Sur le fascisme de la langue

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SUR LE FASCISME DE LA LANGUE http://stephanechast eller-un.blogspot.com/ Barthes a regretté qu’on ait fait autant d’histoire(s) au sujet de l’énoncé boiteux qui stipule que la « langue est tout simplement fasciste ». Quelques-uns se sont indignés. D’autres, comme Hélène Merlin-Kajman, y ont vu la clef de sa pensée. Dans La Langue est-elle fasciste ?, cette dernière a voulu montrer la congruence de l’énoncé scandaleux avec l’ensemble des idées « délétères » de Roland Barthes et cela sans chercher à réparer, en restaurant sa superbe, le mythe de la supériorité de la langue française. Résumons son propos : l’idée du fascisme de la langue n’est que l’aboutissement logique de la pensée de Barthes 1 . Dans la sortie verbale de 1 « Plus on l’analyse, plus la phrase de Barthes concernant le fascisme inhérent à toute langue, qu’on peut à bon droit considérer comme le point d’aboutissement de sa pensée et de celle de la modernité tout autant que comme leur caricature, relève un pertinence bien trouble. » Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement , coll. La couleur des idées, Seuil, 2003, p.197.

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SUR LE FASCISME DE LA LANGUE

http://stephanechasteller-un.blogspot.com/

Barthes a regretté qu’on ait fait autant d’histoire(s) au sujet de l’énoncé

boiteux qui stipule que la « langue est tout simplement fasciste ».

Quelques-uns se sont indignés. D’autres, comme Hélène Merlin-Kajman, y

ont vu la clef de sa pensée. Dans La Langue est-elle fasciste ?, cette

dernière a voulu montrer la congruence de l’énoncé scandaleux avec

l’ensemble des idées « délétères » de Roland Barthes et cela sans chercher à

réparer, en restaurant sa superbe, le mythe de la supériorité de la langue

française. Résumons son propos : l’idée du fascisme de la langue n’est que

l’aboutissement logique de la pensée de Barthes1. Dans la sortie verbale de

Barthes, il n’y a pas la moindre « énigme » (comme l’avait cru Antoine

Compagnon) ; ce n’est pas non plus l’énoncé d’« un homme à l’esprit

dérangé2 » mais l’expression quintessenciée de la pensée de la modernité ;

le fascisme de la langue était déjà en germe dans la critique barthésienne du

classico-centrisme, et de la pureté classique. L’énoncé « La langue est tout

simplement fasciste » n’était que la généralisation du procès que Barthes

avait institué contre la langue française du dix-septième siècle et qu’il a

1 « Plus on l’analyse, plus la phrase de Barthes concernant le fascisme inhérent à toute langue, qu’on peut à bon droit considérer comme le point d’aboutissement de sa pensée et de celle de la modernité tout autant que comme leur caricature, relève un pertinence bien trouble. » Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, coll. La couleur des idées, Seuil, 2003, p.197.2 Selon M. Lapacherie dans « A propos de La Langue est-elle fasciste? Langue,

pouvoir, enseignement d'Hélène Merlin-Kajman », où il donne un satisfecit à Hélène Merlin-Kajman. M. Lapacherie, professeur de littérature à l’université de Pau, reproche d’autre part à Barthes dans un autre texte intitulé « Un Auschwitz de l'esprit » (sic) d’avoir incriminé le geste royal de Villers-Cotterêt alors qu’il n’en a jamais parlé... De même  il l’accuse d’avoir dénigré notre langue nationale lors de son séjour d’enseignement au Maroc. Rétablissons un peu la vérité : Barthes a simplement défendu lors de son séjour au Maroc la littérature française en critiquant la disjonction illusoire « littérature de l’occupant colonial/langue de la francophonie » ainsi que l’idée « réactionnaire » qu’on puisse séparer l’enseignement du français de sa littérature.

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repris sans désemparer à partir de 1971 pour l’étendre à tous les langages

humains dans un paroxysme de radicalité. Barthes a donc simplement déduit

le caractère répressif de toute langue à partir de la langue classique qu’il a

cherché à détruire parce qu’elle écrase la voix (phonè) des exclus qui n’ont

pas la maîtrise du logos, qu’elle vole leur langage en imposant celle du

pouvoir. D’autre part le terme « fasciste » n’est pas une métaphore

adjectivale mais une allusion précise à une situation historique. Faisons une

parenthèse : Barthes a parlé de la mollesse des grands mots, de leur

imprécision. Il a pu ainsi qualifier le régime de Vichy, plutôt d’essence

réactionnaire, de fasciste. Car il n’y a pas, écrit-il, qu’un « seul fascisme

[…] il serait dangereux politiquement de le penser ». Il y a aussi un fascisme

structural qui désigne un complexe sociopolitique transhistorique. Il parle

ainsi dans son article sur le Dominique de Fromentin, du « fascisme

napoléonien » qui ne se confond pas avec les tendances réactionnaires des

laissés pour compte de l’Histoire qui n’ont pas directement participé – s’y

opposant plus par l’inertie que par l’action - au triomphe du capitalisme

industriel bien qu’ils aient pu constituer une force électorale d’appoint au

régime impérial. Si Barthes n’a pas songé à qualifier de fasciste la

culture classique - qui est progressiste par son aristocratisme (c’est sans

doute un paradoxe qu’il faudrait expliquer) - il n’oublie jamais d’associer

au fascisme, la montée de la petite bourgeoisie (dont l’une des expressions

idéologiques serait l’anti-intellectualisme). Il semble ainsi que ce qui est

fasciste pour Barthes, c’est moins l’emprise du collectif sur le sujet (le

Japon holistique semble constituer pour lui un modèle pour l’art de vivre)

que le poujadisme intellectuel et la pseudo-physis (refus d’afficher les

signes en tant que signes) qui seraient les attributs de l’idéologie petite-

bourgeoise. Barthes a cherché à rattacher par connexion d’intrigue au

problème du rôle de la petite bourgeoisie, impensé par Marx qui n’analyse

que son rôle de pivot politique dans Le 18 Brumaire, dans l’évolution

culturelle et la dégradation de la culture bourgeoise, d’autres problèmes qui

ne sont pas de nature strictement politiques pour donner à la question des

extensions philosophiques, rhétoriques et linguistiques qui s’y rapportent

sans doute de manière impropre. Fermons la parenthèse et reprenons. La

langue fasciste donc, c’est non seulement la langue du « classicisme

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linguistique » de Renan (Merlin-Kajman, 2003 : 176), auteur coopté par

