Robert Hurley-La Bible Du Lecteur Théorie Et Pratique de La Stylistique Affective en Études...

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La Bible du lecteur Robert J. Hurley THÉORIE ET PRATIQUE DE LA STYLISTIQUE AFFECTIVE EN ÉTUDES BIBLIQUES

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Bíblia do Leitor

Transcript of Robert Hurley-La Bible Du Lecteur Théorie Et Pratique de La Stylistique Affective en Études...

  • La Bible du

    lecteur

    Robert J. Hurley

    Thorie eT praTique

    de la sTylisTique

    affecTive

    en Tudes bibliques

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    La Bible du lecteurParmi les thories visant tudier la rception des uvres littraires et

    le rle du lecteur dans leur actualisation figure en bonne place la version

    post-formaliste de lanalyse de la rponse du lecteur quest la stylistique

    affective de Stanley Fish. La pratique interprtative de Fish merge du

    pragmatisme amricain, une cole de pense que John Patrick Diggins

    dcrit comme lunique contribution originale des tats-Unis au monde

    de la philosophie. Robert Hurley prend ici le risque dadapter cette prati-

    que interprtative lexgse biblique. linstar de Fish, il examine le

    texte partir dune seule question : quel effet telle ou telle unit littraire

    (un mot, une expression, une phrase, un rcit, un ouvrage) produit-elle

    chez le lecteur ? Plutt que de chercher le sens dun texte dans les inten-

    tions de son auteur ( linstar de la mthode historico-critique) ou dans

    les formes et les structures objectives du texte ( linstar des mthodes

    formalistes), la stylistique affective dcrit lexprience de la lecture et les

    transformations produites chez le lecteur au moment mme o celui-ci

    redonne prsence concrte au texte par son acte interprtatif. Le texte

    comme objet danalyse cde ici la place la lecture comme vnement se

    droulant dans le temps. Pour convaincre un lecteur, un texte biblique

    se sert de divers mcanismes textuels ; les tudes runies dans ce livre

    devraient toutes, leur faon, le faire mieux comprendre.

    RobeRt HURLey est professeur dtudes notestamentaires et de catchse

    la Facult de thologie et de sciences religieuses de lUniversit Laval (Qubec,

    Canada). Il privilgie une approche littraire du texte biblique (analyse de la

    rpon se du lecteur, narratologie) et sintresse depuis plusieurs annes la

    rception du texte biblique dans les cultures occidentales contemporaines. Il publie

    galement dans les champs de la littrature de jeunesse et de la catchse pour

    enfants.

    Thorie eT praTique de la sTylisTique affecTive en Tudes bibliques

    illusTraTion de la couverTure : i sTock phoTo

    Thorie eT praTique de la sTylisTique affecTive en Tudes bibliques

    La Bible du lecteur

    Robert J. Hurley

    isbn 978-2-7637-9079-4

  • La Bible du lecteur

    Thorie et pratique de la stylistique affective

    en tudes bibliques

  • La Bible du lecteur

    Robert J. Hurley

    Thorie et pratique de la stylistique affective

    en tudes bibliques

  • Les Presses de lUniversit Laval reoivent chaque anne du Conseil des Arts du Canada et de la Socit de dveloppement des entreprises culturelles du Qubec une aide financire pour lensemble de leur programme de publication.

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    Mise en pages : Hlne Saillant

    Conception de la couverture : Hlne Saillant

    LES PRESSES DE LUNIVERSIT LAVAL, 2010

    Tous droits rservs. Imprim au Canada Dpt lgal, 3e trimestre 2010 ISBN 978-2-7637-9079-4 e 9782763710792

    Les Presses de lUniversit Laval Universit Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de lUniversit, bureau 3103 Qubec (Qubec) G1V 0A6 www.pulaval.com

  • In honour of my mother

    Regina M. Hurley (nee Kelly)

    and

    in memory of a loving father

    Stephen J. Hurley (1923-1959)

  • Remerciements

    Je dsire remercier sincrement mon collgue, le professeur Andr Couture, qui a collabor la ralisation de ce livre. Non seulement sest-il impliqu travers les annes dans la rvision de lensemble des textes inclus dans ce livre, mais il en a t toujours le premier lecteur et une source de critiques grandement appr-cies.

  • Table des matires

    Premire partie La stylistique affective : une pratique

    interprtative antifondationaliste

    Chapitre un

    L'analyse de la rponse du lecteur et l'exgse biblique ........ 3

    INTRODUCTION .................................................................. 3 La sTyLIsTIqUe affeCTIve, UNe appROChe pRagmaTIsTe

    eT pOsTsTRUCTURaLIsTe .............................................................................. 9

    La sTyLIsTIqUe affeCTIve : CONseILs pRaTIqUes CONCeRNaNT sON appLICaTION eN exgse bIbLIqUe ......................................................... 17

    avant la lecture .....................................................................18

    Les prcomprhensions et la prparation de lexgte.................... 18

    Ltat de la question comme point de dpart ......................................20

    Lapport dautres mthodes exgtiques ............................................. 21

    Le choix dun texte .....................................................................................23

    pendant la lecture................................................................. 24

    Quelques dfis interprtatifs : ironie, mtaphore, textes autophages ..........................................................................24

    La description de lexprience au moment de la lecture ..................27

    CONCLUsION ....................................................................30

  • La justice et le lecteurXII

    Chapitre deux

    La critique reader-response dans l'uvre de R.m. fowler ......35

    INTRODUCTION .................................................................35

    La CRITIqUe ReaDeR-RespONse ..............................................................................37

    LhIsTORICO-CRITIqUe ..........................................................................................38

    Le fORmaLIsme ...................................................................................................39

    De La CRITIqUe ReaDeR-RespONse La sTyLIsTIqUe affeCTIve .................................43

    La sTyLIsTIqUe affeCTIve eT Les TUDes bIbLIqUes .................................................49

    RObeRT fOWLeR eT La CRITIqUe ReaDeR-RespONse ..................................................50

    CRITIqUe OU LeCTeUR ? ......................................................................................... 51

    Le RCIT eT Le DIsCOURs ......................................................................................54

    La ReCONsTRUCTION COmme LmeNT De La CRITIqUe ReaDeR-RespONse ..................55

    CONCLUsION .................................................................... 61

    Chapitre trois

    La critique biblique et la construction du vrai .......................65

    INTRODUCTION .................................................................65

    LObjeCTIvIT eN TUDes bIbLIqUes .......................................................................66

    UNe CRITIqUe pRagmaTIsTe De LObjeCTIvIT eN TUDes bIbLIqUes .......................... 71

    CONCLUsION ....................................................................84

  • Table des matires XIII

    Seconde partie Application de la stylistique affective

    aux textes bibliques

    Chapitre quatre

    Le lecteur et le riche : Luc 16, 19-31 .....................................89

    INTRODUCTION .................................................................89

    De Lexgse hIsTORIqUe La sTyLIsTIqUe affeCTIve ..............................................89

    L'appLICaTION De La sTyLIsTIqUe affeCTIve La paRabOLe De LazaRe eT De L'hOmme RIChe .................................................................................98

    CONCLUsION .................................................................. 107

    Chapitre cinq

    Le lecteur et les chevreaux dans le jugement dernier de matthieu ................................................................... 109

    INTRODUCTION ............................................................... 109

    tat de la question ........................................................... 112

    analyse dtaille de mt 25, 31-46 ...................................... 115

    CONCLUsION .................................................................. 125

    Chapitre six

    Luc 14, 1-14 : des rgles de biensance ou un programme politique ? ..................................................................... 129

    INTRODUCTION ............................................................... 129

    analyse dtaille de Luc 14, 1-14 ...................................... 132

    CONCLUsION ................................................................... 151

  • La justice et le lecteurXIV

    Chapitre sept

    empire et royaume mis en intrique en ac 4,32-5,11 ............. 155

    INTRODUCTION ............................................................... 155

    LeCTURe NaRRaTOLOgIqUe eT ReCheRChes ThOpOLITIqUe eT sOCIOhIsTORIqUe ....... 163

    LaNaLyse DTaILLe DaC 4,325,11 ..................................................................... 164

    CONCLUsION .................................................................. 178

    Troisime partie Le lecteur et l'ironie

    Chapitre huit

    Le seigneur endurcit le cur d'Isral ? L'ironie d'Isae 6, 9-10 .................................................... 185

    INTRODUCTION ............................................................... 185

    Is 6, 9-10 DaNs Le CONTexTe De LeNsembLe DU LIvRe ............................................. 188

    LIRONIe ............................................................................................................ 192

    LIRONIe DaNs Le ChapITRe 6 DIsae.................................................................... 197

    CONCLUsION .................................................................. 207

    Chapitre neuf

    allusion et traces d'ironie dans un texte de marc ................ 209

    INTRODUCTION ............................................................... 209

    LTaT De La qUesTION .........................................................................................211

    LaNaLyse .......................................................................................................... 214

    Isae 6, 9-10 eN maRC 4, 12 .................................................................................222

    CONCLUsION .................................................................. 223

  • Table des matires XV

    Chapitre dix

    Ironie dramatique dans la mise en intrigue de l'empire en Romains 13, 1-7 ......................................................... 225

    INTRODUCTION ............................................................... 225

    Les pRObLmes INTeRpRTaTIfs DaNs ROmaINs 13, 1-7 ..........................................228

    Problmes relevant du contenu ............................................................228

    Problmes relevant du style ...................................................................230

    DeUx RCITs, DeUx WeLTaNsChaUUNgs .................................................................233

    Les pRemIRes INDICaTIONs DIRONIe ...................................................................236

    La mIse eN RCIT De LempIRe ROmaIN .................................................................238

    De qUeL DIeU sagIT-IL ? .....................................................................................240

    CONCLUsION .................................................................. 252

  • Prface

    Depuis une douzaine dannes, jai eu loccasion de publier, entre autres, divers articles portant sur le rle du lecteur1 dans la construction du sens des textes bibliques, surtout des textes no-testamentaires. Ce livre regroupe ceux que je pense les plus repr-sentatifs de mon travail. Plus exactement, il prsente la thorie et lapplication la Bible dune adaptation de la stylistique affective, la version de lanalyse de la rponse du lecteur [ARL] labore par Stanley Fish (1938-), un critique littraire amricain. la diffrence des mthodes historico-critiques, qui visent reconstruire les penses de lauteur, et des mthodes formalistes et structuralistes, qui cherchent extraire le sens des formes et des structures du texte, cette approche part de la conviction que les activits du lecteur sont essentielles et centrales lacte interprtatif. Les critiques de la rception pensent quil faut intgrer le destinateur dune uvre litt-raire aux objectifs de la recherche et croient quil est essentiel de lui donner toute sa place dans nimporte quelle dfinition de ce quest le phnomne littraire2. Puisque lARL, en gnral, et la stylistique affective, en particulier, demeurent peu connues, et encore trs peu pratiques dans le monde de lexgse francophone, il me paraissait urgent de proposer un livre qui introduise cette nouvelle approche de la critique biblique.

