que tu aies pu te sauver de la noyade.Mais Allah t’a fait don d’une seconde vie. »

Après cela, le capitaine se hâta de merendre mes marchandises. Et je les fis surl’heure porter au souk, après toutefois m’êtreassuré que rien n’y manquait et que mon nomet mon cachet se trouvaient encore sur les bal-lots.

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Une fois au souk, j’ouvris mes ballots et jevendis la plus grande partie de mes marchan-dises, avec des bénéfices de cent pour un, maisje pris soin de réserver quelques objets de prixque je me hâtai d’aller offrir en présent au roiMihrajân.

Le roi, auquel je relatai l’arrivée du capi-taine et du navire, fut extrêmement étonné decette coïncidence, et, comme il m’aimait beau-coup, il ne voulut pas être avec moi en rested’amabilité, et me fit à son tour des cadeauxinestimables qui ne contribuèrent pas peu àm’enrichir tout à fait. Car je me hâtai de vendretout cela et de réaliser ainsi une fortune consi-dérable que je transportai à bord du naviremême sur lequel j’avais entrepris mon voyage.

Cela fait, j’allai au palais prendre congé duroi Mihrajân et le remercier pour toutes ses gé-nérosités et sa protection. Il me donna congéen me disant des paroles touchantes, et neme laissa partir qu’après m’avoir encore offertdes présents somptueux et des objets de prix

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que je ne pus me décider à vendre, cette fois-là, et que d’ailleurs vous voyez devant vousdans cette salle, ô mes honorables invités. Jepris également soin d’emporter avec moi, pourtoute cargaison, les parfums que vous sentezici, le bois d’aloès, le camphre, l’encens et lesandal, produits de cette île du loin.

Je me hâtai alors de monter à bord, et lenavire mit aussitôt à la voile, avec l’autorisa-tion d’Allah. Aussi fûmes-nous favorisés par lafortune et aidés par le destin durant cette tra-versée qui dura des jours et des nuits. Et en-fin nous arrivâmes un matin, en bonne santé,en vue de Bassra, où nous ne nous arrêtâmesque fort peu de temps, pour remonter aussitôtle fleuve et rentrer enfin, l’âme en joie, dans lacité de paix, Baghdad, mon pays.

J’arrivai de la sorte, chargé de richesses etla main prête aux largesses, dans ma rue, etj’entrai dans ma maison, où je revis ma fa-mille et mes amis, tous en bonne santé. Et jeme hâtai d’acheter des esclaves en quantité, de

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belles femmes secrètes, des nègres, des terres,des maisons et des propriétés, plus que je n’enavais jamais eu à la mort de mon père.

J’oubliai, dans cette vie nouvelle, les vi-cissitudes passées, les peines et les dangerséprouvés, la tristesse de l’exil, les maux et lesfatigues du voyage. J’eus des amis délicieux, etje vécus, dans une vie pleine d’agréments, deplaisirs, et exempte de soucis et de tracas, pen-dant un très long espace de temps, en jouis-sant de toute mon âme de ce qui me plaisait eten mangeant des mets admirables et en buvantdes boissons précieuses.

Et tel est le premier de mes voyages.

Mais demain, si Allah veut, je vous raconte-rai, ô mes invités, le second des sept voyagesque j’ai entrepris, et qui est bien plus extraor-dinaire que le premier. »

Et Sindbad le Marin se tourna vers Sindbadle Portefaix et le pria à dîner avec lui. Puis,après l’avoir traité avec beaucoup d’égards et

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d’affabilité, il lui fit donner mille pièces d’or et,avant de le quitter, l’invita à revenir le lende-main, en lui disant : « Tu seras pour moi uneréjouissance par ton urbanité et un délice partes bonnes manières ! » Et Sindbad le Porte-faix répondit : « Sur ma tête et sur mon œil !J’obéis avec respect ! Et que soit continuelle lajoie dans ta maison, ô mon maître ! »

Alors il sortit de là, après avoir encore re-mercié et pris avec lui le cadeau qu’il venait derecevoir, et il s’en retourna chez lui en s’émer-veillant à la limite de l’émerveillement et son-gea toute la nuit à ce qu’il venait d’entendre etd’éprouver.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-quinzième nuit.

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Elle dit :

Aussi, à peine matin, il se hâta de retournerà la maison de Sindbad le Marin qui le reçutd’un air affable et lui dit : « Qu’ici l’amitié tesoit chose facile ! Et que l’aisance soit avectoi ! » Et le portefaix voulut lui baiser la mainet, comme Sindbad ne voulait pas y consentir,il lui dit : « Qu’Allah blanchisse tes jours etconsolide sur toi ses bienfaits ! » Et, commeles autres invités étaient déjà arrivés, on com-mença par s’asseoir autour de la nappe tendueoù jutaient les agneaux rôtis et se doraient lespoulets, au milieu des farces délicieuses et despâtes aux pistaches, aux noix et aux raisins.Et l’on mangea, et l’on but, et l’on se divertit,et l’on se charma l’esprit et l’ouïe en écoutantchanter les instruments sous les doigts expéri-mentés des joueurs.

Lorsqu’on eut fini, Sindbad, au milieu desconvives silencieux, parla en ces termes :

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LA SECONDE HISTOIRE DES HIS-TOIRES

DE SINDBAD LE MARINET C’EST LE SECOND VOYAGE

« Je me trouvais en vérité dans la plus sa-voureuse vie quand, un jour d’entre les jours,se présenta à mon esprit l’idée du voyage versles contrées des hommes. Et mon âme ressen-tit vivement l’envie d’aller se réjouir par la vuedes terres et des îles, et regarder les choses in-connues.

Je m’arrêtai résolument à ce projet et m’ap-prêtai aussitôt à l’exécuter. Je me rendis ausouk où, moyennant une forte somme d’argent,j’achetai des marchandises propres au traficque j’avais en vue. Je les mis en ballots solideset les transportai au bord de l’eau, où je ne tar-dai pas à découvrir un navire bel et neuf, gréé

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de voiles de bonne qualité, plein de matelotset d’un ensemble imposant de machineries detoutes formes. Sa vue m’inspira confiance et j’ytransportai aussitôt mes ballots, comme le fai-saient divers autres marchands qui m’étaientconnus et avec lesquels je n’étais pas fâché defaire le voyage. Nous partîmes le même jour ;et nous eûmes une excellente navigation. Nousvoyageâmes d’île en île et de mer en mer pen-dant des jours et des nuits, et à chaque es-cale nous nous rendions auprès des marchandsde l’endroit, des notables, des vendeurs et desacheteurs, et nous vendions et nous achetionsà notre avantage. Et nous continuâmes à na-viguer de la sorte, et nous touchâmes, guidéspar la destinée, à une île fort belle, couvertede grands arbres, abondante en fruits, richeen fleurs, habitée par le chant des oiseaux,arrosée par des eaux pures, mais absolumentvierge de toute habitation et d’êtres vivants.

Le capitaine voulut bien se prêter à notredésir et s’arrêter là quelques heures, et il jeta

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l’ancre à proximité de la terre. Nous débar-quâmes aussitôt et allâmes respirer le bon airdans les prairies ombragées par des arbres oùs’ébattaient les oiseaux. Moi, muni de quelquesprovisions de bouche, j’allai m’asseoir prèsd’une source d’eau limpide, abritée du soleilpar les branches touffues. Et je pris un plaisirextrême à manger un morceau et à boire àmême cette eau délicieuse. Avec cela, unebrise discrète jouait des accords en légèreté etinvitait au repos. Aussi je m’étendis sur le ga-zon et me laissai gagner par le sommeil, au mi-lieu de la fraîcheur et des parfums de l’air.

Quand je me réveillai, je ne vis plus aucundes passagers, et le navire était parti sans quepersonne se fût douté de mon absence. J’eusbeau, en effet, regarder à droite, à gauche, de-vant ou derrière, je ne vis d’autre personnedans toute l’île que moi seul. Et, au large de lamer, une voile s’éloignait.

Alors moi, je fus plongé dans une stupeurqui n’avait point sa pareille et qui ne pouvait

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avoir d’augmentation. Et de douleur et de cha-grin je sentis ma vésicule sur le point d’éclaterdans mon foie. Car que pouvais-je bien devenirdans cette île déserte, moi qui avais laissé àbord tous mes effets et tous mes biens ? Qu’al-lait-il encore m’arriver de désastreux danscette solitude inconnue ? À ces pensées dé-solantes, je m’écriai : « Tout espoir est perdupour toi, Sindbad le Marin ! Si la première foistu as pu te tirer d’affaire grâce à des circons-tances suscitées par la destinée heureuse, necrois point que ce sera toujours la mêmechose, car, comme dit le proverbe, se casse lagargoulette la seconde fois qu’on la jette ! »

Là-dessus, je me mis à pleurer, à gémir,puis à pousser des cris épouvantables jusqu’àce que le désespoir se fût consolidé dans moncœur. Alors je me frappai la tête de mes deuxmains et je m’écriai encore : « Qu’avais-tudonc besoin, misérable, de voyager encore,alors qu’à Baghdad tu vivais dans les délices ?N’avais-tu pas des mets excellents, des liquides

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excellents et des habits excellents ? Que man-quait-il à ton bonheur ? Ton premier voyage net’a-t-il donc été d’aucun fruit ? »

Alors je me jetai la face contre terre enpleurant déjà ma mort et disant : « Nous appar-tenons à Allah et vers lui nous devons retour-ner ! » Et ce jour-là je faillis devenir fou.

Mais, comme je voyais bien que mes re-grets étaient inutiles et mon repentir tardif, jeme résignai à ma destinée. Je me levai, deboutsur mes jambes, et, après avoir erré quelquetemps sans but, j’eus peur de quelque ren-contre d’une bête sauvage ou d’un ennemi in-connu, et je grimpai au haut d’un arbre d’où jeme mis à regarder plus attentivement à droiteet à gauche ; mais je ne pus distinguer rienautre chose que le ciel, la terre, la mer, lesarbres, les oiseaux, les sables et les rochers.Toutefois, en observant un point de l’horizonavec plus d’attention, je crus apercevoir unfantôme gigantesque. Alors, attiré par la curio-sité, je descendis de l’arbre ; mais, retenu par

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la peur, je ne me dirigeai que fort lentement etavec circonspection de son côté. Lorsque je nefus plus qu’à quelque distance de cette blan-cheur, je découvris que c’était un dôme im-mense, d’un blanc éblouissant, large de base etd’une grande hauteur. Je m’en approchai en-core davantage et j’en fis tout le tour ; maisje n’en découvris point la porte d’entrée, queje cherchais. Alors je voulus monter dessus ;mais il était si lisse et si glissant que je n’eusni l’adresse ni l’agilité ni la possibilité de m’yhisser. Je me contentai alors de le mesurer : jemarquai sur le sable la trace de mon premierpas, et je refis le tour en comptant mes pas.Je trouvai de la sorte que la rondeur exacteen était de cent cinquante pas, plutôt plus quemoins.

Comme je réfléchissais tout de même à lafaçon dont je devais m’y prendre pour trouverquelque porte d’entrée ou de sortie à ce dôme,je m’aperçus que soudain le soleil disparaissaitet que le jour se changeait en une nuit noire. Je

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crus tout d’abord que c’était un gros nuage quipassait sur le soleil, bien que la chose fût im-possible en plein été. Je levai donc la tête pourjuger de ce nuage qui m’étonnait, et je vis unoiseau aux ailes formidables qui volait devantl’œil du soleil, et cachait ainsi l’astre en répan-dant l’obscurité sur l’île.

Mon étonnement alors fut à ses bornes ex-trêmes, et je me rappelai ce que, du tempsde ma jeunesse, des voyageurs et des marinsm’avaient raconté au sujet d’un oiseau de gros-seur extraordinaire appelé l’oiseau « rokh »,qui se trouvait dans une île fort éloignée, et quipouvait soulever un éléphant. Je conclus alorsque celui que je voyais maintenant devait êtrele rokh, et que le dôme blanc au pied duquelje me trouvais devait être un œuf d’entre sesœufs. Mais j’avais à peine eu cette idée quel’oiseau s’abattait sur l’œuf et se posait dessuscomme pour le couver. Il étendit ses ailes im-menses sur l’œuf, laissa ses deux pieds se po-ser à terre de chaque côté, et s’endormit des-

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sus. Béni soit Celui qui ne dort de toute l’éter-nité !

Alors moi, qui m’étais aplati à plat ventresur le sol et me trouvais juste au-dessous del’un des pieds, qui me parut être plus grosqu’un vieux tronc d’arbre, je me relevai vive-ment, je défis l’étoffe de mon turban…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-seizième nuit.

Elle dit :

… je défis l’étoffe de mon turban, je la misen double, la roulai de façon à en faire unegrosse corde, m’en entourai la taille solide-ment, et finis par en enrouler les deux bouts

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autour de l’un des doigts de l’oiseau, en faisantun nœud à toute épreuve. Car je m’étais dit enmon âme : « Cet énorme oiseau-là finira bienpar s’envoler et, de la sorte, me tirera de cettesolitude et me transportera en quelque endroitoù voir des êtres humains. En tout cas, le lieuoù je serai déposé sera toujours préférable àcette île déserte dont je suis le seul habitant. »

Tout cela ! Et malgré mes mouvements, l’oi-seau ne s’apercevait pas plus de ma présenceque si j’avais été quelque mouche sans impor-tance ou quelque fourmi en promenade.

Je restai en cet état toute la nuit, ne pou-vant fermer l’œil dans la crainte que l’oiseau nes’envolât et m’enlevât pendant mon sommeil.Mais il ne bougea pas jusqu’au lever du jour.Alors seulement il se mouvementa, se leva dedessus son œuf, lança un cri effroyable et pritson vol en m’emportant. Il monta si haut queje croyais déjà toucher à la voûte du ciel ; puisbrusquement il descendit avec une telle rapidi-té que je ne sentais plus mon propre poids. Et

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il arriva avec moi sur le sol. Il se posa sur unendroit escarpé, alors que moi, sans attendredavantage, je me hâtais de délier mon turban,avec la terreur d’être de nouveau enlevé avantque j’eusse le temps de me libérer de mon at-tache. Mais je réussis à me détacher sans en-combre et, après m’être secoué et avoir rame-né ma robe sur moi, je m’éloignai vivement jus-qu’à n’être plus à portée de l’oiseau, que je visbientôt s’élever de nouveau dans les airs. Il te-nait cette fois dans ses serres un gros objetnoir, qui n’était autre chose qu’un serpent delongueur et de forme détestables. Bientôt il dis-parut, se dirigeant dans son vol vers la mer.

Et moi, ému extrêmement de ce qui venaitde m’arriver, je jetai mes regards autour demoi, et restai cloué sur place d’épouvante. Jeme trouvais, en effet, transporté dans une val-lée large et profonde, environnée de toutesparts de montagnes si hautes que, pour les me-surer du regard, je dus tellement relever la têteque mon turban roula derrière mon dos sur le

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sol. Elles étaient, en outre, si escarpées qu’ilétait impossible d’en faire l’ascension, et que jejugeai inutile toute tentative dans ce sens-là.

À cette constatation, ma désolation et mondésespoir furent sans bornes, et je m’écriai :« Ah ! comme il aurait mieux valu pour moi nepoint bouger de l’île déserte où je me trouvais,et qui était mille fois préférable à cette soli-tude sèche et désolée. Là-bas, du moins, il yavait des fruits plein les arbres et des sources àl’eau délicieuse ; mais ici, rien que des rochershostiles et nus où mourir de faim et de soif.Ô ma calamité ! Il n’y a de recours et de puis-sance qu’en Allah l’Omnipotent ! Je n’échappechaque fois à une catastrophe que pour tomberdans une autre pire et plus définitive. »

Je me levai tout de même de ma place etmarchai par cette vallée pour la reconnaître unpeu, et je constatai qu’elle était entièrementformée de roches de diamant. Partout, autourde moi, le sol était jonché de gros et de petitsdiamants détachés de la montagne et qui fai-

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saient en certains endroits des tas de la hau-teur d’un homme.

Je commençais déjà à prendre quelque in-térêt à les regarder, quand un spectacle pluseffroyable que toutes les horreurs déjà éprou-vées me figea dans la terreur. Au milieu desroches de diamant, je vis circuler les gardiensqui étaient des serpents noirs en quantité in-nombrable, plus gros et plus grands que despalmiers, et qui pouvaient certainement en-gloutir, chacun d’eux, un buffle ou un éléphant.En ce moment, ils commençaient à rentrerdans leurs antres ; car pendant le jour ils se ca-chaient pour n’être pas enlevés par leur enne-mi le rokh ; et ils ne circulaient que la nuit.

Alors moi, avec des précautions, j’essayaide m’éloigner de là, en regardant bien où posermes pieds et en pensant en mon âme : « Voilà,pour avoir voulu abuser de la clémence dudestin, ô Sindbad, homme au désir insatiableet à l’œil toujours vide, ce que tu gagnes auchange ! » Et, en proie à toutes les terreurs ac-

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cumulées, je continuai à circuler sans but à tra-vers la vallée des diamants, en me reposant detemps en temps dans les endroits qui me pa-raissaient le plus à l’abri, et cela jusqu’à la tom-bée de la nuit.

Pendant tout ce temps, j’avais complète-ment oublié l’estomac, et je ne pensais qu’àme tirer de ce mauvais pas et à sauver monâme des monstres-serpents. Je finis de la sortepar découvrir, tout proche de l’endroit où jem’étais laissé tomber, une grotte dont l’entréeétait fort étroite, mais suffisante pour que jepusse la franchir. Je m’avançai donc et péné-trai dans la grotte en prenant soin d’en boucherl’entrée avec un rocher que je réussis à rou-ler jusque-là. Rassuré de la sorte, je m’avançaià l’intérieur et me mis à chercher l’endroit leplus commode pour y dormir en attendant lematin ; et je pensai : « Demain, dès le lever dujour, je sortirai pour voir ce que me réserve ledestin. »

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J’allais donc m’étendre, quand je m’aperçusque ce que tout d’abord je prenais pour unegrosse roche noire était un effroyable serpentenroulé, en couvaison sur ses œufs. Alors machair ressentit toute l’horreur du spectacle etma peau se recroquevilla comme une feuilledesséchée et frissonna dans son étendue ; et jetombai sans connaissance sur le sol, et restaiainsi jusqu’au matin.

Alors, sentant que je n’avais pas encore étédévoré, j’eus la force de ramper jusqu’à l’en-trée, de repousser l’affreux rocher et de meglisser au dehors, où j’arrivai comme ivre etsans pouvoir me soutenir sur mes jambes, tantj’étais épuisé par le manque de sommeil et denourriture et par cette terreur sans répit.

Je regardai autour de moi et soudain, àquelques pas de mon nez, je vis tomber ungros quartier de viande qui vint s’aplatir avecfracas sur le sol. D’abord ébahi, je sursautai,puis je levai les yeux pour voir celui qui voulaitainsi m’assommer ; mais je ne vis personne.

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Alors je me souvins d’une histoire entendue ja-dis de la bouche des marchands voyageurs etdes explorateurs de la montagne des diamants,où il était raconté que les chercheurs de dia-mants, ne pouvant descendre dans cette valléeinaccessible, avaient recours à un moyen cu-rieux pour se procurer ces pierres précieuses.Ils tuaient des moutons, les découpaient engros quartiers et les lançaient au fond de la val-lée où ils allaient tomber sur les pointes desdiamants qui s’y incrustaient profondément.Alors les rokhs et les aigles gigantesques ve-naient fondre sur cette proie et l’enlevaient decette vallée pour la porter dans leurs nids, auhaut des rochers, où servir de pâture à leurspetits. Alors les chercheurs de diamants se pré-cipitaient sur l’oiseau en faisant de grandsgestes et de grands cris qui lui faisaient lâcherprise et l’obligeaient à s’envoler. Ils fouillaientalors le quartier de viande et prenaient les dia-mants qu’ils y trouvaient attachés.

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L’idée me vint que je pouvais encore es-sayer de sauver ma vie et de sortir de cette val-lée qui m’avait bien l’air d’être mon tombeau.Je me levai donc et commençai par ramasserune grande quantité de diamants, en choisis-sant les plus gros et les plus beaux. J’en mispartout sur moi ; j’en remplis mes poches, j’enfis glisser entre ma robe et ma chemise, j’enemplis mon turban et mon caleçon, et j’en misjusque dans la doublure de mes vêtements.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-dix-septième nuit.

Elle dit :

Après quoi, je déroulai l’étoffe de mon tur-ban, comme la première fois, je m’en ceignis la

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taille et j’allai me placer au-dessous du quar-tier de mouton, que j’attachai solidement surma poitrine avec les deux bouts du turban.

J’étais dans cette position depuis déjàquelque temps, quand soudain je me sentis en-levé dans les airs, comme une plume, dans lesserres formidables d’un rokh, moi et le quar-tier de viande de mouton. Et, en un clin d’œil,j’étais hors de la vallée, sur le sommet de lamontagne, dans le nid du rokh, qui s’apprêtaaussitôt à déchiqueter la viande et ma proprechair, afin d’en nourrir ses petits rokhs. Maissoudain une clameur s’éleva et s’approcha quifit peur à l’oiseau et l’obligea à prendre son volen me lâchant là. Alors moi, je défis mes lienset me levai debout sur mes deux pieds, avecdes traces de sang sur mes habits et ma figure.

Je vis alors s’approcher de l’endroit oùj’étais un marchand qui eut l’air fort désap-pointé et fort effrayé en m’apercevant. Mais,en voyant que je ne lui voulais point de mal etque, d’ailleurs, je ne bougeais pas, il se pencha

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sur le quartier de viande et le fouilla, sans ar-river à y trouver les diamants qu’il cherchait.Alors il leva au ciel de grands bras et se lamen-ta, disant : « Ô désillusion ! ô ma perte ! Il n’y ade recours qu’en Allah ! Je me réfugie en Allahcontre le Maudit, le Malfaisant ! » Et il frappases paumes l’une contre l’autre, avec les signesd’un immense désespoir.

À cette vue, je m’approchai et lui souhaitaila paix. Mais lui, sans me rendre mon salam,me dévisagea avec fureur et me cria : « Quies-tu ? Et de quel droit es-tu venu voler icimon bien ? » Je répondis : « Sois sans crainte,ô marchand, car je ne suis point voleur, et tonbien n’a en rien diminué. Je suis un être hu-main, et non point un génie malfaisant, commetu as l’air de le croire. Je suis même un honnêtehomme d’entre les honnêtes gens, et ancien-nement j’étais marchand de mon métier, avantque de courir des aventures étranges à l’ex-trême. Quant au motif de ma venue en cet en-droit, c’est une histoire étonnante, que je te

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raconterai tout à l’heure. Mais, auparavant, jeveux te prouver mes bonnes intentions, en tegratifiant de quelques diamants, que j’ai moi-même ramassés au fond de ce gouffre qui n’ajamais été sondé par l’œil des humains ! »

Je tirai aussitôt de ma ceinture quelquesbeaux échantillons de diamant, et les lui remisen disant : « Voilà un gain que, de ta vie, tun’aurais osé espérer ! » Alors, le propriétaire duquartier de mouton fut dans une joie inimagi-nable et me remercia beaucoup, et, après milleeffusions, me dit : « Ô mon maître, la bénédic-tion est en toi ! Mais un seul de ces diamantssuffit pour m’enrichir jusqu’à la vieillesse laplus reculée. Car, de ma vie, je n’en ai vu desemblables à la cour des rois et des sultans. »Et il me remercia encore et finit par appelerles autres marchands qui étaient par là et quivinrent s’attrouper autour de moi, en me sou-haitant la paix et la bienvenue. Et moi, je leurracontai mon étrange aventure, depuis le com-

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mencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a pointd’utilité à la répéter.

Alors les marchands, revenus de leur éton-nement, me félicitèrent beaucoup pour ma dé-livrance, en me disant : « Par Allah ! ta desti-née t’a tiré d’un abîme d’où jamais personneavant toi n’est revenu. » Puis, comme ils mevoyaient exténué de fatigue, de faim et de soif,ils se hâtèrent de me donner largement à man-ger et à boire, et me conduisirent sous unetente, où ils veillèrent sur mon sommeil qui du-ra un jour entier et une nuit.

Au matin, les marchands m’emmenèrentavec eux, alors que je commençais à sentiravec intensité ma joie d’avoir échappé à cesdangers sans précédent. Nous arrivâmes, aprèsun voyage assez court, dans une île fortagréable, où croissaient de magnifiques arbresà l’ombrage si étendu que chacun d’eux pou-vait abriter aisément cent hommes. C’est jus-tement de ces arbres-là qu’on tire la substanceblanche, à l’odeur chaude et agréable, qui est

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le camphre. Dans ce but, on perce le haut del’arbre, et on reçoit dans un vase le suc quis’écoule d’abord sous forme de gouttes degomme et qui n’est autre chose que le miel del’arbre. C’est également dans cette île que j’aivu l’effroyable animal nommé « karkadann »,qui paît là-bas exactement comme paissent lesvaches et les buffles dans nos prairies. Le corpsde cette bête est plus gros que le corps duchameau ; son nez porte à son extrémité unecorne longue de dix coudées et sur laquelle estgravée la figure d’un être humain. Cette corneest si solide, qu’elle sert au karkadann à com-battre et à vaincre l’éléphant, puis à l’embro-cher et à le soulever de terre, jusqu’à ce qu’ilsoit mort. Alors la graisse de l’éléphant mortcoule dans les yeux du karkadann qui en estaveuglé et tombe sur place. Et du haut des airsfond sur eux deux le terrible rokh, qui les sou-lève ensemble et les transporte dans son nidpour en nourrir ses petits.

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Je vis aussi, dans cette île, diverses sortesde buffles.

Nous y séjournâmes quelque temps, à res-pirer le bon air ; ce qui me donna le loisir defaire l’échange de mes diamants contre de l’oret de l’argent comptant, plus que n’en pouvaittenir la cale d’un navire. Puis, nous partîmesde là, et d’île en île, et de pays en pays, et deville en ville, où j’admirai chaque fois l’œuvredu Créateur, en faisant par-ci par-là quelquesventes et échanges, nous finîmes par toucher,en pays béni, à Bassra, pour de là remonter jus-qu’à Baghdad la demeure de paix.

Alors je me hâtai de courir à ma rue et d’en-trer dans ma demeure, riche de sommes consi-dérables, de dinars d’or et des plus beaux dia-mants, que je n’avais pas eu le cœur de vendre.Aussi, après les effusions du retour au milieude mes parents et de mes amis, je ne manquaipas de me comporter généreusement en répan-dant les largesses autour de moi, sans oublierpersonne.

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Ensuite, j’usai joyeusement de la vie, enmangeant des mets exquis, en buvant délica-tement, en m’habillant de riches habits, et enne me privant guère de la société des per-sonnes délicieuses. Aussi, j’avais tous les joursde nombreux visiteurs de marque qui, ayantentendu parler de mes aventures, m’hono-raient de leur présence pour me demander deleur raconter mes voyages, et de les mettre aucourant des affaires des pays lointains. Et moi,j’éprouvais un contentement effectif à les ins-truire sur tout cela ce qui faisait que tous s’enallaient en me félicitant d’avoir échappé à de siterribles dangers, et en s’émerveillant de monrécit à la limite de l’émerveillement. Et c’estainsi que prit fin mon second voyage.

Mais demain, ô mes amis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-dix-huitième nuit.

Elle dit :

… si Allah veut, je vous raconterai les péri-péties de mon troisième qui certainement est,de beaucoup, plus stupéfiant que les deux pre-miers. »

Puis Sindbad se tut. Alors les esclaves ser-virent à manger et à boire à tous les invités quiétaient prodigieusement étonnés de ce qu’ilsvenaient d’entendre. Ensuite, Sindbad le Marinfit donner cent pièces d’or à Sindbad le Terrienqui les prit, en remerciant beaucoup, et s’en al-la en appelant sur la tête de son hôte les bé-nédictions d’Allah, et arriva à sa maison ens’émerveillant de ce qu’il venait de voir etd’écouter.

Au matin, le portefaix Sindbad se leva, priala prière du matin, et revint chez le riche Sind-

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bad, comme cela lui avait été demandé. Et ilfut reçu cordialement et traité avec beaucoupd’égards, et invité à prendre part au festin dujour et aux réjouissances, qui durèrent toute lajournée. Après quoi, Sindbad le Marin, au mi-lieu des convives attentifs et graves, commen-ça son récit de la manière suivante.

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L’HISTOIRE TROISIÈME DES HIS-TOIRES

DE SINDBAD LE MARINET C’EST LE TROISIÈME VOYAGE

« Sachez, ô mes amis, – mais Allah sait leschoses mieux que la créature ! – que dans ladélicieuse vie que je menais depuis mon retourdu second voyage, au milieu des richesses etde l’épanouissement, je finis par perdre le sou-venir des maux éprouvés et des dangers cou-rus, et par m’ennuyer dans l’oisiveté monotonede mon existence à Baghdad. Aussi mon âmedésira-t-elle avec ardeur le changement et lavue des choses du voyage. Et moi-même je fusde nouveau tenté par l’amour du commerce, dugain et du profit.

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Or, c’est toujours l’ambition qui est la causede nos malheurs. Je devais bientôt en faire l’ex-périence de la façon la plus effroyable.

Je mis donc mon projet immédiatement àexécution et, après m’être muni de riches mar-chandises du pays, je partis de Baghdad pourBassra. Là je découvris un grand navire déjàrempli de passagers et de marchands quiétaient tous des gens de bien, honnêtes, aucœur bon, pleins de conscience, capables derendre service et de vivre entre eux dans lesmeilleurs rapports. Aussi je n’hésitai pas àm’embarquer avec eux sur ce navire ; et, aussi-tôt à bord, nous mîmes à la voile, avec la béné-diction d’Allah sur nous et sur notre traversée.

Notre navigation commença, en effet, sousd’heureux auspices. Dans tous les endroits oùnous abordions, nous faisions d’excellentes af-faires, tout en nous promenant et en nous ins-truisant des nouvelles choses que sans cessenous voyions. Et vraiment rien ne manquait à

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notre bonheur, et nous étions à la limite de ladilatation et de l’épanouissement.

Un jour d’entre les jours, nous étions enpleine mer, bien loin des pays musulmans,quand soudain nous vîmes le capitaine du na-vire se donner de grands coups au visage,après avoir longtemps scruté l’horizon, s’arra-cher les poils de la barbe, déchirer ses habits etjeter à terre son turban. Puis il se mit à se la-menter, à gémir et à pousser des cris de déses-poir.

À cette vue, nous entourâmes tous le capi-taine et nous lui dîmes : « Qu’y a-t-il donc, ôcapitaine ? » Il répondit : « Sachez, ô passagersde paix, que le vent contraire nous a vaincuset nous a fait dévier de notre route pour nousjeter dans cette mer sinistre. Et, pour mettrela dernière mesure à notre malchance, le des-tin nous fait aborder à cette île que vous voyezdevant vous et dont jamais personne, après yavoir touché, n’a pu se tirer avec la vie sauve.

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Je sens bien, dans le profond de mon intérieur,que nous sommes tous perdus sans recours ! »

Le capitaine n’avait pas encore fini ces ex-plications que nous vîmes notre navire entourépar une multitude d’êtres velus, plus innom-brables qu’une armée de sauterelles, tandisque, sur le rivage de l’île, d’autres êtres, enquantité inimaginable, poussaient des hurle-ments qui nous glacèrent sur place. Et nous,nous n’osâmes guère maltraiter, attaquer oumême chasser aucun de ces êtres étranges, depeur qu’ils ne se ruassent tous sur nous et,grâce à leur nombre, ne nous tuassent jusqu’audernier car il est bien certain que le nombrevient toujours à bout du courage. Nous ne vou-lûmes donc faire aucun mouvement, alors quede tous côtés nous étions envahis par ces êtresqui commençaient à faire main basse sur toutce qui nous appartenait. Ils étaient bien laids.Ils étaient même plus laids que tout ce quej’avais vu de laid jusqu’à ce jour de ma vie. Ilsétaient poilus et velus, avec des yeux jaunes

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dans des faces noires ; leur taille était petite, àpeine longue de six empans, et leurs cris plushorribles que tout ce que l’on pourrait inven-ter dans ce sens-là ! Quant à leur langage, ilsavaient beau nous parler et nous invectiver enclaquant des mâchoires, nous ne parvenionsguère à le comprendre, bien que nous y prê-tassions la meilleure attention. Aussi nous lesvîmes bientôt mettre à exécution le plus fu-neste des projets. Ils grimpèrent aux mâts, dé-plièrent les voiles, coupèrent tous les cordagesavec leurs dents, et finirent par s’emparer dugouvernail. Alors le navire, poussé par le vent,alla à la côte, où il s’ensabla. Et eux s’empa-rèrent de nous tous, nous firent débarquer l’unaprès l’autre, nous laissèrent sur le rivage et,sans plus s’occuper de nous, remontèrent surle navire qu’ils réussirent à pousser au large, etdisparurent avec lui sur la mer.

Alors nous, à la limite de la perplexité, nousjugeâmes inutile de rester ainsi sur le rivage àregarder la mer, et nous nous avançâmes dans

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l’île où nous finîmes par découvrir quelquesarbres fruitiers et de l’eau courante, ce quinous permit de nous restaurer un peu pour re-tarder le plus longtemps possible une mort quinous paraissait à tous certaine.

Pendant que nous étions en cet état, il noussembla voir, entre les arbres, un édifice trèsgrand qui avait l’air abandonné. Nous fûmestentés de nous en approcher ; et quand nous yarrivâmes, nous découvrîmes que c’était un pa-lais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la deux centquatre-vingt-dix-neuvième nuit.

Elle dit :

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… un palais fort élevé, de forme carrée,entouré de solides murailles, et qui avait unegrande porte d’ébène à deux battants. Commecette porte était ouverte et qu’elle n’était gar-dée par aucun portier, nous la franchîmes etnous pénétrâmes de plain-pied dans une im-mense salle, aussi vaste qu’une cour. Cettesalle avait pour tous meubles d’énormes us-tensiles de cuisine et des broches d’une lon-gueur démesurée ; le sol avait, pour tapis, desmonceaux d’ossements, les uns déjà blanchis,d’autres frais encore. Aussi, là-dedans, régnaitune odeur qui offusqua à l’extrême nos narines.Mais, comme nous étions exténués de fatigueet de peur, nous nous laissâmes choir tout denotre long et nous nous endormîmes profondé-ment.

Le soleil était déjà couché quand un bruitde tonnerre nous fit sursauter et du coup nousréveilla. Et, devant nous, nous vîmes des-cendre du plafond un être à figure d’hommenoir, de la hauteur d’un palmier, qui était plus

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horrible à voir que tous nos ennemis réunis.Il avait des yeux rouges comme deux tisonsenflammés, les dents de devant longues etsaillantes comme les défenses d’un cochon,une bouche énorme aussi vaste que l’orificed’un puits, des lèvres pendantes sur la poitrine,des oreilles sursautantes qui lui couvraient sesépaules, et des ongles crochus comme lesgriffes du lion.

À cette vue, nous commençâmes d’abordpar nous convulser de terreur. Mais lui vints’asseoir sur un banc élevé adossé au mur etde là se mit à nous examiner en silence, un àun. Après quoi, il s’avança sur nous, vint droità moi, de préférence à tous les autres mar-chands, étendit la main et me saisit par la peaude la nuque. Il me tourna alors et me retournadans tous les sens, en me palpant comme faitun boucher pour un mouton. Mais il dut certai-nement ne point me trouver à sa convenance,liquéfié que j’étais par la terreur, et la graissede ma peau fondue par les fatigues du voyage

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et le chagrin. Alors il me lâcha en me laissantrouler sur le sol, et se saisit de mon plus prochevoisin, et le mania comme il m’avait manié,mais pour le rejeter ensuite et s’emparer dusuivant. Il prit de la sorte tous les marchands,l’un après l’autre, et arriva en dernier lieu aucapitaine du navire.

Or, le capitaine était un homme gras etplein de chair, le mieux portant et le plus solidede tous les hommes du navire. Aussi le choixde l’effroyable géant n’hésita pas à se fixer surlui et il le prit entre ses doigts comme un bou-cher aurait tenu un agneau, le jeta par terre, luiposa un pied sur le cou et, d’un seul mouve-ment, lui cassa la nuque. Il se saisit alors d’unedes immenses broches en question et la lui en-fonça dans la bouche en la faisant sortir par lefondement. Et il alluma un grand feu de boisdans le fourneau en terre qui se trouvait dansla salle, plaça au milieu de la flamme le capi-taine embroché, et se mit à le tourner lente-ment jusqu’à cuisson parfaite. Il le retira alors

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du feu et commença par le séparer en mor-ceaux comme on aurait fait d’un poulet, en seservant pour cela de ses ongles. Cela fait, ilavala le tout en un clin d’œil. Après quoi il su-ça les os, les vida de leur moelle, et les jeta aumilieu des tas qui s’amoncelaient dans la salle.

Ce repas achevé, le géant alla, sans pluss’occuper de nous, s’étendre sur le banc, pourdigérer, et ne tarda pas à s’endormir en ron-flant exactement comme un buffle que l’on au-rait égorgé ou comme un âne que l’on auraitexcité à braire. Et il resta ainsi endormi jus-qu’au matin. Nous le vîmes alors se lever ets’éloigner comme il était venu, en nous laissantfigés d’épouvante.

Lorsque nous fûmes certains qu’il avait dis-paru, nous sortîmes du silence terrifié que nousavions gardé toute la nuit, pour enfin nous fairepart les uns aux autres de nos réflexions, etpour sangloter et gémir en pensant au sortqui nous attendait. Et nous nous disions tris-tement : « Que ne sommes-nous morts noyés

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dans la mer plutôt que d’être rôtis sur la braise.Par Allah ! c’est là une mort fort détestable !Mais qu’y faire ? Ce que veut Allah doit courir !Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puis-sant ! »

Nous sortîmes alors de cet édifice et nousrôdâmes toute la journée par l’île, à la re-cherche de quelque cachette où nous mettre àl’abri, mais vainement ; car cette île était plate,et ne contenait ni cavernes ni quoi que ce fûtqui nous permît de nous soustraire aux re-cherches. Aussi, comme le soir tombait, noustrouvâmes qu’il était encore plus prudent deregagner le palais.

Mais à peine y étions-nous arrivés quel’horrible homme noir fit son apparition par unbruit de tonnerre. Et, après palpation et manie-ment de chacun des marchands, mes compa-gnons, il s’empara de l’un d’eux qu’il se hâtad’embrocher, de rôtir et d’avaler dans sonventre. Ensuite il s’étendit sur le banc et ronflacomme une brute jusqu’au matin. Il se réveilla

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alors et s’étira en grognant férocement, et s’enalla, sans plus s’occuper de nous que s’il nenous voyait pas.

Lorsqu’il fut parti, et comme nous avions eule temps de réfléchir sur notre triste situation,nous nous écriâmes tous à la fois : « Allonsnous jeter à la mer et mourir noyés, plutôt quede finir rôtis et avalés. Car ce serait une mortbien affreuse ! » Comme nous allions mettrece projet à exécution, l’un de nous se levaet dit : « Écoutez-moi, compagnons ! Ne pen-sez-vous pas qu’il vaut peut-être mieux tuerl’homme noir avant qu’il nous extermine ? »Alors moi, à mon tour, je levai le doigt et dis :« Écoutez-moi, compagnons ! Au cas où vrai-ment vous auriez résolu de tuer l’homme noir,il faudrait d’abord commencer par utiliser lespièces de bois dont le rivage est couvert pournous construire un radeau sur lequel nouspuissions fuir cette île maudite, après avoir dé-barrassé la création de ce barbare mangeurde musulmans. Nous aborderions alors dans

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quelque île où attendre la clémence du destinqui nous enverrait quelque navire pour retour-ner à notre pays. En tout cas, si le radeau faitnaufrage et que nous nous noyions, nous au-rons évité la rôtisserie et nous n’aurons pascommis une mauvaise action en nous tuant vo-lontairement. Notre mort serait un martyre etcompterait au jour de la Rétribution. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centièmenuit.

Elle dit :

Alors tous les marchands s’écrièrent : « ParAllah ! C’est là une idée excellente et une ac-tion raisonnable ! »

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Aussitôt nous nous rendîmes sur le rivageet nous construisîmes le radeau en question,sur lequel nous eûmes soin de mettre quelquesherbes bonnes à manger ; puis nous retour-nâmes au palais attendre en tremblant l’arrivéede l’homme noir.

Il vint, avec un coup de tonnerre ; et nouscrûmes voir entrer quelque énorme chien enra-gé. Il nous fallut nous résoudre encore à voir,sans murmurer, embrocher et rôtir l’un de noscompagnons qui fut choisi pour sa graisse etson embonpoint, après palpation et manie-ment. Mais lorsque l’effroyable brute se fut en-dormie et eut commencé à ronfler en tonnerre,nous songeâmes à profiter de son sommeilpour le rendre inoffensif à jamais.

Nous prîmes pour cela deux des immensesbroches en fer, et nous les chauffâmes sur lefeu jusqu’au rouge blanc ; puis nous les sai-sîmes fortement avec nos mains par le boutfroid, et, comme elles étaient fort lourdes, nousnous mîmes à plusieurs pour porter chacune

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d’elles. Nous nous approchâmes alors douce-ment, et tous ensemble nous enfonçâmes lesdeux broches à la fois dans les deux yeux del’horrible homme noir endormi. Et nous pe-sâmes dessus de toutes nos forces, de façonqu’il fût définitivement aveuglé.

Il dut probablement ressentir une douleurextrême, car le cri qu’il lança fut si épouvan-table que du coup nous roulâmes sur le solà une distance notoire. Et il bondit à l’aveu-glette et, étendant les mains dans le vide, il es-saya, en hurlant et en courant de tous côtés, dese saisir de quelqu’un d’entre nous. Mais nousavions eu le temps de l’éviter et de nous jeterà plat ventre de droite et de gauche, de façon àce qu’il ne rencontrât que le vide chaque fois.Aussi, voyant qu’il ne pouvait réussir, il finitpar se diriger à tâtons vers la porte et sortit enfaisant des cris affreux.

Alors nous, persuadés que le géant aveuglefinirait par mourir de son supplice, nous com-mençâmes à nous tranquilliser et, d’un pas

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lent, nous nous dirigeâmes vers la mer. Nousarrangeâmes un peu mieux le radeau, nousnous y embarquâmes, nous le détachâmes durivage et déjà nous allions ramer pour nouséloigner, quand nous vîmes nous courir susl’horrible géant aveugle, guidé par une femellegéante encore plus horrible et plus dégoûtanteque lui. Arrivés sur le rivage, ils lancèrent descris effroyables en nous voyant nous éloigner ;puis ils se saisirent chacun de quartiers deroche et se mirent à nous lapider en les lançantsur le radeau. Ils réussirent de la sorte à nousatteindre et à noyer tous mes compagnons,à l’exception de deux. Et à nous trois, nouspûmes enfin nous éloigner hors de portée desroches lancées.

Nous arrivâmes bientôt au milieu de la mer,où nous fûmes saisis par le vent et poussésvers une île qui était distante de deux jours decelle où nous avions failli périr embrochés etrôtis. Nous pûmes y trouver des fruits qui nousempêchèrent de succomber ; puis, comme la

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nuit était déjà avancée, nous grimpâmes sur ungrand arbre pour y passer la nuit.