l’extrême-droite française lors de l’entre-deux guerre et pendant

l’Occupation, mais aussi la langue classique tout court qui se caractérise par

l’ordre direct. C’est cet ordre direct, et « l’absence d’équivoque » que

Barthes incrimine et au reste, cela n’était qu’une suite logique de la critique

du « classicisme » avec ses valeurs de clarté et de netteté. La conséquence

de cette suspicion à l’égard de la culture classique, c’est la crise des

humanités3 et même celle de la société tout entière.4 En effet si la langue sert

à relier les hommes, la modernité critique en disqualifiant la langue

classique a détruit cette fonction (non sans promouvoir la langue de

l’Hercule gaulois, celle de la « vocifération sublime ») ; la modernité

scolaire, héritière de la modernité critique, « à la suite de Barthes » (Merlin-

Kajman, 2003 : 231), suscitant la méfiance des apprenants à l’égard du

pouvoir linguistique, a donc appelé les élèves à bafouer les modèles

littéraires en les désacralisant au lieu de les mythifier ; de même les maîtres

ont refusé d’enseigner la langue5, et partant d’assumer leur « mission »,

celle d’articuler les membres disparates du corps social6… Telle est la thèse

de La Langue est-elle fasciste ?

Nous rappellerons d’abord que Barthes lors de son premier cours au

Collège de France (quasi-contemporain de la Leçon) a placé de manière très

classique la fatalité du pouvoir moins dans les contraintes de la langue

avec ses « rubriques obligatoires » (Boas) que dans les modalités de

l’organisation sociale. En second lieu nous montrerons qu’il a plus cherché à

disqualifier une doxa linguistique crypto-nationaliste qu’à critiquer l’usage

3 Voir l’intervention intitulé «  Quelles humanités pour quelle société » d’Hélène Merlin-Kajman au colloque du 13 novembre 2008, organisé par le groupe philo du SNES. (www.snes.edu/IMG/pdf/texte_merlin-kajman_jrd_13_11_08.pdf)4 « Qu’arrive-t-il au langage, à la vie civile, à la politique lorsque la langue dite classique se trouve désavouée par L’Ecole et la majeure partie des instances sociales ? » Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, op.cit., p.17.5 « La nouveauté de ces toutes dernières années réside dans un autre fait  : l’institution chargée d’affermir la norme dans la conscience linguistique des touts jeunes sujets parlant s’est mise à rejeter cette fonction. » (Merlin-Kajman, 2003 : 257) Il reste que selon les instructions officielles, et selon la pratique des enseignants la maîtrise de la langue et des discours restent un objectif de l’enseignement littéraire. 6 « La langue française les [Francs et Gaulois, protestants et catholiques, hommes et femmes] les avait articulés dans une même syntaxe. », Ibid., p.181.

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de l’écriture classique.

3.2.1 Langue et pouvoir

Pour Barthes le pouvoir est une fatalité liée à l’organisation sociale. En

effet, même le phalanstère fouriériste ne peut y échapper car il y a pouvoir

dès qu’il y a une « dysrythmie », dès qu’une organisation, aussi

groupusculaire soit-elle, impose au sujet un rythme qui n’est pas son

rythme. L’utopie sociale ne serait d’ailleurs qu’une manière idéale

d’organiser le pouvoir en visant à diminuer la pesanteur de ses appareils.

Dans Comment vivre ensemble, il rappelle qu’il y a eu dans l’histoire connue

très peu d’exemples d’organisations sociales qui ont été  exemptes de toute

pouvoir : il cite les communautés orthodoxes du Mont Athos réglées sur

l’idiorythmie où la vie sociale se réduit à la synaxe, et celle des Messieurs

de Port Royal où le seul telos était l’amitié, et où la seule règle était de se

plaire ensemble sans finalité d’ordre économique, sociale, ou politique. Dès

qu’il y a organisation sociale, il y a une structure de pouvoir qui se met en

place sans laquelle elle ne pourrait se pérenniser. Une des raisons qui

explique que les communautés libres se défont est que les problèmes liés au

besoin ne sont pas réglés selon une discipline, un protocole qui définit les

charges, les devoirs de chacun à l’égard de l’ensemble du groupe. Pour qu’il

y ait discipline, il faut qu’il y ait fonction et qui dit fonction, dit structure de

pouvoir. Barthes reconnaît donc que le pouvoir est moins dans la langue que

dans les modalités de l’organisation sociale. Mais comme, à ses yeux, il y a

concomitance entre société et langage7, il a donné, un peu légèrement, les

propriétés de l’une à l’autre en les intriquant par « connexion d’intrigue8 ».

Cela ne veut pas dire que la langue ou plutôt la rhétorique soit innocente.

Barthes, dans Comment vivre ensemble, donne l’exemple d’une

synecdoque à usage politique, relevée par Brecht au sujet du terme

« Allemagne », nom propre qui n’est peut-être pas un désignateur rigide,

7 Dans un texte d’hommage à Benveniste (« Benveniste », OC, t. IV, p. 947) (1976)), Barthes félicite le « linguistique des langues » d’avoir souligné le « fond social du langage ».8 Sur la notion de connexion d’intrigue, voir Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, Seuil, 1995, p.206-207.

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employé par le pouvoir d’alors,  qui voulait faire croire que l’ensemble des

allemands était solidaire des intérêts de la classe dominante comme si

l’Allemagne n’était pas la propriété exclusive de ce petit nombre qui a voulu

faire oublier par le générique Allemagne qu’il n’y a pas d’Allemagne autre

qu’historique. Le pouvoir a utilisé les ressources du langage, les moyens

rhétoriques inhérents à toute langue pour mystifier l’ensemble des

allemands. Le politique de la langue est ainsi un complexe ou le pouvoir du

langage9 se croise au pouvoir du social. Le « politique de la langue », c’est

le pouvoir du langage qu’un autre pouvoir, celui de l’organisation sociale,

exploite pour son propre compte. Au reste, cette critique de l’art de

persuader n’avait rien de très original hors le style apocalyptique de Barthes.