    Dans un article o il prsente lensemble des nouvelles voies de lexgse contemporaine, Alain Marchadour situe lanalyse de la

    1. En gnral, et dans le seul but dallger le texte, le masculin sera employ dans ce livre sans aucune intention discriminatoire.

    2. D.W. Fokkema et E. kunne-Ibsch, Teoria della Letteratura del XX secolo (Bari, d. Laterza, 1981) 149.

  • La justice et le lecteurXVIII

    rponse du lecteur lintrieur de la catgorie de la narratologie et en attribue la systmatisation, sinon les origines, Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser3. Que la stylistique affective passe inaperue dans cette discussion na rien de surprenant, car Stanley Fish est surtout connu du monde anglophone, et cela malgr le fait que les mem-bres de lcole de Constance [fonde par Iser et Jauss] aient accord une grande attention ses travaux, souvent pour les critiquer impla-cablement4 .

    Notons demble, quau-del des textes narratifs, la stylistique affective sert aussi doutil pour analyser diverses catgories duvres incluant des pomes, des discours politiques, des sermons, des crits philosophiques, des manuels de science, et mme des bottins tl-phoniques ! Lapproche de Fish, qui sinscrit sur une trajectoire post-formaliste et antifondationaliste, merge du pragmatisme, une cole philosophique qui traduit loptimisme de la rpublique amricaine et sa confiance dans lavenir. Plutt que de sintresser aux condi-tions qui entourent la production dun texte, cest--dire son pass, les pragmatistes cherchent le sens de ce texte dans les effets que lcrit produit chez la personne qui lit. Dans cette optique, le sens lexical dun terme, dune expression ou dune uvre entire, est moins pertinent que leffet que ce terme, cette expression ou cette uvre produisent chez le lecteur. Les analystes de la rponse du lecteur accordent au langage une puissance susceptible de transfor-mer lexprience humaine. Et cest peut-tre pour cette raison que cette mthode semble particulirement bien adapte linterpr-tation des textes notestamentaires, la plupart de ces textes ayant pour objectif non seulement la conversion spirituelle de leurs desti-nataires, mais aussi leur mobilisation thopolitique dans le but de faire advenir le Royaume de Dieu.

    On peut mme dire que la stylistique affective constitue en quelque sorte la contrepartie de la rhtorique classique, qui avait pour but la formation dorateurs en vue de la production de discours persuasifs. Fish naccorde cependant aucune importance aux inten-

    3. Alain marchadour, La lecture de la Bible hier et aujourdhui, dans Les nouvelles voies de lexegese : en lisant le Cantique des cantiques : XIXe congres de lAssociation catholique pour letude de la Bible (Toulouse, septembre 2001), Jacques Nieuviarts et Pierre Deberg (dir.), Paris (ditions du Cerf, 2002), 25-55, ici 48-51.

    4. Robert F. barsky et Dominique FortIer, Introduction la theorie (Sainte-Foy, Les Presses de lUniversit Laval, 1997), 139.

  • Prface XIX

    tions de lorateur ou de lauteur ; il cherche plutt reprer leffet que tel ou tel dispositif textuel (rhtorique) produit rellement chez la personne qui lit.

    De telles questions thoriques, ainsi que des discussions portant sur les adaptations ncessaires pour appliquer la stylistique affective aux textes bibliques, reviennent plusieurs reprises dans les chapitres de ce livre. tant donn que presque tous ces chapitres (sauf les chapitres 1 et 6), ont dj t publis sous forme darticles dans des revues ou livres scientifiques, il sensuit invitablement quelques rptitions dexplications touchant les lments de la thorie sous-jacente la stylistique affective. Elles devraient aider approfondir cette thorie, chaque pricope examine mettant en vidence lun ou lautre aspect de cette pratique interprtative.

    Puisque les contributions runies dans ce livre stendent sur une priode de plus de douze annes, on remarquera aisment, en lisant la suite lensemble de ces textes, une volution dans la termi-nologie ainsi que dans la faon dont la stylistique affective a t ap-plique la succession des textes slectionns. Un des changements les plus notables touche la question de ladaptation de la stylistique affective aux tudes bibliques. la diffrence de plusieurs des m-thodes littraires contemporaines qui proposent du texte une appro-che immanente, Fish cherche le sens en dehors des frontires du texte, en dehors de ses structures et de ses formes, et prfre le situer, et donc le dcouvrir, lintrieur du monde du lecteur (en loccur-rence, de lexgte) et dans celui de la communaut interprtative dont celui-ci fait partie. Les normes en vigueur dans la communaut interprtative que constituent les exgtes jouent alors un rle dci-sif.

    Fish travaille sur des textes composs en anglais ou disponi-bles en traduction anglaise. Mais on comprendra que la situation soit sensiblement diffrente dans le champ de la critique biblique. Sans vouloir contrevenir lintuition centrale de la stylistique affec-tive, qui est doffrir une description de lexprience mme de la lec-ture, la version de la stylistique affective qui a merg de mes recher-ches pendant ces dernires annes tient compte de la communaut interprtative de lexgte, de ltat de la science exgtique et de lapport spcifique de cette nouvelle approche. Pour les membres de

  • La justice et le lecteurXX

    cette communaut interprtative, la langue originale du texte bibli-que demeure une rfrence incontournable. Dans la mesure o le spcialiste a accs aux langues bibliques et aux littratures compara-bles (contemporaines de la littrature notestamentaire), il arrive dcrire des effets de rception qui chappe normalement au lecteur non averti, reprer des nuances de signification et dcouvrir des mtaphores et des symboles qui nauraient pas autrement attir lat-tention du lecteur. la diffrence des mthodes interprtatives qui proposent une approche strictement immanente du texte, rien ne justifie mon avis que lon fasse lconomie dlments historiques qui risquent de modifier profondment la rception du texte.

    Au fur et mesure de mes travaux, et sous linfluence dautres spcialistes de ces textes, je me suis en effet particulirement int-ress aux effets de type idologique et politique produits par le texte. En tentant de faire dialoguer Fish dune part, et des auteurs comme Richard Horsley, John Dominic Crosson, N. T. Wright, Helmut Koes-ter, ou Dieter Georgi, dautre part, je crois avoir dcouvert une faon dtablir des liens entre les dispositifs textuels et la mobilisation du lecteur en tant qu'agent de changement politique. Cest ainsi quun autre programme thmatique, qui pointe dj dans le titre du livre, cherche fournir une seconde base dunit lensemble du livre. La justice sociale et la critique politique sont partout discernables dans lensemble des articles runis dans cet ouvrage. Tant le choix des textes que celui dune approche exgtique se trouvent en fait reflter cette proccupation fondamentalement politique, les critres danalyse relevant aussi bien de la sphre de la vie commune (la sociologie) que des conditions matrielles et mritocratiques des personnages mis en intrigue, ou encore des lecteurs actuels du texte (la politique).

    Il ne me reste qu vous souhaiter, cher lecteur ou chre lectri-ce, que la lecture que vous ferez de ce livre soit une exprience ga-lement fconde, qui sajoute celle dont je tente de rendre compte dans ces travaux.

  • Premire partie

    La sTyLIsTIqUe affeCTIve : UNe pRaTIqUe INTeRpRTaTIve aNTIfONDaTIONaLIsTe

    Considrations thoriques et hermneutiques

  • Chapitre un

    Lanalyse de la rponse du lecteur et lexgse biblique

    INTRODUCTION

    Michel Foucault (1969) imaginait une culture o le discours circulerait sous un anonymat le plus complet et sans rfrence quelque auteur que ce soit 1. Et au niveau des pratiques, lmergence de lhypertexte semble confirmer lexactitude de son propos2. Pres-que quarante ans plus tard, la voix de Foucault se fond dans celles dun chur de penseurs qui reconnaissent, tous leur faon, que les activits du lecteur sont essentielles la production du sens partir dune uvre littraire. La liste inclut des critiques et des philosophes aussi diffrents que Mikhal Bakhtine, Jean-Paul Sartre, Roland Bar-thes, Umberto Eco, Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser, Stanley Fish, Jonathan Culler, David Bleich, Harold Bloom, Norman K. Holland, Walker Gibson, Gerald Prince, Michael Riffaterre, Georges Poulet, et Jane P. Tompkins, pour ne mentionner que quelques figures de

    1. M. Foucault, Quest-ce quun auteur ? dans Dits et ecrits : 1954-1988 (Paris, Gallimard, 2001) 789-821, ici, 811.

    2. Lhypertexte est un texte lectronique qui contient des hyperliens permettant linternaute dtablir non seulement lordre mais galement le contenu de ce quil lira. En suivant lcran les liens qui lui paraissent pertinents, il faonne, lintrieur dun vaste rseau de liens, un nouveau texte qui est le rsultat de ses propres dcisions auctoriales .

  • La Bible du lecteur4

    proue3. Sur le continent europen, ce nouvel intrt sur le rle du lecteur dans lacte interprtatif se cristallisait autour de la thorie de la rception propose par Jauss et Iser, les fondateurs de lcole de Constance4. Lanne o Foucault publiait Quest-ce quun auteur ? , Jauss signait un article intitul Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft (Changement de paradigme dans la critique littraire), dans lequel il dcrivait les caractristiques de lapproche qui devait succder au formalisme esthtique, un paradigme quil croyait dj en perte de vitesse5. Indpendamment de Jauss et de Iser mergeait cependant dans lespace anglo-amricain un autre groupe de critiques aux intrts semblables. la diffrence de leurs coll-gues europens, cest seulement aprs coup que ces thoriciens dex-pression anglaise ont t regroups sous lappellation gnrique de critique reader-response ou d analyse de la rponse du lecteur (ci-aprs : ARL). En ralit, ces thoriciens ne constituaient pas un mouvement critique comparable celui qui stait organis autour de Jauss et de Iser ; ils travaillaient indpendamment les uns des autres, ragissant chacun aux points de vue dautres collgues et dans des circonstances spcifiques6.

