Rencontres Internationales de GenÈve
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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE
TOME XXXIX(2003)
LES LIMITESDE LHUMAIN
Michel SERRES Henri ATLANRoland OMNS Georges CHARPAKOlivier MONGIN Jean-Pierre DUPUY
Monique CANTO-SPERBER
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dition lectronique ralise partir du tome XXXIX (2003) des Textes desconfrences et des dbats organiss par les Rencontres Internationales deGenve. ditions LAge dHomme, Lausanne, 2004, 236 pages.
Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve
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TABLE DES MATIRES
(Les tomes)
INTRODUCTION : LES LIMITES DE LHUMAIN
NOUVELLES LIMITES DE LHUMAIN
Introduction par Marc Faessler
Confrence de Michel Serres
Dbat
LHUMANIT DHOMO SAPIENS. LES LIMITES DE LINHUMAINIntroduction par Alex Mauron
Confrence de Henri Atlan
Dbat
Confrence de Roland Omns
Commentaire de Georges Charpak
LA MORT DE LA VILLE ?
Introduction par Michel Porret
Confrence de Olivier Mongin
Dbat
DE LA LIMITE SUPRME : LAUTODESTRUCTION DE LHUMANIT
Introduction par Nicolas Levrat
Confrence de Jean-Pierre Dupuy
Dbat
LA VIE HUMAINE ET LA FRAGILIT DES RAISONS
Introduction par Patrizia LombardoConfrence de Monique Canto-Sperber
Dbat
TABLE RONDE : Si Dieu nexiste pas, tout est permis .
Introduction de Georges Nivat
*Index des intervenants
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http://rigindex.pdf/http://rigindex.pdf/http://rigindex.pdf/ -
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AVERTISSEMENT
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p.006 Nous tenons remercier ici tous ceux qui ont rendu possibles ces
confrences et ces dbats ainsi que le volume qui en transcrit le texte.
Nous disons notre gratitude aux confrenciers et aux personnes ayant
particip aux dbats ; aux prsidents de sances ; M. Denis Bertholet qui,
partir des enregistrements, a tabli le compte rendu de certaines confrences et
des dbats ; enfin Mme Elise Frchette qui a aid le secrtaire gnral
prparer le manuscrit de ce volume.
Nous remerciements sadressent aussi tous ceux qui assurent la vie des
Rencontres internationales de Genve : le Dpartement de linstruction publique
de la Rpublique et Canton de Genve ; le Dpartement des affaires culturelles
de la Ville de Genve ; lUniversit de Genve, son rectorat et son
administration ; Mme Josiane Theubet, secrtaire des Rencontres.
Nous ritrons enfin ici lexpression de notre reconnaissance pour son appui
matriel la Fondation Hans Wilsdorf qui assume une large part des frais de
cette publication.
Jean-Claude Frachebourg Georges NivatSecrtaire gnral Prsident
*
Une srie de cassettes sonores complte trs utilement cet ouvrage. Elles
ont t enregistres lors de la trente-neuvime session des Rencontres
internationales de Genve et contiennent in extenso les confrences et les
dbats de ladite session. Ces cassettes peuvent tre coutes la mdiathque
dUni Mail, bd du Pont-dArve, 1211 Genve 4, tl. 022 379 83 94/95.
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INTRODUCTION 1
LES LIMITES DE LHUMAIN
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Mesdames, Messieurs,
p.007 Les Rencontres internationales de Genve se sont, en 1964,
pos la question : Comment vivre demain ? et, entre autres,
celle-ci : Comment protger et conserver la nature humaine
primordiale ? On parlait dj de manipulations, on apprhendait
lextinction de la spontanit humaine , on plaait des espoirs
dans la rsistance du patrimoine stable . Robert Oppenheimer,
optimiste, dclarait ici mme que la science nest pas toujours
heureuse, mais compare toute autre vie, je pense quelle
lest . Abordant le problme des limites, le grand physicien,
crateur de la bombe atomique Los Alamos, mais dmissionnaireaprs Nagasaki, affirmait que nous en saurons toujours
davantage, et gnralement dautant plus que lon peut identifier
les limites toujours plus loignes de la connaissance, que lon
peut trouver autant de nouvelles questions que de rponses, que
lon sera tonn et si les expriences sont rellement bonnes
saisi dadmiration et mu .
Le savant sinquitait alors de ltablissement dune
concordance entre socit ouverte et armes de destruction
massive. La vie prive humaine lui semblait un contrepoids
indispensable la possibilit du dsastre. La microminiaturisation,
disait-il en 1964, permet un espionnage gnralis des vies
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Le 23 septembre 2003.
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prives. Le savant qui avait t soumis enqute savait ce dont il
parlait. Et il restait optimiste.
p.008Le dernier parler fut le pote Pierre Emmanuel qui voqua
les frontires de la posie (cest un titre de Maritain) et qui dfinit
la parole comme le dernier refuge de la charit dans un monde o
la communication disait-il tait devenue avare et indigente.
Le savant et le pote restaient tous deux optimistes, je dirais
fondamentalement optimistes. Parce que tous deux dcrivaient un
homme qui avait encore faim, une faim commune, un apptitdtre et quils voyaient devant eux ce quils appelaient un
espace de lexprience humaine rconcilie .
Nos illustres prdcesseurs ont donc dj parl des limites de
lhumain . Ils ont trait ds 1947 de Progrs technique
progrs moral , et Nicolas Berdiaev vint dire ici son angoisse
dune poque moderne qui touchait sa fin . LEurope lui
semblait dcompose, la Raison dpossde, la guerre devenue
autonome comme il dit, et lhomme devenu esclave. Son
consentement lalination de sa propre nature tait gage de
violence et promesse de jougs nouveaux. Cependant Berdiaev lui
aussi conclut presque en fanfare en imaginant un humanisme
religieux .
Nous en sommes loin aujourdhui et nos invits vont dfinir lesnouvelles limites de lhumain, celles du savoir, toujours plus loin,
celles de la dontologie mais comment llaborer est tout le
problme actuel. Nul ne parlera plus, sans doute, comme Nicolas
Berdiaev. Je voudrais citer ce point Jrgen Habermas dans son
essai Lavenir de la nature humaine, vers un eugnisme libral:
Aprs les blessures narcissiques que nous ont infliges
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Copernic et Darwin en dtruisant, lun, notre image gocentrique
du monde, lautre, notre image anthropologique, peut-tre
accompagnerons-nous avec une plus grande quitude cettetroisime dcentralisation du monde la soumission du corps
vivant et de la vie la biotechnologie.
Le mot terrible est peut-tre ici quitude . Lendormissement
de lhomme libralement alin, irniquement priv de
transcendance et de valeur, roul dans le ressac marchand et
publicitaire, est assez terrifiant. Lhorizontalit grandissante de nos
systmes de pense, de pouvoir, de dcision ne permet plus gure
de demander comment demain . Comment aujourdhui est dj
trop ardu, trop ambitieux pour nous.
Lhomme prvoyant la mort de son espce, lhomme dchiffr
en son gnome et fabriqu demain, lhomme perdu dans le dlire
des mgapoles folles sans aucune volont pour les structurer :
Bogota, Medellin, Sao Paulo, Mexico, Calcutta... Lhomme seulpour dfinir les limites du jusquo ne pas aller, ce seront nos
thmes et nous p.008 tcherons de rcapituler samedi matin en nous
rfrant Dostoevski et son ironique Si Dieu nexiste plus,
tout est permis , o chaque terme, aujourdhui, est priv de sens.
Dans Minority Reports, le film fou de Spielberg, lordre est si bien
instaur par la socit omnipolicire que les crimes sont prvenus
avant dtre conus, les humains reconnus par lempreinte de leur
iris, lhumanit entirement instrumentalise. La connivence entre
lart et la violence, lart et le terrorisme est un sujet qui est peut-
tre de toujours mais dont le 11 septembre ralisation de tant
de films danticipation a dmultipli la force de scandale.
Le film du Brsilien Fernando Meirelles Cit de Dieu, chronique
de la folie sanguinaire et innocente denfants meurtriers, violeurs
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et drogus dans les favelas de Rio, est aussi un exemple que nous
donne lart actuel du passage la frontire, de la perte de sens de
toute frontire.
Lhomme entrevoyant la mort de son espce, puis celle de sa
plante, lhomme dchiffr dans son programme gntique et
pouvant soffrir des prothses de son corps, voire de son moi ,
lhomme perdu dans le dlire de mgapoles sans police, sans
urbanisme, sans volont commune. Au cours de la semaine, nous
tcherons dinterroger les limites, celles auxquelles on tend, celles
que lon transgresse, celles que lon efface.
La Securidade roumaine inventa en 1948 lexprience de
Pitesti o lon faisait coucher dans le mme dortoir les victimes
et les bourreaux. Elle dura trois ans. Mme Staline ninsista pas.
Lexprience tait fonde sur labolition des limites entre lhumain
et linhumain. Pitesti peut nous servir durant cette semaine de
mesure de linhumain.
Pitesti accomplissait lanticipation de lexprience imagine par
Vladimir Nabokov dans son Bend sinister. Le dictateur Padouk,
fondateur du parti unique de lHomme mdiocre, pense que tous
les maux viennent de lingale rpartition de la conscience
humaine dans la population de la plante.
La nouvelle rpartition de la conscience humaine effacera leslimites, crera un nant maternel que Nabokov appelle mothing,
mother et nothing. Le livre sachve en berceuse A good night for
mothing. Nous ny sommes peut-tre pas encore, mais cette
frontire-l est un peu partout.
