Rencontres Internationales de GenÈve

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    RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE

    TOME XXXIX(2003)

    LES LIMITESDE LHUMAIN

    Michel SERRES Henri ATLANRoland OMNS Georges CHARPAKOlivier MONGIN Jean-Pierre DUPUY

    Monique CANTO-SPERBER

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    Les limites de lhumain

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    dition lectronique ralise partir du tome XXXIX (2003) des Textes desconfrences et des dbats organiss par les Rencontres Internationales deGenve. ditions LAge dHomme, Lausanne, 2004, 236 pages.

    Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve

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    TABLE DES MATIRES

    (Les tomes)

    INTRODUCTION : LES LIMITES DE LHUMAIN

    NOUVELLES LIMITES DE LHUMAIN

    Introduction par Marc Faessler

    Confrence de Michel Serres

    Dbat

    LHUMANIT DHOMO SAPIENS. LES LIMITES DE LINHUMAINIntroduction par Alex Mauron

    Confrence de Henri Atlan

    Dbat

    Confrence de Roland Omns

    Commentaire de Georges Charpak

    LA MORT DE LA VILLE ?

    Introduction par Michel Porret

    Confrence de Olivier Mongin

    Dbat

    DE LA LIMITE SUPRME : LAUTODESTRUCTION DE LHUMANIT

    Introduction par Nicolas Levrat

    Confrence de Jean-Pierre Dupuy

    Dbat

    LA VIE HUMAINE ET LA FRAGILIT DES RAISONS

    Introduction par Patrizia LombardoConfrence de Monique Canto-Sperber

    Dbat

    TABLE RONDE : Si Dieu nexiste pas, tout est permis .

    Introduction de Georges Nivat

    *Index des intervenants

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    http://rigindex.pdf/http://rigindex.pdf/http://rigindex.pdf/
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    AVERTISSEMENT

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    p.006 Nous tenons remercier ici tous ceux qui ont rendu possibles ces

    confrences et ces dbats ainsi que le volume qui en transcrit le texte.

    Nous disons notre gratitude aux confrenciers et aux personnes ayant

    particip aux dbats ; aux prsidents de sances ; M. Denis Bertholet qui,

    partir des enregistrements, a tabli le compte rendu de certaines confrences et

    des dbats ; enfin Mme Elise Frchette qui a aid le secrtaire gnral

    prparer le manuscrit de ce volume.

    Nous remerciements sadressent aussi tous ceux qui assurent la vie des

    Rencontres internationales de Genve : le Dpartement de linstruction publique

    de la Rpublique et Canton de Genve ; le Dpartement des affaires culturelles

    de la Ville de Genve ; lUniversit de Genve, son rectorat et son

    administration ; Mme Josiane Theubet, secrtaire des Rencontres.

    Nous ritrons enfin ici lexpression de notre reconnaissance pour son appui

    matriel la Fondation Hans Wilsdorf qui assume une large part des frais de

    cette publication.

    Jean-Claude Frachebourg Georges NivatSecrtaire gnral Prsident

    *

    Une srie de cassettes sonores complte trs utilement cet ouvrage. Elles

    ont t enregistres lors de la trente-neuvime session des Rencontres

    internationales de Genve et contiennent in extenso les confrences et les

    dbats de ladite session. Ces cassettes peuvent tre coutes la mdiathque

    dUni Mail, bd du Pont-dArve, 1211 Genve 4, tl. 022 379 83 94/95.

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    INTRODUCTION 1

    LES LIMITES DE LHUMAIN

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    Mesdames, Messieurs,

    p.007 Les Rencontres internationales de Genve se sont, en 1964,

    pos la question : Comment vivre demain ? et, entre autres,

    celle-ci : Comment protger et conserver la nature humaine

    primordiale ? On parlait dj de manipulations, on apprhendait

    lextinction de la spontanit humaine , on plaait des espoirs

    dans la rsistance du patrimoine stable . Robert Oppenheimer,

    optimiste, dclarait ici mme que la science nest pas toujours

    heureuse, mais compare toute autre vie, je pense quelle

    lest . Abordant le problme des limites, le grand physicien,

    crateur de la bombe atomique Los Alamos, mais dmissionnaireaprs Nagasaki, affirmait que nous en saurons toujours

    davantage, et gnralement dautant plus que lon peut identifier

    les limites toujours plus loignes de la connaissance, que lon

    peut trouver autant de nouvelles questions que de rponses, que

    lon sera tonn et si les expriences sont rellement bonnes

    saisi dadmiration et mu .

    Le savant sinquitait alors de ltablissement dune

    concordance entre socit ouverte et armes de destruction

    massive. La vie prive humaine lui semblait un contrepoids

    indispensable la possibilit du dsastre. La microminiaturisation,

    disait-il en 1964, permet un espionnage gnralis des vies

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    Le 23 septembre 2003.

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    prives. Le savant qui avait t soumis enqute savait ce dont il

    parlait. Et il restait optimiste.

    p.008Le dernier parler fut le pote Pierre Emmanuel qui voqua

    les frontires de la posie (cest un titre de Maritain) et qui dfinit

    la parole comme le dernier refuge de la charit dans un monde o

    la communication disait-il tait devenue avare et indigente.

    Le savant et le pote restaient tous deux optimistes, je dirais

    fondamentalement optimistes. Parce que tous deux dcrivaient un

    homme qui avait encore faim, une faim commune, un apptitdtre et quils voyaient devant eux ce quils appelaient un

    espace de lexprience humaine rconcilie .

    Nos illustres prdcesseurs ont donc dj parl des limites de

    lhumain . Ils ont trait ds 1947 de Progrs technique

    progrs moral , et Nicolas Berdiaev vint dire ici son angoisse

    dune poque moderne qui touchait sa fin . LEurope lui

    semblait dcompose, la Raison dpossde, la guerre devenue

    autonome comme il dit, et lhomme devenu esclave. Son

    consentement lalination de sa propre nature tait gage de

    violence et promesse de jougs nouveaux. Cependant Berdiaev lui

    aussi conclut presque en fanfare en imaginant un humanisme

    religieux .

    Nous en sommes loin aujourdhui et nos invits vont dfinir lesnouvelles limites de lhumain, celles du savoir, toujours plus loin,

    celles de la dontologie mais comment llaborer est tout le

    problme actuel. Nul ne parlera plus, sans doute, comme Nicolas

    Berdiaev. Je voudrais citer ce point Jrgen Habermas dans son

    essai Lavenir de la nature humaine, vers un eugnisme libral:

    Aprs les blessures narcissiques que nous ont infliges

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    Copernic et Darwin en dtruisant, lun, notre image gocentrique

    du monde, lautre, notre image anthropologique, peut-tre

    accompagnerons-nous avec une plus grande quitude cettetroisime dcentralisation du monde la soumission du corps

    vivant et de la vie la biotechnologie.

    Le mot terrible est peut-tre ici quitude . Lendormissement

    de lhomme libralement alin, irniquement priv de

    transcendance et de valeur, roul dans le ressac marchand et

    publicitaire, est assez terrifiant. Lhorizontalit grandissante de nos

    systmes de pense, de pouvoir, de dcision ne permet plus gure

    de demander comment demain . Comment aujourdhui est dj

    trop ardu, trop ambitieux pour nous.

    Lhomme prvoyant la mort de son espce, lhomme dchiffr

    en son gnome et fabriqu demain, lhomme perdu dans le dlire

    des mgapoles folles sans aucune volont pour les structurer :

    Bogota, Medellin, Sao Paulo, Mexico, Calcutta... Lhomme seulpour dfinir les limites du jusquo ne pas aller, ce seront nos

    thmes et nous p.008 tcherons de rcapituler samedi matin en nous

    rfrant Dostoevski et son ironique Si Dieu nexiste plus,

    tout est permis , o chaque terme, aujourdhui, est priv de sens.

    Dans Minority Reports, le film fou de Spielberg, lordre est si bien

    instaur par la socit omnipolicire que les crimes sont prvenus

    avant dtre conus, les humains reconnus par lempreinte de leur

    iris, lhumanit entirement instrumentalise. La connivence entre

    lart et la violence, lart et le terrorisme est un sujet qui est peut-

    tre de toujours mais dont le 11 septembre ralisation de tant

    de films danticipation a dmultipli la force de scandale.

    Le film du Brsilien Fernando Meirelles Cit de Dieu, chronique

    de la folie sanguinaire et innocente denfants meurtriers, violeurs

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    et drogus dans les favelas de Rio, est aussi un exemple que nous

    donne lart actuel du passage la frontire, de la perte de sens de

    toute frontire.

    Lhomme entrevoyant la mort de son espce, puis celle de sa

    plante, lhomme dchiffr dans son programme gntique et

    pouvant soffrir des prothses de son corps, voire de son moi ,

    lhomme perdu dans le dlire de mgapoles sans police, sans

    urbanisme, sans volont commune. Au cours de la semaine, nous

    tcherons dinterroger les limites, celles auxquelles on tend, celles

    que lon transgresse, celles que lon efface.

    La Securidade roumaine inventa en 1948 lexprience de

    Pitesti o lon faisait coucher dans le mme dortoir les victimes

    et les bourreaux. Elle dura trois ans. Mme Staline ninsista pas.

    Lexprience tait fonde sur labolition des limites entre lhumain

    et linhumain. Pitesti peut nous servir durant cette semaine de

    mesure de linhumain.

    Pitesti accomplissait lanticipation de lexprience imagine par

    Vladimir Nabokov dans son Bend sinister. Le dictateur Padouk,

    fondateur du parti unique de lHomme mdiocre, pense que tous

    les maux viennent de lingale rpartition de la conscience

    humaine dans la population de la plante.

    La nouvelle rpartition de la conscience humaine effacera leslimites, crera un nant maternel que Nabokov appelle mothing,

    mother et nothing. Le livre sachve en berceuse A good night for

    mothing. Nous ny sommes peut-tre pas encore, mais cette

    frontire-l est un peu partout.