    Les analystes de la rponse du lecteur sont tous daccord pour affirmer que la lecture est un processus dynamique qui se droule dans le temps et pour considrer quun texte qui dort sur le rayon dune tagre na pas encore le statut duvre littraire. Rsumant des intuitions communes plusieurs des thoriciens de la rception littraire, Terry Eagleton dcrit ainsi le processus par lequel un lec-teur confre une signification ce quil lit :

    3. Pour une introduction en langue franaise la thorie de la rception, voir R.F. Barsky et D. Fortier, Introduction la theorie litteraire (Sainte-Foy, Presses de lUniversit du Qubec, 1996) ou encore A. compagnon, Le demon de la theorie : litterature et sens commun (Paris, Seuil 1988). Et pour une introduction la thorie de la rception et lana-lyse de la rponse du lecteur, voir R.C. HoluB, Reception Theory: A Critical Introduction (London et New York, Methuen, 1984) et louvrage collectif publi sous la direction de J. P. tompkins, Reader-Response Criticism : From Formalism to Post-Structuralism (Balti-more, Maryland, John Hopkins University Press, 1980).

    4. Jauss (1966-1987) et Iser (1967-1991) ont tous les deux enseign lUniversit de Constance. La contribution de Jauss commena avec larticle Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft , et celle de Iser avec la leon inaugurale quil pronona Constance en 1970 sous le titre Die Appellstruktur der Texte .

    5. H.R. Jauss, Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft, Linguistische Berichte, 3 (1969) 44-56.

    6. Voir HoluB, op. cit., xii xiii.

  • Premire partie chapitre 1 5

    La lecture nest pas seulement un processus linaire ou une simple affaire de cumul : nos spculations initiales gnrent un cadre de rfrence lintrieur duquel nous interprtons la suite de ce que nous lisons ; mais la suite de la lecture peut aussi transformer rtrospectivement notre premire comprhension du texte. Au fur et mesure quavance la lecture, nous abandonnons certains pr-supposs, rvisons certaines croyances, faisons des infrences et des suppositions de plus en plus complexes ; chaque phrase ouvre un horizon qui peut tre confirm, contest ou aboli par la phrase suivante. Nous lisons simultanment en amont et en aval, en conjec-turant des choses ou en remontant dans le pass, conscient peut-tre que notre interprtation nie dautres concrtisations possibles du texte. Qui plus est, toute cette activit complique sopre plusieurs niveaux la fois, car nous nous dplaons constamment entre des avant-plans et des arrire-plans, entre des points de vue narratifs dif-frents et des couches dautres significations possibles7.

    Depuis les annes 1970, de nombreuses analyses littraires ont t faites sous linspiration de lune ou lautre thorie du lecteur . Mais il a fallu attendre 1981 pour lire la premire application syst-matique de cette mthode lexgse biblique. Dans Loaves and Fishes : The Feeding Stories in the Gospel of Mark, Robert Fowler dcrit lexprience de la lecture de Marc et dcouvre une explication in-dite de la prsence de doublets et de rptitions dans cet vangile en attirant lattention sur leffet que de telles rptitions produisent chez le lecteur8. Depuis, plusieurs autres tudes ont suivi, commencer par Alan Culpepper, The Anatomy of the Fourth Gospel (1983), Jeffery Lloyd Staley, The Prints First Kiss (1988) et Adele Reinhartz, The Word in the World : The Cosmological Tale in the Fourth Gospel (1992). Il suffit aujourdhui de consulter la base de donnes de lAmerican Theological Libraries Association en combinant reader-response et

    7. T. eagleton, Literary Theory: An Introduction (Minneapolis, University of Minnesota Press, 1983) 77-78. Cf. W. iser, The Implied Reader: Patterns of Communication in Prose Fiction from Bunyan to Beckett (Baltimore et London, John Hopkins University Press, 1974) 288, et S. FisH, Is There a Text in This Class?: The Authority of Interpretive Communities (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980) 2-3. Partout dans cet article, les traductions franaises de textes anglais sont de moi.

    8. R.M. Fowler, Loaves and Fishes: the Feeding Stories in the Gospel of Mark (Chico, California, Scholars, 1981). Pour une analyse de loeuvre de Fowler, voir R. Hurley, La critique reader-response dans luvre de R.M. Fowler , Laval theologique et philosophi-que 53, 2 (juin 1997) 343-364.

  • La Bible du lecteur6

    Bible pour obtenir pas moins de 353 articles et livres sur le sujet9. part lexception remarquable de Daniel Marguerat10, la mthode a t peu utilise par les exgtes dexpression franaise ; la situation commence cependant aujourdhui changer. Au Canada, on note les contributions d'Alain Gignac11, de Robert Hurley12, de Pierre Ltourneau13 et de Jean-Franois Racine14.

    9. En cherchant dans la base de donnes de lAmerican Theological Library Association (Evanston. Ill., 1994) sous les thmes reader-response et Bible , on trouve la liste mentionne ci-dessus. La base de donnes a t consulte le 5 novembre 2009.

    10. D. marguerat, Lvangile de Jean et son lecteur dans Le temps de la lecture: exgse bibli-que et smiotique (Paris, Cerf, 1993) 305-324; D. marguerat, Lexgse biblique lheure du lecteur dans La Bible en rcits. Colloque international danalyse narrative des textes de la Bible, Lausanne, mars 2002 (Genve, Labor et Fides, 2003); D. marguerat, Le discours, lieu de (re)lecture du rcit dans La Bible en rcits. Lexgse biblique lheure du lecteur (Genve, Labor et Fides, 2003) 395-409 ; D. marguerat, Lvasion de Pierre et la mort du tyran (Actes 12) : un jeu dchos intertextuels dans Intertextualits. La Bible en chos (Genve, Labor et Fides, 2000) 215-236; D. marguerat, La construction du lecteur par le texte (Marc et Matthieu) dans The Synoptic Gospels. Source Criticism and the New Literary Criticism (Leuven, University Press-Peeters, 1993) 239-262. Marguerat emprunte son cadre thorique Umberto Eco et reste trs prs des courants formalistes quand il essaie de cerner le lecteur construit par le texte des vangiles.

    11. Alain gignac, La gestion des personnages en Ga 12. Pour que les narrataires sidentifient au hros Paul, dans Et vous, qui dites-vous que je suis? La gestion des personnages dans les recits bibliques. Actes du 3e symposium du RRENAB - 62e congrs annuel de lACBAC, 29 mai au 1er juin 2005 (Montral, Mdiaspaul, 2006) 203-228; Alain gignac, A (Ga 3,1.5) et (Rm 10,8). Le rcit de fidlit du Christ et le salut de son narrataire dans Christ est mort pour nous . tudes semiotiques, feministes et soteriologiques en lhonneur dOlivette Genest (Montral, Mdiaspaul, 2005) 435-460.

    12. R. Hurley, Ironie dramatique dans la mise en intrigue de lempire en Romains 13, 1-7 , Religious Studies/Sciences religieuses 35/1 (2006) 39-63; R. Hurley Affective Stylistics and Childrens Literature: Spirituality and Transcendence in Robert Munschs Love You Forever dans Canadian Childrens Literature / Litterature canadienne pour la jeunesse 31/2 (2005) 83-107; R. Hurley, Le genre vangile en fonction des effets recherchs par la mise en intri-gue de Jsus , Laval theologique et philosophique, 58, 2 (juin 2002) 243-257; R. Hurley, Allusion et ironie dans un texte de Marc , Studies in Religion / Sciences religieuses, 30, 3-4 (2001) 293-305; R. Hurley La critique biblique et la construction du vrai dans Le discours religieux, son serieux, sa parodie en theologie et litterature (Paris, Cerf, 2001) 29-48. R. Hur-ley, Le Seigneur endurcit le cur dIsral ? Lironie dIsae 6, 9-10 Theoforum 32 (2001). 23-43; R. Hurley, Le lecteur et les chevreaux dans le jugement dernier de Matthieu , Semio-tique et Bible, 101 (mars 2001) 21-41; R. Hurley, Le lecteur et le riche : Luc 16, 19-31 , Science et Esprit, LI, 1 (1999) 65-80; R. Hurley, La critique reader-response dans luvre de Robert M. Fowler , Laval theologique et philosophique, 53, 2 (juin 1997) 343-364.

    13. P. ltourneau, Commencer un vangile : Luc , La Bible en recits : lexegese lheure du lecteur, actes du Colloque international danalyse narrative des textes de la Bible (tenu Lausanne en mars 2002 (Genve, Labor et Fides, 2003) 326-339; P. ltourneau, La caractrisation de Jsus dans lvangile de Jean: stratgie narrative et acte de lecture , dans Et vous, qui dites-vous que je suis ? La gestion des personnages dans les recits bibliques (Montral, Mdiaspaul, 2006) 153-188.

    14. J.-F. racine, La construction du personnage de Jsus dans lvangile selon Luc: une cration collective dans Et vous, qui dites-vous que je suis ? La gestion des personnages dans les re-cits bibliques (Montral, Mdiaspaul, 2006) 127-141 ; J.-F. racine, Lhybridit des personnages: une stratgie dinclusion des gentils dans les Actes des Aptres dans Analyse

  • Premire partie chapitre 1 7

    tant donn que lARL sest dabord labore dans le contexte de linterprtation duvres modernes, il tait invitable que son adaptation ltude critique de la Bible soit loccasion dun certain nombre dajustements. Il ny a rien dtonnant cela, lvolution de lARL dans son ensemble pouvant elle-mme se lire comme une his-toire dadaptations successives. Quand il a eu faire face certaines critiques convaincantes, Stanley Fish a, par exemple, abandonn danciennes pratiques formalistes en faveur dune approche post-structuraliste de linterprtation15. Lorsquelle fait appel des mthodes labores pour ltude des littratures modernes, la criti-que biblique a naturellement tendance les apprivoiser et les sou-mettre aux normes et aux exigences de sa propre discipline. Compte tenu de la trs grande antiquit du corpus, il nest pas vident de pro-poser une exgse compltement anhistorique. En raison mme de la nature du corpus analys, il parat normal que des approches historiques, abandonnes depuis des dcennies dans la critique des littratures modernes, sutilisent toujours en critique biblique, et cela ct et en complmentarit des approches formalistes et post-structuralistes. On comprend donc que des accommodements rai-sonnables doivent tre faits pour que lanalyse de la rponse du lecteur puisse sajouter la liste des autres nouvelles approches criti-ques de la Bible. Ensemble, toutes ces mthodes sont en train de transformer la lecture de la Bible luniversit comme dans les com-munauts croyantes16.

    Les limites que je me suis imposes dans cette brve introduc-tion ne permettent pas danalyser lensemble des ouvrages critiques produits par les thories et pratiques exgtiques qui gravitent autour du lecteur. Le but vis par ce texte restera modeste. Je my propose dexaminer principalement la stylistique affective de Stanley Fish, et plus prcisment son adaptation lexgse biblique. Le pari est simple : je suppose que la prsentation dune seule approche axe sur le rle du lecteur dans le processus interprtatif suffira soulever

    Narrative et Bible: Deuxieme colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, avril 2004 (Leuven, Peeters University Press, 2005) 559-566.

