Socius-Vers Une Sociologie Du Texte

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socius : Ressources sur le littéraire et le social Vers une sociologie du texte ? Jean-Pierre Esquenazi Est-il possible de construire une sociologie (ou une sociocritique) du texte à partir des leçons de la sociologie de la production des textes d’une part et de la sociologie de l’interprétation de ces mêmes textes d’autre part ? Est-ce que les deux compréhensions du texte qui en résultent, nommément le texte comme produit d’un travail et le texte comme doté de sens par ses destinataires, peuvent être articulées ? Peut-on dire que le texte-produit et le texte-interprété sont les deux faces d’un même objet, à la manière du signifiant et du signifié linguistiques, ou plutôt deux moments d’un processus social voué à traverser des espaces sociaux-historiques variés ? C’est à ces questions que je voudrais consacrer mon attention dans le cadre de cet article. Dans un premier temps, j’examinerai ce que nous savons du texte en tant qu’il est le résultat d’une production, dans un sens à la fois général (il est l’effet d’une entreprise humaine) et spécifique (cette entreprise consiste à assembler de façon organisée des signes) : une première définition du texte comme application et déformation de modèles en résultera. Puis je considérerai l’extension des valeurs qu’un même texte peut assumer sous le feu de la prolifération des interprétations : j’essaierai d’en déduire une définition du texte interprété à partir de la notion de cadre d’interprétation. Enfin je réunirai mes deux images du texte, texte-produit et texte(s)-interprété(s) sous une même notion, celle d’un processus particulier qui possède la propriété de varier d’abord physiquement puis formellement. Dans cette perspective, le texte pourrait apparaître comme un objet certes complexe (ou peut- être vaut-il mieux dire « complexifiable ») mais obéissant à une logique simple. Le texte-produit Il est de nombreuses sociologies qui traitent de l’œuvre d’art, du roman comme du tableau ou de l’opéra, comme d’une production plus ou moins spécifique : son caractère symbolique (ou sémiotique) devient dans ce contexte un élément qui n’est pas toujours décisif. Par exemple, l’analyse par Lucien Goldmann 3 ; Mme Bovary ou Les Tournesols ne sont alors considérés que comme des étapes vers l’obtention de gains économiques et sociaux. De ce point de vue la forme des œuvres n’a qu’un seul contenu, celui d’une quête de légitimité et de profit à l’intérieur d’une société hautement hiérarchisée. 1 / 14 Phoca PDF

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st-il possible de construire une sociologie (ou une sociocritique) du texte à partir des leçons de la sociologie de la production des textes d’une part et de la sociologie de l’interprétation de ces mêmes textes d’autre part ? Est-ce que les deux compréhensions du texte qui en résultent, nommément le texte comme produit d’un travail et le texte comme doté de sens par ses destinataires, peuvent être articulées ? Peut-on dire que le texte-produit et le texte-interprété sont les deux faces d’un même objet, à la manière du signifiant et du signifié linguistiques, ou plutôt deux moments d’un processus social voué à traverser des espaces sociaux-historiques variés ?

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    Vers une sociologie du texte ?

    Jean-Pierre Esquenazi

    Est-il possible de construire une sociologie (ou une sociocritique) du texte partir des

    leons de la sociologie de la production des textes dune part et de la sociologie de

    linterprtation de ces mmes textes dautre part ? Est-ce que les deux

    comprhensions du texte qui en rsultent, nommment le texte comme produit dun

    travail et le texte comme dot de sens par ses destinataires, peuvent tre articules ?

    Peut-on dire que le texte-produit et le texte-interprt sont les deux faces dun mme

    objet, la manire du signifiant et du signifi linguistiques, ou plutt deux moments

    dun processus social vou traverser des espaces sociaux-historiques varis ?

