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Pierre BIRNBAUM et François CHAZEL Respectivement de l’Université de Paris V et de l’Université de Bordeaux II (1971) Sociologie politique Tome 2 LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Sociologie politique. Tome 2.

Pierre BIRNBAUM et François CHAZEL

Respectivement de l’Université de Paris V et de l’Université de Bordeaux II

(1971)

Sociologie politique

Tome 2

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Cette édition électronique a été réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Lac-Saint-Jean, Québec.

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Courriel : [email protected]

à partir du texte de :

Pierre Birnbaum et François Chazel

Sociologie politique. Tome 2.

Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique.

L’auteur nous a accordé le 28 septembre 2010 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Pierre Birnbaum : [email protected]

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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

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Édition numérique réalisée le 29 décembre 2020 à Chicoutimi, Québec.

Pierre BIRNBAUM et François CHAZEL

Respectivement de l’Université de Paris V et de l’Université de Bordeaux II

Sociologie politiqueTome 2.

Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 410 pp. Collection U2, sociologie politique.

Collection U2

SOCIOLOGIEPOLITIQUE

COLLECTION U/U2

Série Sociologie

Sous la direction de Henri Mendras

tome 2

Textes réunis par

Pierre Birnbaum

Maître-assistant à l’Université de Paris-V

et

François Chazel

Chargé d’une maîtrise de conférencesà l’Université de Bordeaux-II

LIBRAIRIE ARMAND COLIN

1971

Sociologie politique.Tome 2.

Quatrième de couverture

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L'OUVRAGE

Les deux volumes de cet ouvrage dressent un bilan des recherches théoriques effectuées jusqu’à présent dans le domaine de la sociologie politique à partir d’un choix de textes fondamentaux, dont certains encore inédits en France. Ce deuxième tome étudie la sociologie électorale, le système des partis, l'évolution des mouvements sociaux ainsi que le fonctionnement des systèmes politiques des sociétés en voie de développement.

LE PUBLIC

Cet ouvrage est particulièrement destiné aux étudiants en droit, sociologie et sciences politiques.

LES AUTEURS

PIERRE BIRNBAUM est maître-assistant à l'Université de Paris-V, après avoir enseigné à l’Université de Bordeaux. FRANÇOIS CHAZEL, ancien élève de l’École normale supérieure, est chargé d’une maîtrise de conférences à l'Université de Bordeaux-II.

Les recueils de TEXTES & DOCUMENTS présentent au lecteur un choix soigneusement ordonné des textes nécessaires et suffisants pour l'étude individuelle ou en équipe d’une question.

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

[407]

Sociologie politique.Tome 2.

Table des matières

Quatrième de couverture

PREMIÈRE PARTIELES ÉLECTIONS :FACTEURS SOCIAUX ET IDÉOLOGIQUES DU VOTE [7]

1.André Siegfried, “Influence du régime de la propriété foncière sur la formation de l'opinion politique.” [15]

2.François Goguel, “Le référendum d'octobre 1962.” [32]

3.Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet, “L'homogénéité politique des groupes sociaux.” [42]

4.V. O. Key et Frank Munger, “Déterminisme social et décision électorale : le cas de l'Indiana.” [55]

5.Alain Girard et Jean Stœtzel, “Le comportement électoral et le mécanisme de la décision.” [76]

6.Philip Converse et Georges Dupeux, “Eisenhower et de Gaulle : les généraux devant l'opinion.” [96]

7.Mattei Dogan, “Comportement politique et condition sociale en Italie.” [106]

DEUXIÈME PARTIEORGANISATION INTERNE ET FONCTIONSDES PARTIS POLITIQUES [123]

8.Roberto Michels, “Impossibilité mécanique et technique du gouvernement direct des masses.” [131]

9.Maurice Duverger, “La structure des partis.” [140]

10.Zygmunt Bauman, “Les membres et les « activistes » du Parti dans l'entreprise.” [151]

11.Georges Lavau, “Partis et systèmes politiques : interactions et fonctions.” [175]

12.Seymour Martin Lipset et Stein Rokkan, “Le parti politique : agent de conflit et instrument d'intégration.” [196]

[408]

TROISIÈME PARTIEIDÉOLOGIE, MOUVEMENTS SOCIAUXET RÉVOLUTION [213]

13.Herbert Mc Closky, “Consensus et idéologie dans la politique américaine.” [221]

14.Franz Neumann, “National-socialisme et classe dirigeante.” [239]

15.William Kornhauser, “La société de masse.” [246]

16.Stanley Hoffmann, “Le mouvement Poujade.” [248]

17.James C. Davies, “Vers une théorie de la révolution.” [254]

18.Charles Tilly, “La Vendée : Révolution et Contre-Révolution.” [285]

19.Alain Touraine, “Lutte des classes et crise sociale.” [316]

QUATRIÈME PARTIECOHÉSION ET CONFLITS DANS LES SOCIÉTÉS« PRIMITIVES « OU EN VOIE DE MODERNISATION [325]

20.David Apter, “Types de développement et systèmes politiques.” [332]

21.Georges Balandier, “Dynamisme du traditionalisme et de la modernité.” [346]

22.Max Gluckman, “La paix dans la guerre privée.” [357]

23.E. R. Leach, “Variabilité structurale : Gumlao et Gumsa.” [364]

24.Jacques-J. Maquet, “La participation de la classe paysanne au mouvement d'indépendance du Rwanda.” [375]

25.François Bourricaud, “Les problèmes de la mobilisation au Pérou.” [385]

26.Samuel Huntington, “Les sources du prétorianisme.” [397]

[409]

Sommaire du tome 1de

SOCIOLOGIE POLITIQUE

ORIENTATIONS THÉORIQUESET APPAREIL CONCEPTUEL

1.Erik Allardt, Émile Durkheim et la sociologie politique.

2.Gabriel Almond, Le système politique.

3.Talcott Parsons, Le concept de pouvoir.

4.David Easton, Catégories pour l’analyse systémique de la politique.

5.Karl Deutsch, Le gouvernement en tant que système de pilotage : les concepts de rétroaction, de but et d’intention.

STRUCTURE ET RÉPARTITION DU POUVOIR

6.Raymond Aron, Classe sociale, classe politique, classe dirigeante.

7.Robert Dahl, Charles Lindblom, Les conditions préalables de la polyarchie.

8.C. Wright Mills, L’élite du pouvoir.

9.Robert et Helen Lynd, La famille X : un modèle du pouvoir détenu par la classe des affaires.

10.Robert O. Schulze, Le rôle des dirigeants économiques dans la structure du pouvoir de la collectivité locale.

11.Linton Freeman, Thomas Ferero, Werner Bloomberg et Morris Sunshine, Recherche des leaders : comparaison de différentes approches.

[410]

LA BUREAUCRATIEET LES PROBLÈMES DE SON ADAPTATIONÀ L’ENVIRONNEMENT SOCIO-ÉCONOMIQUE

12.Max Weber, Caractéristiques de la bureaucratie.

13.Michel Crozier, Les relations de pouvoir dans un système d’organisation bureaucratique.

14.S. N. Eisenstadt, Conditions propices au développement des organisations bureaucratiques.

15.Philip Selznick, La cooptation : un mécanisme de stabilité organisationnelle.

16.Jean-Pierre Worms, Éléments d’analyse sociologique de la relation du préfet et des notables départementaux.

17.Lester W. Milbrath, Le gouvernement comme réseau de communications.

[7]

Sociologie politique.Tome 2.

Première partie

LES ÉLECTIONS :FACTEURS SOCIAUXET IDÉOLOGIQUESDU VOTE

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[6]

[7]

Cette partie consacrée aux élections s’ouvre, comme il se devait, sur un texte d'André Siegfried, tiré du grand livre que reste, cinquante ans après sa parution, le Tableau politique de la France de l’Ouest. Siegfried met ici en lumière l’action d’un facteur spécifique, la propriété, sur la répartition des opinions politiques ; mais il ne faudrait pas croire pour autant qu’il propose une théorie à facteur dominant, fondée sur un déterminisme facile. Dans les chapitres suivants, en effet, Siegfried envisage l’influence du mode de peuplement, le rôle de la religion (par l’intermédiaire du clergé catholique) et enfin le poids de l’État. De plus, dans le passage présenté, Siegfried montre nettement que l’action de la propriété elle-même ne s’exerce pas dans un vide social, mais dépend de sa combinaison avec d’autres facteurs : ainsi les effets démocratiques de la petite propriété disparaissent dans une région fortement cléricale, comme le Léon. Enfin Siegfried nous rappelle que la nature du régime foncier ne doit pas être envisagée seule, mais qu’il faut la considérer en liaison avec le type d’exploitation et « la résidence ou l'absentéisme des propriétaires ». L’opposition radicale entre le caractère démocratique des régions de petite propriété et la structure sociale fortement hiérarchisée des pays de grande propriété est ainsi tout à la fois tempérée et nuancée. On retiendra donc de ce texte la qualité de l’analyse, mais on signalera aussi, d’un point de vue méthodologique, l’intérêt de la démarche : les diverses régions de l’Ouest sont ici utilisées à titre d’exemple et l’on y pressent un dépassement de la pure géographie électorale [8] vers l'élaboration de types correspondant à des combinaisons différentes de variables.