Georges NIVAT
Prsident des Rencontres internationales de Genve
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NOUVELLES LIMITES DE LHUMAIN 1
INTRODUCTION
par Marc Faesslerthologien et pasteur
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p.011 Pour ouvrir cette session sur Les limites de lhumain, les
Rencontres internationales ont fait appel un penseur visionnaire
qui ne cesse de nous rappeler, dans ses derniers ouvrages, le
Grand Rcit de notre paradoxale infinitude ! Michel Serres est en
effet un philosophe hors norme. Gnreux, solaire, rayonnant, il
est lafft de tous les fils invisibles qui au pli dune conscience
de labme infini dont nous mergeons tissent le prsent de
notre modernit tel un accs inexplor une toute nouvelle
proximit de lUniversel. Sa vision des choses que parvient
voquer son criture diaphane, mle, allusive, troue
dchappes belles et de tracs jamais achevs , fait vaciller
toutes les assurances trop fondes qui nous servent de certitudes
htives. Sa pense renoue avec lune des grandes modalits de la
tradition philosophique franaise, celle qui, de Montaigne
Janklvitch, lve lessai et la digression au rang dincitations
pour la pense gagner les hauteurs dun autrement voir .Flexible et modale, la philosophie qui saventure sur une telle voie
tente dpouser le rel et le vivant. Elle dploie ds lors des armes
qui lui sont propres. Mises en rseau topologique de connexions
inaperues. Substitution des concepts figs, de notions capables
dpouser la totalit en devenir, de faire mutuellement vibrer vie et
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Le 23 septembre 2003.
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symbole, dallier diffremment le singulier luniversel. Exploration
des sollicitations tymologiques du langage pour devenir dans les
propositions et les prpositions du dire, le foyer brlant dun parleruniversel que ne consume aucune langue. Rsultat ? Nous
cherchions limites et fondements lhumain... voici p.012 quon nous
suggre, sous larchaque sujet transcendantal des philosophies
anciennes, lclair blanc dun Incandescent, illimit et sans assise,
la bifurcation dcentre de toutes les composantes cosmiques et
culturelles ! Notre limite serait devenue illimite.
Acadmicien non acadmique, philosophe doutre-philosophie,
penseur libre et non infod, virtuose dun verbe dont la fluidit
mme est gsine de sens, Michel Serres attire notre attention sur
la transmutation des limites de lhumain en un processus
dhominiscence dchiffrement de notre nouvelle infinitude au
cur de la totalit en devenir et en expansion que sont aujourdhui
espace, temps, savoir, langage, communication, technique. Cetlan visionnaire nest pas sans soulever de multiples questions de
fond. Nous les aborderons dans le dbat. Mais on ne peut lui
dnier la vigueur provocante de son souffle. Cest elle que nous
avons fait appel pour ouvrir ces Rencontres. Cest elle qui parcourt
de son frmissement ces quelques lignes qui servent de prlude
Hominescence et sont linvitation apritive entrer avec Michel
Serres dans larborescente aventure du cheminement dans lequel ilespre nous entraner :
De mme quen la luminescence ou lincandescence,
crot ou dcrot, par clats et occultations, une lumire
dont lintensit se cache et se montre en frmissant de
commencer, quoique prte sans cesse steindre ; de
mme que ladolescence ou la snescence savancent vers
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lge mr ou la vieillesse franche et rgressant toutes
deux vers les involutions dune enfance ou dune vie
quelles regrettent mais quitteront vite ; de mme quelefflorescence ou leffervescence dsignent, ainsi, des
processus marqus par cette dsinence, dite
inchoative , adjectif qui dsigne un dbut, ici de
floraison, de bouillonnement ou dmotion ; de mme
quune plante arborescente prend peu peu la forme
ramifie, le port ou lapparence dun arbre... de mme un
processus dhominescence vient davoir lieu de notre
propre fait, mais ne sait pas encore quel homme il va
produire, magnifier ou assassiner.
Mais lavons-nous jamais su ? . (Hominescence, page 14)
En ouverture de cette semaine de rflexion, il vous appartient,
cher Michel Serres, avec la jubilation instruite et communicative
qui vous caractrise, de nous clairer sur ces nouvelles limites de
lhumain. Vous avez la parole.
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MICHEL SERRES N en 1930 Agen (France). Interromptses tudes entames lEcole navale (1949) pour prparer lEcolenormale suprieure (1952). Aprs lagrgation de philosophie (1955),
enseigne successivement Clermont-Ferrand et Vincennes. Thse surles modles mathmatiques du systme de Leibniz. Enseigne lhistoiredes sciences Paris I (1969). Toujours soucieux dintgrer la rflexionphilosophique les dveloppements les plus rcents des sciences, ildveloppe aussi ses intuitions sur lenseignement et lducation, ou surlcologie.
Parmi ses trs nombreux ouvrages, on peut citer Le Parasite (1980),Gense (1982), lments dhistoire des sciences (1989), Le Contratnaturel (1990), Le Tiers instruit (1991), Les Origines de la gomtrie(1993),Atlas (1994), loge de la philosophie en langue franaise (1997),Hominescence (2001), LIncandescent(2003).
Membre de lAcadmie franaise (1990).
CONFRENCE DE MICHEL SERRES
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p.013 Passant par une ville dont je tairai le nom, clbre pour son
Musum dHistoire Naturelle, je visitai, en dcembre dernier, sa
non moins fameuse salle aux squelettes et demandai au gardien
lge dun des sauriens gants, impressionnants de taille et de
longueur ; il me rpondit :
Cent vingt millions dannes, onze mois.
Comment calculez-vous une date aussi prcise, repris-je ?
Simplement, dit-il : le muse ma embauch pour
surveiller cette salle, au milieu de lhiver pass ; cette
poque, une affiche, encore prsente sous la bte,
annonait : cent vingt millions. Comptez : cela tombe juste.
Lexcellent homme donnait tellement dimportance au temps
rcent quil en perdait toute proportion. Nous rions de son calcul,
mais pensons comme lui : nous donnons tellement dimportance
aux nouvelles que nous les coutons tous les matins
avidement, sans nous demander jamais ce qui est nouveau,
vraiment.
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A cette question, les dcouvertes rcentes rpondent souvent.
Mais de quel savoir sagit-il ?
Annonce au XIXe sicle, triomphe au XXe
p.014 O va le savoir ? Vers les sciences humaines. Ds le XIXe
sicle, Auguste Comte et Renan prophtisent ainsi lavenir de la
science. Quoique, par la suite, les particules aient dcompos
latome, que lastrophysique ait ouvert lunivers, que le code
gntique, universel, ait dchiffr la vie, je crois pourtant que
lhistoire venir retiendra le XXe sicle de ces trois exploits comme
le fondateur de multiples disciplines destines rpondre la
question : quest-ce que lhumain ? Le dfinir suppose quon en
puisse dire les limites. A beaucoup dgards, le sicle dernier
restera celui des sciences dites douces.
Pass 1950, elles triomphrent. Emblmatique, la figure de
Claude Lvi-Strauss, par exemple, domina luniversit, larecherche, les mdias, lopinion. Qui pouvait, qui peut encore
aujourdhui rpondre cette question, sauf lconomie, la
linguistique, les psycho et sociologies, lethno et lanthropologie,
plus vingt histoires diverses, de celle des religions celle des
mentalits, bref les Sciences de lHomme ? Nous ne reviendrons ni
sur cet acquis ni sur ses avances. Mais, depuis quelque temps, les
disciplines dures apportent des lumires neuves dans ce groupedoux, pendant quil pitine un peu, se rpte plus et dcouvre
moins.
Voici encore quelques annes, lorganisation de telles
confrences sur cette question et convoqu ethno, psycho et
sociologues, exclusivement ; que les Rencontres internationales
de Genve invitent aujourdhui, pour y rpondre un prix Nobel
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de physique, un biophysicien et un philosophe des sciences
dures... signe le dbut dun nouveau temps.
Relais au XXIe sicle
Car, en termes dpistmologie, lhominisation proccupe
autant aujourdhui quhier la distribution diffrencie des cultures,
usages et mythes ; on souponne mme quelle pourrait
lexpliquer. Larborescence temporelle o stagent lergaster et
lafarensis prcde et conditionne le bouquet spatial o se
dispersent Kwakiutl et Arapesh. En termes dinstitutions, le
nouveau sicle tentera de connecter le Musum dHistoire
Naturelle au Muse de lHomme. Pour mieux dcrire la conduite
personnelle, nous avions oubli les synapses, aussi bien que les
bonobos pour mieux comprendre nos rapports sociaux.
Depuis la dcouverte de Lucy dans le rift kenyan, depuis la
monte en puissance de la paloanthropologie, de la biochimie,des sciences cognitives et neuronales, dbutantes leur tour, nous
revisitons le relais nature-cultures, nous remettons en connexion
deux domaines p.015 spars depuis longtemps. Le XIXe sicle
annona les sciences humaines ; nous les vmes spanouir au XXe
sicle ; le XXIe les runira aux sciences dures. Je viens dcrire
Hominescence et lIncandescentpour souder fluidement les nuds
de ce nouveau rseau.
Une mditation sur le temps assure cette connexion. Pour
linaugurer, quappelle-t-on, justement, la nature ?
Le temps de nature
Jappelle Grand Rcit lnonc des circonstances contingentes
mergeant tour tour au cours dune dure, de longueur
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colossale, dont la naissance de lunivers marque le
commencement et qui continue par son expansion, le
refroidissement des plantes, laccrtion de la ntre, lapparitionde la vie sur la Terre, lvolution des vivants telle que la conoit le
nodarwinisme et celle de lhomme, n en Afrique et la quittant
rcemment pour occuper les continents. Dsormais bien
document, jouant mme un rle de rfrence en culture
scientifique, ce rcit, globalement vrai compte tenu des
ramnagements rguliers que pratiquent sur lui des inventions
et dcouvertes aussi contingentes que son propre flux, buissonne
donc de multiples bifurcations o apparaissent, ltat naissant,
tous les phnomnes existants, bien ou mal connus.
Quand il nous pousse respecter une sorte de desse
pastorale ou quil signifie lessence dune notion, dune chose ou
dun vivant, nous dlaissons avec raison le terme de nature, car
ces deux sens, encore aujourdhui courants, drivent desuperstitions et didologies. Mais je nhsite point lutiliser dans
son sens tymologique de naissance. Nature dsigne ce qui nat.