    Cest ces questions que je voudrais consacrer mon attention dans le cadre de cet

    article. Dans un premier temps, jexaminerai ce que nous savons du texte en tant quil

    est le rsultat dune production, dans un sens la fois gnral (il est leffet dune

    entreprise humaine) et spcifique (cette entreprise consiste assembler de faon

    organise des signes) : une premire dfinition du texte comme application et

    dformation de modles en rsultera. Puis je considrerai lextension des valeurs

    quun mme texte peut assumer sous le feu de la prolifration des interprtations :

    jessaierai den dduire une dfinition du texte interprt partir de la notion de cadre

    dinterprtation. Enfin je runirai mes deux images du texte, texte-produit et

    texte(s)-interprt(s) sous une mme notion, celle dun processus particulier qui

    possde la proprit de varier dabord physiquement puis formellement. Dans cette

    perspective, le texte pourrait apparatre comme un objet certes complexe (ou peut-

    tre vaut-il mieux dire complexifiable ) mais obissant une logique simple.

    Le texte-produit

    Il est de nombreuses sociologies qui traitent de luvre dart, du roman comme du

    tableau ou de lopra, comme dune production plus ou moins spcifique : son

    caractre symbolique (ou smiotique) devient dans ce contexte un lment qui nest

    pas toujours dcisif. Par exemple, lanalyse par Lucien Goldmann

    3

    ; Mme Bovary ou

    Les Tournesols ne sont alors considrs que comme des tapes vers lobtention de

    gains conomiques et sociaux. De ce point de vue la forme des uvres na quun seul

    contenu, celui dune qute de lgitimit et de profit lintrieur dune socit

    hautement hirarchise.

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    Pour trouver des sociologies de la production des uvres ou des textes entendus

    comme des produits intrinsquement smiotiques, il faut souvent se tourner vers des

    historiens ou des spcialistes de littrature plutt qu des sociologues. Je me rfrerai

    dabord deux ensembles de travaux qui semblent fort diffrents et qui se rejoignent

    pourtant, comme on le verra : la tradition de ltude de la culture populaire amricaine

    et celle de lhistoire de lart dont Panofsky, Gombrich puis Baxandall ont t dillustres

    reprsentants.

    Dans son ouvrage de rfrence Adventure, Mystery, and Romance, John Cawelti

    7

    .

    Lauteur dcrit le fonctionnement dune formule par lusage simultan de deux

    procdures. La premire touche une combinaison de recettes dcriture souvent

    narratives ; et la seconde une faon conventionnelle de traiter un univers de

    personnages et dactions. Lcriture informe par une formule est rgie par

    lagencement de ces techniques scripturales et de cet univers particulier. Cette

    dfinition est proche de celle du genre fictionnel cinmatographique propose par Rick

    Altman

    8

    dans La Comdie musicale hollywoodienne : lhistorien du cinma voit en tout

    genre lassemblage cohrent de traits smantiques (de contenu) et de traits

    syntaxiques (formels). Si Cawelti prfre le terme de formule celui de genre, lide

    semble identique. Pour Altman comme pour Cawelti, lalliage caractristique dune

    formule aboutit la cration dun monde homogne et consistant, auquel se

    rapporteront toutes les uvres produites dans ce cadre.

    La notion de formule a le grand avantage de permettre lapprhension immdiate de

    la logique socio-conomique dune production culturelle. La continuit entre donneurs

    dordre diteurs, fabricants crivains et destinataires lecteurs peut justement tre

    situe dans la formule : elle est en mme temps le dernier mot de la commande

    passe par lditeur, le modle de la fabrication de luvre pour lcrivain et le guide

    de sa lecture pour le lecteur. Cest par exemple en suivant le fil des formules

    quEdward James

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    , que lensemble des acteurs intresss par une production

    spcifique sont attachs un ensemble de conventions communes ; et que les uvres

    effectivement produites sont labores partir dun petit nombre de formules

    connues.

