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documentation La Française REGARDS sur l’actualité 368 Février 2011 Également dans ce numéro : La réforme de la médecine de proximité La réduction du temps de travail : un faux débat ? Assurance chômage : évolutions et comparaisons Un nouveau marché de l’électricité Conseil constitutionnel et QPC : une révolution ?

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REGARDS sur l’actualité n° 368 - Février 2011

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Conseil constitutionnel et QPC : une révolution ?

Les QPC : la troisième fois est la bonne(Michel Verpeaux)

La question prioritaire de constitutionnalité : de la culture de la loi à la culture de la Constitution(David Lévy)

Le Conseil constitutionnel, Cour suprême ?(Dominique Rousseau)

QPC et droits européens(Anne Levade)

Indemnisation du chômage : évolutions nationales et regard comparatif(Florence Lefresne)

Vers une nouvelle organisation des marchés de l’électricité (Evens Salies) Directeur de la publication :

Xavier Patier

Imprimé en FranceComposition : Desk

Impression : DILADépôt légal : février 2011

DF : 2RA03680 ISSN : 0337-7091

CPPAP : 0207 B 05933

7,80 €

Également dans ce numéro : La réforme de la médecine de proximité

La réduction du temps de travail : un faux débat ?

Assurance chômage : évolutions et comparaisons

Un nouveau marché de l’électricité

Conseil constitutionnel et QPC : une révolution ?

88 pages = 5,5 mm

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regards sur l’actualité

Équipe de rédaction

Isabelle Flahault (rédactrice en chef)

Céline Persini (rédactrice-analyste)

Martine Paradis (secrétaire)Comité scientifique

Jean-François Théry (président)

Anne Belot éliane Mossé Jean-Louis Quermonne

Crédits photographiquesp. 2 AFP Joël Saget ; p. 4 AFP François Lo Presti ; p. 6 AFP Jack Guez ; p. 15 AFP François Guillot ; p. 28 AFP Bertrand Guay ; p. 41 AFP éric Feferberg ; p. 49 AFP Martin Bureau ; p. 62 AFP Mychele Daniau ; p. 73 AFP Jeff Pachoud

Photographie de couvertureEntrée du Conseil constitutionnel, au Palais-Royal à Paris, juillet 2009.© JPDN/SIPA

Conception graphiqueStudio des éditions Direction de l'information légale et administrative

Avertissement au lecteurLes opinions exprimées dans les articles n’engagent que les auteurs. Ces articles ne peuvent être reproduits sans autorisation. Celle-ci doit être demandée à :

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é d i t o r i a l

Le 1er mars 2010 marque-t-il l’avènement d’un nouveau Conseil constitutionnel ? En effet, l’entrée en application des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC)

et avec elles, d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori – c’est-à-dire d’un contrôle des lois après leur entrée en vigueur – constitue une réelle mutation voire une véritable révolution juridique et institutionnelle.

Désormais, toute personne peut, à l’occasion d’une instance, soutenir que la disposition législative qui s’applique à son litige porte atteinte à ses droits et libertés garantis par la Constitution et entraîner ainsi son contrôle. Adopté par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, après deux tentatives (en 1990 et 1993) soldées par des échecs, ce nouveau dispositif ne remplace pas le contrôle a priori – avant leur promulgation – des textes législatifs qui existait jusqu’ici, mais s’y ajoute. En permettant aux justiciables d’accéder au juge constitutionnel, il met fi n à la situation d’exception de la France par rapport à la plupart des pays européens, et ainsi pourrait modifi er la relation du peuple à la Constitution dans le sens d’une appropriation accrue.