Lorsqu’au matin nous nous réveillâmes, lepremier objet qui se présenta devant nos yeuxfut un terrible reptile, aussi gros que l’arbre surlequel nous nous trouvions et qui dardait surnous des yeux flamboyants en ouvrant une mâ-choire large comme un four. Et soudain il sedétendit, et sa tête fut sur nous, au sommetde l’arbre. Il saisit dans sa gueule l’un de mesdeux compagnons et l’avala jusqu’aux épaules,puis d’un second mouvement de déglutition ill’avala tout entier. Et aussitôt nous entendîmesles os de l’infortuné craquer dans le ventre duserpent qui descendit de l’arbre et nous lais-sa anéantis d’épouvante et de douleur. Et nouspensâmes : « Par Allah ! chaque nouveau genrede mort est plus détestable que le premier. Lajoie d’avoir échappé à la broche de l’hommenoir se change maintenant en un pressenti-ment pire encore que tout ce que nous avonséprouvé ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! »

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Nous eûmes tout de même la force de des-cendre de l’arbre, de cueillir quelques fruitsque nous mangeâmes, et d’étancher notre soifà l’eau des ruisseaux. Après quoi, nous errâmesdans l’île à la recherche de quelque abri plussûr que celui de la précédente nuit, et nous fi-nîmes par trouver un arbre d’une hauteur pro-digieuse qui nous parut pouvoir nous protégerefficacement. Nous y grimpâmes à la tombéede la nuit et, nous y étant installés le mieuxque nous pûmes, nous commencions à nousassoupir, quand un sifflement et un bruit debranches cassées nous réveilla et, avant quenous eussions le temps de faire un mouvementpour nous échapper, le reptile avait saisi moncompagnon, qui était perché plus bas que moi,et l’avait d’une seule déglutition avalé aux troisquarts. Je le vis ensuite s’enrouler autour del’arbre et faire craquer dans son ventre les osde mon dernier compagnon qu’il acheva d’ava-ler. Puis, me laissant mort d’épouvante, il se re-tira.

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Moi, je continuai à rester immobile surl’arbre jusqu’au matin, et alors seulement je medécidai à en descendre. Mon premier mouve-ment fut d’aller me jeter à la mer pour en finiravec une vie pleine d’alarmes ; mais je m’arrê-tai en route, car mon âme n’y consentit pas,étant donné que l’âme est une chose précieuse.Et même elle me suggéra une idée à laquelle jedus mon salut.

Je commençai par chercher du bois et, enayant bientôt trouvé, je m’étendis par terre etje pris une grande planche que je fixai solide-ment dans toute sa longueur sur la plante demes pieds ; j’en pris ensuite une seconde quej’attachai sur mon flanc gauche, une autre surmon flanc droit, une quatrième sur mon ventre,et une cinquième, plus large et plus longue queles précédentes, que je fixai sur ma tête. Je metrouvais de la sorte entouré d’une muraille deplanches qui, dans tous les sens, opposait unobstacle à la gueule du monstre ennemi. Cela

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fait, je restai étendu sur le sol, et j’attendis làce que me réservait le destin.

À la tombée de la nuit, le serpent ne man-qua pas de venir. Sitôt qu’il me vit, il fut surmoi et voulut m’avaler dans son ventre ; mais ilen fut empêché par les planches. Il se mit alorsà ramper et à tourner autour de moi pour es-sayer de me saisir par un côté plus accessible,mais il ne put y réussir malgré tous ses effortset bien qu’il me tiraillât dans tous les sens. Ilpassa ainsi toute la nuit à me faire souffrir, etmoi déjà je me croyais mort et je sentais surma figure son haleine puante. Il finit enfin parme laisser là, au lever du jour, et s’éloigna pleinde fureur contre moi et à la limite extrême dela rage.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois centunième nuit.

Elle dit :

Lorsque je me fus assuré qu’il s’était vé-ritablement éloigné, j’étendis la main et medébarrassai des liens qui m’attachaient auxplanches. Mais j’étais si mal en point que jene pus d’abord mouvoir mes membres et que,pendant plusieurs heures de temps, je déses-pérai de pouvoir en recouvrer jamais l’usage.Mais je finis tout de même par me mettre de-bout et peu à peu je pus marcher et rôder à tra-vers l’île. Je me dirigeai vers la mer où, à peinearrivé, je découvris au loin un navire, toutesvoiles dehors, qui filait à grande vitesse.

À cette vue, je me mis à agiter les bras età crier comme un fou ; puis je dépliai la toilede mon turban et, l’ayant fixée à une branched’arbre, je la levai au-dessus de ma tête et

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m’évertuai à faire des signaux pour que l’on meremarquât du navire.

Le destin voulut que mes efforts ne fussentpas inutiles. Bientôt, en effet, je vis le navirevirer de bord et se diriger du côté de la terre ;et, peu après, j’étais recueilli par le capitaine etses hommes.

Une fois à bord du navire, on commençapar me donner des vêtements et cacher ma nu-dité, vu que, depuis le temps, j’avais usé ceuxdont j’étais couvert ; puis on m’offrit de man-ger un morceau, ce que je fis de grand appé-tit, à cause de mes privations passées. Maisce qui me ravit l’âme, ce fut surtout certaineeau fraîche vraiment délicieuse dont je bus jus-qu’à satiété. Aussi mon cœur se calma et monâme se tranquillisa et je sentis le bien-être des-cendre enfin en mon corps exténué.

Je recommençai donc à vivre après avoirvu la mort de mes deux yeux ; et je bénis Allahpour avoir interrompu mes tribulations. De la

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sorte, je ne tardai pas à me remettre complè-tement de mes émotions et de mes fatigues, sibien que je ne fus pas loin de croire que toutesces calamités ne m’étaient arrivées qu’ensonge.

Notre navigation fut excellente et, avec lapermission d’Allah, le vent nous fut tout letemps favorable et nous fit heureusementaborder à une île nommée Salahata, où nousdevions faire escale et dans la rade de laquellele capitaine fit jeter l’ancre pour permettre auxmarchands de débarquer et de vaquer à leursaffaires.

Lorsque les passagers furent à terre,comme j’étais le seul à rester à bord, faute demarchandises à vendre ou à échanger, le ca-pitaine s’approcha de moi et me dit : « Écoutece que j’ai à te dire ! Tu es un homme pauvreet étranger, et tu nous as raconté combien tuas subi d’épreuves dans ta vie. Aussi je veuxmaintenant t’être de quelque utilité et t’aiderà retourner dans ton pays, afin que, quand tu

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penseras à moi, ce soit avec plaisir et en appe-lant sur moi les bénédictions ! » Moi, je répon-dis : « Certainement, ô capitaine ! je ne man-querai pas de les appeler sur toi. » Il me dit :« Sache qu’il y a de cela quelques années nousavions avec nous un voyageur qui s’est perdudans une île où nous avions fait escale. Et de-puis lors nous n’avons plus eu de ses nouvelles,et nous ne savons s’il est mort ou s’il est encoreen vie. Comme nous avons en dépôt dans lenavire les marchandises laissées par ce voya-geur, j’ai eu l’idée de te les confier pour que,moyennant un courtage prélevé sur le gain, tules vendes dans cette île et m’en rapportes leprix afin qu’à mon retour à Baghdad je pusse leremettre à ses parents ou le lui remettre à lui-même s’il a réussi à regagner sa ville. » Et moije répondis : « Je te dois l’ouïe et l’obéissance,ô mon maître ! Et je te devrai vraiment beau-coup de gratitude pour ce que tu veux me fairehonnêtement gagner ! »

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Alors le capitaine ordonna aux matelots detirer les marchandises de la cale et de les por-ter sur le rivage, à mon intention. Puis il appelal’écrivain du navire et lui dit de les compter etde les inscrire, ballot par ballot. Et l’écrivain ré-pondit : « À qui appartiennent ces ballots, et aunom de qui dois-je les inscrire ? » Le capitainerépondit : « Le propriétaire de ces ballots s’ap-pelait Sindbad le Marin. Maintenant inscris-lesau nom de notre pauvre passager, et demande-lui son nom. »

À ces paroles du capitaine, je fus prodi-gieusement étonné et je m’écriai : « Mais c’estmoi, Sindbad le Marin ! » Et, ayant regardé at-tentivement le capitaine, je le reconnus pourcelui qui, au commencement de mon secondvoyage, m’avait oublié dans l’île où je m’étaisendormi.

Aussi mon émotion fut-elle à ses limites ex-trêmes, à cette découverte inattendue, et jecontinuai : « Ô capitaine, ne me reconnais-tudonc pas ? C’est bien moi, Sindbad le Marin,

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natif de Baghdad ! Écoute mon histoire ! Rap-pelle-toi, ô capitaine, que c’est bien moi quiétais descendu dans l’île, il y a tant d’années, etqui n’étais plus revenu. Je m’étais, en effet, en-dormi près d’une source délicieuse, après avoirmangé un morceau, et ne m’étais réveillé quepour voir le navire déjà éloigné sur la mer.D’ailleurs, beaucoup de marchands de la mon-tagne des diamants m’ont vu et pourront té-moigner que c’est bien moi Sindbad le Ma-rin ! »

Je n’avais pas encore fini de m’expliquerque l’un des marchands qui étaient remontésà bord prendre des marchandises s’approchade moi, me considéra attentivement et, sitôtque j’eus cessé de parler, frappa de surpriseses mains l’une contre l’autre, et s’écria : « ParAllah ! ô vous tous, vous ne m’aviez pas cruquand je vous avais raconté, dans le temps,l’étrange aventure qui m’était un jour arrivéedans la montagne des diamants, où je vousavais dit avoir vu un homme attaché à un quar-

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tier de mouton et transporté de la vallée surla montagne par un oiseau nommé rokh. Ehbien ! cet homme-là, le voici ! C’est celui-cimême qui est Sindbad le Marin, l’homme gé-néreux qui m’avait fait cadeau de si beaux dia-mants ! » Et, ayant parlé de la sorte, le mar-chand vint m’embrasser comme un frère em-brasse son frère retrouvé.

Alors, le capitaine du navire me considéraun instant et soudain me reconnut lui aussipour être Sindbad le Marin. Et il me prit dansses bras comme il aurait fait de son fils, me fé-licita d’être encore en vie et me dit : « Par Al-lah, ô mon maître, ton histoire est étonnante etton aventure prodigieuse ! Mais béni soit Allahqui a permis notre réunion et t’a fait retrouvertes marchandises et ton bien ! » Puis il fit por-ter à terre mes marchandises pour que je lesvendisse, à mon entier profit, cette fois. Et, defait, le gain que je fis fut énorme et me dédom-magea au-delà de toute espérance de ce que letemps m’avait fait perdre jusque-là.

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Après quoi, nous quittâmes l’île Salahata etnous arrivâmes dans les pays de Sind, où nousvendîmes et achetâmes également.

Dans ces mers lointaines, je vis des chosesétonnantes et des prodiges dont je ne puis vousfaire le récit en détail. Mais, entre autreschoses, je vis un oiseau qui naissait de la nacremarine, et dont les petits vivaient à la surfacedes eaux, sans jamais voler sur la terre.

Après cela, nous continuâmes notre navi-gation, avec la permission d’Allah, et nous fi-nîmes par arriver à Bassra, où nous ne res-tâmes que peu de jours, pour enfin entrer dansBaghdad.

Alors je me dirigeai vers ma rue, j’entraidans ma maison, je saluai mes parents, mesamis et mes anciens compagnons, et je fis degrandes largesses aux veuves et aux orphelins.J’étais, en effet, rentré enrichi plus que jamaisdes dernières affaires que j’avais faites en ven-dant mes marchandises.

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Mais demain, ô mes amis, si Allah veut,je vous raconterai l’histoire de mon quatrièmevoyage qui dépasse en intérêt les trois quevous venez d’entendre. »

Puis Sindbad le Marin fit donner, commeles jours précédents, cent pièces d’or à Sindbadle Portefaix en l’invitant à revenir le lende-main.

Le portefaix ne manqua pas d’obéir et, lejour suivant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois centdeuxième nuit.

Elle dit :

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… il revint écouter ce que, le repas terminé,raconta Sindbad le Marin.

Et Sindbad le Marin dit :

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L’HISTOIRE QUATRIÈME DES HIS-TOIRES

DE SINDBAD LE MARINET C’EST LE QUATRIÈME VOYAGE

« Les délices ni les plaisirs de la vie à Bagh-dad, ô mes amis, ne surent me faire oublier lesvoyages. Par contre, je ne me souvenais guèredes fatigues endurées et des dangers courus. Etl’âme perfide qui m’habitait ne manqua pas deme montrer les avantages qu’il y aurait à par-courir de nouveau les contrées des hommes.Aussi je ne pus guère résister à ses tentationset, un jour, laissant là maison et richesses, jepris avec moi une grande quantité de marchan-dises de prix, bien plus que je n’en avais em-porté dans mes derniers voyages, et de Bagh-dad je partis pour Bassra, où je m’embarquaisur un grand navire, en compagnie de plusieurs

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notables marchands fort avantageusementconnus sur la place.

Notre voyage sur mer, grâce à la bénédic-tion, fut d’abord excellent. Nous allâmes d’îleen île et d’une terre à une terre, vendant etachetant et réalisant des bénéfices fort appré-ciables, jusqu’à ce qu’un jour, en pleine mer,le capitaine fît jeter l’ancre en nous criant :« Nous sommes perdus sans recours ! » Et sou-dain un coup de vent terrible souleva toute lamer qui se précipita sur le navire, le fracassadans tous les sens, et emporta les passagers,y compris le capitaine, les matelots et moi-même. Et d’abord tout le monde se noya, etmoi également.

Mais moi, je pus, grâce à la miséricorde,trouver sur l’abîme une planche du navire à la-quelle je m’accrochai des mains et des pieds, etsur laquelle je fus ballotté pendant une demi-journée, avec quelques autres marchands quipurent s’y accrocher avec moi.

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Alors, à force de ramer des pieds et desmains, nous finîmes, aidés par le vent et le cou-rant, par être jetés comme des épaves, mortsdéjà à moitié de froid et d’épouvante, sur le ri-vage d’une île.

Nous restâmes toute une nuit anéantis, sansmouvement, sur le rivage de cette île. Maisle lendemain nous pûmes nous lever et nousavancer à l’intérieur, où nous aperçûmes unehabitation vers laquelle nous nous dirigeâmes.

À notre arrivée, nous vîmes sortir de laporte de cette habitation une troupe de genscomplètement nus et noirs qui, sans nous direun seul mot, s’emparèrent de nous et nousfirent pénétrer dans une grande salle où, sur unhaut siège, était assis un roi.

Le roi nous ordonna de nous asseoir, etnous nous assîmes. Alors devant nous on ap-porta des plateaux remplis de mets que, denotre vie entière, nous n’avions vus ailleurs.Leur vue n’excita guère mon appétit, contrai-

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rement à mes compagnons qui en mangèrentgloutonnement pour apaiser la faim qui les te-nait depuis notre naufrage. Quant à moi, monabstention fut la cause qui devait me conserverla vie jusqu’aujourd’hui.

En effet, dès les premières bouchées, unefringale énorme s’empara de mes compagnons,qui se mirent à avaler pendant des heures etdes heures tout ce qu’on leur présentait, avecdes gestes de fous et des reniflements extraor-dinaires.

Pendant qu’ils étaient en cet état, leshommes nus apportèrent un vase rempli d’unesorte de pommade dont ils leur enduisirenttout le corps, et dont l’effet sur leur ventre futextraordinaire. En effet, je vis le ventre de mescompagnons se dilater peu à peu, dans tousles sens, jusqu’à devenir plus gros qu’une outregonflée ; et leur appétit augmenta en propor-tion, si bien qu’ils continuèrent à manger sansarrêt, alors que moi je les regardais, effaré devoir que leur ventre ne se remplissait pas.

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Or, moi, voyant cet effet sur mes compa-gnons, je persistai à ne point toucher à cesmets et je refusai de me laisser enduire depommade. Et vraiment ma sobriété fut salu-taire, car je découvris que ces hommes nus em-ployaient ces divers moyens pour engraisserles hommes qui tombaient entre leurs mainset rendre de la sorte leur chair plus tendre etplus juteuse. Et, quant au roi, je découvris qu’ilétait ogre. On lui servait tous les jours en rôtiun homme engraissé par cette méthode ; quantaux hommes nus, ils n’aimaient pas le rôti etmangeaient la chair humaine crue, sans aucunassaisonnement, telle quelle.

À cette triste découverte, mon anxiété surmon sort et sur celui de mes compagnonsconnut d’autant moins de bornes que je consta-tai bientôt une diminution notable de l’intelli-gence de mes compagnons, au fur et à mesureque leur ventre grossissait et que leur individus’épaississait. Ils finirent même par s’abrutircomplètement à force de manger et, devenus

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bêtes d’abattoir, ils furent confiés à la garded’un berger qui tous les jours les conduisaitpaître dans la prairie.

Quant à moi, la faim d’un côté et la peurde l’autre avaient fait de moi l’ombre de moi-même, et ma viande s’était desséchée sur mesos. Aussi, quand les natifs de cette île me virentsi maigre et émacié, ils ne s’occupèrent plus demoi et m’oublièrent, me jugeant sans doute in-digne d’être servi à leur roi en grillade.

Ce manque de surveillance de la part deces insulaires noirs et nus me permit un jourde m’éloigner de leur habitation et de marcherdans une direction opposée. Sur ma route, jerencontrai le berger qui faisait paître le bétailcomposé de mes malheureux compagnonsabrutis par leur ventre. Je me hâtai de m’enfon-cer dans les hautes herbes et de marcher et decourir pour les perdre de vue, tant leur aspectm’était un objet de tortures et de tristesse.

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Le soleil était déjà couché et je ne cessaispas de marcher. Je continuai à me diriger de-vant moi toute la nuit, sans éprouver le besoinde dormir, tant la peur me tenait de retomberentre les mains des mangeurs de chair hu-maine. Et je marchai encore tout le jour sui-vant, et aussi les six autres jours, ne prenantque juste le temps nécessaire à un repas quime permit de continuer ma route vers l’incon-nu. Et, pour toute nourriture, je ramassais desherbes, juste de quoi ne pas succomber à lafaim. Au matin du huitième jour…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent troi-sième nuit.

Elle dit :

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Au matin du huitième jour, j’arrivai sur le ri-vage opposé de l’île, et j’aperçus des hommescomme moi, blancs et habillés de vêtements,qui étaient occupés à cueillir des grains depoivre sur les arbres dont était couverte cetterégion. Lorsqu’ils m’eurent aperçu, ils vinrentm’entourer et me parlèrent dans ma langue,l’arabe, que depuis si longtemps je n’avais en-tendue. Ils me demandèrent qui j’étais et d’oùje venais. Je répondis : « Ô hommes de monespèce, je suis un étranger pauvre ! » Et je leurracontai ce que j’avais éprouvé de malheurs etde dangers. Mon récit les étonna merveilleu-sement, et ils me félicitèrent d’avoir su échap-per aux avaleurs de chair humaine, m’offrirentà manger et à boire, me laissèrent me reposerune heure de temps, puis m’emmenèrent dansleur barque pour me présenter à leur roi dontla résidence était une autre île du voisinage.

L’île dans laquelle régnait ce roi avait pourcapitale une ville fort peuplée, abondante entoutes les choses de la vie, riche en souks et

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en marchands dont les boutiques étaient pour-vues d’objets de prix, percée de belles rues oùcirculaient de nombreux cavaliers sur des che-vaux splendides, mais sans selles ni étriers.Aussi, lorsque je fus présenté au roi, je ne man-quai pas, après les salams, de lui faire partde l’étonnement où j’étais de voir les hommesmonter à nu les chevaux. Et je lui dis : « Pourquel motif, ô notre maître et suzerain, ne sesert-on pas ici de la selle ? C’est un objet sicommode pour aller à cheval ! Et puis celarend le cavalier mieux maître de son cheval. »

Le roi fut très étonné de mes paroles et medemanda : « Mais en quoi donc consiste uneselle ? C’est là une chose que nous n’avons ja-mais vue de notre vie ! » Je lui dis : « Veux-tu alors me permettre de te confectionner uneselle pour que tu puisses en essayer la commo-dité et en expérimenter l’agrément ? » Il me ré-pondit : « Certainement ! »

Je fis venir alors un habile menuisier et jelui fis exécuter, sous mes yeux, le bois d’une

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selle exactement d’après mes indications. Et jerestai près de lui jusqu’à ce qu’il l’eût terminé.Alors je garnis moi-même ce bois avec de labourre de laine et du cuir, et achevai de l’or-ner, tout autour, avec de la broderie d’or et desglands de diverses couleurs. Je fis venir ensuiteun forgeron auquel j’enseignai l’art de confec-tionner un mors et des étriers ; et il exécutaparfaitement ces choses, car je ne le quittai pasun instant.

Lorsque le tout fut dans un état parfait, jechoisis le plus beau cheval des écuries du roi,et le sellai et bridai et harnachai splendide-ment, sans oublier de lui mettre les divers ac-cessoires d’ornement, tels que longues traînes,glands de soie et d’or, houppe et collier bleu. Etj’allai aussitôt le présenter au roi qui l’attendaitdepuis quelques jours avec grande impatience.

Le roi monta dessus immédiatement, et sesentit si bien d’aplomb et fut si satisfait de cetteinvention qu’il m’en témoigna sa joie par descadeaux somptueux et de grandes largesses.

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Lorsque le grand-vizir eut vu cette selle, etconstaté sa supériorité sur le mode ancien, ilme pria de lui en faire une semblable. Et moi jevoulus bien y consentir. Alors tous les grandsdu royaume et les hauts dignitaires voulurentégalement avoir une selle, et m’en firent lacommande. Et ils me donnèrent des cadeauxqui en peu de temps firent de moi l’homme leplus riche et le plus considéré de la ville.

J’étais devenu l’ami du roi, et, comme j’al-lais un jour chez lui selon mon habitude, il setourna vers moi et me dit : « Tu sais bien, ôsellier, que je t’aime beaucoup ! Tu es deve-nu, dans mon palais, comme l’un des miens, etje ne puis plus me passer de toi, ni supporterl’idée qu’un jour viendra où tu nous quitteras.Je désire donc te demander une chose sans tevoir me la refuser ! » Je répondis : « Ô roi, or-donne ! Ton pouvoir sur moi est consolidé partes bienfaits et par la gratitude que je te doispour tout le bien dont je te suis redevable de-puis mon arrivée dans ce royaume. » Il répon-

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dit : « Je désire te marier chez nous avec unejouvencelle belle, jolie, parfaite, riche d’argentet de qualités, pour qu’elle te décide à toujoursrester dans notre ville et dans mon palais. Je tedemande donc de ne point rejeter mon offre etmes paroles ! »

Moi, à ce discours, je fus bien confus, jebaissai la tête, et je ne pus faire de réponse,tant la timidité me retenait. Aussi le roi me de-manda : « Pourquoi ne me réponds-tu pas, ômon enfant ? » Je répliquai : « Ô roi du temps,l’affaire est ton affaire, et je suis ton esclave ! »Aussitôt il envoya chercher le kâdi et les té-moins, et me donna, séance tenante, commeépouse une jeune fille de haute lignée, fortriche, maîtresse de meubles, de propriétés bâ-ties et de terres, et douée d’une grande beauté.En même temps, il me fit présent d’un palais,tout meublé, avec ses domestiques, ses es-claves hommes et femmes, et un train de mai-son vraiment royal.

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Et moi je vécus dans un repos parfait, etj’arrivai à la limite de la dilatation et de l’épa-nouissement. Et je me réjouissais d’avance depouvoir un jour m’échapper de cette ville et re-tourner à Baghdad en emmenant mon épouse ;car je l’aimais beaucoup et elle aussi m’aimait,et l’accord entre nous était parfait. Mais quandune chose a été fixée par le destin, nul pouvoirhumain ne peut la faire dévier. Je devais, hé-las ! faire encore une fois l’expérience que tousnos projets sont jeux enfantins en face du vou-loir de la destinée.

Un jour, l’épouse de mon voisin, de parl’ordre d’Allah, mourut. Comme ce voisin étaitmon ami, je me rendis auprès de lui et essayaide le consoler en lui disant : « Ne t’afflige doncpas au delà de ce qui est permis, mon voisin !Allah te dédommagera bientôt en te donnantune épouse encore plus bénie. Qu’Allah pro-longe tes jours ! » Mais mon voisin, stupéfaitde mes paroles, releva la tête et me dit :« Comment peux-tu me souhaiter une longue

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vie alors que tu sais bien que je n’ai qu’uneheure encore à vivre ? » Alors, moi, je fus àmon tour stupéfait, et je lui dis : « Mon voisin,pourquoi parler de la sorte, et avoir de pareilspressentiments ? Tu es, grâce à Allah, bienportant, et rien ne te menace. Voudrais-tu doncte tuer de ta propre main ? » Il répondit : « Ah !je vois bien maintenant ton ignorance desusages de notre pays. Sache donc que la cou-tume veut que tout mari vivant soit enterré vifavec sa femme morte, et que toute femme vi-vante soit enterrée vive avec son mari mort.Cela est inviolable ! Et tout à l’heure je doisêtre enterré vif avec ma femme morte. Ici toutle monde, y compris le roi, doit subir cette loiétablie par les ancêtres. »

À ces paroles, je m’écriai : « Par Allah !cette coutume est bien détestable. Et jamais jene pourrai m’y conformer. »

Pendant que nous parlions de la sorte, lesparents et les amis de mon voisin entrèrent,et se mirent effectivement à le consoler au su-

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jet de sa propre mort et de celle de sa femme.Après quoi, on procéda aux funérailles. On mitle corps de la femme dans un cercueil décou-vert, après qu’il eut été revêtu des plus beauxhabits et paré des joyaux les plus précieux.Puis le convoi fut formé ; le mari marcha entête, derrière le cercueil ; et tout le monde, moicompris, se dirigea vers le lieu de l’enterre-ment.

Nous arrivâmes hors de la ville, à une mon-tagne sur la mer. À un certain endroit, je visune sorte de puits immense dont on se hâtad’enlever le couvercle de pierre. On y descen-dit le cercueil où se trouvait la femme morteparée de ses bijoux. Puis on se saisit de monvoisin, qui n’opposa aucune résistance ; on ledescendit au moyen d’une corde jusqu’au fonddu puits, avec un grand pot d’eau et sept painsfunèbres, comme provisions. Cela fait, on re-boucha l’orifice du puits avec les grandespierres qui en faisaient le couvercle, et l’on s’enretourna par où l’on était venu.

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Or, moi, j’avais assisté à tout cela dans unétat inimaginable d’effroi, en pensant en monâme : « Cela est encore pire que tout ce que j’aivu ! » Et, à peine de retour au palais, je cou-rus trouver le roi et lui dis : « Ô mon maître,j’ai parcouru jusqu’aujourd’hui bien des pays,mais je n’ai vu nulle part une coutume aussibarbare que celle qui consiste à enterrer le ma-ri vivant avec sa femme morte. Aussi je vou-drais bien savoir, ô roi du temps, si l’étrangerest également astreint à cette loi à la mort desa femme. » Il me répondit : « Mais certaine-ment ! Il sera enterré avec elle. »

Lorsque j’eus entendu ces paroles, je sentisde chagrin ma vésicule éclater dans mon foie,et je sortis de là fou de terreur et m’en allaichez moi, craignant déjà que mon épouse nefût morte en mon absence, et que l’on ne m’as-treignît à subir l’affreux supplice dont j’avaisété témoin. J’essayai vainement de me conso-ler en disant : « Sindbad, sois tranquille. Tumourras certainement le premier. Et, de la

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sorte, tu n’auras pas à être enterré vivant ! »Cela ne devait me servir de rien, car, peu detemps après, ma femme tomba malade, s’alitaquelques jours et mourut, malgré tous les soinsde jour et de nuit dont je ne cessai de l’entou-rer.

Alors ma douleur fut sans limites ; car, envérité, je ne trouvais guère que le fait d’être en-terré vif fût moins déplorable que celui d’êtredévoré par les mangeurs de chair humaine. Jene doutai d’ailleurs plus de mon sort quand jevis le roi en personne venir dans ma maisonme faire ses condoléances au sujet de monenterrement. Il voulut même, accompagné detous les personnages de la cour, me faire l’hon-neur d’assister à mon enterrement en mar-chant à côté de moi à la tête du convoi, der-rière le cercueil où l’on avait placé mon épousemorte, couverte de ses joyaux et ornée de tousses atours.

Lorsque nous fûmes au pied de la montagnesituée sur la mer, où s’ouvrait le puits en ques-

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tion, on fit descendre au fond du trou le corpsde mon épouse ; après quoi, tous les assistantss’approchèrent de moi et me firent leurscondoléances et leurs adieux. Et moi, je voulusfaire une tentative sur l’esprit du roi et des as-sistants pour qu’ils me dispensassent de cetteépreuve, et je m’écriai en pleurant : « Je suis unétranger, et il n’est pas juste que je sois soumisà votre loi ! J’ai d’ailleurs dans mon pays uneépouse qui est en vie et des enfants qui ont be-soin de moi ! » Mais j’eus beau crier et sanglo-ter, ils me saisirent, sans vouloir m’écouter, mefixèrent des cordes sous les bras, attachèrentsur moi un pot à eau plein et sept pains, selonl’usage, et me descendirent au fond du puits.Lorsque je fus arrivé tout au bas, ils mecrièrent : « Défais tes liens pour que nous reti-rions les cordes ! » Mais je ne voulus point medélier, et continuai à tirer dessus pour les dé-cider à me remonter. Alors ils lâchèrent eux-mêmes les cordes en les jetant sur moi, re-bouchèrent l’orifice du puits avec les grandes

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pierres, et s’en allèrent en leur chemin, sansplus écouter mes cris pitoyables.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent qua-trième nuit.

Elle dit :

Bientôt la puanteur de ce lieu souterrainm’obligea à me boucher le nez. Mais cela n’em-pêcha pas, grâce au peu de lumière qui des-cendait du haut, d’inspecter cette grotte mor-tuaire, remplie de cadavres anciens et récents.Elle était fort spacieuse et s’étendait si loin quemon regard n’en pouvait sonder la profondeur.Alors je me jetai par terre en pleurant, et jem’écriai : « Tu mérites bien ton sort, Sindbad àl’âme insatiable ! Et puis, qu’avais-tu donc be-

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soin de prendre femme dans cette ville ? Ah !que n’as-tu succombé dans la vallée des dia-mants ! ou que n’as-tu été dévoré par les ava-leurs d’hommes ! Plût à Allah que tu eussesété englouti par la mer dans l’un de tes nau-frages, plutôt que de succomber à une mort sieffroyable ! » Et là-dessus je me mis à me don-ner de grands coups sur la tête et sur l’estomacet partout. Toutefois, pressé par la faim et lasoif, je ne pus me décider à me laisser mourird’inanition, et je détachai de la corde les painset le pot, et je mangeai et je bus, mais parcimo-nieusement, en prévision des jours suivants.

Je vécus de la sorte pendant quelques jours,m’habituant peu à peu à l’odeur insupportablede cette grotte, et je m’endormais par terre,dans un endroit que j’avais pris soin de dé-blayer des ossements qui le jonchaient. Maisbientôt je vis arriver le moment où il ne me res-terait plus ni pain ni eau. Et ce moment arriva.Alors, au désespoir absolu, je récitai mon actede foi et j’allais fermer les yeux pour attendre

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la mort, quand soudain, au-dessus de ma tête,je vis s’ouvrir l’orifice du puits et descendre unhomme mort dans un cercueil et, après lui, sonépouse avec les sept pains et le pot à eau.

Alors moi, j’attendis que les hommes duhaut eussent à nouveau bouché l’orifice et,sans faire le moindre bruit, tout doucement, jesaisis un grand os de mort, et d’un bond je fussur la femme que d’un coup sur la tête j’assom-mai. Et, pour m’assurer de sa mort, je lui as-sénai encore un second et un troisième coupde toute ma force. Je m’emparai alors des septpains et de l’eau, et j’eus de la sorte des provi-sions pour quelques jours encore.

Au bout de ce temps-là, de nouveau l’orifices’ouvrit et on descendit cette fois une femmemorte et un homme. Je ne manquai pas pourvivre, car l’âme est chère ! d’assommerl’homme et de lui enlever ses pains et son eau.Et je continuai à vivre ainsi pendant un longtemps, en tuant chaque fois la personne que

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l’on enterrait vivante et en lui volant ses provi-sions.

Un jour d’entre les jours, je dormais à maplace ordinaire, quand je me réveillai en sur-saut à un bruit inaccoutumé. C’était commeun souffle et un bruit de pas. Je me levai etpris cet os qui me servait à assommer les in-dividus enterrés vivants, pour me diriger ducôté d’où semblait venir le bruit. Au bout dequelques pas, je crus entrevoir que quelquechose prenait la fuite en soufflant avec force.Alors moi, toujours armé de mon os, je suiviscette ombre fuyante, je la suivis longtemps, etje continuais à courir derrière elle dans l’obs-curité, en trébuchant à chaque pas sur les osse-ments des morts, quand soudain, droit devantmoi, dans le fond de la grotte, je crus aperce-voir comme une étoile qui tantôt brillait et tan-tôt s’éteignait. Je continuai à m’avancer danscette direction, et à mesure que j’avançais jevoyais la lumière grandir et s’élargir. Mais jen’osais point croire que ce fût là une ouver-

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ture par où m’échapper vers le dehors ; et jeme disais : « Ce doit être certainement un se-cond orifice de ce puits, par où des hommesfont descendre un cadavre ! » Aussi quelle nefut point mon émotion quand je vis l’ombrefuyante, qui n’était autre chose qu’un animaldévorateur de cadavres, prendre son élan etsauter à travers cet orifice. Alors je comprisque c’était là un trou creusé par les bêtes pourvenir manger les corps morts, dans la grotte.Et moi, je sautai derrière la bête et me trouvaisoudain en plein air, sous le ciel.

À cette constatation, je tombai à genoux etremerciai le Très-Haut pour ma délivrance, etj’apaisai mon âme et la tranquillisai dans sonémoi.

J’examinai alors les cieux, et je vis quej’étais au pied d’une montagne, au bord dela mer. Et je remarquai que cette montagnene devait avoir aucune communication avec laville, tant elle était escarpée et impraticable. Jetentai, en effet, d’en faire l’ascension, mais en

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vain. Alors, pour ne pas mourir de faim, je ren-trai dans la grotte par le trou en question etj’allai prendre du pain et de l’eau ; et je revinsm’en nourrir sous le ciel : ce que je fis de bienmeilleur appétit que durant mon séjour au mi-lieu des morts.

Je continuai à aller tous les jours dans lagrotte enlever les pains et l’eau, en assommantceux que l’on enterrait vivants. Puis j’eus l’idéede ramasser tous les joyaux des morts, les dia-mants, les bracelets, les colliers, les perles, lesrubis, les métaux ciselés, les étoffes précieuseset tous les objets en or et en argent. Et chaquefois je transportais mon butin au bord de lamer, dans l’espoir qu’un jour je pourrais mesauver avec ces richesses. Et, pour que le toutfût prêt, j’en fis des ballots bien enveloppésavec les habits et les étoffes de ceux, hommesou femmes, qui étaient dans la grotte.

Or, j’étais un jour assis à songer à mesaventures et à mon état actuel, au bord de lamer, quand je vis un navire passer assez près

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de ma montagne. Je me levai en hâte, je dé-roulai la toile de mon turban et me mis à l’agi-ter avec de grands gestes et de grands cris, encourant sur le rivage. Par la grâce d’Allah, lesgens du navire aperçurent mes signaux, et dé-tachèrent une barque pour me venir prendre etme porter à leur bord. Ils m’emmenèrent aveceux et voulurent bien se charger aussi de mesballots.

Lorsque nous fûmes arrivés à bord, le ca-pitaine s’approcha de moi et me dit : « Ô toi,qui es-tu et comment as-tu fait pour te trouversur cette montagne où, depuis le temps queje navigue dans ces parages, je n’ai jamais vuque des animaux sauvages et des oiseaux deproie, mais jamais un être humain ? » Je répon-dis : « Ô mon maître, je suis un pauvre mar-chand, étranger à ces contrées. J’étais embar-qué sur un grand navire qui a fait naufrage surcette côte ; et moi, seul parmi tous mes com-pagnons, j’ai pu, grâce à mon endurance, mesauver de la noyade et sauver avec moi mes

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ballots de marchandises en les mettant sur unegrande planche dont j’ai pu me saisir à tempsquand ce navire eut été désemparé ! La desti-née et mon sort m’ont jeté sur ce rivage, et Al-lah a voulu que je ne fusse pas mort de faim etde soif ! » Et voilà ce que je dis au capitaine, enme gardant bien de lui dire la vérité sur monmariage et mon enterrement, de peur qu’il n’yeût à bord quelqu’un de cette ville où régnaitl’effroyable coutume dont j’avais failli être lavictime.

En achevant mon discours au capitaine, jetirai de l’un de mes paquets un bel objet deprix et je lui offris en présent, pour qu’il me re-gardât de bon œil pendant le voyage. Mais, àma grande surprise, il fit preuve d’un rare dés-intéressement, ne voulut point accepter monprésent, et me dit d’un ton bienveillant : « Jen’ai point pour habitude de me faire payer unebonne action. Tu n’es point le premier quenous ayons recueilli en mer. Nous avons se-couru d’autres naufragés, nous les avons trans-

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portés dans leur pays, pour le visage Allah. Etnon seulement nous n’avons point voulu nousfaire payer, mais, comme ils étaient dénuésde tout, nous leur avons donné à manger età boire, et nous les avons vêtus. Et, toujourspour Allah, nous leur avons donné de quoi sub-venir à leurs frais de route. Car les hommes sedoivent à leurs semblables, pour le visage su-blime du Maître. »

À ces paroles, je remerciai le capitaine et fisdes vœux pour lui en lui souhaitant une longuevie, alors qu’il ordonnait de déplier les voiles etfaisait marcher le navire.

Nous naviguâmes excellemment pendantdes jours et des jours, d’île en île et de meren mer, alors que moi je restais étendu déli-cieusement pendant des heures à songer à mesétranges aventures et à me demander si réel-lement j’avais éprouvé tous ces maux ou si jen’étais pas en rêve. Et quelquefois même, enpensant à mon séjour dans la grotte souter-

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raine avec mon épouse morte, je me sentaisdevenir fou d’épouvante.

Mais enfin, par le pouvoir d’Allah le Très-Haut, nous arrivâmes en bonne santé à Bassra,où nous ne nous arrêtâmes que quelques jours,pour ensuite entrer dans Baghdad.

Alors moi, chargé de richesses infinies, jepris le chemin de ma rue et de ma maison, oùj’arrivai et où je trouvai mes parents et mesamis. Ils fêtèrent mon retour et se réjouirent àl’extrême en me félicitant pour mon salut. Etmoi, j’enfermai avec soin mes trésors dans lesarmoires, en n’oubliant pas toutefois de fairede grandes aumônes aux pauvres, aux veuveset aux orphelins, et de grandes largesses auxamis et connaissances. Et depuis lors je ne ces-sai de m’adonner à tous les divertissements età tous les plaisirs, en compagnie des personnesagréables.

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Mais tout ce que je vous ai raconté là n’estvraiment rien en comparaison de ce que je meréserve de vous narrer demain, si Allah veut ! »

Ainsi parla Sindbad ce jour-là. Et il ne man-qua pas de faire donner cent pièces d’or auPortefaix, et de l’inviter à dîner avec lui, encompagnie des notables qui étaient présents.Puis tout le monde s’en retourna chez soi,émerveillé de tout cela.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centsixième nuit.

Elle dit :

Quant à Sindbad le Portefaix, il arriva chezlui, où il rêva toute la nuit à ce récit étonnant.

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Et le lendemain, quand il fut de retour à lamaison de Sindbad le Marin, il était encorebien ému de l’enterrement de son hôte. Maiscomme la nappe était déjà tendue, il prit placeavec les autres, et mangea et but et bénit leBienfaiteur. Après quoi, au milieu du silencegénéral, il écouta ce que racontait Sindbad leMarin.

Sindbad dit :

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L’HISTOIRE CINQUIÈME D’ENTRELES HISTOIRES DE SINDBAD LE

MARINET C’EST LE CINQUIÈME VOYAGE

« Sachez, ô mes amis, qu’à mon retour duquatrième voyage je me plongeai dans la joie,les plaisirs et les divertissements, et tellementque j’oubliai bientôt mes souffrances passées,et ne me rappelai que les faits admirables etmes aventures extraordinaires. Aussi ne vousétonnez pas si je vous dis que je ne manquaipoint d’obéir à mon âme, qui m’incitait à denouveaux voyages vers les pays des hommes.

Je me levai donc et achetai des marchan-dises que, par expérience, je savais êtred’écoulement facile et de gain sûr et fructueux ;je les fis emballer et partis avec elles pourBassra.

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Là, j’allai me promener sur la rade et je visun grand navire, tout neuf, qui me plut beau-coup et que j’achetai pour moi seul, séance te-nante. Je pris à mon service un capitaine ex-périmenté et des matelots, et je fis chargersur mon navire mes marchandises par mes es-claves qui demeurèrent à bord pour me servir.J’acceptai aussi comme passagers quelquesmarchands à bonne mine, qui me payèrenthonnêtement leur prix de passage. De la sorte,devenu cette fois maître d’un navire, je pou-vais, grâce à l’expérience acquise aux chosesde la mer, aider le capitaine de mes conseils.

Nous partîmes de Bassra le cœur léger etjoyeux, en nous souhaitant mutuellementtoutes sortes de bénédictions. Aussi notre na-vigation fut heureuse, favorisée tout le tempspar une mer clémente. Et, après avoir fait di-verses escales, pour vendre et acheter, nousabordâmes un jour à une île complètement in-habitée et déserte, et où l’on ne voyait, pourtoute habitation, qu’un seul dôme blanc. Mais

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moi, en examinant de plus près ce dôme blanc,je devinai que c’était l’œuf d’un rokh. Je n’endis pourtant rien aux passagers qui, une foisdébarqués, ne trouvèrent rien de mieux à faireque de jeter de grosses pierres contre la sur-face de l’œuf. Aussi finirent-ils par le casser et,à leur grande stupéfaction, il en coula beau-coup de liquide ; et quelques instants après lepetit rokh fit sortir l’un de ses pieds de l’œuf.

À cette vue, les marchands continuèrent àcasser l’œuf ; puis ils tuèrent le petit rokh, encoupèrent de bonnes tranches, et revinrent àbord me raconter l’aventure.

Alors moi je fus à la limite de l’effroi et jem’écriai : « Nous sommes perdus ! Le père et lamère du rokh vont venir bientôt nous attaqueret nous faire périr ! Il faut donc nous éloignerau plus vite de cette île ! » Et aussitôt nous dé-ployâmes les voiles et, aidés par le vent, nousprîmes le large.

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Pendant ce temps, les marchands s’occu-paient à rôtir les quartiers du jeune rokh ; maisils n’avaient pas même commencé de s’en ré-galer, que nous vîmes sur l’œil du soleil deuxgros nuages qui le masquèrent complètement.Quand ces nuages furent plus près de nous,nous vîmes qu’ils n’étaient autre chose quedeux gigantesques rokhs, le père et la mère decelui qui avait été tué. Et nous les entendîmesqui battaient des ailes et lançaient des cris plusterribles que le tonnerre. Et nous les vîmesbientôt juste au-dessus de nos têtes, mais àune grande hauteur, tenant chacun dans sesgriffes un énorme rocher plus grand que notrenavire.

