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1 Saison Saison Saison Saison 2010 2010 2010 2010-2011 2011 2011 2011 Saison Saison Saison Saison 2010 2010 2010 2010-2011 2011 2011 2011 © Michel Chassat Dossier Jeune Public Du mardi 15 au vendredi 18 mars 2011 Au Grand T Rhinocéros Rhinocéros Rhinocéros Rhinocéros

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Dossier Jeune Public

Du mardi 15 au vendredi 18 mars 2011

Au Grand T

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SommaireSommaireSommaireSommaire Présentation ...................................... .................................................... 3

Le propos ......................................... ...................................................... 4

Questions pour demain ............................. ........................................... 5

Eugène Ionesco, auteur ............................ ............................................ 7

Emmanuel Demarcy-Mota, metteur en scène ........... ........................ 10

Faces et préfaces de Rhinocéros ...................................................... 12

Interview de Ionesco par lui-même ................. ................................... 15

Extraits d’entretiens avec Eugène Ionesco ........ .............................. 18

Rhinocéros , une fable d’aujourd’hui ......................... ........................ 20

Expérience du théâtre ............................. ............................................ 22

A propos de Rhinocéros ..................................................................... 25

Rhinocéros, extraits .......................................... .................................. 27

Dossier réalisé à partir de documents divers dont ceux fournis par le Théâtre de la Ville / Pari s

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RhinocérosRhinocérosRhinocérosRhinocéros

De Eugène Ionesco

Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota

Assistant à la mise en scène Christ ophe Lemaire

Scénographie et lumières Yves Collet Collaboration lumières Nicolas Bats

Musique Jefferson Lembeye Costumes Corinne Baudelot Maquillages Catherine Nicolas

Accessoires Clémentine Aguettant Collaboration artistique François Regnault

Avec Serge Maggiani Bérenger

Hugues Quester Jean Valérie Dashwood Daisy

Charles Roger Bour Le patron du café Sandra Faure La serveuse

Gaëlle Guillou La ménagère Sarah Karbasnikoff L’épiciere, madame bœuf

Walter N ’guyen L’épicier Stéphane Krähenbühl Le vieux monsieur

Gérald Maillet Le logicien Pascal Vuillemot Monsieur Papillon Philippe Demarle Dudard Jauris Casanova Botard

Production

Théâtre de la Ville / Paris, Grand Théâtre de Luxembourg, Le Grand T / scène conventionnée Loire-Atlantique

Du mardi 15 au vendredi 18 mars 2011

au Grand T

Mardi et jeudi à 20h, mercredi et vendredi à 20h30

Le vendredi 18 mars à 14h

Durée du spectacle : environ 2h (spectacle en création) Public : à partir de la 3e

Tarif : 9€ par élève ou un pass-culture

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Le proposLe proposLe proposLe propos

« Dans notre monde occidental, ce qui peut nous faire devenir

rhinocéros, c’est la mode. On ne vous force plus à penser tous de la même façon, vous le faites. »

Ionesco, 1990 Ionesco nous propose un cauchemar obsédant : la métamorphose progressive de toute une population en rhinocéros. Un seul homme se pose comme résistant à cette étrange épidémie : Bérenger, l’anti-héro rongé par son mal-être, déchiré entre son envie d’ « être au monde » et sa difficulté à s’inscrire dans une société où l’apparence est reine, la performance obligatoire et le conformisme de rigueur. La loi du plus fort, du plus endurant et du plus ambitieux. La jungle n’est pas loin. S’inscrivant dans la filiation des grands récits de fiction relatant la transformation et la disparition d’un monde, la fable de Rhinocéros se crispe autour d’une immense angoisse intérieure. Il y a dans cette œuvre où le monde s’écroule, une puissance apocalyptique. Et dans cette destruction la démonst ration de la vanité et de la fragilité de tout ce que l’homme érige en principes : l’ordre et la hiérarchie, la liberté et l’amitié, l’amour même de son prochain… Tout ce qui constitue la morale et l’humanité est ici réduit en cendre. On sait le contexte dans lequel Ionesco écrit sa pièce, et les résonances que cette allégorie pouvait avoir en 1958 quant aux exemples récents de totalitarisme et de barbarie. On voit également comment l’auteur des Chaises et de La Leçon politise sa parabole, faisant avec Rhinocéros déborder la menace hors du cadre de l’intimité bourgeoise. Si de nos jours la norme s’érige en loi, s’il est vrai que le formatage est de rigueur et que l’image de soi tourne à l’obsession dévorante, alors à coup sûr, cette fable qui porte en puissance une méfiance à l’égard de l’identification de tout un chacun doit résonner fortement. Et avec humour. Tant il est vrai que cette épidémie généralisée de Rhinocérite est aussi une fantaisie, une extravagance poétique. S’il porte un regard virulent sur le monde et sur l’individu, il ne fait pas un théâtre désesp éré mais résolument du côté de l’objection créative, de la fantaisie inventive et de la liberté .

Emmanuel Demarcy-Mota, metteur en scène

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Questions pour demainQuestions pour demainQuestions pour demainQuestions pour demain

Par Emmanuel Demarcy-Mota Emmanuel Demarcy-Mota reprend Rhinocéros qu’il a mis en scène une première fois en 2004. Pour lui, le choix des pièce s qu’il met en scène ne doit évidemment rien au hasard, revenir à Rhinocéros non plus. Comment se met en place la normalisation de l’indiv idu? De sa pensée, de son langage? Le processus de toute métamorphose? Recréation « J’aime revenir sur des auteurs qui s’interrogent su r le rôle de l’individu dans l’histoire collective, sur sa responsabilité, sa li berté de penser, hors de tout individualisme . Ionesco, Brecht, Horváth appartiennent au XXe siècle. Ils nous sont proches, nous savons ce qu’ils ont vécu, nous en sommes les héritiers. Mais nous vivons une autre époque, qui nous permet certainement une autre lecture, une distance nécessaire. » La désincarnation de la pensée et du langage « Ionesco sait dépeindre de manière dialectique la lâcheté et le conformisme de tout homme, aussi bien que l’hypocrisie. Ce mélancolique d’Europe de l’Est porte un regard virulent sur le monde et sur l’individu […]. Rhinocéros dessine un fantastique état de notre monde sensible, une allégorie sombre et féroce de la cont agion idéologique . Plus fortement encore que quand je l’ai travaillée la première fois, la pièce me révèle aujourd’hui la façon dont se met en place la normalisation de la pensée, du langage, leur désincarnation progressive. C’est un burlesque funèbre que nous nous attachons à revivifier. » Un intime déchirement « Bérenger échappe à la contamination. Ni par idéologie, ni par courage. Il est rongé par son mal-être, n’a rien d’héroïque, il est finalement proche de “l’homme sans qualité”… Personnage de Musil, ou bien de Kafka, si banals qu’ils semblent ne pas exister, et qui traversent le monde comme des fantômes dérangeants.