Les QPC pourraient également permettre d’achever le passage d’une culture de la loi à une culture de la Constitution, en germe depuis 1958. L’adoption de la Constitution de la Ve République avait déjà porté un premier coup au légicentrisme français fondé sur la conception rousseauiste de la loi expression de la volonté générale et en cela illimitée – à savoir fi xant elle-même les bornes de son champ d’intervention –, incontestable et placée au sommet de l’ordre juridique national. La Constitution de 1958 a ainsi délimité le domaine d’intervention de la loi, l’a soumise à un contrôle de constitutionnalité a priori et au droit international. La décision du Conseil du 16 juillet 1971 incluant la Déclaration de 1789 et les droits et libertés défi nis dans le Préambule de la Constitution de 1946 dans le bloc de constitutionnalité a poursuivi dans cette direction. Les QPC porteront-elles un dernier coup à cette tradition encore très présente en France ?

Enfi n, cette nouvelle procédure pose la question fondamentale de la transformation du Conseil constitutionnel en véritable Cour suprême. En effet, elle crée un lien organique entre ce dernier, le Conseil d’État et la Cour de cassation, tous deux chargés de l’examen des QPC afi n de déterminer s’il est nécessaire de saisir le Conseil. Les QPC seraient alors à l’origine d’une véritable révolution institutionnelle, intellectuelle et politique par rapport à la conception gaullienne selon laquelle « la seule Cour suprême en France, c’est le peuple ».

Isabelle FLAHAULT

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So m m a i r eSommaire

1 Éditorial

Instantanés

4 La réforme de la médecine de proximitéDeux questions à Yann Bourgueil

6 La réduction du temps de travail : un faux débat ?Zoom : Les durées effectives et légales du travail en Europe

Dossier

Conseil constitutionnel et QPC : une révolution ?

8 Les QPC : la troisième fois est la bonne(Michel Verpeaux)

Encadré : 10 Qu’est-ce que la question prioritaire de constitutionnalité ?

Le fronton de l’entrée du Conseil constitutionnel à Paris, le 29 mars 2006.

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20 La question prioritaire de constitutionnalité : de la culture de la loi à la culture de la Constitution(David Lévy)

36 Le Conseil constitutionnel, Cour suprême ?(Dominique Rousseau)

Encadré : 43 Sur la disposition soumise à l’examen du Conseil constitutionnel

45 QPC et droits européens(Anne Levade)

Encadrés : 48 - Articles 61-1 et 88-1 de la Constitution

57 - La saisine des Cours constitutionnelles par les particuliers en Europe

Éclairages 60 Indemnisation du chômage : évolutions nationales et regard comparatif

(Florence Lefresne)

Encadrés : 63 - Montants de l’indemnisation du chômage (assurance et solidarité)

68 - Les disparités de l’assurance chômage en Europe

71 Vers une nouvelle organisation des marchés de l’électricité (Evens Salies)

Encadrés : 75 - Loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité

(NOME)

82 - Sigles

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InstantanésInstantanés

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La réforme de la médecine de proximitéDans le cadre de la lutte contre la désertifi cation médicale, 250  maisons de santé pluri-professionnelles (MSP) devraient être créées d’ici 2013. Cela pose d’importantes questions en termes juridiques et fi nanciers et appelle à mieux défi nir les conditions d’un service médical de proximité.

En France, le nombre de médecins rapporté à la population est globalement important mais leur répartition sur le territoire est inégale. Cette situation devrait s’aggraver compte tenu des prochains départs à la retraite dans la profession et du manque d’intérêt des étudiants en médecine pour l’exercice de la médecine libérale en solitaire.

Pour pallier cette « désertifi cation médicale », les États généraux de l’organisation de la santé (novembre 2007- avril 2008) ont lancé la créa-tion des MSP, dont le rôle est renforcé par la loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » (HPST) de juillet 2009 instituant un schéma régional d’or-ganisation sanitaire ambulatoire. Leur installation est toutefois freinée par des obstacles juridiques et fi nanciers, analysés dans le rapport remis le 19 janvier 2010 par le sénateur Jean-Marc Juilhard

notamment. Ce dernier dénote un foisonnement d’initiatives diffi ciles à quantifi er : il recense 81 maisons de santé, contre 150 d’après la Fédération française des maisons et pôles de santé.