Siegfried est donc à bien des égards un inventif précurseur, mais il reste peut-être avant tout le fondateur d’une école, la géographie électorale française, dont les limites sur le plan de l’explication proprement sociologique ne doivent pas faire sous-estimer le très réel apport. À titre d’illustration, on a présenté ici un texte assez bref, dans le cadre duquel François Goguel examine les résultats du référendum d’octobre 1962. S’appuyant sur une analyse géographique des votes, Goguel souligne que la répartition des « oui » et des « non » ne recoupe qu’en partie les divisions traditionnelles de la gauche et de la droite : en effet, si le vote « non » a été l’apanage de régions caractérisées par une culture politique de gauche, le vote « oui » l’a emporté dans des départements où la gauche est depuis longtemps fortement implantée. Passant ensuite à une étude des grandes agglomérations, Goguel constate que le comportement électoral y a été distinct du reste du département auquel elles appartiennent : moins favorables au « non » dans les départements où le vote « non » a triomphé, elles se sont aussi prononcées moins nettement pour le « oui » dans les départements où celui-ci l’a emporté. Goguel estime ainsi que l’urbanisation croissante de la France n’a pas nécessairement profité au gaullisme : l’analyse minutieuse débouche sur une conclusion plus ambitieuse qui, pour vraisemblable qu’elle paraisse, ne pouvait pas a priori être tenue pour certaine.

Avec le texte de Lazarsfeld, Berelson et Gaudet, on aborde une nouvelle orientation de la sociologie électorale, liée à l’essor des sondages et sans doute plus attachée à la découverte des régularités (et éventuellement à la formulation de propositions générales) que ne l'était l’approche géographique. Le texte retenu offre un double intérêt, d’une part il est tiré de The People’s Choice qui constitue la première — et féconde application — de la méthode du panel, ou technique des interviews répétées, à l’étude d’une campagne électorale et [9] plus précisément à l'élection présidentielle de 1940 aux États-Unis dans laquelle s’affrontèrent Roosevelt et Willkie ; d’autre part, Lazarsfeld, Berelson et Gaudet y exposent une véritable théorie de la décision électorale, dont ils mettent en lumière la nature collective. À l’appui de leur affirmation, ils soulignent l’homogénéité grandissante d’un groupe élémentaire comme la famille, au fur et à mesure qu’on avance dans la campagne ; et en prenant pour base leur indice de prédispositions politiques, construit à partir du statut socio-économique, de la religion et du lieu de résidence, ils se croient en mesure d’avancer que ce phénomène d’une homogénéité croissante vaut pour l’ensemble des groupes sociaux. Certes, la démonstration sera plus accomplie dans Voting, où Berelson, Lazarsfeld et Mc Phee présentent les résultats d’une seconde enquête par panel, portant cette fois sur l’élection présidentielle de 1948 et la théorie y sera aussi quelque peu affinée. Mais ce chapitre de The People’s Choice a constitué, pour Lazarsfeld et l’école de Columbia en général, un indispensable point de départ ; et c’est encore à partir de ce texte que s’est développée une ardente polémique, au cours de laquelle la position de Lazarsfeld et de ses collaborateurs fut vivement discutée par les politologues. C’est ce dernier point de vue qui est brillamment défendu dans l’article de Key et Munger.

On rappellera tout d’abord que Key et Munger ne se proposent pas de réfuter la théorie de Lazarsfeld et de ses collaborateurs, mais plutôt, et d’une manière plus constructive, de la compléter, c’est-à-dire tout à la fois de l’enrichir et de la corriger. S’appuyant sur un cas concret, constitué par l’évolution des votes dans l’Indiana, ils plaident pour la réintroduction des facteurs proprement politiques dans l’étude du vote. Pour tenir compte de la stabilité des attachements traditionnels dans les divers comtés de l’Indiana entre 1868 et 1900 d’une part, 1920 et 1948 de l’autre, ils formulent l’hypothèse qu’il existe des groupements politiques, indépendants, pour une large part, des autres groupements sociaux et susceptibles de se maintenir pendant de longues périodes. Passant ensuite [10] à la considération d’une altération profonde et durable des orientations partisanes, ils soulignent qu’une telle mutation ne saurait s’expliquer uniquement par des changements parallèles dans les caractéristiques sociales, mais est due, pour une large part, à des modifications dans la structure des alternatives politiques. L’examen des déplacements de voix d’une élection à l’autre permet à Key et Munger de préciser leur pensée en notant que si certaines caractéristiques sociales, inopérantes lors d’une élection particulière, sont susceptibles de déterminer les préférences des citoyens à une autre élection, c’est seulement dans la mesure où elles acquièrent une signification politique, par leur liaison avec les problèmes dominants de la campagne. Enfin, Key et Munger signalent un dernier phénomène dont la thèse du déterminisme social est impuissante à rendre compte, à savoir ces mouvements d’opinion qui entraînent vers tel parti ou tel candidat une masse considérable d’individus appartenant à des groupes et, plus généralement, à des milieux sociaux très différents.

il

Après ce débat sur les déterminants de la décision électorale on reviendra, avec l’article de Girard et Stoetzel, à une enquête par panel, qui présente le grand intérêt d’être la première expérience de ce genre tentée en France. Effectuée à un tournant de la vie politique française, lors du référendum et des élections de 1958, l’étude permet d’abord de confirmer que les effectifs de l’U.N.R. étaient, pour une large part, constitués par « d’anciens électeurs républicains sociaux, indépendants et M.R.P. ». Mais surtout elle apporte, grâce à l’utilisation de la technique du panel, d’intéressantes précisions sur les caractéristiques des électeurs changeants : ils prennent plus tardivement leur décision (encore que leur choix ait été fait très tôt pour le référendum), s’intéressent moins aux élections et, d’une façon générale, à la politique, sont moins attentifs au déroulement de la campagne et font preuve, dans l’ensemble, d’une plus faible participation politique. Dans leur choix électoral l’idéologie semble moins compter [11] qu’une certaine sensibilité politique ; moins attachés aux partis et à la liberté politique que les électeurs constants, plus souvent ignorants de la nature du projet constitutionnel, ils expriment essentiellement, par leur vote, leur confiance au général de Gaulle, dont la présence au pouvoir a suffi, dans leur cas, à entraîner la décision.

C'est à éclairer la signification de cette attraction gaullienne que se consacrent Converse et Dupeux, dans leur étude relative aux généraux et à l’opinion ; mais, pour ce faire, ils procèdent à une comparaison avec un cas qui peut paraître analogue, celui du général Eisenhower, et mettent ainsi les données de sondage au service d’une sociologie électorale comparative, dont on ne saurait trop souligner l’intérêt. Converse et Dupeux signalent de profondes similitudes entre les deux phénomènes : il existe une forte corrélation entre l’attachement à un parti et l’attitude envers les deux hommes. Cependant, lorsque la position du parti est relativement neutre ou que l’identification au parti n’est pas très vive, les attitudes tendent à rester positives ; elles ne deviennent négatives que lorsque le parti de référence fait preuve d’une très ferme hostilité envers Eisenhower ou de Gaulle. Ces ressemblances ne doivent pas pourtant masquer certaines différences importantes : Eisenhower a été obligé de choisir un parti, tandis que les électeurs français ont eu plus de mal à situer de Gaulle politiquement, à la veille des élections de 1958. Et s’il est clair que les succès d’Eisenhower n’ont pas eu d’effet durable sur les orientations partisanes des électeurs, il paraît difficile aux auteurs de cette étude d’avancer une proposition aussi catégorique pour la situation française.

Cette partie s’achève sur un article de Mattéi Dogan qui procède, à partir de données agrégatives recueillies au niveau des provinces italiennes, à ce que l’on a pris l’habitude d’appeler une analyse écologique : le point de référence n’est plus ici constitué par l’individu et ses propriétés, mais par des variables collectives et leurs combinaisons dans le cadre de complexes originaux désignés sous le nom de contextes. (On notera [12] cependant que Mattéi Dogan fait parfois appel, au cours de son étude, à des données de sondage, mais c’est essentiellement à titre de complément et de confirmation.) Dogan part d’une constatation négative, à savoir l’absence de relation entre l’importance de la classe ouvrière dans les différentes provinces et le pourcentage de voix qu’y obtiennent les communistes (et les socialistes). Ce phénomène est dû non seulement au fait qu’un tiers environ d’ouvriers ne vote ni communiste ni socialiste, mais aussi à la diffusion du communisme (et du socialisme) parmi les métayers et les ouvriers agricoles ; ainsi s’explique le paradoxe apparent en vertu duquel, dans certaines provinces, le pourcentage de suffrages communistes est supérieur à celui des ouvriers de l’industrie. C’est encore à ce succès du communisme dans les milieux ruraux qu’est due la coexistence, apparemment surprenante, d’un fort développement économique et d’un net progrès du P.C.I., mais il s’agit cette fois d’un succès plus récent, dans l’ensemble du Mezzogiorno, et non plus d’une implantation ancienne, comme c’est le cas pour l'Italie centrale. Cette montée communiste dans le Sud, qui s’accompagne d’un net recul de la droite, Dogan ne se contente pas de la constater, mais il a le grand mérite de tenter d’en rendre compte, en insistant, d’une part, sur les frustrations qui résultent, dans les périodes de développement économique, du décalage entre les aspirations et les améliorations réelles, et, de l’autre, sur la propagation des idéologies. Un profond contraste apparaît du même coup entre ce communisme qui « se ruralise et s’agrarise » et le mouvement d’urbanisation et d’industrialisation, lié au développement économique, contraste auquel Dogan donne, pour finir, le très joli qualificatif d’ataxie.

Les dimensions de cet ouvrage ne nous ont pas permis d’aborder certains problèmes importants de la sociologie électorale, comme l’abstentionnisme, l’influence des moyens de masse sur la formation de la décision ou encore la distribution de l’information et de la culture politique au sein de l’électorat. Pour s’en tenir aux publications françaises, [13] on se contentera ici de renvoyer le lecteur à l’ouvrage d’Alain Lancelot sur l’abstentionnisme ainsi qu’à l’article de Michelat sur le rôle de la télévision dans la détermination du choix électoral [footnoteRef:1]. [1: Alain Lancelot, L'Abstentionnisme électoral en France, Paris, A. Colin, 1968.Guy Michelat, « Télévision, moyens d’information et comportement électoral », Revue française de science politique, XIV, n° 5, 1964, pp. 877-905.]