Considrons alors lensemble des bifurcations du Grand Rcit qui
divergent vers une mergence, celles des plantes, de la vie, des
espces ou de lhomme ; notre corps et son environnement
naquirent de quelques-uns de ces surgissements dont nous
savons marquer assez prcisment la date.Quest-ce donc que la nature ? Lintgrale indfinie des
bifurcations surgissant du Grand Rcit, mme si nous ne les
connaissons ni ne les dominons pas toutes. Quasi
tautologiquement, la nature se dit de la somme de ces
naissances.
Quest-ce que lhumain ? Un sous-ensemble dfini de ces
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Si nous figurons par une grande anne la dure dont je viens
de parler, nos cultures, nos langues et nos politiques se limitent
quelques fractions de sa dernire seconde. Si vous medemandez mon ge enfin, je peux vous avouer celui de mon tat
civil, mais je dois aussi dater celui des diffrentes couches de
neurones qui constituent mon cerveau, dont certains apparurent
avec les singes dits suprieurs, mais dont dautres viennent des
reptiles dres antrieures ; de mme, brass dans sa
composition partir de ceux de mes parents, mon ADN remonte
quatre milliards dannes dans sa structure ; quant aux
atomes qui le composent, leur formation accompagne celle du
monde, voil dix quinze milliards dannes. Ainsi compt, mon
ge me rapproche de tous les vivants : le temps ne me distingue
pas deux.
Quest-ce que lhumain ?
Cette restriction explique-t-elle pourquoi les philosophes
doutent de dfinir lhumain ? Lthologie trouve presque toujours
un animal, une plante, voire une bactrie, dous de la qualit
prtendument spcifique notre espce Les Cinq sens disent
avec humour que parler p.017 de lhomo sapiens exclut la majorit
de ceux qui, dnus de got, ne cherchent pas dans les aliments
leur sapidit. A propos des nouvelles technologies, Hominescencele dit sans facult. Contemporaine, cette dfaite pousse le
rputer sans proprit. Dite apophatique, la thologie, jadis,
parlait ainsi de Dieu, en disant ce quIl ntait pas. Sans risque,
une philosophie ngative ou critique sabandonne aujourdhui
cette facilit ; face la dconstruction aise, penser reste
difficile.
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Riez, dautre part, de la contradiction toute logique entre cet
interdit de dfinir et le pathtique, aussi couramment exprim de
nos jours, autour de la finitude. Il faut cependant choisir : silhumain souffre de cette dernire, alors rien de plus ais que de
dfinir un vivant aussi serr dans des bornes ; sinon, sans ces
frontires, le voil infini. Si nous ne savons pas le dfinir, nous
devons avouer ne trouver aucune fin devant lui ; inversement, si
nous pleurons sa finitude, nous devons en savoir et en donner une
dfinition : oui, nous rptons le mme mot. Il sagit bien des
limites de lhumain : si elles existent, nous pouvons le dfinir ; si
nous ne pouvons pas le dfinir, le voil illimit.
Enfin lhumain change si souvent et tant quil excde toujours
ce que lon dit de lui. Chez lhabitant contemporain des
mtropoles, que reste-t-il du sapiens dcrit par les
paloanthropologues ? Or, on voit mieux la direction dun
mouvement lorsquil sinflchit : le sens apparat au changementde sens. Or encore, ces cinquante dernires annes advint une
transformation si importante quelle chappa aux observateurs.
Comment cet animal mtamorphique se mtamorphosa-t-il
rcemment ?
Le temps contemporain dHominescence
Pendant que triomphaient les sciences humaines, lhumain setransformait, en effet, au moins en un coin dOccident, sous la
pousse dlments plus naturels que culturels.
La dcouverte de lnergie atomique ou diverses rponses la
question : quest-ce que la matire ? amenrent la construction
darmes de destruction massive telles que la terreur, proprement
ntre, de la mort se renouvela. Aux peurs individuelles,
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accompagnes parfois dune angoisse culturelle, une inquitude
globale sajouta lorsquexplosrent les bombes thermonuclaires.
Chacun de nous craint de mourir ; bien des civilisationsdisparurent ; lOccident lui-mme descend de cultures mortes ;
mais jamais lhumain nentra en risque dextinction sur une plante
en danger, deux morts globales p.018 encourues par son gnie et sa
volont. Rien dans lhominisation nquivaut cette bifurcation
tragique.
De mme, diverses rponses la question : quest-ce que la
vie ? amenrent des amliorations telles dans les conditions
dhygine et la gurison des maladies que notre corps se
mtamorphosa. Sa taille, son esprance de vie, son rapport la
douleur et la sant se transformrent et, aussitt aprs, la
procration et la filiation elles-mmes. Outre le rapport la mort,
changrent lexistence et la naissance.
Ces variations ne touchrent pas seulement le phnotype etparfois la famille de certains Occidentaux, mais aussi le paysage
alentour. Car dautres rponses cette deuxime question
amenrent un changement radical dans llevage et lagriculture,
donc dans le paysage et lalimentation. Hominescence parle mme,
ce sujet, dune fin du nolithique. Ainsi notre rapport au monde
se transforma au moins autant que celui que nous entretenons
avec notre corps. Et si, ds le dbut, pturage et labourage
tentrent de matriser la slection de plantes et danimaux choisis,
les biotechnologies cherchent aujourdhui matriser la mutation,
ce qui rduit fantastiquement les chelles de temps dcouvertes
par les rponses la question : quest-ce que lunivers ? qui
amenrent, en effet, valuer autrement ces dures respectives,
pour linerte et le vivant.
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Le rapport aux autres changea tout autant. La communication
et ses technologies ouvrirent dautres voies dans lespace et
linstant, amenant de nouveaux liens et une expansion inattenduedes connaissances. Lorsque des millions de messagers deviennent
sources dinformation, la socit devient pdagogique en son
entier. Reste encore crire la nouvelle pistmologie de ce savoir
manipul.
Aucune de ces transformations : vie, douleur, mort, naissance,
monde alentour, relations aux semblables... ne rsulta de
circonstances environnementales sur lesquelles nous naurions rien
pu, comme dans lvolution au sens classique du terme. Au
contraire, elles vinrent de processus conomiques, sociaux, en
dernire instance cognitifs, de cet entendement et de cette volont
collectifs que nous appelons le savoir, de ses applications
techniques, de ses mises en uvre collectives ; en somme, des
sciences dites naturelles.
Le temps humain de ddiffrenciation
Une partie de lhumanit a donc tant chang en un demi-sicle
que cela conduit penser lhumain au moins comme une capacit
de mtamorphoses rapides. Sagit-il, nouveau, dune espce qui
entretient un rapport original avec le temps ?
Le corps de tous les vivants se transforme par les processus
volutifs connus : mutation et slection, qui permettent une
spcialisation telle que lorganisme ainsi produit exploite au mieux
les ressources de telle niche locale de lenvironnement. Le mot
espce rpte le terme spcialisation.
A linverse, nos organes se dspcialisent. Par rapport au
sabot des ruminants, la pince du crabe, au tentacule de la
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pieuvre, la main, non spcialise, finit par tout faire, tenir un
marteau ou un bistouri, conduire une charrue ou un hlicoptre,
jouer du violon, caresser, faire signe... Par rapport aux becs desoiseaux, la gueule du requin, au museau du chien, la bouche,
non spcialise, finit par tout faire, mordre, certes, mais baiser,
siffler, parler mille langues. Ainsi quittons-nous des niches
spciales et nous ouvrons-nous lespace global. Au lieu dhabiter
une localit, lhumain, ddiffrenci, indiffrent mme,
Incandescentdans le sens de mon dernier livre, hante le monde,
y voyage et, du coup, dbordant le prsent immdiat, entre dans
un temps diffrent. Lequel ?
Pratiques du temps
Nat-il avec la premire pierre quil taille ? Certes revient aussitt
la mme restriction : certains animaux, les pics, les bonobos,
produisent dauthentiques outils. Mais, de nouveau, intervient le
temps. Ne cessant jamais den fabriquer, nous ne les accumulons
pas seulement, mais les entrecroisons ou les appareillons en un
tissu mouvant qui induit une dure propre. Laquelle ?
Quest-ce que la technique ? Si nous devions attendre que
lvolution nous munisse, par exemple, dappendices assez pointus
pour piquer ou dun tranchant de la main assez fin pour tailler,
nous devrions, selon les lois de la slection et des mutations,compter, sans lassurance dy parvenir, des dures compatibles
avec celle de lespce et llimination dinnombrables semblables
dmunis de tels avantages. Lorsque, en dehors de nos corps, nous
appareillons des objets qui les possdent, nous pargnons donc la
mort, dabord, qui, tragiquement, et d faucher dimmenses
populations dsadaptes ; plus limmense dure, difficile valuer
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selon lmergence au hasard des mutants et de leur adaptation.
Quest-ce que la technique ? Une conomie formidable de la mort
et du temps.
Annoncez donc la simplicit de ce calcul heureux aux
prcautionneux qui pleurent les accidents et redoutent les risques.
Oui, en remontant, vive allure, lnorme lenteur du Grand Rcit,
le temps technicien rattrape, au moins virtuellement, les colossales
dures que, p.020 sans cela, nous ne pourrions jamais compenser.
Un outil condense un temps immense.
Pour dominer ainsi partie de notre environnement volubile,
nous entrons, impatients, dans lvolution, dans le processus de
naissance, dans le temps mme des vivants, nous
lconomisons, nous le court-circuitons. Quest-ce quun outil ?
Une projection du temps colossal du Grand Rcit sur lclat
infinitsimal de linvention pratique et de lusage avant usure ; il
concentre ou replie des millions dannes sur des mois. A cersultat singulier sajoutent les performances analogues de tel
ou tel autre, associ, appareillage qui augmente dautant cette
acclration.
Et celle-ci devient verticale ds quapparat le langage articul
qui, son tour, permet la constitution de grands systmes
techniques. Parlez : combien de rsdas pargnent le mot fleur ?