    Mais ce pourquoi la notion de formule nous intresse particulirement ici, tient en son

    pouvoir danalyse du texte-produit partir de principes issus non pas dune

    linguistique textuelle mais dune sociologie des pratiques de production. En effet,

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    lusage dune formule repose sur lapplication de rgles caractristiques : des rgles

    smantiques qui dterminent le monde dcrit par le texte, des rgles syntaxiques qui

    prcisent les formes symboliques le plus souvent suites, auxquelles il faut ajouter des

    rgles de point de vue ou dorientation qui dfinissent les faons de considrer

    lunivers textuel. Par exemple chaque rcit policier genre policier contient le portrait

    dun univers social depuis lexcution dun crime jusqu sa rparation, mis en scne

    (comme le montre Tzvetan Todorov

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    ) travers larticulation de deux rcits (rcit du

    crime et rcit de lenqute) et examin depuis le point de vue du bien social et de la

    justice souvent reprsent par le personnage de lenquteur. Ainsi devient-il possible

    de traiter chaque texte policier comme une incarnation particulire de cette formule,

    de conduire des comparaisons, de mesurer des volutions, de saisir la spcificit dun

    texte particulier travers un emploi particulier de rgles gnrales.

    Le travail sur un corpus de textes appartenant une mme formule (mettons les

    policiers crits dans le milieu de la bourgeoisie britannique de lentre-deux-guerres par

    des auteurs comme Agatha Christie, Chesterton, etc.) permet dtablir les conditions

    pratiques dcriture auxquels se soumettent les crivains ainsi que les principes qui les

    orientent. Le texte nest plus un isolat mais un lment dun ensemble se soumettant

    des normes communes, mme si chaque lment cherche aussi se distinguer de

    lensemble : la faon dont le texte actualise les potentialits de la formule, dont il

    incarne ses lieux et ses personnages, ou dont il les dplace et en assure la variation,

    marque sa particularit. Chaque texte agit ainsi comme une fonction qui fixe des

    variables et obtient une valeur prcise.

    Parfois le texte nest plus seulement une exemplification de la formule mais un

    instrument capable de la renouveler, une variation productive apte gnrer dautres

    textes lintrieur dune formule enrichie. Plus gnralement il est intressant de

    considrer lextension dune formule, ses bifurcations ou sa combinaison avec une

    autre, travers une premire occurrence puis la formation progressive dun corpus. La

    progressive adaptation du roman daventures par Jules Verne et ses contemporains

    jusqu la constitution du roman de science-fiction en est un exemple. Parfois cest la

    rencontre entre deux formules qui permet ladaptation puis la transformation. La

    formule (le genre) apparat finalement comme un cadre symbolique efficace : elle est

    un langage aux proprits diffrentes de celles des langues tudies par la

    linguistique, une forme culturelle aux frontires souvent lches, accessible la

    transformation, mais qui demeure cependant une organisation smiotique solide

    lorigine dinnombrables textes.

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    Bien entendu lusage distinctif dune formule exprime valeurs et ides du cadre socio-

    culturel o il saccomplit. Cest ainsi que deux ensembles demplois dune mme

    formule peuvent tre confronts : par exemple le dveloppement du rcit policier

    amricain dans lentre-deux-guerres est soumis dautres ncessits que le roman

    anglais. Il en rsulte par exemple lintrication du rcit du crime et du rcit de lenqute

    chez Hammett et ses confrres, plutt que la sparation bien nette que lon trouve

    chez les auteurs britanniques. Et la figure du dtective lamricaine marque une

    rupture avec le modle fourni par Conan Doyle et Sherlock Holmes, suivi par exemple

    par Agatha Christie. Des diffrences narratologiques visibles dans ltude des textes

    apparaissent ainsi comme lexpression de diffrences culturelles et idologiques

    apparentes dans les milieux producteurs.

    Dans cette perspective, les tudes littraires peuvent prendre exemple sur lhistoire

    de lart qui sest montre extrmement prcise dans ltude de lexpression picturale

    des valeurs dune poque travers la notion de formule. Dj dans l Introduction

    aux Essais diconologie, Erwin Panofsky

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    .

    Cest sur cette voie que se sont engouffrs Michael Baxandall

    22

    . Le premier montre

    avec un luxe de dtails remarquable comment par exemple la formule de

    LAnnonciation varie selon les inflexions de la doctrine religieuse depuis le xiiie

    jusquau xve sicle. La seconde dmontre comment la mise au point de sa formule

    thtrale par Rembrandt rsulte des conditions originales de son statut et de sa

    situation de peintre et denseignant. Et lhistorien du sicle des Lumires analyse

    rigoureusement lvolution de la formule de la peinture dhistoire dans le cours du

    xviiie sicle jusqu David en fonction des rivalits idologiques des uns et des autres.