13

[14]

[15]

Sociologie politique.Tome 2.

“Influence du régime dela propriété foncière sur la formationde l’opinion publique.”

André SIEGFRIED

Position générale du problème

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L’influence du régime de la propriété foncière sur la formation de l’opinion politique est, sinon toujours décisive, du moins toujours considérable. Elle se manifeste en tant qu’elle fonde, diminue ou détruit la liberté matérielle ou morale de l’électeur, en tant qu’elle crée l’indépendance d’une classe sociale ou accentue sa dépendance à l’égard d’une autre. En dessinant ainsi la structure sociale d’une société, le régime de la propriété nous prépare donc à comprendre son esprit, son tempérament et ses tendances. Mais l’étude de ces répercussions est à la fois complexe et difficile, car les règles générales, qu’on discerne vite et que nous exposerons, sont conditionnées par une foule de circonstances qui ne prennent leur valeur et ne produisent tous leurs effets que lorsqu’elles sont groupées selon certaines combinaisons bien définies.

Nous envisagerons d’abord l’influence de la petite et celle de la grande propriété, puis celle de la moyenne et des types intermédiaires. Nous pourrons alors, pour conclure, déterminer [16] le rôle du facteur propriété dans l’évolution politique de l’Ouest.

Influence de la petite propriété

La propriété est le plus solide fondement de la liberté politique. La fortune est, d’une façon générale, synonyme d’indépendance. En particulier dans le peuple paysan, et jusqu’à un degré relativement élevé d’aisance, il n’y a vraiment de complète liberté politique que chez le propriétaire. À la différence du fermier, qui craint sans cesse de mécontenter son bailleur, le petit cultivateur qui vit sur son propre bien ne demande rien à personne et offre très peu de prise à la pression. Quand arrive le moment de voter, il fait ce qu’il veut, sans courir le risque de se voir atteint par là dans ses intérêts essentiels : c’est un citoyen en pleine possession effective de ses droits. Cette règle toutefois ne s’applique pas automatiquement à tous les propriétaires. Encore faut-il, pour qu’ils soient vraiment indépendants, que leur bien suffise à les nourrir, car si pour faire l’appoint de leur budget ils sont obligés de s’engager comme journaliers ou de solliciter des secours, les voilà qui retombent de ce fait dans une demi-sujétion. Je ferai une remarque analogue pour l’ouvrier d’usine possesseur d’un champ, car ce champ, loin de lui donner l’indépendance par cela seul qu’il lui appartient, tendra plutôt à le lier davantage à son patron : le travailleur fixé au sol étant pratiquement dans l’impossibilité de chercher du travail ailleurs. C’est donc surtout chez les cultivateurs-propriétaires et qui ne sont que cela qu’on rencontrera la pleine liberté politique.

Arrivés à ce point, gardons-nous de raisonner jamais sur des cas individuels, car, pour que la liberté économique crée un sentiment correspondant de liberté politique, il faut une certaine atmosphère collective. Un petit propriétaire isolé [17] au milieu de fermiers ou de journaliers ne sera pas du tout nécessairement un citoyen fier et inaccessible aux influences : on le constate fréquemment dans la Bretagne française, où la petite propriété coïncide presque partout avec la grande. Il y aura de même toute chance pour qu’un fermier isolé au milieu de propriétaires libres soit libre d’esprit comme eux. L’important est de savoir si la structure sociale du milieu est égalitaire ou hiérarchique. Si la masse des gens sentent perpétuellement au-dessus d’eux quelqu’un dont ils dépendent, directement ou même indirectement, il est bien évident que la pratique de la liberté politique leur sera rendue difficile, et il sera même fréquent de les en voir perdre l’habitude. Mais si au contraire le fond d’une population est composé de gens indépendants et égaux, un esprit démocratique se développera presque inévitablement parmi eux : on en trouve une preuve, qui trompera rarement, dans le fait que ces milieux égalitaires choisissent habituellement pour maires, non des nobles ou des bourgeois, mais des paysans.

Les répercussions politiques d’un régime de petite propriété se déduisent naturellement de ce qui précède. C’est une règle sans exception que les régions de petite propriété — du moins quand elles ne sont pas cléricales — se montrent acquises aux principes et à l’œuvre de la Révolution française et irrévocablement hostiles à l’Ancien Régime : les royalistes n’ont rien à y faire ; elles appartiennent à la démocratie républicaine ou bonapartiste.

Les régions républicaines (je pourrais dire républicaines de principes) sont celles des petits plutôt que des moyens propriétaires, et la propriété y produit ses effets politiques d’indépendance, beaucoup plus que les effets sociaux de conservatisme qu’elle ne manque pas de dessiner dès que l’aisance s’accentue. Il en résulte un type politique bien défini : des gens égalitaires, jaloux du noble et généralement anticléricaux, mais en même temps hostiles à toute nouvelle révolution. La formule banale « Ni réaction ni révolution »

[18] [19]

/ ?

[20]

sur laquelle la République vit depuis quarante ans et qui résume bien les tendances de la France paysanne considérée dans son ensemble, s’applique exactement à leur état d’esprit. Or, dans la France de l’Ouest, ils ne se rencontrent qu’à l’état d’exception, justement parce que la petite propriété y est elle-même à l’état d’exception. Nous ne trouvons guère en effet ce type d’opinion politique que sur les côtes de la Bretagne et du Cotentin ainsi que dans la montagne d’Arrée. Nous le trouvons bien aussi sur toute la périphérie orientale de la région : plaines vendéenne et poitevine, vallée du Loir, plaines de Dreux et Saint-André, mais alors c’est déjà le cadre de l’Ouest lui-même. La faiblesse du Parti républicain, dans toute cette partie de la France, paraît y être une conséquence directe de l’absence de morcellement.

Au point de vue politique, la petite propriété crée donc une atmosphère démocratique ; mais au point de vue social, ses effets sont plus compliqués et assez différents. D’une façon générale, en même temps qu’elle donne l’indépendance elle tend à rendre l’individu conservateur, parce qu’elle le fait en somme solidaire de l’ordre social existant. Les paysans propriétaires, qui sont ennemis de la réaction, ne le sont pas moins de la révolution. Voyez par exemple le contraste des pêcheurs côtiers bretons, qui tous possèdent quelque lopin, et des sardiniers de Douarnenez ou de Concarneau, citadins absolument détachés du sol : ceux-ci vibrent aux appels du socialisme, ceux-là les écoutent à peine. Et si l’idée révolutionnaire gagne certains paysans de la Cornouaille, c’est beaucoup dans la mesure où, insuffisamment dotés de terres, ils se sentent plus proches du prolétaire que du propriétaire. Le même contraste se manifeste entre les ouvriers attachés au sol et ceux qui ne le sont pas : l’ouvrier de l’arsenal de Brest, toujours déraciné de son ancien milieu rural, n’a pas la même mentalité que celui de Cherbourg, resté souvent possesseur d’un champ ou d’un jardin. La propriété apparaît donc, dans l’équilibre social, comme un élément de pondération.

[21]

Cette évolution vers une sorte de conservatisme social, qui du reste souvent s’ignore, se fait beaucoup plus vite qu’on ne serait tenté de le croire. Il suffit au paysan français de posséder quelques arpents pour désirer surtout ensuite les garder et les arrondir. Dès lors, le voici très facilement partisan d’un gouvernement fort qui maintienne l’ordre, traduisons : qui lui garantisse la conservation de son bien. Pour peu que le tempérament du milieu s’y prête, qu’il y ait dans l’air des menaces de révolution sociale, on peut voir naître alors l’esprit bonapartiste, qui, dans les campagnes, est essentiellement un esprit de paysans aisés, égalitaires, ni réactionnaires ni cléricaux, mais surtout conservateurs. Tel est, si je comprends bien, le tempérament des vignerons saumurois et nantais, dont le domaine de petite propriété forme un contraste si vif avec le bastion féodal de l’Anjou et de la Vendée. Tel est encore, avec une accentuation plus conservatrice résultant de leur aisance plus grande, le tempérament des Bas-Normands, ces gros cultivateurs, généralement propriétaires, très attachés au régime de 1789, mais extraordinairement craintifs de tout bouleversement social. On remarquera que le bonapartisme et le radicalisme paysan naissent et se développent dans des milieux analogues : ce sont deux branches divergentes du même tronc révolutionnaire.

L’influence politique et sociale de la petite propriété nous apparaîtrait donc très nette et très homogène en somme, s’il n’existait un cas où ses effets sont complètement annulés. Quand une population de petits propriétaires est cléricale, elle ne devient ni radicale, ni bonapartiste, ni conservatrice : elle reste avant tout cléricale, et ce que le prêtre lui dit de faire, elle le fait. C’est la preuve que les facteurs sociaux résultant du régime foncier peuvent être réduits à rien ou presque rien par des facteurs moraux plus puissants. Voyez par exemple la Cornouaille et le Léon, ces deux régions analogues de moyenne et petite propriété : la Cornouaille, qui est plutôt anticléricale, fut en Bretagne le berceau de la [22] République ; mais le Léon, cette théocratie, n’a jamais accepté l’esprit du gouvernement actuel. Même observation pour le Marais breton (Vendée), terre morcelée mais catholique, qui résiste à la politique laïque, tandis que le Marais poitevin, qui est laïque de tendances, a passé très vite de son bonapartisme d’hier à un radicalisme caractérisé.

23

Mais cette exception — importante du reste — étant faite, nous pouvons retenir comme une règle générale que le morcellement de la terre entraîne avec soi une transformation profonde des intérêts, du tempérament et des conceptions politiques et sociales. Partout où le sol est divisé, l’atmosphère de l’Ancien Régime disparaît, laissant place libre à celle de la Révolution française.