3.2.2 Barthes et la doxa sociolinguistique

Si Hélène Merlin-Kajman croit que Barthes a cherché à défendre la parole

des « écrasés » ou le « « peuple » supposé écrasé par le « classicisme » »

(2003 : 181), elle a rappelé aussi avec peut-être beaucoup plus de

pertinence qu’il se sépare de Bourdieu10 bien qu’il ait pu reprendre à son

compte une doxa sociolinguistique pour s’armer contre Picard lors de la

polémique sur Racine. Dans l’article «La guerre des langages11 », Barthes fait

état des observations qu’il a faites en se promenant dans son Sud-ouest, sur la

manière de notifier le « défense d’entrer » à l’entrée de trois « propriétés »

appartenant à la classe des petits bourgeois retraités ; il relève trois manières assez

différentes de dissuader le visiteur importun : une manière sauvage, une

manière légale, une manière libérale, qui renvoient à trois imaginaires

différents. Il est sûr que cet exemple a plus une valeur d’apologue qu’une

exemplarité scientifique (Barthes à cette époque ne prétend plus « faire de la

9 Nous employons langage tout à la fois au sens de discours (par exemple le discours marxiste qui a un contenu historique spécifique) et de langue au sens de manière d’articuler un contenu par des figures, par des tours de langage, en gros le formel du discours qui n’est pas qu’un manteau, un « langage-habit » mais une manière de s’adresser, et de nommer.10 « Barthes récusait la valeur causale des déterminations sociopolitiques qu’au contraire, comme Guy Debord, Bourdieu place au centre explicatif du double système langue/société. En revanche, Barthes concevait un point de liberté – l’écriture – que tout système de pensée de Bourdieu vise à éliminer. » (Merlin-Kajman, 2003, p.50).11 OC, t. IV, p. 361-365.

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science »). On peut considérer que l’observation qu’il a faite, sans méthode

« sérieuse », est sans valeur. Néanmoins l’important n’est pas la véracité de

cette « enquête » mais le fait que Barthes ait explicitement désavoué le point

de vue sociolinguistique auquel il avait souscrit lors de la période du Degré

zéro de l’écriture. Les langages circulent d’une classe à l’autre, l’inter-

classisme des langages déjoue les analyses trop faciles d’une

sociolinguistique déterministe. Lors de la Révolution, Lafargue l’a rappelé,

une certaine presse commanditée et écrite par l’Aristocratie, a mis à la

mode, avant le Père Duchesne, le langage poissard, médiatisation qui

brouillait déjà les propriétés de langage. Barthes pensait donc que la

division des langages ne reproduisait pas exactement la division sociale.

L’anthropologie culturelle, les aperçus de Lévi-Strauss sur Edward Sapir, les

recherches de Benveniste ont souligné le fait de la diffusion linguistique.

Ayant travaillé plusieurs années au Centre d’études sur les communications

de masse, ayant dénoncé le caractère impérialiste de la culture de masse

(que Barthes n’a pas voulu confondre pas avec une culture utopique des

masses), qui se répand dans tous les couches de la société, Barthes ne

pouvait pas ignorer le fait majeur de la diffusion. A cet égard il parle même

de contagion voire de contamination. La classe ouvrière par exemple

parlerait le langage de la classe promotionnelle (la petite bourgeoisie) qui

détient le pouvoir-parler. La classe muette (la classe ouvrière) n’a pas de

langage propre, même politique, pour l’expression de ses besoins (la

contestation est bourgeoise) tandis que la classe démissionnaire (la

bourgeoisie) en « lâchant » sa littérature (surréaliste, existentialiste,

d’inspiration chrétienne ou nationaliste) qui la contestait, s’est mise à

consommer les produits de la culture petite-bourgeoise, non sans entraîner la

débâcle de la langue classique qui n’est plus lue que par une poignée

d’universitaires ou d’esthètes sans influence. Si Barthes dans Critique et

Vérité, dont le style véhément est très peu analytique (C’était un discours de

circonstance, de la critique fugitive, l’expédient d’un homme qu’on a cloué au

pilori et réduit à l’extrémité), plaque à nouveau le schéma marxien de

l’idéologie sur la langue, il n’incrimine plus la grammaire de Port Royal

comme au temps du « Faut-il tuer la grammaire ? » (1947) (article rebaptisé

« La responsabilité de la grammaire » dans l’édition des Œuvres complètes).

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Il souligne dans une note en bas de page qu’« il ne faut pas confondre les

prétentions du classicisme à voir dans la syntaxe du français la meilleure

expression de la logique universelle et les vues profondes de Port-Royal sur

les problèmes logiques du langage en général12 ». L’auteur de Critique et

vérité critique moins la langue classique qu’une doxa crypto-nationaliste qui

prétend que la supériorité linguistique du français est liée à un ordre

syntaxique spécifique, l’ordre direct dit naturel.

On ne peut pas d’ailleurs identifier la langue classique à l’ordre direct.

L’ordre direct n’est pas en effet propre au français classique ; il domine déjà

dans La Chanson de Roland. Si l’ordre direct ne caractérise pas en propre la

langue classique, le refus du premier n’entraîne pas nécessairement le refus

de la seconde. Il faut oublier les inversions de Racine et de La Fontaine pour

réduire la « langue classique » à l’ordre direct. De plus l’ordre Sujet -

Complément - Verbe en raison de la montée des clitiques accusatifs ou datifs

est peut-être aussi fréquente en français classique qu’en moyen français13.

Enfin l’ordre direct n’est pas spécifique au français. Selon Charles Bally,

l’ordre direct domine dans les langues indo-européennes de l’ouest

(anglais, espagnol, italien, portugais) et s’explique par le développement de

leurs tendances analytiques. L’allemand, plus archaïque, est resté fidèle à

l’ordre anticipateur de même que le latin classique tandis que l’ordre

analytique (l’ordre direct, ou l’ordre didactique selon Diderot) était déjà la

norme syntaxique de la langue usuelle employée par les classes populaires à

l’époque de l’Empire14. Cela montre au passage qu’il n’y pas de psychologie

grammaticale propre à un groupe social. La syntaxe des hautes classes

romaines était basée sur l’ordre anticipateur tandis que celle des lettrés

français ainsi que celle de la noblesse « franque » (les chansons de gestes)

sur l’ordre progressif. Ainsi l’ordre direct n’est en soi ni aristocratique, ni

populaire. Il reste que Barthes a commis l’erreur d’inverser le mythe au

lieu de le dissoudre par l’analyse (il n’a pas renoncé à la connexion

d’intrigue) quand il asserte que la construction anticipatrice (Objet -Verbe-

12 Critique et vérité (1966), OC, t. II, p.771.13 Voir Nathalie Fournier, Grammaire du français classique, Belin, coll. Lettres sup, 1998, p.80.14 Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Ed. A. Francke, 1965, p.208.