    Georges NIVAT

    Prsident des Rencontres internationales de Genve

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    NOUVELLES LIMITES DE LHUMAIN 1

    INTRODUCTION

    par Marc Faesslerthologien et pasteur

    @

    p.011 Pour ouvrir cette session sur Les limites de lhumain, les

    Rencontres internationales ont fait appel un penseur visionnaire

    qui ne cesse de nous rappeler, dans ses derniers ouvrages, le

    Grand Rcit de notre paradoxale infinitude ! Michel Serres est en

    effet un philosophe hors norme. Gnreux, solaire, rayonnant, il

    est lafft de tous les fils invisibles qui au pli dune conscience

    de labme infini dont nous mergeons tissent le prsent de

    notre modernit tel un accs inexplor une toute nouvelle

    proximit de lUniversel. Sa vision des choses que parvient

    voquer son criture diaphane, mle, allusive, troue

    dchappes belles et de tracs jamais achevs , fait vaciller

    toutes les assurances trop fondes qui nous servent de certitudes

    htives. Sa pense renoue avec lune des grandes modalits de la

    tradition philosophique franaise, celle qui, de Montaigne

    Janklvitch, lve lessai et la digression au rang dincitations

    pour la pense gagner les hauteurs dun autrement voir .Flexible et modale, la philosophie qui saventure sur une telle voie

    tente dpouser le rel et le vivant. Elle dploie ds lors des armes

    qui lui sont propres. Mises en rseau topologique de connexions

    inaperues. Substitution des concepts figs, de notions capables

    dpouser la totalit en devenir, de faire mutuellement vibrer vie et

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    Le 23 septembre 2003.

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    symbole, dallier diffremment le singulier luniversel. Exploration

    des sollicitations tymologiques du langage pour devenir dans les

    propositions et les prpositions du dire, le foyer brlant dun parleruniversel que ne consume aucune langue. Rsultat ? Nous

    cherchions limites et fondements lhumain... voici p.012 quon nous

    suggre, sous larchaque sujet transcendantal des philosophies

    anciennes, lclair blanc dun Incandescent, illimit et sans assise,

    la bifurcation dcentre de toutes les composantes cosmiques et

    culturelles ! Notre limite serait devenue illimite.

    Acadmicien non acadmique, philosophe doutre-philosophie,

    penseur libre et non infod, virtuose dun verbe dont la fluidit

    mme est gsine de sens, Michel Serres attire notre attention sur

    la transmutation des limites de lhumain en un processus

    dhominiscence dchiffrement de notre nouvelle infinitude au

    cur de la totalit en devenir et en expansion que sont aujourdhui

    espace, temps, savoir, langage, communication, technique. Cetlan visionnaire nest pas sans soulever de multiples questions de

    fond. Nous les aborderons dans le dbat. Mais on ne peut lui

    dnier la vigueur provocante de son souffle. Cest elle que nous

    avons fait appel pour ouvrir ces Rencontres. Cest elle qui parcourt

    de son frmissement ces quelques lignes qui servent de prlude

    Hominescence et sont linvitation apritive entrer avec Michel

    Serres dans larborescente aventure du cheminement dans lequel ilespre nous entraner :

    De mme quen la luminescence ou lincandescence,

    crot ou dcrot, par clats et occultations, une lumire

    dont lintensit se cache et se montre en frmissant de

    commencer, quoique prte sans cesse steindre ; de

    mme que ladolescence ou la snescence savancent vers

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    lge mr ou la vieillesse franche et rgressant toutes

    deux vers les involutions dune enfance ou dune vie

    quelles regrettent mais quitteront vite ; de mme quelefflorescence ou leffervescence dsignent, ainsi, des

    processus marqus par cette dsinence, dite

    inchoative , adjectif qui dsigne un dbut, ici de

    floraison, de bouillonnement ou dmotion ; de mme

    quune plante arborescente prend peu peu la forme

    ramifie, le port ou lapparence dun arbre... de mme un

    processus dhominescence vient davoir lieu de notre

    propre fait, mais ne sait pas encore quel homme il va

    produire, magnifier ou assassiner.

    Mais lavons-nous jamais su ? . (Hominescence, page 14)

    En ouverture de cette semaine de rflexion, il vous appartient,

    cher Michel Serres, avec la jubilation instruite et communicative

    qui vous caractrise, de nous clairer sur ces nouvelles limites de

    lhumain. Vous avez la parole.

    @

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    MICHEL SERRES N en 1930 Agen (France). Interromptses tudes entames lEcole navale (1949) pour prparer lEcolenormale suprieure (1952). Aprs lagrgation de philosophie (1955),

    enseigne successivement Clermont-Ferrand et Vincennes. Thse surles modles mathmatiques du systme de Leibniz. Enseigne lhistoiredes sciences Paris I (1969). Toujours soucieux dintgrer la rflexionphilosophique les dveloppements les plus rcents des sciences, ildveloppe aussi ses intuitions sur lenseignement et lducation, ou surlcologie.

    Parmi ses trs nombreux ouvrages, on peut citer Le Parasite (1980),Gense (1982), lments dhistoire des sciences (1989), Le Contratnaturel (1990), Le Tiers instruit (1991), Les Origines de la gomtrie(1993),Atlas (1994), loge de la philosophie en langue franaise (1997),Hominescence (2001), LIncandescent(2003).

    Membre de lAcadmie franaise (1990).

    CONFRENCE DE MICHEL SERRES

    @

    p.013 Passant par une ville dont je tairai le nom, clbre pour son

    Musum dHistoire Naturelle, je visitai, en dcembre dernier, sa

    non moins fameuse salle aux squelettes et demandai au gardien

    lge dun des sauriens gants, impressionnants de taille et de

    longueur ; il me rpondit :

    Cent vingt millions dannes, onze mois.

    Comment calculez-vous une date aussi prcise, repris-je ?

    Simplement, dit-il : le muse ma embauch pour

    surveiller cette salle, au milieu de lhiver pass ; cette

    poque, une affiche, encore prsente sous la bte,

    annonait : cent vingt millions. Comptez : cela tombe juste.

    Lexcellent homme donnait tellement dimportance au temps

    rcent quil en perdait toute proportion. Nous rions de son calcul,

    mais pensons comme lui : nous donnons tellement dimportance

    aux nouvelles que nous les coutons tous les matins

    avidement, sans nous demander jamais ce qui est nouveau,

    vraiment.

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    A cette question, les dcouvertes rcentes rpondent souvent.

    Mais de quel savoir sagit-il ?

    Annonce au XIXe sicle, triomphe au XXe

    p.014 O va le savoir ? Vers les sciences humaines. Ds le XIXe

    sicle, Auguste Comte et Renan prophtisent ainsi lavenir de la

    science. Quoique, par la suite, les particules aient dcompos

    latome, que lastrophysique ait ouvert lunivers, que le code

    gntique, universel, ait dchiffr la vie, je crois pourtant que

    lhistoire venir retiendra le XXe sicle de ces trois exploits comme

    le fondateur de multiples disciplines destines rpondre la

    question : quest-ce que lhumain ? Le dfinir suppose quon en

    puisse dire les limites. A beaucoup dgards, le sicle dernier

    restera celui des sciences dites douces.

    Pass 1950, elles triomphrent. Emblmatique, la figure de

    Claude Lvi-Strauss, par exemple, domina luniversit, larecherche, les mdias, lopinion. Qui pouvait, qui peut encore

    aujourdhui rpondre cette question, sauf lconomie, la

    linguistique, les psycho et sociologies, lethno et lanthropologie,

    plus vingt histoires diverses, de celle des religions celle des

    mentalits, bref les Sciences de lHomme ? Nous ne reviendrons ni

    sur cet acquis ni sur ses avances. Mais, depuis quelque temps, les

    disciplines dures apportent des lumires neuves dans ce groupedoux, pendant quil pitine un peu, se rpte plus et dcouvre

    moins.

    Voici encore quelques annes, lorganisation de telles

    confrences sur cette question et convoqu ethno, psycho et

    sociologues, exclusivement ; que les Rencontres internationales

    de Genve invitent aujourdhui, pour y rpondre un prix Nobel

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    de physique, un biophysicien et un philosophe des sciences

    dures... signe le dbut dun nouveau temps.

    Relais au XXIe sicle

    Car, en termes dpistmologie, lhominisation proccupe

    autant aujourdhui quhier la distribution diffrencie des cultures,

    usages et mythes ; on souponne mme quelle pourrait

    lexpliquer. Larborescence temporelle o stagent lergaster et

    lafarensis prcde et conditionne le bouquet spatial o se

    dispersent Kwakiutl et Arapesh. En termes dinstitutions, le

    nouveau sicle tentera de connecter le Musum dHistoire

    Naturelle au Muse de lHomme. Pour mieux dcrire la conduite

    personnelle, nous avions oubli les synapses, aussi bien que les

    bonobos pour mieux comprendre nos rapports sociaux.

    Depuis la dcouverte de Lucy dans le rift kenyan, depuis la

    monte en puissance de la paloanthropologie, de la biochimie,des sciences cognitives et neuronales, dbutantes leur tour, nous

    revisitons le relais nature-cultures, nous remettons en connexion

    deux domaines p.015 spars depuis longtemps. Le XIXe sicle

    annona les sciences humaines ; nous les vmes spanouir au XXe

    sicle ; le XXIe les runira aux sciences dures. Je viens dcrire

    Hominescence et lIncandescentpour souder fluidement les nuds

    de ce nouveau rseau.

    Une mditation sur le temps assure cette connexion. Pour

    linaugurer, quappelle-t-on, justement, la nature ?

    Le temps de nature

    Jappelle Grand Rcit lnonc des circonstances contingentes

    mergeant tour tour au cours dune dure, de longueur

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    colossale, dont la naissance de lunivers marque le

    commencement et qui continue par son expansion, le

    refroidissement des plantes, laccrtion de la ntre, lapparitionde la vie sur la Terre, lvolution des vivants telle que la conoit le

    nodarwinisme et celle de lhomme, n en Afrique et la quittant

    rcemment pour occuper les continents. Dsormais bien

    document, jouant mme un rle de rfrence en culture

    scientifique, ce rcit, globalement vrai compte tenu des

    ramnagements rguliers que pratiquent sur lui des inventions

    et dcouvertes aussi contingentes que son propre flux, buissonne

    donc de multiples bifurcations o apparaissent, ltat naissant,

    tous les phnomnes existants, bien ou mal connus.

    Quand il nous pousse respecter une sorte de desse

    pastorale ou quil signifie lessence dune notion, dune chose ou

    dun vivant, nous dlaissons avec raison le terme de nature, car

    ces deux sens, encore aujourdhui courants, drivent desuperstitions et didologies. Mais je nhsite point lutiliser dans

    son sens tymologique de naissance. Nature dsigne ce qui nat.