Influence de la grande propriété

Alors que la petite propriété crée l’indépendance et l’égalité, la grande tend à façonner des sociétés hiérarchiques, où les classes non possédantes sont dépendantes de celles qui possèdent, et où l’on perçoit comme un reflet lointain de la féodalité. Toutefois, cette proposition générale, qui doit être considérée comme vraie dans son ensemble, demande à être assouplie de distinctions et d’atténuations nombreuses, car deux facteurs supplémentaires, qu’il ne faut jamais négliger dans l’espèce, le régime de l’exploitation et la résidence ou l’absentéisme des propriétaires, sont susceptibles d’en modifier singulièrement les résultats. C’est l’étude des multiples combinaisons de ces trois facteurs (régime foncier, exploitation, résidence) qui nous permettra seule de déterminer, avec quelque précision, les effets politiques de la grande propriété.

Examinons d’abord les circonstances dans lesquelles la domination du seigneur foncier se développe avec le maximum d’ampleur. C’est quand la grande propriété, régnant [23] seule, coïncide avec la petite exploitation, et quand le propriétaire réside en même temps sur ses terres. La réunion de ces trois conditions est irrésistible, et l’on comprend très bien qu’il en soit ainsi : plus le maître est riche, plus le fermier est modeste, plus la différence entre eux s’exagère, et plus l’autorité du premier paraît redoutable au second. Il arrive fréquemment, dans l’Ouest, qu’une même personne possède dix, quinze, vingt fermes. Au moment des renouvellements de baux (surtout dans les périodes de prospérité), cela signifie dix, quinze, vingt paysans qui attendent anxieusement de savoir s’ils conserveront leurs fermes, et cela signifie aussi dix, quinze, vingt électeurs qui n’oseront pas afficher une opinion capable de déplaire. Je n’exagère pas en disant que, dans un grand nombre de cas, ce seront dix, quinze ou vingt clients qui chercheront un mot d’ordre ou du moins le recevront. Le langage populaire reflète cette dépendance. En parlant de ses fermiers, le noble vendéen dit : « Mes gars » ; à Lannion, on parle des « soumis » de tel ou tel « Monsieur » ; dans tout l'Ouest terrien, le paysan appelle son propriétaire : « Not’ maître » ; et dans l’Anjou rural, on entend même cette expression toute féodale : « Je suis de la sujétion de M. X. ou Y. ! »

Quelquefois la pression se fait nette et brutale, avec menace d’éviction comme en Irlande : tel propriétaire refusant par exemple de renouveler son bail à un fermier qui n’envoie par ses enfants à l’école libre ou qui se présente au conseil municipal sur une liste adversaire de la sienne. Mais le plus souvent l’intervention du propriétaire est si bien entrée dans les mœurs qu’aucune menace n’est nécessaire et que le fermier en arrive à ne plus se considérer politiquement comme tout à fait libre. Par crainte de représailles, qui parfois du reste ne se produiraient même pas (car il existe des propriétaires très libéraux), il préfère éviter toute manifestation compromettante, et s’il vote à sa guise, il s’arrange pour le faire dans le plus grand secret. Il sait bien qu’il n’est pas chez lui sur la terre qu’il cultive, et c’est [24] le fond de l’affaire : s’il y était chez lui, il raisonnerait et surtout il sentirait tout autrement. On voit ainsi qu’à la différence de la fortune mobilière, la fortune immobilière entraîne normalement avec elle l’influence politique : cent mille francs de rentes à la ville ne feront pas de vous un leader politique, mais quarante mille francs de rentes en terres dans une commune rurale vous en rendront bien souvent le maître.

25

Il est vrai que cette autorité du propriétaire diminue singulièrement quand il ne réside pas : il n’est plus alors dans sa commune qu’une sorte d’étranger dont les interventions, se produisant par à-coups, perdent beaucoup de leur efficacité. Mais s’il demeure toute l’année sur ses terres, si, comme la plupart des nobles de l’Ouest, c’est vraiment un rural de goûts, d’habitudes, de tempérament, alors sa situation devient tout naturellement prépondérante. Notons à cet égard qu’il est très important de savoir si l’on est en présence de la grande propriété noble ou bourgeoise : la seconde comporte beaucoup plus d’absentéisme, mais la première est en politique beaucoup plus agissante ; elle met effectivement le paysan sous une surveillance constante. Cette surveillance est encore renforcée quand le fermier est remplacé par un métayer, car le bailleur tient du contrat de métayage lui-même le droit de pénétrer sans cesse dans la métairie et de se mêler aux moindres actes du cultivateur, qui dans ces conditions devient non plus tant un associé qu’un domestique intéressé. Le métayage, dans l’Ouest, est le régime d’exploitation qui provoque le plus la dépendance sociale et politique de l’exploitant.

Nous venons de résumer les raisons combinées de structure sociale qui font de l’Ouest le fief, la forteresse suprême de l’aristocratie foncière et de la noblesse. La démocratie ne peut guère en effet naître ni se développer dans un semblable milieu, et si elle y réussit, ce n’est qu’à titre d’exception ou par une sorte de révolte qui ne se fait ni sans difficulté ni sans lutte. Voyez, sur la carte générale du régime [25] foncier, ce bloc compacte de grande propriété (coupé seulement par le mince sillon de la Loire) qui couvre le Maine, l’Anjou et la Vendée : c’est là surtout que se perpétue cette société hiérarchique et encore semi-féodale que nous évoquions tout à l’heure. Grande propriété noble (c’est en effet dans ces provinces que la noblesse est restée la plus nombreuse et la plus riche), résidence presque générale des propriétaires, petite exploitation partout, avec des fermes, de 5, 10, 20 hectares au plus, enfin métayage dans la majeure partie de l’Anjou, tous les traits y sont, et presque partout combinés. Si l’on ajoute que la race mancelle-angevine est docile, que la race vendéenne est rebelle à toute influence qui n’est pas vendéenne, que de part et d’autre l’action puissante du prêtre vient seconder celle du seigneur foncier, on comprendra sans peine que ces trois provinces soient demeurées, dans leur ensemble, à peu près constamment hostiles à la politique de gauche et même en grande partie à la forme républicaine. Et l’on ne s’étonnera pas non plus de voir ce domaine d’Ancien Régime s’arrêter là même où finit le domaine propre et exclusif de la grande propriété.

La Bretagne, dans quelques-unes de ses régions, présente une structure sociale analogue, mais jamais aussi puissamment constituée ; les circonstances qui créent une hiérarchie incontestée n’y existent pas aussi nettement. D’abord, il y a d’ordinaire coexistence de la grande et de la petite propriété, d’où un certain levain d’indépendance. Puis, la noblesse, à part quelques exceptions brillantes, est moins riche, moins solidement assise. D’autre part, il n’y a pas de métayage, et l’idée de l’émigration, toujours tentante pour des Bretons, fait qu’ils craignent peut-être un peu moins de se brouiller avec les autorités sociales. Il faut dire encore que le morcellement se dessine avec une tout autre intensité qu’en Anjou. Enfin, question de tempérament qui est essentielle, les Bretons, qui subissent la pression, la ressentent et soulagent parfois leur rancune en de brusques explosions. Pour ces différentes raisons, le domaine breton de la grande [26] propriété (fort réduit du reste) n’est pas pour les partis de droite une forteresse aussi sûre que les provinces centrales de l’Ouest terrien : la simple inspection de la carte suffit à le faire deviner.

27

J’avais pris soin de dire en commençant que, dans le sujet qui nous occupe, il faut se garder des généralisations trop simplistes. Nous allons le prouver en étudiant ce qui se passe quand la grande exploitation coïncide avec la grande propriété. Cette coïncidence est du reste l’infime exception dans l’Ouest proprement dit. Je la rencontre, indiquée plutôt qu’accentuée, dans la plaine de Caen, le Marais poitevin, le pays de Caux : mais je ne la trouve vraiment généralisée que dans le Vexin normand, c’est-à-dire dans un pays décidément extérieur au domaine de ce livre. Quelque réduit que soit ce champ d’observation, il est suffisant pour nous permettre de conclure que ces conditions différentes de l’exploitation créent une atmosphère sociale et politique toute nouvelle. Je constate d’abord que la dépendance électorale du fermier s’atténue, au point parfois de disparaître. C’est qu’un gros fermier de 50 ou 100 hectares fait aisément figure d’égal en face de son propriétaire : il ne s’agit plus dès lors, comme précédemment, d’un « maître » et de « son fermier », mais plutôt d’un capitaliste et d’un entrepreneur de culture, c’est-à-dire en somme de deux bourgeois qui, dans la lutte politique, sont généralement « du même côté de la barricade ». Dans le pays de Caux où les exploitations sont souvent grandes, sans être très grandes, le fermier conserve sans doute pour le propriétaire une déférence atavique, sans toutefois jamais devenir l’humble satellite que nous avons rencontré du côté de l’Anjou. Mais dans le Vexin, où le fermier de 400 hectares est fréquemment plus riche que son propriétaire, nul n’imaginerait un seul instant que ce dernier pût songer à commander ou même à conseiller !

Dans ces conditions, il faut à mon avis reculer le problème d’un degré et se demander quelle est, dans les grandes [27] exploitations rurales, le genre d’autorité du chef sur les salariés. Or, ne nous y trompons pas, les rapports entre employeurs et employés n’ont plus ici rien de commun avec ce que nous avons vu dans l’Ouest terrien. Si le patron emploie beaucoup d’ouvriers — et c’est le cas dans toute entreprise agricole un peu centralisée — il pourra sans doute les soumettre à une discipline matérielle plus forte, plus militaire, mais l’action politique ou morale qu’il sera à même d’exercer sur eux restera toujours bien inférieure à l’influence quasi patriarcale du noble angevin sur son métayer. Il devra traiter, au moins pendant la moisson, avec une foule d’individus souvent mal connus de lui, artificiellement concentrés sur un point donné, et tout portés de ce fait à se syndiquer contre un patron de rencontre, au nom de leurs intérêts collectifs. Ces circonstances ne sont plus à vrai dire celles de la vie rurale traditionnelle : elles ressemblent bien davantage, quand la culture est industrialisée, à celles de la vie ouvrière. Comme les ouvriers de la grande industrie en effet et pour les mêmes raisons, ces travailleurs agricoles sont susceptibles de se laisser gagner, soit par le socialisme agraire, soit par une démagogie de caractère nationaliste. Nous avons pu constater, dans la plaine de Caen, l’existence latente d’une démocratie agraire. Un temps viendra peut-être où le socialisme pourra faire des adeptes dans les campagnes de la Seine-Maritime ou de l’Eure.