Face à ce constat, le rapport de la Mission de concertation sur la médecine de proximité, présidée par l’ancienne ministre de la Santé publique, Élisabeth Hubert, rendu le 26 novembre 2010 au président de la République, prône une « offre de proximité » qui permette l’accès à « un panel varié et complémentaire de professionnels de santé », « en un temps court et à des conditions fi nancières acceptables ». Il préconise pour cela une « refonte totale » du système de rémunération, une clarifi cation du rôle de l’État, seul maître de la décision politique, et un renforcement des Agences régionales de santé (ARS) chargées de piloter le déploiement des maisons de santé.

Le 1er décembre 2010, Nicolas Sarkozy a affi rmé vouloir créer 250 MSP d’ici 2013, fi nan-cées par l’État à hauteur de 35 %, et a promis un « nouveau véhicule juridique adapté » pour les MSP. Le 6 janvier 2011, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé, Xavier Bertrand, a ainsi annoncé que la proposition de loi du sénateur Jean-Pierre Fourcade, actuellement en débat, introduirait un statut juridique des « sociétés interprofessionnelles ambulatoires » (SIA). Le « contrat santé-solidarité », instauré par la loi HPST et incitant, sous peine de sanctions, les médecins à aider leurs collègues en zones sous-médicalisées, sera probablement supprimé suite aux critiques du corps médical. Cependant, les ressources de ces nouvelles mesures restent en débat ; la Confédération des syndicats médicaux français, qui déplore « l’absence d’affi chage des moyens investis dans la médecine libérale », demande ainsi la création de fi nancements pérennes pour inciter les regroupements professionnels.

Un « bus santé » itinérant de médecine préventive, le 25 mai 2010, sur la commune picarde du Boisle.

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214 000 médecins exercent en France selon l’Insee, soit une moyenne de 3,4 médecins pour 1 000 habitants, proche de la moyenne des pays de l’OCDE (3,3) mais en baisse par rapport à celle-ci.

En France, 10 régions sont confrontées à une faible densité médicale. Elle varie entre 238 médecins pour 100 000 habitants en Picardie et 375 en Provence-Alpes-Côte d’Azur, selon le Conseil national de l’ordre des médecins.

40 % des diplômés de médecine générale exercent des soins de premier secours ou en ambulatoire au terme de leur cursus (Rapport Juilhard, janvier 2010).

Yann Bourgueil*,Directeur de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES)

1/ Quels seraient les atouts des maisons de santé et les obstacles à leur effi cacité ?Les maisons de santé pluri-profession-nelles (MSP) permettront aux profes-sionnels de santé d’avoir une meilleure qualité d’exercice et de faciliter ainsi leur installation en zones défavorisées. La population en proximité aura accès à une gamme élargie de services médicaux, de soins spécialisés grâce au travail conjoint de différents professionnels dans des lieux structurés, équipés de nouvelles techno-logies. L’accès aux soins sur l’ensemble du territoire pourra être garanti et l’effi -cience globale du système de santé sera améliorée, en réduisant le recours inadé-quat à l’hôpital. Mais la diffi culté majeure est, dans le contexte de crise et de défi cit de la Sécurité sociale, le besoin d’investis-sement, dans des locaux et des systèmes d’information, qui impliquerait de rogner sur d’autres crédits (par exemple l’hôpital) et risquerait d’être fi nancé par les collec-tivités de manière aléatoire. Enfi n, les obstacles sont juridique (absence de statut juridique des MSP), structurel (faible struc-turation conceptuelle et technique des

systèmes d’information dans le secteur ambulatoire), déontologique (réticences des médecins libéraux au partage d’infor-mations), mais surtout culturel : ces struc-tures collectives d’exercice impliquent le management et la gestion d’équipe, et non les principes individuels de la médecine libérale.

2/ Quelles seraient les autres mesures nécessaires face à la désertifi cation médicale ?