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Sujet) « ce-suis-je15 » de Montaigne est plus légitime que le « je suis cela »

(S - V - O) du fait qu’un sujet serait le produit d’une somme d’expériences

qui l’instituerait en dernier lieu parce qu’un homme se définit parce ce qu’il

fait (Barthes a transposé dans la syntaxe, la pensée anti-essentialiste de

Sartre). Aussi constate-t-on que pour Barthes à l’instar des grammairiens

qu’il conteste, l’ordre des mots reste l’ordre des idées16.... Il ne dissocie pas

structures syntaxiques et structures sémantiques ; cela explique peut-être

que Barthes soit devenu hostile à Chomsky qui a réfuté toute

correspondance entre ces deux ordres. Il a contre-naturalisé la syntaxe au

lieu de la dénaturaliser (Barthes grossit les effets de sens provoqués par la

postposition du sujet clitique et par l’antéposition du complément). De

même que quand cherchant à annuler le sujet (au lieu de continuer à

réfléchir sur la manière dont il s’institue), il a cru ou feint de croire que

l’esthétique du fragment pouvait participer à la fissuration du thétique

(thème-prédicat), opération qui lui semblait plus subversive que de placer

le sujet après l’action puisque l’ordre inversif de l’allemand, et du latin, n’a

pas empêché les peuples qui ont parlé ces langues de vouloir assujettir le

monde à ce que Barthes appelait l’« arrogance occidentale »…

3.2.3 Barthes, défenseur de la pureté de la syntaxe

Si Barthes a dénoncé en 1970 le nationalisme linguistique basé sur l’idée

d’une supériorité logique du français lié à la prééminence de l’ordre direct,

il n’est pas vrai de dire que « la dénonciation de la langue classique ne

cessera plus ». Si Hélène Merlin-Kajman ne peut citer aucun texte hormis

« Réflexion sur un manuel17 », c’est parce que, en réalité, Barthes n’a pas

cessé, de défendre la syntaxe classique18, la « syntaxe du raisonnement »

15 « Au XVI siècle, Montaigne disait encore : « Ce suis-je », et non pas je suis cela », ce qui était parfaitement légitime, puisque le sujet est constitué par tout ce qui lui vient et par tout ce qu’il fait. Puisqu’il n’est vraiment lui-même qu’à la fin, comme produit. » dans « Express va plus loin avec… Roland Barthes » (1970) dans OC, t. III, p.683.16 « L’ordre des mots, c’est l’ordre des idées. » selon Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, Paris, Ed. Guénégaud, 1977, p.231.17 Ecrit en 1969 mais ne paraissant qu’en 1971 puisqu’il s’agit d’un acte de colloque.18« Il est inutile de subvertir la langue en détruisant, par exemple la syntaxe : c’est en fait une bien maigre subversion, qui, de plus, est loin d’être innocente, car

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contre celle de la phrase-affect, refusant la syntaxe désarticulée du langage

immédiat et de l’élocution spontanée… Si Barthes a pu observer que la

fermeté intimidante d’un discours tient à la frappe finale de ses phrases

(clausules, pointes), et ainsi faire l’hypothèse qu’ « être fort, c’est savoir

finir ses phrases », il n’a jamais consenti à encourager la destruction de la

syntaxe grammaticale, opération d’avant-garde qui n’était pour lui qu’« un

petit conformisme », une « illusion totale » à laquelle il opposait le vol de

langage qui est une appropriation nécessaire et dialectique car «  le

nihilisme est un type de réflexion et d’énonciation […] qui exige un effort

d’intelligence et de maîtrise du langage19 ». Il n’a jamais pensé qu’on puisse

poser un problème autrement qu’en terme de langage, ni qu’on puisse se

réfugier dans un espace hors-langage ou dans un non-langage qui ne serait

pas compromis :

« La culture bourgeoise est en nous, dans notre syntaxe, dans la façon dont nous parlons, peut-être même dans une part de notre plaisir. Nous ne pouvons pas passer par le non-discours parce que le non-discours n’existe pas ; même les attitudes les plus terroristes les plus extrémistes, se prêtent à des récupérations très rapides. Le seul combat qui reste n’est pas franc, mais le plus souvent étouffé, insidieux. Il n’est pas toujours triomphant, mais il doit essayer  de déplacer les langages. On essaie de créer avec le langage bourgeois, ses figures de rhétoriques, ses manières syntaxiques, ses valeurs de mots, une nouvelle typologie du langage : c’est tout le travail de la modernité20. »

En outre Barthes n’a pas pu considérer que l’esthétique classique était

hostile au règne du signifiant car l’écriture filigranée de l’ancienne culture

du signifiant était pour lui, la plus propre à trouer le discours21… De plus si

Barthes a forgé le terme classico-centrisme, c’était moins pour dénigrer des

auteurs qu’il relisait et chérissait que pour fustiger, à tort ou à raison, la

comme on dit, « les petites subversions font les grands conformismes ». Le sens ne peut s’attaquer de front, par la simple assertion de son contraire » « Digression » (1971) dans OC, t. III, p.997.19 « Fatalité de la culture, limite de la contre-culture » (1972) dans OC, t. IV, p.197.20« Plaisir / écriture / lecture » (1972) dans OC, t. IV, p.203-204.21 «Peut-être – mais c’est là une position un peu paradoxale par rapport au style de l’avant-garde – le meilleur moyen d’empêcher cette solidification est-il de feindre de rester à l’intérieur d’un code apparemment classique, de garder les apparences d’une écriture soumise à certains impératifs stylistique et d’atteindre ainsi la dislocation du sens final » dans « Vingt mots clés pour Roland Barthes » (1975) dans OC, t. IV, p.855.