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La transformation des êtres reste une énigme dans l a pièce, elle est un mythe dont je me dis aujourd’hui, après l’avoir mis en scène une première fois, qu’il pose notamment la question de l’engagement en des termes très modernes , finalement très iconoclastes pour les années 60. Partir de là peut donner un nouvel éclairage. » Une troupe aujourd’hui « La question, d’ailleurs, n’est pas de reprendre une mise en scène, mais de la retravailler avec les mêmes comédiens, qui connaissent déjà la p ièce de l’intérieur, qui l’ont éprouvée, et avec qui nous pourrons chercher à nouv eau dans une réelle liberté . C’est pourquoi la troupe est nécessaire, indispensable. Un groupe de personnes qui, ensemble, travaillent, réfléchissent. Ensemble cherchent à définir quelles sont les nouvelles questions pour demain. »

Extraits d’un entretien réalisé par Colette Godard in http://www.theatredelaville-paris.com/spectacle-rhinoceros-240

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Eugène Ionesco, auteurEugène Ionesco, auteurEugène Ionesco, auteurEugène Ionesco, auteur

(1909(1909(1909(1909----1994)1994)1994)1994) Eugène Ionesco est né à Slatima, en Roumanie, le 26 novembre 1909, d'un père roumain et d'une mère française. Après une enfance en France, ses parents désormais divorcés, il retourne vivre avec son père dans son pays d'origine à l'âge de treize ans. L'adolescent puis le jeune homme poursuit de brillantes études, qui le conduisent à devenir professeur de français. En 1938, deux ans après son mariage, la montée du fascisme le pousse à s'installer en France, où il travaille à une thèse sur Les Thèmes du péché et de la mort dans la poésie française depuis Baudelaire. C'est en 1950 qu'est créée sa première pièce, célèbrissime, La Cantatrice chauve. Pourtant l'accueil, comme on le sait, fut froid, et la critique conservatrice exprima ses réserves dans les colonnes de la grande presse. Les pièces suivantes, La Leçon (1951), Les Chaises (1952), Victimes du devoir (1953), Amédée ou Comment s'en débarrasser (1954), connurent le même sort. Malgré quelques admirateurs de la première heure, parmi lesquels Jean Paulhan, Raymond Queneau ou l'acteur Gérard Philipe, les salles restent vides. Il faut attendre 1957 et la reprise de La Cantatrice à la Huchette pour voir la roue tourner. Le cercle des admirateurs qui saluent ce comique né de l'absurde où l'insolite fait exploser le cadre quotidien, s'élargit. Beckett et son « Godot » sont passés par là, et un public commence à naître pour ce théâtre nouveau, sans intrigue, qui met à mal la dramaturgie classique. L'année 1960 est sans doute pour Ionesco celle de l a consécration, après que Jean-Louis Barrault eut créé Rhinocéros (1958) à l'Odéon. La pièce a donné naissance au personnage de Bérenger, qui réapparaîtra dans Tueur sans gages (1959), Le Roi se meurt (1962) et Le Piéton de l’air (1963). 1966, ouvre à un auteur désormais reconnu les portes de la Comédie-Française avec La Soif et la Faim, suivie quatre ans plus tard par Jeux de massacre, au théâtre Montparnasse.

DR

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Lorsque, en 1970, Ionesco est reçu à l'Académie française, il lui reste une pièce majeure à écrire, Macbett (1972). Son œuvre, cependant, est loin de se limiter au théâtre et compte par exemple des essais, parmi lesquels Notes et contre-notes (1962), Un Homme en question (1979), ou encore un roman, Le Solitaire (1973). C'est peut-être une citation extraite de ce roman qui nous donne une clé d'entrée dans La Cantatrice, comme dans toute l'œuvre de Ionesco. « Je pensais, écrit-il, qu'il était bizarre de considérer qu'il est anormal de vivre ainsi continuellement à se demander ce que c'est que l'univers, ce qu'est ma condition, ce que je viens faire ici, s'il y a vraiment quelque chose à faire. Il me semblait qu'il est anormal au contraire que les gens n'y pensent pas, qu'ils se laissent vivre dans une sorte d'inconscience. Ils ont peut-être, tous les autres, une confiance non formulée, irrationnelle, que tout se dévoilera un jour. Il y aura peut-être un matin de grâce pour l'humanité. Il y aura peut-être un matin de grâce pour moi. » Cette pensée exprime sans doute bien l'ambigüité d'un théâtre aux accents apparemment et évidemment comiques mais qui offre un versant plus sombre et tragique : le rire laisse tr ansparaître une interrogation et une angoisse fondamentale face à l'absurdité possible d u monde. Ionesco meurt le 28 mars 1994.

Extrait de Pièce (dé)montée – La Cantatrice chauve réalisé par le SCEREN-CRDP de l’Académie de Paris

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Extraits de Histoire du Théâtre Dessinée de André Degaine, Editions Nizet

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Emmanuel DemarcyEmmanuel DemarcyEmmanuel DemarcyEmmanuel Demarcy----MotaMotaMotaMota,,,,

mmmmetteur en scèneetteur en scèneetteur en scèneetteur en scène Fils de Teresa Mota, comédienne portugaise de renom , et de Richard Demarcy, auteur dramatique et metteur en sc ène, Emmanuel Demarcy-Mota est né le 19 juin 1970 à Neui lly-sur- Seine. Il étudie la philosophie, la psychologie et le théâtre avant de devenir metteur en scène.

Parcours artistique À 17 ans, Emmanuel Demarcy-Mota réunit plusieurs camarades pour fonder, à Paris, un groupe théâtral au Lycée Rodin. Avec cette équipe, il met en scène Caligula de Camus. L’aventure se poursuit ensuite pendant trois ans à La Sorbonne où il met en scène Erdmann, Shakespeare et Pirandello. A 20 ans, il fonde sa compagnie Théâtre des Millefontaines et démarre une résidence de sept années au CDN d’Aubervilliers-Théâtre de la Commune et au Forum culturel de Blanc-Mesnil. Son parcours de metteur en scène professionnel déma rre à l’âge de 22 ans avec L’Histoire du soldat de Ramuz, créé au Théâtre de la Commune d’Aubervil liers, avec lequel il démarre un premier partenariat. En 1994, il débute une collaboration régulière avec François Regnault autour de traductions de textes qu’il projette de mettre en scène : Büchner, Shakespeare, Pirandello, Brecht. Dans le même temps, il travaille avec son collectif d’acteurs les textes du répertoire européen (Wedekind, Kleist, Marivaux, Molière, Erdmann…). Suivra la création de Léonce et Léna (1996) de Büchner au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. En 1998, il crée une première version de Peine d’amour perdue de Shakespeare. En 1999, il reçoit le Prix de la révélation théâtra le de l’année, remis par le Syndicat national de la Critique dramatique. En 2000, il réunit une troupe de 15 acteurs pour la création de Marat Sade de Peter Weiss. En 2002, Emmanuel Demarcy-Mota est nommé à la direc tion de La Comédie / CDN de Reims. Il y crée un collectif artistique réunissant un auteur (Fabrice Melquiot), un scénographe, un musicien, un collaborateur artistiq ue et quinze acteurs. Cette équipe, outre le travail sur les créations, développe un en semble de propositions visant à innover dans la manière de sensibiliser les nouveau x publics.

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Outre Ma vie de chandelle et Marcia Hesse, il monte trois autres textes de Fabrice Melquiot, qu’il est le premier à mettre en scène et à faire découvrir au grand public : Le Diable en partage (Prix de la critique de la meilleure création en langue française), L’Inattendu et Exeat. Il met en place un « Laboratoire des écritures pour la scène », structure permettant l’invitation régulière d’auteurs vivants. Il institue un centre de recherche et d’échanges avec des acteurs et auteurs européens. Il dirige l’école de formation d’acteurs « Les Classes de la Comédie ». En octobre 2007, il ouvre une nouvelle salle : L’Atelier. Espace de recherche accolé à la Comédie, il donne la possibilité aux metteurs en scène de chercher d’autres formes théâtrales. En septembre 2007, en partenariat avec Cultures France, il crée au Teatro Nacional Dona Maria II de Lisbonne une version bilingue de Tanto Amor desperdiçado de Shakespeare. Il quitte la direction du CDN de Reims en août 2008. Le 1er septembre 2008, Emmanuel-Demarcy-Mota succède à Gérard Violette pour diriger le Théâtre de la Ville à Paris.