    Considrons alors lensemble des bifurcations du Grand Rcit qui

    divergent vers une mergence, celles des plantes, de la vie, des

    espces ou de lhomme ; notre corps et son environnement

    naquirent de quelques-uns de ces surgissements dont nous

    savons marquer assez prcisment la date.Quest-ce donc que la nature ? Lintgrale indfinie des

    bifurcations surgissant du Grand Rcit, mme si nous ne les

    connaissons ni ne les dominons pas toutes. Quasi

    tautologiquement, la nature se dit de la somme de ces

    naissances.

    Quest-ce que lhumain ? Un sous-ensemble dfini de ces

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    Si nous figurons par une grande anne la dure dont je viens

    de parler, nos cultures, nos langues et nos politiques se limitent

    quelques fractions de sa dernire seconde. Si vous medemandez mon ge enfin, je peux vous avouer celui de mon tat

    civil, mais je dois aussi dater celui des diffrentes couches de

    neurones qui constituent mon cerveau, dont certains apparurent

    avec les singes dits suprieurs, mais dont dautres viennent des

    reptiles dres antrieures ; de mme, brass dans sa

    composition partir de ceux de mes parents, mon ADN remonte

    quatre milliards dannes dans sa structure ; quant aux

    atomes qui le composent, leur formation accompagne celle du

    monde, voil dix quinze milliards dannes. Ainsi compt, mon

    ge me rapproche de tous les vivants : le temps ne me distingue

    pas deux.

    Quest-ce que lhumain ?

    Cette restriction explique-t-elle pourquoi les philosophes

    doutent de dfinir lhumain ? Lthologie trouve presque toujours

    un animal, une plante, voire une bactrie, dous de la qualit

    prtendument spcifique notre espce Les Cinq sens disent

    avec humour que parler p.017 de lhomo sapiens exclut la majorit

    de ceux qui, dnus de got, ne cherchent pas dans les aliments

    leur sapidit. A propos des nouvelles technologies, Hominescencele dit sans facult. Contemporaine, cette dfaite pousse le

    rputer sans proprit. Dite apophatique, la thologie, jadis,

    parlait ainsi de Dieu, en disant ce quIl ntait pas. Sans risque,

    une philosophie ngative ou critique sabandonne aujourdhui

    cette facilit ; face la dconstruction aise, penser reste

    difficile.

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    Riez, dautre part, de la contradiction toute logique entre cet

    interdit de dfinir et le pathtique, aussi couramment exprim de

    nos jours, autour de la finitude. Il faut cependant choisir : silhumain souffre de cette dernire, alors rien de plus ais que de

    dfinir un vivant aussi serr dans des bornes ; sinon, sans ces

    frontires, le voil infini. Si nous ne savons pas le dfinir, nous

    devons avouer ne trouver aucune fin devant lui ; inversement, si

    nous pleurons sa finitude, nous devons en savoir et en donner une

    dfinition : oui, nous rptons le mme mot. Il sagit bien des

    limites de lhumain : si elles existent, nous pouvons le dfinir ; si

    nous ne pouvons pas le dfinir, le voil illimit.

    Enfin lhumain change si souvent et tant quil excde toujours

    ce que lon dit de lui. Chez lhabitant contemporain des

    mtropoles, que reste-t-il du sapiens dcrit par les

    paloanthropologues ? Or, on voit mieux la direction dun

    mouvement lorsquil sinflchit : le sens apparat au changementde sens. Or encore, ces cinquante dernires annes advint une

    transformation si importante quelle chappa aux observateurs.

    Comment cet animal mtamorphique se mtamorphosa-t-il

    rcemment ?

    Le temps contemporain dHominescence

    Pendant que triomphaient les sciences humaines, lhumain setransformait, en effet, au moins en un coin dOccident, sous la

    pousse dlments plus naturels que culturels.

    La dcouverte de lnergie atomique ou diverses rponses la

    question : quest-ce que la matire ? amenrent la construction

    darmes de destruction massive telles que la terreur, proprement

    ntre, de la mort se renouvela. Aux peurs individuelles,

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    Les limites de lhumain

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    accompagnes parfois dune angoisse culturelle, une inquitude

    globale sajouta lorsquexplosrent les bombes thermonuclaires.

    Chacun de nous craint de mourir ; bien des civilisationsdisparurent ; lOccident lui-mme descend de cultures mortes ;

    mais jamais lhumain nentra en risque dextinction sur une plante

    en danger, deux morts globales p.018 encourues par son gnie et sa

    volont. Rien dans lhominisation nquivaut cette bifurcation

    tragique.

    De mme, diverses rponses la question : quest-ce que la

    vie ? amenrent des amliorations telles dans les conditions

    dhygine et la gurison des maladies que notre corps se

    mtamorphosa. Sa taille, son esprance de vie, son rapport la

    douleur et la sant se transformrent et, aussitt aprs, la

    procration et la filiation elles-mmes. Outre le rapport la mort,

    changrent lexistence et la naissance.

    Ces variations ne touchrent pas seulement le phnotype etparfois la famille de certains Occidentaux, mais aussi le paysage

    alentour. Car dautres rponses cette deuxime question

    amenrent un changement radical dans llevage et lagriculture,

    donc dans le paysage et lalimentation. Hominescence parle mme,

    ce sujet, dune fin du nolithique. Ainsi notre rapport au monde

    se transforma au moins autant que celui que nous entretenons

    avec notre corps. Et si, ds le dbut, pturage et labourage

    tentrent de matriser la slection de plantes et danimaux choisis,

    les biotechnologies cherchent aujourdhui matriser la mutation,

    ce qui rduit fantastiquement les chelles de temps dcouvertes

    par les rponses la question : quest-ce que lunivers ? qui

    amenrent, en effet, valuer autrement ces dures respectives,

    pour linerte et le vivant.

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    Le rapport aux autres changea tout autant. La communication

    et ses technologies ouvrirent dautres voies dans lespace et

    linstant, amenant de nouveaux liens et une expansion inattenduedes connaissances. Lorsque des millions de messagers deviennent

    sources dinformation, la socit devient pdagogique en son

    entier. Reste encore crire la nouvelle pistmologie de ce savoir

    manipul.

    Aucune de ces transformations : vie, douleur, mort, naissance,

    monde alentour, relations aux semblables... ne rsulta de

    circonstances environnementales sur lesquelles nous naurions rien

    pu, comme dans lvolution au sens classique du terme. Au

    contraire, elles vinrent de processus conomiques, sociaux, en

    dernire instance cognitifs, de cet entendement et de cette volont

    collectifs que nous appelons le savoir, de ses applications

    techniques, de ses mises en uvre collectives ; en somme, des

    sciences dites naturelles.

    Le temps humain de ddiffrenciation

    Une partie de lhumanit a donc tant chang en un demi-sicle

    que cela conduit penser lhumain au moins comme une capacit

    de mtamorphoses rapides. Sagit-il, nouveau, dune espce qui

    entretient un rapport original avec le temps ?

    Le corps de tous les vivants se transforme par les processus

    volutifs connus : mutation et slection, qui permettent une

    spcialisation telle que lorganisme ainsi produit exploite au mieux

    les ressources de telle niche locale de lenvironnement. Le mot

    espce rpte le terme spcialisation.

    A linverse, nos organes se dspcialisent. Par rapport au

    sabot des ruminants, la pince du crabe, au tentacule de la

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    pieuvre, la main, non spcialise, finit par tout faire, tenir un

    marteau ou un bistouri, conduire une charrue ou un hlicoptre,

    jouer du violon, caresser, faire signe... Par rapport aux becs desoiseaux, la gueule du requin, au museau du chien, la bouche,

    non spcialise, finit par tout faire, mordre, certes, mais baiser,

    siffler, parler mille langues. Ainsi quittons-nous des niches

    spciales et nous ouvrons-nous lespace global. Au lieu dhabiter

    une localit, lhumain, ddiffrenci, indiffrent mme,

    Incandescentdans le sens de mon dernier livre, hante le monde,

    y voyage et, du coup, dbordant le prsent immdiat, entre dans

    un temps diffrent. Lequel ?

    Pratiques du temps

    Nat-il avec la premire pierre quil taille ? Certes revient aussitt

    la mme restriction : certains animaux, les pics, les bonobos,

    produisent dauthentiques outils. Mais, de nouveau, intervient le

    temps. Ne cessant jamais den fabriquer, nous ne les accumulons

    pas seulement, mais les entrecroisons ou les appareillons en un

    tissu mouvant qui induit une dure propre. Laquelle ?

    Quest-ce que la technique ? Si nous devions attendre que

    lvolution nous munisse, par exemple, dappendices assez pointus

    pour piquer ou dun tranchant de la main assez fin pour tailler,

    nous devrions, selon les lois de la slection et des mutations,compter, sans lassurance dy parvenir, des dures compatibles

    avec celle de lespce et llimination dinnombrables semblables

    dmunis de tels avantages. Lorsque, en dehors de nos corps, nous

    appareillons des objets qui les possdent, nous pargnons donc la

    mort, dabord, qui, tragiquement, et d faucher dimmenses

    populations dsadaptes ; plus limmense dure, difficile valuer

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    selon lmergence au hasard des mutants et de leur adaptation.

    Quest-ce que la technique ? Une conomie formidable de la mort

    et du temps.

    Annoncez donc la simplicit de ce calcul heureux aux

    prcautionneux qui pleurent les accidents et redoutent les risques.

    Oui, en remontant, vive allure, lnorme lenteur du Grand Rcit,

    le temps technicien rattrape, au moins virtuellement, les colossales

    dures que, p.020 sans cela, nous ne pourrions jamais compenser.

    Un outil condense un temps immense.

    Pour dominer ainsi partie de notre environnement volubile,

    nous entrons, impatients, dans lvolution, dans le processus de

    naissance, dans le temps mme des vivants, nous

    lconomisons, nous le court-circuitons. Quest-ce quun outil ?

    Une projection du temps colossal du Grand Rcit sur lclat

    infinitsimal de linvention pratique et de lusage avant usure ; il

    concentre ou replie des millions dannes sur des mois. A cersultat singulier sajoutent les performances analogues de tel

    ou tel autre, associ, appareillage qui augmente dautant cette

    acclration.

    Et celle-ci devient verticale ds quapparat le langage articul

    qui, son tour, permet la constitution de grands systmes

    techniques. Parlez : combien de rsdas pargnent le mot fleur ?