À cette vue, nous ne doutâmes plus denotre perte, par l’effet de la vengeance des ro-khs. Et soudain l’un des rokhs laissa du hautdes airs tomber la roche dans la direction dunavire. Mais le capitaine était fort expérimen-té ; d’un coup de barre, il manœuvra si rapi-dement que le navire vira de bord, et que le

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rocher alla tomber, en passant juste à côté denous, dans la mer qui s’entr’ouvrit d’une façonsi béante que nous en vîmes le fond, et que lenavire monta et descendit et remonta effroya-blement. Mais, au même moment, notre destinvoulut que le second rokh lâchât lui aussi sonrocher qui, avant que nous eussions pu l’évi-ter, vint tomber sur l’arrière en brisant le gou-vernail en vingt morceaux et en emportant lamoitié du navire dans l’eau. Du coup, les mar-chands et les matelots furent les uns écraséset les autres submergés. Moi, je fus au nombredes submergés.

Mais moi, je pus revenir un moment au-des-sus de l’eau, tant j’avais lutté contre la mort,poussé par l’instinct de conserver mon âmeprécieuse. Et, par bonheur, je pus m’accrocherà une planche de mon navire qui avait disparu.

Je finis par pouvoir me mettre à califour-chon sur cette planche et, en ramant des pieds,je pus, aidé par le vent et le courant, arriver àune île, juste à temps pour ne pas rendre mon

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dernier souffle, tant j’étais exténué de fatigue,de faim et de soif. Je me jetai d’abord sur le ri-vage où je restai anéanti une heure de temps,jusqu’à ce que mon âme et mon cœur pussentse tranquilliser. Je me levai alors et m’avançaidans l’île pour reconnaître les lieux.

Je n’eus pas besoin de faire un long cheminpour remarquer que, cette fois, la destinéem’avait transporté dans un jardin si beau qu’ilpouvait être comparé aux jardins du paradis.Partout, devant mes yeux charmés, des arbresaux fruits dorés, des ruisseaux coureurs, desoiseaux aux mille ramages et des fleurs ravis-santes. Aussi je ne manquai point de mangerde ces fruits, de boire de cette eau et de respi-rer ces fleurs ; et je trouvai le tout excellent aupossible…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois cent sep-tième nuit.

Elle dit :

… excellent au possible. Aussi je ne bou-geai plus de l’endroit où je me trouvais, etcontinuai à m’y reposer de mes fatigues jus-qu’au soir.

Mais lorsque vint la nuit et que je me visseul dans cette île, au milieu de ces arbres et deleurs fantômes, je ne pus m’empêcher, malgréla beauté et la paix qui m’entouraient, d’avoirune grande peur. Aussi je ne pus guère dormirque d’un œil, et mon sommeil fut obsédé decauchemars terribles, au milieu de ce silence etde cette solitude.

Avec le matin, je me levai, plus tranquille,et poussai un peu plus loin mon exploration.J’arrivai de la sorte près d’un réservoir où ve-nait tomber l’eau d’une source. Et sur le bord

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de ce réservoir était assis, immobile, un véné-rable vieillard drapé d’un grand manteau faitavec les feuilles des arbres. Et moi je pensaien mon âme : « Ce vieillard doit être aussiquelque naufragé qui, avant moi, aura trouvérefuge dans cette île ! » Je m’approchai doncet lui souhaitai la paix. Il me rendit mon sou-hait, mais seulement par signes, sans pronon-cer une parole. Et je lui demandai : « Ô véné-rable cheikh, comment se fait-il que tu sois encet endroit ? » Il ne me répondit pas davan-tage, mais il hocha la tête d’un air triste et mefit avec la main des signes qui signifiaient : « Jete prie de me prendre sur tes épaules et de mefaire traverser le ruisseau, je voudrais cueillirdes fruits de l’autre côté ! »

Alors, moi, je pensai : « Sindbad, certes tuferas une bonne action en rendant ce service àce vieillard ! » Je me baissai donc et le chargeaisur mes épaules, en ramenant ses jambes surma poitrine ; et il m’entoura ainsi le cou de sescuisses et la tête de ses bras. Et je le transpor-

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tai de l’autre côté du ruisseau, jusqu’à l’endroitqu’il m’avait désigné. Et, sur mes épaules, il mefaisait sentir sa joie en se trémoussant. Puis jeme baissai de nouveau et lui dis : « Descendstout doucement, ô vénérable cheikh ! » Mais ilne bougea pas. Au contraire, il serra davantageses cuisses autour de mon cou, et se crampon-na de toutes ses forces à mes épaules.

À cette constatation, je fus à la limite del’étonnement et regardai plus attentivementses jambes. Elles me parurent noires et velueset rudes comme la peau d’un buffle, et mefirent bien peur. Aussi, pris soudain d’un effroisans limites, je voulus me désenlacer de sonétreinte et le jeter à terre ; mais il me serra sifortement à la gorge qu’il m’étrangla à moitié,et que le monde noircit devant mon visage. Jefis encore un dernier effort, mais ce fut pourperdre connaissance, à bout de respiration, ettomber évanoui sur le sol.

Au bout d’un certain temps, je revins à moi,et malgré mon évanouissement, je trouvai le

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vieillard toujours cramponné à mon cou. Ilavait seulement légèrement écarté ses jambespour permettre à l’air de pénétrer dans magorge.

Lorsqu’il me vit respirer, il me donna deuxcoups de pied dans l’estomac, pour m’obligerà me relever. La douleur me fit obéir, et je meremis debout sur mes jambes, tandis qu’il secramponnait plus que jamais à mon cou. De lamain il me fit signe de marcher sous les arbres ;et là il se mit à cueillir les fruits et à les manger.Et chaque fois que je m’arrêtais contre son gréou que je marchais trop vite, il me donnait descoups de pied fort violents qui me forçaient àl’obéissance.

Il resta tout ce jour-là sur mes épaules, mefaisant aller comme une bête de somme. Et,la nuit venue, il m’obligea à m’étendre aveclui, pour qu’il put dormir, toujours attaché àmon cou. Et, le matin, d’un coup de pied dansle ventre, il me réveilla pour se faire portercomme la veille.

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Il resta ainsi cramponné sur mes épaules lejour et la nuit, sans discontinuer, et me faisantmarcher sans pitié, à coups de pied et à coupsde poing.

Aussi je vis bien que jamais je n’avais souf-fert dans mon âme autant d’humiliations etdans mon corps autant de mauvais traite-ments, qu’au service forcé de ce vieillard plusimpitoyable qu’un ânier. Et je ne savais plusquel moyen employer pour me débarrasser delui ; et je déplorais le bon mouvement qui mel’avait fait prendre en pitié et porter sur mesépaules. Et vraiment, en ce moment, je mesouhaitais la mort du plus profond de moncœur.

J’étais depuis déjà un long temps dans cetétat déplorable, quand un jour qu’il me faisaitmarcher sous des arbres où pendaient degrosses citrouilles, l’idée me vint de me servirde ces fruits desséchés pour m’en faire desrécipients. Je ramassai donc une grosse ca-lebasse sèche tombée depuis longtemps de

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l’arbre, je l’évidai entièrement et la nettoyai, etj’allai cueillir à une vigne de belles grappes deraisin que j’exprimai dedans jusqu’à la remplir.Je la bouchai ensuite soigneusement et la po-sai au soleil, où je la laissai plusieurs jours jus-qu’à ce que le jus fût devenu du vin pur. Alorsje pris la calebasse et en bus une quantité suf-fisante pour me relever les forces et m’aider àsupporter les fatigues de charge, mais pas as-sez pourtant pour aller jusqu’à l’ivresse. Toute-fois je me sentis ragaillardi et en grande gaîté,et tellement que, pour la première fois, je memis à gambader de ci et de là, avec ma chargeque je ne sentais plus, et à danser en chantantà travers les arbres. Je me mis même à applau-dir en accompagnant ma danse et en riant auxéclats de toute ma gorge.

Lorsque le vieillard me vit dans cet étatinaccoutumé et eut constaté que mes forcess’étaient multipliées tellement que je le portaissans fatigue, il m’ordonna par signes de lui pas-ser la calebasse. Moi, je fus bien contrarié de

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cette demande ; mais j’avais tellement peur delui que je n’osai pas refuser ; je me hâtai doncde lui donner la calebasse, bien à contre-cœur.Il la prit de mes mains, la porta à ses lèvres,goûta d’abord pour essayer, et, comme il trou-vait la liqueur agréable, il la but, vidant la cale-basse jusqu’à la dernière goutte et la jetant en-suite loin de lui.

Bientôt l’effet du vin commença à se fairesentir sur son cerveau. Et comme il avait busuffisamment pour s’enivrer, il ne tarda pas àdanser d’abord à sa manière et à se trémoussersur mes épaules, pour ensuite s’affaisser, tousmuscles relâchés, et se pencher de droite et degauche, se tenant juste assez pour ne pas tom-ber.

Alors moi, sentant que je n’étais plus serrécomme d’habitude, d’un mouvement rapide jedénouai ses jambes de mon col, et d’un coupd’épaules je l’envoyai sauter à quelques piedset rouler sur le sol, où il resta sans mouvement.Alors je bondis sur lui et, ramassant entre les

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arbres une pierre énorme, je lui en assénai surla tête divers coups si bien ajustés que je luiécrasai le crâne et mêlai son sang à sa chair.Il mourut. Puisse Allah n’avoir jamais compas-sion de son âme.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent hui-tième nuit.

Elle dit :

À la vue de son cadavre, je me sentis l’âmeencore bien plus allégée que le corps, et je memis à courir de joie et arrivai de la sorte surle rivage, à l’endroit même où m’avait jeté lamer, lors du naufrage de mon navire. La des-tinée voulut que, juste à ce moment, des ma-telots se trouvassent là, débarqués d’un na-

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vire à l’ancre, pour chercher de l’eau et desfruits. Ils furent, en me voyant, à la limite del’étonnement, et vinrent m’entourer et m’inter-roger, après les salams de part et d’autre. Etmoi je leur racontai ce qui venait de m’arri-ver, comment j’avais fait naufrage et commentj’avais été réduit à l’état de perpétuelle bête desomme par le vieillard que j’avais fini par tuer.

Au récit de mon histoire, les matelots furentstupéfaits et s’écrièrent : « Quelle chose prodi-gieuse que tu aies pu échapper à ce cheikh,connu de tous les navigateurs sous le nom deVieillard de la Mer. Tu es le premier qu’il n’aitpas étranglé ; car il a toujours étouffé entre sescuisses tous ceux dont il était parvenu à serendre maître. Béni soit Allah qui t’en a déli-vré. »

Après quoi, ils m’emmenèrent à leur navireoù leur capitaine me reçut cordialement et medonna des vêtements pour couvrir ma nudité.Et, après m’avoir fait raconter mon aventure, ilme félicita de ma délivrance, et remit à la voile.

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Après plusieurs jours et plusieurs nuits denavigation, nous entrâmes dans la rade d’uneville aux maisons bien bâties et donnant sur lamer.

Comme j’avais pris soin d’emporter avecmoi une quantité prodigieuse de cocos, je nemanquai pas, en arrivant dans diverses îles,de les échanger contre du poivre et de la can-nelle ; et je vendis le poivre et la cannelleailleurs, et avec l’argent que je gagnai, je merendis dans la Mer des Perles, où je pris desplongeurs à mes gages.

Ma chance, dans la pêche des perles, fut ad-mirable. Elle me permit de réaliser en peu detemps une fortune immense. Aussi, je ne vou-lus pas différer davantage mon retour, et aprèsavoir acheté, pour mon usage personnel, dubois d’aloès de la meilleure qualité aux indi-gènes de ce pays idolâtre, je m’embarquai surun navire qui faisait voile pour Bassra, où j’arri-vai heureusement après une excellente naviga-tion. De là, je partis sans retard pour Baghdad,

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et courus à ma rue et à ma maison, où je fus re-çu avec des transports de joie par mes parentset mes amis.

Comme je revenais plus riche que je nel’avais jamais été, je ne manquai pas de ré-pandre l’aisance autour de moi en faisant degrandes largesses à ceux qui étaient dans le be-soin. Et moi-même je vécus dans un repos par-fait, au sein de la joie et des plaisirs.

Mais, vous autres, ô mes amis, dînez ce soirchez moi, et demain ne manquez pas de reve-nir écouter le récit de mon sixième voyage ;car celui-là est vraiment étonnant, et vous feraoublier les aventures que vous venez d’en-tendre, quelque extraordinaires qu’elles aientété ! »

Puis Sindbad le Marin, ayant terminé cettehistoire, fit donner, selon son habitude, centpièces d’or au portefaix émerveillé qui se re-tira, après le dîner, avec les autres convives.Et le lendemain, devant la même assistance,

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après un festin aussi somptueux que la veille,Sindbad le Marin parla en ces termes :

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L’HISTOIRE SIXIÈME D’ENTRE LESHISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN

ET C’EST LE SIXIÈME VOYAGE

« Sachez, ô vous tous, mes amis, mes com-pagnons et mes chers hôtes, qu’à mon retourdu cinquième voyage j’étais un jour assis de-vant ma porte à prendre le frais, et je me sen-tais vraiment à la limite de l’épanouissement,quand je vis passer dans ma rue des mar-chands qui avaient l’air de revenir de voyage.À cette vue, je me rappelai avec bonheur lesjours de mon arrivée, moi aussi, de voyage, majoie de retrouver mes parents, mes amis et mesanciens compagnons, et ma joie encore plusgrande de revoir mon pays natal ; et ce souve-nir invita mon âme au voyage et au commerce.Aussi je résolus de voyager ; j’achetai de richesmarchandises de prix, propres à supporter la

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mer, je fis charger mes ballots, et je partis de laville de Baghdad pour la ville de Bassra. Là jetrouvai un grand navire rempli de marchandset de notables qui avaient avec eux des mar-chandises somptueuses. Je fis embarquer mesballots avec les leurs à bord de ce navire, etnous quittâmes en paix la ville de Bassra.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent neu-vième nuit.

Elle dit :

Nous ne cessâmes de naviguer de place enplace et de ville en ville, en vendant, en ache-tant et en nous réjouissant la vue au spectacledes pays des hommes, favorisés tout le tempspar une heureuse navigation que nous met-

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tions à profit pour jouir de la vie. Mais voiciqu’un jour d’entre les jours, pendant que nousétions en pleine sécurité, nous entendîmes descris de désespoir. C’était le capitaine lui-mêmequi les poussait. En même temps nous le vîmesjeter son turban à terre, se frapper la figure,s’arracher la barbe et se laisser choir au beaumilieu du navire, en proie à un chagrin inima-ginable.

Alors tous les passagers et les marchandsl’entourèrent et lui demandèrent : « Ô capi-taine, quelle nouvelle y a-t-il donc ? » Le ca-pitaine leur répondit : « Sachez, bonnes gensici assemblés, que nous nous sommes égarésavec notre navire, et nous sommes sortis de lamer où nous étions pour entrer dans une merdont nous ne connaissons guère la route. Sidonc Allah ne nous destine pas quelque chosepour nous sauver de cette mer, nous sommesanéantis, tous tant que nous sommes. Il fautdonc supplier Allah Très-Haut de nous tirer decette affaire-là ! »

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Le capitaine, après cela, se releva et montasur le mât et voulut ranger les voiles ; mais levent soudain souffla avec violence et renver-sa le navire sur l’arrière si brusquement quele gouvernail se cassa, tandis que nous étionstout près d’une haute montagne. Alors le capi-taine descendit du mât et s’écria : « Il n’y a derecours et de force qu’en Allah le Très-Haut leTout-Puissant ! Nul ne peut arrêter le destin !Par Allah ! nous sommes tombés dans une per-dition effroyable, sans aucune chance de salutou de délivrance ! »

À ces paroles, les passagers se mirent tousà pleurer sur eux-mêmes, et à se faire mutuel-lement leurs adieux avant de voir s’acheverleur existence et tomber leur espoir. Et soudainle navire se pencha sur la montagne en ques-tion et se brisa et se dispersa en planches detous côtés. Et tous ceux qui étaient dedansfurent submergés. Et les marchands tombèrentà la mer. Les uns furent noyés et les autresse cramponnèrent à la montagne en question

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et purent se sauver. Moi, je fus du nombre deceux qui purent s’accrocher à la montagne.

Cette montagne était située dans une îletrès grande dont les côtes étaient couvertes dedébris de navires naufragés, et de toutes sortesd’épaves. À l’endroit où nous prîmes pied, nousvîmes autour de nous une quantité prodigieusede ballots rejetés par la mer, des marchandiseset de riches objets de toutes sortes. Et moije me mis à marcher au milieu de ces choseséparses et, au bout de quelques pas, j’arrivaià une petite rivière d’eau douce qui, contraire-ment à toutes les autres rivières qui viennentse jeter à la mer, sortait de la montagne ets’éloignait de la mer pour s’enfoncer plus loindans une grotte située au bas de cette mêmemontagne, et y disparaître.

Mais ce n’est point tout. Je remarquai queles bords de cette rivière étaient semés depierres de rubis, de gemmes de toutes les cou-leurs, de pierreries de toutes les formes et demétaux précieux. Et toutes ces pierres pré-

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cieuses étaient aussi nombreuses que lescailloux dans le lit d’un fleuve. Aussi tout leterrain environnant brillait-il de ces reflets etde ces feux, tellement que les yeux n’en pou-vaient supporter l’éclat.

Je remarquai également que cette île conte-nait la meilleure qualité du bois d’aloès chinoiset d’aloès comari.

Il y avait aussi, dans cette île, une sourced’ambre liquide, de la couleur du bitume, quicoulait comme de la cire fondue sur le rivage,sous l’action du soleil. Et les gros poissons sor-taient de la mer et venaient l’avaler ; ils lechauffaient dans leur ventre, et le vomissaientau bout d’un certain temps à la surface del’eau ; alors il devenait dur et changeait de na-ture et de couleur ; et les vagues le rappor-taient sur le rivage qui en était embaumé.Quant à l’ambre que les poissons n’avalaientpas, il fondait sous l’action des rayons du soleilet répandait par toute l’île une odeur semblableau parfum du musc.

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Je dois également vous dire que toutes cesrichesses ne pouvaient servir à personne,puisque nul n’avait pu aborder à cette île eten sortir vivant ou mort. En effet, tout navirequi s’en approchait était brisé contre la mon-tagne ; et nul ne pouvait faire l’ascension decette montagne, tant elle était impraticable.

Aussi les passagers qui avaient pu se sauverdu naufrage de notre navire, et moi-même,nous fûmes bien perplexes, et nous demeu-râmes sur le rivage, hébétés de tout ce quenous avions sous les yeux en richesses, et dusort misérable qui nous attendait au milieu deces somptuosités.

Nous demeurâmes donc pendant un certaintemps sur le rivage, sans savoir quel partiprendre ; puis, comme nous avions trouvéquelques provisions, nous les partageâmesentre nous en toute équité. Or, mes compa-gnons, qui n’étaient point habitués aux aven-tures, mangèrent leur part en une seule foisou en deux fois ; aussi ils ne tardèrent pas,

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au bout d’un certain temps, variable suivantl’endurance de chacun, à succomber l’un aprèsl’autre, faute de nourriture. Mais moi je sus mé-nager avec prudence mes provisions, et je n’enmangeai qu’une fois par jour ; d’ailleurs, j’avaistrouvé, à moi seul, d’autres provisions dont jeme gardai bien de parler à mes compagnons.

Ceux d’entre nous qui moururent les pre-miers furent enterrés par les autres, aprèsqu’on les eut lavés et mis dans un linceulconfectionné avec les étoffes ramassées sur lerivage. Aux privations vint d’ailleurs s’ajouterune épidémie de mal de ventre, occasionnéepar le climat humide de la mer. Aussi mes com-pagnons ne tardèrent pas à mourir jusqu’audernier ; et c’est moi-même qui creusai de mamain la fosse du dernier.

À ce moment, il ne me restait plus que trèspeu de provisions, malgré mon économie etma prudence ; et, comme je voyais approcherle moment de ma mort, je me mis à pleurersur moi-même en pensant : « Pourquoi n’ai-je

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pas succombé avant mes compagnons quim’eussent rendu les derniers devoirs en me la-vant et m’ensevelissant ! Il n’y a de recours etde force qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et là-dessus je me mis à me mordre les mains dedésespoir.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centdixième nuit.

Elle dit :

Je me décidai alors à me lever, et me misà creuser une fosse profonde, en me disant :« Lorsque je sentirai arriver mon dernier mo-ment, je me traînerai jusque-là et me mettraidans cette fosse où je mourrai. Le vent se char-gera d’accumuler peu à peu le sable sur ma tête

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et de combler la fosse. » Et moi, tout en fai-sant ce travail, je me reprochais mon manqued’intelligence et mon départ de mon pays, mal-gré tout ce que j’avais enduré dans mes pré-cédents voyages et ce que j’avais éprouvé pre-mièrement, secondement, troisièmement, qua-trièmement et cinquièmement, et chaqueépreuve pire que la précédente. Et je me di-sais : « Que de fois tu t’es repenti pour recom-mencer ! Qu’avais-tu besoin de voyager en-core ? N’avais-tu pas à Baghdad des richessessuffisantes et de quoi dépenser sans compter etsans craindre de jamais épuiser ton fonds quisuffirait à deux existences comme la tienne ? »

À ces pensées succéda bientôt une autre ré-flexion suscitée par la vue de la rivière. Je medis en effet : « Par Allah ! cette rivière doit cer-tainement avoir un commencement et une fin.J’en vois bien d’ici le commencement, mais lafin en est invisible. Pourtant cette rivière quis’enfonce ainsi sous la montagne doit, à n’enpas douter, sortir de l’autre côté par quelque

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endroit. Aussi je pense que la seule idée vrai-ment pratique pour m’échapper d’ici, c’est deme construire une embarcation quelconque, deme mettre dedans, et de me laisser aller aucourant de l’eau qui me fera entrer dans lagrotte. Si c’est ma destinée, je trouverai bienpar là le moyen de me sauver ; sinon je mour-rai là-dedans, et ce sera moins affreux que demourir de faim sur cette plage ! »

Je me levai donc, un peu ragaillardi parcette idée, et me mis aussitôt à exécuter monprojet. Je rassemblai de grands fagots de boisd’aloès comari et chinois, et les liai entre euxsolidement avec des cordes ; je posai dessusde grandes planches de bois ramassées sur lerivage et provenant des navires naufragés, etréunis le tout ainsi sous forme d’un radeauaussi large que la rivière, ou plutôt un petitpeu moins large, mais pas de beaucoup. Quandce travail fut achevé, je chargeai le radeau dequelques gros sacs remplis de rubis, de perleset de toutes sortes de pierreries, en choisissant

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les plus grosses, celles qui étaient comme descailloux ; et je pris aussi quelques ballotsd’ambre gris, que je choisis tout à fait bon etdébarrassé de ses impuretés ; et je ne manquaipas d’emporter aussi ce qui me restait de pro-visions. Je mis alors le tout bien en équilibresur le radeau que j’avais pris soin de munir dedeux planches en guise de rames, et je finis parm’embarquer dessus en me confiant à la vo-lonté d’Allah et en me rappelant ces vers dupoète :

Ami, déserte les lieux où règne l’oppression, etlaisse la demeure résonner de cris de deuil sur ceuxqui l’ont bâtie.

Tu trouveras d’autre terre que ta terre, maiston âme est une et tu ne la retrouveras pas.

Et ne t’afflige point devant les accidents desnuits, car les malheurs, même les plus grands,voient arriver leur terme.

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Et sache bien que celui dont le trépas a étéd’avance fixé sur une terre, ne pourra mourir surune autre terre que celle-là.

Et dans ton malheur n’envoie point de messageà quelque conseiller, nul ne te sera meilleurconseiller que ton âme.

Le radeau fut donc entraîné par le courantsous la voûte de la grotte, où il commença à sefrotter fort rudement contre les parois, et matête aussi reçut divers chocs contre la voûte,alors que moi, épouvanté de l’obscurité com-plète où je me trouvais soudain, je voulais déjàrevenir sur la plage. Mais je ne pouvais plus re-culer ; le courant très fort m’entraînait de plusen plus à l’intérieur, et le lit de la rivière tan-tôt s’élargissait et tantôt se rétrécissait, tandisque les ténèbres de plus en plus autour de mois’épaississaient, et me fatiguaient par-dessustoutes choses. Alors moi, lâchant les rames quine m’avaient d’ailleurs pas servi à grand’chose,je me jetai à plat ventre sur le radeau pour ne

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pas me briser le crâne contre la voûte, et, je nesais comment, je fus insensibilisé dans un pro-fond sommeil.

Mon sommeil dura certainement une annéeou plus, si j’en dois juger par le chagrin quil’avait sans doute occasionné. En tout cas, enme réveillant, je me trouvai en pleine lumière.J’ouvris mieux les yeux et me vis étendu surl’herbe, dans une vaste campagne ; et mon ra-deau était attaché au bord d’une rivière ; ettout autour de moi il y avait des Indiens et desAbyssins.

Lorsque ces hommes me virent me ré-veiller, ils se mirent à me parler ; mais je necompris rien à leur langage et ne pus leur ré-pondre. Je commençais même à croire quetout cela n’était qu’un rêve, quand je vis s’avan-cer vers moi un homme qui me dit en languearabe : « La paix sur toi, ô notre frère ! Qui es-tu, d’où viens-tu, et quel motif t’a fait venir ence pays ? Quant à nous, nous sommes des la-boureurs qui venons ici arroser nos plantations

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et nos champs. Nous avons aperçu le radeausur lequel tu étais endormi, et nous l’avons ar-rêté et attaché sur la rive ; puis nous avons at-tendu que tu te fusses réveillé seul, tout dou-cement, pour ne pas t’effrayer. Raconte-nousdonc par quelle aventure tu te trouves en celieu ! » Moi je répondis : « Par Allah sur toi, ômon maître, donne-moi d’abord à manger, carje suis affamé ; et ensuite interroge-moi tantqu’il te plaira. »

À ces paroles, l’homme se hâta de courir etde m’apporter de la nourriture ; et moi je man-geai jusqu’à ce que je me fusse rassasié et apai-sé et ragaillardi. Je sentis alors mon âme reve-nir, et je remerciai Allah en l’occurrence, et jeme félicitai fort d’avoir échappé à cette rivièresouterraine. Après quoi, je racontai à ceux quim’entouraient tout ce qui m’était arrivé, depuisle commencement jusqu’à la fin.

Lorsqu’ils eurent entendu mon récit, ilsfurent merveilleusement étonnés et se mirentà se parler entre eux. Et celui qui parlait arabe

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m’expliquait ce qu’ils se disaient, comme il leuravait d’ailleurs fait comprendre mes paroles.Ils voulaient, tant ils étaient dans l’admiration,me conduire auprès de leur roi pour qu’il en-tendît mes aventures. Moi je consentis immé-diatement ; et ils m’emmenèrent. Et ils ne man-quèrent pas de transporter également le ra-deau tel quel, avec ses ballots d’ambre et sesgros sacs remplis de pierreries.

Le roi, auquel ils racontèrent qui j’étais, mereçut avec beaucoup de cordialité ; et, aprèsles salams réciproques, il me demanda de luifaire moi-même le récit de mes aventures. Aus-sitôt j’obéis et lui narrai tout ce qui m’était ar-rivé, sans omettre un détail. Mais il n’y a pointutilité à le répéter.

À mon récit, le roi de cette île, qui était l’îlede Serendib, fut à la limite de l’étonnement,et me félicita beaucoup d’avoir eu la vie sauvemalgré tous les dangers courus. Et moi je vou-lus lui montrer que les voyages m’avaient toutde même servi à quelque chose, et je me hâtai

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d’ouvrir en sa présence mes sacs et mes bal-lots.

Alors le roi, qui était grand connaisseur enpierreries, admira fort ma collection ; et moi,par égard pour lui, je choisis un échantillon fortbeau de chaque espèce de pierres, et aussi plu-sieurs grosses perles et des morceaux entiersd’or et d’argent, et les lui offris en cadeau. Ilvoulut bien les accepter, et, en retour, me com-bla de prévenances et d’honneurs, et me priade loger dans son propre palais. C’est ce queje fis. Aussi je devins dès ce jour l’ami du roiet des principaux personnages de l’île. Et tousm’interrogeaient sur mon pays, et je leur ré-pondais ; et à mon tour je les interrogeais surleur pays, et ils me répondaient. J’appris de lasorte que l’île de Serendib avait quatre-vingtsparasanges de longueur et quatre-vingts de lar-geur ; qu’elle avait une montagne, qui était laplus haute de toute la terre, sur le sommet delaquelle notre père Adam avait habité durantun certain temps ; qu’elle contenait beaucoup

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de perles et pierres précieuses, moins belles, ilest vrai, que celles de mes ballots, et beaucoupde cocotiers.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent on-zième nuit.

Elle dit :

Un jour, le roi de Serendib m’interrogea lui-même sur les affaires publiques à Baghdad etsur la façon de gouverner du khalifat HarounAl-Rachid. Et moi je lui racontai combien lekhalifat était équitable et plein de magnanimi-té, et je m’étendis longuement sur ses mériteset ses belles qualités. Et le roi de Serendib futémerveillé et me dit : « Par Allah ! je vois quele khalifat connaît véritablement la sagesse et

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l’art de gouverner son empire. Et toi tu viens deme le faire prendre en grande affection. Aus-si je désirerais fort lui préparer quelque cadeaudigne de lui et le lui envoyer avec toi ! » Moi jerépondis aussitôt : « J’écoute et j’obéis, ô notremaître. Certes ! je remettrai fidèlement ton ca-deau au khalifat qui en sera à la limite de l’en-chantement. Et en même temps je lui dirai quelexcellent ami tu es pour lui, et qu’il peut comp-ter sur ton alliance ! »

À ces paroles, le roi de Serendib donnaquelques ordres à ses chambellans qui se hâ-tèrent d’obéir. Et voici en quoi consistait le ca-deau qu’ils me remirent pour le khalifat Ha-roun Al-Rachid. Il y avait là, premièrement, ungrand vase taillé dans un seul rubis, de couleuradmirable, et haut d’un demi-pied et épais d’undoigt. Ce vase, qui avait la forme d’une coupe,était entièrement rempli de perles rondes etblanches, de la grosseur d’une noisette cha-cune. Deuxièmement, il y avait un tapis forméd’une énorme peau de serpent, avec des

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écailles grandes comme un dinar d’or, qui avaitla vertu de guérir de toutes les maladies ceuxqui couchaient dessus. Troisièmement, il yavait deux cents grains du camphre le plus ex-quis, chaque grain de la grosseur d’une pis-tache. Quatrièmement, il y avait deux dentsd’éléphant, longues chacune de douze cou-dées, et larges, par la base, de deux coudées.En plus, il y avait, couverte de ses pierreries,une jeune fille de Serendib, de peau ambrée.

En même temps, le roi me remit une lettrepour l’émir des Croyants, en me disant : « Tum’excuseras auprès du khalifat du peu que jelui envoie en cadeau. Et tu lui diras que jel’aime beaucoup. » Et moi je répondis :« J’écoute et j’obéis ! » et je lui baisai la main.Alors il me dit : « Toutefois, Sindbad, si tu pré-fères rester dans mon royaume, tu seras surnotre tête et dans nos yeux ; et, dans ce cas,j’enverrai quelqu’un à ta place auprès du kha-lifat, à Baghdad. » Alors moi je m’écriai : « ParAllah ! ô roi du siècle, ta générosité est une

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grande générosité, et tu m’as comblé de tesbienfaits ; mais il y a justement un navire enpartance pour Bassra, et je désirerais fort m’yembarquer pour aller voir mes parents, mesenfants et mon pays. »

À ces paroles, le roi ne voulut pas me pres-ser davantage de rester, et fit immédiatementmander le capitaine du navire en question, ain-si que les marchands qui partaient avec moi,et leur fit mille recommandations à mon sujet,leur ordonnant de me traiter avec toutes sortesd’égards. Il paya lui-même le prix de mon pas-sage, et me fit cadeau de beaucoup de chosesprécieuses que je conserve encore, car je n’aipu me résoudre à les vendre, en souvenir decet excellent roi de Serendib.

Après les adieux au roi et à tous les amisque je m’étais faits durant mon séjour danscette île charmante, je m’embarquai sur le na-vire, qui mit aussitôt à la voile. Nous partîmesavec un bon vent, en nous confiant la miséri-corde d’Allah, et nous naviguâmes d’île en île

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et de mer en mer, jusqu’à ce que nous fussionsarrivés, par la grâce d’Allah, en toute sécuri-té à Bassra, d’où je me rendis en hâte à Bagh-dad, avec mes richesses et le présent destinéau khalifat.

Aussi, avant toute chose, je me rendis aupalais de l’émir des Croyants, et je fus introduitdans la salle de réception. J’embrassai la terreentre les mains du khalifat, je lui remis la lettreet les présents et lui racontai mon aventuredans tous ses détails.

Lorsque le khalifat eut fini de lire la lettredu roi de Serendib et qu’il eut examiné les pré-sents, il me demanda si ce roi était aussi richeet aussi puissant que l’indiquaient sa lettre etses présents. Moi je répondis : « Ô émir desCroyants, je puis témoigner que le roi de Se-rendib n’exagère pas. De plus, à sa puissanceet à sa richesse il joint un grand sentiment dejustice, et gouverne son peuple avec sagesse. Ilest le seul kâdi de son royaume, où d’ailleursles gens sont si paisibles qu’ils n’ont jamais

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entre eux de contestations. En vérité, ce roi estdigne de ton amitié, ô émir des Croyants. »

Le khalifat fut satisfait de mes paroles et medit : « La lettre que je viens de lire et ton dis-cours me prouvent que le roi de Serendib estun homme excellent qui n’ignore point les pré-ceptes de la sagesse et du savoir-vivre. Heu-reux le peuple qu’il gouverne ! » Puis le khalifatme fit présent d’une robe d’honneur et deriches cadeaux, et me combla d’égards et deprérogatives, et voulut que mon histoire fûtécrite par les scribes les plus habiles pour êtreconservée dans les archives du règne.

Alors moi, je me retirai, et courus à ma rueet à ma maison, où je vécus au sein des ri-chesses et des honneurs, au milieu de mes pa-rents et de mes amis, oubliant mes tribulationspassées et ne songeant qu’à tirer de l’existencetous les biens qu’elle pouvait me procurer.

Et telle est mon histoire durant ce sixièmevoyage. Mais demain, ô mes hôtes, si Allah

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veut, je vous raconterai l’histoire de mon sep-tième voyage, qui est plus merveilleux et plusétonnant que les six autres réunis. »

Et Sindbad le Marin fit tendre la nappe dufestin et servir à dîner à ses hôtes, y comprisSindbad le Portefaix, à qui il fit donner, avantson départ, cent pièces d’or comme les autresjours. Et le portefaix se retira chez lui, s’émer-veillant de tout ce qu’il venait d’entendre. Puis,le lendemain, il fit sa prière du matin et revintau palais de Sindbad le Marin.

Lorsque tous les invités furent au completet qu’ils eurent mangé et bu et causé entre eux,et ri et entendu les chants et les jeux des ins-truments, ils se rangèrent en cercle, graves etmuets. Et Sindbad le Marin ainsi parla.

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L’HISTOIRE SEPTIÈME D’ENTRELES HISTOIRES DE SINDBAD LE

MARIN ET C’EST LE SEPTIÈME ETDERNIER VOYAGE

« Sachez, ô mes amis, qu’à mon retour dusixième voyage, je laissai résolument de côtétoute idée d’en faire d’autres désormais ; carnon seulement mon âge ne me permettait plusles expéditions lointaines, mais vraiment jen’avais plus guère le désir de tenter de nou-velles aventures après tous les dangers couruset les maux éprouvés. D’ailleurs, j’étais devenul’homme le plus riche de Baghdad, et le khalifatme faisait souvent appeler auprès de lui pourentendre de ma bouche le récit des choses ex-traordinaires que j’avais vues durant mesvoyages.

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Un jour que le khalifat m’avait fait venir, se-lon son habitude, je me disposais à lui raconterune ou deux ou trois de mes aventures, quandil me dit : « Sindbad, il faut aller auprès du roide Serendib lui porter ma réponse et les ca-deaux que je lui destine. Nul ne connaît commetoi la route qui conduit à ce royaume dont leroi sera certainement fort content de te revoir !Prépare-toi donc à partir aujourd’hui même ;car il ne serait pas bienséant pour nous d’êtreredevable au roi de cette île, ni digne de nousde différer davantage notre réponse et notreenvoi ! »

À ces paroles du khalifat, le monde noircitdevant mon visage, et je fus à la limite de laperplexité et de la surprise. Pourtant je parvinsà maîtriser mes sentiments, pour ne point dé-plaire au khalifat ; et, bien que j’eusse fait vœude ne jamais plus sortir de Baghdad, j’embras-sai la terre entre les mains du khalifat et ré-pondis par l’ouïe et l’obéissance. Alors il mefit donner dix mille dinars d’or pour mes frais

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de voyage, et me remit une lettre écrite de samain et les cadeaux destinés au roi de Seren-dib.

Et voici en quoi consistaient ces cadeaux.Il y avait d’abord un magnifique lit complet,de velours cramoisi, qui pouvait bien valoirune somme énorme de dinars d’or ; il y avaitun autre lit d’une autre couleur, et encore und’une autre couleur. Il y avait cent robes enétoffe fine et brodée de Koufa et d’Alexandrie,et cinquante de Baghdad. Il y avait un vase,en cornaline blanche, qui datait des temps an-ciens, et sur le fond duquel était figuré un guer-rier armé de son arc tendu contre un lion. Ily avait encore bien d’autres choses qu’il seraitinterminable d’énumérer, et, de plus, une pairede chevaux de la plus belle race d’Arabie.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois cent dou-zième nuit.

Elle dit :

Alors moi, je fus bien obligé de partir,contre mon gré cette fois, et je m’embarquai àBassra sur un navire en partance.

Le destin nous favorisa tellement qu’aubout de deux mois, jour pour jour, nous arri-vâmes à Serendib en toute sécurité. Et je mehâtai de porter au roi les présents et la lettre del’émir des Croyants.

Le roi, en me revoyant, se dilata et s’épa-nouit ; et il fut très satisfait de la courtoisie dukhalifat. Il voulut alors me retenir auprès de luipour un long séjour ; mais je ne voulus resterque juste le temps de me reposer. Après quoi,je pris congé de lui, et, comblé d’égards et decadeaux, je me hâtai de me rembarquer pour

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prendre la route de Bassra, comme j’étais ve-nu.

Le vent nous fut d’abord favorable, et lepremier endroit où nous abordâmes fut uneîle nommée l’île de Sîn. Et vraiment jusque-lànous avions été dans un état parfait de conten-tement ; et, pendant toute la traversée, nousparlions entre nous, et nous causions et nousdevisions de choses et d’autres, fort agréable-ment.

Mais un jour, comme nous avions quitté de-puis une semaine l’île en question où les mar-chands avaient fait divers échanges et achats,et comme nous étions étendus tranquilles, se-lon notre habitude, soudain sur nos têtes unorage terrible éclata et une pluie torrentiellenous inonda. Alors nous nous hâtâmes detendre de la toile de chanvre sur nos ballots etnos marchandises pour éviter que l’eau les dé-tériorât, et nous nous mîmes à supplier Allahd’éloigner tout danger de notre route.

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Pendant que nous étions en cet état, le ca-pitaine du navire se leva, se serra la taille avecsa ceinture, retroussa ses manches et releva sarobe, puis grimpa au haut du mât, d’où il semit à regarder longtemps à droite et à gauche.Puis il descendit, bien jaune de teint, nous re-garda avec un air de complet désespoir, se mità se donner en silence de grands coups sur lafigure et à s’arracher la barbe. Alors nous, forteffrayés, nous courûmes vers lui et nous luidemandâmes : « Qu’y a-t-il ? » Il nous répon-dit : « C’est l’abîme ! Pleurez sur vous-mêmeset faites-vous les uns aux autres vos adieux.Sachez, en effet, que le courant nous a fait dé-vier de notre route et nous a jetés aux confinsdes mers du monde. »

Puis, ayant parlé de la sorte, le capitaineouvrit sa caisse et en tira un sac en cotonqu’il dénoua et d’où il retira de la poussièrequi ressemblait à de la cendre. Il mouilla cetteterre avec un peu d’eau, patienta quelques ins-tants, et se mit ensuite à renifler le mélange.

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Après quoi, il prit dans la caisse un petit livre,y lut quelques pages en marmottant, et finitpar nous dire : « Sachez, ô passagers, que celivre vient de me confirmer dans mes suppo-sitions. La terre que vous voyez se dessinerdevant vous, dans le loin, est la terre connuesous le nom de Climat des Rois. C’est là que setrouve le tombeau de notre seigneur Soleïmânben-Daoud (sur eux deux la prière et la paix !).De plus, cette mer où nous sommes est habi-tée par des monstres marins qui peuvent ava-ler, en une seule bouchée, les navires les plusgrands avec leur cargaison et leurs passagers.Vous voilà donc avertis. Ouassalam ! »

Lorsque nous entendîmes ces paroles ducapitaine, nous fûmes stupéfaits à l’extrême ;et nous nous demandions ce qui allait se passerd’épouvantable, quand nous nous sentîmessoulevés avec le navire, puis brusquement des-cendus, tandis qu’un cri, aussi terrible que letonnerre, s’élevait de la mer. Nous fûmes siépouvantés que nous fîmes notre dernière

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Page 723: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome troisième)€¦ · remplir scrupuleusement les devoirs prescrits par le rite : fais tes ablutions avec ferveur, et invoque d’un cœur soumis

prière. Et voici que devant nous, sur l’eaubouillonnante, nous aperçûmes s’avancer versle navire un monstre aussi haut qu’une mon-tagne, puis un second monstre encore plusgrand et un troisième qui les suivait, aussigrand que les deux réunis. Ce dernier bonditsoudain sur la mer qui s’écartait en gouffre, ou-vrit une gueule plus énorme qu’un abîme, etavala notre navire aux trois quarts, avec toutce qu’il contenait. Moi, j’eus juste le tempsde reculer vers le haut du navire et de sauterdans la mer, pendant que le monstre achevaitd’engloutir dans son ventre le quatrième quartet disparaissait dans les profondeurs avec sesdeux autres compagnons.

Quant à moi, je réussis à me cramponnerà une des planches qui avait éclaté du naviresous les dents du monstre marin, et je pus,après mille difficultés, aborder à une île quiheureusement était couverte d’arbres fruitierset arrosée par une rivière à l’eau excellente.Mais je remarquai que cette rivière était d’une

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grande rapidité de courant, et tellement qu’ellese faisait entendre par un bruit qui s’étendaitau loin.