Il faudrait d’abord défi nir de façon concrète et opérationnelle ce que l’on veut garantir au minimum à la population, en termes de distance d’accès et de services comme par exemple la permanence des soins (PDS). Ensuite, il faudrait une reconnaissance symbolique et fi nancière de la place de toutes les professions de soins primaires, avec une représentation adéquate, au niveau de l’administration et des facultés de médecine, mais aussi des moyens pour la recherche, comme des postes de cher-cheurs et des infrastructures. La raréfaction de l’offre concerne les soins de proximité mais aussi l’accès, notamment fi nancier aux spécialistes dont les tarifs ne doivent pas conduire les patients à renoncer aux soins. Il faut enfi n mettre davantage de moyens dans le recrutement et la formation des médecins et des professionnels de santé de soins primaires là où ils sont nécessaires.

* Entretien réalisé le 12 janvier 2011

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La réduction du temps de travail : un faux débat ?«  Déverrouiller les 35 heures  », question récurrente depuis 2002, serait pour certains un faux débat. L’enjeu porterait plutôt sur la compétitivité des entreprises et les allègements de cotisations sociales et patronales.

Dans les années 1990, la réduction de la « durée légale du travail » (nombre d’heures à partir duquel sont défi nis le temps partiel, les heures supplémentaires ou les droits au chômage partiel) instituée par les lois Aubry (cf. encadré) a été envisagée comme un instrument de lutte contre le chômage. Parmi les différentes évaluations du rapport coûts/bénéfi ces des « 35 heures », une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) montre que la mesure aurait été suivie d’une création nette de 300 000 à 350 000 emplois et d’une hausse de la productivité comprise entre 4 et 5 % pour les entreprises, plaçant la France au 2e rang mondial pour la productivité horaire du travail.

Cependant, cette réduction du temps de travail hebdomadaire s’est accompagnée en France d’une hausse de la « durée effective du travail ». Avec l’assouplissement du régime des heures supplémentaires, la durée effective du travail des personnes à temps plein se situe autour de 41 heures hebdomadaires selon Eurostat (elle était de 38,5 h en 2002). Ce « détri-cotage des 35 heures » a contribué, selon le pilote des États généraux de l’emploi d’Europe Écologie-Les Verts, Pierre Larrouturou, à une hausse du chômage, alors que face à la crise, il aurait fallu instauré des programmes de réduction du temps de travail en entreprise, comme l’a fait l’Allemagne avec le « KurzArbeit ».

La polémique déclenchée par Manuel Valls, le 2 janvier 2011, a réactivé les principales critiques des 35 heures. Elles portent sur le coût fi nancier des allègements de charges pour les entreprises, leur impact négatif sur le niveau de « croissance potentielle » (celle réalisant le niveau maximal de production qui peut soutenir l’économie à long terme sans tension infl ationniste), la hausse du coût du facteur travail, la chute des exportations, et enfi n sur les diffi cultés de mise en œuvre dans la fonction publique hospitalière et dans les petites et moyennes entreprises (PME).

Cependant, selon Mathieu Plane (Observatoire français des conjonctures économiques), le véritable débat porterait davan-tage sur la compétitivité des entreprises : « l’Allemagne est plus compétitive que nous alors qu’elle travaille moins. Le vrai problème en France est le taux d’emploi ». Selon d’autres, tel Thomas Piketty (École d’économie de Paris), il faudrait élargir l’assiette des cotisations patronales à l’ensemble des revenus pour alléger le coût du travail et éviter les « trappes à salaire » induites par les allégements de cotisation actuels. Enfi n, le prési-dent de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, a déclaré le 10 janvier vouloir créer une « mission d’information sur la compétitivité des entreprises et le fi nancement social », car « limiter le débat au temps de travail et aux 35 heures conduit à voir s’affronter des positions dogmatiques sur une question beaucoup plus large ».

Pointage électronique.

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1998 : la loi du 13 juin, dite « Aubry I », ramène la durée hebdomadaire légale du travail de 39 à 35 heures à compter de l’an 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et de 2002 pour les autres (loi dite « Aubry II »).