    Combien de pierres tailles programment le terme silex ? Combien

    dactions, de choses et de gestes, dsignent un verbe, un mot, une

    prposition ? Combien de ronds se groupent en cercle ? Combien

    de temps vcu rsume le temps nonc ? Combien de milliards

    dannes venons-nous denvisager depuis le dbut de ce texte ?

    Une page condense un temps immense.

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    La domestication procde du mme geste. Sil avait fallu

    attendre que le tosinte devnt mas ou le buffle buf... Un

    mouton condense un temps immense.

    Autre exemple : pourquoi se vtir ?

    Lvolution met certes, un temps norme parvenir

    contingentement au bec ou la pince ; mais une fois acquis, ces

    organes demeurent longtemps. Patiente lvolution, aussi longue

    ladaptation, mais, supposer que le besoin de celle-ci disparaisse,

    interminable tout autant linsupportable fixit. Loutil vaut alors un

    organe amovible. Pour sadapter, rien ne vaut cette mobilit.

    Disposer dun appareil consiste le poser quand le besoin sefface

    et le reprendre loisir, selon la ncessit.

    Exemple : loppression thermique impose par une fourrure

    permanente, ou variable selon les seules saisons, empche de

    courir longtemps la chasse ou de voyager sous les tropiques, enraison de la surchauffe ; enfoui au fond de sa crinire, ainsi dort le

    lion mle, attendant que la machine refroidisse. Comment

    expliquer lusage humain de se vtir ? La motivation vint-elle de la

    neige, de la pudeur sexuelle, du dsir de cacher faiblesses ou

    laideurs, du souci de propret ? Quimporte, au vu de la vicissitude

    tourbillonnante de ces p.021 causes mmes et dautres encore : le

    climat varie, la pluie se fait rare ou abondante, les relationsfluctuent, les conduites et les modes changent. Plutt donc que de

    chercher une cause, mieux vaut considrer les variations dans un

    ventail de contraintes multiples. En fait, on shabille pour pouvoir

    se dshabiller vite, puis se rhabiller aussi rapidement, bref en

    dcouvrant ltrange avantage du dpouillement ; lcorch peut

    changer de peau. En toutes circonstances, la souplesse mobile et

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    diverse de cette adaptabilit lemporte sur une solution unique et

    raide. La cause devient lamovibilit.

    Je souligne avec force le raisonnement prcdent. Pour

    expliquer, nous cherchons dabord, un effet, quelque cause : par

    exemple, le vtement nat du froid. Ensuite, nous la faisons

    varier ; alors, une fonction se dessine selon ce que nous appelons

    la variable : selon les saisons, fourrure paisse ou rase. Mais, dans

    un troisime temps, je considre la variation comme telle, quelle

    que soit la cause ou la chose qui varie : le temps de cette variation

    devient la cause elle-mme. La variation requiert lamovibilit.

    Alors, comme celle de lhabit, lessence de la technique se rsume

    dans ce jeu, au double sens du ludique et dune lgre distance

    entre lments utiles, qui permet que lon adopte habits, armes et

    outils, pour un temps bref, quon les pose, quon les dpose, bref,

    que lon en dispose. Ce jeu signifie donc disposition . La

    disponibilit devient lessence mme de lusage. Donc la techniquecondense et manie aussi bien du temps court que du temps long.

    Quest-ce que lusage technicien ? Une disponibilit. Quest-ce que

    le langage ? Une prdisponibilit. Technique logicielle, il laisse, de

    mme, mille jeux entre signe et sens.

    Ainsi pouvons-nous rpondre un environnement partout et

    toujours rapidement variable. A exprimenter la vive volubilit de

    toutes choses, lhumain naquit de sadapter aux variations plusquaux choses, au temps plus qu lespace, au temps pour

    sadapter aux choses du monde spatial. Comment rpondre quand

    tout fluctue ?

    Ainsi la technique projette des millions dannes sur quelques-

    unes. Paradoxe : le temps devient la raison constante. Ou dans sa

    masse ; ou dans sa variabilit. Quest-ce que lhumain, sinon un

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    vivant dont le devenir saisit le devenir, large et court, au moins

    assez pour en user, sinon le matriser ?

    Matrise

    La philosophie moderne commena, dit-on, par le prcepte de

    Bacon : commander la nature en lui obissant . Jusqu une

    priode rcente, cette nature se limitait aux choses inertes locales

    et p.022 aux lois de la physique. Mais le terme nature, je lai dit en

    commenant, veut aussi dire natre . Il y a longtemps

    quleveurs et cultivateurs commandent quelques vivants et les

    font natre ; entrs, depuis rcemment, dans les processus de la

    reproduction, nous commenons faire natre des espces et

    nous faire natre nous-mmes dans un environnement global que

    nous suscitons, lui aussi : la nature prend, dans ce dernier cas,

    son troisime sens, mtorologique et mondial. Dans le vieux

    prcepte, entre alors la nature au sens de la naissance des vivants

    et au sens de la totalit. Nous commandons la naissance en

    obissant ses variations, en disposant de son temps.

    En projetant ainsi une dure gigantesquement longue sur notre

    existence brvissime, par les techniques, dabord, le langage

    ensuite, et enfin, aujourdhui, par slection, mutation et

    environnement projets, nous matrisons de manire croissante et

    rationnelle les lments principaux dune volution contingentequi, depuis des milliards dannes, se faisait sans nous. Quest-ce

    que lhumain ? Ce formidable court-circuit temporel. Au moins, la

    capacit de le raliser. Quelle sottise de prtendre que nous ne

    pouvons rien au temps.

    Lagriculture et llevage dominent depuis des millnaires

    partie de la slection. En nous ouvrant la mutation, les

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    biotechnologies suivent cette tradition ancienne par des procds

    dune nouveaut fulgurante. Nous savons manipuler ce temps

    autrefois capricieux. Entrant dans la mmoire de leur espce,nous faisons natre des vivants. Condenser le temps colossal du

    Grand Rcit dans la brivet de linnovation technicienne revient

    donc, ici, projeter une mmoire sur une naissance. Nous

    mettons la main sur la dure du monde et le temps de lvolution,

    sur la spciation... sur lhominisation ? Oui, du coup et comme en

    retour, nous nous faisons natre nous-mmes. Entrant dans notre

    mmoire longue, nous pntrons notre nature et en faisons natre

    une culture. Quest-ce donc que lhumain ? Un vivant en voie

    dauto-volution.

    En un sicle, la dure de Bergson descend de la mtaphysique

    la pratique et de lvolution cratrice au crateur dvolution.

    Celle-ci passait pour une donne fatale, en tout cas pour un

    destin ; la voil entre nos mains. Rationnelle de surcrot. Sapienssapiens porte sans doute moins de raison que lvolution au hasard

    quil finit par forcer de manire programme. Rien de plus

    nouveau, en vrit ; mais aussi rien de plus communment

    humain, rien de plus ancien, puisquen accomplissant ce geste

    mme, sur la premire pierre, nous devnmes des humains.

    Quest-ce que lhistoire humaine ? La matrise relative dun rsum

    dvolution.

    p.023 Les stociens de lAntiquit distinguaient entre les choses

    qui dpendent de nous et celles qui nen dpendent point. Nous

    avons appris, par aprs, nous rendre matres et possesseurs de

    la nature, selon le prcepte de Descartes, donc faire crotre les

    choses qui dpendent de nous et dcrotre celles qui nen

    dpendent point. Parvenus au maximum de cette efficacit, nous

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    nous apercevons, dans un troisime temps, que nous dpendons

    enfin des choses qui dpendent de nous. Nous dpendons

    dsormais dune dure qui, de plus en plus, dpend de nous. Voilrepris le cycle autoproductif de tantt, mais dans la pure

    temporalit.

    Aujourdhui comme hier, nous naissons de faire natre. Voil

    pourquoi jai parl en commenant dune culture reconnecte la

    nature. Nous nous posons donc des questions globales, concernant

    notre influence sur un environnement qui mit des millions dannes

    se constituer, au moment mme o nos biotechnologies

    cherchant matriser la mutation qui, laisse elle-mme, prend

    un temps imprvisible, font natre des vivants qui nous tonnent.

    Voil pourquoi je dis humain le seul vivant courant vers lauto-

    volution, parce quil dcouvre, peu peu, de nouvelles emprises

    sur la naissance et la nature, en somme sur le temps.

    Ce que, de Kant Sartre, nous nommions autonomiepersonnelle ou cration de soi par soi passe de la morale au destin

    et de lindividu au monde et lhumanit.

    Le temps

    Pour clairer cette auto-volution, je reviens sur le temps et

    reprends : si nous attendions que lvolution, celle que nous

    connaissons sans la matriser, parvienne nous doter dun organe

    qui rponde tel ou tel besoin, nous patienterions pendant des

    dures colossales et parmi des millions de morts par

    dsadaptation. Ds que nous nous adonnons des actions

    techniques, nous manipulons du temps sans nous en douter.

    Fabriquer une pierre qui taille demande quelques minutes, la

    place de ces millions dannes. Ainsi svaluent les objets

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    techniques : par la dure quils condensent. Lactivit technicienne

    rabat un temps colossal, sans finalit, sur la dure brve de

    lintention inventive, suivie de la mise au point.

    Le mme raisonnement sapplique lagriculture et llevage

    qui marqua, au nolithique, un moment dcisif de lhominisation.

    Lorsque nous labourons ou protgeons des btes dans des fermes,

    nous les extrayons des dangers mortels du milieu naturel. Dune

    certaine manire, nous les enlevons lvolution. A esprer quelle

    nous p.024 fournisse quelque jour la multiplicit des chevaux de

    course ou de labour, des vaches adaptes tant de climats,

    limmense varit des chiens dappartement... mieux vaut les

    slectionner nous-mmes. De nouveau, nous plions un temps

    interminable sur nos foudroyantes dcisions.

    De la pierre taille linvention de lcriture et de lagriculture,

    de llevage la rvolution industrielle, de linformatique aux

    biotechnologies, lhominisation accomplit le mme geste, certes enle raffinant et le multipliant, mais invariant par ces variations. Si,

    comme tout autre vivant, nous eussions attendu que des ailes

    nous poussassent, incertainement... dIcare la caravelle, autant

    devenir avionneurs. Et si nous devions attendre que lvolution

    nous offre des bactries aimablement collaboratrices, en guise de

    remde... autant cloner des OGM. Homo faberrsume en tours de

    main ce que ladite nature met une patience multimillionnaire

    faire merger sans le vouloir. Il enveloppe dans des instants

    menus des dures colossales.