Ses mises en scène au Théâtre de la Ville ou au Thé âtre des Abbesses Décembre 1999 : Peine d’amour perdue de Shakespeare Octobre 2001 : Six personnages en quête d’auteur de Pirandello. Le spectacle reçoit les prix de la Critique pour la scénographie et les lumières, ainsi que celui du meilleur acteur pour Hugues Quester. Février 2004 : Ma vie de chandelle de Fabrice Melquiot qui obtient une nomination aux Molières. Septembre 2004 : Rhinocéros de Ionesco. Novembre 2005 : Marcia Hesse de Fabrice Melquiot qui tournera pendant deux saisons et obtiendra également une nomination aux Molières. Mars 2007 : Homme pour homme de Bertold Brecht, accueilli au Grand T en janvier 2008. Mars 2008 : Casimir et Caroline d'Ödön von Horváth, accueilli au Grand T en mai 2009.

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Faces et préfaces de Faces et préfaces de Faces et préfaces de Faces et préfaces de RhinocérosRhinocérosRhinocérosRhinocéros Par Eugène Ionesco

10 JANVIER 1960 Je me suis souvenu d’avoir été frappé au cours de ma vie par ce qu’on pourrait appeler le courant d’opinion, par son évolution rapide, sa force de contagion qui est celle d’une véritable épidémie. Les gens tout à coup se laissent envahir par une religion nouvelle, une doctrine, un fanatisme, enfin parce que les professeurs de philosophie et les journalistes à oripeaux philosophiques appellent le « moment nécessairement historique ». On assiste alors à une véritable mutation mentale. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais, lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu’on ne peut plus s’entendre avec eux, on a l’impression de s’adresser à des monstres… – À des rhinocéros ? – Par exemple. Ils en ont la candeur et la férocité mêlées. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. Et l’histoire nous a bien prouvé au cours de ce siècle que les personnes ainsi transformées ne ressemblent pas seulement à des rhinocéros, ils le deviennent véritablement. Or, il est très possible, bien qu’apparemment extraordinaire, que quelques consciences individuelles représentent la vérité contre l’histoire, contre ce qu’on appelle l’Histoire. Il y a un mythe de l’histoire qu’il serait grand temps de « démythifier » puisque le mot est à la mode. Ce sont toujours quelques consciences isolées qui ont représenté contre tout le monde la conscience universelle. Les révolutionnaires eux-mêmes étaient au départ isolés. Au point d’avoir mauvaise conscience, de ne pas savoir s’ils avaient tort ou raison. Je n’arrive pas à comprendre comment ils ont trouvé en eux-mêmes le courage de continuer tout seuls. Ce sont des héros. Mais dès que la vérité pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité officielle, il n’y a plus de héros, il n’y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de la lâcheté qui conviennent à l’emploi ; c’est tout le thème de Rhinocéros. – Parlez-nous un peu de sa forme. – Que voulez-vous que je vous en dise ? Cette pièce est peut-être un peu plus longue que les autres. Mais tout aussi traditionnelle et d’une conception tout aussi classique. Je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute. NOVEMBRE 1960 […] Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais n’en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que des alibis : si l’on s’aperçoit que l’histoire déraisonne, que les personnages des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l’on jette sur l’actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux « raisons » irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges.

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Des partisans endoctrinés, de plusieurs bords, ont évidemment reproché à l’auteur d’avoir pris un parti anti-intellectualiste et d’avoir choisi comme héros un être plutôt simple. Mais j’ai considéré que je n’avais pas à présenter un système idéologique passionnel, pour l’opposer aux autres systèmes idéologiques et passionnels courants. J’ai pensé avoir tout simplement à montrer l’inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s’apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que des formules-clés, les slogans des dogmes divers, cachant, sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. Rhinocéros est aussi une tentative de « démystification ». 1961 […] Il s’agissait bien, dans cette pièce de dénoncer, de démasquer, de montrer comment le fanatisme envahit tout, comment il hystérise les masses, comment une pensée raisonnable, au départ, et discutable à la fois, peut devenir monstrueuse lorsque les meneurs, puis dictateurs totalitaires, chefs d’îles, d’arpents ou de continents en font un excitant à haute dose dont le pouvoir maléfique agit monstrueusement sur le « peuple » qui devient foule, masse hystérique. […] JANVIER 1964 […] Je me demande si je n’ai pas mis le doigt sur une plaie brûlante du monde actuel, sur une maladie étrange qui sévit sous différentes formes, mais qui est la même, dans son principe. Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s’accorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte. […] JANVIER 1978 Les pages qui suivent ont été écrites un peu avant, un peu après, la création à Paris de Rhinocéros. Ces pages, donc, expriment ce que je croyais penser de ma pièce et du personnage central, Bérenger. Jean-Louis Barrault a fait de Bérenger un personnage à la fois dérisoire et tragique. Une sorte de Charlot. En effet, Jean-Louis Barrault a dit plusieurs fois que les personnages comiques et que les comédies expriment mieux la tragédie de l’homme que les tragédies et les personnages tragiques dans la littérature française. Il s’appuyait, pour l’affirmer, sur de grands exemples : Le Misanthrope, L’Avare, Georges Dandin et d’autres pièces et personnages moliéresques qui se trouvent à la limite du comique et du dramatique. Les Allemands, eux, avaient joué la pièce autrement : pour eux, elle était tragique ; pour eux, la rhinocérite c’était le nazisme et Bérenger un homme seul, impuissant, désarmé face à la montée du nazisme. C’est ainsi que l’ont vue aussi les Roumains par exemple.

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En fait, Rhinocéros, publiée également en URSS mais que la censure n’a pas permis de représenter, a été comprise comme une pièce politique et a suscité des réactions politiques. Selon le point de vue des uns et des autres, le héros, anti-héros de la pièce, a été considéré tantôt comme un personnage courageux qui a la vaillance dans sa solitude de s’opposer à l’idéologie dominante, tantôt comme un petit bourgeois apeuré, impénétrable à l’évolution de l’Histoire, tantôt comme un personnage positif, tantôt comme un personnage négatif, un homme qui a raison de se réfugier dans la solitude, un homme qui a tort de se réfugier dans la solitude. Ce qui est certain, c’est que Bérenger déteste les totalitarismes. Pour certains, c’était à l’époque de la création, une hérésie. Mais le mouvement actuel des idées, le refus des idéologies qui au nom de l’homme se sont retournées contre l’homme, semble donner raison à Bérenger qui n’est pas moi, comme on l’a prétendu, car moi-même je parle, je me manifeste, je dis ce que j’ai à dire. Bérenger est ce que j’aurais pu être si j’avais été démuni de parole. J’espère que le temps viendra où les hommes vivront dans des démocraties réelles, qu’ils n’auront besoin ni de se soumettre aux collectivismes déshumanisants, dépersonnalisants, ni de se réfugier dans des tours d’ivoire ou de papier. À ce moment-là, des pièces comme Rhinocéros ne seront plus comprises. J’ai envie de proposer dès maintenant la dépolitisation de cette pièce. Pourquoi, en effet, comme le disait un critique, ne pas prendre cette pièce à la lettre, comme un conte fantastique où l’on imaginerait des villes où les hommes deviendraient vraiment des rhinocéros et non pas des rhinocéros symboliques ?