Au point de vue des effets politiques de la grande propriété, j’arrive donc à cette double conclusion : coexistante avec la petite exploitation, elle tend à maintenir la suprématie des autorités sociales /et par conséquent une atmosphère de hiérarchie ; mais combinée avec la grande exploitation, elle ne provoque pas la même dépendance des exploitants vis-à-vis des propriétaires, et elle risque même de susciter à ses côtés un prolétariat agricole, susceptible de devenir pour elle un dangereux ennemi. La seconde alternative s’observe à peine dans l’Ouest ; mais la première y est la règle et, [28] plus que tout, contribue à donner à cette partie de la France sa personnalité politique.

29

Types de propriété intermédiaire

Nous n’avons envisagé jusqu’ici que des types de propriété très définis, et nous avons pu constater qu’ils tendent à créer des types de sociétés politiques également définis. Mais la nature ne présente pas toujours cette simplicité de caractéristiques, de sorte que les types intermédiaires couvrent, au moins dans l’Ouest, une surface aussi considérable que les premiers. Nous ne pouvons donc nous dispenser de les observer ; mais on devine qu’en raison de l’incertitude relative de leur dessin, les répercussions dont ils sont l’origine doivent être infiniment moins nettes et surtout moins décisives. C’est en effet dans ces milieux de transition que les autres facteurs de l’opinion politique, et notamment le facteur si décevant de l’influence personnelle, tendent à prendre une place prépondérante.

Faut-il parler de la moyenne propriété comme d’un type à part ? J’hésite à le faire, pensant qu’il convient plutôt de la considérer comme un prolongement de la petite. Partout où on la rencontre dans l’Ouest, elle correspond a une classe de gros cultivateurs, propriétaires de leur exploitation, mais la dirigeant eux-mêmes et ne la confiant presque jamais à d’autres : pratiquement, elle reste toujours en somme propriété paysanne. C’est le cas dans la Cornouaille, le Léon, le Marais breton, l’Auge, le Bessin, le Cotentin. Et dans toutes ces régions, à condition de mettre la note conservatrice et la réserve cléricale, on remarque que la moyenne propriété fait des gens indépendants, modérés, volontiers républicains à condition que la République ne soit pas réformatrice, jamais partisans de l’Ancien Régime, mais non moins adversaires de toute orientation démocratique [29] un peu accentuée. En disant que l’esprit bas-normand représente très bien celui du moyen propriétaire, on aura sur ce sujet mentionné l’essentiel.

Plus délicate est la situation des milieux où les différentes espèces de propriété coexistent. Le fait est extrêmement fréquent, surtout dans les régions en voie de morcellement, par exemple dans la Sarthe, le Perche, l’Ille-et-Vilaine, la Bretagne française et certaines parties de la Bretagne bretonnante. C’est surtout alors qu’il faut se rappeler que les répercussions politiques des régimes fonciers se produisent, non pas individuellement mais collectivement. Il ne faut pas s’imaginer en effet que, dans une région mixte, les propriétaires seront tous libres et les fermiers tous dépendants. Non ! il naîtra plutôt un esprit général, où la tendance dominante absorbera l’autre. Parfois, la présence de quelques seigneurs fonciers, surtout s’ils sont nobles, suffira pour donner une atmosphère particulière, qui sera celle de la dépendance plutôt que de la liberté : c’est le cas de la partie « française » des Côtes-du-Nord et du Morbihan, où il y a cependant beaucoup de petites propriétés. D’autres fois au contraire, une résistance collective des petits fermiers et des petits propriétaires réunis aura raison des puissances foncières les plus imposantes : tel est le cas de la Haute-Cornouaille. Le plus souvent cependant (voyez l’Ille-et-Vilaine, le Perche, la Sarthe), vous constaterez que l’instabilité, l’incohérence politiques sont en raison directe de l’indécision du régime foncier !

Conclusion

Nous sommes maintenant en mesure de prendre une vue d’ensemble de l’Ouest, et, les yeux sur la carte, nous n’éprouvons aucune hésitation à dire qu’il existe des rapports directs entre le mode de propriété et le tempérament politique. [30] Que la propriété soit paysanne (c’est toujours le cas de la petite et généralement de la moyenne) qu’elle soit bourgeoise ou qu’elle soit noble [footnoteRef:2], voilà qui, dès l’abord, jette sur la vie politique d’une région des clartés essentielles. C’est parce que la côte atlantique, parce que les plaines qui encadrent le Massif géologique de l’Ouest sont morcelées et par suite profondément égalitaires que, dès avant la Troisième République, l’esprit démocratique s’y est trouve indéracinablement établi. C’est parce que le Maine, l’Anjou, la Vendée forment un domaine compact de grande propriété que ces provinces constituent la forteresse, irréductible jusqu’ici des partis de droite. C’est parce que la Normandie (du moins au sud de la Seine) est une terre de moyenne propriété paysanne, sans morcellement excessif mars sans armature féodale, qu’elle se tient à égale distance de l’Ancien Régime et de la démocratie, dans une attitude conservatrice et prudente qu’il faudrait se garder d’appeler hâtivement antirépublicaine. C’est enfin parce que la Bretagne contient à la fois en elle-même, sous leur forme la plus accentuée et la plus agissante, la grande moyenne et la petite propriété que, selon son tempérament d’indépendance et de lutte, elle développe depuis quarante ans le duel le plus passionné qui soit, entre le noble et le paysan ! [2: La grande propriété est principalement noble dans le Maine, l’Anjou, la Vendée, la Bretagne ; elle est principalement bourgeoise dans la Normandie.]

Ce duel, qui est toute l’histoire de la France paysanne, persiste dans l’Ouest avec une âpreté particulière, parce que les forces du passé y sont demeurées plus vivaces. Toutefois, à l’exception du bloc Maine-Anjou-Vendée ou elle se maintient à peu près, du Caux et du Vexm où elle semblerait plutôt augmenter, la grande propriété est partout en régression marquée. En même temps, par un mouvement parallèle et parfois avec une extrême rapidité, le paysan acquiert la terre dont il n’était antérieurement que le fermier. De ce [31] fait, son tempérament se modifie insensiblement, et avec lui le milieu politique auquel il appartient. Il en résulte, dans les sources de l’esprit public, des transformations importantes qui tôt ou tard apparaîtront à la lumière. D’où cette conclusion que la France de l’Ouest, fortement engagée encore dans l’armature semi-féodale d’autrefois, ne deviendra décidément républicaine que si le développement de la petite propriété la soutient dans cette évolution.

31

Tableau politique de la France de l’Ouestsous la IIIe République,

Paris, Fondation nationale des sciences politiques,A. Colin, 1913, pp. 370-380.

[32]

Sociologie politique.Tome 2.

“Le référendumd’octobre 1962.”

François GOGUEL

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La répartition géographique des votes « non » en octobre 1062 (fig. 1) se caractérise par un contraste très net entre un certain nombre de départements méridionaux et le reste du pays : le vote « non » l’a emporté dans un bastion continu de treize départements allant des Basses-Alpes au Lot-et-Garonne, et que flanquent plus au Nord deux avant-postes, en Corrèze et dans l’Ailier.

Il serait vain de chercher à expliquer cette géographie des assises territoriales de vote « non » par le recours à des facteurs d’ordre économique et social. On trouve en effet dans ce bastion de l’opposition des départements fortement urbanisés et des départements presque exclusivement ruraux, des départements pauvres et des départements riches, des départements « statiques » et des départements « dynamiques ». Il semble que ce soit l’existence d’une tradition ancienne, génératrice d’une véritable culture politique particulière caractérisée par l’attachement au type d’institutions, de partis et d’élections établi sous la Troisième République, qui soit la cause essentielle de la victoire du « non » dans le Midi gascon, languedocien et méditerranéen, ainsi que dans une partie du Centre limousin et bourbonnais. La comparaison entre la carte de l’ancienneté de l’orientation à gauche, que nous avions publiée en 1951 [33] dans notre Géographie des élections françaises [footnoteRef:3] et la carte des votes « non » du 28 octobre 1962 montre cependant que si à quatre exceptions près, tous les départements qui ont refusé en 1962 d’approuver l’élection du président de la République au suffrage universel sont de ceux où la gauche l’emporte depuis le début de la Troisième République, l’inverse n’est pas vrai : outre la banlieue de Paris, plusieurs départements traditionnellement à gauche, dans la France du Nord (Aisne, Ardennes), dans le Centre et le Centre-Ouest (Nièvre, Cher, Creuse, Dordogne), dans la région méditerranéenne (Pyrénées-Orientales) et dans le Sud-Est (Drôme, Isère) ont en effet donné la majorité de leurs suffrages au vote « oui » le 28 octobre 1962. [3: Goguel (F.), Géographie des élections françaises, 1871-1951, carte 47, p. 105, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, 27, Paris, A. Colin, 1952.]

33

Autrement dit, si le vote « non » a été exclusivement le fait de régions traditionnellement à gauche (et s’il a été particulièrement faible dans les régions de l’Ouest, de l’Est et du cœur du Massif Central, qui ont toujours été orientées à droite), il n’en est pas moins manifeste qu’à l’automne 1962 une notable fraction des électeurs des départements anciennement orientés à gauche sont demeurés réfractaires à la propagande des partis favorables au « non ».