Alors moi, je conçus l’idée, en me rappelantla façon dont j’avais échappé à la mort dansl’île aux pierreries, de me construire un radeau,comme le précédent, et de me laisser emporterpar le courant. Je voulais, en effet, malgré laclémence de cette île nouvelle, essayer de re-gagner mon pays. Et je me disais : « Si je par-viens à me sauver, tout sera pour le mieux, etje ferai le vœu de ne jamais faire venir sur malangue le mot voyage, et de ne jamais plus pen-ser à la chose durant le reste de ma vie. Si, aucontraire, je péris dans ma tentative, tout se-ra également pour le mieux ; car j’en aurai dela sorte fini avec les tribulations et les dangers,définitivement. »

Je me levai donc sur l’heure et, après avoirmangé quelques fruits, je ramassai une grandequantité de grosses branches, dont j’ignoraisalors l’espèce, mais que plus tard je sus être du

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bois de sandal, de la qualité la plus estimée.Cela fait, je me mis à la recherche de cordeset de ficelles, et je n’en trouvai point d’abord ;mais je remarquai, sur les arbres, des plantesgrimpantes et flexibles, fort solides, qui pou-vaient faire mon affaire. J’en coupai autantqu’il m’en fallait, et m’en servis pour lier entreelles les grosses branches de sandal. Je confec-tionnai de la sorte un radeau énorme, sur le-quel je plaçai beaucoup de fruits, et je m’y em-barquai moi-même, en formulant : « Si je suissauvé, c’est d’Allah ! »

À peine étais-je sur le radeau et avais-je eule temps de le détacher de la rive, qu’il fut en-traîné avec une rapidité effroyable par le cou-rant, et que j’eus le vertige et tombai évanouisur le tas de fruits que j’y avais placés, exacte-ment comme un poulet ivre.

Quand je repris connaissance, je regardaiautour de moi, et je fus plus que jamais immo-bilisé d’épouvante et assourdi par un bruit detonnerre. La rivière n’était plus qu’un torrent

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d’écume bouillonnante qui, plus rapide que levent et avec des fracas contre les rochers, seprécipitait vers un abîme béant que je sentaisplus que je ne voyais. J’allais indubitablementme fracasser en y tombant qui sait de quellehauteur.

À cette idée terrifiante, je me cramponnaide toutes mes forces aux branches du radeau,et je fermai les yeux pour ne pas me voir enétat d’écrasement et de bouillie, et j’invoquaile nom d’Allah, avant de mourir. Et tout d’uncoup, au lieu de rouler dans l’abîme, je sentis leradeau s’arrêter brusquement sur l’eau, et j’ou-vris les yeux une minute pour juger du point oùj’en étais de ma mort, et ce fut pour me voirnon point fracassé contre les rochers, mais sai-si, avec mon radeau, dans un immense filet quedes gens avaient lancé sur moi du rivage. Je fuspris de la sorte et traîné vers la terre, et là je fusretiré, mort à moitié et vivant à moitié, d’entreles mailles du filet, tandis qu’on ramenait monradeau sur la rive.

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Comme j’étais là étendu, inerte et grelot-tant, vers moi s’avança un vénérable cheikh àbarbe blanche qui commença par me souhaiterla bienvenue. Puis il me couvrit de vêtementschauds qui me firent le plus grand bien.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent trei-zième nuit.

Elle dit :

Une fois ranimé par les frictions et le mas-sage qu’eut la bonté de me faire le vieillard, jepus me lever sur mon séant, sans toutefois re-couvrer encore l’usage de la parole. Alors levieillard me soutint par le bras et me conduisitdoucement au hammam où il me fit donner unbain excellent qui acheva de me restituer mon

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âme, puis il me fit humer des parfums exquiset m’en répandit sur tout le corps, puis il m’em-mena chez lui.

Lorsque je fus introduit dans la maison dece vieillard, toute sa famille se réjouit fort demon arrivée et me reçut avec beaucoup decordialité et de démonstrations d’amitié. Levieillard lui-même me fit m’asseoir au milieudu divan de la salle de réception et me fit man-ger des choses de premier ordre et boire d’uneeau agréablement parfumée aux fleurs. Aprèsquoi, on brûla autour de moi de l’encens, et lesesclaves m’apportèrent l’eau chaude et parfu-mée et me présentèrent des serviettes ourléesde soie. Après quoi, le vieillard me conduisitdans une chambre fort bien meublée, et se re-tira avec beaucoup de discrétion. Mais il lais-sa à mes ordres divers esclaves qui, de temps àautre, venaient voir si je n’avais pas besoin deleurs services.

Pendant trois jours je fus traité de la sorte,sans que personne m’eût interrogé ou posé une

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question quelconque. Et on ne me laissait man-quer de rien, me soignant avec beaucoupd’obligeance, jusqu’à ce qu’enfin j’eusse sentimes forces complètement revenues et monâme et mon cœur rafraîchis. Alors, commec’était le matin du quatrième jour, le vieillardvint s’asseoir à côté de moi et, après les sa-lams, me dit : « Ô notre hôte, que ta présencenous a remplis d’aise et de plaisir ! Qu’Allahsoit béni qui nous a mis sur ta route pour tesauver de l’abîme ! Qui es-tu et d’où viens-tu ? » Alors moi, je remerciai beaucoup levieillard pour le service énorme qu’il m’avaitrendu en me sauvant la vie et ensuite en mefaisant manger excellemment et boire excel-lemment et parfumer excellemment, et je luidis : « Je m’appelle Sindbad le Marin ! On menomme ainsi à cause de mes grands voyagessur mer et des choses extraordinaires qui, sielles étaient écrites avec les aiguilles sur lecoin de l’œil, serviraient de leçon aux lecteursattentifs. » Et je racontai au vieillard mon his-

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toire depuis le commencement jusqu’à la fin,sans omettre un détail.

Alors le vieillard fut prodigieusement éton-né et resta une heure de temps sans pouvoirparler, tant il était ému par ce qu’il venait d’en-tendre. Ensuite il releva la tête, me réitéra l’ex-pression de sa joie de m’avoir secouru, et medit : « Maintenant, ô mon hôte, si tu voulaisécouter mon conseil, tu vendrais tes marchan-dises qui valent certainement beaucoup d’ar-gent, à cause de leur rareté et de leur qualité ! »

À ces paroles du vieillard, je fus à la limitede l’étonnement, et, ne sachant ni ce qu’il vou-lait dire, ni de quelles marchandises il parlait,puisque j’étais dénué de tout, je me tus d’abordpendant quelques instants ; puis, comme je nevoulais pas tout de même laisser échapper uneoccasion si extraordinaire qui se présentait for-tuitement, je répondis : « Cela se peut bien ! »Alors le vieillard me dit : « N’aie aucune préoc-cupation, mon enfant, au sujet de ta marchan-dise. Tu n’as seulement qu’à te lever et m’ac-

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compagner au souk. Et je me charge de toutle reste. Si elle rapporte à la criée un prix quivraiment puisse nous convenir, nous l’accepte-rons ; sans quoi, je te rendrai le service de gar-der la marchandise dans mes magasins jusqu’àla hausse du cours ; et alors nous pourrons entirer le prix le plus avantageux. »

Alors moi, je fus intérieurement de plus enplus perplexe ; mais je n’en fis rien paraître,car je me disais : « Patiente encore, Sindbad, ettu verras bien de quoi il s’agit ! » Et je dis auvieillard : « Ô mon oncle vénérable, j’écoute etj’obéis. Tout ce que tu jugeras bon de faire seraplein de bénédiction. Pour ma part, après toutce que tu as fait pour mon bien, je ne sauraisque me conformer à ta volonté ! » Et je me le-vai sur l’heure et l’accompagnai au souk.

Lorsque nous arrivâmes au milieu du soukoù se faisait la criée publique, quel ne fut pasmon étonnement de voir mon radeau trans-porté là et entouré par une foule de courtierset de marchands qui le regardaient avec res-

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pect et haussements de tête. Et de tous les cô-tés j’entendais les exclamations d’admiration :« Ya Allah ! quelle merveilleuse qualité de san-dal ! Nulle part dans le monde il n’y a une qua-lité pareille ! » Alors moi, je compris que c’étaitlà la marchandise en question, et je jugeai im-portant pour la vente de prendre un air digneet résigné.

Mais voici que tout de suite le vieillard,mon protecteur, s’approchant du chef descourtiers, lui dit : « Ouvre la criée ! » Et la criéefut ouverte, comme première mise à prix sur leradeau, à mille dinars ! Et le chef courtier cria :« À mille dinars, le radeau de sandal, ô ache-teurs ! » Alors le vieillard s’écria : « Je suis pre-neur à deux mille ! » Mais un autre cria : « Àtrois mille ! » Et les marchands continuèrent àhausser la mise à prix jusqu’à dix mille dinars.Alors le chef courtier regarda de mon côté etme demanda : « C’est dix mille ! on n’augmenteplus. » Mais moi je dis : « Je ne vends pas à ceprix-là ! »

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Alors mon protecteur s’approcha de moi etme dit : « Mon enfant, le souk, ces temps-ci,n’est pas très prospère, et la marchandise a unpeu perdu de sa valeur. Il vaut donc mieux ac-cepter le prix offert. Mais moi, si tu veux, jevais encore hausser à mon compte, et j’aug-mente de cent dinars ! Veux-tu donc me laisserle tout à dix mille dinars et cent dinars ? » Jerépondis : « Par Allah ! mon bon oncle, pour toiseulement je ferai la chose, afin de reconnaîtretes bienfaits ! Je consens à te laisser le boispour la somme ! » À ces paroles, le vieillard or-donna à ses esclaves de transporter tout le san-dal dans les magasins de réserve, et m’emme-na à sa maison, où il me compta sur l’heure lesdix mille dinars et cent dinars, et les renfermadans une caisse solide dont il me remit la clef,en me remerciant encore de ce que j’avais faitpour lui.

Ensuite, il fit tendre la nappe, et nous man-geâmes et nous bûmes et nous devisâmes gaie-ment. Après quoi, nous nous lavâmes les mains

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et la bouche ; puis il me dit : « Mon enfant,je veux te faire une demande que je souhaitebeaucoup te voir accepter ! » Je répondis :« Mon oncle, tout me sera aisé à t’accorder ! »Il me dit : « Tu vois, mon fils, que je suis deve-nu un homme très avancé en âge, et que je n’aipoint d’enfant mâle qui puisse hériter un jourde mes biens. Mais je dois te dire que j’ai unefille, toute jeune encore, pleine de charme etde joliesse, qui sera fort riche à ma mort. Aus-si je souhaite te la donner en mariage, à condi-tion que tu consentes à habiter notre pays et àvivre notre vie. Tu seras ainsi le maître de toutce que je possède et de tout ce que ma maindirige. Et tu me remplaceras dans mon autoritéet dans la possession de mes biens ! »

Lorsque j’eus entendu ces paroles duvieillard, je baissai la tête en silence, et restaide la sorte sans dire une parole. Il reprit alors :« Crois-moi, ô mon fils, accorde-moi ce que jete demande ! Cela te portera la bénédiction !J’ajouterai, pour tranquilliser ton âme,

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qu’après ma mort tu pourras retourner danston pays en emmenant ton épouse, ma fille.Je ne te demande que de rester ici le tempsqui m’est encore échu sur la terre. » Alors moi,je répondis : « Par Allah, mon oncle le cheikh,tu es comme mon père et, devant toi, je nepuis avoir d’opinion ni prendre de résolutionsautres que celles qui te conviennent ; car moi,chaque fois que j’ai voulu dans ma vie exécuterun projet, je n’ai eu que des malheurs et des dé-ceptions. Je suis donc prêt à me conformer à tavolonté ! »

Aussitôt le vieillard, extrêmement réjoui dema réponse, ordonna à ses esclaves d’allerquérir le kâdi et les témoins, qui ne tardèrentpas à arriver…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois cent qua-torzième nuit.

Elle dit :

… qui ne tardèrent pas à arriver. Et levieillard me maria avec sa fille, et nous donnaun festin considérable et nous fit une nocesplendide. Après quoi il me conduisit chez safille que je n’avais pas encore vue. Je la trouvaià la perfection de la beauté et de la gentillesse,de la finesse de taille et des proportions. Deplus, elle était parée de somptuosités, et cequ’elle portait sur elle valait des milliers dedinars d’or, et même personne n’en aurait pufaire exactement l’estimation.

Aussi, lorsque je fus auprès d’elle, elle meplut. Nous devînmes amoureux l’un de l’autre.Et nous restâmes ensemble longtemps, à la li-mite de la câlinerie et du bonheur.

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Quelque temps après, le vieillard, père demon épouse, trépassa dans la paix et la misé-ricorde du Très-Haut. Nous lui fîmes de bellesfunérailles et nous l’enterrâmes. Et moi, je misla main sur tout ce qu’il possédait, et tous sesesclaves et ses serviteurs devinrent mes es-claves et mes serviteurs, sous ma seule au-torité. De plus, les marchands de la ville menommèrent leur chef, à sa place, et je fus àmême alors d’étudier les mœurs des habitantsde cette ville et leur manière de vivre.

Or, je remarquai un jour, à ma stupéfaction,que les gens de cette ville éprouvaient chaqueannée une mue, à l’époque du printemps : ilsmuaient du jour au lendemain en changeantde forme et d’aspect ; des ailes leur poussaientaux épaules, et ils devenaient des volatiles. Ilspouvaient alors s’envoler jusqu’au plus haut dela voûte aérienne ; et ils profitaient de leur étatnouveau pour s’envoler tous de la ville, n’y lais-sant que les femmes et les enfants qui, eux,n’avaient pas le pouvoir des ailes.

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Cette découverte m’étonna les premierstemps, mais je finis par m’habituer à ces chan-gements périodiques. Seulement, un jour vintoù je commençai à avoir honte d’être le seulhomme sans ailes, et d’être obligé de garder àmoi seul la ville avec les femmes et les enfants.J’eus beau alors m’informer auprès des habi-tants du moyen à employer pour que des ailesme poussassent aux épaules, nul ne put ni nevoulut me répondre à ce sujet. Et moi, je fusbien mortifié de n’être que Sindbad le Marin,sans pouvoir ajouter à mon surnom la qualitéd’aérien.

Un jour, comme je désespérais de pouvoirarriver jamais à leur faire avouer ce secret de lacroissance des ailes, j’avisai l’un d’eux, auquelj’avais rendu maints services, et, le prenant parle bras, je lui dis : « Par Allah sur toi, au moinsrends-moi une fois, en raison de ce que j’ai faitpour toi, le service de me laisser me suspendreà toi, et de m’envoler avec toi dans ta course àtravers les airs. C’est là un voyage qui me tente

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beaucoup, et que je veux ajouter au nombrede ceux que j’ai faits sur mer ! » L’homme nevoulut pas d’abord m’écouter ; mais à force deprières je finis par le décider à consentir. Je fustellement enchanté de la chose que je ne prismême pas le temps d’avertir mon épouse et lesgens de ma maison ; je me suspendis à lui enle prenant par la taille, et il m’emporta dans lesairs en s’envolant, les ailes largement éployées.

Notre course à travers les airs fut d’abordascendante en droite ligne, pendant un tempsconsidérable. Aussi nous finîmes par arriver sihaut dans la voûte céleste que je fus à mêmed’entendre distinctement les mélodies sous lacoupole des cieux.

En entendant ces chants merveilleux, je fusà la limite de l’émotion religieuse, et jem’écriai, moi aussi : « Louange à Allah au pro-fond des cieux ! Béni soit-il et glorifié partoutes les créatures ! »

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À peine avais-je prononcé ces paroles, quemon porteur ailé lança un jurement effroyableet, brusquement, dans un coup de tonnerreprécédé d’un éclair terrible, descendit avecune rapidité telle que l’air me manqua et queje faillis lâcher prise au risque de tomber dansl’abîme insondable. Et, en un clin d’œil, nousarrivâmes sur le sommet d’une montagne oùmon porteur, me jetant un regard affreux,m’abandonna et disparut en reprenant son voldans l’invisible.

Alors moi, resté seul sur cette montagne dé-serte, je ne sus plus que devenir ni de quel cô-té me diriger pour retourner auprès de monépouse, et je m’écriai, à la limite la perplexité :« Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allahle Très-Haut l’Omnipotent ! Chaque fois que jefinis avec une calamité, je recommence avecune autre encore pire ! Au fond, je mérite bientout ce qui m’arrive là ! »

Je m’assis alors sur un rocher pour réfléchirau moyen de remédier au présent, quand sou-

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dain je vis s’avancer vers moi deux jeunes gar-çons d’une beauté merveilleuse, qui ressem-blaient à deux lunes. Chacun d’eux tenait à lamain une canne en or rouge, sur laquelle ils’appuyait nonchalamment. Alors moi, je melevai vivement, j’allai à leur rencontre et leursouhaitai la paix. Ils me rendirent gentimentmon souhait ce qui m’encouragea à leur adres-ser la parole, et je leur dis : « Par Allah sur vousdeux, ô merveilleux jeunes garçons, dites-moiqui vous êtes et ce que vous faites. » Ils merépondirent : « Nous sommes des adorateursdu vrai Dieu ! » Puis l’un deux, sans ajouterune parole de plus, me fit de la main un signedans une direction, comme pour m’inviter à di-riger mes pas de ce côté-là, me laissa entre lesmains sa canne d’or et, prenant son beau com-pagnon par la main, disparut avec lui à mesyeux.

Alors, moi je pris la canne d’or en questionet n’hésitai pas à me diriger dans le sens quim’avait été indiqué, tout en m’émerveillant au

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souvenir de ces deux garçons si beaux. Commeje marchais de la sorte depuis un certaintemps, je vis soudain sortir de derrière un ro-cher un reptile gigantesque qui tenait dans sagueule un homme aux trois quarts avalé etdont je ne voyais que la tête et les bras. Lesbras se débattaient désespérément et la têtecriait : « Ô passant, sauve-moi de la gueule, ettu n’auras pas à te repentir. » Moi, alors, jecourus derrière le reptile et lui assénai par der-rière avec ma canne d’or rouge un coup si bienajusté qu’il resta inanimé à l’heure et à l’ins-tant. Et je tendis la main à l’homme avalé etl’aidai à sortir du ventre du reptile.

Lorsque j’eus mieux regardé l’homme au vi-sage, je fus à la limite de la surprise de recon-naître en lui le volatile qui m’avait fait fairemon voyage aérien et avait fini par se précipi-ter avec moi, au risque de m’abîmer, du hautde la voûte du ciel sur le sommet de la mon-tagne, où il m’avait abandonné en danger demourir de faim et de soif. Mais je ne voulus

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tout de même pas lui montrer de la rancunepour sa mauvaise action, et me contentai delui dire doucement : « Est-ce ainsi que les amisagissent avec leurs amis ? » Il me répondit :« J’ai d’abord à te remercier de ce que tu viensde faire pour moi. Seulement tu ignores quec’est toi, grâce à tes invocations inopportunesen prononçant le Nom, qui m’as, malgré moi,précipité du haut des airs ! Le Nom a sur noustous cet effet. Aussi nous ne le prononçons ja-mais ! » Alors moi, pour qu’il me tirât de cettemontagne, je lui dis : « Excuse-moi et ne meblâme pas, car vraiment je ne pouvais devinerles conséquences funestes de mon hommageau Nom. Je te promets de ne plus le prononcer,durant le trajet, si tu veux maintenant consen-tir à me transporter à ma maison. »

Alors le volatile se baissa, me prit sur sondos et, en un clin d’œil, me déposa sur la ter-rasse de ma maison, et retourna chez lui.

Lorsque mon épouse me vit, descendant dela terrasse, entrer dans la maison après une si

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longue absence, elle comprit tout ce qui ve-nait de se passer, et elle bénit Allah qui m’avaitencore une fois sauvé de la perdition. Puis,après les effusions du retour, elle me dit : « Ilne faut plus désormais fréquenter les habitantsde cette ville : ce sont les frères des démons ! »Je lui dis : « Mais comment donc ton père vi-vait-il avec eux ? » Elle me répondit : « Monpère n’appartenait pas à leur société, et ne fai-sait guère comme eux et ne vivait point de leurvie. En tout cas, si j’ai un conseil à te donner,nous n’avons rien de mieux à faire, puisquemon père est mort… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois centquinzième nuit.

Elle dit :

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« … que de quitter cette ville mécréanted’où le Nom est banni. Mais d’abord il nousfaudra vendre nos biens, nos maisons et nospropriétés. Tu réaliseras tout cela le mieux quetu pourras, tu achèteras de belles marchan-dises avec une partie de la somme que tu tou-cheras, et tous deux nous nous en irons àBaghdad, ton pays, voir tes parents et tes amis,et vivre dans la paix, la sécurité et le respectdû à Allah Très-Haut. » Alors moi, je répondispar l’ouïe et l’obéissance.

Aussitôt je me mis à vendre, au mieux demon savoir-faire, pièce par pièce, et chaquechose en son temps, tous les biens de mononcle, le cheikh, père de mon épouse (qu’Allahl’ait en sa pitié et en sa miséricorde !). Et je réa-lisai de la sorte tout ce qui nous appartenait,comme meubles ou propriétés, en pièces d’or ;et je fis ainsi un bénéfice de cent pour un.

Après quoi, j’emmenai mon épouse et lesmarchandises que j’avais pris soin d’acheter,j’affrétai à mon compte un navire qui, avec la

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volonté d’Allah, eut une heureuse et fructueusenavigation ; si bien que, d’île en île et de meren mer, nous finîmes par arriver en sécuritéà Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que fortpeu de temps.

Nous remontâmes le fleuve et nous en-trâmes dans Baghdad, la cité de paix.

Je me dirigeai alors, avec mon épouse etmes richesses, vers ma rue et ma maison, oùmes parents nous reçurent avec de grandstransports de joie, et aimèrent beaucoup monépouse, la fille du cheikh.

Quant à moi, je me hâtai de mettre ordredéfinitivement à mes affaires, j’emmagasinaimes belles marchandises, j’enfermai mes ri-chesses, et je pus enfin, en paix, recevoir lesfélicitations de mes amis et de mes prochesqui, ayant calculé le temps que j’étais resté ab-sent, trouvèrent que ce septième voyage, ledernier de mes voyages, avait duré exactementsept années d’un bout à l’autre. Et moi, je leur

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racontai en détail mes aventures durant cettelongue absence ; et je fis le vœu, que je tiensscrupuleusement, comme vous voyez, de ne ja-mais plus, durant le reste de ma vie, entre-prendre un voyage, par mer fût-il ou simple-ment par terre. Et je ne manquai de rendregrâces à Allah Très-Haut de m’avoir, à plu-sieurs reprises et malgré mes récidives, délivréde tant de dangers et ramené au milieu de mafamille et de mes amis.

Et tel a été, ô mes invités, ce voyage sep-tième et dernier qui fut le définitif remède àmes désirs aventureux. »

Lorsque Sindbad le Marin eut terminé de lasorte son récit, au milieu des convives émer-veillés, il se tourna vers Sindbad le Portefaixet lui dit : « Et maintenant, ô Sindbad terrien,considère les travaux que j’ai accomplis et lesdifficultés que j’ai surmontées par la grâce d’Al-lah, et dis-moi si ton sort, comme portefaix, n’apas été de beaucoup plus favorable à une vie

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tranquille que celui qui m’est échu par la desti-née ? Tu es, il est vrai, resté pauvre, et moi j’aiacquis des richesses incalculables ; mais n’est-ce point que chacun de nous a été rétribué se-lon son effort ? » À ces paroles, Sindbad le Por-tefaix vint baiser la main de Sindbad le Marinet lui dit : « Par Allah sur toi, ô mon maître, ex-cuse l’inconséquence de ma chanson. »

Alors Sindbad le Marin fit tendre la nappepour ses invités, et leur donna un festin qui du-ra trente nuits. Puis il voulut garder auprès delui, comme intendant de sa maison, Sindbad lePortefaix. Et tous deux vécurent en amitié par-faite et à la limite de la dilatation jusqu’à ceque vint les visiter celle qui fait s’évanouir lesdélices, rompt les amitiés, détruit les palais etélève les tombeaux, l’amère mort. Gloire au Vi-vant qui ne meurt pas !

— Lorsque Schahrazade, la fille du vizir, eutfini de raconter l’histoire de Sindbad le Marin, ellese sentit légèrement fatiguée, et, comme elle voyait

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d’ailleurs s’approcher le matin et ne voulait pas,discrète selon son habitude, abuser de la permis-sion accordée, elle se tut en souriant.

Alors la petite Doniazade, qui avait écouté, lesyeux dilatés, cette histoire étonnante, se leva dutapis où elle était blottie et courut embrasser sasœur en lui disant : « Ô Schahrazade, ma sœur,que tes paroles sont douces et gentilles et pureset délicieuses au goût et savoureuses en leur fraî-cheur ! Et qu’il est terrible et prodigieux et témé-raire, Sindbad le Marin ! »

Et Schahrazade lui sourit et dit : « Oui, masœur ! Mais qu’est cela comparé à ce que je vousraconterai à tous deux la nuit prochaine, si je suisencore en vie par la grâce d’Allah et le bon plaisirdu Roi ! »

Et le roi Schahriar, qui avait trouvé lesvoyages de Sindbad beaucoup plus longs que celuiqu’il avait fait lui-même avec son frère Schahza-mân dans la prairie, au bord de la mer, là où leurétait apparu le genni charge de la caisse, se tour-

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na vers Schahrazade et lui dit : « En vérité, Schah-razade, je ne vois pas quelle histoire tu peux en-core me raconter ! En tout cas, j’en veux une quisoit ornée de poèmes. Tu m’en avais déjà promis,et tu n’as pas l’air de te douter que si tu diffèresdavantage d’accomplir ta promesse, ta tête ira re-joindre les têtes de celles qui t’ont précédée. » EtSchahrazade dit : « Sur mes yeux ! Justement celleque je te réserve, ô Roi fortuné, te donnera entièresatisfaction, et, de plus, elle est infiniment plus at-tachante que toutes celles que tu as entendues. Tupeux déjà en juger par le titre qui est : Histoire dela belle Zoumourroud et d’Alischar fils de Gloire. »

Alors le roi Schahriar dit en son âme : « Je nela tuerai qu’après ! » Puis il la prit dans ses bras etpassa avec elle le reste de la nuit.

Au matin, il se leva et sortit vers la salle de sajustice. Et le diwan fut rempli de la foule des vizirs,des émirs, des chambellans, des gardes et des gensdu palais. Et le dernier qui entra fut le grand-vi-zir, père de Schahrazade, qui arriva avec, sous lebras, le linceul destiné à sa fille qu’il croyait, cette

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fois, trépassée pour de bon. Mais le Roi ne lui ditrien à ce sujet, et continua à juger, à nommer auxemplois, à destituer, à gouverner et à terminer lesaffaires pendantes, et cela jusqu’à la fin du jour.Puis le diwan fut levé et le Roi rentra dans le pa-lais, tandis que le grand-vizir restait dans la per-plexité et à l’extrême limite de l’étonnement.

Puis, lorsque vint la nuit, le roi Schahriar pé-nétra chez Schahrazade et ils firent ensemble leurchose ordinaire.

Et comme c’était la trois cent sei-zième nuit.

La petite Doniazade, une fois la chose termi-née entre le Roi et Schahrazade, s’écria de l’en-droit où elle était blottie :

« Ô ma sœur, je t’en prie, qu’attends-tu encorepour commencer l’histoire promise de la belle Zou-mourroud avec Alischar fils de Gloire ? »

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Et Schahrazade, en souriant, répondit : « Jen’attends que la permission de ce Roi bien élevé etdoué de bonnes manières ! » Alors le roi Schahriarprononça : « Tu peux. »

Et Schahrazade dit :

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HISTOIRE DELA BELLE ZOUMOURROUDAVEC ALISCHAR FILS DE

GLOIRE

Il est raconté qu’il y avait en l’antiquité dutemps et le passé de l’âge et du moment, dansle pays de Khorassân, un fort riche marchandqui s’appelait Gloire et avait un fils, beaucomme la pleine lune, nommé Alischar.

Or, un jour, le riche marchand Gloire, déjàfort avancé en âge, se sentit atteint de la ma-ladie de la mort. Il appela son fils auprès delui et lui dit « Ô mon fils, voici tout proche leterme de ma destinée, et je désire te recom-mander une recommandation ! » Alischar, bienpeiné, dit : « Et quelle est-elle, ô mon père ? »Le marchand Gloire dit : « Je te recommande

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de ne jamais te créer de relations et de ne ja-mais fréquenter le monde, car le monde estcomparable au forgeron ; s’il ne te brûle pasavec le feu de sa forge ou s’il ne te crève pasun œil ou les deux yeux avec les étincelles deson enclume, il te suffoquera sûrement avec safumée. Et d’ailleurs le poète a dit :

« Illusion ! Ne crois point trouver sur ta routenoire, quand la destinée t’a trahi, l’ami au cœur fi-dèle.

Ô solitude ! chère solitude bénie, tu enseignes àqui te cultive la force qui ne dévie point et l’art dene se fier qu’à soi-même !

« Un autre a dit :

« Néfaste sur ses deux faces, tel est le monde ;si ton attention l’examine l’une de ses faces estl’hypocrisie, et l’autre la trahison.

« Un autre a dit :

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« Futilités, sottises et propos saugrenus, c’est làle riche apanage du monde. Mais si le destin surton chemin place un être exceptionnel, fréquente-le quelquefois, simplement pour t’améliorer. »

Lorsque le jeune Alischar eut entendu cesparoles de son père mourant, il répondit : « Ômon père, je suis ton écouteur obéissant. Queme conseilles-tu encore ? » Et Gloire le mar-chand dit : « Fais le bien, si toutefois tu le peux.Et n’attends point d’en être récompensé en re-tour par de la gratitude ou un semblable bien.Ô mon fils, on n’a pas, hélas ! l’occasion defaire le bien tous les jours. » Et Alischar ré-pondit : « J’écoute et j’obéis ! Mais sont-ce làtoutes tes recommandations ? » Gloire le mar-chand dit : « N’éparpille point les richesses queje te laisse : tu ne seras considéré qu’en raisonde ce que ta main possède sous son pouvoir. Etle poète a dit :

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« Du temps de ma pauvreté, je ne me connais-sais point d’amis ; et maintenant ils pullulent à maporte et me coupent l’appétit.

Oh ! combien de féroces ennemis a domptésma richesse, et que d’ennemis je gagnerais si marichesse diminuait. »

Puis le vieillard continua : « Ne néglige pasles conseils des gens d’expérience, et ne croispoint inutile de demander conseil à qui peut teconseiller ; car le poète a dit :

« Joins ton idée à l’idée du conseiller, pour temieux assurer du résultat. Quand tu veux regarderton visage, un seul miroir te suffit ; mais si c’est tonderrière obscur que tu désires inspecter, tu ne peuxle tirer au clair que par le jeu de deux miroirs.

« De plus, mon fils, j’ai encore un dernierconseil à te donner. Garde-toi du vin. Il est lacause de tous les maux. Il risque de t’enlever laraison, et de te rendre un objet de risée et dedédain.

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« Telles sont mes recommandations sur leseuil dernier. Ô mon enfant, souviens-toi demes paroles. Sois un excellent fils. Et que mabénédiction t’accompagne dans la vie ! »

Et Gloire, le vieux marchand, ayant parléainsi, ferma un instant les yeux et se recueillit.Puis il leva son index à la hauteur de ses yeuxet prononça son acte de foi. Après quoi il tré-passa dans la miséricorde du Très-Haut.

Il fut pleuré par son fils et par toute sa fa-mille ; et on lui fit des funérailles auxquelles as-sistèrent les plus grands et les plus petits, lesplus riches et les plus pauvres. Et voilà pourle marchand Gloire. Mais pour ce qui est d’Ali-schar fils de Gloire, voici :

Après la mort de son père, Alischar conti-nua le commerce dans la boutique principaledu souk, et suivit consciencieusement les re-commandations paternelles, notamment en cequi concernait les relations avec autrui. Mais,au bout d’un an et d’un jour, heure pour heure,

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il se laissa tenter par les perfides garçons, lesfils de putains, les adultérins sans vergogne.Et il les fréquenta, et connut leurs mères etleurs sœurs, des rouées, filles de chiens. Et il seplongea dans la débauche, et nagea dans le vinet la dépense, une voie bien opposée au sen-tier de la rectitude. Car, n’étant plus dans unétat sain d’esprit, il se faisait ce triste raisonne-ment : « Du moment que mon père m’a laissétoutes ses richesses, il faut bien que j’en use,pour ne pas en faire hériter d’autres après moi.Et je veux profiter du moment et du plaisir quipasse, car je ne vivrai pas deux fois. »

Or, ce raisonnement lui réussit si bien, etAlischar continua si régulièrement à unir lejour et la nuit par leurs extrémités, sans épar-gner aucun excès, qu’il se vit bientôt réduit àvendre sa boutique, sa maison, ses meubles etses vêtements. Et il ne lui resta que juste leshabits qu’il avait sur le corps.

Alors il put, en toute évidence, voir clairdans ses errements, et constater l’excellence

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des conseils de son père Gloire. Les amis qu’ilavait fastueusement traités, et à la porte des-quels il alla frapper à tour de rôle, trouvèrenttous un motif quelconque pour l’éconduire.Aussi, réduit maintenant à l’extrême limite dela misère, il fut obligé, n’ayant rien mangé de-puis la veille, de sortir du misérable khân où illogeait et de mendier de porte en porte, dansles rues.

Pendant qu’il cheminait de la sorte, il arrivasur la place du marché, où il vit une grandefoule rassemblée. Il fut tenté de s’en approcher,pour juger de ce qui se passait, et il vit, au mi-lieu du cercle formé par les marchands, par lescourtiers et les acheteurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent dix-septième nuit.

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Elle dit :

… une jeune esclave blanche d’une déli-cieuse tournure : une taille de cinq palmes, desroses comme joues, des seins bien assis, etquel derrière ! Aussi pouvait-on lui appliquer,sans crainte de se tromper, ces vers du poète :

Du moule de la Beauté sans défaut elle estsortie. Ses proportions sont admirables ni tropgrande, ni trop petite, ni trop grasse, ni tropmaigre, et des rondeurs partout.

Aussi la Beauté elle-même se trouva-t-elleéprise de son image que rehaussait le léger voiletamisant ses traits modestes à la fois et hautains.

La lune est son visage ; le flexible rameau quiondule, sa taille ; et le suave parfum du musc, sonhaleine.

On la dirait formée de perles liquides ; car sesmembres sont si polis qu’ils réfléchissent la lune

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de son visage, et paraissent eux-mêmes formés delunes, à leur tour.

Mais où est la langue qui saurait décrire ce mi-racle de clarté son brillant derrière ?

Lorsque Alischar eut jeté ses regards sur labelle jeune fille, il fut extrêmement émerveillé,et, soit qu’il fût immobilisé par l’admiration,soit qu’il voulût oublier un instant sa misère auspectacle de la beauté, il se mêla à la foule ras-semblée qui déjà s’apprêtait à la vente. Et lesmarchands et les courtiers qui étaient là, igno-rant encore sa ruine, ne doutèrent pas un ins-tant qu’il ne fût venu pour acquérir l’esclavecar ils le savaient très riche de l’héritage de sonpère, le syndic Gloire.

Mais bientôt, à côté de l’esclave vint se pla-cer le chef courtier et, par-dessus les têtes em-pressées, il clama : « Ô marchands, ô maîtresdes richesses, citadins ou habitants du désert,l’ouvreur de la porte de l’encan n’a aucunblâme à encourir. Hardi donc ! Voici devant

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vous la souveraine des lunes, la perle, la viergede la pudeur, la noble Zoumourroud, jardin detoutes les fleurs ! Ouvrez l’encan, ô assistants !Nul blâme à l’ouvreur de l’encan ! Voici devantvous la souveraine des lunes, la vierge pleinede pudeur Zoumourroud, jardin de toutes lesfleurs ! »

Aussitôt d’entre les marchands quelqu’uncria : « J’ouvre à cinq cents dinars ! » Un autredit : « Et dix ! » Alors un vieux, difforme et hi-deux, aux yeux bleus et louches, qui s’appelaitRachideddîn, cria : « Et cent ! » Mais une voixdit : « Et dix ! » À ce moment, le vieillard auxyeux bleus si laids renchérit en bloc en criant :« Mille dinars ! »

Alors tous les autres acheteurs emprison-nèrent leur langue et gardèrent le silence. Etle crieur se tourna vers le maître de la jeuneesclave et lui demanda si le prix offert par levieillard lui convenait et s’il fallait conclure lemarché. Et le maître de l’esclave répondit : « Jeveux bien. Mais, auparavant, il faut que mon

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esclave y consente aussi, car je lui ai juré de nela céder qu’à l’acheteur qui lui plairait. Il te fautdonc lui demander son consentement, ô cour-tier ! » Et le courtier s’approcha de la belle Zou-mourroud et lui dit : « Ô souveraine des lunes,voudrais-tu appartenir à ce vénérable vieillard,le cheikh Rachideddîn ? »

La belle Zoumourroud, à ces paroles, jetaun regard sur celui que lui indiquait le courtier,et le trouva tel que nous venons de le dé-peindre. Alors elle se détourna, avec un gestede dégoût, et s’écria : « Ne connais-tu doncpas, ô chef courtier, ce que disait un poètevieux mais moins repoussant que ce vieillard-ci ? Écoute alors :

« Je la priai pour un baiser. Elle me regarda.Et son regard ne fut point haineux, ni dédaigneux,mais il fut indifférent.

Elle me savait riche pourtant et considéré. Ellepassa. Et ces mots d’un pli de sa bouche tom-bèrent :

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« Les cheveux blancs ne sont point pour meplaire : je n’aime point entre mes lèvres le cotonmouillé. »

En entendant ces vers, le courtier dit à Zou-mourroud : « Par Allah ! tu refuses et tu as rai-son. Ce n’est d’ailleurs pas un prix, mille di-nars. Tu en vaux dix mille, à mon estimation. »Puis il se tourna vers la foule des acheteurs etdemanda si un autre ne désirait pas l’esclaveau prix déjà offert. Alors un marchand s’ap-procha et dit : « Moi ! » Et la belle Zoumour-roud le regarda, et vit qu’il n’était point hideuxcomme le vieux Rachideddîn, et que ses yeuxn’étaient ni bleus ni louches ; mais elle remar-qua qu’il s’était teint la barbe en rouge. Alorselle s’écria : « Ô honte ! noircir et rougir dela sorte la face de la vieillesse ! » Et, sur-le-champ, elle improvisa ces vers :

« Ô toi qui es épris de ma taille et de mon vi-sage, tu peux tant qu’il te plaît te déguiser sous des

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couleurs d’emprunt, tu ne réussiras pas à attirermon regard.

Tu teintes d’opprobre tes cheveux blancs, sansréussir à cacher tes tares.

Tu changes de barbe comme tu changes de vi-sage, et tu deviens un épouvantail tel, qu’à te re-garder la femme avorte dans sa fécondité. »

Lorsque le chef courtier eut entendu cesvers, il dit à Zoumourroud : « Par Allah ! la vé-rité est de ton côté ! » Mais déjà, comme cetteseconde proposition n’était pas agréée, un troi-sième marchand s’avança et dit au courtier :« J’y mets le prix. Demande-lui si elle m’ac-cepte ! » Et le courtier interrogea la belle ado-lescente qui regarda alors l’homme en ques-tion. Elle vit qu’il était borgne, et éclata de rireen disant : « Mais ne sais-tu, ô courtier, les pa-roles du poète sur le borgne ? Écoute donc :

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« Ami, crois-moi, ne fais jamais d’un borgneton compagnon, et méfie-toi de ses mensonges etde sa fausseté.

Il y a si peu à gagner à le fréquenter, qu’Allahs’est hâté de lui enlever un œil pour le signaler à laméfiance. »

Alors le courtier lui montra un quatrièmeacquéreur et lui demanda : « Voudrais-tu decelui-ci ? » Elle examina ce dernier et vit quec’était un tout petit homme avec une barbe quilui traînait jusqu’au nombril ; et aussitôt elledit : « Quant à ce petit barbu-là, voici commentl’a dépeint le poète :

« Il a une barbe prodigieuse, plante inutile etencombrante. Elle est triste comme une nuit d’hi-ver longue, froide et obscure. »

Lorsque le crieur vit qu’aucun n’était accep-té de ceux-là qui d’eux-mêmes se présentaientpour l’achat, il dit à Zoumourroud : « Ô mamaîtresse, regarde tous ces marchands et ces

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nobles acheteurs, et indique-moi celui qui a lachance de te plaire pour que j’aille t’offrir à luipour l’achat ! »

Alors la belle adolescente examina un à untous les assistants avec la plus grande atten-tion, et son regard finit par tomber sur Alischarfils de Gloire. Et l’aspect du jeune homme l’en-flamma subitement ; car Alischar fils de Gloireétait, en vérité, d’une beauté extraordinaire, etnul ne le pouvait voir sans se sentir porté verslui avec ardeur. Aussi la jeune Zoumourroudse hâta de le montrer au crieur, et dit : « Ôcrieur, c’est ce jouvenceau-là que je veux, celuiau visage gentil, à la taille onduleuse ; car je letrouve délicieux, d’un sang sympathique plusléger que la brise du nord. Et c’est de lui que lepoète a dit :

« Ô jouvenceau, comment ceux qui t’ont vudans ta beauté pourront-ils t’oublier ?

Que ceux qui déplorent les tourments dont tuleur remplis le cœur cessent de te regarder.

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Ceux-là qui veulent se préserver de tes charmesdangereux, que ne couvrent-ils d’un voile ton vi-sage enchanteur !

« Et c’est également de lui qu’un autrepoète a dit :

« Ô mon seigneur, comprends ! Comment nepoint t’aimer ? Ta taille n’est-elle point svelte et tesreins ne sont-ils pas cambrés ?

Comprends, ô mon seigneur ! L’amour de ceschoses n’est-il pas l’attribut des sages, des gens ex-quis et des esprits fins ?

Ô jouvenceau, mon seigneur, je te contemple etmes forces s’évanouissent !

Si tu t’assieds sur mes genoux, tes fesses sontlourdes ; mais, si tu t’en vas, leur absence me pèse.

Oh ! ne me tue pas d’un regard : nulle religionne recommande le meurtre. Que ton cœur soittendre et fléchisse comme ta taille ! Que ton œilpour moi soit doux, comme lisse est ta joue !

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« Un troisième poète a dit :

« Ses joues sont pleines et glissantes ; sa saliveest un lait doux à boire, remède aux maladies ;son regard fait rêver prosateurs et poètes ; et sesperfections rendent perplexes les architectes.

« Un autre a dit :

« La liqueur de ses lèvres est un vin enivrant ;son haleine a le parfum de l’ambre, et ses dentssont des grains de camphre.

Aussi Radouân, le gardien du Paradis, l’a-t-ilprié de s’en aller, de crainte qu’il ne séduisît leshouris.

Les gens grossiers, à l’esprit lourd, déplorentses gestes et sa conduite, comme si la lune n’est pasbelle dans tous ses quartiers, comme si sa marchen’est pas également harmonieuse dans toutes lesparties du ciel !

« Un poète a dit encore :

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« Ce jeune faon, à la chevelure frisée, auxjoues pleines de roses, au regard enchanteur,consentit enfin à un rendez-vous. Et me voiciexact, avec le cœur ému et l’œil anxieux.

Il me l’a promis, ce rendez-vous, en fermantles yeux pour me dire oui ! Mais si ses paupièressont fermées, comment peuvent-elles tenir leur pro-messe ?