Combien de pierres tailles programment le terme silex ? Combien
dactions, de choses et de gestes, dsignent un verbe, un mot, une
prposition ? Combien de ronds se groupent en cercle ? Combien
de temps vcu rsume le temps nonc ? Combien de milliards
dannes venons-nous denvisager depuis le dbut de ce texte ?
Une page condense un temps immense.
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La domestication procde du mme geste. Sil avait fallu
attendre que le tosinte devnt mas ou le buffle buf... Un
mouton condense un temps immense.
Autre exemple : pourquoi se vtir ?
Lvolution met certes, un temps norme parvenir
contingentement au bec ou la pince ; mais une fois acquis, ces
organes demeurent longtemps. Patiente lvolution, aussi longue
ladaptation, mais, supposer que le besoin de celle-ci disparaisse,
interminable tout autant linsupportable fixit. Loutil vaut alors un
organe amovible. Pour sadapter, rien ne vaut cette mobilit.
Disposer dun appareil consiste le poser quand le besoin sefface
et le reprendre loisir, selon la ncessit.
Exemple : loppression thermique impose par une fourrure
permanente, ou variable selon les seules saisons, empche de
courir longtemps la chasse ou de voyager sous les tropiques, enraison de la surchauffe ; enfoui au fond de sa crinire, ainsi dort le
lion mle, attendant que la machine refroidisse. Comment
expliquer lusage humain de se vtir ? La motivation vint-elle de la
neige, de la pudeur sexuelle, du dsir de cacher faiblesses ou
laideurs, du souci de propret ? Quimporte, au vu de la vicissitude
tourbillonnante de ces p.021 causes mmes et dautres encore : le
climat varie, la pluie se fait rare ou abondante, les relationsfluctuent, les conduites et les modes changent. Plutt donc que de
chercher une cause, mieux vaut considrer les variations dans un
ventail de contraintes multiples. En fait, on shabille pour pouvoir
se dshabiller vite, puis se rhabiller aussi rapidement, bref en
dcouvrant ltrange avantage du dpouillement ; lcorch peut
changer de peau. En toutes circonstances, la souplesse mobile et
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diverse de cette adaptabilit lemporte sur une solution unique et
raide. La cause devient lamovibilit.
Je souligne avec force le raisonnement prcdent. Pour
expliquer, nous cherchons dabord, un effet, quelque cause : par
exemple, le vtement nat du froid. Ensuite, nous la faisons
varier ; alors, une fonction se dessine selon ce que nous appelons
la variable : selon les saisons, fourrure paisse ou rase. Mais, dans
un troisime temps, je considre la variation comme telle, quelle
que soit la cause ou la chose qui varie : le temps de cette variation
devient la cause elle-mme. La variation requiert lamovibilit.
Alors, comme celle de lhabit, lessence de la technique se rsume
dans ce jeu, au double sens du ludique et dune lgre distance
entre lments utiles, qui permet que lon adopte habits, armes et
outils, pour un temps bref, quon les pose, quon les dpose, bref,
que lon en dispose. Ce jeu signifie donc disposition . La
disponibilit devient lessence mme de lusage. Donc la techniquecondense et manie aussi bien du temps court que du temps long.
Quest-ce que lusage technicien ? Une disponibilit. Quest-ce que
le langage ? Une prdisponibilit. Technique logicielle, il laisse, de
mme, mille jeux entre signe et sens.
Ainsi pouvons-nous rpondre un environnement partout et
toujours rapidement variable. A exprimenter la vive volubilit de
toutes choses, lhumain naquit de sadapter aux variations plusquaux choses, au temps plus qu lespace, au temps pour
sadapter aux choses du monde spatial. Comment rpondre quand
tout fluctue ?
Ainsi la technique projette des millions dannes sur quelques-
unes. Paradoxe : le temps devient la raison constante. Ou dans sa
masse ; ou dans sa variabilit. Quest-ce que lhumain, sinon un
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vivant dont le devenir saisit le devenir, large et court, au moins
assez pour en user, sinon le matriser ?
Matrise
La philosophie moderne commena, dit-on, par le prcepte de
Bacon : commander la nature en lui obissant . Jusqu une
priode rcente, cette nature se limitait aux choses inertes locales
et p.022 aux lois de la physique. Mais le terme nature, je lai dit en
commenant, veut aussi dire natre . Il y a longtemps
quleveurs et cultivateurs commandent quelques vivants et les
font natre ; entrs, depuis rcemment, dans les processus de la
reproduction, nous commenons faire natre des espces et
nous faire natre nous-mmes dans un environnement global que
nous suscitons, lui aussi : la nature prend, dans ce dernier cas,
son troisime sens, mtorologique et mondial. Dans le vieux
prcepte, entre alors la nature au sens de la naissance des vivants
et au sens de la totalit. Nous commandons la naissance en
obissant ses variations, en disposant de son temps.
En projetant ainsi une dure gigantesquement longue sur notre
existence brvissime, par les techniques, dabord, le langage
ensuite, et enfin, aujourdhui, par slection, mutation et
environnement projets, nous matrisons de manire croissante et
rationnelle les lments principaux dune volution contingentequi, depuis des milliards dannes, se faisait sans nous. Quest-ce
que lhumain ? Ce formidable court-circuit temporel. Au moins, la
capacit de le raliser. Quelle sottise de prtendre que nous ne
pouvons rien au temps.
Lagriculture et llevage dominent depuis des millnaires
partie de la slection. En nous ouvrant la mutation, les
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biotechnologies suivent cette tradition ancienne par des procds
dune nouveaut fulgurante. Nous savons manipuler ce temps
autrefois capricieux. Entrant dans la mmoire de leur espce,nous faisons natre des vivants. Condenser le temps colossal du
Grand Rcit dans la brivet de linnovation technicienne revient
donc, ici, projeter une mmoire sur une naissance. Nous
mettons la main sur la dure du monde et le temps de lvolution,
sur la spciation... sur lhominisation ? Oui, du coup et comme en
retour, nous nous faisons natre nous-mmes. Entrant dans notre
mmoire longue, nous pntrons notre nature et en faisons natre
une culture. Quest-ce donc que lhumain ? Un vivant en voie
dauto-volution.
En un sicle, la dure de Bergson descend de la mtaphysique
la pratique et de lvolution cratrice au crateur dvolution.
Celle-ci passait pour une donne fatale, en tout cas pour un
destin ; la voil entre nos mains. Rationnelle de surcrot. Sapienssapiens porte sans doute moins de raison que lvolution au hasard
quil finit par forcer de manire programme. Rien de plus
nouveau, en vrit ; mais aussi rien de plus communment
humain, rien de plus ancien, puisquen accomplissant ce geste
mme, sur la premire pierre, nous devnmes des humains.
Quest-ce que lhistoire humaine ? La matrise relative dun rsum
dvolution.
p.023 Les stociens de lAntiquit distinguaient entre les choses
qui dpendent de nous et celles qui nen dpendent point. Nous
avons appris, par aprs, nous rendre matres et possesseurs de
la nature, selon le prcepte de Descartes, donc faire crotre les
choses qui dpendent de nous et dcrotre celles qui nen
dpendent point. Parvenus au maximum de cette efficacit, nous
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nous apercevons, dans un troisime temps, que nous dpendons
enfin des choses qui dpendent de nous. Nous dpendons
dsormais dune dure qui, de plus en plus, dpend de nous. Voilrepris le cycle autoproductif de tantt, mais dans la pure
temporalit.
Aujourdhui comme hier, nous naissons de faire natre. Voil
pourquoi jai parl en commenant dune culture reconnecte la
nature. Nous nous posons donc des questions globales, concernant
notre influence sur un environnement qui mit des millions dannes
se constituer, au moment mme o nos biotechnologies
cherchant matriser la mutation qui, laisse elle-mme, prend
un temps imprvisible, font natre des vivants qui nous tonnent.
Voil pourquoi je dis humain le seul vivant courant vers lauto-
volution, parce quil dcouvre, peu peu, de nouvelles emprises
sur la naissance et la nature, en somme sur le temps.
Ce que, de Kant Sartre, nous nommions autonomiepersonnelle ou cration de soi par soi passe de la morale au destin
et de lindividu au monde et lhumanit.
Le temps
Pour clairer cette auto-volution, je reviens sur le temps et
reprends : si nous attendions que lvolution, celle que nous
connaissons sans la matriser, parvienne nous doter dun organe
qui rponde tel ou tel besoin, nous patienterions pendant des
dures colossales et parmi des millions de morts par
dsadaptation. Ds que nous nous adonnons des actions
techniques, nous manipulons du temps sans nous en douter.
Fabriquer une pierre qui taille demande quelques minutes, la
place de ces millions dannes. Ainsi svaluent les objets
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techniques : par la dure quils condensent. Lactivit technicienne
rabat un temps colossal, sans finalit, sur la dure brve de
lintention inventive, suivie de la mise au point.
Le mme raisonnement sapplique lagriculture et llevage
qui marqua, au nolithique, un moment dcisif de lhominisation.
Lorsque nous labourons ou protgeons des btes dans des fermes,
nous les extrayons des dangers mortels du milieu naturel. Dune
certaine manire, nous les enlevons lvolution. A esprer quelle
nous p.024 fournisse quelque jour la multiplicit des chevaux de
course ou de labour, des vaches adaptes tant de climats,
limmense varit des chiens dappartement... mieux vaut les
slectionner nous-mmes. De nouveau, nous plions un temps
interminable sur nos foudroyantes dcisions.
De la pierre taille linvention de lcriture et de lagriculture,
de llevage la rvolution industrielle, de linformatique aux
biotechnologies, lhominisation accomplit le mme geste, certes enle raffinant et le multipliant, mais invariant par ces variations. Si,
comme tout autre vivant, nous eussions attendu que des ailes
nous poussassent, incertainement... dIcare la caravelle, autant
devenir avionneurs. Et si nous devions attendre que lvolution
nous offre des bactries aimablement collaboratrices, en guise de
remde... autant cloner des OGM. Homo faberrsume en tours de
main ce que ladite nature met une patience multimillionnaire
faire merger sans le vouloir. Il enveloppe dans des instants
menus des dures colossales.