Inversement, l’analyse de la géographie du vote « oui » (fig. 2) montre que, si celui-ci l’a emporté sans exception dans tous les départements orientés à droite, soit depuis le début de la Troisième République (dans l’Ouest et le Massif central), soit depuis le début du siècle ou après leur désannexion (dans l’Est), il domine également, et souvent de beaucoup, dans les départements de la France du Nord, passés à l’extrême-gauche pendant l’entre-deux-guerres et, moins nettement, dans plusieurs départements du Centre, orientés à gauche depuis plus longtemps encore.

Autrement dit, la dialectique du « oui » et du « non » au référendum d’octobre 1962 ne coïncide que partiellement

[34] [35]

FIG. 1. Référendum du 28 octobre 1962 : VOTES « NON »Pourcentages par rapport aux électeurs inscrits le 18 novembre 1962

[36] [37]

Fig. 2. Référendum du 28 octobre 1962 ; votes « OUI »Pourcentages par rapport aux électeurs inscrits le 18 novembre 1962

[38]

avec la dialectique traditionnelle de la gauche et de la droite en France. Les prises de position des partis le faisaient pressentir, puisque les organisations politiques traditionnelles avaient toutes pris position pour le « non », qu’elles fussent de droite, du centre, ou de gauche. Mais il est bien plus significatif encore de voir l’analyse géographique des votes confirmer la conclusion qu’on pouvait tirer de l’attitude des partis : le gaullisme, tel qu’il s’est manifesté au référendum du 28 octobre 1962, a rallié la grande majorité des troupes de la droite et une bonne partie de celles de la gauche ; l’opposition au gaullisme, conduite par les états-majors de la droite, du centre et de la gauche, n’a pu rallier, outre une extrême-droite dispersée, qu’une fraction des troupes de la gauche, composée sans doute pour bien plus de la moitié d’électeurs communistes, et pour le surplus, en grande majorité, de socialistes et de radicaux ; rares ont certainement été les électeurs modérés et M.R.P. qui ont voté « non ».

L’analyse géographique fondée sur les votes des départements doit être complétée par l’étude de ceux des agglomérations importantes. Le mouvement d’urbanisation qui se manifeste en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et dont un des effets semble devoir être d’éroder progressivement l’influence des traditions et des tempéraments politiques régionaux, rend en effet de plus en plus utile, dans toute étude électorale, la recherche des différences qui peuvent exister dans les votes selon la dimension des agglomérations.

On considère habituellement à cet égard que, mis à part certains quartiers d’habitat aisé, les grandes villes ont toujours tendance à donner plus de voix à l’extrême-gauche que les campagnes et les villes moyennes.

Comme l’indique le tableau suivant, le vote des électeurs des villes de plus de 100 000 habitants au référendum du 28 octobre 1962 a été un peu plus favorable au « non » et sensiblement moins favorable au « oui » que celui du surplus de la France, le pourcentage des suffrages exprimés y ayant en outre été un peu plus faible :

[39]

Tableau 1

Villes de plus de100 000 habitants

Reste de la France

(en %)

(en %)

Électeurs inscrits

4 845 453

100

22 736 660

100

Suffrages exprimés

3 588 575

74,05

17153 483

75,43

Votes « oui »

2 114 854

43,64

10 694 509

47,03

Votes « non »

1 473 721

30,41

6 458 974

28,40

Avantages du « oui »

13,23

18,63

Mais il n’y a eu que deux villes de plus de 100 000 habitants sur trente-deux — Toulouse et Marseille — pour donner la majorité au « non », et l’on constate que toutes les villes de cette importance situées dans les départements où le vote « non » l’a emporté ont été plus favorables au « oui » que le surplus du département où elles sont situées, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 2

Villes et départements

« oui »(en % des habitants

« non » inscrits)

Écart en faveur du « non » (en % des

Écart en faveur du « oui » inscrits)

Marseille

32,4

37

4,6

Surplus des B.-du-R.

31,8

44

12,2

Nîmes

35,1

33,5

1,6

Surplus du Gard

34,1

38,5

4,4

Toulouse

34,8

37,2

2,4

Surplus de la Hte-Gar.

34,4

38

3,6

Montpellier

42,5

32,2

10,3

Surplus de l’Hérault

32,6

37,4

4,8

Toulon

36,1

33,8

2,3

Surplus du Var

36,1

37,5

1,4

[40]

On peut ajouter que dans le département de la Haute-Vienne la majorité des « oui » a été acquise grâce à la ville de Limoges, où l’écart en faveur du « oui » a été de 9,9 %, alors que dans le surplus du département le « non » l’emportait de 3,3 %.

Il semble donc bien que l’existence de la culture politique née sous la Troisième République, qui caractérise les régions où le « non » l’a emporté en octobre 1962, soit beaucoup plus le fait des campagnes, des bourgs et des petites villes que des grandes cités, dans lesquelles les facteurs qui conditionnent le vote des électeurs sont d’une nature particulière, et relèvent sans doute beaucoup plus de la conjoncture que de la tradition proprement dite.

C’est ce que confirme la constatation suivante, inverse de celle qui vient d’être faite : les villes de plus de 100 000 habitants situées dans les départements où le vote « oui » a obtenu les pourcentages les plus élevés ont toutes été moins favorables au « oui » que le surplus des départements (cf. tableau 3, ci-dessous).

Tableau 3Écart en faveur du « oui »(en % des inscrits)

Villes et départements

« oui »

« non »

Écart en faveur du « oui »

(en % des inscrits)

(en % des inscrits)

Brest

51,5

23,1

28,4

Surplus du Finistère

59,8

19,5

40,3

Rennes

49

24,8

24,2

Surplus de l'Ille-et-Vil.

63,9

14,9

49

Metz

65

11,7

53,3

Surplus de la Moselle

71,5

11,1

60,4

Strasbourg

56,1

11,8

44,3

Surplus du Bas-Rhin

70

7,8

62,2

Mulhouse

62,2

14,2

48

Surplus du Haut-Rhin

72,4

9,6

62,8

[41]

On remarquera d’autre part que, dans tous les cas, le pourcentage des suffrages exprimés par rapport aux inscrits est plus faible dans les grandes villes que dans le surplus des départements où elles sont situées, ce qui tient à un abstentionnisme électoral plus prononcé. Il y a dans ce fait une confirmation de la moindre emprise des traditions politiques régionales sur les habitants des grandes cités que sur ceux des campagnes, des bourgs et des petites villes : à la puissance de ces traditions correspond en effet le plus souvent une participation électorale élevée, et à leur faiblesse un abstentionnisme particulièrement prononcé.

Des remarques qui précèdent on doit conclure qu’il n’existe pas de preuve irréfutable que l’urbanisation croissante de la population française soit nécessairement favorable au gaullisme, considéré comme l’expression d’une mutation de la vie politique française, puisqu’en fait les habitants des villes de plus de 100 000 habitants ont voté « oui » en octobre 1962 dans une moindre proportion que les autres Français.

L’exemple des grandes villes situées dans les départements où le « non » l'a emporté peut cependant être invoqué à l’appui de l’impression que les électeurs urbains ont sensiblement moins cédé à l’attraction du vote « non » préconisé par les partis d’extrême-gauche qu’on n’aurait pu s’y attendre, compte tenu de leurs prédispositions politiques habituelles. Mais il ne s’agit que d’une impression, qui ne pourrait se transformer en certitude que moyennant une analyse approfondie des votes dans les grandes villes aux élections législatives depuis 1945.

Le Référendum d’octobre et les électionsde novembre 1962,

Paris, Cahiers de la Fondationnationale des sciences politiques,

A. Colin, 1965, pp. 296-301.

[42]

Sociologie politique.Tome 2.

“L'homogénéité politiquedes groupes sociaux.”

Paul LAZARSFELD, Bernard BERELSONet Hazel GAUDET

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À peine plus de la moitié des électeurs du comté d’Erie étaient républicains. C’était vrai pour l’entière population du comté aussi bien que pour les divers groupes de 600 individus compris dans notre étude. Si donc nous avions noté le nom de chaque centième personne prise sur une liste de tous les habitants du comté, nous aurions constaté une fois encore qu’à peine un peu plus de la moitié étaient républicains.

Mais supposons maintenant que, procédant différemment, nous ayons pris au hasard une vingtaine de républicains et leur ayons demandé de citer autant de noms d’amis, de voisins ou de compagnons de travail dont ils pouvaient se souvenir. Alors si nous avions demandé à tous les gens figurant sur cette liste, pour quel candidat ils avaient l’intention de voter, la proportion des républicains eût été de beaucoup plus élevée qu’elle ne l’était pour le comté dans son ensemble. Et inversement, si nous avions commencé par une vingtaine de démocrates et leur avions demandé de désigner les personnes qui leur étaient associées dans les différentes sphères de leur existence, nous aurions trouvé sur cette liste une proportion de républicains sensiblement inférieure à celle indiquée pour l’ensemble du comté.

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C’est en somme une façon différente de formuler notre précédente proposition suivant laquelle le vote est essentiellement une expérience de groupe. Il y a de très fortes chances pour que les gens qui travaillent ou vivent ensemble ou encore partagent les mêmes loisirs votent pour les mêmes candidats.

Deux types de témoignages peuvent corroborer cette proposition d’ordre général. D’une part, on peut étudier sur le vif l’homogénéité politique de groupes tels que les associations confraternelles, les églises, les clubs de sport ainsi que les groupes familiaux ou autres du même genre. D’autre part, on peut user d’une approche indirecte. Les gens qui possèdent certains traits communs ont une tendance naturelle à appartenir aux mêmes groupes. Nous pouvons observer par exemple que les individus se groupent plus volontiers avec ceux de leur âge qu’avec des personnes bien plus âgées ou plus jeunes. Si donc nous trouvons des différences marquées dans la façon dont votent les divers groupes d’âge, nous sommes en mesure de conclure que plus le contact entre les individus est étroit, plus ils sont enclins à voter de la même manière.

