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14 STIEGLER (Bernard): la technique et le temps Galilée-CSI, Paris 1994. Il est dans l'ordre universitaire des choses philosophiques de faire de la métathéorie (penser des pensées déjà pensées; théoriser des théories etc.); aussi ne doit-on pas s'étonner que la thèse de Bernard Stiegler apparaisse d'abord comme une histoire de la philosophie qui redistribue tout autant les auteurs attendus que les lieux devenus communs ou fondamentaux qu'ils ont imposés sur la question de la technique. Ce parcours doxographique est la voie obligée pour faire reconnaître universitairement sa compétence sur le thème étudié. Ainsi relit-on ce que notre doxa doit: à B. Gille et à son évaluation historique des techniques: du point de vue de l'analytique, la notion de système résout les problèmes suscités par la combinaison, active et passive, où la technique et 1' histoire s'insèrent réciproquement; du point de vue de notre modernité, la subordination de l'invention à l'innovation incessante schématise la technoscience et son épineuse programmation. 2° à Leroi-Gourhan et à son anthropologie: c'est l'hypothèse des tendances techniques dont l'universalité permet de synthétiser leur dissémination ethnique en faits techniques; c'est le rapport matriciel de l'homme à la matière qui axiomatise la sélection des formes techniques sur le milieu. 3° à Simondon et à sa technologie: refus culturel obsolescent à l'endroit des machines; nouveauté industrielle de ces dernières dans l'autonomisation (concrétisation, individualisation) par sa genèse. Or ce parcours n'a de sens que parce qu'il met en perspective la thèse forte « d'une conjugaison de la question de la technique et de la question du temps, rendue sensible par la vitesse de l'évolution technique, les ruptures dans la temporalisation (événementialisation) qu 'elle provoque, les processus de déterritorialisation qui l'accompagnent, et qui exige une considération nouvelle de la technicité 2 ». Ce regard neuf, ou qui s'affirme comme tel, se justifie dans la radicalité de la jonction opérée: il y a « une constituvité originairement techno-logique de la temporalité 3 ». Dans son développement, « ce travail vise à établir que les étants organiques organisés sont originairement, et comme marques d'un défaut d'origine d'où il y a le temps, constitutifs (au sens fort de la phénoménologie) de la temporalité aussi bien que de la spatiatité, dans une conquête de la vitesse « plus vieille » que le temps et l'espace, qui en sont les décompositions 4 ». La technique et le temps propose donc une ontologie de la technique, certaine de sa radicalité et de sa novation. Le chemin emprunté est heideggérianisant, sans être un heideggérianisme de chapelle; partant de la prégnance du Gestell entendu comme « technicisation de tous les domaines de la vie jusqu'à l'arraisonnement de la raison comme calcul», B. Stiegler conclut, au terme d'une vigoureuse déconstruction des gestes théoriques rousseauistes dans le Discours sur l'Origine et les Fondements de l'Inégalité parmi les Hommes, à la nécessaire insuffisance de l'analytique « métaphysique » à saisir l'immédiateté de l'origine et la fraîcheur de la première fois, ambiance dans laquelle l'homme pouvait être vu dans sa coïncidence avec son essence; elle l'aurait rendu à sa transparence. Or cette mise au miroir se trouble et cela vient: l 0 de l'impuissance du discours, de sa grammaire métaphysique, à rendre raison de cette première fois sans verser dans le mythe ou la fiction qui, appuyé sur l'écart de la différence, ne laisse penser que la seconde fois. 2° de la « technicité essentielle de l'homme 5 »; au degré zéro de 1' origine, le « proprement humain est immédiatement et irrémédiablement à une impropriété, à un processus de « supplementation », de prothétisation ou d'extériorisation, ou rien n'est plus immédiatement sous la main, où tout se trouve médiatisé et instrumentalisé, technicisé, déséquilibré ». 1 B. Stiegler, la technique et le temps, 1.1. la faute d'Epiméthée., Galilée et Cité des sciences et de l'Industrie 2 id., ibid., p.30. C'est Stiegler qui souligne. 3 id.,/iK/.,p.31. 4 id. ) /é/d.,p.30-l. 5 Id.,/M/., p. 108. 6 id.,/te/., pp. 142-3.