    Une autre leon merge du travail des historiens dart, qui concerne la lgitimit dune

    sociologie formulaque des textes littraires. Car lanalyse littraire ne cesse de

    nous rpter que la littrature formules, paralittrature ou sous-littrature, ne

    concerne pas les uvres importantes. Adorno

    26

    rsume LArt et lillusion selon

    laveu mme de Gombrich ; peut-tre que ce prcepte pourrait tre lgrement

    amend ( lorigine dun tableau, il ne peut y avoir quun ou plusieurs ensembles

    cohrents de tableaux ) et surtout gnralise de la faon suivante : lorigine

    dune uvre, il ne peut y avoir quun ou plusieurs ensembles cohrents duvres .

    Ce vers quoi nous conduit Ernst Gombrich aprs John Cawelti, cest une smiotique

    comparative des textes-produits, fonde sur la connaissance des langages gnriques

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    (des formules, des schmas, des modles comme jai choisi de les nommer dans

    Sociologie des uvres

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    ) pratiqus en un temps donn et dans un lieu donn par une

    communaut artistique ; cette smiotique peut tre appele sociologique dune

    part parce quelle satisfait aux exigences mthodologiques de la discipline (sa

    dmarche est comparative et sinscrit dans la comprhension locale dun milieu

    social), dautre part parce quelle est conforme son dessein essentiel (clairer un

    ensemble de pratiques et de faits sociaux). Dans ce cadre le texte lui-mme apparat

    comme fondamentalement ouvert et puissamment motiv : il nest comprhensible

    comme objet smiotique quen linsrant dans une ou plusieurs chanes dautres

    objets smiotiques situes gographiquement et temporellement ; et il ne doit son

    existence qu la volont idelle et rfrentielle de ses fabricants.

    Le texte-interprt

    Il y a une tche que ne peut pas remplir une sociologie gntique et comparative de la

    production du texte, cest celle dtablir le sens du texte. La premire raison,

    rdhibitoire, se trouve dans le fait quil sagit dune entreprise irralisable : le sens

    du texte nexiste que sous la forme dune multiplicit dinterprtations diverses et

    contradictoires et donc quelque chose comme le sens ne peut pas tre exhib (

    moins de dcider quil existe quelque part un interprte idal ou parfait, une sorte de

    divinit textuelle). Par ailleurs, si le sociologue smioticien de la production peut

    prciser la faon dont ont travaill les crivains, comment ils se sont servis et ont

    ventuellement dplacs les modles leurs dispositions, comment ils les ont

    incarns en un texte particulier, lattribution dune signification ne dpend que des

    acteurs sociaux devenus des interprtes de ce mme texte.

    Ceux-l ne semparent pas de celui-ci selon la mme logique grce laquelle Cawelti

    ou Gombrich dcouvrent les origines et le mode de fabrication du texte. Ils ne

    cherchent qu lui attribuer une grammaire et une signification. Certes, dans le

    processus dattribution, ils suivent une mthode qui nest pas sans analogie avec celle

    du smioticien comparatif. Mais leur but est essentiellement diffrent : les interprtes

    cherchent construire une version signifiante du texte en fonction des proprits

    smiotiques quils y dcouvrent. Cette activit est ncessaire : un objet smiotique

    sans destinataire est littralement perdu. Un livre qui ne servirait que de support, une

    toile dfinitivement oublie dans un grenier, un cours sans tudiant nont ni

    signification ni utilit. Ils sont sans relle existence smiotique. Lacte dinterprter

    procure son achvement au texte, en ce sens quil propose une clture (provisoire)

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    son parcours social.

    Des tudes du processus interprtatif aussi diffrentes celle menes par Janice

    Radway

    34

    . Cependant je ne mappesantirai pas sur les compromis ncessaires la

    construction dun tel cadre dinterprtation pour aborder plus prcisment ldification

    du second tat du texte, celui de texte-interprt.