    Ce pliage entass cre des creux noirs o soublie la longue

    dure que laction prsente conomise. Quand nous traversons le

    Pacifique onze mille mtres daltitude, quavons-nous faire de

    nous souvenir que des centaines de millions dannes eussent pu

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    nous donner des ailes ? Virtuelle, cette mmoire ne nous concerne

    plus. Lhistoire devient un puits doubli.

    Lhistoire

    Quoi de neuf, ds lors, dans les biotechnologies qui inquitent

    les prophtes de malheur ? Elles reprennent le mme pli, le mme

    rabattement accompagn du mme oubli, quoiquen des lieux

    diffrents. Je viens de le dire, nous conomisions le temps de la

    slection, elles annulent la dure des mutations. Ces oprations se

    faisaient, sans finalit, dans le hasard et la ncessit ; nous y

    substituons nos projets plus ou moins rationnels.

    Depuis que nous connaissons la longueur du Grand Rcit,

    depuis que nous savons en dater les lments : milieu intrieur,

    hmoglobine... nous valuons, pour la premire fois, comme en

    retour, la porte temporelle de nos actions techniciennes. Nous ne

    savions pas le faire voici peine quelques semaines. Nous croyionsque les techniques nous donnaient de la puissance sur les choses

    de lespace ; cela reste vrai, mais devient un jugement superficiel

    devant le miracle immensment improbable quelles ralisent dans

    le temps, bifurcation qui pilote lhominisation toujours en cours

    aujourdhui.

    p.025 Tout vivant a pouvoir sur les choses despace ; habite une

    niche, y synthtise la chlorophylle, y agite ses brindilles dans la

    brise, chasse des proies au galop, vole dans les nuages pour

    regagner des plages brlantes... mais reste assujetti au temps,

    prsent, immdiat, reproductif, volutif, interminable. Ds que

    lhominien taille un silex, il manipule du temps. Je vois en cet objet

    une sorte de loupe qui rsume et rduit en sa brivet des dures

    gigantesques et en son usage dinnombrables et foudroyantes

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    adaptations. Quest-ce que lhistoire ? Lvolution vue et rduite

    travers la loupe technique, retourne mme par elle et par elle

    mtamorphose.

    Philosophie

    Bergson et Heidegger distinguaient le temps et lespace de telle

    faon que les techniques, assujetties au second, naient aucun

    rapport au premier ; ltendue descend dans la pratique, mprise,

    le phnomne, vague, et la gomtrie, dite raidie, alors que la

    dure, mtaphysique chez lun, monte en ontologie chez lautre.

    Quoique de faon moins auguste, mais plus concrte et vitale, je

    comprends cette dissymtrie et ce privilge qui explique bien des

    choses et nous en particulier. Ds sa naissance, lhominien exploite

    en apparence lespace parce quilrenverse, retourne et ploie, de

    manire plus profonde, plus aveugle et plus efficace, le temps.

    Mieux, il se rend matre des choses plonges dans

    lenvironnement, parce quil parvient ce repliement. Nous

    sommes devenus les hommes que nous sommes en dominant ce

    rabattement : nous mergemes de cet acte.

    Quest-ce que lhumain ? Un certain pouvoir de manipuler la

    dure. Une puissance de rabattre, longueurs incomparables, le

    temps sur lui-mme. Une autorit acquise sur la formation de

    linerte, lvolution des vivants, sur la circulation des signes, enfinsur son temps proprement hominien, onto et phylogntique.

    Que cet ancien destin de nos pratiques, nouvellement rapparu

    et prsent notre vision du monde et de lhomme, nous angoisse

    ou nous exalte, quil pose des questions de conduite ou nous place

    face vies responsabilits inattendues dont lampleur fait branler

    habitudes et cultures, morales et religions, politiques et

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    philosophies timides, sciences humaines enfin, qui peut le nier ?

    Nous le fmes advenir, affrontons-le. Mieux, nous nous faisons

    advenir, affrontons notre propre variation. Homo causa sui.

    Malgr notre arrogance formelle, nous ne cessons dapprendre

    cette vieille vidence que nous ne pouvons sparer, en nous

    comme p.026 autour de nous, le naturel du culturel. Une culture nat

    aujourdhui de dcouvrir les secrets de la naissance ; elle renat de

    cette nature.

    Ancienne et nouvelle, stable et fluctuante, cette symbiose entrenotre histoire, la dure de lvolution et le temps de lunivers fonde

    ce que jappelle, en termes de droit, le Contrat naturel.

    *

    DBAT

    @

    MARC FAESSLER: Je remercie le professeur Michel Serres de cette

    magnifique leon. Avant douvrir le dbat proprement dit, je donne la

    parole deux pr-opinants, Michel Cornu et Franca Madioni.

    Le professeur Michel Cornu, philosophe, a fait une thse sur

    Kierkegaard. Il a publi plusieurs ouvrages, dont lun sur Une

    pense de lentre-deux. Il est un penseur de la finitude. Nous luiavons demand de ragir cette confrence dont nous avions

    pressenti ce quelle allait tre.

    MICHEL CORNU : Je remercie Michel Serres. Je suis

    impressionn, ce qui nest pas la meilleure condition pour entamer

    une discussion. Comme tout acte philosophique, vos propos

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    minterpellent quelque part. Cest sur ce quelque part que

    jaimerais vous poser des questions. Il est sans doute relativement

    loign du lieu do vous vous exprimez. Mais jaimerais essayerde voir comment les choses pourraient se lier.

    Vous avez, avec quelque raison, des critiques lgard du

    pathos de la finitude. Je me demande quand mme si et dans

    quelle mesure les transformations de lhomme ne le laissent pas

    toujours aussi dmuni face la finitude et la mort.

    p.027 Dans cette perspective, je me demande si la connaissancede ces transformations nest pas l pour masquer ce tragique ; sil

    ny a pas, dans lusage que vous faites dun savoir vritablement

    encyclopdique, une tentative dhubris, une tentative pour oublier

    la mdiocrit de lhumain, pour oublier que lhomme est donn

    lui-mme, et quil nest que dans la relation autrui.

    Dans la mme perspective, jai une question sur ce que vous

    avez dit propos de la technique qui sauverait de la mort. Ny a-t-

    il pas aujourdhui, travers la matrise du temps, travers ce que

    lhomme sest cr comme destin par illusion dautonomie je

    crois que cest lillusion de la modernit, dj prsente chez Kant

    , un danger dautodestruction par la volont de puissance ?

    MICHEL SERRES : Sur la question du rapport tragique la mort,

    cher ami, je suis comme vous. Je naffronte pas cet vnement

    sans frmir. A cet gard, je suppose que nous somme tous gaux.

    Je voudrais signaler que je nai pas prsent sans frmir, moi

    aussi, les trois morts que jai distingues, la mort individuelle, la

    mort des cultures et la mort possible, globale, qui toucherait

    lhumanit.

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    Mais je dois tout de mme dire quelque chose. Premirement,

    pour ce qui concerne la mort individuelle, il est probable les

    thologues sont plus ou moins daccord sur ce point que lanimalsoit relativement insensible la mort, et que lhomme soit advenu

    ds lors quil a su quil allait mourir. Le tragique abominable

    devant lequel cet vnement nous met, a aussi t notre premire

    naissance. La plupart des grands textes consacrs limmortalit,

    romans ou pices de thtre, donnent prcisment cet argument :

    si nous tions immortels, nous ne serions plus des hommes. A ce

    tragique, donc, est associ le chant dallgresse qui nous fait

    natre.

    Deuximement, il est vrai que lhumanit occidentale est ne de

    langues mortes le latin est mort, le grec et lancien gyptien

    aussi , de cultures disparues, de ruines. Nous avons une

    antiquit. Mais cette antiquit est morte, et ne cesse en nous de

    ressusciter. Il ny a de Renaissance au XVI

    e

    sicle que par lareprise de la langue grecque ; il ny a de renaissance des tudes

    philosophiques, au Moyen Age, que par la reprise dAristote, etc.

    De sorte que tout ce qui meurt un certain moment, est amen

    renatre. Du coup, je chante avec allgresse la mort culturelle,

    parce quelle est une naissance, quon appelle par ailleurs la

    Renaissance.

    Lvnement tragique dHiroshima a fait du scientifique que jtais un philosophe. Je suis lenfant dHiroshima, parce que jai

    t le premier, dans ma jeunesse, me poser des questions sur

    lthique de la science, cause de cette explosion, qui tait un

    vnement unique dans lhistoire humaine. Je me demande

    aujourdhui si notre contemporanit nest pas ne ce jour-l.

    Si un certain homme p.028 moderne nest pas n devant cet

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    vnement, qui mettait en pril la fois la plante et lhumanit.

    Oui, cest vrai, ces trois vnements, mort individuelle, mort

    culturelle, mort collective, sont des vnements tragiques et qui

    nous font plier le dos. Rien nest pire que de perdre un enfant ou

    celle quon aime, sauf peut-tre de mourir soi-mme. Mais ces

    morts sont aussi des vnements de renaissance, de naissance

    fondamentale de lhominien. Quest-ce que lhomme ? Cest

    quelquun qui va mourir, et qui le sait. L aussi, il y a un

    vnement double entre, qui relve de la mdiocrit et de

    lhumilit dont vous parlez, mais aussi de cette fiert qui est celle

    de lhumain.

    Votre deuxime question porte sur la science. Est-elle vraiment

    dune telle arrogance ? Jai pratiqu toute ma vie ce genre

    dexercice. Sil y a une vertu fondamentale qui est requise dun

    chercheur, cest bien linverse, cest--dire lhumilit. Chercher

    avoir raison est un vice de bateleur. Il est vrai que certains desphilosophes que jai ctoys occupaient des sites qui leur

    permettaient davoir toujours raison. Si la philosophie consiste

    chercher des sites partir desquels on a toujours raison, je ne puis

    quavoir honte de la philosophie et honte davoir raison. Le

    problme nest pas davoir raison, mais dinventer du nouveau, de

    former des concepts. On ny arrive quavec de lhumilit. Si la

    science trouve du vrai, cest parce quelle a eu des serviteursmisrables, honteux, humbles. Ne considrez donc pas que la

    science serait lensemble du vrai, exprim de manire arrogante.