Ce pliage entass cre des creux noirs o soublie la longue
dure que laction prsente conomise. Quand nous traversons le
Pacifique onze mille mtres daltitude, quavons-nous faire de
nous souvenir que des centaines de millions dannes eussent pu
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nous donner des ailes ? Virtuelle, cette mmoire ne nous concerne
plus. Lhistoire devient un puits doubli.
Lhistoire
Quoi de neuf, ds lors, dans les biotechnologies qui inquitent
les prophtes de malheur ? Elles reprennent le mme pli, le mme
rabattement accompagn du mme oubli, quoiquen des lieux
diffrents. Je viens de le dire, nous conomisions le temps de la
slection, elles annulent la dure des mutations. Ces oprations se
faisaient, sans finalit, dans le hasard et la ncessit ; nous y
substituons nos projets plus ou moins rationnels.
Depuis que nous connaissons la longueur du Grand Rcit,
depuis que nous savons en dater les lments : milieu intrieur,
hmoglobine... nous valuons, pour la premire fois, comme en
retour, la porte temporelle de nos actions techniciennes. Nous ne
savions pas le faire voici peine quelques semaines. Nous croyionsque les techniques nous donnaient de la puissance sur les choses
de lespace ; cela reste vrai, mais devient un jugement superficiel
devant le miracle immensment improbable quelles ralisent dans
le temps, bifurcation qui pilote lhominisation toujours en cours
aujourdhui.
p.025 Tout vivant a pouvoir sur les choses despace ; habite une
niche, y synthtise la chlorophylle, y agite ses brindilles dans la
brise, chasse des proies au galop, vole dans les nuages pour
regagner des plages brlantes... mais reste assujetti au temps,
prsent, immdiat, reproductif, volutif, interminable. Ds que
lhominien taille un silex, il manipule du temps. Je vois en cet objet
une sorte de loupe qui rsume et rduit en sa brivet des dures
gigantesques et en son usage dinnombrables et foudroyantes
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adaptations. Quest-ce que lhistoire ? Lvolution vue et rduite
travers la loupe technique, retourne mme par elle et par elle
mtamorphose.
Philosophie
Bergson et Heidegger distinguaient le temps et lespace de telle
faon que les techniques, assujetties au second, naient aucun
rapport au premier ; ltendue descend dans la pratique, mprise,
le phnomne, vague, et la gomtrie, dite raidie, alors que la
dure, mtaphysique chez lun, monte en ontologie chez lautre.
Quoique de faon moins auguste, mais plus concrte et vitale, je
comprends cette dissymtrie et ce privilge qui explique bien des
choses et nous en particulier. Ds sa naissance, lhominien exploite
en apparence lespace parce quilrenverse, retourne et ploie, de
manire plus profonde, plus aveugle et plus efficace, le temps.
Mieux, il se rend matre des choses plonges dans
lenvironnement, parce quil parvient ce repliement. Nous
sommes devenus les hommes que nous sommes en dominant ce
rabattement : nous mergemes de cet acte.
Quest-ce que lhumain ? Un certain pouvoir de manipuler la
dure. Une puissance de rabattre, longueurs incomparables, le
temps sur lui-mme. Une autorit acquise sur la formation de
linerte, lvolution des vivants, sur la circulation des signes, enfinsur son temps proprement hominien, onto et phylogntique.
Que cet ancien destin de nos pratiques, nouvellement rapparu
et prsent notre vision du monde et de lhomme, nous angoisse
ou nous exalte, quil pose des questions de conduite ou nous place
face vies responsabilits inattendues dont lampleur fait branler
habitudes et cultures, morales et religions, politiques et
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philosophies timides, sciences humaines enfin, qui peut le nier ?
Nous le fmes advenir, affrontons-le. Mieux, nous nous faisons
advenir, affrontons notre propre variation. Homo causa sui.
Malgr notre arrogance formelle, nous ne cessons dapprendre
cette vieille vidence que nous ne pouvons sparer, en nous
comme p.026 autour de nous, le naturel du culturel. Une culture nat
aujourdhui de dcouvrir les secrets de la naissance ; elle renat de
cette nature.
Ancienne et nouvelle, stable et fluctuante, cette symbiose entrenotre histoire, la dure de lvolution et le temps de lunivers fonde
ce que jappelle, en termes de droit, le Contrat naturel.
*
DBAT
@
MARC FAESSLER: Je remercie le professeur Michel Serres de cette
magnifique leon. Avant douvrir le dbat proprement dit, je donne la
parole deux pr-opinants, Michel Cornu et Franca Madioni.
Le professeur Michel Cornu, philosophe, a fait une thse sur
Kierkegaard. Il a publi plusieurs ouvrages, dont lun sur Une
pense de lentre-deux. Il est un penseur de la finitude. Nous luiavons demand de ragir cette confrence dont nous avions
pressenti ce quelle allait tre.
MICHEL CORNU : Je remercie Michel Serres. Je suis
impressionn, ce qui nest pas la meilleure condition pour entamer
une discussion. Comme tout acte philosophique, vos propos
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minterpellent quelque part. Cest sur ce quelque part que
jaimerais vous poser des questions. Il est sans doute relativement
loign du lieu do vous vous exprimez. Mais jaimerais essayerde voir comment les choses pourraient se lier.
Vous avez, avec quelque raison, des critiques lgard du
pathos de la finitude. Je me demande quand mme si et dans
quelle mesure les transformations de lhomme ne le laissent pas
toujours aussi dmuni face la finitude et la mort.
p.027 Dans cette perspective, je me demande si la connaissancede ces transformations nest pas l pour masquer ce tragique ; sil
ny a pas, dans lusage que vous faites dun savoir vritablement
encyclopdique, une tentative dhubris, une tentative pour oublier
la mdiocrit de lhumain, pour oublier que lhomme est donn
lui-mme, et quil nest que dans la relation autrui.
Dans la mme perspective, jai une question sur ce que vous
avez dit propos de la technique qui sauverait de la mort. Ny a-t-
il pas aujourdhui, travers la matrise du temps, travers ce que
lhomme sest cr comme destin par illusion dautonomie je
crois que cest lillusion de la modernit, dj prsente chez Kant
, un danger dautodestruction par la volont de puissance ?
MICHEL SERRES : Sur la question du rapport tragique la mort,
cher ami, je suis comme vous. Je naffronte pas cet vnement
sans frmir. A cet gard, je suppose que nous somme tous gaux.
Je voudrais signaler que je nai pas prsent sans frmir, moi
aussi, les trois morts que jai distingues, la mort individuelle, la
mort des cultures et la mort possible, globale, qui toucherait
lhumanit.
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Mais je dois tout de mme dire quelque chose. Premirement,
pour ce qui concerne la mort individuelle, il est probable les
thologues sont plus ou moins daccord sur ce point que lanimalsoit relativement insensible la mort, et que lhomme soit advenu
ds lors quil a su quil allait mourir. Le tragique abominable
devant lequel cet vnement nous met, a aussi t notre premire
naissance. La plupart des grands textes consacrs limmortalit,
romans ou pices de thtre, donnent prcisment cet argument :
si nous tions immortels, nous ne serions plus des hommes. A ce
tragique, donc, est associ le chant dallgresse qui nous fait
natre.
Deuximement, il est vrai que lhumanit occidentale est ne de
langues mortes le latin est mort, le grec et lancien gyptien
aussi , de cultures disparues, de ruines. Nous avons une
antiquit. Mais cette antiquit est morte, et ne cesse en nous de
ressusciter. Il ny a de Renaissance au XVI
e
sicle que par lareprise de la langue grecque ; il ny a de renaissance des tudes
philosophiques, au Moyen Age, que par la reprise dAristote, etc.
De sorte que tout ce qui meurt un certain moment, est amen
renatre. Du coup, je chante avec allgresse la mort culturelle,
parce quelle est une naissance, quon appelle par ailleurs la
Renaissance.
Lvnement tragique dHiroshima a fait du scientifique que jtais un philosophe. Je suis lenfant dHiroshima, parce que jai
t le premier, dans ma jeunesse, me poser des questions sur
lthique de la science, cause de cette explosion, qui tait un
vnement unique dans lhistoire humaine. Je me demande
aujourdhui si notre contemporanit nest pas ne ce jour-l.
Si un certain homme p.028 moderne nest pas n devant cet
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vnement, qui mettait en pril la fois la plante et lhumanit.
Oui, cest vrai, ces trois vnements, mort individuelle, mort
culturelle, mort collective, sont des vnements tragiques et qui
nous font plier le dos. Rien nest pire que de perdre un enfant ou
celle quon aime, sauf peut-tre de mourir soi-mme. Mais ces
morts sont aussi des vnements de renaissance, de naissance
fondamentale de lhominien. Quest-ce que lhomme ? Cest
quelquun qui va mourir, et qui le sait. L aussi, il y a un
vnement double entre, qui relve de la mdiocrit et de
lhumilit dont vous parlez, mais aussi de cette fiert qui est celle
de lhumain.
Votre deuxime question porte sur la science. Est-elle vraiment
dune telle arrogance ? Jai pratiqu toute ma vie ce genre
dexercice. Sil y a une vertu fondamentale qui est requise dun
chercheur, cest bien linverse, cest--dire lhumilit. Chercher
avoir raison est un vice de bateleur. Il est vrai que certains desphilosophes que jai ctoys occupaient des sites qui leur
permettaient davoir toujours raison. Si la philosophie consiste
chercher des sites partir desquels on a toujours raison, je ne puis
quavoir honte de la philosophie et honte davoir raison. Le
problme nest pas davoir raison, mais dinventer du nouveau, de
former des concepts. On ny arrive quavec de lhumilit. Si la
science trouve du vrai, cest parce quelle a eu des serviteursmisrables, honteux, humbles. Ne considrez donc pas que la
science serait lensemble du vrai, exprim de manire arrogante.