    Comprendre la localisation de linterprte, savoir quel cadre dinterprtation lhberge

    (quil en soit pleinement conscient comme le littrateur de Descottes ou non comme

    les mnagres interroges par Janice Radway) rend accessibles les particularits de sa

    lecture. Plus prcisment, nous deviennent intelligibles les images ou les

    reprsentations de luvre et de ses producteurs dont dispose linterprte, qui vont

    ensuite conduire son interprtation. Si on lit Les Mystres de Paris comme un roman

    daventures en comprenant son auteur comme un feuilletoniste pay la ligne, ou si

    on le lit comme une dnonciation sociale en se reprsentant son auteur comme un

    rformiste politique, on y dcouvrira coup sr des lments narratifs, smantiques et

    mme syntaxiques diffrents. Ces deux points de vue anime le texte-produit de faon

    bien diffrente et en proposent deux versions discordantes, deux textes-interprts

    distincts.

    Le cadre dinterprtation dtermine lapprhension du texte par le lecteur ainsi que les

    comptences quil va mobiliser dans sa lecture. Il est videmment possible que cette

    perception premire se rvle finalement inadquate : par exemple Pierre Verdrager

    montre que certains critiques, qui fondent leur travail dans un cadre que lauteur

    appelle rgime dinspiration , dnient aux romans de Sarraute le caractre duvre

    vritablement littraire parce que ceux-ci leur apparaissent trop laborieux. Il est

    galement possible que la lecture, en raison des proprits smiotiques du texte,

    oblige le lecteur basculer dun cadre lautre : on peut commencer Le Chien des

    Baskerville en y cherchant un fil policier, avant de le regarder comme un hritier du

    roman gothique. Reste que le cadre dinterprtation constitue dabord un point de

    dpart, puis en gnral un inspirateur de la lecture et donc de la constitution de la

    signification du texte.

    Le premier temps de linterprtation et de la construction du texte-interprt consiste

    donc pour le lecteur comprendre comment le tissu textuel incarne une structure

    fondamentale. De la mme faon que lcrivain a conu selon des modles

    disponibles, linterprte lui suppose une formule directrice et sefforce de vrifier son

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    hypothse grce lidentification dune charpente smiotique caractristique. Lisant

    un rcit policier , on y recherche larticulation du rcit du crime avec celui de

    lenqute ainsi que la constitution du personnage de lenquteur, dcisif dans ce genre

    de rcit ; abordant un roman naturaliste , on senquiert de la composition du milieu

    social sujet essentiel de louvrage. Bien sr les habitudes de linterprte, ses attentes

    propres, son exprience (sa culture ) de la formule jouent un rle essentiel dans la

    finesse de son regard : lexercice danalyse smiotique empirique auquel chaque

    interprte se livre dpend de son bagage culturel et aussi de la formation de son got.

    Nous pouvons cependant supposer que le processus reste analogue dun interprte

    lautre, sinon les interprtations ne se rduiraient pas quelques grands types pour

    chaque uvre comme cest le cas dans la plupart des cas.

    Les analystes dun roman ou dun film commencent le plus souvent leur travail en

    mettant en exergue cette structure fondamentale. Prenons deux interprtations

    classiques de luvre de Racine. Lucien Goldmann

    37

    de la dispersion des

    interprtations du tableau de Giorgione La Tempte aboutit au constat dune relativit

    indpassable sans un choix lui-mme partial.

    Diffrentes interprtations dun mme texte fondes sur le mme cadre

    dinterprtation peuvent videmment se distinguer lune de lautre, en fonction de la

    trajectoire de chaque interprte. Mais les plus grandes distinctions ont pour origine le

    passage dun cadre un autre. Un texte qui parvient traverser le temps et lespace

    est (presque ?) toujours le lieu de tels transports interprtatifs. Le texte considr

    depuis une lunette excentrique par rapport aux habitudes offre soudain de nouvelles

    faons de structurer la matire textuelle et aussi des significations imprvues.