« Enfin un autre a dit à son sujet :

« J’ai des amis peu subtils qui m’ont demandé :« Comment peux-tu si passionnément aimer unjeune homme dont les joues sont ombragées parun duvet déjà accentué ? »

Je leur dis : « Qu’elle est grande votre igno-rance ! Les fruits du jardin d’Éden ont été cueillissur ses belles joues ! Comment auraient-elles, cesjoues, fourni de si beaux fruits, si elles n’étaient dé-jà si touffues ? »

Le courtier fut extrêmement émerveillé devoir tant de talent chez une esclave si jeune, et

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il exprima son étonnement au propriétaire, quilui dit : « Je comprends que tu sois émerveilléde tant de beauté et de tant de finesse d’esprit.Mais sache que cette miraculeuse adolescentene se contente pas seulement de connaître lespoètes les plus délicats et d’être elle-même uneconstructrice de strophes, elle sait, en outre,écrire les sept caractères différents, et sesmains sont plus précieuses que les trésors. Elleconnaît l’art de la broderie et du tissage de lasoie, et tout tapis qui sort de ses mains estcoté au souk cinquante dinars. Note, de plus,qu’il lui suffit de huit jours pour parachever letapis le plus beau ou le rideau le plus somp-tueux. Aussi l’acquéreur qui l’achètera rentre-ra-t-il dans son argent au bout de quelquesmois, en toute certitude. »

À ces paroles, le courtier leva ses bras d’ad-miration et s’écria : « Ô bonheur de celui quiaura cette perle dans sa demeure, et la conser-vera comme son trésor le plus secret ! » Etil s’approcha d’Alischar fils de Gloire, que lui

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avait indiqué l’adolescente, s’inclina devant luijusqu’à terre, lui prit la main et la baisa, puis illui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent dix-neuvième nuit.

Elle dit :

… puis il lui dit : « En vérité, ô mon maître,ta chance est une grande chance de pouvoiracheter ce trésor pour la centième partie desa valeur, et le Donateur n’a point lésiné avectoi dans ses dons ! Que cette adolescente t’ap-porte donc avec elle le bonheur ! »

À ces paroles, Alischar baissa la tête, et neput s’empêcher de rire en lui-même de l’iro-

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nie de la destinée, et il se dit : « Par Allah !je n’ai pas de quoi m’acheter un morceau depain, et l’on me croit assez riche pour achetercette esclave ! En tout cas, je ne dirai ni oui ninon, pour ne pas me couvrir de honte devanttous les marchands. » Et il baissa les yeux et nesouffla mot.

Comme il ne bougeait pas, Zoumourroud leregarda pour l’encourager dans l’achat ; mais iltenait les yeux baissés et ne la voyait pas. Elledit alors au courtier : « Prends-moi par la mainet conduis-moi auprès de lui. Je veux lui par-ler moi-même et le décider à m’acheter ; carj’ai bien résolu de n’appartenir qu’à lui. » Et lecourtier la prit par la main et la conduisit au-près d’Alischar fils de Gloire.

L’adolescente se tint droite, dans sa beauté,devant le jeune homme et lui dit : « Ô jou-venceau dont brûlent mes entrailles, que neproposes-tu le prix d’achat ? Et même que nedonnes-tu toi-même l’estimation qui te sembleplus juste ? Je veux être ton esclave, à n’im-

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porte quel prix ! » Alischar releva la tête avectristesse, et dit : « La vente et l’achat ne sontjamais une obligation. » Zoumourroud s’écria :« Je vois, ô mon maître bien-aimé, que tutrouves trop élevé le prix de mille dinars. N’enoffre donc que cent, et je t’appartiens. » Il ho-cha la tête et dit : « Eh bien ! ces cent dinars jene les ai pas tout à fait au complet ! » Elle semit à rire et lui dit : « Combien t’en manque-t-il pour faire cette somme de cent dinars ? Car,si tu n’as pas le tout aujourd’hui, tu paieras lereste un autre jour. » Il répondit : « Ô ma maî-tresse, sache enfin que je n’ai ni cent ni mêmeun dinar ! Par Allah ! je ne possède pas plusune pièce blanche qu’une pièce rouge, un dinard’or qu’un drachme d’argent. Ainsi ne perdspas ton temps avec moi, et cherche un autreacheteur. »

Lorsque Zoumourroud eut compris que lejeune homme n’avait aucune ressource, elle luidit : « Conclus tout de même le marché, enve-loppe-moi de ton manteau et passe un de tes

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bras autour de ma taille : c’est, comme tu lesais, le signe de l’acceptation. » Alischar, alors,n’ayant plus de motif de refuser, se hâta defaire ce que lui ordonnait Zoumourroud. Et,au même instant, celle-ci tira de sa poche unebourse qu’elle lui remit, et lui dit : « Il y a là-de-dans mille dinars ; il te faut en offrir neuf centsà mon maître, et garder les cent autres poursubvenir à nos dépenses les plus urgentes. » Etaussitôt Alischar compta au marchand les neufcents dinars, et se hâta de prendre l’esclave parla main et de l’emmener chez lui.

Lorsqu’on fut arrivé à la maison, Zoumour-roud ne fut pas peu surprise de voir que le logisconsistait en une misérable chambre n’ayantpour tous meubles qu’une méchante nattevieille et déchirée en plusieurs endroits. Elle sehâta de lui remettre encore mille dinars dansune seconde bourse et lui dit : « Cours vite ausouk nous acheter tout ce qui est nécessaire enmeubles et tapis, et tout ce qu’il faut pour man-ger et boire. Et choisis ce qu’il y a de meilleur

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au souk ! De plus rapporte-moi une grandepièce de soie de Damas, de la plus belle qua-lité, rouge grenat, et des bobines de fil d’or etdes bobines de fil d’argent et des bobines defil de soie de sept couleurs différentes. N’ou-blie pas non plus de m’acheter de grandes ai-guilles et un dé en or pour mon doigt du mi-lieu. » Et Alischar exécuta aussitôt ces ordres,et apporta à Zoumourroud tout cela. Et elleétendit par terre les tapis, rangea les matelas etles divans, mit tout en ordre, et tendit la nappe,après avoir allumé les flambeaux.

Tous deux s’assirent alors, et mangèrent etburent et furent contents. Après quoi, ilss’étendirent sur leur couche neuve, et pas-sèrent toute la nuit étroitement enlacés, dansles pures délices et les gais ébats, jusqu’au ma-tin.

Sans perdre de temps, la diligente Zou-mourroud se mit aussitôt à l’ouvrage. Elle pritla pièce de soie rouge grenat de Damas et, enquelques jours, elle en fit un rideau sur le pour-

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tour duquel elle représenta avec un art infi-ni des figures d’oiseaux et d’animaux ; et ellene laissa pas un seul animal dans le monde,grand ou petit, qu’elle ne l’eût dessiné sur cetteétoffe. Et l’exécution en fut si frappante de res-semblance et si vivante, que les animaux àquatre pieds semblaient se mouvoir, et que l’oncroyait entendre chanter les oiseaux. Au milieudu rideau étaient brodés de grands arbres char-gés de leurs fruits, et à l’ombrage si beau quel’on sentait une grande fraîcheur à s’y reposerles yeux. Et tout cela fut exécuté en huit jours,ni plus ni moins. Gloire à Celui qui met tantd’habileté dans les doigts de ses créatures !

Le rideau achevé, Zoumourroud le lustra, lelissa, le plia et le remit à Alischar en lui disant :« Va le porter au souk et vends-le à quelquemarchand en boutique, pour pas moins de cin-quante dinars. Seulement garde-toi bien de lecéder à quelqu’un de passage, qui ne soit pasconnu dans le souk ; car tu serais la causeentre nous d’une cruelle séparation. Nous

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avons, en effet, des ennemis qui nous guettentméfie-toi du passant ! » Et Alischar répondit :« J’écoute et j’obéis ! » et il alla au souk et ven-dit pour cinquante dinars à un marchand enboutique le merveilleux rideau en question.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois centvingtième nuit.

Elle dit :

Puis, de nouveau, il acheta de la soie et desfils d’or et d’argent, en quantité suffisante pourun nouveau rideau ou quelque belle tapisserie,et porta le tout à Zoumourroud, qui se remità l’ouvrage et, en huit jours, exécuta un tapisencore plus beau que la première fois, lequelrapporta également la somme de cinquante di-

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nars. Et ils vécurent de la sorte, en mangeant,buvant, et ne manquant de rien, sans oublierde satisfaire leur mutuel amour, plus ardent dejour en jour, pendant encore l’espace d’une an-née.

Un jour, Alischar sortit de la maison, por-teur, selon son habitude, d’un paquet renfer-mant une tapisserie exécutée par Zoumour-roud ; et il prit le chemin du souk pour le pro-poser aux marchands, par l’entremise ducrieur, comme toujours. Arrivé au souk, il la re-mit au crieur qui se mit à la crier devant lesboutiques des marchands, quand vint à passerun Nazaréen, un de ces individus comme il enpullule à l’entrée des souks et qui obsèdent leclient de leurs offres de service.

Ce chrétien s’approcha du crieur et d’Ali-schar et leur proposa soixante dinars de la ta-pisserie, au lieu de cinquante qui en était leprix crié. Mais Alischar, qui avait de l’aversionpour cette sorte d’individus et qui, d’ailleurs, serappelait la recommandation de Zoumourroud,

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ne voulut pas la lui céder. Alors le chrétienaugmenta son offre, et finit par proposer centdinars ; et le crieur dit à l’oreille d’Alischar :« En vérité, ne laisse pas échapper cette excel-lente aubaine ! » Car le crieur avait déjà été se-crètement soudoyé par le chrétien moyennantdix dinars. Et il manœuvra si bien sur l’espritd’Alischar, qu’il le décida à livrer la tapisserieau chrétien, contre la somme convenue. Il le fitdonc, mais non sans une grande appréhension,toucha les cent dinars, et reprit le chemin de samaison.

Tandis qu’il marchait, il s’aperçut à un tour-nant de rue que le chrétien le suivait. Il s’arrêtaet lui demanda : « Qu’as-tu à faire dans cequartier où n’entrent pas les gens de ton es-pèce ? » Celui-ci dit : « Excuse-moi, ô monmaître, mais j’ai une commission à remplir aubout de cette ruelle. Qu’Allah te conserve ! »Alischar continua sa route et arriva à la portede sa maison ; et là il s’aperçut que le chrétien,après avoir fait un crochet, était revenu par

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l’autre bout de la rue, et arrivait devant saporte au même moment que lui. Il lui cria, prisde colère : « Maudit chrétien, qu’as-tu à mesuivre de la sorte partout où je vais ? » Il ré-pondit : « Ô mon maître, crois bien que c’estpar hasard que je suis là encore ; mais je teprie de me donner une gorgée d’eau, et Al-lah t’en rémunérera, car la soif me brûle l’in-térieur ! » Et Alischar pensa : « Par Allah ! il nesera pas dit qu’un musulman ait refusé de don-ner à boire à un chien altéré ! Je vais donc luiporter de l’eau. » Et il entra dans sa maison,prit une cruche d’eau et allait ressortir pourl’aller porter au chrétien, quand Zoumourroudl’entendit ouvrir le loquet et courut à sa ren-contre, émue de son absence prolongée. Ellelui dit, en l’embrassant : « Pourquoi as-tu tanttardé à rentrer aujourd’hui ? As-tu fini parvendre la tapisserie, et est-ce à un brave mar-chand en boutique, ou à un passant ? » Il ré-pondit, troublé fort visiblement : « J’ai tardéun peu, car le souk était plein ; j’ai fini toutde même par vendre la tapisserie à un mar-

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chand ! » Elle dit, avec un doute dans la voix :« Par Allah ! mon cœur n’est pas tranquille.Mais où portes-tu cette cruche ? » Il dit : « Jevais donner à boire au crieur du souk qui m’aaccompagné jusqu’ici ! » Mais cette réponse nela satisfit point, et, tandis qu’Alischar sortait,elle récita, fort anxieuse, ce vers du poète :

« Ô mon cœur qui t’attaches à l’aimé, pauvrecœur plein d’espoir et qui crois éternel le baiser, nevois-tu qu’à ton chevet, les bras tendus, veille la sé-paratrice, et que dans l’ombre te guette, perfide, ladestinée ?… »

Comme Alischar se dirigeait vers le dehors,il trouva le chrétien déjà entré dans le vesti-bule, par la porte laissée ouverte. À cette vue,le monde noircit devant son visage et il s’écria :« Que fais-tu là, chien fils de chien ? Et com-ment as-tu osé pénétrer dans ma maison sansmon consentement ? » Il répondit : « De grâce,ô mon maître, excuse-moi ! Épuisé d’avoirmarché tout le jour, et ne pouvant plus me

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tenir debout, je me vis forcé de franchir tonseuil, puisqu’en somme il n’y a pas grande dif-férence entre la porte et le vestibule. D’ailleurs,le temps seulement de prendre haleine, et jem’en vais ! Ne me repousse pas et Allah nete repoussera pas ! » Et il prit la cruche quetenait Alischar fort perplexe, but son besoin,et la lui rendit. Et Alischar resta debout enface de lui, à attendre qu’il s’en allât. Mais uneheure se passa de la sorte et le chrétien nebougeait pas. Alors Alischar lui cria, suffoqué :« Veux-tu tout de suite sortir d’ici et t’en alleren ta voie ! » Mais le chrétien lui répondit : « Ômon maître, tu n’es certes pas de ceux qui fontun bienfait à quelqu’un pour le lui faire sentirtoute la vie, ni de ceux dont le poète a dit :

« Évanouie, la race généreuse de ceux qui sanscompter remplissaient la main du pauvre avantqu’elle fût tendue.

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Maintenant c’est une race vile d’usuriers quisupputent l’intérêt d’un peu d’eau prêtée aupauvre du chemin.

« Quant à moi, ô mon maître, j’ai déjà étan-ché ma soif à l’eau de ta maison, mais la faimm’est en ce moment une telle torture que je mecontenterais bien des restes de ton repas, neserait-ce que d’un morceau de pain sec et d’unoignon, rien de plus ! » Alischar, de plus enplus furieux, lui cria : « Allons ! va-t’en d’ici !assez de citations comme ça ! Il n’y a plus rienà la maison ! » Il répondit sans bouger de saplace : « Mon seigneur, pardonne-moi ! mais,s’il n’y a plus rien à la maison, tu as sur toi lescent dinars que t’a rapportés la tapisserie. Jete prie donc, par Allah, d’aller au souk le plusproche m’acheter une galette de froment, pourqu’il ne soit pas dit que j’aie quitté ta maisonsans qu’il y ait eu entre nous le pain et le sel ! »

Lorsque Alischar eut entendu ces paroles, ilse dit en lui-même : « Il n’y a pas de doute pos-

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sible, ce maudit chrétien est un fou et un ex-travagant. Et je vais le jeter à la porte et exci-ter après lui les chiens de la rue ! » Et comme ils’apprêtait à le pousser dehors, le chrétien im-mobile lui dit : « Ô mon maître, ce n’est qu’unseul pain que je désire, et un seul oignon, dequoi seulement chasser la faim. Ne va donc pasfaire une grande dépense pour moi, c’est vrai-ment trop ! Car le sage se contente de peu ; et,comme dit le poète :

« Un pain sec suffit pour mettre en fuite la faimqui torture le sage, alors que le monde entier nesaurait calmer le faux appétit du gourmand. »

Quand Alischar vit qu’il ne pouvait faire au-trement que de s’exécuter, il dit au chrétien :« Je vais au souk te chercher à manger. Resteici à m’attendre, sans bouger ! » Et il sortit dela maison, après avoir fermé la porte et enlevéla clef de la serrure pour la mettre dans sapoche. Il alla en toute hâte au souk, où il ache-ta du fromage rôti au miel, des concombres,

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des bananes, des feuilletés et du pain soufflétout frais sortant du four, et apporta le tout auchrétien en lui disant : « Mange ! » Mais celui-ci se récusa en disant : « Mon seigneur, quellegénérosité est la tienne ! Ce que tu apporteslà suffirait à nourrir dix personnes ! C’est vrai-ment trop ! à moins que tu ne veuilles m’hono-rer en mangeant avec moi ! » Alischar répon-dit : « Moi, je suis rassasié ; mange donc toutseul ! » Il s’écria : « Mon seigneur, la sagessenous apprend que celui qui refuse de mangeravec son hôte est indubitablement un bâtardadultérin. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centvingt-unième nuit.

Elle dit :

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À ces paroles sans réplique possible, Ali-schar n’osa refuser et s’assit à côté du chrétienet se mit à manger avec lui, distraitement. Lechrétien profita de l’inattention de son hôtepour éplucher une banane, la partager et y glis-ser adroitement du banj pur mêlé à de l’extraitd’opium, à dose suffisante pour terrasser unéléphant et l’endormir pendant un an. Il trem-pa cette banane dans le miel blanc où nageaitl’excellent fromage rôti, et l’offrit à Alischar enlui disant : « Ô mon seigneur, par la vérité de tafoi ! accepte de ma main cette succulente ba-nane que j’ai épluchée à ton intention ! » Ali-schar, qui tenait à en finir, prit la banane etl’avala.

À peine la banane était-elle arrivée dansson estomac, qu’Alischar tomba à la renverse,la tête avant les pieds, privé de sentiment.Alors le chrétien bondit tel un loup pelé ets’élança au dehors où, dans la ruelle en face,se tenaient aux aguets des hommes avec unmulet, ayant à leur tête le vieux Rachideddîn,

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le misérable aux yeux bleus auquel n’avait pasvoulu appartenir Zoumourroud, et qui avait ju-ré de l’avoir de force, coûte que coûte. Ce Ra-chideddîn n’était qu’un ignoble chrétien quiprofessait extérieurement l’islamisme pour enavoir les privilèges auprès des marchands, et ilétait le propre frère de celui qui venait de tra-hir Alischar, et dont le nom était Barssoum.

Ce Barssoum courut donc aviser son misé-rable frère du succès de leur ruse, et tous deux,suivis de leurs hommes, pénétrèrent dans lamaison d’Alischar, se précipitèrent dans l’ap-partement d’à côté, qu’avait loué Alischar pouren faire le harem de Zoumourroud, s’élan-cèrent sur la belle adolescente, qu’ils bâillon-nèrent. Et ils la prirent à bras-le-corps pour latransporter en un clin d’œil sur le dos du mu-let qu’ils mirent au galop. Et ils arrivèrent enquelques instants, sans avoir été inquiétés enroute, à la maison du vieux Rachideddîn.

Le misérable aux yeux bleus et louches fitalors porter Zoumourroud dans la chambre la

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plus retirée de la maison. Et il s’assit seul prèsd’elle, après lui avoir ôté le bâillon, et lui dit :« Te voici enfin en mon pouvoir, belle Zou-mourroud, et ce n’est point ce vaurien d’Ali-schar qui viendra maintenant te tirer de mesmains. Commence donc, avant que de coucherdans mes bras et d’éprouver ma vaillance aucombat, par adjurer ta mécréante foi etconsentir à devenir chrétienne comme je suischrétien. Par le Messie et la Vierge ! si, tout desuite, tu ne te rends à mon désir, je te ferai su-bir les pires tortures et te rendrai plus humiliéequ’une chienne ! »

À ces paroles du misérable chrétien, lesyeux de l’adolescente se remplirent de larmesqui roulèrent le long de ses joues, et ses lèvresfrémirent, et elle s’écria : « Ô scélérat à barbeblanche, par Allah ! tu peux me faire couper enmorceaux, mais tu n’arriveras pas à me faireabjurer ma foi. Tu peux même prendre moncorps par la violence, comme le bouc en rutla chèvre enfantine, mais tu ne soumettras pas

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mon esprit à l’impureté partagée. Et Allah sau-ra tôt ou tard te demander compte de tes igno-minies. »

Lorsque le vieillard vit qu’il ne pouvait lapersuader par la parole, il appela ses esclaveset leur dit : « Renversez-la et tenez-la sur leventre solidement ! » Et ils la renversèrent etla couchèrent sur le ventre. Alors ce misérablevieux chrétien prit un fouet et se mit à l’en fla-geller cruellement sur ses parties arrondies. Etchaque coup laissait une longue raie rouge surle blanc de sa chair. Et Zoumourroud, à chaquecoup, loin de faiblir dans sa foi, s’écriait : « Iln’y a de Dieu qu’Allah, et Mohammad est l’en-voyé d’Allah ! » Et il ne s’arrêta de la frapperque lorsqu’il ne put lever le bras. Alors il or-donna à ses esclaves de la jeter à la cuisine,avec les servantes, et de ne lui rien donner àmanger ni à boire. Et ils obéirent à l’instant. Etvoilà pour eux !

Quant à Alischar, il resta étendu, privé desentiment, dans le vestibule de sa maison, jus-

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qu’au lendemain. Il put alors reprendre sessens et ouvrir les yeux, une fois dissipéel’ivresse du banj et envolées de sa tête les fu-mées de l’opium. Il se leva alors sur son séantet, de toutes ses forces, il appela : « Ya Zou-mourroud ! » Mais personne ne lui répondit. Ilse leva anxieux et entra dans l’appartement,qu’il trouva vide et silencieux, et où les voilesde Zoumourroud et ses écharpes gisaient sur lesol. Alors il se rappela le chrétien. Et, commelui aussi avait disparu, il ne douta plus de l’en-lèvement de sa bien-aimée Zoumourroud. Il sejeta alors par terre, en se frappant la tête eten sanglotant ; puis il déchira ses vêtements,et pleura toutes les larmes de la désolation, et,à la limite du désespoir, il s’élança hors de samaison, ramassa deux gros cailloux dont il semit un dans chaque main, et commença à par-courir, hagard, toutes les rues en se frappantla poitrine avec ces cailloux et en criant : « YaZoumourroud ! Zoumourroud ! » Et les enfantsl’entourèrent en courant avec lui et en criant :« Un fou ! un fou ! » Et les gens de connais-

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sance qui le rencontraient le regardaient aveccompassion et pleuraient la perte de sa raison,en disant : « C’est le fils de Gloire ! Pauvre Ali-schar ! »

Il continua à errer de la sorte, les caillouxlui faisant résonner la poitrine, quand il futrencontré par une vieille femme d’entre lesfemmes de bien, qui lui dit : « Mon enfant,puisses-tu jouir de la sécurité et de la raison !Depuis quand es-tu devenu fou ? » Et Alischarlui répondit par ce vers :

« C’est l’absence d’une qui m’a fait perdre laraison. Ô vous qui croyez à ma folie, ramenezcelle qui l’a causée, et sur mon esprit vous mettrezla fraîcheur d’un dictame. »

En entendant ce vers et en regardant Ali-schar plus attentivement, la bonne vieille com-prit qu’il devait être un amoureux en souf-france, et lui dit : « Mon enfant, ne crains pasde me raconter tes peines et ton infortune.Peut-être qu’Allah ne m’a placée sur ton che-

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min que pour te venir en aide ! » Alors Alischarlui raconta son aventure avec Barssoum lechrétien.

La bonne vieille, à ce discours, réfléchitpendant une heure de temps, puis elle releva latête et dit à Alischar : « Lève-toi, mon enfant,et va vite m’acheter une corbeille de colpor-teur, dans laquelle tu mettras, après les avoirachetés au souk, des bracelets de verre coloré,des anneaux en cuivre argenté, des pendantsd’oreilles, des breloques, et diverses autreschoses comme en vendent, dans les harems,les vieilles pourvoyeuses. Et moi je mettraicette corbeille sur ma tête, et j’irai faire le tourde toutes les maisons de la ville, en vendantaux femmes ces diverses choses. Et de la sorteje pourrai faire des investigations qui nousmettront sur la bonne voie et nous feront, s’ilplaît à Allah, retrouver ton amante Sett Zou-mourroud. »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centvingt-deuxième nuit.

Elle dit :

Et Alischar se mit à pleurer de joie et, aprèsavoir baisé les mains de la bonne vieille, se hâ-ta d’aller acheter et de lui rapporter ce qu’ellelui avait indiqué.

Alors la vieille rentra chez elle pour s’ha-biller. Elle se voila le visage avec un voile cou-leur de miel, se couvrit la tête d’un foulard decachemire, et s’enveloppa d’un grand voile desoie noire ; puis elle mit sur sa tête la corbeilleen question, et, prenant en main un bâton poursoutenir sa respectable vieillesse, elle se mit àfaire lentement le tour des harems des notables

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et des marchands, dans les différents quartiers,et ne tarda pas à arriver à la maison du vieuxRachideddîn, le misérable chrétien qui se fai-sait passer pour musulman, le maudit qu’Allahconfonde et brûle dans les tortures jusqu’à l’ex-tinction des temps. Amîn !

Or, elle y arriva juste au moment où la mal-heureuse adolescente, jetée au milieu des es-claves et des servantes de la cuisine, endolorieencore des coups qu’elle avait reçus, gisait àmoitié morte sur une méchante natte.

Elle frappa à la porte, et l’une des esclavesvint lui ouvrir et la saluer avec amitié ; et lavieille lui dit : « Ma fille, j’ai là quelques jolisobjets à vendre. Y a-t-il chez vous des ache-teurs ? » La servante dit : « Mais je croisbien ! » Et elle l’introduisit à la cuisine, où lavieille s’assit avec componction, et fut aussitôtentourée par les esclaves. Elle fut fort accom-modante dans la vente, et se mit à leur céder,pour des prix fort modiques, bracelets, an-neaux et pendants d’oreilles, si bien qu’elle ga-

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gna leur confiance et qu’elles l’aimèrent pourson langage et la douceur de ses manières.

Mais, en tournant la tête, voici qu’elle aper-çut Zoumourroud étendue. Et elle interrogeaà son sujet les esclaves, qui lui apprirent toutce qu’elles savaient. Et aussitôt elle fut persua-dée qu’elle était en présence de celle qu’ellecherchait. Elle s’approcha de l’adolescente etlui dit : « Ma fille, que tout mal s’éloigne detoi ! Allah m’envoie à ton secours ! Tu es Zou-mourroud, l’esclave aimée d’Alischar fils deGloire ! » Et elle lui apprit pourquoi elle étaitvenue, déguisée en pourvoyeuse, et lui dit :« Demain soir tiens-toi prête à être enlevée ;mets-toi à la fenêtre de la cuisine qui donnesur la rue, et quand tu verras quelqu’un dansl’ombre qui se mettra à siffler, ce sera le signal.Réponds-lui et saute sans crainte dans la rue.C’est Alischar lui-même qui sera là et qui te dé-livrera. » Et Zoumourroud baisa les mains dela vieille, qui se hâta de sortir et d’aller mettreAlischar au courant de ce qui venait de se pas-

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ser, ajoutant : « Tu iras donc là-bas, au-des-sous de la fenêtre de la cuisine de ce maudit-là,et tu feras comme ça et comme ça. »

Alors Alischar remercia beaucoup la vieillepour ses bons offices et voulut lui faire cadeaude quelque chose ; mais elle refusa et s’en alla,en lui souhaitant succès et bonheur.

Et le lendemain soir, Alischar prit la routequi conduisait à la maison décrite par la bonnevieille, et finit par la trouver. Il vint s’asseoir aubas du mur, où il attendit que fût venue l’heurede siffler. Mais comme il était là depuis un cer-tain temps, et qu’il avait déjà passé deux nuitssans sommeil, il fut tout d’un coup vaincu parla fatigue et s’endormit. Glorifié soit le Seul quijamais ne s’endort !

Pendant qu’Alischar était ainsi assoupi aubas de la cuisine, cette nuit-là, le destin poussade ce côté, en quête de quelque bonne aubaine,un larron d’entre les larrons audacieux, qui,après avoir fait tout le tour de la maison, sans

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trouver d’issue, arriva à l’endroit où dormaitAlischar. Il se pencha sur lui et, tenté par la ri-chesse de ses habits, il lui vola tout doucementson beau turban et son manteau et s’en affu-bla en un clin d’œil. Et au même moment il vitla fenêtre s’ouvrir et entendit quelqu’un siffler.Il regarda et aperçut une forme de femme, etcette femme lui faisait signe et sifflait. C’étaitZoumourroud qui le prenait pour Alischar.

À cette vue, le voleur, sans trop com-prendre, se dit : « Si je lui répondais ? » Et il sif-fla. Aussitôt Zoumourroud sortit de la fenêtreet sauta dans la rue, en s’aidant d’une corde. Etle voleur, qui était un fort gaillard, la reçut surson dos et s’éloigna avec la rapidité de l’éclair.

Quand Zoumourroud vit une telle forcechez son porteur, elle fut extrêmement éton-née et lui dit : « Alischar, mon bien-aimé, lavieille m’a dit que tu pouvais à peine te traîner,tant tu avais été affaibli par la douleur et lacrainte. Et je vois que tu es plus fort qu’un che-val. » Mais comme le voleur ne répondait pas

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et galopait plus rapidement, Zoumourroud luipassa la main sur le visage, et le trouva touthérissé de poils plus durs que le balai du ham-mam, et tel qu’on l’eût cru quelque cochon sau-vage. À cette constatation elle eut une grandeterreur et se mit à lui donner des coups sur lafigure en lui criant : « Qui es-tu ? Qu’est-ce quetu es ? » Or, comme à ce moment ils étaientdéjà loin des habitations, dans la pleine cam-pagne envahie par la nuit et la solitude, le vo-leur s’arrêta un instant, déposa à terre l’ado-lescente et lui cria : « Moi, je suis Djiwân leKourde, le plus roué compagnon de la banded’Ahmad Ed-Danaf. Nous sommes quarantegaillards qui depuis longtemps sommes privésde chair fraîche. La nuit prochaine sera la plusbénie de tes nuits, car nous monterons toussur toi, à tour de rôle, et nous nous vautreronsentre ce que tu sais, et nous le ferons roulerjusqu’au matin. »

Lorsque Zoumourroud eut entendu ces pa-roles de son ravisseur, elle comprit toute l’hor-

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reur de sa situation, et se mit à pleurer ense frappant le visage et en déplorant l’erreurqui l’avait livrée à ce bandit perpétrateur deviols, et bientôt à ses compagnons les qua-rante. Puis, voyant que la mauvaise destinéeavait pris le dessus dans sa vie, et qu’il n’yavait pas à lutter contre elle, elle se laissa em-porter de nouveau par son ravisseur, sans op-poser de résistance, et se contenta de soupi-rer : « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! En Lui je meréfugie ! Chacun porte sa destinée attachée àson cou, et, quoi qu’il fasse, il ne peut s’en éloi-gner. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centvingt-troisième nuit.

Elle dit :

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Le Kourde Djiwân rechargea donc l’adoles-cente sur son dos et continua à courir jusqu’àune caverne, cachée dans les rochers, où labande des quarante et son chef avaient élu do-micile. Là, une vieille, la mère justement du ra-visseur de Zoumourroud, faisait le ménage deslarrons et préparait leur nourriture. Ce fut doncelle qui, entendant le signal convenu, sortit àl’entrée de la caverne recevoir son fils et sacapture. Djiwân remit Zoumourroud à sa mèreet lui dit : « Prends bien soin de cette gazellejusqu’à mon retour, car je vais à la recherchede mes compagnons, afin qu’ils viennent lamonter avec moi. Mais, comme nous ne seronspas revenus avant demain à midi, à cause dequelques exploits que nous avons à accomplir,je te charge de la bien nourrir pour qu’elle soitcapable de supporter nos assauts. » Et il s’enalla.

Alors la vieille s’approcha de Zoumourroudet lui porta à boire et lui dit : « Ma fille, quelbonheur pour toi de te sentir bientôt pénétrée

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par quarante jeunes gaillards, sans compterleur chef qui est à lui seul plus solide qu’euxtous ! Par Allah ! que tu es heureuse d’êtrejeune et désirable ! » Zoumourroud ne put ré-pondre et, s’enveloppant la tête de son voile,s’étendit par terre et resta ainsi jusqu’au matin.

Or, la nuit l’avait fait réfléchir ; et elle avaitrepris courage et s’était dit : « Quelle est donccette indifférence condamnable vis-à-vis demoi-même dans un tel moment ? Me faudrait-ildonc attendre sans bouger la venue de ces qua-rante bandits perforateurs, qui vont m’abîmeret me remplir comme l’eau remplit un navirejusqu’à ce qu’il s’enfonce au fond de la mer.Non, par Allah ! je sauverai mon âme et je neleur livrerai pas mon corps. » Et comme dé-jà c’était le matin, elle se leva et, s’approchantde la vieille, elle lui baisa la main et lui dit :« Cette nuit m’a bien reposée, ma bonne mère,et je me sens ragaillardie. Que nous faut-il fairemaintenant pour passer le temps ? Veux-tu, parexemple, venir avec moi au soleil et me laisser

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te chercher les poux de la tête et te lisser lescheveux, ma bonne mère ? » La vieille répon-dit : « Par Allah ! ton idée est excellente, mafille, car depuis le temps que je suis dans cettecaverne, je n’ai pu me laver la tête, et elle sertmaintenant d’habitation à toutes les espècesde poux qui se logent dans les cheveux deshommes et les poils des animaux. Et, la nuitvenue, ils sortent de ma tête et circulent enbande sur mon corps il y en a de blancs et denoirs, de gros et de petits ; il y en a même,ma fille, qui ont une queue fort large et qui sepromènent à rebours ; d’autres ont une odeurplus fétide que les vieilles vesses et les pets lesplus puants. Si donc tu arrives à me débarras-ser de ces bêtes malfaisantes, ta vie avec moisera fort heureuse ! »

Et elle sortit avec Zoumourroud hors de lacaverne et s’accroupit au soleil en enlevant lemouchoir qu’elle avait sur la tête. Zoumour-roud alors put voir qu’en effet il y avait làtoutes les variétés de poux connues et les

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autres également. Sans perdre courage, elle semit donc à les enlever d’abord par poignées,puis à peigner les cheveux à la racine avec plu-sieurs grosses épines ; et, quand il ne resta plusqu’une quantité normale de ces poux, elle semit à les chercher avec des doigts nombreux età les écraser entre deux ongles, comme à l’or-dinaire. Cela fait, elle lui lissa les cheveux len-tement, si bien que la vieille se sentit délicieu-sement envahie par la tranquillité de sa peaunettoyée, et finit par s’assoupir profondément.

Sans perdre de temps, Zoumourroud se le-va et courut à la caverne où elle prit des vête-ments d’homme dont elle s’affubla, s’entoura latête d’un beau turban, un de ceux qui venaientdes vols commis par les quarante, et ressortiten hâte pour aviser un cheval, également volé,qui paissait par là, les deux pieds attachés. Ellele sella et le brida, sauta dessus à califourchon,et le mit au grand galop, droit devant elle, eninvoquant le Maître de la délivrance.

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Elle galopa ainsi, sans répit, jusqu’à la tom-bée de la nuit ; et le lendemain matin, dèsl’aube, elle reprit sa course, ne s’arrêtant quede temps à autre pour se reposer, mangerquelques racines et laisser paître son cheval. Etelle continua de la sorte pendant dix jours etdix nuits.

Vers le matin du onzième jour, elle sortitenfin du désert qu’elle venait de traverser, etdéboucha dans une verdoyante prairie où cou-raient de belles eaux, où s’égayaient les re-gards au spectacle des grands arbres, des om-brages, des roses et des fleurs qu’un climatprintanier faisait pousser par milliers ; làs’ébattaient aussi des oiseaux de la création etpaissaient par troupeaux les gazelles et beau-coup d’autres jolis animaux.

Zoumourroud se reposa une heure en cetendroit délicieux, puis elle remonta à cheval etsuivit une route fort belle qui courait entre lesmassifs de verdure et conduisait à une grande

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ville dont au loin, sous le soleil, brillaient lesminarets.

Lorsqu’elle fut proche des murs et de laporte de la ville, elle vit une foule immense qui,à sa vue, se mit à pousser des cris délirantsde joie et de triomphe. Et, aussitôt, de la portesortirent et vinrent à sa rencontre des émirs àcheval et des notables et des chefs de soldatsqui se prosternèrent et embrassèrent la terreavec les marques de la soumission des sujets àleur roi, tandis que, de tous côtés, une clameurimmense s’élevait de la multitude : « Qu’Allahdonne la victoire à notre sultan ! Que ta bien-venue apporte la bénédiction au peuple desmusulmans ! Qu’Allah consolide ton règne, ônotre roi ! » Et, en même temps, des milliersde guerriers à cheval firent la haie sur deuxrangs, pour écarter et maintenir la foule à la li-mite de l’enthousiasme, et un crieur public, ju-ché sur un chameau richement caparaçonné,annonçait au peuple, de toute sa voix, l’arrivéeheureuse de son roi.

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Mais Zoumourroud, toujours déguisée encavalier, ne comprenait guère ce que tout celapouvait signifier, et elle finit par demander auxgrands dignitaires qui avaient pris les rênes ducheval, de chaque côté : « Qu’y a-t-il donc, ho-norables seigneurs, dans votre ville ? Et queme voulez-vous ? » Alors, d’entre tous ceux-là, s’avança un grand chambellan qui, aprèss’être incliné jusqu’à terre, dit à Zoumourroud :« Le Donateur, ô notre maître, n’a point comp-té ses grâces en te les accordant ! LouangesLui soient rendues ! Il t’amène par la main jus-qu’à nous pour te placer comme notre roi sur letrône de ce royaume ! Louanges à Lui qui nousdonne un roi si jeune et si beau, de la noblerace des enfants des Turcs, au brillant visage !Gloire à Lui ! car s’il nous avait envoyé quelquemendiant ou toute autre personne de peu d’im-portance, nous eussions été également forcésde l’accepter comme notre roi et de lui rendrehommage. Sache, en effet… »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centvingt-quatrième nuit.

Elle dit :

« Sache, en effet, que notre usage, à noushabitants de cette ville, lorsque notre roi meurtsans laisser d’enfant mâle, est de nous rendresur cette route-ci et d’attendre l’arrivée du pre-mier passant que nous envoie le destin, pourl’élire comme notre nouveau roi et le saluercomme tel. Et nous avons aujourd’hui le bon-heur de te rencontrer, ô toi le plus beau ! »

Or, Zoumourroud, qui était une femmed’idées excellentes, ne se laissa pas déconte-nancer par cette nouvelle si extraordinaire, etelle dit au grand-chambellan et aux autres di-

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gnitaires : « Ô vous tous, ne croyez point toutde même que je sois quelque Turc de naissanceobscure ou quelque fils de roturier. Aucontraire ! Vous avez devant vous un Turc dehaute lignée qui a fui son pays et ses tentes,après s’être brouillé avec ses parents, et quia résolu de parcourir le monde en cherchantles aventures. Et comme justement le destinme fait rencontrer une occasion assez belle, jeconsens à être votre roi ! »

Aussitôt elle se mit à la tête du cortège et,au milieu des acclamations et des cris de joiede tout un peuple, elle fit dans la ville son en-trée triomphale.

Lorsqu’elle fut arrivée devant la grandeporte du palais, les émirs et les chambellansmirent pied à terre et vinrent la soutenir sousles bras et l’aidèrent à descendre de cheval, etla transportèrent sur leurs bras dans la grandesalle de réception et la firent s’asseoir, l’ayantrevêtue des attributs royaux, sur le trône d’ordes anciens rois. Et tous ensemble se pros-

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ternèrent et embrassèrent la terre entre sesmains, en prononçant le serment de soumis-sion.

Alors Zoumourroud commença son règneen faisant ouvrir les trésors royaux accumulésdepuis les siècles ; et elle en fit tirer dessommes qu’elle distribua aux soldats, auxpauvres et aux indigents. Aussi le peuple l’ai-ma-t-il et fit-il des vœux pour la durée de sonrègne. Et, d’autre part, Zoumourroud n’oubliapas non plus de faire cadeau d’une grandequantité de robes d’honneur aux dignitaires dupalais, et d’accorder les faveurs aux émirs etaux chambellans ainsi qu’à leurs épouses età toutes les femmes du harem. En outre, elleabolit les perceptions d’impôts, les octrois etles contributions, et fit élargir les prisonniers etredressa tous les torts. Et de la sorte elle ga-gna l’affection des grands et des petits, qui tousla prenaient pour un homme et s’émerveillaientde sa continence et de sa chasteté en appre-nant qu’elle n’entrait jamais dans le harem et

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ne couchait jamais avec ses femmes. En effet,elle n’avait voulu prendre à son service parti-culier de nuit que deux petits eunuques qu’ellefaisait coucher en travers de sa porte.

Mais loin d’être heureuse, Zoumourroud nefaisait que penser à son bien-aimé Alischarqu’elle ne put retrouver malgré toutes les re-cherches qu’elle fit faire secrètement. Aussi,elle ne cessait de pleurer toute seule et deprier et de jeûner, pour attirer la bénédictiondu Très-Haut sur Alischar et obtenir de le re-trouver sain et sauf, après l’absence. Et elleresta ainsi une année ; si bien que toutes lesfemmes du palais levaient les bras de déses-poir et s’écriaient : « Quel malheur sur nousque le roi soit si dévot et si continent ! »

Au bout de l’année, Zoumourroud eut uneidée, et voulut tout de suite la mettre à exé-cution. Elle fit appeler les vizirs et les cham-bellans et leur ordonna de faire aplanir par lesarchitectes et les ingénieurs un vaste meidânlong d’un parasange et large d’autant, et de

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faire construire en son milieu un magnifiquepavillon en dôme qui serait richement tapisséet où seraient placés un trône et autant desièges qu’il y avait de dignitaires dans le palais.

L’ordre de Zoumourroud fut exécuté en fortpeu de temps. Et, le meidân tracé et le pavillonélevé et le trône et les sièges disposés dansl’ordre hiérarchique, Zoumourroud y convoquatous les grands de la ville et du palais, et leurdonna un festin qui de mémoire de vieillardn’avait eu son pareil dans le royaume. Et, àla fin du festin, Zoumourroud se tourna versles invités et leur dit : « Désormais, durant toutmon règne, je vous convoquerai dans ce pa-villon au commencement de chaque mois, etvous prendrez place sur vos sièges, et jeconvoquerai également tout mon peuple, afinqu’il prenne part au festin et qu’il mange etboive et remercie le Créateur pour ses dons ! »Et tous lui répondirent par l’ouïe et l’obéis-sance. Alors elle ajouta : « Les crieurs publics

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appelleront mon peuple au festin, et l’aviserontque quiconque refusera de venir sera pendu. »

Donc, au commencement du mois, lescrieurs publics parcoururent les rues de la villeen criant : « Ô vous tous, marchands et ache-teurs, riches et pauvres, affamés ou rassasiés,par l’ordre de notre maître le roi, accourez aupavillon du meidân. Vous y mangerez et boirezet bénirez le Bienfaiteur. Et pendu sera qui-conque ne s’y rendra ! Fermez vos boutiques etcessez la vente et les achats ! Quiconque refu-sera pendu sera ! »

À cette invitation, la foule accourut et semassa dans le pavillon en flots pressés, au mi-lieu de la salle, alors que le roi était assis surson trône et que, tout autour de lui, sur leurssièges respectifs, étaient hiérarchiquementrangés les grands et les dignitaires. Et tousse mirent à manger toutes sortes de chosesexcellentes, telles que moutons rôtis, riz aubeurre, et surtout de cet excellent mets appelé« kisck », préparé au blé pulvérisé et au lait fer-

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menté. Et pendant qu’ils mangeaient, le roi lesexaminait attentivement, l’un après l’autre, etsi longtemps, que chacun disait à son voisin :« Par Allah ! je ne sais pour quel motif le roime regarde avec obstination ! » Et les grandset les dignitaires, pendant ce temps, ne ces-saient d’encourager tous ces gens, leur disant :« Mangez sans honte et rassasiez-vous ! Vousne pouvez faire plus grand plaisir au roi que delui montrer votre appétit ! » Et eux se disaient :« Par Allah ! de notre vie nous n’avons vu unroi aimer à ce point son peuple et lui vouloirtant de bien ! »

Or, parmi les gloutons qui mangeaient avecle plus d’ardente voracité, faisant disparaîtredans leur gosier des plateaux entiers, se trou-vait le misérable chrétien Barssoum qui avaitendormi Alischar et volé Zoumourroud, aidéde son frère le vieux Rachideddîn. Lorsque ceBarssoum eut fini de manger la viande et lesmets au beurre ou au gras, il avisa un plateau,placé hors de portée de sa main, et qui était

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rempli d’un admirable riz à la crème, saupou-dré de sucre fin et de cannelle. Il bouscula tousses voisins et atteignit le plateau qu’il attira àlui et plaça sous sa main, et en prit une énormebouchée qu’il engouffra dans sa bouche.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centvingt-cinquième nuit.