Stratification socialeet homogénéité politique

Si nous commençons par cette seconde approche de caractère déductif, nous trouverons notre meilleur fil conducteur dans ces facteurs qui ont servi de base à l’établissement de notre indice de prédispositions politiques (chap. III) niveau socio-économique, appartenance religieuse et résidence [footnoteRef:4]. [4: L’indice de prédispositions politiques (Index of Political Predisposition) est présenté à la fin du chapitre III de The People’s Choice, pp. 24-27. Il est construit à partir des trois variables citées dans le texte, à savoir le niveau socio-économique, l’appartenance religieuse et le lieu de résidence. Lazarsfeld, Berelson et Gaudet constatent, en effet, que la combinaison d’un niveau socio-économique élevé, de l’appartenance à la religion protestante et d’une résidence rurale prédispose fortement les électeurs à un vote républicain, tandis que la combinaison inverse constitue une forte prédisposition en faveur d’un vote démocrate. (N.d.T.).]

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Chacun de ces trois facteurs joue un rôle important pour déterminer les types de personnes qui auront entre eux des contacts étroits. Les fermiers sont plus enclins à fréquenter d’autres fermiers et par contre ont moins de contacts avec les citadins ; ceux-ci en revanche vivent plus entre eux. Il en est de même pour les groupes d’individus qui se situent à différents niveaux socio-économiques. L’expérience commune aussi bien que des analyses précises nous montrent que les gens choisissent leurs amis et frayent avec tels de leurs voisins dont le niveau socio-économique est sensiblement égal au leur. En fait, nos institutions sociales urbaines comme les clubs, le bon voisinage, les restaurants, les réceptions sans façon entre amis, ont pour effet de rassembler les individus de statut socio-économique similaire, contribuant ainsi à la stratification sociale des modes d’existence. Enfin le fait d’appartenir à une même église non seulement donne aux gens l’occasion de se réunir aux manifestations paroissiales mais influe très probablement sur les choix matrimoniaux ; il peut aussi affecter l’emploi.

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Ainsi donc nous pouvons reformuler ce que nous avons énoncé plus haut : les personnes assorties de taux semblables selon notre indice de prédispositions politiques (I.P.P.) auront aussi toutes chances de vivre en contact plus étroit. Et les groupes qu’ils forment seront vraisemblablement plus homogènes sur le plan des opinions et comportements politiques.

Cette tendance s’accentue au cours de la campagne électorale. Si l’on se réfère aux taux I.P.P. comme indice d’appartenance des individus à tel ou tel groupe, on constate que les changements survenant dans les intentions de vote augmentent l’homogénéité de groupe. Dans le tableau I, on a classé selon leur taux I.P.P. les 54 individus qui ont changé leur intention de vote. Si, pour commencer, nous considérons leur intention de vote de mai, nous constatons que 60 % d’entre eux (soit les 24 individus qui, affectés d’un taux I.P.P. « républicain » avaient l’intention de voter démocrate [45] et les 10 cas de « démocrates » dont l'intention était de voter républicain), étaient des déviants. Mais à l'interview d'octobre ces mêmes individus avaient ajusté leur intention de vote dans un sens conforme à leur taux I.P.P. Les 40 % restant demeuraient déviants. En d’autres termes, le pourcentage des déviants par rapport à l’ensemble des individus dont l'intention de vote avait changé de mai à octobre avait diminué de 20 %. Ainsi donc, la majorité des électeurs qui changent d'intention de vote effectuent ce changement dans le sens qui prévaut au sein de leurs groupes sociaux.

Tableau 1Prédispositions politiques des électeursqui changent leur intention de vote en faveur d'un autre parti

Sens du changement dans l'intention de vote

I.P.P.

Démocrate-Républicain

Républicain-Démocrate

« Républicains »

24

4

« Démocrates »

16

10

Ces résultats demeurent sensiblement les mêmes si nous ajoutons deux groupes de contrôle qui nous permettront d’étudier les changements survenus entre mai et juillet ainsi qu’entre mai et août.

Dans la mesure où la campagne électorale donne lieu à des changements dans les intentions de vote, ceux-ci ont pour effet d’augmenter l’homogénéité politique des groupes sociaux. Si l’on y regarde de plus près, il s’avère que les individus eux-mêmes sont pleinement conscients que la campagne opère un nouveau brassage des conditions de leur environnement, de telle sorte que, politiquement, elles [46] s’harmonisent mieux avec leurs propres opinions. À la dernière interview précédant les élections nous posâmes la question suivante : « Depuis le début de la campagne jusqu’à ce jour, combien de vos amis et de vos parents ont-ils changé leur intention de vote ? Et dans quel sens l’ont-ils modifiée ? » Afin de dégager une image plus claire de la situation nous avons limité l’étude des réponses à celles des personnes dont l’intention de vote était demeurée constante et qui n’avaient pas pris part au vote lors des élections de novembre. Qu’avaient remarqué ces personnes de ce qui se passait autour d’elles ? La réponse nous est donnée au tableau 2.

Tableau 2Sens des changements observés par différents groupes d'interviewés

Changement de majoritéen faveur de :

Sanschangement

Total

F.D.R.

W.W.

Républicains

2 %

54 %

44 %

100 %

Démocrates

17 %

22 %

61 %

100 %

« Ne savent pas »

7 %

21 %

72 %

100 %

Comme ce tableau nous le montre, chacun des deux environnements politiques principaux agit comme une espèce de force magnétique qui attire les individus ayant des vues semblables et repousse ceux dont les vues divergent. En d’autres termes chaque groupe gagne en harmonie, lentement mais sûrement, sur le double plan de l’opinion et du comportement politiques. Les changements qui s’opèrent autour des observateurs républicains se font en majorité dans le sens républicain. Et, en revanche, partout où l’on remarque des changements en faveur de Roosevelt, ce sont des observateurs démocrates qui les rapportent.

On pourrait objecter que ce résultat peut entièrement s’expliquer par un mécanisme de « projection », que nos [47] observateurs n’ont vu que les changements survenus en faveur des candidats de leur choix. Cependant le tableau 2 montre que tel n’est pas le cas. En effet les interviewés, tant démocrates que républicains, observèrent les uns comme les autres davantage de changements en faveur de Willkie. Et cela indique bien le caractère réaliste des observations de nos interviewés car l’on sait que le comté devint de plus en plus républicain au fur et à mesure qu’avançait la campagne.

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Structure politique de la famille

La famille constitue un groupe convenant tout spécialement à l’objet de notre étude parce que les conditions d’existence y atteignent un maximum de similitude et parce que les contacts mutuels y sont plus fréquents que dans les autres formes de groupe.

Au mois d’août nous dénombrâmes 344 membres de notre panel qui étaient fixés sur la façon dont ils allaient voter et partageaient leur domicile avec un autre électeur. À cette date, 78 % de ces derniers avaient l’intention de voter pour le même candidat que l’interviewé ; 20 % n’étaient pas encore fixés et 2 % n’étaient pas d’accord avec l’interviewé sur le choix d’un candidat. La situation présenta peu de changement quand on en vint à voter pour de bon. Après l’élection, 4 % seulement des membres du panel déclarèrent qu’un membre de leur famille avait voté autrement qu’eux-mêmes. Il est intéressant d’observer, en passant, que cette divergence alla en s’accentuant légèrement vers la fin de la campagne. Ce phénomène est en rapport logique avec le fait que les personnes soumises à des pressions contradictoires ne dévoilent que tardivement leur intention de vote.

La famille nous permet d’explorer de façon un peu plus détaillée les rapports d’influence entre les membres qui la composent. Parmi tous les couples dont mari et femme [48] avaient décidé de voter, 22 seulement étaient en désaccord. Parmi parents et enfants on notait 12 cas de divergences dus au fait que le fossé entre générations accentue les différences dans la façon de vivre et de considérer les choses. Et là où le désaccord était le plus marqué — comme pour confirmer les plaisanteries habituelles — c’était chez les beaux-parents habitant avec leurs enfants. Dans un cas sur cinq il y avait désaccord.

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L’accord presque parfait que l’on note entre mari et femme provient de l’ascendant qu’exercent les hommes en matière de politique. Arrivés à un certain point de notre enquête nous demandâmes à chacun des interviewés si, au cours des semaines précédentes, ils avaient discuté de politique avec quelqu’un. Quarante-cinq femmes nous déclarèrent qu’elles avaient discuté des élections avec leur mari ; en revanche, sur un nombre égal de maris pris au hasard, quatre seulement nous dirent l’avoir fait avec leur femme. Si ces échanges de vues en famille jouaient un rôle d’égale importance pour les maris et pour les femmes, il semble qu’on recueillerait à peu près un nombre équivalent de déclarations sur les discussions politiques chez les représentants des deux sexes. Mais seules les femmes sont au courant des opinions politiques de leur conjoint. Les maris n’ont pas le sentiment de discuter sur ce plan avec leur femme mais seulement de leur apporter une explication. Et comme il ressort des citations qui suivent, les femmes ne demandent qu’à se faire expliquer :

« Lors des interviews précédentes, je n’y avais pas pensé du tout, mais voilà les élections qui approchent et je crois bien que je vais voter démocrate et marcher avec mon mari. »

« Mon mari a toujours été républicain. Il dit que si nous votions pour un autre parti, notre vote ne servirait à rien. Alors je crois que cette année je vais céder et voter comme lui républicain. »

Il apparaît donc que l’effet de la contagion d’un membre de la famille sur un autre ne porte pas seulement sur la couleur [49] de l’opinion, mais sur le niveau d’intérêt politique. De tous les hommes dont l’intention de vote était ferme et qui portaient un grand intérêt à l’élection, il n’y en eut que 30 % pour déclarer que leur femme n’avait pas l’intention de voter ou ne savait pas pour quel candidat. » Chez les hommes qui témoignaient d’un intérêt moindre pour la politique, le chiffre s’élevait à 52 %.