    15. Fish dcrit son parcours dans lIntroduction son livre Is there a text in this class? op. cit., 2-3.

    16. Cette liste inclut, entre autres, les approches psychanalytique, post-coloniale, socio-historique, smiotique, narrative, dconstructionniste, culture criticism, identity criticism, process criticism, queer theory, etc. Voir A.K.M. adam, dir., Handbook of Postmodern Biblicial Interpretation (St. Louis, Missouri, Chalice Press, 2000).

  • La Bible du lecteur8

    plusieurs des questions fondamentales suscites par lensemble des mthodes de la rception.

    Lapproche originale de la critique reader-response labore par Fish, qui porte chez cet auteur le nom de stylistique affective, est une version pragmatiste et poststructuraliste de lARL. Je mempresse cependant dajouter que je nai pas la prtention doffrir ici une pr-sentation complte de la pense de Fish. Le lecteur consultera avan-tageusement pour cela les ouvrages de Fish lui-mme17, ou le livre de Patrick J. Donnelly, Rhetorical Faith : The Literary Hermeneutics of Stanley Fish18, ou encore ltude de Gary Olson, Justifying Belief. Stanley Fish and the Work of Rhetoric 19. Je ne traiterai ici que de certains lments de la thorie de Fish que je considre essentiels la comprhension de lapplication quen font les exgtes des textes bibliques. Je poursuivrai avec une description des tapes suivre lorsquon interprte un texte biblique laide de cette mthode. Les tudes exgtiques contenues dans ce livre constituent en fait autant dexemples de lapplication de la stylistique affective lexgse bi-blique.

    17. S. FisH, Surprised by Sin : The Reader In Paradise Lost. (London, Melbourne [etc.] New York, Macmillan ; St. Martins P., 1967) ; S. FisH, Seventeenth-Century Prose; Modern Essays in Criticism (New York, Oxford University Press, 1971); S. FisH, Self-Consuming Artifacts : The Experience of Seventeenth-Century Literature, Medieval and Renaissance Literary Studies (Pittsburgh, Pa., Duquesne University Press, [1972] 1994) ; S. FisH, John Skeltons Poetry (Hamden, Conn., Archon Books, 1976); S. FisH, The Living Temple : George Herbert and Catechizing (Berkeley, University of California Press, 1978); S. FisH, Anti-Foundationalism, Theory Hope, and the Teaching of Composition dans The Current in Criticism : Essays on the Present and Future of Literary Theory, dir. Clayton Koelb and Virgil Llewellyn Lokke (West Lafayette, Ind., Purdue University Press, 1987); S. FisH, Is There a Text in This Class?, op. cit.; S. FisH, Doing What Comes Naturally : Change, Rhetoric, and the Practice of Theory in Lite-rary and Legal Studies, Post-Contemporary Interventions (Durham, NC, Duke University Press, 1989) ; S. FisH, Theres No Such Thing as Free Speech, and Its a Good Thing, Too (New York, Oxford University Press, 1994) ; S. FisH, Professional Correctness : Literary Studies and Political Change (New York, Clarendon Press, 1995) ; S. FisH, The Trouble with Principle (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1999) ; S. FisH, How Milton Works (Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press, 2001). S. FisH, Milton in the Age of Fish : Essays on Authorship, Text, and Terrorism, dir. M. Lieb et A.C. Labriola (Pittsburgh, Pa., Du-quesne University Press, 2006).

    18. P.J. donnelly, Rhetorical Faith: The Literary Hermeneutics of Stanley Fish (Victoria, B.C., English Literary Studies, University of Victoria, 2000).

    19. Gary A. olson, Justifying Belief. Stanley Fish and the Work of Rhetoric (Albany, State University of New York Press, 2002).

  • Premire partie chapitre 1 9

    La sTyLIsTIqUe affeCTIve, UNe appROChe pRagmaTIsTe eT pOsTsTRUCTURaLIsTe

    linstar dautres approches pragmatiques20 du texte, au nom-bre desquelles figurent lanalyse narrative, lanalyse rhtorique et le dconstructionnisme, lARL cherche le sens du texte dans les effets produits chez le lecteur, plutt que dans les intentions de lauteur (cf. lexgse historico-critique) ou dans les structures et les formes du texte (cf. lexgse formaliste). Quil existe plusieurs formes de lARL sexplique par les multiples faons de problmatiser le lecteur et le processus de la lecture21.

    Hans Robert Jauss, par exemple, sintresse aux diverses rponses du lectorat dune uvre travers le temps plutt qu la rponse dun lecteur individuel un moment prcis22. Wolfgang Iser produit une distinction entre le lecteur rel et le lecteur impliqu : le lecteur rel tant ltre en chair et en os qui rpond au texte partir de lensemble de ses expriences de vie ; le lecteur impliqu tant le lecteur idal imagin par lauteur et dfini par larchitectonique du texte comme une srie de consignes interprtatives23. Iser reconnat aussi deux ples luvre littraire : le ple artistique, qui rfre au texte cr par lauteur, et le ple esthtique, qui rfre la concrtisa-tion ralise par le lecteur24.

    plusieurs gards, on pourrait dire que la thorie et la prati-que interprtatives dIser ressemblent celles de Fish. Les deux hommes proposent une lecture rapproche (a close reading) des textes quils tudient ; les deux soutiennent quun rcit prsente des

    20. La pragmatique tudie le langage dans sa dimension doutil de communication et cherche expliquer comment le contexte peut modifier le sens de certains noncs particuliers. Le terme nest pas confondre avec le pragmatisme, une cole philosophique amricaine qui rflchit aux mesures prendre lorsque lon doit affronter des situations problmatiques. Luvre de Stanley Fish relve la fois de la pragmatique et du pragmatisme philosophi-que.

    21. Jane P. Tompkins a rassembl une anthologie de textes qui retrace le dveloppement de lanalyse de la rponse du lecteur depuis le formalisme de Walker giBson jusquau post- structuralisme de Stanley FisH. Chaque auteur labore sa propre conception du lecteur et du procs de la lecture. Voir Jane P. tompkins, Reader-Response Criticism : From Formalism to Post-Structuralism (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1980). Voir aussi R.C. HoluB, op. cit.

    22. H.R. Jauss, Toward an Aesthetic of Reception: Theory and History of Literature, Vol. 2 (Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982) 28 et passim.

    23. M.H. aBrams, A Glossary of Literary Terms (New York, Holt, Rinehart and Winston, 1988), 269.

    24. W. iser, The Implied Reader: Patterns of Communication in Prose Fiction from Bunyan to Beckett (Baltimore, London, Johns Hopkins University Press, 1974) 274.

  • La Bible du lecteur10

    fosss que le lecteur doit remplir sil souhaite avancer dans son pro-cessus de lecture. Pour sa part, Iser concentre ses efforts sur les espa-ces que nous remplissons entre les mots25, alors que Fish, en plus de ce gap filling, attire lattention sur la pluralit des significations possi-bles des mots eux- mmes26. Si les deux auteurs admettent la possibi-lit dune pluralit dinter prtations pour un mme texte, cest quand on passe au niveau de la conceptualisation de lacte de la lecture que la thorie de Fish se distingue de celle dIser comme elle se distingue de toute hermneutique dualiste. Le dualisme dIser, exprim dans le ple objectif de la cration artistique et dans le ple subjectif de la concrtisation esthtique, fusionne chez Fish dans un monisme pragmatiste qui ne concerne que des activits subjectives du lec-teur27. L o Iser regarde le lecteur impliqu et le lecteur rel comme deux entits objectives et indpendantes, Fish soutient que le lecteur rel invente le lecteur impliqu et le fait merger du texte par son activit intellectuelle. Le concept de lecteur implique existe dans la prcomprhension du lecteur rel, une dmarche intellectuelle sans laquelle le lecteur rel ne parlerait jamais de lexistence dun lecteur impliqu. Le mme argument vaut pour tous les dispositifs textuels qui, dans un systme dualiste, sont prsents comme autant de ca-ractristiques objectives dun texte-objet. Mais si le lecteur rel igno-rait compltement les concepts de lanagnrisis et de la mtonymie avant la lecture, il ne pourrait jamais les isoler dans le texte quil lit. En ce sens, on peut dire que le lecteur porte en lui tout ce quil semble dcouvrir dans le texte, y compris le sens28. En effet, lensemble des

    25. iser, op. cit., 38 et passim. 26. Voir, par exemple, son interprtation du pome Lallegro dans Is there a text in this class?

    op. cit., 113-117.27. Pour une prsentation de lpistmologie no-pragmatiste de Richard Rorty et de Stanley

    Fish, voir J.P. diggins, The Promise of Pragmatism, Modernism and the Crisis of Know-ledge and Authority (Chicago and London, University of Chicago Press, 1994) 464-476.

    28. Au-del des simples formes et structures que nous portons en nous, Fish offre un bel exemple de la manire dont nos prcomprhensions faonnent linterprtation textuelle. Il parle de ses expriences avec Shepheardes Calender, un pome pastoral d' Edmund Spenser : Depuis plus de quinze ans jai enseign le Calender comme une exploration srieuse des attitudes et des possibilits pastorales [...] ; mais rcemment on ma persuad daccepter une autre ide de la pastorale, une ide moins srieuse (au sens de solennel) et plus informe par lesprit du jeu et de lenqute jouissive. Comme rsultat, lorsque je regarde le Calender maintenant, je ne vois plus ce que je voyais avant et des choses que je nai jamais vues avant me paraissent videntes et indiscutables aujourdhui [...] je passe la plupart de mon temps discuter des glogues auxquelles je nai portes aucune attention dans le pass, et rpondre aux questions [de mes tudiants] qui se font lcho dconcertant des objections que jadis jaurais formules moi- mme. Voir FisH, Is there a text in this class? Op. cit., 364.

  • Premire partie chapitre 1 11

    lments que les formalistes prtendent trouver enchsss objecti-vement dans luvre elle-mme (y compris le narrateur, lintrigue, les personnages, le style, la structure, de mme que toutes les signifi-cations) se dissolvent en un processus volutif contrl par le lecteur. Le sens volue avec les projections, les conclusions, les jugements, les suppositions, bref, avec les attentes du lecteur, ainsi quen lannu-lation, lajournement, lassouvissement et la restructuration de ces attentes29. Contre la position objectiviste, Fish soutient que les activi-ts du lecteur ne sont pas simplement instrumentales ou mcani-ques, mais essentielles, de sorte que lacte de la description critique ne peut que commencer et se terminer avec elles30.