    Dautre part, lencyclopdie nest pas un systme clos, comme

    le suggrait le geste qui accompagnait votre question. Le mot

    encyclopdie est mort. Il a t invent par Rabelais, au XVIe sicle,

    pour dsigner un savoir dont on pensait en effet quil se

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    constituerait en systme clos. Aujourdhui, la place de ce terme,

    je vous ai propos de parler de Grand Rcit. Le Grand Rcit, cest

    lensemble des rsultats scientifiques relatifs au temps : luniversest n il y a quinze milliards dannes ; il y a eu ou il ny a pas eu

    le big-bang ; puis, il y a eu des bifurcations qui sont apparues

    dans le flux temporel, etc. Tout cela est contingent. Il ny a pas de

    programme prdtermin. Les bifurcations surgissent,

    ressuscitent. Donc, lencyclopdie nest plus un systme clos de

    vrits, cest un flux qui porte des contingences.

    Je finis par la technique. Non, je nai pas dit que la technique

    nous prservait de la mort. Pas du tout. Jai dit simplement quelle

    tait une projection du temps long sur du temps court. La

    technique est une chose qui nous permet de mettre, en quelque

    manire, la main sur du temps. Elle na jamais prserv de la

    mort. Certes, on vient de p.029 dcouvrir le signal dapoptose, qui

    met mort les cellules. Si on le dchiffre correctement, on peutrepousser les limites de notre mort de 120 150 ans peut-tre.

    Mais ce nest pas limmortalit.

    A propos de la technique, jaimerais ajouter un mot. Jen ai

    propos une dfinition que je crois originale. Jentends sans cesse,

    venant de tous les horizons, des discours catastrophistes,

    annonant que notre civilisation court des risques terrifiants.

    Voyons un peu : lesprance de vie tait de trente-cinq ans en

    1900 ; elle vient de dpasser les quatre-vingts ans. Les problmes

    de sant sont relativement rsolus, ceux de lagriculture de mme.

    De quoi vous plaignez-vous ? Etes-vous aussi malades que a,

    avez-vous vraiment horreur du monde dans lequel vous vivez ? Je

    suis fils dagriculteur gascon. Mon grand-pre, qui ne parlait

    quoccitan, me disait je traduis en franais : Ncoute pas

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    ce riche, il se plaint daise . Nous sommes tellement riches,

    puissants, gts et en bonne sant quil faut bien que nous nous

    plaignions daise ! Cest pourquoi le discours dominant de la presseet des livres est le discours de la catastrophe. Je suis g, jai

    travers une guerre qui a fait cinquante millions de morts. Je peux

    vous le dire : a va mieux. Bien sr, un livre annonant une

    catastrophe se vend cent mille exemplaires, alors que les

    optimistes ne se vendent presque pas. La catastrophe est un

    discours vendeur. Pour une raison trs simple. Tous les auteurs et

    les diteurs de journaux ont lu Aristote, qui dit que lessence du

    spectacle, cest la terreur et la piti. Et puisque tout le monde a lu

    Aristote, vous ne voyez la tlvision, dans les journaux et les

    livres que la terreur et la piti. Cela se vend, cest lessence mme

    du spectacle. Vous tes les esclaves du spectacle.

    MARC FAESSLER: Je passe la parole Madame Franca Madioni,

    qui est mdecin psychiatre et psychanalyste. Elle enseigne Lyon

    et est tablie Genve. LADN et le Grand Rcit sont une chose.

    Madame Madioni nous dira si la mmoire, peut-tre, recle

    dautres aspects.

    FRANCA MADIONI : Votre pense et vos livres sont fascinants.

    Je connaissais certains de vos ouvrages philosophiques, et jai

    dcouvert avec tonnement vos trois derniers livres. Pour faire le

    lien avec lintervention de Michel Cornu, je dirai que je prends

    votre criture comme un acte inspir par ros. Non comme une

    dfense de la mort, mais comme quelque chose p.030 qui surgit de

    la mort. Je vous remercie de cet acte, parce quil est courageux.

    Jai lu votre texte non comme le Grand Rcit, mais comme le

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    Grand Rve. Au fond, on peut le considrer comme un projet

    humaniste, un projet dhomme que pour ma part, tant plus

    pessimiste que vous, je considre comme un beau projet ou uneutopie. Comme tous les beaux projets et toutes les utopies, il a

    mission de nous servir penser.

    Il faut nanmoins, puisque je suis ici, que je joue un peu le rle

    de lavocat du diable. Vous dites quon a longtemps matris

    lespace, quaujourdhui on matrise le temps, et que le temps est

    notre puissance. Mais il est aussi notre impuissance. Je reprends

    lhistoire du gardien de muse : le personnage est intressant,

    parce quil associe deux niveaux de ralit. De lun, je moccupe au

    quotidien ; lautre vous appartient plus qu moi, en tant que

    philosophe, mathmaticien et historien des sciences. Le gardien

    juxtapose les deux cent millions dannes du squelette et les onze

    mois de sa propre prsence. Notre conscience individuelle du

    temps est extrmement fragmente. Notre temps subjectif nestfait que de bribes. Do la notion de limite intrinsque au temps. Je

    vous suis volontiers au niveau de ce qui concerne ce temps

    morcel. Ce moment de synthse, o je songe mon ADN qui se

    rpte, qui fait lobjet de slections depuis des milliards dannes,

    ce moment peut-il tre compris comme un bref instant de

    conscience, au sens husserlien de synthse active de la conscience

    par rapport la fondamentalit de mon quotidien vcu du temps ?Quen est-il de ce temps vcu, parcellaire et fragmentaire, face

    une dure dont je nai que lintuition, et qui se fragmente

    aussitt ? Nest-ce pas l que se pose notre conscience une

    question de limite, celle de notre capacit retenir lpaisseur de

    la dure ?

    Ma deuxime question porte sur la mmoire. Quand je vous lis,

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    jai limpression que vous faites une impasse sur la question de la

    reprsentation mentale vous dites dailleurs quelle ne vous

    intresse pas beaucoup, et on pourrait discuter des heures survotre dfinition du ralisme. Vous dites que vous participez de la

    mmoire des pierres et de la mmoire de lhomme. On trouve dans

    lun de vos textes une expression qui dit approximativement quen

    tant que mmoire vous participez des choses et quen tant que

    chose vous avez une mmoire. Comme si dans la mmoire il y

    avait une empreinte qui serait loin dtre celle de Platon , une

    sorte dinscription sur la pierre qui se ferait automatiquement par

    les vnements. Comme si notre capacit de reprsentation, et

    donc la limite de notre capacit dexprimenter p.031 le rel,

    nintervenait en rien. Nous trouvons-nous l, de nouveau, face

    une limite ?

    En vous coutant, jai limpression dentendre mon pre, qui

    tait mathmaticien, qui construisait de grands systmes abstraits,que je trouvais trs fascinants comme enfant, mais auxquels je ne

    comprenais rien. Je me disais : cest beau, mais cest abstrait et a

    na rien voir avec la ralit de tous les jours. Mon tonnement

    continue jadmire dailleurs votre manire de vous tonner, car

    je crois que la philosophie sarrte l o sarrte ltonnement. Je

    vous lis comme un grand utopiste, qui construit une sorte de

    systme mathmatique et abstrait. Je nai pas la mme perceptiondu rel et me demande sil y a l une autre dimension de nos

    limites.

    MICHEL SERRES : Je vais rpondre vos questions en

    commenant par la fin, parce que je suis trs intress par votre

    jugement sur les mathmatiques : les mathmatiques sont

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    abstraites, elles sont incomprhensibles, formelles, et nont rien

    voir avec le rel, etc. Lennui, cest que tout le rel est crit en

    langage mathmatique. Le seul chemin quon ait vers le rel, cest--dire vers les choses physiques, vers les choses vivantes, vers la

    technique, ce sont les mathmatiques. Il ny a pas dautre chemin.

    Comment vous en persuader ? Puisque vous parlez de Platon, je

    vous rappelle quil dit que nous sommes prisonniers dans la

    caverne. Mais on y est aussi au cinma : au fond de la caverne de

    Platon sont projetes des images des choses. On y voit des

    chevaux, des bliers, des animaux qui passent. Platon nous

    interpelle : vous tes dans la caverne, oui, mais sortez et vous

    verrez le rel. Ce quil dit, l, cest que nous voyons les choses en

    deux dimensions, et quil faut les voir en trois dimensions. Cest un

    raisonnement de gomtre. Pour dcouvrir le rel, il faut ajouter

    une dimension. Il faut ajouter une dimension gomtrique. Vous

    natteindrez le rel quavec les mathmatiques. Je suis dsol :

    nous navons pas dautre chemin vers le rel. Galile a invent

    lre moderne lorsquil a dit que la nature tait crite en langage

    mathmatique. Depuis cinquante ans, nous croyions que le vivant

    faisait exception linerte, que linerte selon le mot de Galile tait

    crit en langage mathmatique, mais pas le vivant. Manque de

    chance : depuis la dcouverte du code gntique, nous savons que

    le vivant est galement crit en langage combinatoire, cest--dire

    mathmatique. Vous pourrez toujours faire rire sur les

    mathmatiques, il nempche que la seule ralit tait chez votre

    pre... Comme p.032 vous pouvez le constater, je suis un fervent

    dfenseur des mathmatiques. Parce que cest la ralit.

    A propos du temps et de la mmoire, ce que je vous annonce

    du Grand Rcit, cest--dire le chiffrage et la datation, repose sur

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    lunivers. Le fait que nous soyons tous frres qui est dsormais

    dmontr constitue une nouvelle vision de lhistoire des

    hommes. Do la question de la mmoire.

    Jai bien sr une mmoire de mes premires annes. Vous qui

    tes psychanalyste, savez mieux que moi ce quest lanamnse

    psychanalytique, qui permet, grce certains types de techniques,

    de dcouvrir une mmoire encore plus cache, qui permet son

    tour de remonter des premires perceptions ou des premiers

    affects. Je vous propose une autre anamnse. Dsormais, quand je

    vois mes mains, je ne me considre plus comme un vieillard de

    soixante-et-onze ans. Je sais p.033 maintenant grce lanamnse

    car cen est une de la biochimie que mon corps vivant contient

    des mmoires quelle me permet de dcouvrir nouvellement. En

    effet, mon corps participe dsormais des espces qui sont nes il

    y a des millions dannes homo sapiens ; homo afarensis ; homo

    ergaster, n il y a trois millions dannes ; Lucy, trois millionsdannes ; celui quon vient de dcouvrir au Tchad, sept millions ;

    puis viennent les anthropopithques, et on remonte, on remonte...