Elle dit :

Alors l’un de ses voisins, scandalisé, lui dit :« N’as-tu donc pas honte de tendre la mainvers ce qui est loin de ta portée, et de t’emparerpour toi seul d’un si grand plateau ! Ignores-tu donc que la politesse nous enseigne de nemanger que ce qui est devant nous ? » Et unautre voisin ajouta : « Puisse ce mets te peser

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sur le ventre et bouleverser tes tripes ! » Etun autre bonhomme, grand mangeur de ha-schich, lui dit : « Hé, par Allah ! partageons !Approche-moi ça, que j’en prenne une bouchéeou deux ou trois ! » Mais Barssoum lui jeta unregard de mépris et lui cria violemment : « Ah !maudit mangeur de haschich, ce noble metsn’est pas fait pour ta mâchoire ; il est destinéau palais des émirs et des gens délicats ! » Etil s’apprêtait à plonger ses doigts dans la déli-cieuse pâte, quand Zoumourroud, qui l’obser-vait depuis un certain temps, le reconnut et dé-pêcha vers lui quatre gardes, en leur disant :« Courez vite vous emparer de cet individu quimange du riz au lait, et amenez-le-moi ! » Et lesquatre gardes se précipitèrent sur Barssoum,lui arrachèrent des doigts la bouchée qu’il s’ap-prêtait à avaler, le jetèrent la face contre terre,et le traînèrent par les jambes devant le roi, aumilieu des spectateurs étonnés qui cessèrentaussitôt de manger en se chuchotant les unsaux autres : « Voilà ce que c’est que de faire leglouton et de s’emparer de la nourriture d’au-

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trui ! » Et le mangeur de haschich dit à ceuxqui l’entouraient : « Par Allah ! j’ai bien fait dene pas manger avec lui de cet excellent riz àla cannelle ! Qui sait la punition qui va lui êtreinfligée ? » Et tous se mirent à regarder attenti-vement ce qui allait se passer.

Zoumourroud, les yeux intérieurement al-lumés, demanda à l’homme : « Dis-moi, toi,l’homme aux mauvais yeux bleus, quel est tonnom, et quel est le motif de ta venue dans notrepays ? » Le misérable chrétien, qui s’était coif-fé du turban blanc, privilège des seuls musul-mans, dit : « À notre maître le roi, je m’ap-pelle Ali, et j’exerce le métier de passementier.Je suis venu dans ce pays pour exercer monmétier, et gagner ma vie du travail de mesmains. »

Alors Zoumourroud dit à l’un de ses petitseunuques : « Va vite me chercher ma table desable divinatoire et la plume de cuivre qui mesert à y tracer les lignes géomantiques. » Et,son ordre aussitôt exécuté, Zoumourroud éten-

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dit soigneusement le sable divinatoire sur lasurface plane de la table et, avec la plume decuivre, y traça la figure d’un singe et quelqueslignes de caractères inconnus. Après quoi, elleréfléchit pendant quelques instants, puis relevasoudain la tête et, d’une voix terrible qui futentendue de toute la foule, elle cria au misé-rable : « Ô chien, comment oses-tu mentir auxrois ? N’es-tu point chrétien et ton nom n’est-ilpas Barssoum ? Et n’es-tu donc pas venu dansce pays pour te mettre à la recherche d’une es-clave volée par toi dans le temps ? Ah ! chienmaudit ! tu vas tout de suite avouer la véritéque vient de me révéler si clairement le sabledivinatoire ! »

À ces paroles, le chrétien terrifié croula surle sol, les mains jointes, et dit : « Grâce ! ô roidu temps, tu ne te trompes pas ! Je suis, en ef-fet – préservé sois-tu de tout mal ! – un ignoblechrétien, et je suis venu ici dans l’intention deravir une musulmane que j’avais volée et quis’est enfuie de notre maison. »

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Alors Zoumourroud, au milieu des mur-mures d’admiration de tout le peuple qui di-sait : « Ouallah ! il n’y a pas dans le mondeun géomancien liseur de sable comparable ànotre roi ! » appela le porte-glaive et ses aideset leur dit : « Emmenez ce misérable chien horsde la ville, écorchez-le vif, empaillez-le avecdu foin de mauvaise qualité, et revenez clouercette peau à la porte du meidân. Quant à soncadavre, il faut le brûler avec des excrémentsdesséchés, et enfouir ce qui en restera dansla fosse aux ordures. » Et ils répondirent parl’ouïe et l’obéissance, emmenèrent le chrétien,et l’exécutèrent selon la sentence que le peupletrouva pleine de justice et de sagesse.

Quant aux voisins qui avaient vu le misé-rable manger du riz au lait, ils ne purent s’em-pêcher de se communiquer mutuellement leursimpressions. L’un dit : « Ouallah ! jamais plusde ma vie je ne me laisserai tenter par ce platque pourtant j’aime à l’extrême. Il porte mal-heur ! » Et le mangeur de haschich, se tenant

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le ventre, tant il avait des coliques de terreur,s’écria : « Hé ! ouallah ! ma bonne destinée m’apréservé de toucher à ce maudit riz à la can-nelle. » Et tous jurèrent de ne jamais plus pro-noncer le mot de riz à la crème.

En effet, quand vint le mois suivant et quele peuple fut de nouveau convoqué à prendrepart au festin en présence du roi, il y eut ungrand vide autour du plateau qui contenait leriz à la crème, et personne ne voulut regarderde ce côté. Puis tout le monde, pour faire plai-sir au roi, qui observait chaque convive avecla plus grande attention, se mit à manger et àboire et à se réjouir, mais chacun ne touchaitqu’aux mets placés devant lui.

Sur ces entrefaites, entra un homme à l’as-pect effrayant qui s’avança rapidement enbousculant tout le monde sur son passage, etqui, voyant toutes les places prises excepté àl’entour du plateau de riz à la crème, vint s’ac-croupir devant ce plateau et, au milieu de l’ef-

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farement général, se disposa à tendre la mainpour en manger.

Or, Zoumourroud aussitôt reconnut en cethomme son ravisseur le terrible Djiwân leKourde, l’un des quarante de la bande d’AhmadEd-Danaf. Le motif qui l’amenait en cette villen’était autre que la recherche de l’adolescentedont la fuite l’avait mis dans une fureur épou-vantable, alors qu’il s’était préparé à la monteravec ses compagnons. Et il s’était mordu lamain de désespoir et avait fait le serment de laretrouver, fût-elle derrière le mont Caucase oucachée comme la pistache dans sa coque. Et ilétait parti à sa recherche, et avait fini par ar-river à la ville en question et entrer, avec lesautres, dans le pavillon, pour ne pas être pen-du.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois centvingt-sixième nuit.

Elle dit :

Il s’assit donc en face du plateau de riz àla crème en question, et plongea sa main toutentière au beau milieu. Alors de toutes partson lui cria : « Holà ! que vas-tu faire ? Prendsgarde ! Tu vas être écorché vif ! Ne touche pasà ce plat de la calamité ! » Mais l’homme roulades yeux terribles et leur cria : « Taisez-vous,vous autres ! Je veux m’en remplir le ventre. Jel’aime, ce riz doux à la crème. » On lui cria en-core : « Tu seras pendu écorché ! » Pour touteréponse il attira à lui davantage le plateau danslequel il avait plongé la main, et se pencha des-sus. À cette vue, le mangeur de haschich, sonplus proche voisin, s’enfuit épouvanté et dégri-sé des vapeurs du haschich. Et il alla s’asseoirplus loin, en protestant qu’il n’était pour riendans ce qui allait se passer.

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Donc, Djiwân le Kourde, après avoir plongédans le plateau sa main noire comme la pattedu corbeau, la sortit énorme et pesante commele pied du chameau. Il arrondit dans sa paumela prodigieuse poignée qu’il avait retirée, en fitune boule aussi grosse qu’un cédrat, et la lan-ça d’un mouvement tournant au fond de songosier où elle s’engloutit avec fracas, cascadedans une caverne, tant que le dôme du pavillonrésonna d’un écho qui se répercuta bondissantet rebondissant. Et la trace fut telle dans lamasse où la bouchée avait été prise que le fondapparut à nu du grand plateau.

À cette vue, le mangeur de haschich levales bras et s’écria : « Qu’Allah nous protège !il a englouti le plateau d’une seule bouchée.Grâces soient rendues à Allah qui ne m’a pascréé riz au lait entre ses mains ! » Et il ajouta :« Laissons-le manger à son aise, car déjà jevois sur son front se dessiner l’image du pen-du. » Puis il se mit encore plus hors de portéede la main du Kourde, et lui cria : « Puisse

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ta digestion s’arrêter et t’étouffer, ô effroyableabîme ! » Mais le Kourde, sans prêter attentionà ce qui se disait autour de lui, plongea uneseconde fois ses doigts, matraques, dans lamasse tendre qui s’entr’ouvrit avec un claque-ment, et il les retira avec, au bout, une grosseboule, telle une courge ; et il la faisait déjàtourner dans sa paume avant que de l’englou-tir, quand Zoumourroud dit aux gardes : « Vite,amenez-moi l’homme au riz avant qu’il avalela bouchée ! » Et les gardes bondirent sur leKourde qui ne les voyait pas, courbé qu’il étaitde toute la moitié du corps sur le plateau. Etils le renversèrent avec agilité et lui lièrent lesbras derrière le dos, et le traînèrent devant leroi, tandis que les assistants se disaient : « Ila voulu lui-même sa propre perte. Nous luiavions bien conseillé de s’abstenir de toucher àce néfaste riz à la crème ! »

Lorsqu’il fut devant elle, Zoumourroud luidemanda : « Quel est ton nom ? quel est tonmétier ? et quel motif t’a poussé à venir dans

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notre ville ? » Il répondit : « Je m’appelle Oth-mân, et je suis jardinier de mon métier. Quantau motif de ma venue, c’est la recherche d’unjardin où travailler pour manger. » Zoumour-roud s’écria : « Qu’on m’apporte la table desable et la plume de cuivre. » Et lorsqu’elle eutles objets entre les mains, elle traça avec laplume des caractères et des figures sur le sableétalé, réfléchit et calcula une heure de temps,puis releva la tête et dit : « Malheur à toi, mi-sérable menteur ! Mes calculs sur ma table desable m’apprennent que de ton vrai nom tut’appelles Djiwân le Kourde, et que de ton mé-tier tu es bandit, voleur et assassin ! Ah ! fils demille putains ! avoue tout de suite la vérité, oules coups te la feront retrouver ! »

En entendant ces paroles du roi, qu’il étaitloin de soupçonner être l’adolescente ravie na-guère par lui, il devint jaune de teint et ses mâ-choires se contractèrent sur des crocs de loupou de quelque bête sauvage. Puis il pensa sau-ver sa tête en avouant la vérité, et dit : « Tu

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dis vrai, ô roi ! Mais je me repens sur tes mainsdès cet instant, et je serai à l’avenir dans labonne voie ! » Mais Zoumourroud lui dit : « Ilne m’est pas permis de laisser vivre une bêtemalfaisante sur le chemin des musulmans. »Puis elle ordonna : « Qu’on l’emmène et qu’onl’écorche vif et qu’on l’empaille, pour le clouersur la porte du pavillon, et qu’on fasse subir àson cadavre le même sort qu’à celui du chré-tien. »

Lorsque le mangeur de haschich vit lesgardes emmener l’homme en question, il se le-va et tourna son derrière au plateau de riz etdit : « Ô saupoudré de sucre et de cannelle, jete tourne le dos, ô plat de malheur, car je ne tejuge digne que de mon derrière… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois centvingt-septième nuit.

Elle dit :

« … je ne te juge digne que de mon der-rière ! Je crache sur toi et t’abomine ! » Et voilàpour lui.

Mais pour ce qui est du troisième festin,voici : Comme dans les deux circonstancesprécédentes, les crieurs firent la même an-nonce ; puis le peuple se rassembla sous le pa-villon, les grands se placèrent en ordre et le rois’assit sur son trône. Et tout le monde se mit àmanger, à boire et à se réjouir ; et la foule étaitmassée partout, excepté devant le plateau deriz à la crème qui restait intact au milieu de lasalle, ayant tous les dos des mangeurs tournésde son côté. Et soudain on vit entrer un hommeà barbe blanche qui, voyant vide l’endroit toutautour du plateau, se dirigea de ce côté et s’as-

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sit pour manger, afin de n’être pas pendu. EtZoumourroud le regarda et reconnut le vieuxRachideddîn, le misérable chrétien qui l’avaitfait enlever par son frère Barssoum.

En effet, comme Rachideddîn, au bout d’unmois, ne voyait pas revenir son frère qu’il avaitenvoyé à la recherche de l’adolescente enfuie,il résolut de partir lui-même essayer de la re-trouver, et le destin le conduisit dans cette villejusqu’à ce pavillon, devant le plateau de riz à lacrème.

Zoumourroud, en reconnaissant le mauditchrétien, pensa en elle-même : « Par Allah ! ceriz à la crème est un mets béni, puisqu’il mefait retrouver tous les êtres malfaisants. Il mefaut un jour le faire crier par toute la villecomme mets obligatoire pour tous les habi-tants. Et je ferai pendre ceux qui ne l’aimerontpas. En attendant, je vais m’occuper de cevieux scélérat. » Elle cria donc à ses gardes :« Amenez-moi l’homme au riz ! » Et les gardes,habitués maintenant, reconnurent l’homme

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aussitôt, et se précipitèrent sur lui et le traî-nèrent par la barbe devant le roi qui lui deman-da : « Quel est ton nom ? quelle est ta profes-sion ? et quel est le motif de ton arrivée parminous ? » Il répondit : « Ô roi fortuné, je m’ap-pelle Rustem, mais je n’ai point de profession,si ce n’est d’être un pauvre, un derviche. » Elles’écria : « À moi, le sable et la plume ! » Et onles lui apporta. Et, après avoir étendu le sableet y avoir tracé des figures et des caractères,elle réfléchit une heure de temps, puis releva latête et dit : « Tu mens devant le roi, chien mau-dit ! Ton nom est Rachideddîn ; ton métier estde faire enlever traîtreusement les femmes desmusulmans et de les enfermer dans ta maison ;tu professes extérieurement la foi de l’Islam enrestant au fond du cœur un misérable chrétien.Avoue la vérité ou ta tête va sur l’heure sauterà tes pieds. » Et le misérable, terrifié, crut sau-ver sa tête et avoua ses crimes et ses hontes.Alors Zoumourroud dit aux gardes : « Renver-sez-le et appliquez-lui mille coups de bâtonsur chaque plante des pieds. » Et cela fut exé-

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cuté immédiatement. Elle dit alors : « Main-tenant, emmenez-le arrachez-lui la peau, em-paillez-la avec du foin pourri et clouez-la, avecles deux autres, à l’entrée du pavillon. Et faitessubir à son cadavre le même sort qu’à celui desdeux autres chiens. » Et cela fut exécuté sur-le-champ.

Puis tout le monde se remit à manger, ens’émerveillant de la sagesse et de la science di-vinatoire du roi, et en vantant sa justice et sonéquité.

Lorsque le festin eut pris fin, le peuples’écoula et la reine Zoumourroud rentra dansson palais. Mais elle n’était point heureuse in-térieurement, et elle se disait : « Grâces soientrendues à Allah qui m’a apaisé le cœur en m’ai-dant à tirer vengeance de ceux qui m’avaientfait du mal ! Mais tout cela ne me rend pasmon bien-aimé Alischar. Pourtant le Tout-Puis-sant peut ce qui lui plaît, à l’égard de ceuxqui l’adorent et le reconnaissent pour leur seulDieu. » Et, émue au souvenir de son amoureux,

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elle versa d’abondantes larmes toute la nuit.Puis elle s’enferma seule, avec sa douleur, jus-qu’au commencement du mois suivant.

Alors le peuple fut encore rassemblé pourle festin accoutumé, et le roi et les dignitairesprirent place, comme à l’ordinaire, sous ledôme. Et déjà le festin était en train, et Zou-mourroud désespérait de jamais retrouver sonbien-aimé, et elle faisait en son âme cetteprière : « Ô toi qui as rendu Youssouf à sonvieux père Yâcoub, qui as guéri de ses plaiesinguérissables le saint Ayoub, accorde-moidans ta bonté de retrouver moi aussi mon bien-aimé Alischar. Tu es l’Omnipotent, ô Maîtrede l’univers ! Toi qui mets dans la bonne voieceux qui sont dans l’égarement, toi qui écoutestoutes les voix, qui exauces tous les vœux, etqui fais succéder le jour à la nuit, rends-moiton esclave Alischar ! »

À peine Zoumourroud avait-elle formulé in-térieurement cette invocation, qu’un jeunehomme entra par la porte du meidân, et sa

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taille flexible ployait, rameau de saule. Il étaitbeau comme est belle la lumière, mais pâle etdélicat. Il chercha partout une place où s’as-seoir, et ne trouva libre que l’endroit autour duplateau de riz à la crème en question. Il vint yprendre place, et de tous côtés le suivaient lesregards épouvantés de ceux qui le croyaientdéjà perdu, et le voyaient écorché et pendu.

Or, Zoumourroud dès le premier regard re-connut Alischar. Et son cœur se mit à battre, etelle faillit lancer un cri de joie. Mais elle réus-sit à vaincre ce mouvement, pour ne point s’ex-poser à se trahir devant son peuple. Pourtantelle était prise d’une grande émotion, et ses en-trailles s’agitaient, et son cœur battait de plusen plus fort. Et elle attendit de s’être calméetout à fait avant que de faire venir Alischar.

Quant à Alischar, voici ce qui lui était arri-vé. Lorsqu’il s’était réveillé…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois centvingt-huitième nuit.

Elle dit :

… Lorsqu’il s’était réveillé, le jour était levé,et les marchands commençaient déjà à ouvrirle souk. Et Alischar, étonné de se voir étendudans cette rue, porta la main à son front, etconstata que son turban avait disparu, et sonmanteau également. Il commença alors à com-prendre la réalité, et courut, fort ému, racontersa mésaventure à la bonne vieille qu’il priad’aller aux nouvelles. Elle y consentit de boncœur, et partit pour revenir au bout d’uneheure, le visage et les cheveux défaits, lui ap-prendre la disparition de Zoumourroud, et luidire : « Je crois bien, mon enfant, que désor-mais tu dois renoncer à jamais retrouver tonamoureuse. Il n’y a de recours et de forcecontre les calamités qu’en Allah le Tout-Puis-sant ! Tout ce qui t’arrive est bien de ta faute ! »

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À ces paroles, Alischar vit la lumière sechanger en ténèbres devant son visage, et ildésespéra de la vie, et souhaita mourir, et semit à pleurer et à sangloter dans les bras de labonne vieille, tellement qu’il s’évanouit. Puis, àforce de frottements donnés par les femmes dela maison, il reprit ses sens, mais ce fut pours’aliter, atteint d’une grave maladie qui lui fitperdre le goût du sommeil et qui l’aurait cer-tainement conduit droit à la tombe s’il n’avaiteu la bonne vieille pour le soigner, l’aimer etl’encourager. Il resta ainsi fort malade durantla longueur d’une année, sans que la vieillele quittât un instant ; elle lui donnait à boireles sirops, et lui faisait bouillir les poulets, etlui faisait respirer les parfums vivifiants. Et lui,dans un état d’extrême faiblesse et de lan-gueur, se laissait faire, et se récitait des versfort tristes sur la séparation, dont ceux-ci entremille :

Les soucis s’accumulent, l’amour se désagrège,les larmes coulent et le cœur est brûlé.

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Le faix de la douleur pèse sur un dos qui nepeut le tolérer, sur un cœur épuisé par le désir d’ai-mer, par la passion sans chemin, et par les veillescontinues.

Seigneur Dieu, est-il encore moyen de me veniren aide ? Hâte-toi de me secourir avant que lesouffle dernier de vie s’exhale d’un corps exténué.

Alischar resta donc en cet état sans espoirde guérir comme sans espoir de revoir Zou-mourroud. Et la bonne vieille ne savait pluscomment faire pour le tirer de sa torpeur,quand un jour elle lui dit : « Mon enfant, cen’est point en continuant à te lamenter sanssortir de ta maison que tu pourras retrouverton amie. Si tu veux me croire, lève-toi et raf-fermis tes forces et sors la chercher dans lesvilles et les contrées. On ne sait jamais le che-min d’où peut venir le salut ! » Et elle ne cessade l’encourager de la sorte et de lui donner del’espoir qu’elle ne l’eût obligé à se lever et à en-trer au hammam, où elle lui donna elle-même

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le bain, et lui fit boire des sorbets, et lui fitmanger un poulet. Et elle continua pendant unmois à le traiter de la sorte, si bien qu’il fi-nit par être en état de voyager. Alors il fit sesadieux à la vieille, après avoir terminé ses pré-paratifs de départ, et se mit en route à la re-cherche de Zoumourroud. Et c’est ainsi qu’il fi-nit par arriver dans la ville où Zoumourroudétait roi, et par entrer dans le pavillon du festinet s’asseoir devant le plateau de riz à la crèmesaupoudré de sucre et de cannelle.

Comme il avait une grande faim, il relevases manches jusqu’aux coudes, dit la formule :« Bismillah » et se disposa à manger. Alors sesvoisins, apitoyés de voir à quel danger il s’ex-posait, le prévinrent qu’il lui arriverait certai-nement malheur s’il avait la mauvaise chancede toucher à ce mets. Et, comme il s’obstinait,le mangeur de haschich lui dit : « Tu serasécorché et pendu, prends garde ! » Il répondit :« Bénie soit la mort qui me délivrera d’une viepleine d’infortunes ! Mais auparavant je veux

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manger de ce riz à la crème. » Et il tendit lamain et se mit à manger de grand appétit.

Tout cela ! Et Zoumourroud qui, tout enémoi, l’observait, se dit : « Je veux d’abord lelaisser assouvir sa faim, avant que de le fairevenir. » Et lorsqu’elle vit qu’il avait cessé demanger, et qu’il avait prononcé la formule duremercîment, elle dit aux gardes : « Allez trou-ver tout doucement ce jeune homme qui estassis devant le plateau de riz à la crème, etpriez-le, avec beaucoup de bonnes manières,de venir me parler, en lui disant : « Le roi vousdemande pour une question et une réponse,sans plus. » Et les gardes vinrent s’incliner de-vant Alischar et lui dirent : « Seigneur, notremaître le roi te demande pour une question etune réponse, sans plus ! » Alischar répondit :« J’écoute et j’obéis ! » Et il se leva et les ac-compagna devant le roi.

Pendant ce temps, les gens du peuple fai-saient entre eux mille conjectures. Les uns di-saient : « Quel malheur pour sa jeunesse ! Qui

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sait ce qui va lui arriver ! » Mais d’autres ré-pondaient : « S’il devait lui arriver malheur, leroi ne l’aurait pas laissé manger sa suffisance.Il l’aurait fait arrêter dès la seconde bou-chée ! » Et d’autres disaient : « Les gardes nel’ont pas traîné par les pieds ou par les habits !Ils l’ont accompagné, en le suivant respectueu-sement à distance ! »

Tout cela, pendant qu’Alischar se présentaitdevant le roi. Là, il s’inclina et embrassa laterre entre les mains du roi qui lui demanda,d’une voix tremblante et fort douce : « Quelest ton nom, ô tendre jouvenceau ? quel estton métier ? et quel motif t’a obligé à quitterton pays pour ces contrées lointaines ? » Il ré-pondit : « Ô roi fortuné, je m’appelle Alischarfils de Gloire, et je suis un d’entre les enfantsdes marchands, dans le pays de Khorassân. Maprofession était celle de mon père, mais il y alongtemps que les calamités m’y firent renon-cer… »

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centvingt-neuvième nuit.

Elle dit :

« Quant au motif de ma venue dans cepays, c’est la recherche d’une personne aiméeque j’ai perdue, et qui m’était plus chère quema vue et mon ouïe et mon âme ! Et depuisqu’elle m’a été prise, je vis somnambule. Ettelle est ma lamentable histoire. » Et Alischar,en achevant ces paroles, fondit en larmes, etfut pris d’un tel hoquet qu’il tomba évanoui.

Et Zoumourroud, à la limite de l’attendris-sement, ordonna à ses deux petits eunuques delui asperger le visage avec de l’eau de roses.Et les deux petits esclaves aussitôt exécutèrent

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l’ordre, et Alischar revint à lui en sentant l’eaude roses. Alors Zoumourroud dit : « Mainte-nant, qu’on m’apporte la table de sable et laplume de cuivre ! » Et elle prit la table et elleprit la plume, et, après avoir tracé des ligneset des caractères et réfléchi pendant une heurede temps, elle dit doucement, mais de façon àêtre entendue de tout le peuple : « Ô Alischarfils de Gloire, le sable divinatoire confirme tesparoles. Tu dis la vérité. Aussi je puis te prédireque bientôt Allah te fera retrouver ta bien-ai-mée. Que ton âme s’apaise et que ton cœur serafraîchisse. » Puis elle leva la séance, et or-donna aux deux petits esclaves de le conduireau hammam, et de le revêtir après le baind’une robe de l’armoire royale, de le faire mon-ter sur un cheval des écuries royales, et de lelui ramener à l’entrée de la nuit ! Et les deuxpetits eunuques répondirent par l’ouïe etl’obéissance, et se hâtèrent d’exécuter l’ordrede leur roi.

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Quant aux gens du peuple qui avaient as-sisté à toute cette scène et entendu les ordresdonnés, ils se demandèrent les uns aux autres :« Quel motif secret a donc poussé le roi à trai-ter ce joli jouvenceau avec tant d’égards et dedouceur ? » D’autres répondirent : « Par Allah !le motif est tout indiqué : le garçon est fortbeau. » Et d’autres dirent : « Nous avions prévuce qui allait se passer, rien qu’en voyant le roile laisser assouvir sa faim à ce plateau de riz àla crème douce. Ouallah ! nous n’avions jamaisentendu dire que le riz à la crème pût produirede pareils prodiges. » Et ils s’en allèrent, cha-cun donnant son avis.

Quant à Zoumourroud, elle attendit avecune impatience inimaginable l’entrée de lanuit, pour pouvoir enfin s’isoler avec le bien-aimé de son cœur. Aussi, à peine le soleil eut-il disparu et les muezzins eurent-ils appelé lescroyants à la prière, Zoumourroud se désha-billa et s’étendit sur sa couche, ne gardant pourtout vêtement que sa chemise de soie. Et elle

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abaissa les rideaux, pour être dans l’ombre, etordonna aux deux eunuques de faire entrer Ali-schar qui attendait dans le vestibule.

Quant aux chambellans et aux dignitairesdu palais, ils ne doutèrent plus des intentionsdu roi en le voyant traiter de cette façon inac-coutumée le bel Alischar. Et ils se dirent : « Ilest maintenant bien certain que le roi est éprisde ce jouvenceau. Et sûrement demain, aprèssa nuit avec lui, il le nommera chambellan ougénéral d’armée. » Et voilà pour eux.

Quant à Alischar, lorsqu’il fut en présencedu roi, il embrassa la terre entre ses mains, enlui adressant ses hommages et lui offrant sesvœux, et il attendit d’être interrogé. Et Zou-mourroud pensa en son âme : « Je ne puis luirévéler tout de suite qui je suis ; car, s’il mereconnaissait subitement, il mourrait d’émo-tion. » Elle se tourna donc vers lui, et lui dit :« Ô gentil jouvenceau, viens plus près de moi.Dis ! as-tu été au hammam ? » Il répondit :« Oui, ô mon seigneur. » Elle reprit : « T’es-tu

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lavé partout et parfumé et rafraîchi ? » Il ré-pondit : « Oui, ô mon seigneur. » Elle deman-da : « Sûrement le bain a dû exciter ton appétit,ô Alischar ! Voici, à portée de ta main, un pla-teau rempli de poulets et de pâtisseries. Com-mence d’abord par apaiser ta faim ! » Alors Ali-schar répondit par l’ouïe et l’obéissance, etmangea son plein, et fut content. Et Zoumour-roud lui dit : « Tu dois avoir soif maintenant !Voici, sur le second tabouret, le plateau desboissons. Bois ta soif, et puis viens tout près demoi. » Et Alischar but une tasse de chaque potde boisson, et s’approcha de la couche du roi.

Alors le roi lui prit la main et lui dit : « Tume plais beaucoup, ô jouvenceau ! Tu as unejolie figure, et j’aime les jolies figures. Je te priede me masser. » Et Alischar se baissa et, rele-vant ses manches, se mit à masser les pieds duroi.

Au bout d’un certain temps, le roi lui dit :« Masse-moi maintenant les jambes et lescuisses. » Et Alischar fils de Gloire se mit à

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masser les jambes et les cuisses du roi. Et ilfut étonné à la fois et émerveillé de leur trou-ver une tendreté et une souplesse et une blan-cheur sans pareilles. Et il se disait : « Ouallah !les cuisses des rois sont bien blanches. Et ellesn’ont pas de poils. »

À ce moment, Zoumourroud lui dit : « Ôjouvenceau aux mains si expertes dans l’art dumassage, allonge tes mouvements jusqu’à monnombril. » Mais Alischar s’arrêta soudain dansson massage, et dit : « Excuse-moi, mon sei-gneur, mais je ne sais point faire le massage ducorps plus haut que les cuisses. Tout ce que jesais, je l’ai fait. »

— À ce moment de sa narration, Schahra-zade vit apparaître le matin et se tut discrète-ment.

Mais lorsque fut la trois cent tren-tième nuit.

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Elle dit :

À ces paroles, Zoumourroud prit un ton devoix fort courroucé, et s’écria : « Comment ! Tuoses me désobéir ? Par Allah ! si tu hésites en-core, ta nuit sera néfaste sur ta tête ! Hâte-toi donc de t’incliner et de satisfaire à mondésir. Et moi, en retour, je ferai de toi monamant en titre, et je te nommerai émir entre lesémirs et chef d’armée entre les chefs de mes ar-mées. » Alischar demanda : « Je ne comprendspas exactement ce que tu veux, ô roi. Quefaut-il que je fasse pour t’obéir ? » Elle répon-dit : « Défais ton honorable caleçon et étends-toi sur la figure. » Alischar s’écria : « C’est làune chose que de ma vie je n’ai faite. Si donctu veux me forcer à la commettre, je t’en de-manderai compte au jour de la Résurrection.Laisse-moi donc sortir d’ici et m’en aller dansmon pays. » Mais Zoumourroud reprit, d’unton plus furieux : « Je t’ordonne de mettre basl’honorable caleçon et de te coucher sur le vi-

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sage, sinon je te fais sur l’heure trancher latête. Viens donc, ô jouvenceau, et dors avecmoi. Tu ne t’en repentiras pas ! »

Alors Alischar, désespéré, ne put faire au-trement que d’obéir. Aussitôt Zoumourroud leprit dans ses bras, et monta sur lui, et s’étenditsur son dos.

Lorsque Alischar vit le roi peser avec cetteimpétuosité, il se dit : « Il va m’abîmer sans re-cours ! » Mais bientôt il sentit sur lui, légère-ment, quelque chose de doux qui le caressait,comme de la soie, tendre à la fois et arron-di, au toucher ferme autant que beurré, et ilse dit : « Ouallah ! ce roi a une peau préférableà celle des femmes ! » Mais, au bout d’un mo-ment qu’il était dans cette posture sans riensentir de perforant, il vit le roi se détacher sou-dain et s’étendre lui-même sur le dos, à ses cô-tés. Et il pensa : « Béni et glorifié soit Allah quin’a pas permis le réveil de l’enfant. Que serais-je devenu si cela avait réussi ! » Et il commen-çait à respirer plus à son aise, quand le roi lui

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dit : « Sache, ô Alischar, que l’enfant est habi-tué à se lever seulement quand on le manipuleavec les doigts ! Il te faut donc me le manipulerou tu es un homme mort ! » Et, toujours éten-due sur le dos, Zoumourroud prit la main d’Ali-schar fils de Gloire, et la posa doucement surson histoire. Et Alischar, à ce toucher, sentitune rondeur haute comme un trône, et grassecomme un poulet, et plus chaude que la gorgedu pigeon, et plus brûlante qu’un cœur brûlépar la passion ; et cette rondeur était lisse etblanche et fondante et énorme. Et soudain illa sentit, sous ses doigts, se cabrer comme unmulet piqué aux naseaux, ou comme un âne ai-guillonné au milieu du dos.

À cette constatation, Alischar, à la limite del’étonnement, pensa en son âme : « Ce roi aune fente, c’est certain. C’est là la chose la plusprodigieuse d’entre tous les prodiges. » Et Ali-schar, enhardi par cette trouvaille qui lui enle-vait ses dernières hésitations, se mit soudain à

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s’ériger quant à son zebb, et cela à l’extrême li-mite de l’érection.

Or, Zoumourroud n’attendait que ce mo-ment-là. Et tout à coup elle éclata de rire. Puiselle dit à Alischar : « Comment se fait-il que tune reconnaisses pas ta servante, ô mon maîtrebien-aimé ? » Mais Alischar ne comprenait pasencore, et demanda : « Quelle servante et quelmaître, ô roi du temps ? » Elle répondit : « ÔAlischar, je suis Zoumourroud, ton esclave. Neme reconnais-tu pas à tous ces signes-là ? »

À ces paroles, Alischar regarda plus atten-tivement le roi, et reconnut en lui sa bien-ai-mée Zoumourroud. Et il la prit dans ses bras etl’embrassa avec les plus grands transports dejoie. Et Zoumourroud lui demanda : « Mainte-nant opposeras-tu encore de la résistance ? »Et Alischar, pour toute réponse, fondit sur elle,lion sur la brebis, et, reconnaissant la route, ilalla de l’avant sans se soucier de l’étroitesse dusentier. Et, arrivé au terme de la route, il restalongtemps droit et rigide, portier de cette porte

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et imam de ce mihrab. Et elle, de son côté, nele quittait pas d’un doigt, et s’élevait avec lui,et s’agenouillait, et roulait, et se relevait, et ha-letait, en suivant le mouvement. Et à la câline-rie répondait la câlinerie, et au remous un se-cond remous. Et ils se répondaient par de telssoupirs et de tels cris, que les deux petits eu-nuques, attirés par le bruit, soulevèrent le ri-deau pour voir si le roi n’avait pas besoin deleurs services. Et devant leurs yeux effarés ap-parut le spectacle de leur roi étendu sur le dosavec le jouvenceau, en diverses poses mouve-mentées, donnant la réplique aux assauts pardes coups de lance, aux incrustations par descoups de ciseau, et aux remuements par desagitations.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

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Mais lorsque fut la trois centtrente-unième nuit.

Elle dit :

À cette vue, les deux eunuques se hâtèrentde s’éloigner silencieusement, en se disant : « Ilest certain que ces façons de faire du roi nesont point des façons d’un homme, mais d’unefemme en délire. » Mais ils se gardèrent biende divulguer aux autres ce secret.

Lorsque vint le matin, Zoumourroud se re-vêtit de ses habits royaux et fit assembler dansla grande cour du palais ses vizirs, ses cham-bellans, ses conseillers, ses émirs, ses chefsd’armée, et les notables d’entre les habitants,et leur dit : « Je vous permets, ô vous tous,mes sujets fidèles, d’aller dès aujourd’hui sur laroute où vous m’avez rencontré, et de chercherquelqu’un d’autre pour l’élire comme votre roià ma place. Moi, j’ai résolu d’abdiquer la royau-

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té et de m’en aller vivre dans le pays de cetadolescent, que j’ai choisi comme ami pour lavie ; car je veux lui donner tous mes instantscomme je lui ai donné mon affection. Ouassa-lam ! »

À ces paroles, les assistants lui répondirentpar l’ouïe et l’obéissance ; et les esclaves aus-sitôt s’empressèrent, en rivalisant de zèle, defaire les préparatifs du départ, et remplirentdes caisses et des caisses de provisions deroute, de bijoux, de robes, de choses somp-tueuses, d’or et d’argent, et les chargèrent surle dos des mulets et des chameaux. Et, sitôttout cela prêt, Zoumourroud et Alischar mon-tèrent dans un palanquin de velours porté parun dromadaire, et, suivis des deux petits eu-nuques seulement, ils retournèrent au Khoras-sân, dans la ville où se trouvaient leur maisonet leurs parents. Et ils y arrivèrent en toutesécurité. Et Alischar fils de Gloire ne manquapas de faire de grandes largesses aux pauvres,aux veuves et aux orphelins, et de distribuer

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des cadeaux extraordinaires à ses amis, à sesconnaissances et à ses voisins. Et tous deuxvécurent de nombreuses années, au milieu desenfants que leur octroya le Donateur. Et ilsfurent à la limite des joies et des félicités, jus-qu’à ce que vînt les visiter la destructrice desplaisirs et la séparatrice des amants ! Gloire àCelui qui demeure dans son éternité ! Et bénisoit Allah, dans tous les cas !

— Mais, continua Schahrazade en s’adressantau roi Schahriar, ne crois point un instant quecette histoire soit plus délicieuse que l’Histoire desSix Adolescentes aux couleurs différentes ! Et si lesvers n’y sont pas de beaucoup plus admirables quetous ceux que tu as déjà entendus, tu me feras cou-per la tête sans différer davantage !

Et Schahrazade dit :

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HISTOIRE DES SIX ADOLES-CENTES AUX COULEURS DIF-

FÉRENTES

On raconte qu’un jour d’entre les joursl’émir des Croyants El-Mâmoun s’assit sur sontrône, dans la salle de son palais, et fit ras-sembler entre ses mains, outre ses vizirs, sesémirs et les principaux chefs de son empire,tous les poètes et tous les gens délicieux dont ilavait fait ses intimes. Or, le plus intime d’entreles plus intimes de ceux qui se trouvaient làréunis, était Môhammad El-Bassri. Et le khali-fat El-Mâmoun se tourna vers lui et lui dit « ÔMohammad, j’ai bien envie de t’entendre meraconter à cette heure quelque histoire jamaisentendue. » Il répondit « Ô émir des Croyants,la chose est facile. Mais veux-tu de moi unehistoire que j’aie ouïe de mes oreilles, ou bien

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quelque fait que, témoin, j’aie observé de mesyeux ? » Et El-Mâmoun dit « Ô Mohammad, iln’importe. Mais je veux le plus merveilleux. »Alors Mohammad El-Bassri dit :

« Sache, ô émir des Croyants, que j’aiconnu, ces temps derniers, un homme de for-tune considérable, natif du Yémen, qui avaitquitté son pays pour venir habiter dans Bagh-dad, notre ville, afin d’y mener une vieagréable et tranquille. Il s’appelait Ali El-Ya-mani. Et, comme au bout d’un certain tempsil avait trouvé les mœurs de Baghdad absolu-ment à sa convenance, il fit venir ses effetsen entier, ainsi que son harem composé de sixjeunes esclaves belles comme des lunes.

La première de ces adolescentes étaitblanche, la seconde brune, la troisième grasse,la quatrième mince, la cinquième blonde etla sixième noire. Et toutes les six, en vérité,étaient à la limite des perfections, avaient l’es-prit orné de la connaissance des belles-lettres,

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et excellaient dans l’art de la danse et des ins-truments d’harmonie.

L’adolescente blanche s’appelait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centtrente-deuxième nuit.

Elle dit :

L’adolescente blanche s’appelait Visage-de-Lune ; la brune s’appelait Flamme-du-Brasier ;la grasse, Pleine-Lune ; la mince, Houria-du-Paradis ; la blonde, Soleil-du-Jour ; la noire,Prunelle-de-l’Œil.

Or, un jour, Ali El-Yamani, heureux de laquiétude goûtée dans la délectable Baghdad,et se sentant dans des dispositions d’esprit

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meilleures encore que d’habitude, invita sessix esclaves à la fois à venir dans la salle deréunion lui tenir compagnie et passer le tempsà boire, à s’entretenir et à chanter avec lui. Ettoutes les six se présentèrent aussitôt entre sesmains ; et, par toutes sortes de jeux, de réjouis-sances et d’amusements, ils se délectèrent en-semble infiniment.

Lorsque la gaieté régna sans mélange parmieux, Ali El-Yamani prit une coupe, la remplitde vin, et, se tournant vers Visage-de-Lune, luidit : « Ô blanche et aimable esclave, ô Visage-de-Lune, fais-nous entendre quelques accordsdélicats de ta voix. » Et Visage-de-Lune, l’es-clave blanche, prit un luth, en harmonisa lessons et y exécuta quelques préludes bas quifirent danser les pierres. Puis elle s’accompa-gna, en chantant ces vers qu’elle improvisa :

« L’ami que j’ai, qu’il soit loin ou qu’il soit près,a pour toujours empreint son image sur mes yeux,et gravé son nom sur mes membres fidèles.

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Pour dorloter son souvenir je deviens entière-ment un cœur, et pour le contempler je deviens en-tièrement un œil.

Le censeur, qui me blâme sans cesse, m’a dit :« Vas-tu oublier enfin cet amour enflammé ? » Jelui dis : « Ô censeur sévère, laisse-moi et va-t’en ! !Ne vois-tu comme tu te leurres en me demandantl’impossible ? »

En entendant ces vers, le maître de Visage-de-Lune fut ému de plaisir, et, après avoirmouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’ado-lescente qui la but. Il la remplit alors une se-conde fois et, la tenant à la main, il se tournavers l’esclave brune et lui dit : « Ô Flamme-du-Brasier, ô remède des âmes, tâche, sans m’em-braser toutefois, de me faire entendre les ac-cents de ta voix, en chantant quelques vers deton choix. » Et Flamme-du-Brasier prit le luthet l’accorda sur une autre clef ; puis elle prélu-da par un jeu qui fit danser les cœurs, et toutde suite elle chanta :

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« Je le jure par ce cher visage, je l’aime. Ôbrillant visage que la beauté enveloppe de sesvoiles, tu enseignes aux êtres les plus beaux ce quepeut être une chose belle.

Par ta gentillesse tu as fait la conquête de tousles cœurs, car tu es l’œuvre pure sortie des doigtsdu Créateur. »

En entendant ces vers, le maître deFlamme-du-Brasier fut ému de plaisir, et, aprèsavoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit àl’adolescente qui la but. Il la remplit alors unetroisième fois et, la tenant à la main, il se tour-na vers l’esclave à l’embonpoint considérable,et lui dit : « Pleine-Lune, ô lourde à la surfacemais au sang sympathique et si léger, veux-tunous chanter un air sur de beaux vers clairscomme ta chair ? » Et l’adolescente grasse pritle luth et l’accorda et préluda de façon à fairevibrer les âmes et les roches les plus dures, et,après quelques agréables murmures, elle chan-ta d’une voix pure :

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« Si je pouvais réussir à te plaire, ô toi, objet demon désir, je braverais tout l’univers et sa colère,avec ton seul sourire comme salaire.

Si vers mon âme qui soupire tu t’avançais deta fière démarche balancée, les rois de la terre en-tière disparaîtraient que je ne m’en apercevrais.