    Fish exclut du processus interprtatif non seulement un sens prexistant, compris dans les formes et les structures du texte, mais aussi les intentions de lauteur rel (distincte de lauteur impliqu31). Par cette exclusion de la fonction auteur , Fish se rapproche de la position de Michel Foucault qui qualifie lcriture dacte par lequel lauteur sanantit volontairement. Lauteur accepte de sabsenter du contexte interprtatif afin que sa pense devienne publiquement accessible. Foucault refuse de se rallier ceux qui pensent que luvre assure la prennit dun auteur. Au contraire, la parution dune uvre signifie la mort de son auteur, luvre se trouvant en quelque sorte investie du droit de tuer celui-ci32. Une fois termin, le texte nappartient plus son auteur. Cest le lecteur qui se met la place de lauteur original ; cest lui qui, au moment de la lecture, (re)cre les formes et les structures du texte partir des prcomprhen-sions quil en a. Il faut ajouter que le sens nest plus chercher dans les rapports intrinsques et internes des formes architec toniques du texte. Selon Fish, cest le lecteur, dfini comme un rseau dexprien-ces et de connaissances, qui est la source de toute signification et de tout sens textuel33.

    29. FisH, Is there a text in this class?, op. cit., 2-3.30. Ibid. 31. Voir Wayne BootH, A Rhetoric of Fiction (Chicago and London, University of Chicago

    Press, [1961] 1983) 71-76.32. Foucault, art. cit., 793.33. Remarquons que cette position ntait pas celle que dfendait Fish au dbut de sa carrire.

    Les structures et les formes que le premier Fish, le Fish formaliste , imaginait comme des qualits inhrentes au texte, sont devenues pour le Fish poststructuraliste des structures et des formes que le lecteur invente au moment o il actualise le texte.

  • La Bible du lecteur12

    Dans la rtrospective qui ouvre Is there a text in this class ?, Fish critique la position formaliste de la faon suivante :

    Je soutiens que, dans linterprtation formaliste, la signification est identique ce que comprend le lecteur la fin dune unit de sens (une ligne, une phrase, un pome) et que, ds lors, toutes les comprhensions pralables cette comprhension finale sont carter comme la consquence regrettable du fait que la lecture a lieu dans le temps. Le seul sens qui compte dans linterprtation formaliste est le dernier, et moi je voulais dire que tout ce que fait le lecteur, mme sil le dfait par la suite, fait partie de l exp-rience de signification et ne devrait pas tre cart. [] jai chapp au formalisme en dplaant lintrt, du texte et de ses configurations spatiales au lecteur et son exprience temporelle34.

    Dornavent, dit Fish, la vraie question poser nest pas : Quest-ce que cela veut dire ?, mais plutt : Quest-ce que cela fait ? [What does this do ?], et sans quil soit possible de savoir si le verbe faire rfre alors laction du texte sur le lecteur ou aux actions faites par le lecteur alors quil parcourt (et, en quelque sorte, concrtise) le texte35. Cest prcisment pour cette raison que Fish, lorsquil analyse un texte, ralentit le processus de la lecture afin de rendre compte des multiples hsitations du lecteur et des dci-sions qui doivent tre prises (ou se faire ) au fur et mesure quavance la lecture. Lapproche de cet auteur met laccent sur la lec-ture en tant que processus se droulant dans le temps.

    Mme si Fish soutient que le lecteur assume la fonction dauteur, il faut toutefois prciser quaucun lecteur ne saurait recou-vrir exactement lespace occup par lauteur original tant aux plans pistmique que culturel, conomique, social, politique, religieux, psychologique et biologique36. Pour cette raison, le sens que le lecteur trouve dans le texte ne peut jamais tre identique au sens que lauteur a souhait communiquer. Cette distance est invitable, comme lexplique le pragmatiste John Dewey (1935) :

    34. FisH, Is there a text in this class?, op. cit., 3-4. Les italiques sont de moi. 35. Ibid., 3. 36. Dailleurs, le but de linterprtation ne peut alors plus sexprimer en termes dune herm-

    neutique axe sur la rcupration du pass.

  • Premire partie chapitre 1 13

    [une uvre dart] est recre chaque fois quelle est exprimen-te esthtiquement. [] Il est absurde de sinterroger sur ce que lauteur a vraiment voulu dire par son produit : lui-mme y trouverait des sens diffrents selon le jour et lheure et diffren-tes tapes de son propre dveloppement.[...] Il est simplement impossible que quelquun exprimente aujourdhui le Parthnon comme un Athnien dvot de lpoque laurait expriment, pas plus que la statuaire religieuse du 12e sicle ne peut signifier esthtiquement, mme pour un bon catholique daujourdhui, ce quelle a voulu dire pour les fidles de cette poque ancienne.37

    Dewey remet en doute une certaine conception de lhistorio-graphie, et par extension, une certaine conception de lexgse his-torique. Comment peut-on prtendre lire de faon comptente des textes aussi loigns de nous (et tous les niveaux) que ceux de la Bible ? Lexplication ne vient ni de Dewey ni de Fish, mais d'Annette Kolodny, une critique fministe, qui dcrit les conditions qui devraient tre celles de linterprte moderne qui veut assumer ( sa faon) la place dun auteur antique :

    Ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de la comptence en lecture de textes historiques, dit Koldony, est la capacit reconnatre des conventions littraires qui ont survcu travers le temps de sorte quelles restent oprationnelles dans lesprit du lecteur et, dans les cas o ces conventions font dfaut, la capa-cit traduire les chiffres du texte en des formes plus courantes et plus reconnaissables []. Notre habilet lire et relire des textes crits dans les sicles passs tmoigne dun seul trait imprissa-ble : notre don dinvention au sens o toute lhistoire littraire devient une fiction quotidiennement recre lorsque nous la lisons nouveau38.

    Dans son rejet dune ontologie dualiste et dans son refus de chercher le sens tant dans les intentions de lauteur que dans les structures du texte, Fish confirme son appartenance lcole prag-

    37. J. dewey, Art as Experience (New York, Capricorn Books, [1935] 1958) 108-109. La traduction est la mienne et a paru dabord dans R. Hurley, Le lecteur et le riche : Luc 16, 19-31 art. cit., 67. J.P. diggins (op. cit.) compte Fish parmi les pragmatistes amricains. Cet auteur explique les tenants et les aboutissants du pragmatisme philosophique et situe sa contribution lintrieur de cette cole.

    38. A. kolodny, Dancing through the Minefield: Some Observations on the Theory, Practice, and Politics of a Feminist Literary Criticism dans Critical Theory Since 1965, H. adams et L. searle (dir.) (Tallahassee, University Presses of Florida, 1986) 499-512, ici 505 (ci-aprs: CTSN).

  • La Bible du lecteur14

    matiste. Cest partir dune approche instrumentale de la connais-sance, que les pragmatistes, commencer par John Dewey, Charles Sanders Pierce et William James, ont rflchi sur les mesures pren-dre lorsque lon est confront des situations problmatiques. En prfrant sintresser aux effets produits par un discours plutt quaux intentions de son auteur, cette philosophie est rsolument oriente vers lavenir plutt que vers le pass39.

    Comme dautres poststructuralistes, Fish rejette la possibilit de trouver un fondement objectif et indpendant sur lequel asseoir la description dun phnomne, que ce fondement soit Dieu, le monde matriel, les actes ltat brut , la rationalit en gnral et la logique en particulier, un langage observationnel neutre, lensem-ble des valeurs ternelles ou le Moi libre et autonome40. Il dcons-truit le langage afin de rvler le caractre indtermin du sens et dexposer lubiquit du pouvoir dans lexercice du discours. Les prag-matistes rejettent la possibilit dune connaissance immdiate du monde. Fish serait sans doute daccord avec Northrop Frye qui pr-tendait quil est impossible dtablir une vrit-correspondance entre une structure verbale et le phnomne quelle dcrit, tant donn que toute structure verbale, du simple fait quelle est une structure verbale, contient des traits mythiques et fictifs41. Ds lors, les vrits que nous exprimons dans le langage sont toujours des formes de persuasion, et dans la mesure o elles commandent lattention et convainquent, elles incarnent le pouvoir. Le pragma-tisme reproche aux intellectuels occidentaux une ontologie dualiste qui les induit penser quils trouvent leurs croyances plutt quils ne

    39. Selon J.P. Diggins, le pragmatisme serait la seule contribution originale que lAmrique a faite la philosophie, op. cit., 2. Cet auteur esquisse les caractristiques des pragmatistes poststruc-turalistes, la plupart de ses remarques pouvant servir de description de la thorie et de la prati-que de S. Fish. Voir J.P. diggins, op. cit., 427-493 (sur Fish, voir surtout 462-472).

    40. Stanley FisH, Anti-Foundationalism, Theory Hope, and the Teaching of Composition dans The Current in Criticism : Essays on the Present and Future of Literary Theory, ed. Clayton koelB and Virgil Llewellyn lokke (West Lafayette, Ind., Purdue University Press, 1987).

    41. Voir Northrop Frye, from The Critical Path dans CTSN, op. cit., 252-264, ici 258. Comme nimporte quel expert en assurances le confirmerait, les propositions Ma voiture est entre en collision avec un cerf et Le cerf a heurt ma voiture ne produisent pas le mme effet sur lassureur. La premire affirmation risque dimputer une responsabilit au conducteur et donc de lui coter plus cher, alors que la seconde place la faute carrment sur les paules de la bte infortune. Avant sa mise en langage, laccident nattire pas la moindre attention. Ds quil est mis en langage, la nature mme de ce qui est arriv dpend de la perspective que lobservateur adopte, perspective qui est toujours partielle et partiale, toujours historiquement situe, et qui renferme toujours des lments fictifs.

  • Premire partie chapitre 1 15

    les font, quils les dcouvrent plutt quils ne les inventent, et que ces croyances sont affaire de preuves plutt que de persuasion42. Dans labsence dun fondement sur lequel asseoir la validit dun discours, lcrivain ou lorateur na dautre choix, soutient Fish, que de dployer sa rhtorique dans le but de persuader son public :

    En dautres mots, le travail de la critique ne consiste pas dcider entre des interprtations en les soumettant au test de preuves dsintresses, mais tablir par des moyens politiques ou persuasifs [] la srie des prsupposs interprtatifs du point de vue desquels on pourra dornavant dterminer ce qui comptera comme preuve []43.

    Fish a renonc la prtention de proposer un discours qui aurait une validit gnralisable et au projet de trouver la seule bonne faon de lire. Il revendique par contre le droit, avec tous les autres, de plaider pour une faon de lire qui pourrait tre reconnue, pour un temps au moins, comme tant la bonne44.