    Dans cette perspective, la sociologie de linterprtation doit tre comprise comme une

    sociologie des pratiques smiotiques des acteurs. La faon dont chacun, une fois situ

    dans des conditions sociales et culturelles spcifiques, sacharne faire dun texte un

    objet significatif est lobjet de lenqute. La minutieuse recherche mene par Carlo

    Ginzburg

    38

    dans Le fromage et les vers de linterprtation de la Bible par un meunier

    frioulan en est un exemple remarquable. Les diffrentes phases du travail telles

    quelles apparaissent dans louvrage de lhistorien italien semblent les suivantes :

    - lvaluation du cadre dinterprtation et des dterminations socio-culturelles quil

    implique ;

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    - lidentification du modle de lecture du texte qui en dcoule ;

    - le relev de la structuration attribue au texte par linterprte partir du modle

    dont il dispose ;

    - linventaire des lments du texte jugs significatifs et de leur place dans la structure

    gnrale par linterprte ;

    - le jugement port par linterprte.

    Suivre ce processus conduit ltablissement dun texte produit, cest--dire du texte

    smiotiquement organis par un interprte partir dune logique reprsentative dun

    cadre dinterprtation donn : cest la comprhension de la smiotique applique par

    linterprte qui aboutit la rvlation dun texte-produit. Puisque chaque interprte se

    transforme (doit se transformer) en smioticien-sans-le-savoir, manire des M.

    Jourdain que nous sommes tous, le sociologue de linterprtation doit comprendre

    comment se pratique cet empirisme souvent savant et presque toujours spontan.

    Comprendre lorigine du point de vue qui a guid la smiotique de linterprte

    constitue sa seconde tche : il sagit de prciser comment le texte racinien est

    jansniste selon Goldmann, cathartique chez Barthes. Lier les versions de texte et leur

    cohrence respective, permet de comprendre la logique des lectures de texte et donc

    des diffrents textes interprts. Le texte produit est dont lensemble de tous les

    textes-produits cest--dire de toutes les utilisations smiotiques du texte afin de

    construire de la signification.

    Le texte

    Dans une trs belle page, Roger Chartier, dans son introduction Culture crite et

    socit, crit : Lorsquil est reu dans des dispositifs de reprsentation trs diffrents

    les uns des autres, le mme texte nest plus le mme. Chacune de ces formes obit

    des conventions spcifiques qui dcoupent luvre selon des lois propres et qui

    lassocient diversement dautres arts, dautres genres, dautres textes

    41

    qui ose y

    affirmer la prpondrance des personnages fminins.

    Tout se passe comme si, situ dans la perspective dinterprtes possdant leurs

    propres modles et habitudes, le texte, son projet, son langage, sont dplacs : les

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    accents sont dports, les enjeux transposs, les repres anciens dmis et de

    nouvelles rfrences invoques. Fra Angelico devient un prcurseur dYves Klein et

    Hitchcock un fministe ! Karl Marx stonnait que la statuaire grecque puisse

    aujourdhui encore toucher mme ceux qui ne connaissent rien la socit grecque

    antique : mais nest-ce pas le mouvement naturel de linterprtation de chercher tous

    les moyens disponibles de faire sens des textes culturels ?

    Bien entendu, dans certains cas, les interprtes se contentent de suivre les

    instructions des producteurs concernant lintentionnalit du texte. Cest lhypothse

    propose par Howard Becker

    43

    LHistoire de la critique dramatique : le milieu des

    dramaturges et littrateurs et de leurs public au xviie sicle, que lauteur value

    deux ou trois mille personnes, possdent les mmes ambitions et appliquent les

    mmes rgles sociales aussi bien que littraires. Mais cette situation est finalement

    rare : la rinterprtation du projet et du travail initiaux est largement plus frquente.

    Le texte est produit ; puis interprt, rinterprt et nouveau rinterprt, et encore,

    et encore. Alors quappelons-nous texte ? Il est exactement cette occasion dun

    voyage smiotique dont chaque tape marque une nouvelle priptie signifiante :

    labor puis bti pour appeler linterprtation au nom dune intentionnalit particulire