2003 : la loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l’emploi du 17 janvier abandonne la référence aux 35 heures au profi t de l’annualisation du temps de travail et augmente le plafond d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures par an et par salarié. Il sera relevé à 220 heures en décembre 2004.

2007 : la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (Tepa) modifi e le coût des heures supplémentaires et instaure leur défi scalisation.

2008 : la loi du 20 août portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail maintient une durée légale de 35 heures tout en donnant latitude aux entreprises pour augmenter et organiser le temps de travail.

LES DURÉES EFFECTIVES ET LÉGALES DU TRAVAIL EN EUROPESelon une étude de l’Insee du 13 janvier 2011 intitulée « Soixante ans de réduction de temps de travail dans le monde », la baisse de la durée annuelle du travail est une tendance historique dans tous les pays développés, du fait de la salarisation de l’emploi, du déclin de l’emploi agricole, de la réduction de la durée annuelle du travail des salariés à temps complet, et depuis une trentaine d’années, de la multiplication des temps partiels. Selon Eurostat (données 2008) et le rapport du Conseil d’analyse économique intitulé Temps de travail, revenu et emploi (2006), la durée légale moyenne dans l’Union européenne (UE) est de 38,6 heures par semaine (pour les actifs à temps plein). La mise en place des 35 heures n’est pas une exception française. La loi du 10 août 2001 en Belgique a instauré des mesures incita-tives en faveur de la semaine de 38 heures, celle-ci existe aux Pays-Bas depuis 1982, et en Allemagne, la durée conventionnelle moyenne est de 37 heures. En revanche, la durée effective du travail dans l’UE est de 41,5 heures hebdomadaires, avec, en haut du classement les Autrichiens

(44 heures), les Grecs (43,7 heures) et les Britanniques (43 heures) et en bas, les Irlandais (40 heures). Le nombre de jours fériés varient également suivant les États membres : 18 jours pour Chypre et la Slovénie, 8 jours au Royaume-Uni et 9 jours en Allemagne (11 jours en France).Si la politique de l’emploi relève principale-ment de la compétence des États membres (article 156 du Traité sur le fonctionne-ment de l’Union européenne), la direc-tive européenne de 1993 sur le temps de travail fi xe la durée maximale du travail à 48 heures hebdomadaires dans les États membres, sauf pour le Royaume-Uni qui n’y a pas adhéré (clause d’opting out). Cette directive a été révisée depuis, et un accord trouvé en 2008 permet une durée maxi-male du travail de 60 ou 65 heures pour les employés acceptant à titre individuel de déroger aux 48 heures. Toutefois, si 14 États membres ont une durée maximale du travail de 48 heures, selon l’Observa-toire européen des relations industrielles, cela n’a aucune infl uence positive sur la durée effective du travail.

Regards sur l’actualité

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Les QPC : la troisième fois est la bonneMICHEL VERPEAUX,professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), directeur du Centre de recherche en droit constitutionnel

C’ est à la troisième tentative que la Constitution de la V e République a pu être modifi ée afi n d’instituer un

contrôle de la loi a posteriori, c’est-à-dire un contrôle des lois déjà promulguées. Depuis 1958, le Conseil constitutionnel n’a pas fait l’objet de nombreuses révisions alors qu’il a joué, par nature, un rôle déter-minant dans la défi nition et la protection de la Constitution. Certes, on ne saurait oublier la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de la Constitution et ouvrant la saisine du Conseil aux parlementaires, tant cette modifi cation a profondément bouleversé le régime, le nombre et la juridicisation des saisines.

Mais, en dehors de ce cas, le Conseil s’est heurté par deux fois au refus du pouvoir constituant d’élargir ses attributions. En 1990 et en 1993, le consti-tuant s’est en effet opposé à l’introduction d’un contrôle a posteriori des lois prévu par deux projets de loi constitutionnelle (1).

Cette réforme a été adoptée, dans le cadre d’une révision de grande ampleur, par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, dite de modernisation des insti-tutions de la V e République (2). Avec le recul, il est d’ailleurs possible de consi-dérer que cette réforme restera comme la plus importante des modifi cations introduites par cette révision constitutionnelle.