In IONESCO, Eugène, Les faces et préfaces de Rhinocéros In Ionesco : Rhinocéros, cahier de la cie M. Renaud-J-L Barrault n°97, 197 8, p 67-92

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Interview de Ionesco par luiInterview de Ionesco par luiInterview de Ionesco par luiInterview de Ionesco par lui----mêmemêmemêmemême […] ALTER EGO. – Bon. Racontez-moi, alors, tout simplement, le sujet de votre pièce. EGO. – Non !… Cette question n’est pas intéressante. Il est difficile, d’ailleurs, de raconter une pièce. La pièce est tout un jeu, le sujet n’en est qu’un p rétexte, et le texte n’en est que la partition . ALTER EGO. – Dites-nous-en quand même quelque chose ! EGO. – Tout ce que je puis vous dire, c’est que Rhinocéros est le titre de ma pièce, Rhinocéros. Aussi, que dans ma pièce Rhinocéros, il est question de beaucoup de rhinocéros ; que la « biscornuité » caractérise certains d’entre eux : que l’« unicornuité » caractérise les autres ; que certaines mutations psychiques et biologiques peuvent parfois se produire qui bouleversent… ALTER EGO. (bâillant). – Vous allez ennuyer les gens ! EGO. – Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais les distraire ! Je fais un théâtre didactique. ALTER EGO. – Vous m’étonnez. N’étiez-vous pas, récemment encore, l’ennemi juré de ce genre de théâtre? EGO. – On ne peut pas faire du théâtre didactique lorsqu’on est ignorant. J’étais ignorant, au moins de certaines choses, il y a quelques mois encore. Je me suis mis au travail. Maintenant, tout comme le Bon Dieu, le Diable, M. Sartre, et Pic de la Mirandole, je sais tout… tout… tout… Et beaucoup d’autres choses encore. Ce n’est, en effet, que lorsqu’on sait tout que l’on peut être didactique. Mais vouloir être didactique sans tout connaître, serait de la prétention. Ce n’est pas le cas d’un auteur ! ALTER EGO. – Vous savez tout, vraiment ? EGO. – Bien sûr. Je connais, par exemple, toutes vos pensées. Que savez-vous que je ne sache pas ? ALTER EGO. – Ainsi donc, vous écrivez un théâtre didactique, un théâtre anti-bourgeois ? EGO. – C’est cela même. Le théâtre bourgeois, c’est un théâtre magique, envoûtant, un théâtre qui demande aux spectateurs de s’identifier avec les héros du drame, un théâtre de la participation. Le théâtre anti-bourgeois est un théâtre de la non-participation. Le public bourgeois se laisse engluer par le spectacle. Le public non-bourgeois, le public populaire, a une autre mentalité : entre les héros et la pièce qu’il voit, d’une part, et lui-même, d’autre

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part, il établit une distance. Il se sépare de la représentation théâtrale pour la regarder lucidement, la juger. ALTER EGO. – Donnez-moi des exemples. EGO. – Voici : on joue, en ce moment, à l’Ambigu, Madame Sans-Gêne, devant des salles archipleines. C’est un public d’intellectuels bourgeois, un public qui « participe ». ALTER EGO. – Comment cela ? EGO. – Les spectateurs s’identifient aux héros de la pièce. Dans la salle, on entend : « Vas-y, mon gars ! », « T’as bien fait. », « Tu l’as eu ! » et ainsi de suite. Un public populaire est lucide, il ne pourrait avoir tant de naïveté. Jusqu’à nos jours, d’ailleurs, tout le théâtre a toujours été écrit par des bourgeois, pour des bourgeois, qui écartaient systématiquement le public populaire lucide. Vous avez lu, sans doute, comme moi, Le Petit Chose d’Alphonse Daudet. Vous vous souvenez que Le Petit Chose, devenu acteur, faisait partie d’une troupe qui allait jouer les mélos sur les tréteaux des faubourgs. A. Daudet nous raconte que Le Petit Chose, qui jouait les intrigants, devait sortir par une porte dérobée car les spectateurs l’attendaient après la représentation devant le théâtre pour le lyncher : voilà encore un exemple de la stupidité « de la participation » des intellectuels bourgeois. Les bonnes gens « participaient » également du temps de Shakespeare : ils riaient, ils pleuraient au spectacle, bourgeoisement. Au moyen-âge aussi, sur les parvis, il n’y avait que des spectateurs bourgeois puisqu’ils s’identifiaient, puisqu’ils « prenaient part ». La fameuse « catharsis » aussi supposait une identification avec l’action et avec les personnages tragiques, autrement il n’y aurait pas eu de purification ; mais nous savons tous que tous les Grecs n’étaient que des bourgeois. Vous connaissez les chants spirituels nègres. Ils sont envoûtants. Entre les chanteurs et l’auditoire une communion dangereuse s’établit. ALTER EGO. – Cela veut dire ? EGO. – Cela prouve que tous les noirs sont des bourgeois… Il y a des sortes de spectacles, des cérémonies magico-religieuses chez des peuplades primitives qui exigent encore la participation ; nous savons tous aussi que les sauvages sont des intellectuels bourgeois. Le théâtre égyptien aussi était un théâtre de la participation. Et toute la préhistoire était bourgeoise ! ALTER EGO. – Je pense qu’il est risqué d’affirmer que le bourgeois vienne de si loin… Il est le produit de la révolution française, de la civilisation industrielle, du capitalisme. N’importe quel écolier vous le dira. Pouvez-vous prétendre, par exemple, que… EGO. – Je prétends qu’Abraham lui-même était bourgeois. N’élevait-il pas des brebis ? Il devait certainement avoir des fabriques de textiles. ALTER EGO. – Le salaud ! EGO. – Pour en revenir à mes rhinocéros après ce tour d’horizon historique dont je m’excuse…

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ALTER EGO. – C’était très instructif… EGO. – … Je tiens à vous dire que j’ai su éviter magistralement le théâtre de la participation. En effet, les héros de ma pièce, sauf un, se transforment, so us les yeux des spectateurs (car c’est une œuvre réaliste) en fauve s, en rhinocéros . J’espère en dégoûter mon public. Il n’y a pas de plus parfaite séparation que par le dégoût. Ainsi, j’aurai réalisé la « distanciation » des spectateurs par rapport au spectacle. Le dégoût c’est la lucidité. ALTER EGO. – Vous dites que dans votre pièce un seul des personnages ne se transforme pas. EGO. – Oui, il résiste à la « rhinocérite ». ALTER EGO. – Faut-il penser que les spectateurs ne doivent pas s’identifier avec le héros qui demeure humain ? EGO. – Au contraire, ils doivent absolument s’identifier avec lui. ALTER EGO. – Alors vous retombez vous-même dans le péché de l’identification. EGO. – C’est vrai… Mais comme il y aura aussi la vertu de la non participation ou de la séparation, nous pourrons considérer que cette pièce aura réalisé la synthèse d’un théâtre à la fois bourgeois et antibourgeois, grâce à une habileté instinctive qui m’est propre… ALTER EGO. – Vous me dites des sottises, mon cher. EGO. – Je sais ! Mais je ne suis pas le seul.

In Cahiers du Collège de Pataphysique (mars 1960), d’après France-Observateur de janvier 1960.