Dautre part, lencyclopdie nest pas un systme clos, comme
le suggrait le geste qui accompagnait votre question. Le mot
encyclopdie est mort. Il a t invent par Rabelais, au XVIe sicle,
pour dsigner un savoir dont on pensait en effet quil se
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constituerait en systme clos. Aujourdhui, la place de ce terme,
je vous ai propos de parler de Grand Rcit. Le Grand Rcit, cest
lensemble des rsultats scientifiques relatifs au temps : luniversest n il y a quinze milliards dannes ; il y a eu ou il ny a pas eu
le big-bang ; puis, il y a eu des bifurcations qui sont apparues
dans le flux temporel, etc. Tout cela est contingent. Il ny a pas de
programme prdtermin. Les bifurcations surgissent,
ressuscitent. Donc, lencyclopdie nest plus un systme clos de
vrits, cest un flux qui porte des contingences.
Je finis par la technique. Non, je nai pas dit que la technique
nous prservait de la mort. Pas du tout. Jai dit simplement quelle
tait une projection du temps long sur du temps court. La
technique est une chose qui nous permet de mettre, en quelque
manire, la main sur du temps. Elle na jamais prserv de la
mort. Certes, on vient de p.029 dcouvrir le signal dapoptose, qui
met mort les cellules. Si on le dchiffre correctement, on peutrepousser les limites de notre mort de 120 150 ans peut-tre.
Mais ce nest pas limmortalit.
A propos de la technique, jaimerais ajouter un mot. Jen ai
propos une dfinition que je crois originale. Jentends sans cesse,
venant de tous les horizons, des discours catastrophistes,
annonant que notre civilisation court des risques terrifiants.
Voyons un peu : lesprance de vie tait de trente-cinq ans en
1900 ; elle vient de dpasser les quatre-vingts ans. Les problmes
de sant sont relativement rsolus, ceux de lagriculture de mme.
De quoi vous plaignez-vous ? Etes-vous aussi malades que a,
avez-vous vraiment horreur du monde dans lequel vous vivez ? Je
suis fils dagriculteur gascon. Mon grand-pre, qui ne parlait
quoccitan, me disait je traduis en franais : Ncoute pas
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ce riche, il se plaint daise . Nous sommes tellement riches,
puissants, gts et en bonne sant quil faut bien que nous nous
plaignions daise ! Cest pourquoi le discours dominant de la presseet des livres est le discours de la catastrophe. Je suis g, jai
travers une guerre qui a fait cinquante millions de morts. Je peux
vous le dire : a va mieux. Bien sr, un livre annonant une
catastrophe se vend cent mille exemplaires, alors que les
optimistes ne se vendent presque pas. La catastrophe est un
discours vendeur. Pour une raison trs simple. Tous les auteurs et
les diteurs de journaux ont lu Aristote, qui dit que lessence du
spectacle, cest la terreur et la piti. Et puisque tout le monde a lu
Aristote, vous ne voyez la tlvision, dans les journaux et les
livres que la terreur et la piti. Cela se vend, cest lessence mme
du spectacle. Vous tes les esclaves du spectacle.
MARC FAESSLER: Je passe la parole Madame Franca Madioni,
qui est mdecin psychiatre et psychanalyste. Elle enseigne Lyon
et est tablie Genve. LADN et le Grand Rcit sont une chose.
Madame Madioni nous dira si la mmoire, peut-tre, recle
dautres aspects.
FRANCA MADIONI : Votre pense et vos livres sont fascinants.
Je connaissais certains de vos ouvrages philosophiques, et jai
dcouvert avec tonnement vos trois derniers livres. Pour faire le
lien avec lintervention de Michel Cornu, je dirai que je prends
votre criture comme un acte inspir par ros. Non comme une
dfense de la mort, mais comme quelque chose p.030 qui surgit de
la mort. Je vous remercie de cet acte, parce quil est courageux.
Jai lu votre texte non comme le Grand Rcit, mais comme le
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Grand Rve. Au fond, on peut le considrer comme un projet
humaniste, un projet dhomme que pour ma part, tant plus
pessimiste que vous, je considre comme un beau projet ou uneutopie. Comme tous les beaux projets et toutes les utopies, il a
mission de nous servir penser.
Il faut nanmoins, puisque je suis ici, que je joue un peu le rle
de lavocat du diable. Vous dites quon a longtemps matris
lespace, quaujourdhui on matrise le temps, et que le temps est
notre puissance. Mais il est aussi notre impuissance. Je reprends
lhistoire du gardien de muse : le personnage est intressant,
parce quil associe deux niveaux de ralit. De lun, je moccupe au
quotidien ; lautre vous appartient plus qu moi, en tant que
philosophe, mathmaticien et historien des sciences. Le gardien
juxtapose les deux cent millions dannes du squelette et les onze
mois de sa propre prsence. Notre conscience individuelle du
temps est extrmement fragmente. Notre temps subjectif nestfait que de bribes. Do la notion de limite intrinsque au temps. Je
vous suis volontiers au niveau de ce qui concerne ce temps
morcel. Ce moment de synthse, o je songe mon ADN qui se
rpte, qui fait lobjet de slections depuis des milliards dannes,
ce moment peut-il tre compris comme un bref instant de
conscience, au sens husserlien de synthse active de la conscience
par rapport la fondamentalit de mon quotidien vcu du temps ?Quen est-il de ce temps vcu, parcellaire et fragmentaire, face
une dure dont je nai que lintuition, et qui se fragmente
aussitt ? Nest-ce pas l que se pose notre conscience une
question de limite, celle de notre capacit retenir lpaisseur de
la dure ?
Ma deuxime question porte sur la mmoire. Quand je vous lis,
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jai limpression que vous faites une impasse sur la question de la
reprsentation mentale vous dites dailleurs quelle ne vous
intresse pas beaucoup, et on pourrait discuter des heures survotre dfinition du ralisme. Vous dites que vous participez de la
mmoire des pierres et de la mmoire de lhomme. On trouve dans
lun de vos textes une expression qui dit approximativement quen
tant que mmoire vous participez des choses et quen tant que
chose vous avez une mmoire. Comme si dans la mmoire il y
avait une empreinte qui serait loin dtre celle de Platon , une
sorte dinscription sur la pierre qui se ferait automatiquement par
les vnements. Comme si notre capacit de reprsentation, et
donc la limite de notre capacit dexprimenter p.031 le rel,
nintervenait en rien. Nous trouvons-nous l, de nouveau, face
une limite ?
En vous coutant, jai limpression dentendre mon pre, qui
tait mathmaticien, qui construisait de grands systmes abstraits,que je trouvais trs fascinants comme enfant, mais auxquels je ne
comprenais rien. Je me disais : cest beau, mais cest abstrait et a
na rien voir avec la ralit de tous les jours. Mon tonnement
continue jadmire dailleurs votre manire de vous tonner, car
je crois que la philosophie sarrte l o sarrte ltonnement. Je
vous lis comme un grand utopiste, qui construit une sorte de
systme mathmatique et abstrait. Je nai pas la mme perceptiondu rel et me demande sil y a l une autre dimension de nos
limites.
MICHEL SERRES : Je vais rpondre vos questions en
commenant par la fin, parce que je suis trs intress par votre
jugement sur les mathmatiques : les mathmatiques sont
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abstraites, elles sont incomprhensibles, formelles, et nont rien
voir avec le rel, etc. Lennui, cest que tout le rel est crit en
langage mathmatique. Le seul chemin quon ait vers le rel, cest--dire vers les choses physiques, vers les choses vivantes, vers la
technique, ce sont les mathmatiques. Il ny a pas dautre chemin.
Comment vous en persuader ? Puisque vous parlez de Platon, je
vous rappelle quil dit que nous sommes prisonniers dans la
caverne. Mais on y est aussi au cinma : au fond de la caverne de
Platon sont projetes des images des choses. On y voit des
chevaux, des bliers, des animaux qui passent. Platon nous
interpelle : vous tes dans la caverne, oui, mais sortez et vous
verrez le rel. Ce quil dit, l, cest que nous voyons les choses en
deux dimensions, et quil faut les voir en trois dimensions. Cest un
raisonnement de gomtre. Pour dcouvrir le rel, il faut ajouter
une dimension. Il faut ajouter une dimension gomtrique. Vous
natteindrez le rel quavec les mathmatiques. Je suis dsol :
nous navons pas dautre chemin vers le rel. Galile a invent
lre moderne lorsquil a dit que la nature tait crite en langage
mathmatique. Depuis cinquante ans, nous croyions que le vivant
faisait exception linerte, que linerte selon le mot de Galile tait
crit en langage mathmatique, mais pas le vivant. Manque de
chance : depuis la dcouverte du code gntique, nous savons que
le vivant est galement crit en langage combinatoire, cest--dire
mathmatique. Vous pourrez toujours faire rire sur les
mathmatiques, il nempche que la seule ralit tait chez votre
pre... Comme p.032 vous pouvez le constater, je suis un fervent
dfenseur des mathmatiques. Parce que cest la ralit.
A propos du temps et de la mmoire, ce que je vous annonce
du Grand Rcit, cest--dire le chiffrage et la datation, repose sur
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lunivers. Le fait que nous soyons tous frres qui est dsormais
dmontr constitue une nouvelle vision de lhistoire des
hommes. Do la question de la mmoire.
Jai bien sr une mmoire de mes premires annes. Vous qui
tes psychanalyste, savez mieux que moi ce quest lanamnse
psychanalytique, qui permet, grce certains types de techniques,
de dcouvrir une mmoire encore plus cache, qui permet son
tour de remonter des premires perceptions ou des premiers
affects. Je vous propose une autre anamnse. Dsormais, quand je
vois mes mains, je ne me considre plus comme un vieillard de
soixante-et-onze ans. Je sais p.033 maintenant grce lanamnse
car cen est une de la biochimie que mon corps vivant contient
des mmoires quelle me permet de dcouvrir nouvellement. En
effet, mon corps participe dsormais des espces qui sont nes il
y a des millions dannes homo sapiens ; homo afarensis ; homo
ergaster, n il y a trois millions dannes ; Lucy, trois millionsdannes ; celui quon vient de dcouvrir au Tchad, sept millions ;
puis viennent les anthropopithques, et on remonte, on remonte...