Si l’on étudie les rapports entre père et fille ou entre frère et sœur, on note le même ascendant masculin en matière politique.

Ajoutons à cela que l’homogénéité politique d’une famille peut s’étendre sur plusieurs générations. On demanda aux membres de notre panel : « Selon vous, les gens de votre famille (parents, grands-parents), ont-ils été surtout démocrates ou républicains ? » Les trois quarts au moins des personnes qui avaient une ferme intention de vote en septembre suivaient la ligne politique de leur famille. Voici par exemple deux électeurs novices qui, au tout début de leur carrière civique, décidèrent de voter dans la tradition familiale :

« Je vais sans doute voter démocrate : autrement mon grand-père m’écorchera tout vif. »

« Si je peux m’inscrire sur les listes électorales je voterai républicain pour la bonne raison qu’ils sont tous républicains dans la famille et que, par conséquent, il me faudra voter comme eux. »

Ces jeunes électeurs, un jeune homme et une jeune fille, nous fournissent chacun une excellente illustration de l’influence exercée par la famille. Ni l’un ni l’autre ne portaient un intérêt particulier à l’élection, pas plus qu’ils n’étaient spécialement concernés par la campagne. Tous les deux se conformèrent aux traditions familiales pour leur premier vote et il y a de fortes chances pour qu’ils ne s’en écartent pas dans l’avenir. Dans le premier cas, on sent même une menace de sanction de la part de la famille pour faire exécuter la décision. Ainsi se forment des électeurs attachés à un parti.

[50]

Qu’arrive-t-il maintenant, dans les cas exceptionnels où le désaccord survient au sein d’une même famille ? Un nombre non négligeable d’interviewés admettent avec les jeunes gens sus-mentionnés que le conformisme politique est le prix payé pour la paix au foyer. On peut constater que dans les familles qui ne parvenaient pas à un accord les tensions étaient assez vives.

5i

Une jeune fille déclara en juin son intention de voter démocrate parce qu’elle « préférait les candidats démocrates aux républicains. » Elle « avait lu, dans le magazine Collier’s, un article parlant des candidats républicains et, à son avis, ils ne paraissaient pas bien intéressants ». Elle « avait l’impression que Roosevelt faisait du bon travail comme Président », et approuvait sa candidature pour un troisième mandat. Les parents de la jeune fille, cependant, s’étaient prononcés en faveur du candidat républicain et ce différend était cause de bien des disputes. La mère de la jeune fille interrogée répondit en ces termes : « Elle agit simplement par esprit de contradiction. Il y a longtemps que je sens que ses opinions ne sont que révolte contre la tradition et nos vieilles idées rigides. »

L’intéressée finit par céder et vota pour Willkie. Elle s’en expliqua : « Selon mes parents et mes amis on ferait bien de ne pas réélire Roosevelt pour un troisième mandat parce qu’on risquerait de le rendre un peu trop dictateur. »

On est en droit de penser raisonnablement qu’en face de telles forces tendant à l’homogénéité les gens à qui manque cette homogénéité familiale de base se sentiront moins assurés de leurs propres affinités politiques. Le tableau 3 permet une comparaison quantitative du glissement des positions politiques des interviewés appartenant à des familles dont les intentions de vote présentaient différents degrés d’homogénéité.

Moins de 3 % des votants appartenant à des familles homogènes en août changèrent d’intention pendant le reste de la campagne. Mais dans les cas où quelques membres [51] de la famille demeuraient dans l’indécision (le second groupe du tableau 3), environ 10 % des interviewés changèrent de décision entre août et octobre. Quant au petit groupe de familles où le désaccord était manifeste, 29 % de leurs membres interviewés passèrent au moins une fois par un changement de position.

Et quand les membres de familles aux intentions de vote divergentes changèrent d’opinion, ils le firent dans le sens du parti qui avait la faveur du reste de la famille. 81 % des membres des familles républicaines qui, au début, hésitaient encore, se montrèrent pro-républicains en octobre ; et 71 % de ceux qui appartenaient à des familles démocrates se prononcèrent en fin de compte pour Roosevelt. Quelle qu’en ait été la raison, que ce fût par sincère conviction ou loyalisme de famille, ce fut cette dernière qui imprima le sens de leur vote, et il en résulte que son homogénéité politique ne fit que s’accroître au fur et à mesure que progressait la campagne.

Tableau 3Moins la famille est homogène quant aux intentions de vote de ses membres,et plus ceux-ci ont tendance à changer d'opinion.

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Encore une fois, si aucun membre d’une famille n’avait arrêté sa résolution de vote en août, 63 % des interviewés de cette famille n’avaient toujours pas pris de décision deux mois plus tard. Mais si un membre quelconque de la famille était parvenu à une décision en août, la proportion des interviewés encore hésitants deux mois plus tard tombait à 48 %. Autrement dit, l’individu qui vit au sein d’une famille dont les membres ont déjà fixé leur intention de vote aura beaucoup plus de chances de se décider avant le jour de l’élection que la personne qui vit dans une famille dont les intentions de vote sont encore floues.

Il ressort donc que la famille nous a fourni un climat défini d’influence politique. Tous ses membres sont enclins à voter dans le même sens et, dans les cas où survient un désaccord, la tension qui en résulte conduit les membres de la famille à ajuster leurs intentions de vote. Ce sont d’habitude les femmes qui les font et c’est d’elles que nous tenons le plus de renseignements sur les discussions familiales comme source de changement.

Il n’y a pas de raison pour que d’autres groupes sociaux ne puissent s’étudier de la même manière. La tension politique plus forte créée pendant une campagne électorale nous donne l’occasion de découvrir comment se forme l’homogénéité politique des groupes sociaux.

De l’alignement des opinions

Une ultime observation démontre que, pendant la campagne, les groupes sociaux imprègnent de leur idéologie propre l’esprit de chacun de leurs membres. En gros, les individus qui projettent de voter pour un certain parti sont d’accord avec ses principales doctrines. Comme nous l’avons vu plus haut, les républicains n’approuvent pas le troisième mandat du Président sortant, ils tiennent Willkie en haute [53] estime, pensent que l’expérience des affaires est plus importante que celle du gouvernement, etc. Les démocrates ont des vues diamétralement opposées sur toutes les questions en jeu. Mais au milieu de la campagne, en août, il y avait encore nombre de gens dont les attitudes étaient incohérentes. Par exemple on comptait 33 républicains pour qui l’expérience du gouvernement était une qualité indispensable au président et 30 démocrates qui estimaient que l’expérience des affaires valait mieux. Au cours de la campagne, cette contradiction tendait à s’amenuiser. Plus de la moitié (33) des individus auxquels nous venons de faire allusion parvinrent, vers la mi-octobre, à harmoniser leur intention de vote avec leur opinion sur cette question spécifique. Mais par quel moyen ? Les gens ont-ils finalement rejoint le parti dont les idées étaient conformes aux leurs, ou ont-ils adopté les opinions qui prévalaient dans les groupes politiques auxquels ils appartenaient ? La réponse est parfaitement nette. Trente maintinrent leur allégeance au parti mais changèrent leur intention de vote afin de l’harmoniser avec leurs théories.

Ceci est uniformément vrai quelle que soit l’opinion spécifique considérée. Les contradictions s’estompent mais de telle manière que les individus persévèrent dans leur intention de vote et se mettent à envisager les questions spécifiques en jeu de la même manière que la majorité de leurs amis de parti. Ces résultats concordent très bien avec les propositions que nous avons émises précédemment. Si les intentions de vote d’un individu constituent, dans une forte mesure, un symbole du groupe social auquel il appartient, il n’y a pas lieu de s’étonner que les gens réduisent les contradictions de leur pensée de telle sorte qu’elle puisse s’harmoniser avec celle du groupe dont ils partagent l’existence quotidienne. Dans un sens, on peut résumer le contenu de ce chapitre en disant que les gens votent non seulement avec leur groupe, mais aussi pour lui.

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La décision de voteen tant qu’expérience sociale

Comment peut-on expliquer le fait que les groupes sociaux sont politiquement homogènes et que la campagne renforce encore cette homogénéité ? Il faut d’abord noter que les gens qui vivent ensemble et sont soumis à des conditions de vie similaires ont des chances de voir se développer en eux des besoins et des intérêts analogues. Ils ont tendance à regarder le monde à travers les mêmes verres de couleur ; ils tendent aussi à donner les mêmes interprétations à des expériences communes. Ils seront favorables au candidat politique qui, dans un champ d’activité semblable au leur, aura connu le succès ; ils approuveront les programmes formulés en termes empruntés à leur propre profession et adaptés aux critères moraux des groupes au sein desquels ils éprouvent un sentiment commun d’ « appartenance ».

Mais cela n’est qu’une partie du tableau. Il peut y avoir dans un groupe de nombreux membres qui n’ont pas une conscience très claire de ses objectifs. De même il peut y en avoir beaucoup qui, même conscients de ces objectifs, sont trop détachés des événements du jour pour se rendre bien compte des effets de ceux-ci sur ceux-là. Ils adoptent implicitement l’humeur politique de leur groupe sous l’influence continue et personnelle de tels de leurs concitoyens politiquement plus actifs. Ici encore, nous retrouvons ce processus d’activation par lequel les attitudes auxquelles certains sont prédisposés se révèlent sous l’influence d’autres personnes. Mais, en plus, nous saisissons ici l’efficacité directe des contacts personnels.

The People’s Choice, 3e éd.,

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