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« critique universitaire » qui faisait de la littérature des années 1660-1685

le « port » au sens pascalien du terme à partir duquel toute la littérature

française de tous les siècles était jugée, y compris celle du dix-septième qui

précède celle du classicisme proprement dit. Enfin Barthes était loin d’avoir

des préjugés à l’égard de la littérature du dix-septième siècle : il a défendu

la préciosité en s’étonnant qu’il en soit si peu question dans les manuels

littéraires de la fin des années soixante ; il a avoué avoir lu plus de Bossuet

que de Diderot ; on ne rappelle pas que Barthes a défendu les valeurs du

bien-écrire, du bien-écrit et du bien-dit, de l’Ecrire classique, prônant

Chateaubriand, et même La Fontaine…

Le « tricher la langue22 » de Barthes n’est donc pas le « pourrir le français

pour que la société française pourrisse selon la formule de Genet » (2003 :

47). Loin de chercher à détruire la langue classique, Barthes a, tout au

contraire, voulu préserver une langue classique moins attaquée selon lui par

l’avant-garde que par le triomphe de la culture petite-bourgeoise qui a

dégradé celle de la bourgeoisie, laquelle avait déjà renoncé à

l’ « apprentissage du goût » non sans provoquer une « débâcle esthétique »

que la classe promotionnelle n’a eu qu’à parfaire. Barthes, à un certain

moment, s’est mis à défendre de plus en plus explicitement le « Classique »

qu’il n’avait abjuré qu’extérieurement23. Dans sa Leçon, s’il défend le droit

de pratiquer plusieurs langages, c’est plus pour défendre le « français

classique24 » que le « français moderne » qui domine aussi bien sous la

forme de la langue parlée relâchée, que sous celle de la langue

conversationnelle, la langue d’interlocution en usage dans les média. Pour

dire que Barthes, dans sa Leçon, a cherché à fustiger la langue classique, la

langue littéraire, il n’en fallait lire que des passages tronqués.

3.2.4 La logique de la rétorsion

22 Remarquons que Barthes dans « Responsabilité de la grammaire » (1947) in (OC, t. I, pp. 96-98) est plus correct quand il parle de « tricher avec le langage »23 Jean-Paul Enthoven a vu juste quand il dit que Barthes était un peu « marrane » bien que « prélat influent » cité par Louis-Jean Calvet dans Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.227.24 Car « Ni anges ni dragons ne sont plus là pour la défendre » La Leçon, OC, t.5, p.444.

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Si Hélène Merlin-Kajman infirme « à bon droit » l’idée que la « langue

(française) », comme le précise le titre d’un chapitre de son livre, puisse être

fasciste, elle ne croit pas pour autant que le fascisme de la langue soit sans

pertinence. Elle renverse, par une dialectique de la rétorsion, la proposition

de Barthes, ou du moins le sens qu’elle lui prête : ce n’est pas la langue

classique qui est fasciste mais le régime linguistique de l’anti-purisme ; ce

n’est pas la langue classique « policée » qui est fasciste mais la langue anti-

puriste qui harangue au lieu de conférer et de converser. Pour l’intelligence

de notre propos, rappelons que Hélène Merlin-Kajman distingue deux

régimes d’énonciation que la modernité a confondus : un régime classico-

baroque opposé à un régime discursif de la surreprésentation. Le

philosophe Jean-Luc Nancy a inventé la notion de « surreprésentation »

pour qualifier la « machine à représentation »  des camps nazis par

laquelle « le nazi s’y donne le spectacle de sa toute-puissance et de

l’absolue déchéance qu’elle [la machine à représentation] a fabriquée

comme sa contre-image » (in Le Monde, édition du 28.01.05, Propos

recueillis par Jean Birnbaum). Cette spécularisation est une

« surreprésentation » « dont on ne peut tenter la représentation sans risquer

ou bien d’en épouser le mouvement de jouissance, ou bien d’en perdre

l’objet même. » car le vouloir-montrer (éthique) ne doit pas répondre au

« vouloir-jouir-de-voir » (esthétique). Jean-Luc Nancy pose à nouveau le

problème de la disjonction entre l’éthique et l’esthétique qui rend difficile

de représenter ce qui excède la représentation. Il ne condamne pas la « dé-

représentation » et ne lui oppose pas les « récits classico-baroques » dont

parle Hélène Merlin-Kajman Il hésite à appliquer son concept de

« surreprésentation » aux camps américains en Irak mais Hélène Merlin-

Kajman, moins prudente, l’applique aux « partis religieux » du seizième

siècle : « Il peut paraître abusif, et il est sans doute abusif à bien des égards,

de caractériser l’aspiration ligueuse par ce concept de « surreprésentation. »

Elle évite la contradiction en omettant astucieusement de rappeler le passé

politique de Malherbe : le Père du purisme linguistique et du classicisme

était Ligueur, et incivil. L’exemple de Malherbe infirme un peu la validité

du paradigme « régime discursif/régime classico-baroque » mais, nous

l’admettrons provisoirement pour notre analyse.

Page 12: Sur le fascisme de la langue

Le premier régime, anti-puriste et universaliste, a pour support la langue de

la civilité conversationnelle, tandis que le second, anti-puriste, est une

« racialisation de la langue ». La « modernité » « nous » aurait déporté vers

le régime discursif en nous sommant à une « écoute politique de

Mallarmé », en refusant d’enseigner la langue de la civilité. Barthes aurait

ainsi apporté au marxisme le soutien de l’esthétique symboliste (opposée au

classicisme selon la doxa scolaire) qui avait déjà refusé, à l’époque du

Parnasse, la langue utilitaire de la bourgeoisie et par métonymie la

démocratie. L’appel de Barthes à l’« insubordination linguistique » qui se

placerait dans le « sillage de Marx » s’inscrirait dans cette tradition.

Cependant, si Barthes a pu exploiter le remous idéologique provoqué par

le marxisme pour faire trembler la culture immobilisée en Nature par la

grégarité, il est plus que douteux que Barthes ait cherché à concilier le

marxisme historique et l’esthétique du « poète en Hercule gaulois »

Nous verrons que la mobilisation du mythe de l’Hercule gaulois n’est en

rien spécifique au régime discursif (nous acceptons le paradigme). Ensuite

nous montrerons que la filiation Du Bellay-Barthes, tenants de la

racialisation de la langue via Mallarmé, a malheureusement peu de

consistance, étant établie, entre autres, sur le rapport qu’entretiendrait une

métaphore de Mallarmé (« glaive nu ») avec le souvenir d’un « glaive » de

Du Bellay, chantre supposé de l’Hercule gaulois ... Enfin nous rétablirons le

sens le plus probable du « changer la langue » en étudiant le sens de

« concomitant » dans la fameuse phrase du discours au Collège de France et

en comparant d’autres occurrences du même terme dans d’autres écrits de

Barthes.