Si tu agréais l’humilité de mon amour, monbonheur serait de passer à tes pieds tous mes jours,ô toi vers qui convergent les attributs de la beautéet ses atours. »

En entendant ces vers, le maître de lagrasse Pleine-Lune fut ému de plaisir, et, aprèsavoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit àl’adolescente qui la but. Alors il la remplit denouveau et, la tenant à la main, il se tournavers l’esclave mince et lui dit : « Ô svelte Hou-ria-du-Paradis, à ton tour maintenant de nousprocurer l’extase des beaux chants. » Et lasvelte adolescente s’inclina sur le luth, commeune mère sur son enfant, et chanta les vers sui-vants :

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« Pour toi mon ardeur est extrême, et ton indif-férence l’égale. Où est la loi qui conseille des senti-ments si opposés ?

Est-il un juge suprême des cas d’amour, afind’y avoir recours ? Il rendrait les parties égales endonnant l’excès de mon ardeur au bien-aimé, et enme donnant l’excès de son indifférence. »

En entendant ces vers, le maître de la minceet svelte Houria-du-Paradis fut ému de plaisiret, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, ill’offrit à l’adolescente qui la but. Après quoi, illa remplit de nouveau et, la tenant à la main…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centtrente-troisième nuit.

Elle dit :

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… il se tourna vers l’esclave blonde et luidit : « Ô Soleil-du-Jour, ô corps d’ambre etd’or, veux-tu, sur un délicat motif d’amour,nous broder quelques vers encore ? » Et lablonde adolescente inclina sa tête d’or surl’instrument sonore, ferma à demi ses yeuxclairs comme l’aurore, préluda par quelquesmélodieux accords qui firent vibrer sans effortles âmes et les corps, au dedans comme au de-hors, et, après avoir incité les transports par undébut pas trop fort, elle donna à sa voix, tré-sor des trésors, le plein de son essor, et chantapour lors :

« L’ami que j’ai, lorsque devant lui je parais,Il me contemple et darde sur mon cœurLe glaive tranchant de ses regards.Je dis à mon pauvre cœur transpercé : « Pour-

quoi ne veux-tu pas guérir de tes blessures ?« Pourquoi ne te tiens-tu pas sur tes gardes en-

vers lui ? »

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Mais mon cœur ne me répond pas, et toujourscède au penchant qui l’entraîne sous ses pas. »

En entendant ces vers, le maître de lablonde esclave Soleil-du-Jour fut ému de plai-sir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe,il l’offrit à l’adolescente qui la but. Après quoi,il la remplit de nouveau et, la tenant à la main,il se tourna vers l’esclave noire et lui dit : « ÔPrunelle-de-l’Œil, ô noire à la surface et siblanche au dedans, toi dont le corps porte lacouleur de deuil et dont le visage de bon ac-cueil cause le bonheur de notre seuil, cueille-nous quelques vers qui soient des merveillesaussi vermeilles que le soleil. »

Alors, la noire Prunelle-de-l’Œil prit le luthet y joua des variantes de vingt manières diffé-rentes. Après quoi, elle reprit le premier air etchanta ce chant qu’elle chantait d’ordinaire, etqu’elle avait composé sur le mode impair :

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« Mes yeux, laissez couler abondamment voslarmes

Sur le meurtre de mon cœur par le feu de monamour.

Tout ce feu dont je brûle, toute cette passionqui me consume,

Je les dois à l’ami cruel qui me fait languir,Au cruel qui fait la joie de mes rivales.Mes censeurs me blâment, et m’encouragent à

renoncer aux roses de ses joues en fleur.Mais que faire d’un cœur sensible aux fleurs et

aux roses ?…Maintenant, voici la coupe de vin qui circule

là-bas,Et les sons de la guitare invitent au plaisir nos

âmes, et nos corps à la volupté… Moi, je n’aimeque son haleine !

Mes joues hélas ! sont flétries par les feux demes désirs. Mais que m’importe ! Les roses du Pa-radis – ses joues – les voici.

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Que m’importe, puisque je l’adore. Si, toute-fois, mon crime n’est pas trop grand d’aimer lacréature. »

En entendant ces vers, le maître de Pru-nelle-de-l’Œil fut ému de plaisir et, après avoirmouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’ado-lescente qui la but.

Après quoi, toutes les six se levèrent à lafois et embrassèrent la terre entre les mainsde leur maître, et le prièrent de leur faireconnaître celle dont il avait été le plus charméet dont les vers et la voix étaient le plus plai-sants. Et Ali El-Yamani fut à la limite de la per-plexité, et se mit à longtemps les regarder età admirer leurs charmes et leurs mérites avecdes regards indécis ; et il trouvait, en son âme,que leurs formes et leurs couleurs étaient éga-lement admirables. Il finit enfin par se déciderà parler et dit :

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« Louanges à Allah le Distributeur desgrâces et de la beauté, qui m’a donné en vousautres, les six, des jouvencelles merveilleusesdouées de toutes les perfections ! Eh bien, voi-ci ! Je vous déclare que je vous préfère touteségalement, et que je ne puis prendre sur maconscience d’accorder à l’une d’entre vous lapréexcellence. Venez donc, mes agneaux,m’embrasser toutes à la fois. »

À ces paroles de leur maître, les six adoles-centes se précipitèrent dans ses bras, et le ca-ressèrent mille fois, et lui également, pendantune heure de temps.

Après quoi, il les fit se ranger en cercle de-vant lui et leur dit : « Je n’ai point voulu moi-même commettre l’injustice de fixer spéciale-ment mon choix sur l’une de vous, en lui ac-cordant la préférence sur ses compagnes. Maisce que je n’ai point fait, vous pouvez le fairevous-mêmes. Toutes, en effet, vous êtes éga-lement versées dans la lecture du Korân etdans les belles-lettres ; vous avez lu les annales

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des anciens et l’histoire de nos pères musul-mans ; vous êtes enfin douées d’éloquence etd’une diction merveilleuse. Je veux donc quechacune de vous se donne les louanges qu’ellecroit mériter, qu’elle fasse remarquer ses avan-tages et ses qualités, et qu’elle rabaisse lescharmes de sa rivale. Ainsi, que la lutte s’en-gage, par exemple, entre deux rivales de cou-leurs ou de formes différentes, entre la blancheet la noire, la maigre et la grasse, la blonde etla brune ; mais dans cette lutte vous ne devezpas vous battre autrement qu’avec les bellesparoles, les belles maximes, les citations dessages et des savants, l’autorité des poètes etl’appui du Korân. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centtrente-quatrième nuit.

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Elle dit :

Et les six adolescentes répondirent parl’ouïe et l’obéissance, et se disposèrent à lalutte charmante.

La première qui se leva fut la blanche es-clave Visage-de-Lune, qui fit signe à la noirePrunelle-de-l’Œil de venir se tenir vis-à-visd’elle. Et aussitôt elle dit :

« Ô noire, il est rapporté dans les livres dessavants que la Blancheur parla ainsi : « Je suisune lumière éclatante, une lune qui se lève àl’horizon. Ma couleur est claire et évidente.Mon front brille de l’éclat de l’argent. Et mabeauté a inspiré le poète qui a dit :

« Blanche, aux joues lisses et douces et polies,elle est une perle de beauté soigneusement gardée.

« Elle est droite comme la lettre aleph ; lalettre mim, c’est sa bouche ; ses sourcils sont deux

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nouns renversés ; et ses regards sont des flècheslancées par l’arc redoutable de ses sourcils.

« Mais si tu veux savoir ses joues et sa taille, jete dirai : Ses joues – des feuilles de rose, des fleursde myrte et des narcisses. Sa taille – un tendre ra-meau flexible qui, gracieux, se balance dans le jar-din, et pour lequel on donnerait le jardin entier etses parterres. »

« Mais, ô noire, je continue !

« Ma couleur est la couleur du jour. Elleest aussi la couleur de la fleur d’oranger et del’étoile perlée du matin.

« Sache qu’Allah Très-Haut, dans le Livrevénéré, dit à Moussa (sur lui la prière et lapaix !) qui avait la main couverte de lèpre :« Fais entrer ta main dans ta poche ; et quandtu l’en retireras, tu la trouveras blanche, c’est-à-dire pure et intacte ! »

« Il est également écrit dans le Livre denotre foi : « Ceux qui ont su garder leur visage

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blanc, c’est-à-dire indemne de toute souillure,seront du nombre des élus dans la miséricorded’Allah ! »

« Ma couleur est donc la reine des couleurs,et ma beauté, c’est ma perfection, et ma per-fection, c’est ma beauté.

« Les beaux vêtements et les belles paruressiéent toujours à ma couleur, et font mieux res-sortir mon éclat qui subjugue les âmes et lescœurs.

« Ignores-tu que la neige qui tombe du cielest toujours blanche ?

« Ignores-tu que les Croyants ont choisi depréférence la mousseline blanche comme toilepour leur turban ?

« Que de choses admirables n’aurais-je pasencore à dire sur ma couleur ! Mais je ne veuxpas m’étendre davantage sur mes mérites, carla vérité est évidente par elle-même, comme lalumière frappe les regards. Et puis je veux toutde suite commencer ta critique, ô noire, cou-

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leur de l’encre et du fumier, limaille du forge-ron, visage du corbeau, le plus néfaste des oi-seaux.

« Et d’abord rappelle-toi les vers du poètequi parlait de la blanche et de la noire :

« Ne sais-tu que la valeur d’une perle tient à sablancheur, et qu’un sac de charbon s’achète pourun drachme à peine ?

Ne sais-tu que les visages blancs sont de bonaugure et qu’ils portent le signe du paradis, maisque les visages noirs ne sont que de la poix et dugoudron destinés à entretenir le feu de l’enfer ? »

« Apprends aussi que les annales deshommes justes rapportent que le saint hommeNoé s’endormit un jour, alors que ses deux filsSâm et Hâm étaient à ses côtés. Et voici ques’éleva une brise qui vint soulever sa robe etmettre à nu ses membres cachés. À cette vue,Hâm se mit à rire et, fort amusé du spectacle[car Noé, second père des hommes, était fort

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riche en rigides somptuosités], ne voulut pasrecouvrir la nudité de son père. Alors Sâm seleva gravement et se hâta de cacher le tout enramenant la robe. Sur ces entrefaites, le véné-rable Noé se réveilla et, voyant rire Hâm, il lemaudit ; et, voyant la mine grave de Sâm, ille bénit. Et à l’instant la figure de Sâm devintblanche, et celle de Hâm devint noire. Et, dèslors, Sâm fut la souche d’où naquirent les pro-phètes, les pasteurs des peuples, les sages etles rois ; et Hâm, qui s’était enfui de la pré-sence de son père, fut le tronc d’où naquirentles nègres, les Soudaniens. Et tu sais bien, ônoire, que tous les savants, et tous les hommesen général, sont d’accord sur cette opinion, àsavoir : qu’il ne peut y avoir un sage dans l’es-pèce nègre et dans les pays noirs. »

À ces paroles de l’esclave blanche, sonmaître lui dit : « Tu peux maintenant t’arrêter.Au tour de la noire ! » Alors Prunelle-de-l’Œil,qui s’était tenue immobile, regarda Visage-de-Lune, et lui dit :

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« Ne connais-tu pas, ô blanche ignorante,le passage du Korân où Allah Très-Haut a jurépar la nuit ténébreuse et le jour éclatant ? Or,Allah Très-Haut, dans ce serment, a commen-cé par nommer d’abord la nuit, et ensuite lejour. Il ne l’aurait pas fait, s’il ne préférait lanuit au jour.

« Et puis ! La couleur noire des poils et descheveux n’est-elle pas le signe et l’ornement dela jeunesse, comme la couleur blanche est l’in-dice de la vieillesse et de la fin des jouissancesde la vie ? Et si la couleur noire n’était pas laplus estimée des couleurs… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centtrente-cinquième nuit.

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Elle dit :

« … Allah ne l’eût pas rendue tellementchère au noyau des yeux et du cœur. Aussi,qu’elles sont vraies ces paroles du poète :

« Si j’aime tant un corps d’ébène, c’est qu’il estjeune et contient un cœur chaud et des prunellesde feu.

Quant à ce qui est blanc, ô l’horreur extrême !Si des fois je suis forcé d’avaler un blanc d’œuf,ou de me consoler, à défaut de mieux, d’une chaircouleur de blanc d’œuf, c’est fort rare !

Mais jamais vous ne me verrez éprouver unamour extrême pour un linceul blanc, ou me plaireà des cheveux de même couleur. »

« Et un autre poète a dit :

« Si je deviens fou de l’excès de mon amourpour cette femme noire au corps lustré, ne vousétonnez pas, ô mes amis,

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Car toute folie, nous apprennent les médecins,est toujours précédée par des idées noires. »

« Un autre a dit également :

« Je n’aime point ces femmes blanches dont oncroirait la peau recouverte de farine dartreuse.

L’amie que j’aime est une noire dont la couleurest celle de la nuit et le visage celui de la lune cou-leur et visage inséparables, car si la nuit n’existaitpas il n’y aurait pas de clarté de lune. »

« Et puis ! Quand se font-elles, les réunionsintimes des amis, si ce n’est la nuit ? Et quellegratitude ne doivent-ils point, les amoureux,aux ténèbres de la nuit qui favorisent leursébats, les préservent des indiscrets et lesabritent contre les blâmes. Mais, par contre,quels sentiments de répulsion n’ont-ils pointcontre le jour indiscret qui les dérange et lescompromet ? Cette seule différence devrait tesuffire, ô blanche ! Mais écoute encore ce quedit le poète :

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« Je n’aime point ce garçon lourd dont la cou-leur blanche est due à la graisse dont il est bouffi ;mais j’aime ce jeune noir, svelte et mince, auxchairs fermes.

Car de ma nature j’ai toujours préféré commemonture, pour la joute des lances, un jeune étalonaux fins jarrets, et j’ai laissé les autres monter leséléphants. »

« Et un autre a dit :

« L’ami est venu me voir cette nuit, et nous nouscouchâmes côte à côte avec délices. Le matin noussurprit accolés encore.

Si j’ai un vœu à formuler au Seigneur, c’est defaire de tous mes jours des nuits pour que jamaisne me quitte l’ami ! »

« Si donc, ô blanche, je devais continuer àt’énumérer les mérites et les louanges de lacouleur noire, j’irais contre ce dicton : « Desmots nets et courts valent mieux qu’un longdiscours ! » Seulement je dois encore te dire

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que tes mérites à côté des miens font une bienpiètre mine. Tu es blanche, en effet, comme lalèpre est blanche et fétide et suffocante. Et situ te compares à la neige, oublies-tu donc quedans l’enfer il n’y a pas seulement du feu, maisque, dans certains endroits, la neige produit unfroid terrible qui torture les réprouvés plus quela brûlure des flammes ? Et si tu me comparesà l’encre, oublies-tu que c’est avec l’encre noirequ’est écrit le Livre d’Allah, et que noir est lemusc précieux dont les rois se font des pré-sents ? Enfin je te conseille, pour ton bien, dete rappeler ces vers du poète :

« N’as-tu point remarqué que le musc ne seraitplus le musc s’il n’était si noir, et que le plâtre n’estsi méprisable que parce qu’il est blanc ?

Et le noir de l’œil, quel prix n’y attache-t-onpas, alors qu’on s’inquiète si peu du blanc ! »

À ces paroles de Prunelle-de-l’Œil, sonmaître, Ali El-Yamani, lui dit : « Certes, ô noire,et toi esclave blanche, vous avez toutes deux

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excellemment parlé. Au tour maintenant dedeux autres ! »

Alors la grosse et la mince se levèrent, tan-dis que la blanche et la noire regagnaient leurplace. Et elles se tinrent debout en face l’unede l’autre, et la grosse Pleine-Lune se disposa àparler la première.

Mais auparavant elle commença par sedéshabiller, en mettant à découvert ses poi-gnets, ses chevilles, ses bras et ses cuisses, etelle finit par se mettre presque complètementnue, de façon à bien faire valoir l’opulence deson ventre aux magnifiques plis superposés, etla rondeur de son nombril ombreux, et la ri-chesse de sa croupe considérable. Et elle negarda sur elle que sa chemise fine dont le tissuléger, sans cacher ses formes arrondies, lesvoilait agréablement. Et alors seulement, aprèsquelques frissonnements, elle se tourna vers sarivale, la mince Houria-du-Paradis, et lui dit…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centtrente-sixième nuit.

Elle dit :

« Louanges à Allah qui m’a créée avec del’embonpoint, qui a mis des coussins dans tousmes coins et mes recoins, qui a pris soin de mefarcir la peau avec de la graisse qui sent le ben-join de près et de loin, et qui, néanmoins, n’apoint refusé de me donner, comme appoint, as-sez de muscles pour, en cas de besoin, appli-quer à mon ennemi un coup de poing qui enfasse une marmelade de coings.

« Or, ô maigre, sache que les sages ont dit :« La joie de la vie et la volupté consistent en

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trois choses : manger de la chair, monter sur dela chair, et faire entrer la chair dans la chair. »

« Qui pourrait, sans frémir de plaisir,contempler mes formes plantureuses ? Allahlui-même, dans le Livre, fait l’éloge de lagraisse quand il commande d’immoler, dansles sacrifices, des moutons gras ou desagneaux gras ou des veaux gras.

« Mon corps est un verger dont les fruitssont : les grenades, mes seins ; les pêches, mesjoues ; les pastèques, mes fesses.

« Quel est le volatile qui fut le plus regrettédans le désert par les Bani-Israïl en fuite horsd’Égypte ? N’est-ce point la caille à la chair ju-teuse et grasse ?

« A-t-on jamais vu quelqu’un s’arrêter chezle boucher pour lui demander de la chairétique ? Et le boucher ne donne-t-il pas à sesmeilleurs clients les morceaux les plus char-nus ?

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« Écoute, d’ailleurs, ô maigre, ce que lepoète dit au sujet de la femme grasse commemoi :

« Regarde-la marcher quand elle remue desdeux côtés deux outres balancées, lourdes et re-doutables dans leur lasciveté.

Regarde-la quand elle s’assied, comme ellelaisse à l’endroit quitté, en souvenir de son pas-sage, ses fesses imprimées.

Regarde-la danser quand d’un coup de hancheelle fait se pâmer nos âmes, et tomber nos cœurs àses pieds. »

« Quant à toi, ô maigre, à quoi peux-tu bienressembler sinon à quelque moineau déplumé ;et tes jambes sont-elles faites autrement queles pattes du corbeau ; et tes cuisses ne res-semblent-elles pas au bâton du four ; et toncorps enfin n’est-il point sec et dur comme lepoteau du pendu ? Et c’est bien de toi, femmedécharnée, qu’il s’agit dans ces vers du poète :

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« Qu’Allah me préserve d’être jamais forcéd’accoler cette femme maigre, et de servir de frot-toir dans son passage obstrué de cailloux.

Elle a dans chaque membre une corne qui seheurte et se bat avec mes os, tant que je me réveilleavec la peau bleuie et fendillée. »

Lorsque Ali El-Yamani eut entendu ces pa-roles de la grasse Pleine-Lune, il lui dit : « Tupeux maintenant t’arrêter ! Au tour de Houria-du-Paradis ! »

Alors la mince et svelte adolescente regar-da la grasse Pleine-Lune en souriant et lui dit :

« Louanges à Allah qui m’a créée en medonnant la forme du flexible rameau du peu-plier, la souplesse de la tige du cyprès et le ba-lancement du lis.

« Lorsque je me lève, je suis légère ; lorsqueje m’assieds, je suis gentille ; lorsque je plai-sante, je suis charmante. Mon haleine est

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douce et parfumée, car mon âme est simple etpure de tout contact épaississant.

« Je n’ai jamais, ô grasse, entendu un amantlouer sa bien-aimée en disant : « Elle esténorme comme l’éléphant ; elle est charnuecomme l’hippopotame. »

« Par contre, j’ai toujours entendu l’amant,pour dépeindre sa bien-aimée, dire : « Sa tailleest mince et souple et élégante. Sa démarcheest si légère que ses pas s’impriment à peinesur le sol. Peu de chose suffit à la nourrir, etquelques gouttes d’eau apaisent sa soif. Sesjeux et ses caresses sont discrets, et ses em-brassements pleins de volupté. Elle est plusagile que le moineau, et plus vive que l’étour-neau. Elle est flexible comme la tige du bam-bou. Son sourire est gracieux et gracieusessont ses manières. Si je t’attire à moi, c’est sansfaire d’effort. Et quand elle se penche sur moi,elle s’incline délicatement ; et si elle s’assiedsur mes genoux, elle ne tombe pas lourdement,mais elle se pose comme une plume d’oiseau. »

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« Sache donc, ô grasse, que c’est moi lasvelte, la fine, pour qui brûlent tous les cœurs.C’est moi qui inspire les passions les plus vio-lentes et qui rend fous les hommes les plus sen-sés.

« C’est moi enfin qu’on compare à la vignegrimpante autour du palmier, qui s’enlace à latige avec tant de nonchalance. C’est moi la ga-zelle svelte aux beaux yeux humides et lan-guissants. Et mon nom de Houria n’est pointusurpé.

« Quant à toi, ô grasse, laisse-moi mainte-nant te dire tes vérités… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois centtrente-septième nuit.

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Elle dit :

« Ô monceau de graisse et de chair, quandtu marches, c’est comme le canard ; quand tumanges, c’est comme l’éléphant. Dans la copu-lation tu es insatiable, et dans le repos tu es in-traitable.

« D’ailleurs, quel est l’homme au membreassez long pour arriver à ta cavité cachée parles montagnes de ton ventre et de tes cuisses ?

« Et si cet homme se rencontre et qu’ilpuisse te pénétrer, il est aussitôt repoussé deton ventre gonflé.

« Tu n’as guère l’air de te douter que, grassecomme tu es, tu n’es bonne que comme viandede boucherie.

« Ton âme est aussi grossière que toncorps. Ta plaisanterie est si pesante qu’elle suf-foque. Tes jeux sont si lourds qu’ils tuent. Etton rire est si épouvantable qu’il fracasse les osde l’oreille.

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« Si ton amant soupire dans tes bras, tupeux à peine respirer ; s’il t’embrasse, tu esmoite et gluante de sueur.

« Lorsque tu dors, tu es ronflante ; lorsquetu veilles, tu souffles comme un buffle ; tu peuxà peine changer de place ; et lorsque tu re-poses, tu es un fardeau pour toi-même. Ta viese passe à mouvoir tes mâchoires, comme lavache, et à régurgiter comme le chameau.

« Si tu pisses, tu mouilles tes robes ; si tujouis, tu inondes les matelas ; si tu vas à laselle, tu t’y plonges jusqu’au cou ; et si tu vasau bain, tu ne peux atteindre ton histoire, quireste macérée dans son jus et embrouillée dansses poils jamais épilés.

« Si l’on te regarde par devant, tu es unbuffle ; si l’on te regarde de côté, tu es le cha-meau ; et si l’on te regarde par derrière, tu esune outre gonflée.

« Enfin c’est de toi certainement que lepoète a dit :

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« Elle est lourde comme une vessie gonfléed’urine ; ses cuisses sont deux contreforts de mon-tagne, et sa démarche ébranle le sol comme untremblement.

Mais si elle vient à lâcher un pet en Occident,l’Orient entier en retentit. »

À ces paroles de Houria-du-Paradis, Ali El-Yamani, son maître, lui dit : « En vérité, ô Hou-ria, ton éloquence est notoire ! Et toi, Pleine-Lune, ton langage est admirable. Mais mainte-nant il est temps de regagner vos places afin delaisser parler la blonde et la brune ! »

Alors Soleil-du-Jour et Flamme-du-Brasierse levèrent et vinrent se tenir en face l’une del’autre. Et, la première, l’adolescente blonde dità sa rivale :

« C’est moi la blonde décrite longuementdans le Korân ! C’est moi qu’Allah a qualifiéequand il a dit : « Le jaune est la couleur qui ré-

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jouit les regards ! » Je suis ainsi la plus belledes couleurs !

« Ma couleur est une merveille, ma beautéest une limite, et mon charme est une fin. Carma couleur donne à l’or sa valeur, et au soleilet aux astres leur beauté.

« C’est elle qui embellit les pommes et lespêches, et donne sa teinte au safran. Je donneleurs tons aux pierres précieuses, et aux blésleur maturité.

« Les automnes me doivent l’or de leur pa-rure, et la terre n’est si belle de son tapis defeuilles qu’à cause de la teinte figée sur elle parles rayons du soleil.

« Mais toi, ô brune, quand ta couleur setrouve dans un objet, elle suffit pour le dé-précier. Rien n’est plus commun ou plus laid.Regarde les buffles, les ânes, les loups et leschiens ils sont bruns.

« Nomme-moi un seul mets dans lequel onvoie de bon œil ta couleur. Ni les fleurs, ni

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les pierreries n’ont jamais été brunes ; seul lecuivre sale à ta couleur.

« Tu n’es point blanche, et tu n’es pointnoire. Aussi on ne peut t’attribuer aucun desmérites de ces deux couleurs ni aucune des pa-roles qu’on dit à leur louange ! »

À ces paroles de la blonde, son maître luidit : « Laisse maintenant parler Flamme-du-Brasier ! »

Alors la brune adolescente fit briller dansun sourire le double collier de ses dents – desperles – et, comme elle avait, outre sa couleurde miel, des formes gracieuses, une taille mer-veilleuse, des proportions harmonieuses, desmanières élégantes et des cheveux de charbonqui retombaient en lourdes nattes jusqu’à sacroupe qui était admirable, elle commençad’abord par mettre en valeur ses charmes, dansun moment de silence, puis elle dit à sa rivalela blonde :

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« Louanges à Allah qui ne m’a faite nigrasse difforme, ni maigre maladive, niblanche comme le plâtre, ni jaune comme lescoliques, ni noire comme la poudre de char-bon, mais qui a réuni en moi, avec un art ad-mirable, les couleurs les plus délicates et lesformes les plus attrayantes.

« Tous les poètes d’ailleurs ont chanté àl’envi mes louanges dans tous les langages, etje suis la préférée de tous les âges et de tousles sages.

« Mais, sans moi-même faire mon éloge,qui n’est plus à faire, voici quelques-uns seule-ment des poèmes ouvragés en mon hon-neur… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois centtrente-huitième nuit.

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Elle dit :

« Un poète a dit :

« Les brunes ont en elles un sens caché. Si tu ledevines, tes yeux ne daigneront jamais plus regar-der les autres femmes.

Elles savent, les enchanteresses, l’art subtildans tous ses détours, et l’enseigneraient même àl’ange Harout. »

« Un autre a dit :

« J’aime une brune charmante dont la couleurm’enchante, et dont la taille est droite comme lalance.

La soyeuse petite tache noire, tant caressée,tant baisée, qui orne son cou, tant de fois m’a ra-vi !

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Par la couleur de sa peau lisse, par le parfumdélicat qui s’en exhale, elle ressemble à la tige odo-rante de l’aloès.

Et quand la nuit étend les voiles des ombres,elle vient me voir, la brune. Et je la retiens auprèsde moi, jusqu’à ce que les ombres elles-mêmes de-viennent de la couleur de nos songes. »

« Mais toi, ô jaune, tu es fanée comme lesfeuilles de la mouloukhia de mauvaise qualitéque l’on cueille à Bab El-Louk, et qui est fi-breuse et dure.

« Tu as la couleur de la marmite en terrecuite qui sert au marchand de têtes de mouton.

« Tu as la teinte de l’ocre et de l’orpimentdont on se sert au hammam pour s’épiler, et duchiendent.

« Tu as un visage de cuivre jaune, sem-blable aux fruits de l’arbre Zakoum qui, dansl’enfer, porte comme fruits des crânes diabo-liques.

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« Et c’est de toi que le poète a dit :

« Le sort m’a doté d’une femme à la couleurjaune si criarde quelle me fait mal à la tête, et quemon cœur et mes yeux tressautent de malaise.

Si mon âme ne veut pas renoncer pour toujoursà la voir, pour me punir je me donnerai de grandscoups au visage, de façon à m’arracher les mo-laires. »

Lorsque Ali El-Yamani eut entendu ces pa-roles, il se trémoussa de plaisir, et se mit à riretellement qu’il tomba à la renverse ; après quoiil dit aux deux adolescentes de s’asseoir à leurplace ; et, pour leur prouver à toutes la joiequ’il avait eue de les entendre, il leur fit desdons égaux, en belles robes et en pierreries ter-restres et marines.

Et telle est, ô émir des Croyants, continuaMohammad El-Bassri en s’adressant au kha-lifat El-Mâmoun, l’histoire de ces six adoles-centes qui maintenant continuent à vivre en

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bons termes entre elles, dans la demeure deleur maître Ali El-Yamani, à Baghdad, notreville. »

Le khalifat fut charmé à l’extrême de cettehistoire et demanda : « Mais, ô Môhammad,sais-tu au moins où est la maison du maîtrede ces adolescentes ? Et pourrais-tu aller luidemander s’il veut les vendre ? S’il veut lesvendre, achète-les-moi et me les amène. » Mô-hammad répondit : « Ce que je puis te dire, ôémir des Croyants, c’est que je suis sûr que lemaître de ces esclaves ne voudra pas s’en sépa-rer, vu qu’il en est amoureux à l’extrême ! » El-Mâmoun dit : « Prends avec toi, pour prix dechacune d’elles, dix mille dinars ce qui fait entout soixante mille dinars. Tu les remettras dema part à cet Ali El-Yamani, et tu lui diras queje désire ses six esclaves ! »

À ces paroles du khalifat, Mohammad El-Bassri se hâta de prendre la somme en ques-tion, et alla trouver le maître des esclaves, àqui il fit part du désir de l’émir des Croyants.

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Ali El-Yamani, dans son premier mouvement,n’osa pas se refuser à la demande du khalifat,et, ayant touché les soixante mille dinars, il re-mit les six esclaves à Môhammad El-Bassri quiles conduisit aussitôt entre les mains d’El-Mâ-moun.

Le khalifat, à leur vue, fut à la limite de l’en-chantement, tant de la variété de leur couleurque de leurs manières élégantes, de leur espritcultivé et de leurs divers agréments. Et il leurdonna à chacune, dans son harem, une placede choix, et, durant plusieurs jours, il put jouirde leurs perfections et de leur beauté.

Sur ces entrefaites, le premier maître dessix, Ali El-Yamani, sentit peser sur lui la soli-tude, et se mit à regretter le mouvement quil’avait fait céder au désir du khalifat. Puis, unjour, à bout de patience, il envoya au khalifatune lettre pleine de désespoir, et où, entreautres choses tristes, il y avait les vers sui-vants :

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« Que mon salut désespéré aille aux belles dontmon âme est séparée. Elles sont mes yeux, mesoreilles, ma nourriture, ma boisson, mon jardin etma vie.

« Depuis que j’en suis éloigné, rien ne vient dis-traire ma douleur, et le sommeil lui-même a fuimes paupières !

« Que ne les ai-je enfermées toutes les six dansmes yeux, et sur elles abaissé mes paupièrescomme rideaux !

« Ô douleur ! ô douleur ! J’eusse préféré n’êtrepoint né, que de tomber blessé par des flèches– leurs regards – meurtrières, retirées de la bles-sure. »

Lorsque le khalifat El-Mâmoun eut parcou-ru cette lettre, comme il avait une âme magna-nime, il fit appeler en toute hâte les six adoles-centes, leur donna à chacune dix mille dinars,et des robes merveilleuses, et d’autres cadeauxadmirables, et les fit aussitôt rendre à leur an-cien maître.

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Lorsque Ali El-Yamani les vit arriver, plusbelles qu’elles ne l’avaient jamais été, et plusriches et plus heureuses, il fut à la limite de lajoie, et continua à vivre avec elles dans les dé-lices et les plaisirs jusqu’à l’arrivée de la Sépa-ratrice.

— Mais, continua Schahrazade, ne crois pas,ô Roi fortuné, que toutes les histoires que tu as en-tendues jusqu’à présent puissent valoir, de près oude loin, l’Histoire de la Ville d’Airain, que je meréserve de te raconter, la nuit prochaine, si tel esttoutefois ton désir.

Et la petite Doniazade s’écria : « Oh ! que tuserais gentille, Schahrazade, de nous en dire, enattendant, les premiers mots seulement. »

Alors elle sourit et dit :

On raconte qu’il y avait un roi – Allah seulest roi !…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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HISTOIRE DE

LA VILLE D’AIRAIN

Lorsque fut la trois cent trente-neuvième nuit.

Schahrazade dit :

On raconte qu’il y avait sur le trône deskhalifats Ommiades, à Damas, un roi – Allahseul est roi ! – qui s’appelait Abdalmalek ben-Merwân. Il aimait souvent à s’entretenir, avecles sages de son royaume, de notre maître So-leïmân ben-Daoud (sur lui la prière et la paix !),de ses vertus, de son pouvoir illimité sur les

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fauves des solitudes, les éfrits qui peuplentl’air, et les génies maritimes et souterrains.

Un jour que le khalifat, au récit qu’on lui fai-sait de vases de cuivre ancien dont le conte-nu était une étrange fumée noire aux formesdiaboliques, s’étonnait à l’extrême et avait l’airde mettre en doute la réalité de faits si avérés,d’entre les assistants se leva Taleb ben-Sehl,le voyageur fameux, qui confirma le récit quel’on venait d’entendre, et ajouta : « En effet, ôémir des Croyants, ces vases de cuivre ne sontautres que ceux où furent enfermés, dans lestemps anciens, les génies rebelles aux ordresde Soleïmân, et qui furent jetés, une fois scellésdu sceau redoutable, au fond de la mer mugis-sante, aux confins du Maghreb, dans l’Afriqueoccidentale. La fumée qui s’en échappe estsimplement l’âme condensée des éfrits, les-quels ne manquent pas de reprendre à l’airlibre leur première forme formidable. »

À ces paroles, la curiosité et l’étonnementdu khalifat Abdalmalek augmentèrent considé-

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rablement, et il dit à Taleb ben-Sehl : « Ô Ta-leb, je désire beaucoup voir l’un de ces vasesde cuivre qui renferment les éfrits en fumée.Crois-tu la chose possible ? Dans ce cas je suisprêt à aller moi-même faire les recherches né-cessaires. Parle. » Il répondit : « Ô émir desCroyants, tu peux avoir cet objet ici même,sans te déplacer, et sans fatigues pour ta per-sonne vénérée. Tu n’as pour cela qu’à envoyerune lettre à l’émir Moussa, ton lieutenant aupays du Maghreb. Car la montagne au piedde laquelle se trouve la mer qui renferme cesvases est reliée au Maghreb par une langue deterre qu’on peut traverser à pied sec. L’émirMoussa, au reçu de la lettre, ne manquera pasd’exécuter les ordres de notre maître le khali-fat. »

Ces paroles eurent le don de convaincreAbdalmalek qui, à l’instant, dit à Taleb : « Etqui mieux que toi, ô Taleb, est capable d’alleravec célérité au pays du Maghreb porter malettre à l’émir Moussa, mon lieutenant ? Je te

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donne tous pouvoirs de puiser dans mon trésorce que tu juges nécessaire pour les frais duvoyage, et de prendre autant d’hommes qu’ilt’en faut pour ta suite. Mais hâte-toi, ô Taleb ! »Et à l’heure même le khalifat écrivit une lettrede sa propre main à l’émir Moussa, la cacheta,et la remit à Taleb qui embrassa la terre entreses mains et, une fois les préparatifs faits, par-tit en toute diligence pour le Maghreb, où, sansencombre, il arriva.

L’émir Moussa le reçut avec joie et avectous les égards dus à l’envoyé de l’émir desCroyants ; et Taleb lui remit la lettre. Et, aprèsl’avoir parcourue et en avoir compris le sens,il la porta à ses lèvres, puis à son front, etdit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt il fitmander auprès de lui le cheikh Abdossamad,homme qui avait parcouru les régions habi-tables de la terre, et qui maintenant passait lesjours de sa vieillesse à noter avec soin, pourles âges, ses connaissances acquises dans unevie de voyages. Et lorsque le cheikh arriva,

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l’émir Moussa le salua avec respect et lui dit :« Ô cheikh Abdossamad, voici que l’émir desCroyants m’envoie ses ordres pour que j’ailleà la recherche des vases de cuivre ancien oùfurent enfermés les génies rebelles par notremaître Soleïman ben-Daoud. Ils gisent au fondd’une mer située au pied d’une montagne qui,paraît-il, se trouve aux confins extrêmes duMaghreb. Bien que je connaisse de longue datetout le pays, je n’ai jamais ouï parler de cettemer ni de la route qui y conduit ; mais toi, ôcheikh Abdossamad qui as parcouru le mondeentier, tu n’ignores sans doute pas l’existencede cette montagne et de cette mer. »

Le cheikh réfléchit une heure de temps etrépondit : « Ô émir Moussa ben-Nossaïr, cettemontagne et cette mer ne sont pas inconnuesà ma mémoire ; mais jusqu’aujourd’hui je n’aipu, malgré le désir, y aller moi-même : le che-min qui y conduit est très difficile à cause dumanque d’eau dans les citernes ; et il faut biendeux ans et quelques mois pour y aller et da-

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vantage pour en revenir, si toutefois on peutrevenir d’une contrée dont les habitants n’ontjamais donné un signe quelconque de leur exis-tence et vivent dans une ville située, dit-on,au sommet même de la montagne en question,une ville où nul n’a pu encore pénétrer et qu’onnomme la Ville d’Airain. »

Et, ayant dit ces paroles, le vieillard se tut,réfléchit encore un moment, et ajouta : « Deplus, je ne dois pas te cacher, ô émir Moussa,que cette route est semée de dangers et dechoses pleines d’effroi, et qu’il y a un désertà traverser qui est peuplé par les éfrits et lesgénies, gardiens de ces terres vierges de pashumains depuis l’antiquité. Sache, en effet, ôBen-Nossaïr, que ces contrées de l’extrême Oc-cident africain sont interdites aux fils deshommes ; deux d’entre eux ont pu seuls les tra-verser : l’un est Soleïmân ben-Daoud, et l’autreAlexandre aux Deux-Cornes. Et depuis cesépoques abolies, le silence est devenu le maîtrede ces vastitudes. Si donc tu tiens, dédaigneux

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des obstacles mystérieux et des périls, à exécu-ter les ordres du khalifat et à tenter ce voyagedans un pays sans routes tracées, et sans autreguide que ton serviteur, fais charger mille cha-meaux d’outres remplies d’eau et mille autreschameaux de vivres et de provisions ; prendsle moins de gardes possible, car nul pouvoirhumain ne nous préserverait de la colère despuissances ténébreuses dont nous allons violerles domaines, et il ne nous faut pas les indispo-ser par un déploiement d’armes menaçantes etvaines. Et lorsque tout sera prêt, fais ton testa-ment, émir Moussa, et partons. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rantième nuit.

Elle dit :

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À ces paroles, l’émir Moussa, gouverneurdu Maghreb, après avoir invoqué le nom d’Al-lah, ne voulut pas avoir un moment d’hésita-tion : il rassembla les chefs de ses soldats etles principaux du royaume, testa devant euxtous et nomma comme son remplaçant sonfils Haroun. Après quoi, il fit faire les prépara-tifs en question, ne prit avec lui que quelqueshommes choisis, et, accompagné du cheikhAbdossamad et de Taleb, l’envoyé du khalifat,il prit la route du désert, suivi de mille cha-meaux chargés d’eau et de mille autres chargésde vivres et de provisions.

La caravane marcha dans les solitudesplates pendant des jours et des mois, sans ren-contrer sur sa route un être vivant dans cesimmensités unies comme la mer lorsqu’elle esttranquille. Et le voyage continua de la sorte aumilieu du silence infini, jusqu’à ce qu’un jourils eussent aperçu au loin comme un nuagebrillant, à ras de l’horizon, vers lequel ils se di-rigèrent. Et ils reconnurent que c’était un édi-

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fice aux hautes murailles en acier chinois, sou-tenu par quatre rangées de colonnes d’or dequatre mille pas de circonférence. Mais ledôme de ce palais était en plomb, et servait dereposoir à des milliers de corbeaux, seuls ha-bitants visibles sous le ciel. Sur la grande mu-raille où s’ouvrait la porte principale en ébènemassif lamé d’or, une plaque immense de mé-tal rouge laissait lire sur sa table, tracés encaractères ioniens, ces mots que déchiffra lecheikh Abdossamad et qu’il traduisit à l’émirMoussa et à ses compagnons :

Entre ici pour apprendre l’histoire de ceux quifurent les dominateurs.

Ils passèrent. Ils eurent à peine le temps de sereposer à l’ombre de mes tours.

Ils furent dispersés comme des ombres par lamort. Ils furent dissipés comme la paille au ventpar la mort.

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L’émir Moussa fut excessivement ému enentendant ces paroles, que traduisait le véné-rable Abdossamad, et murmura : « Il n’y ad’autre Dieu qu’Allah ! » Puis il dit : « En-trons ! », et, suivi de ses compagnons, il fran-chit le seuil de la porte principale, et pénétradans le palais.

Devant eux surgissait, au milieu du volmuet des grands oiseaux noirs, dans sa hautenudité de granit, une tour dont le sommet seperdait au regard, et au pied de laquelle s’ali-gnaient en rond quatre rangées de cent sé-pulcres qui entouraient un monumental sarco-phage de cristal poli autour duquel se lisaitcette inscription, gravée en caractères ioniens,avec des lettres d’or rehaussées de pierreries :

L’ivresse de la jouissance est passée comme ledélire des fièvres.

De combien d’événements n’ai-je pas été té-moin ?

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De quelle brillante renommée n’ai-je pas jouidurant les jours de ma gloire ? Combien de ca-pitales n’ont-elles pas retenti du sabot sonore demon cheval ? Que de villes n’ai-je pas saccagées,simoun destructeur ? Que d’empires n’ai-je pas dé-truits comme le tonnerre ?

Que de potentats n’ai-je pas traînés derrièremon char ?

Que de lois n’ai-je pas dictées à l’univers ?

Et voici !

L’ivresse de ma jouissance est passée commele délire des fièvres, sans laisser plus de trace quel’écume sur le sable.

La mort m’a surpris sans que ma puissancel’ait repoussée, sans que mes armées ni mes cour-tisans aient pu me défendre contre elle.

Écoute donc, voyageur, les paroles que jamaismes lèvres ne prononcèrent de mon vivant :

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Conserve ton âme. Jouis en paix du calme dela vie, de la beauté calme de la vie. Demain lamort t’enlèvera.

Demain la terre répondra à ceux qui t’appelle-ront : « Il est mort. Jamais mon sein ne rend ceuxqu’il enferme pour l’éternité. »

En entendant ces paroles, que traduisait lecheikh Abdossamad, l’émir Moussa et ses com-pagnons ne purent s’empêcher de pleurer. Etils restèrent longtemps debout devant le sar-cophage et les sépulcres, en se répétant lesparoles funèbres. Puis ils se dirigèrent vers latour qui était fermée par une porte à deux bat-tants d’ébène, sur laquelle cette inscription selisait, également gravée en caractères ioniensrehaussés de pierreries :

Au nom de l’Éternel, de l’immuable,

Au nom du Maître de la force et de la puis-sance,

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Apprends, voyageur qui parcours ces lieux, àne point t’enorgueillir des apparences. Leur éclatest trompeur.

Apprends par mon exemple à ne point te lais-ser éblouir par les illusions. Elles te précipiteraientdans l’abîme.

Je te parlerai de ma puissance.

J’avais dix mille coursiers généreux dans mesécuries, soignés par les rois captifs de mes armes.