1. Projet de loi constitutionnelle portant révision des articles 61, 62 et 63 de la Constitution et instituant un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception n° 1 203 déposé à l’Assemblée nationale le 30 mars 1990. Projet de loi constitutionnelle portant révision de la Constitution du 4 octobre 1958 et modifi ant ses titres VII, VIII, IX et X déposé au Sénat le 11 mars 1993.

2. Loi constitutionnelle n° 2008-724.

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LES QPC : LA TROISIÈME FOIS EST LA BONNE

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Dossier

L’introduction du contrôle a posteriori des lois n’est cependant pas la seule innovation relative au Conseil constitutionnel apportée par la révision de 2008, puisqu’il apparaît en effet à huit reprises dans la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. Ce chiffre ne tient d’ailleurs pas compte de l’augmenta-tion indirecte des compétences du Conseil dans l’examen des conditions dans lesquelles les lois sont désormais adoptées. Celles-ci ont été défi nies par de nouvelles dispositions, notamment celles des articles 42, 44, 45 et 48, et 46 pour les lois organiques. La révision a également prévu un contrôle parlementaire des nominations des membres du Conseil constitutionnel à l’article 56 de la Constitution selon la procédure détaillée à l’article 13, qui a été complété par les lois organique et ordinaire du 23 juillet 2010 (3). En revanche, le Parlement a refusé, en 2008, sous la pression du Gouvernement, de transformer le nom du Conseil constitutionnel en celui, à connotation plus juridictionnelle, de Cour constitutionnelle. C’est au nom de l’idée selon laquelle le Conseil français n’est pas une « juridiction comme une autre » mais est aussi, selon le Gouvernement, une « institution originale qui joue un rôle capital dans l’équilibre des pouvoirs constitutionnels » (4) que cette proposi-tion, émise par le sénateur Robert Badinter, a été repoussée par le Parlement.

En ne permettant pas un contrôle a posteriori des lois, la France était, jusqu’à présent, dans une situation exceptionnelle par rapport à la plupart des pays d’Europe. La lettre de l’article 61 semblait interdire cette possibilité, puisque les alinéas 1 et 2 disposaient (et disposent encore) que le contrôle doit se faire « avant leur promulgation ». Le système français de contrôle était donc un contrôle a priori et non de la loi exécutée. En effet, dans sa décision du 27 juillet 1978 (5), le Conseil avait affi rmé que la conformité à la Constitution de lois déjà régulièrement promulguées (en 1972 et 1974, dans le cas de cette décision) « ne peut être mise en cause, même par voie d’exception, devant le Conseil constitutionnel dont la compétence est limitée par l’article 61 […] à l’examen des lois avant leur promulgation » (6). Il a fallu attendre la décision du 25 janvier 1985 (7) pour que le Conseil constitutionnel opère un revire-ment en distinguant les lois qui ne sont que la simple mise en application d’une loi antérieure et pour lesquelles le contrôle de la loi promulguée n’est pas possible, ce qui était le cas de la loi « État d’urgence » soumise au Conseil, et celles qui « modifi ent », « complètent » ou « affectent [le] domaine » d’une loi antérieurement promulguée. Dans ce second cas, le Conseil a accepté d’examiner la conformité de la loi en vigueur à l’occasion du contrôle d’une loi en cours de promulgation dans le cadre « normal » de l’article 61 alinéa 2. Ce fut le cas, par exemple, dans la décision du 15 mars 1999 portant sur la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie (8).

3. Loi organique n° 2010-837 et loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relatives à l’application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution.

4. Sénat, Débats, 24 juin 2008, intervention de la garde des Sceaux. 5. Décision n° 78-96 DC (Les décisions DC et QPC sont les décisions du Conseil constitutionnel (NDLR)).6. Considérant 4 de la décision n° 78-96 DC du 27 juillet 1978.7. Décision n° 85-187 DC, « État d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances ».8. Décision n° 99-410 DC.