3.2.5 Hercule gaulois et régime discursif

Rappelons d’abord que l’Hercule gaulois est le Dieu Mercure des anciens

Gaulois, représenté sous les traits d’un vieillard qui tire à lui les membres de

son peuple par la force de sa langue. Le mythe de l’Hercule gaulois était un

lieu du discours épidictique qui n’avait rien de propre au « régime

discursif » de la période des guerres de religions puisque on le retrouve dans

Page 13: Sur le fascisme de la langue

une œuvrette sur l’Europe de Desmaret, le secrétaire de Richelieu, peu

soupçonné d’anti-purisme, dans le titre d’un opéra écrit pour la naissance

de Louis XIV (L'Erculeo ardire) dans un autre écrit pour célébrer son

mariage (L'Ercole Amante), dans le titre d’une tragédie de Quinault et de

Lully écrit à la gloire de Louis XIV. On peut voir à Versailles une gravure,

qui commémore une victoire remportée sur les Espagnols, où Louis XIII est

représenté en Hercule gaulois. Enfin un jésuite, nommé Valadier, certes un

peu oublié aujourd’hui, a même écrit un Labyrinthe royal de l’Hercule

gaulois. De plus l’exploitation du mythe de L’Hercule gaulois, exhumé par

les traducteurs de Lucien de Samosate, est antérieure aux guerres de

religions puisque l'Hercule gaulois était le thème de la fête donnée en

hommage funèbre à François 1er. Du Bellay parle bien lui aussi d’un

« Hercule Gaulois » mais rien ne permet d’affirmer qu’il fasse allusion au

Mercure des anciens Gaulois. En outre on ne trouve que deux mentions à

« l’Hercule Gaulois » dans l’ensemble de son œuvre, une à la fin de la

Défense et illustration et une autre dans le « sonnet CLXXII » des Regrets ;

(remarquons que Hélène Merlin-Kajman ne précise pas à quelle occurrence

elle fait référence). Il est probable que Du Bellay emploie l’adjectif

« Gaulois » (avec une majuscule) au sens de « françois », comme dans ce

vers où il désigne par « rivage Gaulois25 » les côtes maritimes du royaume

de France. De plus quand Joachim Du Bellay compare Henri II en l’appelant

« notre Hercule Gaulois26 », il semble plus l’exciter à la vertu qu’à la

faconde. On trouve enfin une allusion au mythe de l’Hercule gaulois aussi

bien dans L'Eloge de Ronsard dédié au fils d'Henri II, François II, que dans

Le Chant de Protée de Jean Godard où ce dernier dresse un parallèle entre

Henri IV et Hercule. Il semble donc qu’il n’y ait pas de lien solidaire entre

le mythe de l’Hercule gaulois et le régime discursif de la

« surreprésentation ».

3.2.6 Le « glaive nu, exhortation au crime ou métaphore de la parole

poétique ?

25 « J’attesterai ma nef au rivage Gaulois » v.12 du sonnet CXXVIII des Regrets, Œuvres poétiques, t.II, Classiques Garnier, 1993, édition critique établie, présentée et annotée avec variantes par Daniel Aris et Françoise Joukovsky.26 « Hercule se fit Dieu par la seul vertu. » dans « Sonnet CLXXII », Ibid., p.125.

Page 14: Sur le fascisme de la langue

D’après Hélène Merlin-Kajman, le « glaive nu » de Mallarmé est un

souvenir de Du Bellay qui aurait cherché à restaurer le peuple dans sa

parole. Il nous a été impossible de savoir à quel « glaive  » de Joachim Du

Bellay l’auteur de La Langue est-elle fasciste ? fait référence. Elle ne

précise pas. Quoi qu’il en soit le discours littéraire depuis l’origine est plein

de « glaive » (on s’en doute) et de « glaive nu ». On trouve le lieu du

« glaive nu » chez Virgile (second livre de L’Enéide), chez Cicéron dans les

Catilinaires, où il est le symbole de la discorde civile, dans les romans de

chevalerie où il sert à adouber, ou à purifier la couche conjugale…, chez

Ronsard, chez Amyot, chez Le Tasse dans la Jérusalem délivrée où

Tancrède est menacé par un « guerrier terrible » qui agite un « glaive nu »

selon la traduction de Louis Laour Bormian, chez Victor Hugo qui a

mobilisé ce lieu dans La Fin de Satan, dans Les Misérables (voir le « glaive

nu » d’Enjolras (CH. XVII)), dans Les Légendes des siècles (in « Les quatre

jours d’Elchs »), etc., chez Yves Bonnefoy27, dans les rites du serment

royal, dans la symbolique de l’ancien Régime dans laquelle le glaive nu est

le signe de la haute justice du roi. Faut-il supposer que le « glaive nu » de

Hélène Merlin-Kajman est à la fois le symbole de la discorde civile excitée

par les démagogues des partis populaires, et celui de la haute justice du roi,

du monarque absolue qui l’a confisqué pour rétablir la paix civile,

connotation qu’on retrouve dans le titre d’un livre de Gaston Bonheur sur

Charles de Gaulle nommé Le Glaive nu (1945)… ? Passons au « glaive

nu » du « Tombeau pour Edgar Poe » de Mallarmé, écrit sur la demande

d’un groupe d’universitaires américains. Pour François Rastier, il s’agit

d’une « métaphore implicite ». Le sémanticien a rappelé que Mallarmé

avait d’abord parlé d’un « hymne nu28 » ; « glaive nu » est une correction.

Si on se souvient que le dictionnaire de référence de Mallarmé est le Littré ,

on peut faire l’hypothèse que « glaive » avait le sens de « pouvoir de

l’éloquence » (acception de Littré : « Le glaive de la parole, le pouvoir de

27 « Briller le glaive nu qu'il te faut saisir », vers d’un poème du recueil Hier régnant désert, Mercure de France, 1958.28 François Rastier, Essais de sémiotique discursive, Mame, coll. Univers sémiotique, 1973, p.55.