J’avais dans mes appartements privés, commeconcubines, mille vierges issues du sang des rois,et mille autres vierges choisies parmi celles dontles seins sont glorieux et dont la beauté fait pâlirl’éclat de la lune.

Mes épouses me donnèrent, pour postérité,mille princes royaux, lions pour le courage.

Je possédais d’immenses trésors ; et sous madomination se courbaient les peuples et les rois,depuis l’Orient jusqu’aux extrêmes limites de l’Oc-cident, subjugués par mes armées.

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Et je croyais éternelle ma puissance, et assisepour les siècles la durée de ma vie, quand soudainla voix se fit entendre qui m’annonçait les irrévo-cables décrets de Celui qui ne meurt pas.

Alors je réfléchis sur ma destinée.

Je rassemblai mes cavaliers et mes fantassinspar milliers, armés de leurs lances et de leursglaives.

Et je rassemblai les rois, mes tributaires, et leschefs de mon empire et les chefs de mes armées

Et devant eux tous, je fis apporter mes cassetteset les coffres de mes trésors, et à tous ceux-là jedis :

« Ces richesses, ces quintaux d’or et d’argent, jevous les donne si vous prolongez d’un jour seule-ment ma vie sur la terre. »

Mais ils tinrent leurs yeux baissés, et gardèrentle silence. Alors moi je mourus. Et mon palais de-vint l’asile de la mort.

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Si tu veux savoir mon nom, je m’appelaisKousch ben-Scheddad ben-Aâd le Grand.

En entendant cela, l’émir Moussa et sescompagnons éclatèrent en sanglots. Aprèsquoi ils pénétrèrent dans la tour, et se mirentà parcourir d’immenses salles, habitées par levide et le silence. Ils finirent de la sorte par ar-river dans une chambre, plus grande que lesautres, à la voûte arrondie en dôme, et qui,seule dans la tour, contenait un meuble. C’étaitune immense table en bois de sandal, ciseléemerveilleusement, et sur laquelle se détachaitcette inscription en beaux caractères sem-blables aux précédents :

Autrefois, à cette table, s’asseyaient mille roisborgnes et mille rois qui avaient de bons yeux.Maintenant dans la tombe ils sont égalementaveugles.

L’étonnement de l’émir Moussa ne fitqu’augmenter devant ce mystère ; et, ne pou-

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vant en avoir la solution, il transcrivit ces pa-roles sur ses parchemins ; puis il sortit du pa-lais, ému à l’extrême, et reprit, avec ses com-pagnons, la route de la Ville d’Airain.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rante-unième nuit.

Elle dit :

Ils marchèrent durant le premier, le secondet le troisième jour, jusqu’au soir. Alors ilsvirent leur apparaître, dressée sur un haut pié-destal, découpée par les rayons du soleil rougeau couchant, une silhouette de cavalier immo-bile brandissant une lance au large fer qui sem-blait être une flamme embrasée, de la couleurmême de l’astre en feu à l’horizon.

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Lorsqu’ils furent tout proches de cette ap-parition, ils reconnurent que le cavalier et soncheval et le piédestal étaient d’airain, et quesur le fer de lance, du côté éclairé par les der-niers rayons de l’astre, ces mots étaient gravésen caractères de feu :

Audacieux voyageurs qui pénétrez jusqu’auxterres interdites, maintenant vous ne sauriez re-tourner sur vos pas.

Si le chemin de la Ville vous est inconnu, faites-moi, par l’effort de vos bras, mouvoir sur mon pié-destal et dirigez-vous du côté où je resterai le vi-sage tourné.

Alors l’émir Moussa s’approcha du cavalieret le poussa de la main. Et aussitôt, avec larapidité de l’éclair, le cavalier tourna sur lui-même et s’arrêta le visage vers une directiontout opposée à celle qui avait été suivie par lesvoyageurs. Et le cheikh Abdossamad reconnutqu’en effet il s’était trompé, et que la directionnouvelle était la bonne.

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Aussitôt la caravane, revenant sur ses pas,s’engagea dans cette nouvelle voie, et continuade la sorte le voyage, durant des jours et desjours, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée, à une tom-bée de nuit, devant une colonne de pierre noireà laquelle était enchaîné un être étrange donton ne voyait émerger que la moitié du corps,l’autre moitié étant enfoncée profondémentdans le sol. Ce tronc qui sortait de terre sem-blait quelque enfantement monstrueux poussélà par la force des puissances infernales. Il étaitnoir et grand comme le tronc d’un vieux pal-mier déchu dépouillé de ses palmes. Il avaitdeux énormes ailes noires et quatre mains dontdeux étaient semblables aux pattes griffues deslions. Une chevelure hérissée en crins rudes dequeue d’onagre se mouvait sauvagement surson crâne épouvantable. Sous les arcades orbi-taires, deux yeux rouges flambaient, tandis quele front aux doubles cornes de bœuf était trouéd’un œil unique qui béait immobile et fixe, lan-çant des lueurs vertes comme l’œil des tigreset des panthères.

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À la vue des voyageurs, le tronc agita lesbras en faisant des cris effroyables et des mou-vements désespérés comme pour briser leschaînes qui l’attachaient à la colonne noire. Etla caravane, prise d’une terreur extrême, se fi-gea sur place, n’ayant la force ni d’avancer nide reculer.

Alors l’émir Moussa se tourna vers lecheikh Abdossamad et lui demanda : « Peux-tu, ô vénérable, nous dire ce que peut bienêtre cela ? » Le cheikh répondit : « Par Allah !ô émir, cela dépasse mon entendement. » Etl’émir Moussa dit : « Alors avance plus prèset interroge-le. Peut-être nous éclairera-t-il lui-même. » Et le cheikh Abdossamad ne voulutpoint montrer d’hésitation il s’approcha dumonstre, auquel il cria : « Au nom du Maîtrequi tient sous sa main les empires du Visible etde l’Invisible, je t’adjure de me répondre. Dis-moi qui tu es, depuis quand tu es là, et la causequi te valut un si étrange châtiment. »

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Alors le tronc aboya. Et voici les parolesqu’entendirent l’émir Moussa, le cheikh Abdos-samad et leurs compagnons :

« Je suis un éfrit de la postérité d’Eblis, pèredes Genn. Je m’appelle Daësch ben-Alaë-masch. Ici je suis enchaîné par la Force Invi-sible jusqu’à l’extinction des siècles.

« Autrefois, dans ce pays gouverné par leroi de la Mer, il y avait, comme protectrice dela Ville d’Airain, une déesse d’agate rouge dontj’étais le gardien à la fois et l’habitant. J’avais,en effet, élu domicile dans son intérieur ; et detous les pays on venait en foule consulter lesort par mon entremise et écouter les oraclesque je rendais et mes prédictions augurales.

« Le roi de la Mer, dont j’étais moi-mêmele vassal, avait sous son commandement su-prême toute l’armée des génies rebelles auxordres de Soleïmân ben-Daoud ; et il m’avaitnommé le chef de cette armée pour le cas oùéclaterait une guerre entre lui et ce maître re-

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doutable des Genn. Et cette guerre ne tardapas, en effet, à éclater.

« Le roi de la Mer avait une fille d’une beau-té dont le renom était parvenu jusqu’auxoreilles de Soleïmân. Celui-ci, désireux del’avoir au nombre de ses épouses, dépêcha unenvoyé au roi de la Mer pour la lui demanderen mariage, en même temps qu’il lui enjoignaitde briser la statue d’agate et de reconnaîtrequ’il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah et queSoleïmân est le prophète d’Allah. Et il le mena-çait de son courroux et de sa vengeance si l’onne se soumettait immédiatement à ses désirs.

« Alors le roi de la Mer assembla ses vizirset les chefs des Genn, et leur dit : « Voici queSoleïmân me menace de toutes sortes de ca-lamités pour m’obliger à lui donner ma fille età briser la statue qui sert d’habitation à votrechef Daësch ben-Alaëmasch. Que pensez-vousde ces menaces ? Dois-je m’incliner ou résis-ter ? »

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« Les vizirs répondirent : « Et qu’as-tu, ônotre roi, à redouter de la puissance de Soleï-mân ? Nos forces sont au moins aussi redou-tables que les siennes. Et celles-ci, nous sau-rons bien les anéantir. » Puis ils se tournèrentvers moi et me demandèrent mon avis. Alorsmoi je dis : « Notre seule réponse à Soleïmânest de donner la bastonnade à son envoyé. » Etcela fut exécuté sur-le-champ. Et nous dîmesà cet envoyé : « Retourne maintenant instruireton maître de l’aventure. »

« Lorsque Soleïmân eut appris le traitementinfligé à son envoyé, il fut à la limite de l’indi-gnation, et rassembla aussitôt toutes ses forcesdisponibles en génies, hommes, oiseaux et ani-maux. Il confia à Assaf ben-Barkhia le com-mandement des guerriers hommes, et à Dom-riat, roi des éfrits, le commandement de toutel’armée des génies au nombre de soixante mil-lions, et celui des animaux et des oiseaux deproie, rassemblés de tous les points de l’uni-vers et des îles et des mers de la terre. Cela fait,

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Soleïmân vint, à la tête de cette armée formi-dable, envahir le pays du roi de la Mer, mon su-zerain. Et dès son arrivée il rangea son arméeen ordre de bataille.

« Il commença par placer sur les deux ailesles animaux, par rangs alignés de quatre, etposta dans les airs les grands oiseaux de proiedestinés à servir de sentinelles pour l’aviser denos mouvements et à fondre soudain sur lesguerriers pour leur crever et leur arracher lesyeux. Il composa l’avant-garde avec l’arméedes hommes et l’arrière-garde avec l’armée desgénies ; et il plaça à sa droite son vizir Assafben-Barkhia et à sa gauche Domriat, roi deséfrits de l’air. Lui-même demeura au centre, as-sis sur un trône de porphyre et d’or, porté parquatre éléphants formant carré. Et il donna lesignal de la bataille.

« Aussitôt une clameur se fit entendre,grandissante avec la course au galop et le voltumultueux des génies, des hommes, des oi-seaux de proie et des fauves de guerre ; et

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l’écorce de la terre résonnait sous la formi-dable poussée des pas, tandis que l’air reten-tissait des battements de millions d’ailes et deshuées et des cris et des rugissements.

« Moi, de mon côté, j’eus le commande-ment de l’avant-garde de l’armée des géniessoumis au roi de la Mer. Je donnai le signal àmes troupes, et à leur tête je me précipitai surle corps des génies ennemis commandé par leroi Domriat. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rante-deuxième nuit.

Elle dit :

« Et moi-même je cherchais à attaquer lechef des adversaires, quand je le vis soudain se

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muer en une montagne enflammée qui se mità vomir le feu par torrents, en s’efforçant dem’accabler et de m’étouffer sous les débris lan-cés qui retombaient de notre côté en nappesembrasées. Moi, longtemps, stimulant lesmiens, je me défendis et j’attaquai avec achar-nement ; et ce ne fut que lorsque je vis bienque le nombre de mes ennemis allait indubita-blement m’écraser que je donnai le signal dela retraite et que je me retirai en m’enfuyant àtire d’aile à travers les airs. Mais nous fûmes,sur l’ordre de Soleïmân, poursuivis et de tousles côtés à la fois environnés par nos adver-saires, génies, hommes, animaux et oiseaux :et nous fûmes les uns anéantis, les autres écra-sés sous les pieds des quadrupèdes, et d’autresprécipités du haut des airs, les yeux crevés etles chairs en lambeaux. Moi-même je fus at-teint dans ma fuite qui dura trois mois. Alors,pris et garrotté, je fus condamné à être attachéà cette colonne noire jusqu’à l’extinction desâges, tandis que tous les génies à mes ordresétaient faits prisonniers, transformés en fumée

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et enfermés dans des vases de cuivre qui, scel-lés du sceau de Soleïmân, furent précipités aufond de la mer où baignent les murailles de laVille d’Airain.

« Quant aux hommes qui habitaient cepays, je ne sais exactement ce qu’ils sont de-venus, enchaîné que je suis depuis la ruine denotre pouvoir. Mais, si vous allez à la Villed’Airain, peut-être verrez-vous leurs traces etapprendrez-vous leur histoire. »

Lorsque le tronc eut fini de parler, il se mità s’agiter éperdument. Et l’émir Moussa et sescompagnons, craignant qu’il ne parvînt à semettre en liberté ou à les obliger à seconderses efforts, ne voulurent point stationner da-vantage et se hâtèrent de continuer leur routevers la Ville dont ils voyaient déjà au loin seprofiler dans le rouge du soir les tours et lesmurailles.

Lorsqu’ils ne furent plus qu’à une légèredistance de la Ville, comme la nuit tombait

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et que les choses d’alentour prenaient un as-pect hostile, ils préférèrent attendre le matinpour s’approcher des portes ; et ils dressèrentles tentes pour passer la nuit, harassés qu’ilsétaient des fatigues du voyage.

À peine le crépuscule du matin eut-il com-mencé à éclaircir les sommets des montagnesà l’orient, l’émir Moussa réveilla ses compa-gnons et se mit en route avec eux pour arriverà l’une des portes d’entrée. Alors, devant euxils virent, dans la clarté du matin, se dresser,formidables, des murailles d’airain, si lissesqu’on les eût dites sorties toutes neuves dumoule où elles avaient été coulées. Leur hau-teur était telle qu’elles semblaient former lepremier plan des monts gigantesques qui lesentouraient et dans les flancs desquels ellessemblaient s’incruster, taillées à mêmequelque métal originel.

Lorsqu’ils purent sortir de la surprise im-mobile où les avait cloués ce spectacle, ilscherchèrent des yeux une porte par où entrer

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dans la Ville. Mais ils n’en trouvèrent point.Alors ils se mirent à marcher, en longeant lesmurailles, espérant toujours trouver l’entrée.Mais ils ne virent point d’entrée. Et ils conti-nuèrent à marcher encore des heures sans voirni porte ni brèche quelconque, ni personne quise dirigeât vers la Ville ou en sortît. Et malgrél’heure déjà avancée du jour, ils n’entendaientaucun bruit, pas plus au dedans qu’au dehorsdes murs, et ils ne remarquaient aucun mouve-ment, pas plus sur les sommets des murs qu’àleur pied. Mais l’émir Moussa, sans perdre es-poir, encouragea ses compagnons à marcherencore ; et ils marchèrent ainsi jusqu’au soir,et toujours ils voyaient se déployer devant euxla ligne inflexible des murailles d’airain qui sui-vaient les mouvements du sol, des vallées etdes côtes et semblaient surgir du sein même dela terre.

Alors l’émir Moussa ordonna à ses compa-gnons de s’arrêter pour le repos et la nourri-

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ture. Et lui-même s’assit quelque temps pourréfléchir à la situation.

Lorsqu’il se fut reposé, il dit à ses compa-gnons de rester là à veiller sur le campementjusqu’à son retour et, suivi du cheikh Abdossa-mad et de Taleb ben-Sehl, il fit avec eux l’as-cension d’une haute montagne, dans le desseind’inspecter les environs et de reconnaître cetteVille…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rante-troisième nuit.

Elle dit :

… cette Ville qui ne voulait pas se laisservioler par les tentatives des humains.

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D’abord ils ne purent rien distinguer dansles ténèbres, car la nuit avait déjà épaissi lesombres sur la plaine ; mais soudain la lueurà l’Orient se fit plus vive, et sur le sommetde la montagne la lune magnifique s’élança et,d’un clignement, illumina le ciel et la terre. Età leurs pieds un spectacle se déroula qui les fits’arrêter de respirer.

Ils dominaient une ville de songe.

Sous la nappe blanche qui tombait de haut,aussi loin que pouvait s’étendre le regard versdes horizons noyés dans la nuit, des dômes depalais, des terrasses de maisons, de calmes jar-dins s’étageaient dans l’enceinte d’airain, et descanaux illuminés par l’astre se promenaient enmille circuits clairs dans le sombre des massifs,tandis que, tout au bout, une mer de métalcontenait dans son sein froid les feux du cielréfléchi ce qui faisait que l’airain des murailles,les pierreries allumées des dômes, les terrassescandides, les canaux et toute la mer, ainsi queles ombres projetées vers l’Occident, se ma-

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riaient sous la brise nocturne et la lune ma-gique.

Cependant cette vastitude était enseveliedans le silence universel comme dans un tom-beau. Nulle vie humaine ne se laissait soup-çonner là-dedans. Mais de hautes figures d’ai-rain, chacune sur quelque socle monumental,mais de grands cavaliers taillés dans le marbre,mais des animaux ailés au vol sans vertu, seprofilaient dans un même geste figé ; et dansle ciel, à ras des édifices, tournoyaient, seulsêtres mobiles sur cette immobilité, d’immensesvampires par milliers, tandis que, trouant le si-lence étale, d’invisibles hiboux jetaient leurslamentations et leurs appels funèbres sur lespalais morts et les terrasses endormies.

Lorsque l’émir Moussa et ses deux compa-gnons eurent rempli leurs yeux de ce spec-tacle étrange, ils descendirent de la montagneen s’étonnant à l’extrême de n’avoir pas aper-çu, dans cette Ville immense, trace de quelqueêtre humain vivant. Et ils arrivèrent au pied

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des murs d’airain, dans un endroit où ils virentquatre inscriptions gravées en caractères io-niens, et que le cheikh Abdossamad déchiffraaussitôt et traduisit à l’émir Moussa.

La première inscription disait :

Ô fils des hommes ! que tes calculs sont vains !La mort est proche. Ne compte pas sur l’avenir. Ilest un Maître qui disperse les nations et les armées,et de leurs palais aux vastes magnificences préci-pite les rois dans l’étroite demeure du tombeau. Etleur âme réveillée dans l’égalité de la terre les voitréduits en amas de cendre et de poussière.

À ces paroles, l’émir Moussa s’écria : « Ôsublimes vérités ! Ô réveil de l’âme dans l’éga-lité de la terre ! » Et il transcrivit aussitôt cesparoles sur ses parchemins. Mais déjà lecheikh traduisait la seconde inscription, qui di-sait :

Ô fils des hommes ! pourquoi t’aveugles-tu detes propres mains ? Comment peux-tu mettre ta

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confiance dans un monde vain ? Ne sais-tu pasque c’est un séjour passager, une demeure transi-toire ? Dis ! Où sont les rois qui jetèrent les fonde-ments des empires ? Où sont les conquérants, lesmaîtres de l’Irak, d’Ispahân et du Khorassân ? Ilsont passé comme s’ils n’avaient jamais été.

L’émir Moussa transcrivit également cetteinscription, et, fort ému, écouta le cheikh quitraduisait la troisième :

Ô fils des hommes ! voici que les jourss’écoulent, et tu vois ta vie avec indifférence mar-cher vers le terme final. Songe au jour du Juge-ment devant le Seigneur, ton maître. Où sont lessouverains de l’Inde, de la Chine, de Sina et deNubie ? Le souffle implacable de la mort les a ren-versés dans le néant.

Et l’émir Moussa s’écria : « Où sont les sou-verains de Sina et de Nubie ? Renversés dansle néant ! » Or la quatrième inscription disait :

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Ô fils des hommes ! tu noies ton âme dans lesplaisirs, et tu ne vois pas sur tes épaules la Mortcramponnée qui suit tes mouvements. Le mondeest comme la toile de l’araignée, et derrière cettefragilité te guette le néant. Où sont les hommes auxvastes espérances et leurs projets éphémères ? Ilsont échangé contre la tombe les palais où mainte-nant habitent les hiboux.

L’émir Moussa ne put alors contenir sonémotion et se mit à pleurer longtemps, lestempes dans les mains, et il se disait : « Ô mys-tère de la naissance et de la mort ! Pourquoinaître s’il faut mourir ? Pourquoi vivre si lamort donne l’oubli de la vie ? Mais Allah seulconnaît les destinées, et notre devoir est denous incliner dans l’obéissance muette. » Cesréflexions faites, il reprit avec ses compagnonsla route du campement, et ordonna à seshommes de se mettre sur-le-champ à l’ouvragepour construire, avec du bois et des bran-chages, une échelle longue et solide qui leurpermît d’atteindre le haut des murs, pour de

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là essayer de descendre dans cette Ville sansportes.

Aussitôt les hommes se mirent à la re-cherche de bois et de grosses branches sèches,les rabotèrent le mieux qu’ils purent avec leurssabres et leurs couteaux, les lièrent entre ellesavec leurs turbans, leurs ceintures, les cordesdes chameaux, les sangles et les cuirs des har-nachements, et réussirent à construire uneéchelle assez haute pour atteindre au faîte desmurailles. Ils la portèrent alors à l’endroit leplus propice, la soutinrent de tous côtés avecde grosses pierres, et, en invoquant le nomd’Allah, commencèrent à y grimper lente-ment…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rante-quatrième nuit.

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Elle dit :

… commencèrent à y grimper lentement,l’émir Moussa en tête. Mais quelques-uns res-tèrent au bas des murs, pour surveiller le cam-pement et les environs.

L’émir Moussa et ses compagnons se mirentà marcher sur les murs pendant quelquetemps, et finirent par arriver devant deux toursreliées entre elles par une porte d’airain dontles deux battants étaient fermés et joints d’unefaçon si parfaite qu’on n’aurait pu introduire lapointe d’une aiguille dans leur interstice. Surcette porte était gravée l’image en relief d’uncavalier d’or qui avait le bras tendu et la mainouverte ; et sur la paume de cette main des ca-ractères ioniens étaient tracés, que le cheikhAbdossamad déchiffra aussitôt et traduisit ain-si : « Frotte douze fois le clou qui est dans monnombril. »

Alors l’émir Moussa, bien que fort surprisde ces paroles, s’approcha du cavalier et re-

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marqua qu’en effet un clou d’or se trouvait en-foncé juste au milieu de son nombril. Il tenditla main et frotta ce clou douze fois. Et au dou-zième frottement les deux battants s’ouvrirentdans toute leur largeur sur un escalier de granitrouge qui s’enfonçait en tournant. Aussitôtl’émir Moussa et ses compagnons descendirentles marches de cet escalier qui les conduisitau centre d’une salle donnant de plain-piedsur une rue où stationnaient des gardes armésd’arcs et de glaives. Et l’émir Moussa dit : « Al-lons à eux pour leur parler avant qu’ils nous in-quiètent ! »

Ils s’approchèrent donc de ces gardes dontles uns étaient debout, le bouclier au bras etle sabre nu, et les autres assis ou étendus ; etl’émir Moussa, se tournant vers celui qui avaitl’air d’être leur chef, lui souhaita la paix avecaffabilité ; mais l’homme ne bougea pas et nelui rendit pas le salam ; et les autres gardes res-tèrent également immobiles et les yeux fixes,

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ne prêtant pas plus attention aux nouveaux ve-nus que s’ils ne les voyaient pas.

Alors l’émir Moussa, voyant que ces gardesne comprenaient pas l’arabe, dit au cheikh Ab-dossamad : « Ô cheikh, adresse-leur la paroledans toutes les langues que tu connais. » Etle cheikh commença à leur parler d’abord enlangue grecque ; puis, voyant l’inanité de satentative, il leur parla en indien, en hébreu, enpersan, en éthiopien et en soudanais ; mais nuld’entre eux ne comprit un mot de ces langueset ne fit un geste quelconque d’intelligence.Alors l’émir Moussa dit : « Ô cheikh, ces gardessont peut-être offensés de ce que tu ne leurébauches pas le salut de leur pays. Il te fautdonc leur faire des salams gesticulés selon tousles pays que tu connais. » Et le vénérable Ab-dossamad exécuta à l’instant tous les gestesdes salams usités chez les peuples de toutesles contrées qu’il avait parcourues. Mais aucundes gardes ne bougea, et chacun resta immo-

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bilisé dans la même attitude qu’au commence-ment.

À cette vue, l’émir Moussa, à la limite del’étonnement, ne voulut pas davantage insis-ter ; il dit à ses compagnons de le suivre etcontinua sa route, ne sachant à quelle cause at-tribuer un tel mutisme. Et le cheikh Abdossa-mad se disait : « Par Allah ! jamais, dans mesvoyages, je n’ai vu une chose si extraordi-naire ! »

Ils continuèrent à marcher de la sorte jus-qu’à ce qu’ils fussent arrivés à l’entrée du souk.Ils trouvèrent les portes ouvertes et péné-trèrent à l’intérieur. Le souk était rempli degens qui vendaient et achetaient ; et les devan-tures des boutiques étaient merveilleusementgarnies de marchandises. Mais l’émir Moussaet ses compagnons remarquèrent que tous lesacheteurs et vendeurs, ainsi que tous ceux quise trouvaient dans le souk, s’étaient, commed’un commun accord, arrêtés dans leurs gesteset leurs mouvements dès qu’ils les eurent aper-

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çus ; et l’on eût dit qu’ils n’attendaient que ledépart des étrangers pour reprendre leurs oc-cupations habituelles. Pourtant ils semblaientne faire aucune attention à leur présence, et secontentaient d’exprimer leur mécontentementde cette intrusion par le mépris et la négli-gence. Et, pour donner plus de signification en-core à cette attitude dédaigneuse, un silencegénéral se faisait sur leur passage, de façonque l’on entendait dans l’immense souk voûtérésonner leurs pas de marcheurs solitaires aumilieu de l’immobilité d’alentour. Et ils parcou-rurent de la sorte, ne rencontrant nulle part nigeste bienveillant ou hostile ni sourire de bien-venue ou de moquerie, le souk des bijoutiers,le souk des soieries, le souk des selliers, le soukdes marchands de drap, celui des savetiers, etle souk des marchands d’épices et d’aromates.

Lorsqu’ils eurent traversé le souk des aro-mates, ils débouchèrent soudain sur une placeimmense où le soleil mettait une clarté d’au-tant plus éblouissante que les souks avaient

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une lumière tamisée qui avait habitué les re-gards à sa douceur. Et tout au fond, entre descolonnes d’airain d’une hauteur prodigieusequi servaient de piédestaux à de grands ani-maux d’or aux ailes éployées, se dressait unpalais de marbre flanqué de tours d’airain, etgardé par une ceinture d’hommes armés et im-mobiles dont les lances et les glaives flam-baient sans se consumer. Une porte d’or don-nait accès à ce palais où l’émir Moussa péné-tra, suivi de ses compagnons.

Ils virent d’abord, courant tout le long del’édifice et limitant une cour aux bassins demarbres de couleur, une galerie supportée pardes colonnes de porphyre ; et cette galerie ser-vait de réserve d’armes, car on y voyait par-tout, suspendues aux colonnes, aux murs et auplafond, d’admirables armes, merveilles enri-chies d’incrustations précieuses, et provenantde tous les pays de la terre. Tout autour decette galerie ajourée étaient adossés des bancsd’ébène d’un travail merveilleux, niellés d’ar-

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gent et d’or, et où étaient assis ou couchés desguerriers, vêtus de leurs costumes de parade,qui ne firent aucun mouvement, soit pour bar-rer la route aux visiteurs, soit pour les inviter àcontinuer leur promenade étonnée.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rante-cinquième nuit.

Elle dit :

Ils suivirent donc cette galerie, dont la par-tie supérieure était ornée d’une corniche fortbelle, et où ils virent, gravée en lettres d’orsur un fond d’azur, une inscription en langueionienne qui contenait des préceptes sublimes

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dont voici la traduction fidèle faite par lecheikh Abdossamad :

Au nom de l’immuable, Souverain des desti-nées ! Ô fils des hommes, tourne la tête et tu verrasla mort prête à fondre sur ton âme ! Où est Adam,père des humains ? Où est Nouh et sa descen-dance ? Où est Nemroud le redoutable ? Où sontles rois, les conquérants, les Khosroès, les Césars,les Pharaons, les empereurs de l’Inde et de l’Irak,les maîtres de la Perse et ceux de l’Arabie, et Is-kandar aux Deux-Cornes ? Où sont les souverainsde la terre, Hamam et Karoun, et Scheddad filsd’Aâd et tous ceux de la postérité de Kanaân ! Parordre de l’Éternel ils ont quitté la terre pour allerrendre compte de leurs actions au jour de ta Rétri-bution.

Ô fils des hommes ! ne t’abandonne pas aumonde et à ses plaisirs ! Crains le Seigneur et sers-le d’un cœur pieux. Crains la mort. La piété enversle Seigneur et la crainte de la mort sont la basede toute sagesse. De la sorte tu moissonneras de

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belles actions qui te parfumeront pour le jour ter-rible du Jugement.

Lorsqu’ils eurent écrit sur les parcheminscette inscription qui les émut beaucoup, ilsfranchirent une grande porte qui s’ouvrait aumilieu de la galerie, et entrèrent dans une salleau centre de laquelle était un beau bassin demarbre transparent d’où s’élançait un jet d’eau.Au-dessus de ce bassin se déployait, formantun plafond agréablement colorié, un pavillonen étoffes de soie et d’or aux teintes diverseset mariées entre elles avec un art parfait. L’eau,pour arriver dans ce bassin, suivait quatre ca-naux tracés dans le sol de la salle en contourscharmants, et chaque canal avait un lit d’unecouleur particulière : le premier canal avait unlit de porphyre rose ; le second, de topazes ;le troisième, d’émeraudes, et le quatrième, deturquoises ; si bien que l’eau se teintait selonson lit et, frappée par la lumière atténuée fil-trant des soieries du haut, projetait sur les ob-

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jets d’alentour et les murs de marbre une dou-ceur de paysage marin.

De là ils franchirent une seconde porte etentrèrent dans une seconde salle. Ils la trou-vèrent remplie de monnaies anciennes d’or etd’argent, de colliers, de bijoux, de perles, de ru-bis et de toutes les pierreries. Et tout cela for-mait de tels amoncellements que l’on pouvait àpeine circuler et traverser cette salle pour pé-nétrer dans une troisième.

Celle-ci était remplie d’armures en métauxprécieux, de boucliers d’or enrichis de pierre-ries, de casques anciens, de sabres de l’Inde,de lances, de javelots et de cuirasses du tempsde Daoud et de Soleïmân ; et ces armes étaienttoutes dans un état tel de conservation qu’onles eût dites sorties la veille des mains qui lesavaient fabriquées.

Ils entrèrent ensuite dans une quatrièmesalle, occupée entièrement par des armoires etdes étagères en bois précieux où, en bon ordre,

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étaient rangés de riches habits, des robessomptueuses, des étoffes de prix et des bro-carts admirablement ouvragés. De là ils se di-rigèrent vers une porte qui, ouverte, leur livral’accès d’une cinquième salle.

Elle ne contenait, du sol au plafond, rienque des vases et des objets destinés aux bois-sons, aux mets et aux ablutions des vases d’oret d’argent, des bassins en cristal de roche, descoupes de pierres précieuses, des plateaux enjade ou en agate de diverses couleurs.

Lorsqu’ils eurent admiré tout cela, ils son-geaient à revenir sur leurs pas, quand ils furenttentés de relever un immense rideau de soie etd’or qui couvrait l’un des murs de la salle. Etils virent derrière ce rideau une grande porteouvragée de fines marqueteries d’ivoire etd’ébène et fermée par des verrous massifs d’ar-gent sans aucune trace de trou pour y adapterune clef. Aussi le cheikh Abdossamad se mit-il à étudier le mécanisme de ces verrous etfinit-il par trouver un ressort caché qui céda

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à ses efforts. Aussitôt la porte tourna d’elle-même et donna libre accès aux voyageurs dansune salle miraculeuse, creusée entièrement endôme dans un marbre si poli qu’il semblaitêtre un miroir d’acier. Des fenêtres de cettesalle filtrait, à travers des treillis d’émeraudeset de diamants, une clarté qui nimbait les ob-jets d’une splendeur inouïe. Au centre se dres-sait, soutenu par des pilastres d’or sur chacundesquels se tenait un oiseau au plumaged’émeraude et au bec de rubis, une sorte d’ora-toire tendu d’étoffes de soie et d’or qui venaitlentement, par une suite de degrés d’ivoire,prendre contact avec le sol où un magnifiquetapis aux couleurs glorieuses, à la laine sa-vante, fleurissait de ses fleurs sans odeur, deson gazon sans sève, et vivait de toute la vieartificielle de ses forêts pleines d’oiseaux etd’animaux saisis dans leur exacte beauté denature et leurs rigoureuses lignes.

L’émir Moussa et ses compagnons mon-tèrent les degrés de cet oratoire et, arrivés sur

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la plate-forme, ils s’arrêtèrent dans une sur-prise qui les cloua muets. Sous un dais de ve-lours piqué de gemmes et de diamants, surun large lit de tapis de soie superposés, repo-sait une adolescente au teint éblouissant, avecpaupières alanguies et longs cils recourbés. Sabeauté se rehaussait du calme admirable deses traits, de la couronne d’or qui retenait sachevelure, du diadème de pierreries qui étoilaitson front et du collier humide de perles qui ca-ressaient de leur chair sa peau dorée. À droiteet à gauche du lit se tenaient deux esclaves,dont l’un était blanc et l’autre noir, armés d’unglaive nu et d’une pique d’acier. Au pied du lit,il y avait une table de marbre sur laquelle cesparoles étaient gravées :

Je suis la vierge Tadmor, fille du roi des Ama-lécites. Cette Ville est ma Ville.

Toi qui as pu pénétrer jusqu’ici, voyageur, tupeux emporter tout ce qui plaît à ton désir.

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Mais prends garde d’oser, attiré par mescharmes et la volupté, porter sur moi une mainviolatrice.

Lorsque l’émir Moussa fut revenu de l’émo-tion que lui avait causée la vue de l’adolescenteendormie, il dit à ses compagnons : « Il esttemps que nous nous éloignions de ces lieux,maintenant que nous avons vu ces chosesétonnantes, et que nous allions vers la merpour essayer de trouver les vases de cuivre.Vous pouvez toutefois prendre dans ce palaistout ce qui vous tente ; mais gardez-vous deporter la main sur la fille du roi ou de toucherà ses vêtements. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Mais lorsque fut la trois cent qua-rante-sixième nuit.

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Elle dit :

Alors Taleb ben-Sehl dit : « Ô notre émir,rien dans ce palais ne peut se comparer à labeauté de cette adolescente. Ce serait dom-mage de la laisser là au lieu de l’emporter àDamas pour l’offrir au khalifat. Ce cadeau vau-drait mieux que tous les vases d’éfrits marins. »L’émir Moussa répondit : « Nous ne pouvonstoucher à la princesse. Ce serait l’offenser etattirer sur nous les calamités. » Mais Talebs’écria : « Ô notre émir, les princesses ne s’of-fensent jamais de telles violences, qu’ellessoient vivantes ou endormies. » Et, ayant ditces paroles, il s’approcha de l’adolescente etvoulut l’enlever dans ses bras. Mais soudain iltomba mort, transpercé par les sabres et lespiques des deux esclaves qui le frappèrent enmême temps sur la tête et dans le cœur, et re-devinrent immobiles comme la pierre.

À cette vue, l’émir Moussa ne voulut pointstationner un moment de plus dans ce palais et

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ordonna à ses compagnons d’en sortir à la hâtepour prendre le chemin de la mer.

Lorsqu’ils furent arrivés sur le rivage, ilsvirent une quantité d’hommes noirs occupésà sécher leurs filets de pêche, et qui leur ren-dirent, en arabe, leurs salams selon la formulemusulmane. Et l’émir Moussa dit à celui quiétait le plus âgé d’entre eux et paraissait êtrele chef : « Ô vénérable cheikh, nous venons dela part de notre maître le khalifat Abdalma-lek ben-Merwân chercher dans cette mer desvases où se trouvent des éfrits du temps duprophète Soleïmân. Peux-tu nous aider dansnos recherches, et nous expliquer le mystèrede cette Ville où tous les êtres sont sans mou-vement ? »

Le vieillard répondit : « Mon fils, sached’abord que nous tous ici, les pêcheurs de cerivage, nous sommes des croyants à la paroled’Allah et à celle de son Envoyé (sur lui laprière et la paix !) ; mais tous ceux qui setrouvent dans cette Ville d’Airain sont enchan-

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tés depuis l’antiquité, et resteront dans cet étatjusqu’au jour du Jugement. Mais pour ce quiest des vases où se trouvent les éfrits, rien n’estplus facile que de vous les procurer, puisquenous en avons là une provision dont nous nousservons, une fois débouchés, pour faire cuirenos poissons et nos aliments. Nous pouvonsvous en donner autant de charges de cha-meaux que vous le désirerez. Seulement il estnécessaire, avant de les déboucher, de les fairerésonner en les frappant avec les mains, etd’obtenir de ceux qui les habitent le sermentde reconnaître la vérité de la mission de notreprophète Mohammad, pour qu’ils rachètentleur faute première et leur rébellion contre lasuprématie de Soleïmân ben-Daoud ! » Puis ilajouta : « Quant à nous, nous voulons égale-ment vous donner, comme preuve de notrefidélité à notre maître à tous, l’émir desCroyants, deux Filles de la Mer, que nousavons pêchées aujourd’hui même et qui sontplus belles que toutes les filles des hommes. »

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Et, ayant dit ces paroles, le vieillard remità l’émir Moussa douze vases de cuivre, scellésde plomb au sceau de Soleïmân. Et il lui remit,les ayant fait sortir d’une grotte, les deux Fillesde la Mer. Et c’étaient deux merveilleusescréatures aux longs cheveux ondulés commeles vagues, au visage de lune, aux seins admi-rables et arrondis et durs comme les galets ma-rins. Mais elles manquaient, à partir du nom-bril, des somptuosités qui d’ordinaire sontl’apanage des filles des hommes, et les rempla-çaient par un corps de poisson qui se mouvaitde droite et de gauche avec les mêmes mouve-ments que font les femmes quand elles voientqu’on fait attention à leur démarche. Leur voixétait fort belle et leur sourire charmant, mais,elles aussi, ne comprenaient et ne parlaient au-cun des langages connus, et se contentaientseulement, à toutes les questions qu’on leuradressait, de répondre par le sourire de leursyeux.

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L’émir Moussa et ses compagnons ne man-quèrent pas de remercier le vieillard pour sagénéreuse bonté et l’invitèrent, lui et tous lespêcheurs qui étaient avec lui, à quitter ce payset à les accompagner au pays des musulmans,à Damas la ville des fruits et des eaux douces.Le vieillard et les pêcheurs acceptèrent l’offreet tous ensemble revinrent d’abord à la Villed’Airain où ils prirent tout ce qu’ils purent em-porter en choses précieuses, en joyaux, en or,et tout ce qui était léger de poids et lourd deprix. Ils redescendirent, ainsi chargés, des mu-railles d’airain, remplirent leurs sacs et leurscaisses à provisions de ce butin inouï, et re-prirent la route de Damas. Et ils y arrivèrenten sécurité au bout d’un long voyage sans inci-dents.

Le khalifat Abdalmalek fut charmé à la foiset émerveillé du récit que lui fit l’émir Moussade cette aventure, et s’écria : « Mon regret estextrême de n’avoir pas été avec vous à cetteVille d’Airain. Mais, avec la permission d’Allah,

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j’irai moi-même bientôt admirer ces merveilleset essayer d’éclaircir le mystère de cet enchan-tement. » Puis il voulut ouvrir de sa propremain les douze vases de cuivre. Il les ouvritdonc l’un après l’autre. Et chaque fois il ensortait une fumée fort dense qui se muait enun éfrit épouvantable, lequel se jetait aussitôtaux pieds du khalifat et s’écriait : « Je demandepardon à Allah et à toi de ma rébellion, ô notremaître Soleïmân ! » Et il disparaissait à traversle plafond, à la surprise de tous les assistants.

Le khalifat fut ensuite non moins émerveilléde la beauté des deux Filles de la Mer. Leursourire et leur voix et leur langage inconnu nemanquèrent pas de le toucher et de l’émouvoir.Il les fit placer dans un grand bassin, où ellesvécurent dans la sécurité. Et il allait souventleur faire visite, accompagné de ses épouseset de ses filles. Et elles finirent par apprendrel’arabe, et devinrent musulmanes.

Quant à l’émir Moussa, il obtint du khalifatla permission de se retirer à Jérusalem la

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Sainte pour y passer le reste de sa vie dansla méditation des paroles anciennes qu’il avaitpris soin de transcrire sur ses parchemins. Et ilmourut dans cette ville, après avoir été l’objetde la vénération de tous les Croyants qui vontencore visiter la koubba où il repose dans lapaix et la bénédiction du Très-Haut.

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schah-razade, l’histoire de la Ville d’Airain !

Alors le roi Schahriar dit : « Ce récit, Schahra-zade, est vraiment prodigieux ! » Elle dit : « Oui, ôRoi ! mais je ne veux pas laisser passer cette nuitsans te raconter l’histoire qui arriva à Ibn Al-Man-sour. » Et le roi Schahriar, étonné, dit : « Maisqui est cet Ibn Al-Mansour-là ? Je ne le connaispoint. » Alors Schahrazade, avec un sourire, dit :« Voici ! »

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en avril 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Sylvie, Anne C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Le Livre des Mille et une Nuitstome troisième, Paris, Fasquelle, 1908.D’autres éditions ont été consultées en vue de

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l’établissement du présent texte. L’illustrationde première page reproduit La femme au tam-bourin, huile, anonyme, entre 1800 et 1900(Brooklyn Museum, Arts of the Islamic Worldcollection). Les illustrations dans le texte pro-viennent de l’édition Fasquelle, 1908, (minia-tures persanes, indiennes ou turques tirées deG. de Malherbe, des collections de la BNF oudu Musée Guimet).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

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Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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1 Comme les nuits qui précèdent ne sont quede quelques lignes dans le texte arabe, j’en ai sup-primé le quantième, simplement pour ne pas inter-rompre le récit trop souvent et de trop près. Désor-mais il en sera ainsi toutes les fois que le même casse présentera (N. du T.).

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Table des matières

HISTOIRE DE LA PRINCESSE BOU-DOURHISTOIRE DE BEL-HEUREUX ET DEBELLE-HEUREUSEHISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉHISTOIRE DE LA DOCTE SYMPA-THIEAVENTURES DU POÈTE ABOU-NO-WASHISTOIRE DE SINDBAB LE MARIN

LA PREMIÈRE HISTOIRE DESHISTOIRES DE SINDBAD LEMARIN ET C’EST LE PREMIERVOYAGELA SECONDE HISTOIRE DESHISTOIRES DE SINDBAD LEMARIN ET C’EST LE SECONDVOYAGE

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L’HISTOIRE TROISIÈME DESHISTOIRES DE SINDBAD LEMARIN ET C’EST LE TROI-SIÈME VOYAGEL’HISTOIRE QUATRIÈME DESHISTOIRES DE SINDBAD LEMARIN ET C’EST LE QUA-TRIÈME VOYAGEL’HISTOIRE CINQUIÈMED’ENTRE LES HISTOIRES DESINDBAD LE MARIN ET C’ESTLE CINQUIÈME VOYAGEL’HISTOIRE SIXIÈME D’ENTRELES HISTOIRES DE SINDBADLE MARIN ET C’EST LESIXIÈME VOYAGEL’HISTOIRE SEPTIÈMED’ENTRE LES HISTOIRES DESINDBAD LE MARIN ET C’ESTLE SEPTIÈME ET DERNIER

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’HIST

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VOYAGEHISTOIRE DE LA BELLE ZOU-MOURROUD AVEC ALISCHAR FILSDE GLOIREHISTOIRE DES SIX ADOLESCENTESAUX COULEURS DIFFÉRENTESHISTOIRE DE LA VILLE D’AIRAINCe livre numérique

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