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STIEGLER (Bernard): la technique et le temps Galilée-CSI, Paris 1994.

Il est dans l'ordre universitaire des choses philosophiques de faire de la métathéorie (penser des pensées déjà pensées; théoriser des théories etc.); aussi ne doit-on pas s'étonner que la thèse de Bernard Stiegler apparaisse d'abord comme une histoire de la philosophie qui redistribue tout autant les auteurs attendus que les lieux devenus communs ou fondamentaux qu'ils ont imposés sur la question de la technique. Ce parcours doxographique est la voie obligée pour faire reconnaître universitairement sa compétence sur le thème étudié. Ainsi relit-on ce que notre doxa doit:

1° à B. Gille et à son évaluation historique des techniques: du point de vue de l'analytique, la notion de système résout les problèmes suscités par la combinaison, active et passive, où la technique et 1' histoire s'insèrent réciproquement; du point de vue de notre modernité, la subordination de l'invention à l'innovation incessante schématise la technoscience et son épineuse programmation.

2° à Leroi-Gourhan et à son anthropologie: c'est l'hypothèse des tendances techniques dont l'universalité permet de synthétiser leur dissémination ethnique en faits techniques; c'est le rapport matriciel de l'homme à la matière qui axiomatise la sélection des formes techniques sur le milieu.

3° à Simondon et à sa technologie: refus culturel obsolescent à l'endroit des machines; nouveauté industrielle de ces dernières dans l'autonomisation (concrétisation, individualisation) par sa genèse.

Or ce parcours n'a de sens que parce qu'il met en perspective la thèse forte « d'une conjugaison de la question de la technique et de la question du temps, rendue sensible par la vitesse de l'évolution technique, les ruptures dans la temporalisation (événementialisation) qu 'elle provoque, les processus de déterritorialisation qui l'accompagnent, et qui exige une considération nouvelle de la technicité2 ». Ce regard neuf, ou qui s'affirme comme tel, se justifie dans la radicalité de la jonction opérée: il y a « une constituvité originairement techno-logique de la temporalité3». Dans son développement, « ce travail vise à établir que les étants organiques organisés sont originairement, et comme marques d'un défaut d'origine d'où il y a le temps, constitutifs (au sens fort de la phénoménologie) de la temporalité aussi bien que de la spatiatité, dans une conquête de la vitesse « plus vieille » que le temps et l'espace, qui en sont les décompositions4 ». La technique et le temps propose donc une ontologie de la technique, certaine de sa radicalité et de sa novation.

Le chemin emprunté est heideggérianisant, sans être un heideggérianisme de chapelle; partant de la prégnance du Gestell entendu comme « technicisation de tous les domaines de la vie jusqu'à l'arraisonnement de la raison comme calcul», B. Stiegler conclut, au terme d'une vigoureuse déconstruction des gestes théoriques rousseauistes dans le Discours sur l'Origine et les Fondements de l'Inégalité parmi les Hommes, à la nécessaire insuffisance de l'analytique « métaphysique » à saisir l'immédiateté de l'origine et la fraîcheur de la première fois, ambiance dans laquelle l'homme pouvait être vu dans sa coïncidence avec son essence; elle l'aurait rendu à sa transparence. Or cette mise au miroir se trouble et cela vient:

l0de l'impuissance du discours, de sa grammaire métaphysique, à rendre raison de cette première fois sans verser dans le mythe ou la fiction qui, appuyé sur l'écart de la différence, ne laisse penser que la seconde fois.

2° de la « technicité essentielle de l'homme5»; au degré zéro de 1' origine, le « proprement humain est immédiatement et irrémédiablement hé à une impropriété, à un processus de « supplementation », de prothétisation ou d'extériorisation, ou rien n'est plus immédiatement sous la main, où tout se trouve médiatisé et instrumentalisé, technicisé, déséquilibré ».

1 B. Stiegler, la technique et le temps, 1.1. la faute d'Epiméthée., Galilée et Cité des sciences et de l'Industrie 2 id., ibid., p.30. C'est Stiegler qui souligne. 3id.,/iK/.,p.31. 4id.)/é/d.,p.30-l. 5 Id.,/M/., p. 108. 6 id.,/te/., pp. 142-3.