Page 15: Sur le fascisme de la langue

l’éloquence. »), si d’autre part on accepte de considérer que le « glaive nu »

de Mallarmé n’est pas un syntagme puisqu’il a gardé l’adjectif « nu » de la

première version où il était accolé à « hymne », on peut avancer que

« glaive nu » est un oxymore. Le « glaive nu » serait une métaphore de la

parole poétique : une puissance désarmée. Nous serions alors très loin du

contio du poète-harangueur des guerres de religions dont la parole était une

préparation à l’action homicide. Un autre argument qui ruine la

démonstration de la thèse adverse est que Barthes n’a jamais fait

précisément référence au sonnet « Un Tombeau pour Edgar Poe » que ce

soit dans la Leçon ou ailleurs. S’il n’est pas sûr que le « changer la langue »

de la contre-nomination barthienne qui veut enrichir la langue par l’emprunt

aux langues anciennes et étrangères ait un rapport essentiel avec le « rendre

plus pur les mots de la tribu » dont parle Mallarmé qui voulait rendre

hommage au travail poétique d’Edgar Poe qui a perfectionné l’idiome du

peuple au milieu duquel il a vécu sans renommée, il est plus qu’aventureux

de rapprocher le « changer la langue » du « rendre plus purs les mots de la

tribu » pour montrer que Barthes s’inscrit dans une tradition qui veut

racialiser la langue. Si on ne joue pas sur les connotations de « rendre plus

purs » ( en lui donnant le sens d’une restauration qui tendrait à purifier une

langue métissée par les emprunts à d’autres idiomes) et de « tribu » (au sens

de « race »), si on interprète littéralement, on comprend que « rendre plus

purs les mots », c’est travailler à établir un pureté de langage comme l’a fait

par exemple Malherbe, pureté de langage qu’il ne faut pas confondre avec

une pensée puriste qui n’est le plus souvent qu’une moralisation du langage

qui cherche par peur de ses effets autant à exténuer sa force qu’à réduire ses

possibles voire à le censurer.

3.2.7 Sur le sens de concomitant

Barthes emploie le terme concomitant pour placer Mallarmé à côté de

Marx avec une acception précise : être concomitant, c’est coexister, surgir

en même temps, ce n’est pas agir de concert ; concomitant dans le phrase de

la Leçon ne veut rien dire d’autre que « vivre en même temps que », « se

Page 16: Sur le fascisme de la langue

produire en même temps » « être contemporain de29 ». Mallarmé est

contemporain de Marx, c’est tout30. Nulle collusion entre le matérialisme

historique et la poésie symboliste ou le Parnasse. Dans la Leçon, Barthes

fait parler Mallarmé (prosopopée qui caractérise le discours critique qui se

réduit souvent à faire parler les morts qui ne sont plus là pour le contredire)

pour l’opposer au discours grégaire et en particulier au discours marxiste

(plus qu’à Marx qui n’était pas marxiste comme on sait). Mallarmé n’est

pas un symptôme littéraire accessoire, un supplément esthétique et

inessentiel au marxisme mais pour Barthes, une réponse à Marx. Mallarmé

pensait en effet que si le citoyen, la personne civile de l’écrivain pouvait

être démocrate, l’artiste devait rester aristocrate… Si Barthes a brandi

Mallarmé, c’est parce que ce dernier a assumé la division des langages alors

que le marxisme visait par nature et par projet à instituer un langage

29 Voici quelques exemples relevés dans les textes de Barthes contemporains, « concomitant » à l’énonciation de la Leçon qui précisent le sens que Barthes donne à concomitant et à concomitance : « J’appelle « strictement contemporain » quand il y a concomitance entre l’Acmé de l’Evénement et le passage du sujet de l’adolescence à la maturité. » La Préparation du roman, Seuil/IMEC, coll. Traces écrites, 2003, p.361. « La plus grave question posée par l’anthropologie : non pas à proprement parler : de quand date l’homme ?, mais : quand, comment, pourquoi le symbolisme a-t-il commencé ? A-t-il commencé d’un seul coup (Lévi-Strauss), les choses ne pouvant se mettre à signifier peu à peu ? D’une façon multiple, sur plusieurs fronts à la fois, en même temps ? Il y a présomption, vraisemblance de concomitance d’apparition entre les principales manifestations préhistoriques du symbolique : les outils, le langage, l’inceste– sur trois point, passage à une « double articulation » » Comment vivre ensemble, Seuil/IMEC, coll. Traces écrites, 2002, p.95.« Y a-t-il un réel sans image ? L’image est immédiate, concomitance, le besoin s’écrase sur le désir, l’indice sur le signe, la fonction sur le symbolique. » Ibid., p.151.30 « Nous prendrons le Vivre-Ensemble comme fait essentiellement spatial (vivre dans un même lieu). Mais à l’état brut, le Vivre-Ensemble est aussi temporel, et il faut marquer ici cette case : « vivre en même temps que… », « vivre dans le même temps que… «  - la contemporanéité. Par exemple, je puis dire sans mentir que Marx, Mallarmé, Nietzsche et Freud ont vécu vingt-sept ans ensemble. Bien plus, on aurait pu réunir dans quelque ville de Suisse en 1876, par exemple, et ils auraient pu – ultime indice du Vivre-Ensemble – « discuter ensemble ». Freud avait alors vingt ans, Nietzsche trente deux, Mallarmé trente-quatre et Marx cinquante-six ans. (Ou pourrait se demander lequel est maintenant le plus vieux). Cette fantaisie de la concomitance veut alerter sur un phénomène très complexe, peu étudié, me semble-t-il : la contemporanéité. De qui suis-je le contemporain ? Avec qui est ce que je vis ? Le calendrier ne répond pas bien. C’est ce qu’indique notre petit jeu chronologique – à moins qu’ils ne deviennent contemporains maintenant ? A étudier : les effets de sens chronologique (cf. Illusion d’optique). On déboucherait peut-être sur ce paradoxe : un rapport insoupçonné entre le contemporain et l’intempestif – comme la rencontre de Marx et Mallarmé, de Mallarmé et Freud sur la table du temps. » Ibid., p.36.

Page 17: Sur le fascisme de la langue

indivisé.