In IONESCO, Eugène, Notes et contre-notes,

collection Pratique du Théâtre, éditions Gallimard, 1962, p 178-182

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Extraits d’entretiens avec Extraits d’entretiens avec Extraits d’entretiens avec Extraits d’entretiens avec

Eugène Eugène Eugène Eugène IonescoIonescoIonescoIonesco

Par Claude Bonnefoy La métamorphose Claude Bonnefoy – Voilà un autre problème, celui de la métamorphose. Jacques se transforme en cheval. Tous les personnages de Rhinocéros sauf Bérenger deviennent rhinocéros. Comment concevez-vous et comment les metteurs en scène et comédiens conçoivent-ils cette métamorphose. N’avez-vous pas rencontré des problèmes de ce côté-là ? Eugène Ionesco – Il y a plusieurs façons de concevoir la métamorphose. Barrault et les Allemands aussi ont fait voir des rhinocéros. J’avais indiqué ce truc simple de théâtre: le personnage qui se transformait passait dans la pièce à côté. De sa chambre, il allait dans sa salle de bain, sortant de scène, il revenait et il avait une corne. Comme c’était le matin et qu’il devait faire sa toilette, il allait et venait entre la scène (sa chambre) et la coulisse (la salle de bain) ; chaque fois qu’il réapparaissait, il avait une corne plus grande, sa peau devenait plus verte, etc. Ce sont là des moyens de la machinerie. D’autres metteurs en scène en Suisse, en Amérique, en Roumanie, n’utilisaient ni ces masques, ni ces accessoires. Ils préféraient obtenir une transformation intérieure. C’est beaucoup plus difficile mais quand cette transformation plutôt morale est réussie cela devient angoissant. Ce qui est curieux c’est que lorsqu’on n’emploie pas d’accessoires, la pièce devient plus noire, plus tragique ; lorsqu’on les emploie, c’est comique, les gens rient. Barrault a choisi le comique parce qu’il pense qu’en France les pièces les plus tragiques sont les plus comiques : il cite Tartuffe, Le Misanthrope, L’Avare. C’est une façon de concevoir le tragique et de le faire passer. Les idéologies C. B. – Revenons à votre vie à Bucarest. E. I. – Ce qui a été très intéressant tout de même, ce fut cela, ces conflits violents avec un milieu dans lequel je me sentais mal à l’aise, ce conflit, non pas avec des idées, mais avec des sentiments que je n’admettais pas. En effet, avant de devenir idéologiques, le nazisme, le fascisme, etc., ce sont d’abord des sentiments. Toutes les idéologies, marxisme inclus, ne sont que les justifications et les alibis de certains sentiments, de certaines passions, d’instincts aussi issus de l’ordre biologique. Ensuite, le conflit est devenu plus grave. Je m’étais fait un certain nombre d’amis. Or beaucoup d’entre eux – c’était en 1932, 1933, 1934, 1935 – passaient au fascisme.

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De même aujourd’hui, tous les intellectuels sont « progressistes », comme ils disent, parce que c’est la mode. À cette époque-là, la mode était d’être à droite. En France aussi, c’était cela avec Drieu La Rochelle, les Camelots du Roi, etc. Je n’aime pas les clichés « progressistes » comme je détestais les clichés fascistes et j’ai l’impression que les progressistes d’aujourd’hui sont un peu les fascistes d’hier. C’est un peu vrai, ce sont les fils des anciens fascistes qui sont progressistes maintenant. En France, c’est dans la bourgeoisie des « intellectuels » que se recrutent les révoltés sociaux… en retard d’une révolte. Être à la page, c’est déjà le retard : il faut tourner vite la page, il faut être à la page d’après. À Bucarest, la déchirure était là. Je me sentais de plus en plus seul. Nous étions un certain nombre de gens à ne pas vouloir accepter les slogans, les idéologies qui nous assaillaient. Il était très difficile de résister, non pas sur le plan de l’action politique (ce qui aurait été très difficile évidemment), mais aussi sur le simple plan d’une résistance morale et intellectuelle, même silencieuse, parce que lorsque vous avez vingt ans, que vous avez des professeurs qui vous font des théories et des exposés scientifiques ou pseudo-scientifiques, que vous avez les journaux, que vous avez toute une ambiance, des doctrines, tout un mouvement, contre vous, il est vraiment très dur de résister, c’est-à-dire de ne pas se laisser convaincre; heureusement ma femme m’a beaucoup aidé. C. B. – Mais c’est l’histoire de Bérenger dans le Rhinocéros que vous me racontez. E. I. – Exactement. Je me suis toujours méfié des vérités collectives. Je crois qu’une idée est vraie lorsqu’elle n’est pas encore affirmée et qu’au moment où elle est affirmée, elle devient excessive. À ce moment-là, il y a un abus, une exagération dans l’affirmation de cette idée qui la rendent fausse. Je puis penser ce que je viens de vous dire, grâce à un autre maître que j’ai rencontré, que j’ai lu plus souvent : Emmanuel Mounier. Mounier faisait constamment cet effort extraordinaire de lucidité, consistant à voir ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans chaque affirmation historique. Cet effort pour démêler le vrai du faux, cet effort de lucidité, il était le seul à le faire. Maintenant, cela ne se fait plus. Les gens sont emportés par leurs passions qu’ils refusent d’élucider parce qu’ils veulent les garder. Plus les gens sont considérables plus ils contribuent à l’aggravation de la confusion et du chaos.

In BONNEFOY Claude, Entretiens avec Eugène Ionesco, éditions P. Belfond, 1966, p 118-119 et 24-26

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Rhinocéros , une fable , une fable , une fable , une fable

d’aujourd’huid’aujourd’huid’aujourd’huid’aujourd’hui

Par Albert Schulze-Vellinghausen La fable, mettant en scène des animaux, fait partie des plus anciens bagages de l’humanité. Elle est, depuis les temps les plus reculés, le moyen le plus proche pour formuler une opinion sans blesser un tabou. Mais les comparaisons et les images qui amènent tout ce qu’il faut pour cela s’offrent dans l’expérience la plus immédiate. La fable conserve pour nous, aujourd’hui, une connaissance primaire de la métamorphose. […] Ionesco […], avec son image vraiment monstrueuse, vraiment téméraire du rhinocéros […] donne à réfléchir d’une manière effrayante, dure et tout à fait conséquente avec sa métaphore. Il utilise tous les moyens du théâtre – des techniques vieilles et récentes de fascination et présente, d’une manière pratique, plastique et saisissable, une métaphore décisive. Dans une petite ville française d’aujourd’hui, où les gens prennent le dimanche matin l’apéritif sur les terrasses des cafés et discutent tranquillement, surgit, comme tombé du ciel, un rhinocéros. Ce n’est pas une hallucination, mais une infâme réalité. Un homme est devenu un tel monstre – comme aux époques les plus reculées où les dinosaures pouvaient se transformer. Certes la transformation (retour à une époque antérieure de l’évolution de la création) est allégorique et pratique. Mais elle est – avec les moyens, en apparence naturalistes – très au point et prise au sérieux. Ionesco – et là réside sa force, la force d’un caractère génial – prend au sérieux et au mot tout ce qu’il met en scène. Tout est situation extérieure vraie et mythologie classique. […] Ce n’est pas l’endroit, ici, de raconter l’histoire, comment le méchant charme se répand comme une épidémie naturelle, si bien qu’à la fin il ne reste qu’un homme qui refuse la métamorphose. Mais c’est bien l’endroit d’attirer expressément l’attention sur l’argumentation particulière, sur l’argumentation d es victimes, comment elles deviennent peu à peu consentantes, comment elles as pirent à la transformation ; comment ensorcelées, mais de leur plein gré, elles- mêmes découvrent, avec le nombre petit à petit croissant, la valeur suprême d ’être un rhinocéros. Cependant, la pièce n’est pas – pour le dire maintenant clairement – une farce grotesque sur la force suggestive et contagieuse de nos totalitarismes d’aujourd’hui. Il n’est question, si l’on simplifie, ni de tyrans bruns, ni de tyrans rouges. La politique reste tout simplement « en dehors ». D’ailleurs, la mise en place progressive de l’intrigue de la fable sur scène, comme toute la dialectique des dialogues et des monologues (ainsi que la dialectique du quartet

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jouant avec énormément d’esprit sur la terrasse, au premier acte) est remplie totalement et entièrement jusqu’à craquer de « nos » expériences issues de la vie politique immédiate. […] Prendre au mot, c’est, ai-je dit, la force de la pièce. La banalité usée, affilée et émoussée de notre langue administrée et « civilisée » est examinée non seulement de près avec délicatesse sous la loupe, mais aussi posée brutalement sur « l’enclume ». Ionesco montre toute la richesse d’une langue en apparence quotidienne. L’écorce des mots tombe, d’une manière plus ou moins explosive. […] Une telle pièce, avec ses métamorphoses en apparenc e contre la raison doit pouvoir éviter la douce fin d’un « Happy-end », pour ne pas être avalée trop rapidement et trop commodément comme un conte métaphysique.