    La position de Fish a rencontr une opposition muscle. Sil est impossible darriver une certitude pistmique dans lacte de la description, quest-ce qui empche le critique de dire nimporte quelle sottise propos de son texte ? Afin de rpondre cette objec-tion, Fish dveloppe la notion dune subjectivit contrle o la source du contrle se trouve dans la communaut interprtative dont le critique est lagent. Par cette manuvre, il croit avoir trouv une manire de reconceptualiser le lecteur et dliminer complte-ment la catgorie du subjectif45. Fish illustre ce principe par un exem-ple. Les littraires ont longuement dbattu des caractristiques du texte littraire : comment peut-on distinguer la littrature dautres formes dcritures ? Quels critres permettraient dexclure ou dinclure tel texte dans cette catgorie ? Fish abandonne la qute de critres objectifs ou indpendants et conclut au caractre conven-tionnel de la catgorie de littrature.

    [... ce] qui sera reconnu comme de la littrature un moment donn est fonction de ce que les gens acceptent communment comme tant de la littrature. Tout texte a le potentiel dtre ainsi

    42. diggins, op. cit., 167-168. 43. FisH, Is There a Text in This Class?, op. cit., 16.44. Ibid. 45. Ibid., 10.

  • La Bible du lecteur16

    reconnu, en ce sens quil est possible de considrer que nimporte quelle expression crite prsente les caractristiques couram-ment acceptes comme littraires. En dautres mots, ce nest pas que le texte littraire prsente en lui-mme des traits qui obligent une certaine sorte dattention ; cest plutt en portant une cer-taine sorte dattention au texte [...] quen mergent de lobscurit des traits que lon reconnat davance comme littraires. [...] cest le lecteur qui cre la littrature. Cela semble relever du subjecti-visme le plus grossier, mais il sagit dun subjectivisme que lon doit presque aussitt qualifier en identifiant le lecteur, non pas comme un agent libre crant la littrature de nimporte quelle manire, mais comme le membre dune communaut qui a davance, propos de la littrature, des ides qui conditionnent lattention quil porte au texte, et par consquent la sorte de litt-rature quil cre. [...] Ainsi, lacte qui consiste reconnatre ce qui est littraire nest pas limit par quelque chose dans le texte [...], il procde plutt dune dcision collective concernant ce qui consti-tue la littrature, une dcision qui ne se maintient quaussi longtemps quune communaut de lecteurs ou de croyants sy conforme46.

    Le rejet de la possibilit dtablir certains critres objectifs pour reconnatre la littrature est aussi le rejet de la recherche dune unique bonne faon de lire. Les critres de validit sont toujours ta-blis par la communaut interprtative du lecteur. Publics diffrents, preuves diffrentes. Un exgte historico-critique et un pasteur fon-damentaliste ne se servent pas des mmes critres pour valuer leur interprtation de la Bible. Si les poststructuralistes et les dconstruc-tionnistes ont raison de dire quaucun fondement nexiste sur lequel asseoir la validit dune interprtation, le critique (lexgte) ou lora-teur (le prdicateur), qui souhaite influencer des lecteurs ou des auditeurs, na dautre choix que de se conformer aux normes herm-neutiques tablies par sa communaut interprtative respective.

    partir du rejet de la possibilit dune expression adquate de la vrit en langage humain, il serait facile de conclure quaux yeux des pragmatistes, toutes les interprtations squivalent. Une telle conclusion serait fausse. Dans un essai intitul Knowledge as Idea-lization 47 et paru en 1887, John Dewey arguait dj quun discours

    46. Ibid., 10-11.47. John dewey, Knowledge as Idealization dans The Early Works, Vol. 1, 1882-1888

    (Carbondale, Southern Illinois University Press, 1975) 176-193.

  • Premire partie chapitre 1 17

    ne pouvait svaluer qu partir des effets quil produit. Sil est vrai que les limites pistmiques et linguistiques de ltre humain lem-pchent davoir un accs immdiat la vrit48, la notion de warran-ted assertability nest pas vidente et mrite quon sy arrte. Dewey entend par l que nous devons essayer de nous assurer que nos affir-mations peuvent se justifier partir des consquences quelles pro-duisent lorsque nous les mettons en pratique. Selon cette warranted assertability, les propositions se justifient dans la mesure o lon peut observer et vrifier si ce quon y trouve dcrit se ralise49. Les plans dun architecte ne se justifient que dans la mesure o ldifice que lon construit partir deux reste debout, correspond aux besoins et aux normes esthtiques des gens qui les habitent, etc. Les pragma-tistes remplacent donc lobjectivit par des prtentions moins abso-lues ; ils se demandent ce quil convient de dire partir des cons-quences prvisibles ou relles dun discours qui circule en public. Selon cette perspective, lexgse doit elle aussi svaluer aux effets quelle produit chez ses lecteurs. Elizabeth Schssler-Fiorenza pense que lexgte a la responsabilit de tenir compte des consquences thiques et des rpercussions politiques ventuelles des interprta-tions quil propose50.

    La sTyLIsTIqUe affeCTIve : CONseILs pRaTIqUes CONCeRNaNT sON appLICaTION eN exgse bIbLIqUe

    Il est significatif que Stanley Fish ne dcrive jamais en dtail une srie dtapes quil faudrait respecter dans lapplication de la sty-listique affective. Cette rticence fournir un mode demploi prcis devrait servir de mise en garde la personne qui essaierait de formu-ler la recette de cette mthode gomtrie variable qui sattrape force de frquenter cet auteur plus quelle ne sapprend. Je me fonde-rai sur des observations glanes dans les ouvrages de Fish et de mes propres expriences dans lapplication de cette mthode pour prsenter quelques considrations que jestime les plus utiles son application en exgse biblique.

    48. Cf. la thologie apophatique.49. diggins, op. cit. 229.50. E. scHssler-Fiorenza, Rhetoric and Ethic, The Politics of Biblical Studies (Minneapolis,

    Fortress, 1999) 28.

  • La Bible du lecteur18

    Remarquons demble que lapplication de la stylistique affec-tive ltude de la Bible part du principe que la Bible se laisse appro-cher comme nimporte quelle autre forme de littrature et quune pluralit dinterprtations dun mme texte biblique reste toujours possible. Retenons aussi la question capitale qui doit polariser lattention du praticien de la stylistique affective : quel(s) effet(s) est (sont) produit par ce mot, cette phrase, cette uvre ? Toujours en gardant lesprit ces lments de base, il me semble dabord oppor-tun, avant de se pencher sur des stratgies interprtatives spcifi-ques, de dire quelques mots de la prparation de lexgte qui dsire utiliser cette mthode.

    AvAnt lA lecture

    Les prcomprhensions et la prparation de lexgte

    La stylistique affective pourrait se rduire laphorisme suivant : savoir lire (interprter), cest savoir crire. Ce qui ne veut pas dire que lapplication de cet aphorisme nest pas une affaire complique. Si lexgte ninterprte de manire convaincante que les textes dont il matrise les conventions littraires suffisamment bien pour pouvoir en traduire la langue dans des formes contemporaines (cf. Kolodny), quelle matrise peut-il avoir des conventions littraires qui mergent dpoques historiques rvolues et de cultures disparues ? Comment peut-il saisir les nuances dune langue qui ne scrit plus et qui ne se parle plus avec laisance dun locuteur qui la parlait comme langue maternelle51 ? Comment peut-il apprcier tout ce quoi font rfrence les mots utiliss dans la lettre aux Romains, dans le troisime vangile ou dans lApocalypse, comme lauraient fait un Paul, un Luc ou un Jean, ou encore les destinataires originaux de ces textes ? Que saisira-t-il des allusions historiques, conomiques, politiques, sociales (y compris les lments ngatifs comme loppression impriale, les propos sexistes, homophobes ou racistes) ? Combien de blagues, de plaisanteries et de traits dironie chapperont son regard ? Lexgte ne saura vraisem-blablement jamais reproduire le sens voulu par lauteur dun texte crit il y a deux millnaires ; selon la stylistique affective et la philosophie

    51. Lhbreu moderne et le grec daujourdhui ne sont pas les mmes langues que celles qui sont utilises dans la Bible.

  • Premire partie chapitre 1 19

    pragmatiste, un tel exploit serait impossible, mme dans le cas de textes (post)modernes. Cet exgte pourra cependant reconstruire un texte partir des connaissances dont il dispose dans le contexte o il le lit.

    Considrons lexemple du chiasme, une structure textuelle bien connue des lecteurs modernes52. Quel effet se produit-il lorsque cha-cune des tentations du Christ en Luc 4, 3, 7 et 9 est en quelque sorte reprise et trouve sa rponse en Luc 4, 29-30, 35-36 et 5, 6 ? Ce passage invite le lecteur se rappeler des informations quil a reues sur Jsus plus tt dans le rcit lucanien et peut-tre les rvaluer. Qui est cet homme qui sait rsister la toute-puissance offerte par le diable en 4, 6-7 ; et qui opre des merveilles et matrise des dmons en 4, 31-41 ? Qui est celui qui a su sortir indemne et chapper sans le secours des anges (cf. 4, 9) une foule meurtrire qui voulait le prcipiter en bas dune falaise en 4, 30 ? Peu importe la rponse que lon donne cette dernire question (il est loint de Dieu envoy aux pauvres et aux cap-tifs, le Saint de Dieu, le fils de Joseph, un grand prophte), on est pass dun lment de style (la structure chiasmique) leffet produit chez le lecteur (perplexit, questionnement, merveillement, foi). Et cest ce passage dun lment de style leffet produit qui explique pourquoi Fish a choisi de parler de stylistique affective .

    Mais la prparation de lexgte ne se limite pas la simple connaissance de conventions littraires et linguistiques. Les connais-sances et les comptences de lexgte en politique, en sociologie, en anthropologie, en psychologie, en ducation, en musique, en historio-graphie, en lart, et jen passe, constituent galement dautres sources de matriaux pour la reconstruction du monde mis en intrigue dans le rcit biblique. Lexgte politiquement conscientis ne risque-t-il pas de dtecter dans les textes du NT un mouvement subversif qui exprime son opposition aux valeurs de lEmpire romain par la cration dune communaut o les plus forts se mettent au service des plus faibles, et cela bien plus vite que son collgue qui ne voit aucun lien entre le texte quil lit et lexploitation des faibles par les empires modernes ? La pr-tention une parfaite neutralit politique chez lexgte est dj une position politique, de sorte que la religion et la spiritualit apolitiques que certains prtendent trouver dans la Bible napparaissent alors que 52. Figure forme dune inversion de lordre des mots, de phrases, de rimes ou encore dl-

    ments narratifs.

  • La Bible du lecteur20

    comme des inventions habitant dj la prcomprhension de lex-gte. La dnonciation des valeurs impriales, si vidente (pour le criti-que conscientis) dans lvangile de Luc, le corpus paulinien et mme lensemble du NT, est reste pourtant invisible la majorit des ex-gtes tout au long de lhistoire de la critique biblique.