Et on en arrive aux espces. Il est tabli maintenant que nous
sommes les successeurs des premiers mammifres qui sont ns au
moment de la destruction des dinosaures. Et a repart. Cest
pourquoi je vous propose une anamnse reposant sur le fait que
mon corps est une mmoire celle des premiers mammifres, desanthropopithques, etc. Jai dans mon corps des atomes qui ont t
forgs dans les premires galaxies. Cest une anamnse formidable.
Mettez-vous devant le Mont-Blanc, mettez-vous devant vos
admirables Alpes suisses, et demandez-vous depuis quand ils sont
l. Nous le savons dsormais, nous savons quand et comment a eu
lieu le glissement alpin. Si vous tes dans la montagne et navez
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quune perception spatiale, vous ntes plus un contemporain.
Ceux-ci ont dsormais intgr dans leur vision spatio-temporelle
larrire-fond historico-volutif du Grand Rcit, qui constitue pourmoi une dcouverte culturelle si extraordinaire quelle fondera, je
crois, la vision humaniste de lavenir. Mais, jy insiste, il sagit bien
dune anamnse. Il ny a pas un seul objet autour de moi qui ne soit
une mmoire. Je suis cette mmoire. Pas seulement celle de mon
enfance ou de ma petite enfance, mais celle de Lucy. Je porte en
moi Lucy, ses parents et homo ergaster. Si ma main, mes doigts,
mon poignet se prsentent de telle manire, cest parce quils ont
t forms ainsi par lvolution telle poque lointaine. Cette
mmoire et ce temps-l sont la fois nouveaux et dune anciennet
telle que cette anamnse me parat aujourdhui une dcouverte
absolument merveilleuse. De limite en limite, on descend de plus en
plus. On sait le faire cest pathtique, certes, mais cest
formidable.
MARC FAESSLER: Il y a dans votre prsentation une chose qui
me parat lie nos limites, et qui na pas t envisage. Il sagit
du problme du mal. Dans lhistoire du sicle dernier, et encore
aujourdhui, nous pouvons comprendre quil y ait des limites
naturelles, corporelles ou techniques, dans lesquelles le problme
du mal se pose de manire contingente. Ce qui me parat
important, en revanche, est lexcs du mal, p.034 ajout par la
cruaut humaine travers des exterminations et des gnocides
tels que nous nen avons pas vus en vingt sicles. La question,
pour moi, est la suivante : votre interrogation amne une vision
assez optimiste, mais cet optimisme repose sur lide quon peut
faire quelque chose avec le mal. Peut-on faire quelque chose avec
lexcs du mal ? Ne faut-il pas quil y ait quelque part la
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manifestation dun arrt qui soit donn par un excs du bien,
signifi symboliquement ou thologiquement, ou encore de
manire transcendante, pour que prcisment il y ait un arrt ouun appel prophtique ce coup darrt ? Je vous rappelle que le
rcit de la Cration, dans la Bible, se termine par le constat par
Dieu que tout ce quil a fait est, non pas bon , mais bien
lexcs . Je voudrais, au fond, vous poser la question de la
transcendance, et savoir si elle peut faire front la question du
mal.
MICHEL SERRES : On ne peut pas tout traiter en une heure !
Javais dj beaucoup de pain sur la planche examiner ce que
cest quune limite. Je nai fait que parler de la limite, en particulier
temporelle, et voulu amener des solutions nouvelles sur la
question de la temporalit. Dans le livre LIncandescent, que je
viens de terminer, jvoque assez longuement le problme du mal.
Je ne le rsoudrai pas ici.
Jai du mal chiffrer lexcs dont vous parlez. Il est vrai que le
XXe sicle sest achev sur une srie dhorreurs notables qui en
ralit, je lai avou tout lheure, ont fait de moi un philosophe. Il
me semble pourtant que lors dune guerre qui a oppos Byzance
ce quon nappelait pas encore la Bulgarie, lempereur de Byzance,
en une matine, a runi toute larme bulgare, compose de50.000 hommes, a fait crever les yeux tout le monde et les a
renvoys en Bulgarie. Cest un fait de lhistoire. A-t-on fait mieux
ou plus mal ? Une telle histoire fait courir un frisson dhorreur. Loin
de moi lide daffirmer que ce serait mieux maintenant. Je crois
que le mal est, dune certaine manire, un invariant. Cest
prcisment ce que je dmontre dans mon livre. On nen sort pas.
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Comment le dmontrer ? Cest simple. Si au cours de votre vie
vous avez transport quatre fois douze ufs de votre frigidaire
dans votre pole frire, la probabilit que vous en ayez cass unsur le sol de votre cuisine est quasi nulle. Mais si vous lavez fait
quatorze millions de fois, la probabilit que vous en ayez casss
est telle quelle devient une certitude. A mesure que les nombres
croissent, le mal devient une constante reprable. Ce thorme a
t trouv au p.035 XVIIe sicle par un certain Pascal et par
Bernoulli. Cest la loi des grands nombres. Toutes les compagnies
dassurances sont fondes l-dessus et ne gagnent de largent que
parce quil y a une constante des accidents, des catastrophes, du
mal, etc. Cette constante est prvisible. Et puisquelle est
prvisible, elle est toujours l. Par consquent, cest vrai, il y a
toujours du mal.
Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas qutant donn quil
est l, il ne faudrait rien faire. Au contraire, nous passons toutenotre vie minimiser ce pourcentage non radicable, cette part
maudite . Celle-ci tant toujours l, nous consacrons nos efforts
individuels et collectifs la minimiser. Cest notre effort, notre but,
notre morale, notre conduite, notre utopie. Lutopie serait,
prcisment, de dire quun jour il ny en aura pas. Cela se dmontre
aussi. Le dfaut zro, le risque zro nexiste pas. Il est
mathmatiquement impossible. Un ministre a dit un jour quelUniversit devait arriver au dfaut zro. Il montrait par l quil
ntait pas vraiment scientifique. Le dfaut zro nexiste pas. Lavez-
vous les mains tous les jours, lavez-vous bien, mais ne vous lavez
pas trop, vous tomberiez malades. Car si vous radiquiez tous les
germes de votre main, alors votre main deviendrait le lieu o toutes
les bactries du monde se prcipiteraient. Il y a une part maudite.
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Essayons de faire mieux : cest un projet collectif et politique,
un projet de socit et de morale. Mais quel est mon projet, en
tant quindividu ? Je sais quen moi le mal est toujours l,exactement comme parmi nous. Cest un sens que jai donn au
mot incandescentdans mon livre. Jai dit que lincandescence tait
la blancheur qui faisait quon tait non spcialis, qui permettait
lhominit de devenir plurivalente ou multivalente, ou mme
panvalente. Mais je donne aussi incandescent le sens de la seule
chose que je puisse faire dans ma vie, savoir de considrer ce
mal comme ce qui en moi pourrait brler. Incandescent. Faire de
ce mal la matire mme, le combustible de mon nergie. La seule
morale que je connaisse, cest de transformer en moi ce mal qui
jamais ne manque en un combustible qui pourrait, certain
moment, faire marcher le moteur.
Pour ce qui concerne la transcendance, je suis en train de
consacrer un livre ce sujet. Je ne vous dirai donc pas quelle estma rponse !
JEAN HALPRIN : Vous disiez tout lheure que lhomme est
cause de soi et du monde. Ai-je raison de penser quau-del de
votre leon et de sa p.036 conclusion, ctait un appel une
pdagogie de la responsabilit humaine ?
MICHEL SERRES : Absolument. Sur le point de vue pdagogique,
dailleurs, je signale qu la fin de mon livre LIncandescent, figure
un programme pdagogique, qui pourrait, sil tait enseign dans
tous les pays, tre au moins un peu un facteur de paix.
Ds lors quon est cause de soi, la pdagogie devient
effectivement le moteur premier. Le seul projet que nous puissions
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avoir aujourdhui, cest moins la science que sa transmission
cest--dire la pdagogie. Hlas, vous le savez, cest aujourdhui
notre plus grand chec.
Mme JOHNSON : Il ny a pas dauto-volution de lhomme,
puisque la dcouverte de lhomme est le rsultat de lvolution de
sa pense, qui est base sur lvolution de lun de ses organes, le
cerveau. Tout ce que lhomme fait est donc la projection dans le
monde matriel de ce qui passe dans son cerveau. Du coup, lide
quil a saut lvolution et quil est devenu coauteur de son tat,est une illusion. Quest-ce que vous rpondez a ?
MICHEL SERRES : La rponse votre question est : oui. Vous
avez raison.
QUESTION : Jai bien entendu le message par lequel vous invitez
ltre humain se prendre en charge et tre responsable de sanaissance lui-mme. Cela dit, je me demande sil gagne du
temps par rapport la nature, dans le sens o je nimagine pas la
nature lui octroyant des aides, mme dans des millions dannes,
pas plus que je nimagine des bactries les exterminant. Puisque
malgr tout nous gagnons du temps grce la matrise de la
technologie, je me demande si, plutt que de chercher aller vite,
il ne vaudrait pas mieux chercher savoir o nous allons.
MICHEL SERRES : p.037 Je nai pas vraiment dit quon gagne du
temps. Je voulais simplement dire que ds lors quon est entr
dans le processus dhominisation, on est entr dans un autre
temps, qui est dfinissable dans sa grandeur et dans son rythme.
Mais le problme demeure bien entendu de savoir quelle est sa
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finalit : cest votre question. Or, je lai dit, lorsquon passe du
temps naturel au temps culturel et on a maintenant une bonne
description de ce passage , lorsquon passe de ce temps dunedure colossale celui de lhistoire, nous passons paradoxalement
dun temps sans finalit, qui est le temps de lvolution et de
lunivers, avec les bifurcations contingentes dont jai parl, un
temps de projet. Et ce projet, il nous appartient de le dfinir. Il
nest pas donn. Il est surajout, si jose dire, en temps rel : quel
est votre projet aujourdhui, quel est le projet de telle
communaut ? Je ne crois pas quon puisse avoir de projet global
ds le dpart de lhominisation.