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Voilà ce que l'aveuglement rousseauiste, éponyme de toute le tradition métaphysique, à la présence pourtant têtue de la technique autour de l'homme permet d'établir. Nous voici du même coup conduit à la difficulté: convertir le point de vue « en pensant le rapport de l'être et du temps comme rapport techno-logique7 ».

La technique, réinscrite alors dans l'histoire de la vie, « est la poursuite de l'évolution du vivant rvo-j par d'autres moyens que la vie8 ». Et « la vie est conquête de la mobihté9 ». Prise dans cet horizon, la ^ V technique se donne comme développement, croissance, vitesse, etc.. Mais cette indexation sur la vie entraîne cet effet ontologique d'une «temporisation» spécifique à l'objet technique; la vie se multipliant, se différant d'elle-même, elle conserve son passé en son présent qui le reprend en l'anticipant vers ce qui est à venir. La vie agit par sédimentation qui, comme telle, donne à penser la temporalité comme différance derridéenne . C'est cette différance que B. Stiegler mobilise pour penser la vérité technique du temps.

Cette option biologique n'épuise toutefois pas la radicalité de cette vérité du temps, ni cette solidarité ontologique qui la noue à la technique. Si celle-ci « poursuit l'évolution du vivant par d'autres moyens que la vie », cela signifie qu'on ne saurait la réduire à être l'effet ou la mise en surface de la corticalisation, à se manifester comme son simple être-là; « l'émergence de cet être producteur, constructeur, sinon concepteur [se. l'homme], s'entame donc dans un processus d'évolution neurologique. Et cependant, d'une part, il ne s'agit plus strictement d'un phénomène zoologique: l'évolution technologique la plus archaïque n'est déjà plus génétiquement programmée »; d'autre part, au delà du Néanthrope, ce processus se poursuit comme pure évolution technologique, l'organisation du cortex, au plan génétique, étant stabilisée" ». C'est donc dans un questionnement heideggérien, qui le surplombe de ses concepts et par son lexique, qu'il faut aller mesurer l'angle qui déplace la mise en perspective de la temporalité au regard de la technique. Elle est bien ce point de fuite qui constitue l'horizon ontologique de l'être-là du Dasein:

« 1. Le Dasein, essentiellement factice, est pro-thétique. Il n'est rien hors de ce qui est hors de lui ni de ce qu 'il est hors de lui, car c'est par là seulement qu'il éprouve, sans jamais la prouver, sa mortahté, qu'il l'anticipe.

2. L'accès du Dasein à son passé, et l'anticipation comme telle, est aussi prothétique. C'est selon une telle condition qu'il accède ou n'accède pas à ce passé tel qu 'il a été ou non durablement fixé, et à quoi, du même coup, le Dasein lui-même se trouve ou ne se trouve pas durablement fixé12».

Le Dasein, être ouvert à l'indétermination de la mort à venir, est le lieu originaire qui articule de manière constitutive le relation symétrique qui attache le temps à la technique: « «le temps est le Dasein » veut dire: le temps est le rapport au temps. Mais ce rapport est toujours déterminé par ses conditions techno-logiques historiales, effets d'une condition technologique originaire, le temps est chaque fois la singularité d'un rapport à la fin se tramant technologiquement. Chaque époque peut s'en trouver caractérisée par les conditions techniques d'accès effectif au déjà-là qui la constitue comme époque, à la fois comme suspension et comme enchaînement, recelant ses possibilités propres de « differanciation » et d'individuation13 ».

Le fil rouge heideggérien de l'analytique existentiale ne trame pas entièrement le texte de B. Stiegler, car on y découd contre l'auteur de Sein und Zeit Trois limites sont tracées:

1° Heidegger chemine encore d'après une épistémé ici caduque: « sa pensée s'est au fond toujours inscrite dans l'opposition traditionnelle du logos à la teknè14 ». Or il est nécessaire de se situer non plus dans une analytique métaphysique de la technique mais dans une analytique tragique15.

2° De ce fait, Heidegger occulte la constitution temporalisatrice de la technique, en ravalant les structures du « déjà-là », qui se centrent sur les analyses de la main dans Etre et Temps, à une temporalité inauthentique .