    (dont sa formule tmoigne), il est en ce sens satur de marques prtes devenir

    individuellement signes et globalement une structure smiotique pour tous les

    interprtes qui voudront se prter au jeu. loigns de leurs formules originaires, parce

    que linterprte mconnat ces dernires ou les nglige, les marques et traits inscrits

    dabord dans la matire textuelle ne disparaissent pas : ils sont rorganiss, associs

    autrement. Ils apparaissent sous un autre dessin que celui imagin par les

    producteurs, forment un autre agencement obissant aux lois dune grammaire

    diffrente. Didi-Huberman sapproche trs prs de la fresque de Fra Angelico et ne voit

    plus la Vierge ni lange. Modleski sattache Mrs Danvers et Judy en suivant Rebeca

    ou Vertigo et oublie Maxime de Winter et Scottie. Quest-ce quun texte ? Un objet

    compos de marques et de traits entrelacs, diversifis, souvent incroyablement

    complexes, qui est en quelque sorte en attente : il attend loprateur intellectuel qui le

    rvlera ou plutt le rfractera dune certaine faon. Parmi les propositions souvent

    involontaires que lensemble des signes inscrits dans le texte contient, lune dentre

    elles est effectivement actualise par linterprte.

    Ce dernier, sil est mis lpreuve, si lui est demand de rapporter son interprtation,

    propose le plus souvent un discours au statut trange si lon y rflchit un tout petit

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    peu : nous savons trs bien que dautres lisent les livres, observent les tableaux,

    regardent les films selon une logique diffrente de la ntre. Mais nous prsentons

    notre interprtation comme si elle tait naturelle et vidente. La raison en a t

    brillamment explicite par Michael Baxandall dans son Introduction aux Formes de

    lintention : On nexplique pas un tableau [crit-il] : on explique telle ou telle

    observation quon a pu faire son propos

    45

    . . La description des marques et traits du

    texte constitue en mme temps :

    - une description particulire du texte composant une mise en ordre signifiante de ces

    marques et traits ;

    - une description du point de vue que nous avons occup pour effectuer cette mise en

    ordre.

    Les derniers paradoxes envols, il devient pensable darticuler la smiotique

    comparative du texte-produit avec la sociologie des smiotiques empiriques des textes-

    interprts proposes plus haut. Le texte est le lieu gomtrique de cette succession

    defforts pour construire du sens soit par la fabrication du texte-produit soit par

    linterprtation du texte-interprt. Hitchcock sefforce demployer toutes ses

    ressources et ses connaissances du film noir et des genres populaires amricains pour

    fabriquer ces films paradoxalement neufs que sont Vertigo, Psycho, The Birds. Puis

    une nue dinterprtes dans des contres culturelles diverses semparent de ces films

    et du travail dpos en eux ; ils les examinent sous diffrentes lumires. Le travail

    dincarnation de formules du matre est dissqu selon loptique de loupes non pas

    dformantes mais partiales. Hitchcock narre dans Vertigo lhistoire dun homme

    fascin par une femme mystrieuse, mais Tania Modleski ne voit que le drame dune

    femme qui souffre ; qui dira si Vertigo est moins fascinant sous cet angle fministe ?

    Les principes smiotiques dune interprtation succdent ceux qui ont organis la

    production, et deviennent les cls dune nouvelle prsentation du texte selon

    diffrentes oprations de translations, rotations ou de projections. La juxtaposition de

    la multiplicit interprtative est elle-mme rvlatrice de la multiplicit des

    dplacements dune pratique sociale lintrieur despaces sociaux varis, qui

    donnent souvent loccasion de susciter de nouvelles formules et de nouvelles

    pratiques. Les exemples sont ici innombrables et souvent surprenants. Citions parmi

    les plus exaltants que je connaisse la lecture de luvre de Shakespeare par les

    cinastes japonais particulirement par Akira Kurosawa et sa transposition dans

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    lunivers des Samouras : Rashomon (1950), Le Chteau de laraigne (1957),

    Kagemusha (1980), Ran (1985) en sont des manifestations sublimes. Le texte

    shakespearien, entendu non plus comme une sculpture de bronze immuable et

    immobile mais comme la plaque tournante de pratiques culturelles varies, peut alors

    constituer une prodigieuse et subtile rcapitulation de lart dramatique du xvie sicle

    britannique, puis une facette de la grande tradition du thtre japonais devenu

    cinma.