    Et on en arrive aux espces. Il est tabli maintenant que nous

    sommes les successeurs des premiers mammifres qui sont ns au

    moment de la destruction des dinosaures. Et a repart. Cest

    pourquoi je vous propose une anamnse reposant sur le fait que

    mon corps est une mmoire celle des premiers mammifres, desanthropopithques, etc. Jai dans mon corps des atomes qui ont t

    forgs dans les premires galaxies. Cest une anamnse formidable.

    Mettez-vous devant le Mont-Blanc, mettez-vous devant vos

    admirables Alpes suisses, et demandez-vous depuis quand ils sont

    l. Nous le savons dsormais, nous savons quand et comment a eu

    lieu le glissement alpin. Si vous tes dans la montagne et navez

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    quune perception spatiale, vous ntes plus un contemporain.

    Ceux-ci ont dsormais intgr dans leur vision spatio-temporelle

    larrire-fond historico-volutif du Grand Rcit, qui constitue pourmoi une dcouverte culturelle si extraordinaire quelle fondera, je

    crois, la vision humaniste de lavenir. Mais, jy insiste, il sagit bien

    dune anamnse. Il ny a pas un seul objet autour de moi qui ne soit

    une mmoire. Je suis cette mmoire. Pas seulement celle de mon

    enfance ou de ma petite enfance, mais celle de Lucy. Je porte en

    moi Lucy, ses parents et homo ergaster. Si ma main, mes doigts,

    mon poignet se prsentent de telle manire, cest parce quils ont

    t forms ainsi par lvolution telle poque lointaine. Cette

    mmoire et ce temps-l sont la fois nouveaux et dune anciennet

    telle que cette anamnse me parat aujourdhui une dcouverte

    absolument merveilleuse. De limite en limite, on descend de plus en

    plus. On sait le faire cest pathtique, certes, mais cest

    formidable.

    MARC FAESSLER: Il y a dans votre prsentation une chose qui

    me parat lie nos limites, et qui na pas t envisage. Il sagit

    du problme du mal. Dans lhistoire du sicle dernier, et encore

    aujourdhui, nous pouvons comprendre quil y ait des limites

    naturelles, corporelles ou techniques, dans lesquelles le problme

    du mal se pose de manire contingente. Ce qui me parat

    important, en revanche, est lexcs du mal, p.034 ajout par la

    cruaut humaine travers des exterminations et des gnocides

    tels que nous nen avons pas vus en vingt sicles. La question,

    pour moi, est la suivante : votre interrogation amne une vision

    assez optimiste, mais cet optimisme repose sur lide quon peut

    faire quelque chose avec le mal. Peut-on faire quelque chose avec

    lexcs du mal ? Ne faut-il pas quil y ait quelque part la

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    manifestation dun arrt qui soit donn par un excs du bien,

    signifi symboliquement ou thologiquement, ou encore de

    manire transcendante, pour que prcisment il y ait un arrt ouun appel prophtique ce coup darrt ? Je vous rappelle que le

    rcit de la Cration, dans la Bible, se termine par le constat par

    Dieu que tout ce quil a fait est, non pas bon , mais bien

    lexcs . Je voudrais, au fond, vous poser la question de la

    transcendance, et savoir si elle peut faire front la question du

    mal.

    MICHEL SERRES : On ne peut pas tout traiter en une heure !

    Javais dj beaucoup de pain sur la planche examiner ce que

    cest quune limite. Je nai fait que parler de la limite, en particulier

    temporelle, et voulu amener des solutions nouvelles sur la

    question de la temporalit. Dans le livre LIncandescent, que je

    viens de terminer, jvoque assez longuement le problme du mal.

    Je ne le rsoudrai pas ici.

    Jai du mal chiffrer lexcs dont vous parlez. Il est vrai que le

    XXe sicle sest achev sur une srie dhorreurs notables qui en

    ralit, je lai avou tout lheure, ont fait de moi un philosophe. Il

    me semble pourtant que lors dune guerre qui a oppos Byzance

    ce quon nappelait pas encore la Bulgarie, lempereur de Byzance,

    en une matine, a runi toute larme bulgare, compose de50.000 hommes, a fait crever les yeux tout le monde et les a

    renvoys en Bulgarie. Cest un fait de lhistoire. A-t-on fait mieux

    ou plus mal ? Une telle histoire fait courir un frisson dhorreur. Loin

    de moi lide daffirmer que ce serait mieux maintenant. Je crois

    que le mal est, dune certaine manire, un invariant. Cest

    prcisment ce que je dmontre dans mon livre. On nen sort pas.

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    Comment le dmontrer ? Cest simple. Si au cours de votre vie

    vous avez transport quatre fois douze ufs de votre frigidaire

    dans votre pole frire, la probabilit que vous en ayez cass unsur le sol de votre cuisine est quasi nulle. Mais si vous lavez fait

    quatorze millions de fois, la probabilit que vous en ayez casss

    est telle quelle devient une certitude. A mesure que les nombres

    croissent, le mal devient une constante reprable. Ce thorme a

    t trouv au p.035 XVIIe sicle par un certain Pascal et par

    Bernoulli. Cest la loi des grands nombres. Toutes les compagnies

    dassurances sont fondes l-dessus et ne gagnent de largent que

    parce quil y a une constante des accidents, des catastrophes, du

    mal, etc. Cette constante est prvisible. Et puisquelle est

    prvisible, elle est toujours l. Par consquent, cest vrai, il y a

    toujours du mal.

    Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas qutant donn quil

    est l, il ne faudrait rien faire. Au contraire, nous passons toutenotre vie minimiser ce pourcentage non radicable, cette part

    maudite . Celle-ci tant toujours l, nous consacrons nos efforts

    individuels et collectifs la minimiser. Cest notre effort, notre but,

    notre morale, notre conduite, notre utopie. Lutopie serait,

    prcisment, de dire quun jour il ny en aura pas. Cela se dmontre

    aussi. Le dfaut zro, le risque zro nexiste pas. Il est

    mathmatiquement impossible. Un ministre a dit un jour quelUniversit devait arriver au dfaut zro. Il montrait par l quil

    ntait pas vraiment scientifique. Le dfaut zro nexiste pas. Lavez-

    vous les mains tous les jours, lavez-vous bien, mais ne vous lavez

    pas trop, vous tomberiez malades. Car si vous radiquiez tous les

    germes de votre main, alors votre main deviendrait le lieu o toutes

    les bactries du monde se prcipiteraient. Il y a une part maudite.

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    Essayons de faire mieux : cest un projet collectif et politique,

    un projet de socit et de morale. Mais quel est mon projet, en

    tant quindividu ? Je sais quen moi le mal est toujours l,exactement comme parmi nous. Cest un sens que jai donn au

    mot incandescentdans mon livre. Jai dit que lincandescence tait

    la blancheur qui faisait quon tait non spcialis, qui permettait

    lhominit de devenir plurivalente ou multivalente, ou mme

    panvalente. Mais je donne aussi incandescent le sens de la seule

    chose que je puisse faire dans ma vie, savoir de considrer ce

    mal comme ce qui en moi pourrait brler. Incandescent. Faire de

    ce mal la matire mme, le combustible de mon nergie. La seule

    morale que je connaisse, cest de transformer en moi ce mal qui

    jamais ne manque en un combustible qui pourrait, certain

    moment, faire marcher le moteur.

    Pour ce qui concerne la transcendance, je suis en train de

    consacrer un livre ce sujet. Je ne vous dirai donc pas quelle estma rponse !

    JEAN HALPRIN : Vous disiez tout lheure que lhomme est

    cause de soi et du monde. Ai-je raison de penser quau-del de

    votre leon et de sa p.036 conclusion, ctait un appel une

    pdagogie de la responsabilit humaine ?

    MICHEL SERRES : Absolument. Sur le point de vue pdagogique,

    dailleurs, je signale qu la fin de mon livre LIncandescent, figure

    un programme pdagogique, qui pourrait, sil tait enseign dans

    tous les pays, tre au moins un peu un facteur de paix.

    Ds lors quon est cause de soi, la pdagogie devient

    effectivement le moteur premier. Le seul projet que nous puissions

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    avoir aujourdhui, cest moins la science que sa transmission

    cest--dire la pdagogie. Hlas, vous le savez, cest aujourdhui

    notre plus grand chec.

    Mme JOHNSON : Il ny a pas dauto-volution de lhomme,

    puisque la dcouverte de lhomme est le rsultat de lvolution de

    sa pense, qui est base sur lvolution de lun de ses organes, le

    cerveau. Tout ce que lhomme fait est donc la projection dans le

    monde matriel de ce qui passe dans son cerveau. Du coup, lide

    quil a saut lvolution et quil est devenu coauteur de son tat,est une illusion. Quest-ce que vous rpondez a ?

    MICHEL SERRES : La rponse votre question est : oui. Vous

    avez raison.

    QUESTION : Jai bien entendu le message par lequel vous invitez

    ltre humain se prendre en charge et tre responsable de sanaissance lui-mme. Cela dit, je me demande sil gagne du

    temps par rapport la nature, dans le sens o je nimagine pas la

    nature lui octroyant des aides, mme dans des millions dannes,

    pas plus que je nimagine des bactries les exterminant. Puisque

    malgr tout nous gagnons du temps grce la matrise de la

    technologie, je me demande si, plutt que de chercher aller vite,

    il ne vaudrait pas mieux chercher savoir o nous allons.

    MICHEL SERRES : p.037 Je nai pas vraiment dit quon gagne du

    temps. Je voulais simplement dire que ds lors quon est entr

    dans le processus dhominisation, on est entr dans un autre

    temps, qui est dfinissable dans sa grandeur et dans son rythme.

    Mais le problme demeure bien entendu de savoir quelle est sa

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    finalit : cest votre question. Or, je lai dit, lorsquon passe du

    temps naturel au temps culturel et on a maintenant une bonne

    description de ce passage , lorsquon passe de ce temps dunedure colossale celui de lhistoire, nous passons paradoxalement

    dun temps sans finalit, qui est le temps de lvolution et de

    lunivers, avec les bifurcations contingentes dont jai parl, un

    temps de projet. Et ce projet, il nous appartient de le dfinir. Il

    nest pas donn. Il est surajout, si jose dire, en temps rel : quel

    est votre projet aujourdhui, quel est le projet de telle

    communaut ? Je ne crois pas quon puisse avoir de projet global

    ds le dpart de lhominisation.