Peut-tre connaissez-vous un peu la thorie du chaos. Elle est
trs intressante. Elle consiste dire que lorsquon se tourne vers
le pass, le temps est parfaitement dtermin, alors que si lon
regarde vers lavenir, il est parfaitement imprvisible. Cest le
temps de lhistoire, le temps de notre projet. Nous ne savons pasde quoi demain sera fait. La sagesse des nations le dit avant la
thorie du chaos. Cela dit, cest vous quil appartient davoir
lintention ou le projet, au niveau de lindividu autant qu celui de
la commune, du pays ou de lhumanit entire.
Le problme daujourdhui est que la causa suidont je parle, a
pour sujet le sujet universel de lhumanit. Je reprends les choses
autrement : vous vous rappelez que jai dit que depuis les Stocienson avait fait la distinction entre ce qui dpendait de nous et ce qui
ne dpendait pas de nous, et que dsormais, dans un troisime
temps, nous dpendions des choses qui dpendaient de nous. Ce
qui est le plus difficile voir, l-dedans, ce nest pas la dpendance
ni lobjet de la dpendance, mais ce nous qui doit prendre la
dcision. Je crois que cest le plus gros problme contemporain.
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Quel est le nous qui doit prendre telle ou telle dcision sur tel
ou tel problme qui nous occupe ? Je suppose que vous en parlerez
pendant la suite de ces Rencontres. Quel type de socit, quel typedinstance dans la socit prendra les dcisions ou formera les
projets sur tel ou tel point. La question nest pas tellement de savoir
ce quon fera, mais de savoir qui en dcidera et comment. Du coup
ce sont des questions plus politiques que destinales.
p.038 Ce que jai voulu tracer, cest la base pistmologique de la
modernit : comment on peut comprendre le monde aujourdhui,
dans ses principaux axes spatio-temporels. Ensuite viennent les
questions politiques et morales.
QUESTION : Quel est le pourcentage de la population mondiale
qui pourrait suivre la confrence que vous avez donne ?
MICHEL SERRES : Bonne question. Je veux bien en discuter,
parce que cest trs intressant. Cest la mme question que celle
qui portait tout lheure sur la pdagogie.
Je crois que ce que jai dit est parfaitement simple et la
porte de tout le monde. Je veux dire par l quil y a un nouveau
temps, que ce temps nous est arriv il y a quelques dcennies, et
quil faut en tenir compte parce quil fait partie des conditions les
plus fondamentales qui nous sont perceptibles aujourdhui. Ducoup, le Grand Rcit devient le contenu majeur de la pdagogie ou
dun savoir commun. Il vaudrait la peine de lenseigner partout,
parce que cest un savoir qui ne spare personne. Il raconte
lmergence du monde. Pour la premire fois, quand on y
demande ce quest lhumain, on ne rpond pas que cest un
Occidental, un Kwakiutl ou autre. On sait maintenant grce au
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Grand Rcit que lhomme est n tel endroit, quil est Africain, et
qu telle poque une poigne de gens, probablement beaucoup
moins nombreux que dans cette salle aujourdhui, a pass Suez.Certains ont tourn gauche et peupl lEurope, dautres droite
et peupl lAsie. Certains sont alls au Sud les aborignes
dAustralie. On connat cette histoire, on sait la documenter. On
sait comment a sest pass. Lanalyse des ADN la confirme : on
voit trs bien que lADN dun Inuit et celui dun Genevois sont les
mmes. Nous sommes tous issus de la mme ligne. Ce savoir-l
ne spare personne. Il reprsente, en dautres termes, la premire
occasion, dans lhistoire, o nous avons une chance de donner un
contenu non imprialiste et non occidental au mot humanisme.
Lhomme est simplement dorigine africaine.
Ma rponse votre question est donc que le pourcentage de
gens qui peuvent entendre cela est de 100 %. Cest une histoire
que tout le monde peut entendre, et qui est facile comprendre.Evidemment, si vous entrez dans le dtail, elle devient trs vite
complexe. Mais en p.039 gros, au niveau de la culture commune, elle
est relativement simple. Et de plus, pour une fois, ce savoir est
facteur de paix, de rapprochement entre les hommes. Cela vaut la
peine ! Faites-le savoir autour de vous cest exactement ce que
jai fait en venant vous en parler.
QUESTION : Je suis un peu gn par votre constante du mal. Ne
pensez-vous pas que cette constante volue ? Certes, elle ne peut
pas atteindre zro, cest mathmatiquement impossible. Jimagine
quau Moyen Age on tuait pour une poule vole, alors que depuis
cinquante ans on est pass de la guerre dont vous avez parl
une quasi impossibilit de guerre entre la France et lAllemagne.
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MICHEL SERRES : Vous avez raison. Mais si par hasard je disais
cela, moi qui ai la mauvaise rputation dtre optimiste, on me
rtorquerait : oui, tout cela est bien pour lOccident, maislOccident ne correspond qu un dixime de la population
mondiale, et les neuf autres diximes vivent dans la guerre, la
famine, la misre et la mort. Que je sache, ce que nous appelons
aujourdhui dmocratie compte parmi les aristocraties les plus
froces quait jamais connues lhistoire. Les neuf diximes de
lhumanit sont en dessous de ce qutait un serf au Moyen Age.
Sur ce point, je ne peux pas dire grand-chose. Quand on parle de
progrs ou davance, je dis souvent quil vaudrait mieux regarder
les choses comme un paysage, cest--dire quelque chose
dextraordinairement complexe, o il y a certains endroits des
montes des avances spcifiques, mais o dautres
endroits on trouve des puits pouvantables de rgression, etc.
Je vais vous raconter une histoire. Jai un petit-fils qui sappelleRaphal. Il a sept ou huit ans. Un jour, il ma dit : Pp, cite-moi
les pokemon . Pas facile. Je lui ai rpondu que je ne savais pas.
Alors il sest mis devant moi et ma dit : Tu vois, pp, tu ne sais
pas tout . En effet, je ne sais pas tout. Je ne sais pas rpondre
toutes les questions.
ANDR JACOB : Jai hsit poser une question, parce quil estvident quen une heure on ne peut pas brasser tous les
problmes. Toute ma vie jai pens limportance de cette
matrise du temps. Mais jai toujours t amen ajourner un
travail sur la technique qui a t le centre de p.040 ta belle
confrence et me suis cantonn, de manire beaucoup plus
sibylline, aux problmes du langage. Je voulais savoir si tu y as
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fait une allusion trs rapide propos de la circulation des signes
tout ce que tu as dit, qui est li un souci gntique, peut tre
articul, propos du langage, avec une philosophie de linstant.Car le record de la condensation du temps...
MICHEL SERRES : ... cest le langage.
ANDR JACOB : Depuis des dizaines de milliers dannes, les
hommes nimprovisent plus des essais de discours, mais ont
prtabli en eux une systmatisation linguistique qui fait que danslinstant, ils possdent de quoi tenir des discours toujours
nouveaux. A tout instant, il y a une disponibilit qui est lune des
conqutes temporelles les plus importantes.
MICHEL SERRES : Ce que tu dis du temps par rapport au langage
est videmment trs profond. Cest ce quon peut dire de plus
profond sur le langage, sur cette espce dimmdiatet de lasynthse de grands ensembles de donnes. Ce que jai essay de
faire revient presque appliquer la technique en gnral ce que
tu dis du langage. La technique est probablement issue du mme
geste. Je dis volontiers que la technique a t invente par
externalisation dune fonction. Quest-ce quun marteau sinon un
poing avec un avant-bras, qui est tomb de notre bras. Il y a une
sorte dappareillage. Cette externalisation fait que nous noussommes dispenss dattendre que lvolution le fasse. Nous lavons
fait notre manire. Du coup, on gagne autant de temps sur
lvolution grce aux techniques que tu dis quon en gagne avec le
langage. Jai essay de transporter ton raisonnement dans le
domaine technique.
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ANDR JACOB : Il faut ajouter, puisque nous sommes dans la
ville de Ferdinand de Saussure, quon peut constater quil existe un
temps de la synchronie. Des synchronisations se produisent enpermanence.
MICHEL SERRES : p.041 A propos du langage et de lconomie de
temps, vous connaissez lhistoire de ces deux Romains qui avaient
pari de senvoyer la lettre la plus courte possible, en disant le
plus possible de choses. Lun crit : eo rus , je vais la
campagne. Cinq lettres. Lautre rpond : i , vas-y.
PILAR MELA : Vous avez parl de la dualit de lhomme, de tout
ce qui est paradoxe, ambivalence. Je me disais que la limite de
lhumain se trouve du ct de cette ralit tragique, qui est que le
bien embrasse le mal et vice versa. La nature de lhomme reste
primitive. Il narrive pas dpasser ses limites, en mme temps
quil est capable dinventer et dtre un constructeur. Pouvez-vousnous parler de ce paradoxe de lhomme, la fois crateur et
destructeur ?
MICHEL SERRES : Cest une variation sur le problme du mal. Je
men tire, pour ma part, en disant que lune des caractristiques
de lhomme par rapport aux animaux, cest quil est dspcialis,
ddiffrenci. La ddiffrenciation fait en effet que le problme des
limites se pose mal. Car quest-ce que la spcialit, sinon
lenfermement dans des limites suffisamment troites pour devenir
trs efficaces ? Cest lefficacit maximum, qui rentre dans des
limites pour sattaquer une niche bien dtermine. Nous, nous
laissons cette efficacit. Nous sommes ddiffrencis. Du coup,
bien sr, tout ce que vous dites sur lambivalence devient possible,
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puisque prcisment nous navons pas ce serrage dans des limites
troites.
QUESTION : Vous nous avez expliqu que lhomme tait le seul
tre vivant qui avait la notion de la mort. Or nous sommes bien
obligs de constater que comme pour tous les tres vivants, notre
vie dpend de