In Schulze-Vellinghausen, Albert, Fables pour aujourd’hui.

In Ionesco : Rhinocéros, cahier de la cie M. Renaud–J-L Barrault n°97, 197 8

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Expérience du théâtreExpérience du théâtreExpérience du théâtreExpérience du théâtre Par Eugène Ionesco

« Quand on me pose la question : « Pourquoi écrivez-vous des pièces de théâtre? » je me sens toujours très embarrassé, je ne sais quoi répondre. Il me semble parfois que je me suis mis à écrire du théâtre parce que je le détestais. Je lisais des œuvres littéraires, des essais, j’allais au cinéma avec plaisir. J’écoutais de temps à autre de la musique, je visitais les galeries d’art, mais je n’allais pour ainsi dire jamais au théâtre. Lorsque, tout à fait par hasard, je m’y trouvais, c’était pour accompagner quelqu’un, ou parce que je n’avais pas pu refuser une invitation, parce que j’y étais obligé. Je n’y goûtais aucun plaisir, je ne participais pas. Le jeu des comédiens me gênait : j’étais gêné pour eux. Les situations me paraissaient arbitraires. Il y avait quelque chose de faux, me semblait-il dans tout cela. La représentation théâtrale n’avait pas de magie pour moi. Tout me paraissait un peu ridicule, un peu pénible. Je ne comprenais pas comment l’on pouvait être comédien, par exemple. Il me semblait que le comédien faisait une chose inadmissible, réprobable. Il renonçait à soi-même, s’abandonnait, changeait de peau. Comment pouvait-il accepter d’être un autre? De jouer un personnage ? C’était pour moi une sorte de tricherie grossière, cousue de fil blanc, inconcevable. Le comédien ne devenait d’ailleurs pas quelqu’un d’autre, il faisait semblant, ce qui était pire, pensais-je. Cela me paraissait pénible et, d’une certaine façon, malhonnête. Aller au spectacle, c’était pour moi aller voir des gens apparemment sérieux, se donner en spectacle. Pourtant, je ne suis pas un esprit absolument terre à terre. Je ne suis pas un ennemi de l’imaginaire. J’ai même toujours pensé que la vérité de la fiction est plus profonde, plus chargée de signification que la réalité quotidienne. Le réalisme, socialiste ou pas, est en deçà de la réalité. Il la rétrécit, l’atténue, la fausse, il ne tient pas compte de nos vérités et obsessions fondamentales : l’amour, la mort, l’étonnement. Il présente l’homme dans une perspective réduite, aliénée ; notre vérité est dans nos rêves, dans l’imagination ; tout, à chaque instant, confirme cette affirmation. […] La fiction ne me gênait pas du tout dans le roman et je l’admettais au cinéma. La fiction romanesque ainsi que mes propres rêves s’imposaient à moi tout naturellement comme une réalité possible. Le jeu des acteurs de cinéma ne provoquait pas en moi ce malaise indéfinissable, cette gêne produite par la représentation au théâtre. Pourquoi la réalité théâtrale ne s’imposait-elle pas à moi ? Pourquoi sa vérité me semblait-elle fausse ? Et le faux, pourquoi me semblait-il vouloir se donner pour vrai, se substituer au vrai ? Était-ce la faute des comédiens ? du texte ? la mienne ? Je crois comprendre maintenant que ce qui me gênait au théâtre, c’était la présence sur le plateau des personnes en chair et en os. Leur présence matérielle détruisait la fiction. […] C’est avec une conscience en quelque sorte désacralisée que j’assistais au théâtre, et c’est ce qui fait que je ne l’aimais pas, ne le sentais pas, n’y croyais pas. […] Plus tard, c’est-à-dire tout dernièrement, je me suis rendu compte que Jean Vilar, dans ses mises en scène, avait su trouver le dosage indi spensable, en respectant la

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nécessité de la cohésion scénique sans déshumaniser le comédien, rendant ainsi au spectacle son unité, au comédien sa liberté […]. Les textes mêmes de théâtre que j’avais pu lire me déplaisaient. Pas tous ! Car je n’étais pas fermé à Sophocle ou à Eschyle, ni à Shakespeare, ni par la suite à certaines pièces de Kleist ou de Büchner. Pourquoi ? Parce que tous ces textes sont extraordinaires à la lecture pour des qualités littéraires qui ne sont peut-être pas spécifiquement théâtrales, pensais-je. En tout cas, depuis Shakespeare et Kleist, je ne crois pas avoir pris de plaisir à la lecture des pièces de théâtre. […] Je ne suis donc vraiment pas un amateur de théâtre, encore moins un homme de théâtre. Je détestais vraiment le théâtre. Il m’ennuyait. Et pourtant, non. Je me souviens encore que, dans mon enfance, ma mère ne pouvait m’arracher du guignol au jardin du Luxembourg. […] Plus tard aussi, jusqu’à quinze ans, n’importe quelle pièce de théâtre me passionnait, et n’importe quelle pièce me donnait le sentiment que le monde est insolite, sentiment aux racines si profondes qu’il ne m’a jamais abandonné. […] Quand n’ai-je plus aimé le théâtre? À partir du moment où, devenant un peu lucide, acquérant de l’esprit critique, j’ai pris conscience des ficelles, des grosses ficelles du théâtre, c’est-à-dire à partir du moment où j’ai perdu toute naïveté. […] Certains reprochent aujourd’hui au théâtre de ne pas être de son temps. À mon avis, il l’est trop. C’est ce qui fait sa faiblesse et son éphémérité. Je veux dire que le théâtre est de son temps tout en ne l’étant pas assez. Chaque temps demande l’introduction d’un « hors temps » incommunicable, dans le temps, dans le communicable. Tout est moment circonscrit dans l’histoire, bien sûr. Mais dans chaque moment est toute l’histoire : toute l’histoire est valable lorsqu’elle est transhistorique ; dans l’individuel on lit l’universel. […] Il est vrai que tous les auteurs ont voulu faire de la propagande. Les grands sont ceux qui ont échoué, qui, consciemment ou non, ont accédé à des réalités plus profondes, plus universelles. Rien de plus précaire que les œuvres théâtrales. Elles peuvent se soutenir un temps très court et vite s’épuisent, ne révélant plus que leurs ficelles. […] Qu’y a-t-il donc à reprocher aux auteurs dramatiques, aux pièces de théâtre ? Leurs ficelles, disais-je, c’est-à-dire leurs procédés trop évidents. Le théâtre peut paraître un genre littéraire inférieur, un genre mineur. Il fait toujours un peu gros. C’est un art à effets sans doute. Il ne peut s’en dispenser et c’est ce qu’on lui reproche. […] Ce n’est que lorsque j’ai écrit pour le théâtre, tout à fait par hasard et dans l’intention de le to urner en dérision, que je me suis mis à l’aimer, à le redécouvrir en moi, à le comprendre, à en être fasciné ; et j’ai compris ce que, moi, j’avais à faire. […] Si donc la valeur du théâtre était dans le grossissement des effets, il fallait les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n’est ni théâtre, ni littérature, c’est le restituer à son cadre propre, à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature […] Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque. Un comique dur, sans finesse, excessif. Pas de comédies dramatiques, non plus. Mais revenir à l’insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence : violence comique, violemment dramatique. Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne. Dislocation aussi, désarticulation du langage. […]