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REGARDS SUR L’ACTUALITÉN° 368

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Les inconvénients d’un contrôle a priori, également dit « abstrait », des lois étaient bien connus. En effet, toutes les potentialités négatives d’une loi ne peuvent être identifi ées à l’avance. En outre, le délai imparti au Conseil pour statuer – un mois ou huit jours en cas d’urgence (art. 61 al. 3 de la Constitu-tion) – est de nature à ne pas lui permettre d’exercer un contrôle approfondi de toutes les dispositions de textes de plus en plus longs et complexes.

Néanmoins, cet état du droit présentait de nombreux avantages, pour certains pratiquants du contrôle de constitutionnalité et pour une partie de la doctrine. En effet, le Conseil intervenait en amont et empêchait ainsi une loi d’entrer en vigueur avant qu’elle ne produise des effets négatifs. Cet argument a été avancé notamment par l’ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, qui attirait l’attention sur le fait que « nombre de dispositions législatives, parfois anciennes et couramment pratiquées, sont vulnérables à

Qu’est-ce que la question prioritaire de constitutionnalité ?

La question prioritaire de constitu-tionnalité (QPC) est un nouveau droit reconnu par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (art. 61-1) et entré en vigueur le 1er mars 2010. Il permet à tout justiciable de contester, devant le juge en charge de son litige, la constitutionnalité d’une disposition législative applicable à son affaire parce qu’elle porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit.

Cette réforme modifi e deux aspects importants du contrôle de constitu-tionnalité :

– la saisie du Conseil constitutionnel n’est plus réservée à des autorités politiques (président de la République, Premier ministre, présidents des assemblées, 60 députés ou sénateurs) ;

– le contrôle ne s’effectue plus seulement a priori, c’est-à-dire avant la promulgation d’une loi, mais également sur tous les textes législatifs déjà entrés en vigueur (contrôle a posteriori) y compris avant la création du Conseil constitutionnel en 1958.

Les modalités de cette nouvelle procédure ont été défi nies par la loi organique du 10 décembre 2009. Ainsi, les textes concernés par ce contrôle sont les lois, les ordonnances ratifi ées par le

Parlement et les lois du pays de Nouvelle-Calédonie. La QPC peut être posée au cours de tout litige devant un tribunal de l’ordre judiciaire (à l’exception de la cour d’assises) ou administratif, aussi bien en première instance, en appel ou en cassation. La juridiction saisie de la demande procède sans délai à un premier examen et vérifi e trois critères : si la disposition législative critiquée est bien applicable au litige qu’elle doit trancher, si cette disposition n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitu-tion par le Conseil constitutionnel et si la question présente « un caractère sérieux ». Si la QPC est recevable, la juridiction saisie la transmet au Conseil d’État ou à la Cour de cassation selon le cas. Ils ont alors trois mois pour examiner la QPC et décider de saisir ou non le Conseil constitutionnel.

S’il est saisi, le Conseil a alors trois mois pour se prononcer. Il peut déclarer la dispo-sition conforme – le procès reprend alors devant le tribunal saisi en premier lieu – ou contraire à la Constitution – la disposition concernée est abrogée.

Source : Edward Arkwright et alii., Les institutions de la France (3e édition), collection Découverte de la vie

publique, La Documentation française, 2010, pp. 179-180.

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une exception d’inconstitutionnalité » (9), ce qui pouvait entraîner une infl a-tion préjudiciable du contentieux porté devant le Conseil constitutionnel.