    Universit de Lyon III

    Notes :

    1. Goldmann (Lucien), Le Dieu cach, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1959.

    2. Bourdieu (Pierre), Les Rgles de l'art, Paris, Seuil, 1992.

    3. Heinich (Nathalie), La Gloire de Van Gogh, Paris, Editions de Minuit, 1991.

    4. Cawelti (John G.), Adventure, Mystery, and Romance, Chicago, The University

    of Chicago Press, 1976.

    5. Ibid., p. 6.

    6. Ibid., p. 2.

    7. Ibid., p. 4.

    8. Altman (Rick), La Comdie musicale hollywoodienne, Paris, Armand Colin,

    1992, pp. 110-112.

    9. James (Edward), Science-fiction in the 20th century, Oxford, Oxford University

    Press, 1994.

    10. Constans (Ellen), Parlez-moi d'amour, Limoges, Pulim, 1999.

    11. lias (Norbert), Mozart. Sociologie d'un gnie, Paris, Seuil, 1991.

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    12. Becker (Howard S.), Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988, p. 22 et p.

    54.

    13. Todorov (Tzvetan), Typologie du roman policier , dans Potique de la prose,

    Paris, Seuil, coll. Points , 1971, pp. 9-19.

    14. Panofsky (Erwin), Essais d'iconologie, Paris, Gallimard, 1967.

    15. Gombrich (Ernst), L'art et l'illusion, Paris, Gallimard, 1971.

    16. Ibid., p. 40.

    17. Ibid., p. 42.

    18. Ibid., p. 99.

    19. Ibid., p.123.

    20. Baxandall (Michael), L'il du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985.

    21. Alpers (Svetlana), L'Atelier de Rembrandt, Paris, Gallimard, 1991.

    22. Crow (Thomas), La Peinture et son public Paris au XVIIIe sicle, Paris, Macula,

    2000.

    23. Adorno (Theodor), Notes sur la littrature, Paris, Flammarion coll. Champs,

    1984.

    24. Barthes (Roland), Le Degr zro de l'criture, Paris, Seuil, coll. Points , 1972.

    25. Baxandall (Michael), Formes de l'intention, Nmes, d. Jacqueline Chambon,

    1991, pp. 93-105.

    26. Gombrich (Ernst), op. cit., p. 391.

    27. Esquenazi (Jean-Pierre), Sociologie des uvres, Paris, Armand Colin, 2007.

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    28. Radway (Janice), Reading the Romance, Chapel Hill, The University Of North

    Carolina Press, 1991.

    29. Verdrager (Pierre), Le Sens critique, Paris, L'Harmattan, 2001.

    30. Barker (Martin), Arthurs (Jane) et Harindranath (Ramaswami), The Crash

    controversy, Londres, Wallflower Press, 2001.

    31. Sur cette notion, voir : Goffman (Erving), Les Cadres de l'exprience, Paris,

    ditions de Minuit, 1991.

    32. Descotes (Maurice), L'histoire de la critique dramatique en France,

    Tbingen/Paris, Gunther Narr Verlag/Jean-Michel Place, 1980.

    33. Dumasy (Lise), La Querelle du roman-feuilleton : litterature, presse et politique,

    un debat precurseur (1836-1848), Grenoble, Ellug, 1999.

    34. Esquenazi (Jean-Pierre), L'Acte interprtatif dans l'espace social Le Ballet

    des interprtations dans Vertigo , Questions de Communication, n 11, 2007,

    pp. 289-302.

    35. Goldmann (Lucien), op. cit.

    36. Barthes (Roland), Sur Racine, Paris, Seuil, coll. Points , 1962, p. 14.

    37. Settis (Salvator), L'Invention d'un tableau, Paris, ditions de Minuit, 1987.

    38. Ginzburg (Carlo), Le Fromage et les vers, Paris, Flammarion, 1980.

    39. Chartier (Roger), Culture crite et socit, Paris, Albin Michel, 1996.

    40. Didi-Huberman (Georges), Devant l'image, Paris, ditions de Minuit, 1990.

    41. Modleski (Tania), The Women who knew too much, Londres, Methuen, 1988.

    42. Becker (Howard), op. cit.

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    43. Descotes (Maurice), op. cit.

    44. Baxandall (Michael), op. cit., p. 21.

    45. Ibid.

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