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Mais il n’y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui se vit, recommençant à chaque représentation, et c’est aussi une histoire que l’on voit vivre. Le théâtre est autant visuel qu’auditif. Il n’est pas une suite d’images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture mouvante d’images scéniques. […] Il est donc non seulement permis, mais recommandé de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. […] De même, c’est après avoir désarticulé des personnages et des caractères théâtraux, après avoir rejeté un faux langage de théâtre, qu’il faut tenter, comme on l’a fait pour la peinture, de le réarticuler - purifié, essentialisé. Je n’ai pas d’idées avant d’écrire une pièce. J’en ai une fois que j’ai écrit la pièce, ou pendant que je n’en écris pas. Je crois que la création artistique est spontanée. Elle l’est pour moi. Pour un auteur dénommé d’« avant-garde », je vais encourir le reproche de n’avoir rien inventé. Je pense que l’on découvre en même temps qu’on invente, et que l’invention est découve rte ou redécouverte ; et si on me considère comme un auteur d’avant-garde, ce n’est pas ma faute. C’est la critique qui me considère ainsi. Cela n’a pas d’importance. Cette définition en vaut une autre. Elle ne veut rien dire. C’est une étiquette. […] Je crois que l’on avait un peu oublié, ces derniers temps, ce que c’est que le théâtre. C’est moi le premier qui l’avais oublié ; je pense l’avoir à nouveau découvert, pour moi, pas à pas, et je viens de décrire simplement mon expérience du théâtre. »

N.R.F., février 1958

In IONESCO, Eugène, Notes et contre-notes, collection Pratique du Théâtre, éditions Gallimard, 1962, p 3-22

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A propos deA propos deA propos deA propos de RhinocérosRhinocérosRhinocérosRhinocéros Par David Dunson

Le sens de la vie dans les Rhinocéros d’Ionesco

« La pièce Rhinocéros, écrite par le dramaturge absurdiste Eugène Ionesco, reflète une vision qui tient l'univers pour définitivement insensé, irrationnel et absurde. Dans son essai Notes et contre-notes, Ionesco écrit : « Je me vois déchiré par des forces aveugles, montant du plus profond de moi, s'opposant en un conflit désespérant, sans issue… je ne puis évidemment pas savoir qui je suis, ni pourquoi je suis ». Ionesco écrit ses pièces pour faire état de ses conflits intérieurs avec ce qu'il voit comme un univers incompréhensible, et exprimer également ses difficultés à accepter sa propre existence. Il affirme, à propos de son œuvre théâtrale: « Je tâche de projeter sur scène un drame intérieur… Je ne veux que traduire l'invraisemblable et l'insolite, mon univers » (Notes et contre-notes). Dans sa pièce Rhinocéros, Ionesco révèle ses craintes en la barbarie latente dans le cœur humain et, à travers le personnage de Bérenger, il se projette aussi lui-même avec ses propres conflits dans sa pièce. Pour représenter clairement ses thèses, Ionesco utilise nombre de techniques dramatiques originales. A travers celles-ci, Ionesco présente une peinture visuelle des conflits existentiels sous-jacents de la pièce. Les divers éléments dramatiques et thématiques de l'œuvre se combinent pour former une image du monde intérieur chaotique et incohérent d’Ionesco.

Une méthode par laquelle Ionesco communique ses thèmes est l'absurdité des personnages (en dehors de Bérenger) dans les premier et second actes. Ce ridicule apparaît particulièrement à travers leurs réactions face aux deux rhinocéros qui passent à toute allure devant le bistrot‚ au premier acte. Les gens disent, presque simultanément, « Oh, un rhinocéros! » puis « Ça alors ! ». Leurs commentaires sont tous très similaires, et ils semblent incapables de formuler des réflexions originales. Nous voyons déjà à ce point de la pièce quelque chose d'un « esprit de masse » à l'œuvre, dans lequel chacun répète sans réfléchir les mots et les actes d'un autre. Au fil du dialogue il devient clair que personne ne voit dans les rhinocéros des présages d'une tendance à venir ou ne saisit la signification derrière leur apparence. […] [Les] personnages périphériques, déterminés, sont incapables de comprendre la signification des rhinocéros, et c'est ce manque de réflexion qui assure leur transformation finale.

En plus de ridiculiser l'étroitesse de vue des personnages, Ionesco tourne en dérision ceux d'entre eux qui ont des prétentions à la sensibilité et à la logique. Leur raisonnement n'est rien qu'une farce, rendue dans certains cas plus ridicule encore par la croyance égotiste en leur propre supériorité intellectuelle. Ce groupe de personnages consiste principalement en Botard et le Logicien. Le Logicien est considéré comme la personne la plus sage et la plus raisonnable parmi les personnages du premier acte, et tous se tournent vers lui pour résoudre leur débat sur le rhinocéros. Ses réponses à leurs questions, en plus de sa précédente « démonstration » que Socrate était un chat, révèlent l'inanité de ses propositions logiques. Botard, bien qu'il ne soit pas autant estimé de ses collègues,

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s'enorgueillit de son « esprit méthodique » et s'attache à une vision précise, scientifique de la vie. Il méprise les rumeurs sur les rhinocéros et les attribue à l'imagination des journalistes. A travers l'illogisme de Botard et du Logicien, Ionesco propose sa thèse que le raisonnement humain, en dépit de ses prétentions au contraire, est essentiellement absurde. Son monde intérieur est irrationnel et absurde, et Ionesco ne distingue aucun ensemble primordial de règles logiques liant l'univers en un tout compréhensible. […]

En dehors des éléments de base de l'intrigue, Ionesco utilise beaucoup de techniques dramatiques non traditionnelles pour mettre en scène l'absurdité de la vie. La plus évidente est l'emploi du rhinocéros en tant que métaphore de la barbarie essentielle des êtres humains, et aussi de l'absurdité de l'univers. A l'époque où cette pièce fut écrite, on n'aurait pas employé en dramaturgie une image aussi sauvage et brutale que le rhinocéros. Le rhinocéros contraste violemment avec les images de beauté et de noblesse qui caractérisaient les pièces des époques antérieures. Plusieurs objets matériels différents tombent ou sont détruits dans la pièce, ajoutant à l'effet visuel violent des rhinocéros. Par exemple, le chat de la Ménagère est écrasé, et Bérenger passe à travers le mur lorsqu'il fuit l'appartement de Jean. De même, le dialogue logique et ordonné est écarté dans la première scène, et les conversations intercalées contribuent à donner l'impression de chaos. Ionesco use de telles techniques pour donner l'expression sensorielle de son propre trouble intérieur.