7 id., ibid., p. 143. 8id.,iWd., pp. 31 et 146. 9id.,iW</., p. 31 10 id.,/*«/., p. 149. nid.,îWrf.,p.l45. 12 id., ibid., p.240. 13 id, ibid., p.242. 14id.,/M/.,p.213. 15id.,iW</.,p.]94.

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3° Par suite, Heidegger pense insuffisamment le sujet technicien en excluant de sa figuration Epiméthée17.

Les travaux d'anthropologie et de psychologie historique de J. P. Vemant ont le mérite en effet de lire au ras du texte le corpus du mythe de Prométhée, et c'est dans leur sillage que B. Stiegler met ses pas. Prométhée n'est pas l'unique point organisateur du mythe solaire de la technique; son point de gravité est tragique, c'est / 'Elpis: « Ce ne sont pas la prévision du mal, la prescience du trépas, qui portent le nom d'Elpis; au contraire, l'Elpis installée à demeure chez les hommes, comme l'est Pandora, constitue par son aveuglement l'antidote ce la prévision; elle n'est pas un remède à la mort, qui n'en comporte pas car la mort est inscrite, quoi qu'on fasse, dans le cours de la vie humaine; mais établie dans le for intérieur des mortels, Elpis peut équilibrer en eux la conscience de la mortalité par l'ignorance du moment et de la façon dont le trépas viendra les prendre18 ».

Prométhée, en sa valeur de pronoia, ne peut figurer à lui seul l'héroïsme de la technique. Désormais, il faut lui attacher de manière consubstantielle Epiméthée. L'être technicien s'enracine dans cette gémellité première où le savoir de la mort est disputée par la négligence oublieuse, un peu comme en un foyer où la lumière trouve sa tangente dans l'ombre qui la ceme pour lui donner forme. Il y a ainsi un mode d'existence claudicante, mais originale et irréductible des choses techniques qui libère leur temporalité et la temporisation: elles sont de l'ordre de la prothèse, ce qui veut dire qu'une incomplétude originaire, là où Prométhée est chahuté par Epiméthée, pousse à la technicité; c'est par rapport à la finitude de la mort que la technique doit être comprise comme palliatif essentiel; met aussi comment cette dernière oblige à jouer du défaut et de l'origine: origine déficiente, défaut d'origine, etc.19

A partir de ce rappel, le vieux privilège des pensées qui plaçaient la dignité de la pensée au delà de toute curiosité pour l'objet technique ne peut manquer de s'estomper, car elles témoigneraient ainsi de cette cécité à l'égard de ce qui les rend pourtant possible: d'abord de la tradition qui, le faisant circuler, transmet le savoir. Or « cette transmission se trouve déterminée par les formes proprement technologiques de l'enregistrement des savoirs, par les conditions d'accès-y compris pour l'inventeur d'un tel savoir-qu'elles ménagent20 ». Ensuite, et de façon plus générale, de cet ensemble d'instruments qui, déjà là articule, mobihse et qualifie tout rapport au temps et au monde historique. Parce qu'il est déjà là parce qu'il synthétise ainsi en une expérience muette et néanmoins efficace le passé et l'avenir, l'instrument engage et ouvre le Dasein au monde. C'est ce mode de temporation que B. Stiegler élabore comme épiphylogénèse21. Concept essentiel dans l'économie de la thèse, concept neuf dans l'analytique de la technique, concept opératoire qui permet de rassembler et d'aller plus loin que les pensées qu'il convoque , l'épiphylogénèse autonomise la technique comme ontologie fondamentale du temps:

l0elle permet de penser l'être propre de la technique, indépendamment de tout ce qui lui est autre.

20elle permet de penser tout rapport à l'être, puisque toute mise en rapport signifie finitude originaire: l'être technicien relève de la médiatisation.

30elle permet de penser la temporalité propre de tout rapport à la technique23.

Daniel Truong-Loï

16 id., ibid.,p.220 et p.250. 17id.,i6id.,n..l p.212. 18 J.P. Vernant, la cuisine du sacrifice, PP. 125-26, cité par Stiegler, op.cit., p.205. 19 B. Stiegler, op.cit, p201, pp.206-07, p.240. 20 id., ibid., p 217 21 cf. pp. 180-83. 22 du moins est-ce là la fin qui lui est assignée, ^cf p.191.