    Si lon accepte que le texte nest quune srie de marques inscri-tes sur un substrat quelconque en attente dactualisation par un lecteur, la capacit de lexgte (re)construire ces traces en uvre littraire de manire convaincante deviendra tributaire non seulement de son exprience de la littrature en gnral (de la littrature ancienne et religieuse en particulier) et de sa frquentation des uvres qui prsen-tent la thorie et les techniques critiques, mais galement de son inscription politique, sociale et conomique, de son ge, de son sexe, de sa nationalit, de ses croyances. Cest, entre autres, partir de la frquentation des textes critiques et littraires et partir de la clarifica-tion de ses propres prcomprhensions que lexgte pourra se prpa-rer avant la lecture reconstruire le texte pour un public critique. La prparation intellectuelle et la conscientisation de lexgte sont pour lui limites et possibilits et dterminent luvre quil inventera partir du texte-objet.

    Ltat de la question comme point de dpart

    En analysant les effets produits par un passage biblique, le critique a toujours intrt lire les analyses faites partir dautres mthodes. Mais en tablissant un tat de la question , il aura grand soin de butiner des intuitions ailleurs que dans les seules conclu-sions qui se trouvent la fin du texte quil lit, car chaque exgse constitue aussi, directement ou indirectement, sciemment ou non, la description dune exprience de lecture. Lanalyste de la rponse du lecteur aura intrt remarquer leffet que chaque lment textuel produit sur un collgue : quest-ce qui a attir son attention ? Quest-ce quil a ignor ou juge peu important ? Il nest pas rare quun ex-gte laisse chapper une remarque qui, compte tenu de la mthode quil emprunte, peut sembler compltement dplace ou hors sujet mais qui savre nanmoins rvlatrice de leffet que le texte a produit chez lui. Il est galement inluctable que lhistoire de linterprtation

  • Premire partie chapitre 1 21

    interfre avec linterprtation quen donne lexgte daujourdhui, comme lexplique Mikhal Bakhtine :

    [] tout discours concret (nonc) dcouvre toujours lobjet de son orientation comme dj spcifi, contest, valu, emmitou-fl, si lon peut dire, dune brume lgre qui lassombrit, ou au contraire, clair par les paroles trangres son propos. Il est en-tortill, pntr par les ides gnrales, les vues, les apprciations, les dfinitions dautrui53.

    Peu importe son niveau drudition, lexgte naccdera qu une portion de la tradition interprtative et nen concrtisera que les aspects que lui permettent ltat actuel de la recherche, ses connais-sances et ses intrts personnels. Cette rception partiale et partielle de la tradition interprtative merge de la bibliothque intrieure qui habite le lecteur avant quil ne lise, cet ensemble de connaissances qui guide la rcriture que celui-ci effectue lorsquil lit, et contribue galement difier cette bibliothque. Ces limites pistmiques sont lorigine de la pluralit des lectures possibles et expliquent la raison pour laquelle chaque lecteur assume la fonction de lauteur dune manire unique.

    Lapport dautres mthodes exgtiques

    Une fois slectionn, le genre du texte interprter influencera galement lapplication de lARL. Sil sagit dun rcit, par exemple, toute la panoplie dinstruments dveloppe par la narratologie peut tre mise la disposition de lexgte qui voudrait se concentrer sur la force dialectique du texte. Le rcit ltude se comprend-il mieux laide du concept dnonciation de Vincent Jouve54 ? Ou encore laide de la distinction propose par Seymour Chatman entre discours et rcit 55 ? La distinction de Chatman permet, par exemple, dexpli-quer les effets dironie qui surgissent en Marc 15 lorsque Jsus est humili par toute une srie de personnages. Grce aux informations que le narrateur lui a communiques aux chapitres prcdents

    53. Mikhal BakHtine, Esthetique et theorie du roman (Paris, Gallimard, 1978) 99-100.54. Vincent Jouve, La poetique des valeurs (Paris, PUF, 2001).55. Seymour cHatman explique bien la distinction entre le recit et son discours comme deux

    niveaux dinteraction narrative. Le rcit reprsente le monde interne de la narration ; on y situe les personnages, les vnements, les actions et les dcors. Le discours, par contraste, se rfre la manire de raconter lhistoire, y compris la gamme des ressources rhtoriques que le lecteur apporte au texte. Voir Seymour cHatman, Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film (Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1978) 9 et passim.

  • La Bible du lecteur22

    (pour ainsi dire, derrire le dos des personnages mis en scne), le lecteur comprend ce quaucun personnage ne semble avoir saisi concernant lidentit de ce hros irrprochable. Par une ironie c-leste et leur insu, les soldats, les passants, les chefs des prtres et les matres de la loi disent quand ils se moquent de Jsus ce que seul le lecteur est en position de reconnatre : il est le vrai roi des Juifs, il va en trois jours reconstruire le temple (de son corps) et triompher de la mort. En portant notre attention sur la distinction entre ce que sait le lecteur au plan du discours et ce que savent les personnages au plan du rcit, on lve partiellement le voile sur le mystre de la production dun effet dironie dramatique.

    Dautres genres appellent dautres outils. Dans certains cas, la rhtorique classique fournit les instruments ncessaires lexplica-tion des effets de lecture. Par exemple, dans la lettre aux Galates, Paul a recours aux stratgies de la rhtorique antique quand il essaie de convaincre ses ouailles dadopter son point de vue lui. Mais H.D. Betz56 et George Kennedy57 ne sont pas daccord sur le genre de rh-torique quemploie laptre des nations, lidentification de ce genre savrant dterminante pour linterprtation du texte. Convaincu que Paul cherche se dfendre devant les accusations portes contre lui par des factions judasantes, Betz prtend trouver l un exemple de rhtorique juridique. Mais Kennedy prtend que Betz sest tromp et que Paul emploie la rhtorique dlibrative dans le but de persua-der les Galates de ne pas accepter la circoncision, ce qui les oblige-rait respecter la loi mosaque dans son intgralit. Paul voudrait donc persuader les Galates de refuser pareil comportement et de rester fidle la foi libratrice quils ont reue. partir dune srie de marques identiques, Kennedy et Betz en arrivent construire deux textes diffrents sur la base de deux prcomprhensions divergentes. Chaque exgte explique diffremment la forme et la fonction des lments textuels cls.

    On pourrait multiplier les exemples de cas o, selon la manire de rpondre aux donnes du texte, lexgse produit des effets de lec-ture diffrents. Des reconstructions sociohistoriques et politiques du

    56. H.D. Betz, Galatians (Philadelphia, Fortress, 1979).57. G.A. kennedy, New Testament Interpretation Through Rhetorical Criticism (Chapel Hill,

    University of North Carolina Press, 1984).

  • Premire partie chapitre 1 23

    texte par des auteurs comme Gerd Theissen58 et Richard Horsley59 constituent des exemples de reconstructions diffrentes, mais tout fait convaincantes, qui dvoilent dautres tendances dans le texte que celles que lon trouverait partir des seules lectures immanen-tes60.

    Le choix dun texte

    Peu importe la mthode quil emploie, lexgte choisit un texte qui prsente un ou des problmes interprtatifs, ou encore un texte qui produit des effets inattendus ou inexpliqus. Fidle ses racines pragmatistes, Fish recommande de chercher des dfis inter-prtatifs dans des textes dont la signification ou lintention a toujours t conteste61. Le pari de Fish, cest de penser que la confusion concernant les intentions de lauteur ou la signification des formes et des structures du texte puisse se rsoudre lorsque le texte est examin partir des effets quil produit chez le lecteur.

    Des textes aussi problmatiques abondent dans le corpus biblique : depuis un quart de sicle, les textes sur lhomosexualit et sur les femmes ont t problmatiss de diverses faons, tout fait inimaginables pour les gnrations passes, et ont t loccasion de dbats houleux. Les passages que plusieurs auteurs considrent comme interpols constituent une autre catgorie de textes qui exa-cerbent les interprtes (ex. Rm 13, 1-7, 1 Co 14, 33-35) ; tout comme certains logia qui semblent impntrables et dont on ne reconnat plus aujourdhui les conventions littraires (ex. Jn 12, 25 ; Mt 7, 6 ; Mt 25, 29). Mais on peut galement soutenir que tout texte est susceptible dune interprtation indite : il suffit pour cela que lex-gte le problmatise partir de prcomprhensions indites et le situe dans un nouveau contexte interprtatif. Pour confirmer cette thse, on na qu considrer la quantit et la varit des textes qui font lobjet de travaux dans les priodiques avec comit de lecture.

    58. Gerd tHeissen, Histoire sociale du christianisme primitif (Genve, Labor et Fides, 1996). 59. R. Horsley, Paul and Empire: Religion and Power in Roman Imperial Society (Harrisburg,

    Pa., Trinity Press International, 1997).60. La lecture immanente interprte le texte partir des donnes disponibles dans le seul texte,

    cartant tout lment extratextuel (ex. : les donnes historiques sur les contextes de produc-tion et de rception, la biographie de lauteur, etc.).

    61. Ltude de FisH, What Its Like to Read LAllegro and Il Penseroso , offre un bon exemple dune telle approche. Voir FisH, Is there a text in this class?, op. cit., 112-135.

  • La Bible du lecteur24

    PendAnt lA lecture

    Quelques dfis interprtatifs : ironie, mtaphore, textes autophages

    La thse centrale de lARL, savoir que le texte ne devient uvre littraire qu la condition dtre concrtis par un lecteur, se confirme de manire impressionnante dans le cas de certains modes dexpression, de certaines figures rhtoriques et de certains genres littraires. Cest le cas, entre autres, de lironie, de la mtaphore et des textes autophages, trois formes littraires qui exigent du lecteur un concours actif et dynamique sous forme de sries de choix et de dcisions. En effet, quand on les lit au premier degr, ces exemples dcriture posent des problmes insurmontables dordre rationnel et/ou logique. On en arrive donc raliser que, sans le concours de tels choix et dcisions, aucun effet ne surgit chez le lecteur.

    Considrons le cas de lironie. Dans son livre A Rhetoric of Irony, Wayne Booth dcrit le processus intellectuel que lironie enclenche, une fois dtecte, ainsi que les indices textuels (toujours faillibles) de la prsence de lironie dans un texte62. Les indices de la prsence de cette figure, que Booth dcrit comme une vasion du discours engag et un mode dexpression pluraliste , incluent les lments suivants :

    (i) des mises en garde de la bouche mme de lauteur dune possible intention ironique des endroits o le lecteur a limpres-sion que lauteur lui parle de faon plus directe quailleurs dans luvre ; (ii) la prsence dans le rcit dune erreur vidente ; (iii) le fait quil existe des contradictions lintrieur de luvre63 ; (iv) lemploi de styles discordants dans un mme passage64 ; (v) un conflit entre les croyances exprimes dans luvre et nos propres croyances (ou celles que nous supposons chez lauteur)65 ; (vi) la conviction que

    62. W. BootH, A Rhetoric of Irony (Chicago, University of Chicago Press, 1974) 10-14, 33-44. Je rsume les sections du travail de Booth touches ici dans R. Hurley Le Seigneur endurcit le cur dIsral ? Lironie dIsae 6, 9-10 , Theoforum 32 (2001) 23-43.