3.2.8 Sur la méthode du soupçon

Si Mallarmé est dédouané in fine parce qu’il a su résister grâce à son

« esprit français » au charme de la « surreprésentation wagnérienne »

(Merlin-Kajman, 2003 : 194), Barthes, lui, est soupçonné d’avoir cherché à

promouvoir Mallarmé en tant qu’ « Hercule gaulois  en poésie »… (2003 :

193) Mais d’où vient cet esprit français ? L’ « esprit français » de Mallarmé

a-t-il quelque chose de commun avec l’« esprit français » de Renan ?

Combien y a-t-il d’esprits français ? Hélène Merlin-Kajman « nous »

appelle à refuser les paradigmes « paralysants » mais elle reste fidèle aux

antinomies scolaires raison/fanatisme esprit français/esprit germanique,

gaulois/franc, classicisme/modernité… Si L’auteur de La Langue est-elle

fasciste ? ne rattache pas Barthes formellement au régime discursif de la

surreprésentation, se contentant de s’étonner, de trouver « troublant » les

collusions qu’elle croit avoir subodoré, il semble quand même que le lecteur

soit invité à faire le rapprochement et à déduire une proximité idéologique

plutôt compromettante. En somme, le fasciste, c’était Barthes nous suggère

Hélène Merlin-Kajman dans un renversement très foucaldien. Si Hélène

Merlin-Kajman ne fait que suggérer, Monsieur Jean-Gérard Lapacherie,

moins subtil, franchit le pas :

« Si le fascisme consiste à placer un article devant un nom, Barthes est le plus fasciste de tous les Français, puisque, chaque fois qu'il assène ses vérités du haut de sa chaire, il fait précéder tout nom commun d'un article31. »

Voilà comment Barthes et la « doulce poésie » de Du Bellay, le Juvénal des

cours aristocratique, - qui n’a pas eu « peur du langage » et de la disgrâce

royale – sont devenus des auxiliaires, des promoteurs du régime de la

surreprésentation, du fascisme, du nazisme… Voilà ce que dit la logique de

la métonymie, du « si ce n’est pas toi, c’est donc ton frère », en dépit des

31 Gérard Lapacherie, « Un Auschwitz de l’esprit », disponible sur le site Cercle Jeune France : (http://www.jeune-france.org/Idees/idees5.htm), consulté le 28 août 2010.

Page 18: Sur le fascisme de la langue

précautions linguistiques comme « Il est peut-être abusif  de dire que etc. »

(Merlin-Kajman, 2003 : 353) qui n’ont pas le pouvoir de corriger l’effet

produit par la phrase aventureuse d’autant plus qu’il faut les lire dans des

notes en fin d’ouvrage… De plus, on peut se demander par quel tour de

pensée, il est possible d’interpréter la citation par Barthes du « changer la

langue » de Mallarmé comme une allusion cryptée à l’Hercule gaulois du

poète-diplomate qu’Hélène Merlin-Kajman présente comme un précurseur

du régime discursif. Peut-on construire des filiations idéologiques en

rapprochant des syntagmes communs, des bouts de phrases usuelles, et en

déduisant des connotations qu’on a plaquées soi-même ? Peut-on forger des

filiations ad hoc pour la circonstance comme celle qui rattache  Rémy de

Gourmont à Mallarmé, parce que l’un et l’autre étaient philologues - c’est-à-

dire enclins à supposer que la langue « nationale » a une origine populaire,

qu’elle n’est pas qu’un produit artificiel de la civilité - pour mettre au jour

la filiation insoupçonnée entre le premier présenté comme un théoricien du

français populaire ethnicisé et Barthes, à la fois le théoricien du vol de

langage et pourfendeur du classico-centrisme ? Si nous rapprochions le

« on n’a pas attendu la modernité pour comprendre que la langue séjournait

dans une inquiétante proximité de la force. Et la question du rapport entre

langue et pouvoir était bien, au XVII e siècle, au centre des débats. Mais de

façon bien plus complexe que ce que le « progressisme » raconte. » (Merlin-

Kajman, 2003 : 67) du « On n’a pas attendu les verts pour savoir que

l’environnement est important32 », si nous avions la rouerie de rappeler une

autre phrase prononcée par Hélène Merlin-Kajman au Colloque du SNES

(syndicat des enseignant du second degré) où elle dit que le la politique de

Monsieur Nicolas Sarkozy n’est pas responsable de la déshérence des

humanités, ai-je le droit de déduire et de faire déduire une appartenance

politique, de faire soupçonner une collusion « infamante » avec le pouvoir,

sur le fait qu’elle partage avec l’actuel président de la République un

modèle phrastique, une manière de commencer ses phrases  et de les

frapper ? Non. « On » peut tout au plus se demander quel est ce « on »-là et

s’il faut s’y mettre.

S’il est difficile aujourd’hui de réduire Barthes, à la figure du fossoyeur de

32 Discours présidentiel de Nicolas Sarkozy au lac du Bourget du 9 juin 2009.

Page 19: Sur le fascisme de la langue

la culture classique, apôtre du langage-peuple et du refus d’enseigner33 la

norme linguistique en s’appuyant sur des notions aussi vagues que celles

d’« esprit français34 », de « franchise gauloise35 », d’ « esprit

germanique36 », de « férocité franque » et autres belles généralités reprises

ou non à Norbert Elias, il reste que l’idéologisation des structures

grammaticales est peut-être un des points où la pensée de Barthes s’est le

plus égarée comme il l’a d’ailleurs reconnu. Il serait toutefois naïf de

penser que l’ « exercice civil de la grammaire » (Merlin-Kajman, 2003 :

264) soit le remède au mal social. Il serait même dangereux de substituer au

contrat politique (et ainsi de l’escamoter) un contrat linguistique qui n’est

au fond qu’un appendice.

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© Stéphane Chasteller

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33 S’il est vrai que Barthes a pu se définir comme un « opérateur de séance » (« Au séminaire » écrit dans le contexte de l’après 68), il n’a pas cherché pour autant à remettre en cause la parole pédagogique : «  Il y a la question, bien sûr, du pouvoir intérieur au discours, à tout discours, dont je parle dans ma leçon inaugurale. Pour le reste, je ne crois pas qu’il y ait urgence à supprimer le principe du cours au profit de faux dialogues qui tournent souvent au psychodrame. » « A quoi sert un intellectuel » (1977) entretien avec Bernard-Henri Levy au Nouvel Observateur, 10 janvier 1977, OC, t. V, p.381. 34Ibid., p.181.35Ibid., p.223.36Ibid., p.195.