[…] les thèmes de Rhinocéros sont présentés à travers les techniques dramatiques et rhétoriques, l'absurdité des personnages secondaires, et les luttes existentielles du rôle principal, Bérenger. Inexorablement, les croyances et les espoirs de Bérenger pour se corriger sont battus en brèche, et finalement il ne lui reste rien d'autre à faire que crier son défi contre un monde hostile. Il est incapable de trouver un sens définitif à la vie car, d'après Ionesco, il n'y a aucun sens à lui trouver. »

David Dunson, 21 mai 1993

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RhinocérosRhinocérosRhinocérosRhinocéros : : : : eeeexxxxtraitstraitstraitstraits Extrait de l’acte II (in Théâtre, Gallimard éditeur, p.75-77). BÉRENGER Laissez-moi appeler le médecin, tout de même, je vous en prie. JEAN Je vous l'interdis absolument. Je n'aime pas les gens têtus (Jean entre dans la chambre Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert, et il parle avec beaucoup de peine Sa voix est méconnaissable.) Et alors, s'il est devenu rhinocéros de plein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui. BÉRENGER Que dites-vous là, cher ami ? Comment pouvez-vous penser. JEAN Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque ça lui fait plaisir ! Il n'y a rien d'extraordinaire à cela. BÉRENGER Évidemment, il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui fasse tellement plaisir. JEAN Et pourquoi donc ? BÉRENGER Il m'est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend. JEAN Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous ! BÉRENGER À condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ? JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant. Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?

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BÉRENGER Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux. JEAN La morale ! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale. BÉRENGER Que mettriez-vous à la place ? JEAN, même jeu. La nature ! BÉRENGER La nature ? JEAN, même jeu. La nature a ses lois. La morale est antinaturelle. BÉRENGER Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle! JEAN J'y vivrai, j'y vivrai. BÉRENGER Cela se dit. Mais dans le fond, personne... JEAN, l'interrompant, et allant et venant. Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale. BÉRENGER Je ne suis pas du tout d'accord avec vous. JEAN, soufflant bruyamment. Je veux respirer. BÉRENGER Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !… JEAN, toujours dans la salle de bains. Démolissons tout cela, on s'en portera mieux. BÉRENGER Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.

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JEAN Brrr... (Il barrit presque.) BÉRENGER Je ne savais pas que vous étiez poète. JEAN, (Il sort de la salle de bains.) Brrr... (Il barrit de nouveau.) BÉRENGER Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme... JEAN, l'interrompant. L'homme... Ne prononcez plus ce mot ! BÉRENGER Je veux dire l'être humain, l'humanisme… JEAN L'humanisme est périmé! Vous êtes un vieux sentimental ridicule (Il entre dans la salle de bains.) BÉRENGER Enfin, tout de même, l'esprit... JEAN, dans la salle de bains. Des clichés! vous me racontez des bêtises. BÉRENGER Des bêtises ! JEAN, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible. Absolument. BÉRENGER Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ? JEAN Pourquoi pas ! Je n'ai pas vos préjugés. BÉRENGER Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal. JEAN, toujours de la salle de bains. Ouvrez vos oreilles !

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BÉRENGER Comment ? JEAN Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros? J'aime les changements. BÉRENGER De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh! vous semblez vraiment perdre la tête (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus. Extrait de l’acte III (in Théâtre, Gallimard éditeur, p.83-85). BERENGER Cela en avait bien l’air pourtant. Si vous aviez vu dans quel état… l’expression de sa figure…

DUDARD C’est parce que c’est vous qui vous trouviez par hasard chez lui. Avec n’importe qui cela se serait passé de la même façon. BERENGER Devant moi, étant donné notre passé commun, il aurait pu se retenir. DUDARD Vous vous croyez le centre du monde, vous croyez que tout ce qui arrive vous concerne personnellement ! Vous n’êtes pas la cible universelle ! BERENGER C’est peut-être juste. Je vais tâcher de me raisonner. Cependant le phénomène en soi est inquiétant. Moi, à vrai dire, cela me bouleverse. Comment l’expliquer ? DUDARD Pour le moment, je ne trouve pas encore une explication satisfaisante. Je constate les faits, je les enregistre. Cela existe, donc cela doit pouvoir s’expliquer. Des curiosités de la nature, des bizarreries, des extravagances, un jeu, qui sait ? BERENGER Jean était très orgueilleux. Moi, je n’ai pas d’ambition. Je me contente de ce que je suis.

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DUDARD Peut-être aimait-il l’air pur, la compagne, l’espace… peut-être avait-il besoin de se détendre. Je ne dis pas ça pour l’excuser… BERENGER Je vous comprends, enfin j’essaye. Pourtant, même si on m’accusait de ne pas avoir l’esprit sportif ou d’être un petit-bourgeois, figé dans un univers clos, je resterais sur mes positions. DUDARD Nous resterons tous les mêmes, bien sûr. Alors pourquoi vous inquiétez-vous pour quelques cas de rhinocérite ? Cela peut-être aussi une maladie. BERENGER Justement, j’ai peur de la contagion. DUDARD Oh ! N’y pensez plus. Vraiment, vous attachez trop d’importance à la chose. L’exemple de Jean n’est pas symptomatique, n’est pas représentatif, vous avez dit vous-même que Jean était orgueilleux. A mon avis, excusez-moi de dire du mal de votre ami, c’était un excité, un peu sauvage, un excentrique, on ne prend pas en considération les originaux. C’est la moyenne qui compte. BERENGER Alors cela s’éclaire. Vous voyez, vous ne pouviez pas expliquer le phénomène. Eh bien, voilà, vous venez de me donner une explication plausible. Pourtant, il avait des arguments, il semblait avoir réfléchi à la question, mûri sa décision… Mais Bœuf, Bœuf, était-il fou lui aussi ?... et les autres, les autres ?... DUDARD Il reste l’hypothèse de l’épidémie. C’est comme la grippe. Ça c’est déjà vu des épidémies. BERENGER Elles n’ont jamais ressemblé à celle-ci. Et si ça venait des colonies ? DUDARD En tout cas, vous ne pouvez pas prétendre que Bœuf et les autres, eux aussi, ont fait ce qu’ils ont fait, ou sont devenus ce qu’ils sont devenus, exprès pour vous ennuyer. Ils ne se seraient pas donné ce mal. BERENGER C’est vrai, c’est sensé ce que vous dites, c’est une parole rassurante… ou peut-être, au contraire, cela est-il plus grave encore ? (On entend des rhinocéros galoper sous la fenêtre du fond.) Tenez, vous entendez ? (Il se précipite vers la fenêtre.) DUDARD Laissez-les donc tranquilles ! (Bérenger referme la fenêtre.) En quoi vous gênent-ils ? Vraiment, ils vous obsèdent. Ce n’est pas bien. Vous vous épuisez nerveusement. Vous avez eu un choc, c’est entendu ! N’en cherchez pas d’autres. Maintenant, tâchez tout simplement de vous rétablir.

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BERENGER Je me demande si je suis bien immunisé. DUDARD De toute façon, ce n’est pas mortel. Il y a des maladies qui sont saines. Je suis convaincu qu’on en guérit si on veut. Ça leur passera, allez. BERENGER Ça doit certainement laisser des traces ! Un tel déséquilibre organique ne peut pas ne pas en laisser… DUDARD C’est passager, ne vous en faites pas. BERENGER Vous en êtes convaincu ? DUDARD Je le crois, oui, je le suppose. BERENGER Mais si on ne veut vraiment pas, n’est-ce pas, si on ne veut vraiment pas attraper ce mal qui est un mal nerveux, on ne l’attrape pas, on ne l’attrape pas !...Voulez-vous un verre de cognac ?

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