    63. W. BootH, A Rhetoric of Irony, op. cit., 61-67. Un tel conflit existe entre les propos tenus en 1 Co 14, 34-35 et 1 Co 11.

    64. Ibid., 64-73. Comparer le changement abrupt de style en Rm 13, 1-7 avec ce qui prcde et ce qui suit ce passage.

    65. Ibid., 73-76. Comparer, par exemple, les propos de Rm 13, 1-7 avec lattitude de Paul lgard de lEmpire romain partout ailleurs dans les lettres authentiques de Paul.

  • Premire partie chapitre 1 25

    peu de gens, dont nous respectons par ailleurs le jugement, accepte-raient le point de vue moral ou largument avanc par lauteur ; (vi) le fait quil serait peu probable que cet auteur soutienne les ides quil dfend dans ce passage, compte tenu de ce quil affirme partout ailleurs.

    Si, en lisant le texte sous un jour ironique, lun ou lautre de ces problmes interprtatifs disparat, lhypothse de lironie mrite dtre explore. La prsence de lun ou de plusieurs des facteurs identifis par Booth taierait encore davantage lhypothse de la prsence dironie dans le texte. Mais il est certain que le lecteur qui ignore les signaux de lironie, tout comme celui qui est daccord avec lide ridiculise, passera compltement ct de lironie la plus vidente.

    Quant la mtaphore, une figure omniprsente en littrature, Paul Ricur, qui ltudie, dcrit aussi la srie de dcisions que le lecteur doit prendre pour que se produise leffet mtaphorique66. Cette srie doprations intellectuelles fait appel non seulement aux capacits cognitives du lecteur (auditeur) mais galement ses sen-timents et son imagination. Curieusement, le processus expos par Ricur ressemble plusieurs gards celui que Booth associe la production deffets ironiques.

    La catgorie de textes que Stanley Fish appelle textes auto-phages (qui sauto-dvorent) exige encore plus du lecteur que la srie de dcisions ncessaires lmergence de lironie ou au fonc-tionnement de la mtaphore. Ce genre littraire ne cherche rien de moins que la conversion du lecteur : il lincite se transformer par une srie dexpriences intellectuelles dstabilisantes. Fish illustre leffet du texte autophage laide du Phdre de Platon. Socrate y tient une srie de conversations discrtes avec Phdre, llve de Lysias. la demande de Socrate, Phdre lit un discours sur lamour que son matre a crit peu de temps auparavant. Estimant que la forme et le contenu du discours de Lysias sont mauvais, Socrate propose de faire mieux. Du de sa premire tentative, Socrate prononce encore un autre discours sur lamour. Le lecteur qui dcide davancer sur le terrain o lamne Socrate doit donc dabord abandonner ses

    66. Paul ricur, The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling Critical Inquiry, 5, 1 (automne, 1978) 143-159.

  • La Bible du lecteur26

    certitudes, car pour entrer dans lesprit et les prsupposs de nim-porte laquelle de ces conversations, il doit rejeter implicitement les-prit et les prsupposs de la conversation qui la prcde immdiate-ment67. De manire rpte, Socrate demande Phdre, en mme temps que Platon demande au lecteur, dpouser une conviction pour ensuite labandonner en faveur dune conviction suprieure. Le philosophe commence par vouloir distinguer la bonne de la mau-vaise criture et finit par rejeter la valeur de toute criture. Cette conclusion est en accord avec le mouvement de lensemble du dialogue. Le rejet final, loin de contredire ce qui a prcd, corres-pond ce que le lecteur tait en train de faire lorsquil abandonnait successivement chacune des prcdentes tapes de largumenta-tion68. Ce genre de texte commence par rassurer le lecteur dans ses connaissances ou ses croyances avant de miner les fondements sur lesquels celui-ci stait appuy pour avancer69.

    la diffrence de lcriture rhtorique qui cherche amener lauditeur ou le lecteur, tape par tape, et de manire ordonne et logique, vers un point de certitude et de clart, la dialectique du texte autophage savre humiliante mais transformatrice70. Lcriture dialectique mne une conversion qui nest pas seulement un chan-gement dides mais un change spirituel, comme si la personne cessait de regarder le monde partir dune perspective pour en adopter une autre71. Avant lexprience dialectique, la perception de lindividu tait discursive ou rationnelle, de sorte que les entits taient vues comme distinctes et ordonnes. Aprs une exprience du pouvoir transformateur de la dialectique, la perception devient anti-discursive et antirationnelle . La personne ainsi transforme se rend compte que lcriture ne peut pas reprsenter adquatement la vrit. Mme la meilleure criture ne fait que diriger le lecteur vers une ralit en tant que telle impossible contenir. Le but de la pr-sentation dialectique nest pas, dit Fish, la production de meilleures

    67. FisH, Self-Consuming Artifacts, op. cit., 9. Cette description de la dialectique de Fish suit le travail de P.J. donnelly, op. cit., 22 s.

    68. FisH, Self-Consuming Artifacts, op. cit., 13. 69. La dstabilisation qui en rsulte ressemble quelque part aux effets produits par des ironies

    instables. Voir BootH, A Rhetoric of Irony, chapitre 3.70. FisH, Self-Consuming Artifacts, op. cit., 2. 71. Ibid., 3.

  • Premire partie chapitre 1 27

    pomes , mais la production de meilleures personnes72. Une pr-sentation dialectique est autophage en ce sens quelle se sert des formes discursives et rationnelles dans le but daider le lecteur les transcender et ainsi les abandonner. Alors que la rhtorique mne le lecteur la certitude ou la clart, la dialectique sape la certitude et sloigne de la clart ; elle problmatise ce qui, au dbut, semblait parfaitement simple et soulve plus de questions quelle nen rsout73.

    La description de lexprience au moment de la lecture

    La stylistique affective dcrit les activits interprtatives du lecteur au moment mme de la lecture. Une technique centrale employe par la mthode consiste ralentir le processus interprta-tif, une manuvre qui permet au critique de tenir compte de chaque dispositif textuel au fur et mesure que celui-ci attire son attention et dvaluer chacun deux partir des effets quil produit. Cette lecture rapproche consiste en un rapport sur ce que font les lments ainsi identifis. Lexgte a donc toujours intrt choisir un texte qui produit un effet fort chez lui, un effet inattendu qui perdure mme aprs des lectures rptes. partir des connaissances qui meublent sa bibliothque intrieure, il tentera didentifier les mcanismes textuels qui sont responsables de leffet quil ressent, un processus qui exige une frquentation assidue du texte ltude.

    En ralentissant le processus de lecture, le critique accepte de ne pas courir en aval pour chercher lexplication de tel lment difficile auquel il se confronte. La question souleve fait partie de lvnement texte et donc de sa signification. Le critique attendra la rponse, si rponse il doit y avoir, dans la suite de sa lecture. Il est plus important de reconnatre que la question a t souleve par un lment de style que dy trouver une ventuelle rponse.

    Par contre, lexgte considrera tout ce qui se trouve en amont dans le texte dans la mesure o ces informations modifient la rcep-tion de ce quil lit. Le fait davoir lu le passage plusieurs reprises auparavant nenlve rien la nouveaut prouve au moment o

    72. Ibid., 4. 73. Ibid., 378.

  • La Bible du lecteur28

    lon comprend pour la premire fois le mcanisme sous-jacent un effet textuel. On lit ce texte avec la mme curiosit que si on le lisait pour la premire fois. Comme de bons films qui arrivent produire une tension dramatique mme aprs plusieurs visionnements, les textes bien charpents continuent susciter les rponses escomp-tes mme chez ceux qui en connaissent lavance le dnouement.

    Afin de mieux comprendre la mise en application de ce ralentisse-ment de la lecture, considrons les effets produits par le dbut du rcit du jugement dernier en Mt 2574 :

    31Quand le Fils de lhomme viendra dans sa gloire, accompagn de tous les anges, alors il sigera sur son trne de gloire.

    Le premier mot de ce rcit risque de susciter chez le lecteur une raction initiale quil doit par la suite abandonner. Mais cette raction phmre ne devient perceptible que quand on ralentit la lecture. Pour un instant, lorsque le lecteur prononce le mot quand 75, il y ragit comme sil sagissait dun interrogatif et il se pose la ques-tion tout aussi phmre et provisoire : lvnement qui suit, quel moment est-il arriv ou va-t-il arriver76 ? Avant de procder plus loin dans la phrase, le lecteur na pas encore dtermin que le contex-te exige non pas un interrogatif mais une conjonction de coordina-tion qui mettra en relation lavnement du Fils de lhomme et lta-blissement de son rgne. Il se peut que la polysmie du quand soit lorigine de cette question chez le lecteur, comme il se peut gale-ment que son interrogation au plan du discours ait t calque sur une autre question au plan du rcit en Mt 24, 3. L, les disciples posent la question Jsus : Dis-nous quand cela arrivera, et quel sera le signe de ton avnement et de la fin du monde ? Peu importe sa provenance, la question est entendue en dpit dun vocabulaire

    74. Cette description du processus de la lecture est tire dune analyse du jugement dernier que jai publie ailleurs. Voir R. Hurley, Le lecteur et les chevreaux dans le jugement dernier de Matthieu , Semiotique et Bible 101 (mars 2001) 21-41.

    75. Dans ce contexte, le mot quand remplace dans le texte grec. est employ ici avec un verbe laoriste subjonctif, une construction employe lorsque lon veut indiquer que laction de la proposition subordonne prcde celle de la proposition principale.

    76. Mme sil semble que la construction grecque oblige une lecture o se rfre lavenir, pour ceux qui prtendent que ce texte fait rfrence au monde historique qui a produit le texte, ceci ne pose pas de problme. Dans un rcit qui renvoie des vnements historiques, on peut projeter dans lavenir un vnement qui a dj eu lieu. De cette faon le personnage qui prdit lvnement est investi dune omniscience qui convainc les gens nafs qui coutent le rcit.

  • Premire partie chapitre 1 29

    qui semble lexclure77. Linterrogation est tout de mme relle et ceux qui en doutent nont qu se rfrer lhistoire de linterprtation ; nous avons