    Peut-tre connaissez-vous un peu la thorie du chaos. Elle est

    trs intressante. Elle consiste dire que lorsquon se tourne vers

    le pass, le temps est parfaitement dtermin, alors que si lon

    regarde vers lavenir, il est parfaitement imprvisible. Cest le

    temps de lhistoire, le temps de notre projet. Nous ne savons pasde quoi demain sera fait. La sagesse des nations le dit avant la

    thorie du chaos. Cela dit, cest vous quil appartient davoir

    lintention ou le projet, au niveau de lindividu autant qu celui de

    la commune, du pays ou de lhumanit entire.

    Le problme daujourdhui est que la causa suidont je parle, a

    pour sujet le sujet universel de lhumanit. Je reprends les choses

    autrement : vous vous rappelez que jai dit que depuis les Stocienson avait fait la distinction entre ce qui dpendait de nous et ce qui

    ne dpendait pas de nous, et que dsormais, dans un troisime

    temps, nous dpendions des choses qui dpendaient de nous. Ce

    qui est le plus difficile voir, l-dedans, ce nest pas la dpendance

    ni lobjet de la dpendance, mais ce nous qui doit prendre la

    dcision. Je crois que cest le plus gros problme contemporain.

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    Quel est le nous qui doit prendre telle ou telle dcision sur tel

    ou tel problme qui nous occupe ? Je suppose que vous en parlerez

    pendant la suite de ces Rencontres. Quel type de socit, quel typedinstance dans la socit prendra les dcisions ou formera les

    projets sur tel ou tel point. La question nest pas tellement de savoir

    ce quon fera, mais de savoir qui en dcidera et comment. Du coup

    ce sont des questions plus politiques que destinales.

    p.038 Ce que jai voulu tracer, cest la base pistmologique de la

    modernit : comment on peut comprendre le monde aujourdhui,

    dans ses principaux axes spatio-temporels. Ensuite viennent les

    questions politiques et morales.

    QUESTION : Quel est le pourcentage de la population mondiale

    qui pourrait suivre la confrence que vous avez donne ?

    MICHEL SERRES : Bonne question. Je veux bien en discuter,

    parce que cest trs intressant. Cest la mme question que celle

    qui portait tout lheure sur la pdagogie.

    Je crois que ce que jai dit est parfaitement simple et la

    porte de tout le monde. Je veux dire par l quil y a un nouveau

    temps, que ce temps nous est arriv il y a quelques dcennies, et

    quil faut en tenir compte parce quil fait partie des conditions les

    plus fondamentales qui nous sont perceptibles aujourdhui. Ducoup, le Grand Rcit devient le contenu majeur de la pdagogie ou

    dun savoir commun. Il vaudrait la peine de lenseigner partout,

    parce que cest un savoir qui ne spare personne. Il raconte

    lmergence du monde. Pour la premire fois, quand on y

    demande ce quest lhumain, on ne rpond pas que cest un

    Occidental, un Kwakiutl ou autre. On sait maintenant grce au

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    Grand Rcit que lhomme est n tel endroit, quil est Africain, et

    qu telle poque une poigne de gens, probablement beaucoup

    moins nombreux que dans cette salle aujourdhui, a pass Suez.Certains ont tourn gauche et peupl lEurope, dautres droite

    et peupl lAsie. Certains sont alls au Sud les aborignes

    dAustralie. On connat cette histoire, on sait la documenter. On

    sait comment a sest pass. Lanalyse des ADN la confirme : on

    voit trs bien que lADN dun Inuit et celui dun Genevois sont les

    mmes. Nous sommes tous issus de la mme ligne. Ce savoir-l

    ne spare personne. Il reprsente, en dautres termes, la premire

    occasion, dans lhistoire, o nous avons une chance de donner un

    contenu non imprialiste et non occidental au mot humanisme.

    Lhomme est simplement dorigine africaine.

    Ma rponse votre question est donc que le pourcentage de

    gens qui peuvent entendre cela est de 100 %. Cest une histoire

    que tout le monde peut entendre, et qui est facile comprendre.Evidemment, si vous entrez dans le dtail, elle devient trs vite

    complexe. Mais en p.039 gros, au niveau de la culture commune, elle

    est relativement simple. Et de plus, pour une fois, ce savoir est

    facteur de paix, de rapprochement entre les hommes. Cela vaut la

    peine ! Faites-le savoir autour de vous cest exactement ce que

    jai fait en venant vous en parler.

    QUESTION : Je suis un peu gn par votre constante du mal. Ne

    pensez-vous pas que cette constante volue ? Certes, elle ne peut

    pas atteindre zro, cest mathmatiquement impossible. Jimagine

    quau Moyen Age on tuait pour une poule vole, alors que depuis

    cinquante ans on est pass de la guerre dont vous avez parl

    une quasi impossibilit de guerre entre la France et lAllemagne.

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    MICHEL SERRES : Vous avez raison. Mais si par hasard je disais

    cela, moi qui ai la mauvaise rputation dtre optimiste, on me

    rtorquerait : oui, tout cela est bien pour lOccident, maislOccident ne correspond qu un dixime de la population

    mondiale, et les neuf autres diximes vivent dans la guerre, la

    famine, la misre et la mort. Que je sache, ce que nous appelons

    aujourdhui dmocratie compte parmi les aristocraties les plus

    froces quait jamais connues lhistoire. Les neuf diximes de

    lhumanit sont en dessous de ce qutait un serf au Moyen Age.

    Sur ce point, je ne peux pas dire grand-chose. Quand on parle de

    progrs ou davance, je dis souvent quil vaudrait mieux regarder

    les choses comme un paysage, cest--dire quelque chose

    dextraordinairement complexe, o il y a certains endroits des

    montes des avances spcifiques, mais o dautres

    endroits on trouve des puits pouvantables de rgression, etc.

    Je vais vous raconter une histoire. Jai un petit-fils qui sappelleRaphal. Il a sept ou huit ans. Un jour, il ma dit : Pp, cite-moi

    les pokemon . Pas facile. Je lui ai rpondu que je ne savais pas.

    Alors il sest mis devant moi et ma dit : Tu vois, pp, tu ne sais

    pas tout . En effet, je ne sais pas tout. Je ne sais pas rpondre

    toutes les questions.

    ANDR JACOB : Jai hsit poser une question, parce quil estvident quen une heure on ne peut pas brasser tous les

    problmes. Toute ma vie jai pens limportance de cette

    matrise du temps. Mais jai toujours t amen ajourner un

    travail sur la technique qui a t le centre de p.040 ta belle

    confrence et me suis cantonn, de manire beaucoup plus

    sibylline, aux problmes du langage. Je voulais savoir si tu y as

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    fait une allusion trs rapide propos de la circulation des signes

    tout ce que tu as dit, qui est li un souci gntique, peut tre

    articul, propos du langage, avec une philosophie de linstant.Car le record de la condensation du temps...

    MICHEL SERRES : ... cest le langage.

    ANDR JACOB : Depuis des dizaines de milliers dannes, les

    hommes nimprovisent plus des essais de discours, mais ont

    prtabli en eux une systmatisation linguistique qui fait que danslinstant, ils possdent de quoi tenir des discours toujours

    nouveaux. A tout instant, il y a une disponibilit qui est lune des

    conqutes temporelles les plus importantes.

    MICHEL SERRES : Ce que tu dis du temps par rapport au langage

    est videmment trs profond. Cest ce quon peut dire de plus

    profond sur le langage, sur cette espce dimmdiatet de lasynthse de grands ensembles de donnes. Ce que jai essay de

    faire revient presque appliquer la technique en gnral ce que

    tu dis du langage. La technique est probablement issue du mme

    geste. Je dis volontiers que la technique a t invente par

    externalisation dune fonction. Quest-ce quun marteau sinon un

    poing avec un avant-bras, qui est tomb de notre bras. Il y a une

    sorte dappareillage. Cette externalisation fait que nous noussommes dispenss dattendre que lvolution le fasse. Nous lavons

    fait notre manire. Du coup, on gagne autant de temps sur

    lvolution grce aux techniques que tu dis quon en gagne avec le

    langage. Jai essay de transporter ton raisonnement dans le

    domaine technique.

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    ANDR JACOB : Il faut ajouter, puisque nous sommes dans la

    ville de Ferdinand de Saussure, quon peut constater quil existe un

    temps de la synchronie. Des synchronisations se produisent enpermanence.

    MICHEL SERRES : p.041 A propos du langage et de lconomie de

    temps, vous connaissez lhistoire de ces deux Romains qui avaient

    pari de senvoyer la lettre la plus courte possible, en disant le

    plus possible de choses. Lun crit : eo rus , je vais la

    campagne. Cinq lettres. Lautre rpond : i , vas-y.

    PILAR MELA : Vous avez parl de la dualit de lhomme, de tout

    ce qui est paradoxe, ambivalence. Je me disais que la limite de

    lhumain se trouve du ct de cette ralit tragique, qui est que le

    bien embrasse le mal et vice versa. La nature de lhomme reste

    primitive. Il narrive pas dpasser ses limites, en mme temps

    quil est capable dinventer et dtre un constructeur. Pouvez-vousnous parler de ce paradoxe de lhomme, la fois crateur et

    destructeur ?

    MICHEL SERRES : Cest une variation sur le problme du mal. Je

    men tire, pour ma part, en disant que lune des caractristiques

    de lhomme par rapport aux animaux, cest quil est dspcialis,

    ddiffrenci. La ddiffrenciation fait en effet que le problme des

    limites se pose mal. Car quest-ce que la spcialit, sinon

    lenfermement dans des limites suffisamment troites pour devenir

    trs efficaces ? Cest lefficacit maximum, qui rentre dans des

    limites pour sattaquer une niche bien dtermine. Nous, nous

    laissons cette efficacit. Nous sommes ddiffrencis. Du coup,

    bien sr, tout ce que vous dites sur lambivalence devient possible,

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    puisque prcisment nous navons pas ce serrage dans des limites

    troites.

    QUESTION : Vous nous avez expliqu que lhomme tait le seul

    tre vivant qui avait la notion de la mort. Or nous sommes bien

    obligs de constater que comme pour tous les tres vivants, notre

    vie dpend de