L’article 61-1 de la Constitution, concernant le contrôle a posteriori intro-duit en 2008, accorde donc au Conseil une nouvelle compétence qui vient s’ajouter à celle prévue à l’article 61. Il est évident que les deux procédures, a priori et a posteriori, se cumulent et que, à ce stade, l’une n’a pas vocation à remplacer l’autre. En revanche, ces deux procédures ne sont pas indépen-dantes, comme le montre l’étude des conditions de recevabilité. Les avantages tirés du contrôle a priori expliquent sans doute que ce mode de contrôle n’a pas été supprimé par la loi constitutionnelle. Tout le problème sera, évidem-ment, de savoir si la pratique du contrôle a posteriori fera perdre tout intérêt au contrôle a priori ou si, au contraire, celui-ci gardera toutes ses vertus – ne serait-ce que celle de la rapidité et de l’effi cacité – et s’il sera de nature à empêcher les justiciables de soulever a posteriori l’inconstitutionnalité des lois. L’exemple de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public est particulièrement signifi catif, car la saisine a priori du Conseil constitutionnel a été notamment utilisée afi n de prévenir des recours ultérieurs (10). Au-delà des problèmes de sociologie du contentieux, c’est toute la question de l’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel lors d’un contrôle a priori qui est posée.

Alors que les précédentes tentatives de révision constitutionnelle s’étaient échouées sur les écueils des débats entre parlementaires, réticents à l’intro-duction d’un tel contrôle remettant trop en cause la suprématie de la loi, ce sont eux qui ont œuvré et défendu le projet en 2008. Pourtant, sur le fond, l’article 61-1 nouveau s’inscrit dans une continuité des projets précédents, à la fois dans l’esprit et la rédaction. Le contexte peut donc expliquer pourquoi ce qui paraissait contraire à la tradition française de souveraineté de la loi a fi ni par être adopté.

Un projet inscrit dans la continuité

La similitude des projets esquissés et débattus depuis 1990 témoigne de la volonté d’instituer un mécanisme de contrôle des lois, sous la forme d’une question de constitutionnalité posée au seul Conseil constitutionnel sur saisine des juridictions suprêmes (Conseil d’État et Cour de cassation).

9. Pierre Mazeaud, observations en annexe du rapport du Comité de réfl exion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la V e République, dit « Comité Balladur », 2008.

10. Décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010.

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La troisième tentative L’origine relativement lointaine de la réforme se trouve dans les propos de Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, qui souhaitait célébrer le bicentenaire de la Révolution française par la reconnaissance au citoyen de la « possibilité de soulever, dans le cadre d‘un procès, une exception d’inconstitutionnalité contre une loi dont le Conseil n’a pas été saisi » (11). Ce souhait avait lui-même été exprimé sans succès, lors des travaux d’écriture de la Constitution du 4 octobre 1958, et s’inspirait alors déjà de nombreux travaux doctrinaux.

Dans les propos de Robert Badinter, qui relayaient les réfl exions du secrétaire général du Conseil constitutionnel de l’époque (12), le principe d’une saisine par la Cour de cassation ou par le Conseil d’État, selon l’ordre juridictionnel auquel appartenait la juridiction devant laquelle était posée la question de constitutionnalité, était une des conditions de la réussite de la procédure, afi n d’éviter l’encombrement du Conseil constitutionnel. Une saisine directe de ce dernier par les justiciables n’était donc pas envisageable.

Le président du Conseil constitutionnel avait réussi à persuader le prési-dent de la République, François Mitterrand, de réviser la Constitution ce qui « permettrait à tout Français de saisir le Conseil constitutionnel s’il estime ses droits fondamentaux méconnus » (13). En conséquence, le projet de loi constitutionnelle, « portant révision des articles 61, 62 et 63 de la Constitution et instituant un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception », fut déposé le 30 mars 1990.

L’Assemblée nationale et le Sénat, qui n’appartenaient pas à la même majo-rité parlementaire, ne parvenant pas à se mettre d’accord sur un texte, la discussion du projet de loi constitutionnelle fut abandonnée dès 1990. Le projet n’avait d’ailleurs pas reçu un soutien véritablement enthousiaste des parlementaires, y compris dans la majorité de gauche de l’époque, ni de la part du président de la République lui-même, ni de celle d’un certain nombre de constitutionnalistes hostiles à une extension trop importante des attributions du Conseil constitutionnel.

Curieusement, cependant, le principe même d’une réforme de la Constitution allant dans ce sens est revenu dans le débat dès 1993 avec la publication du rapport du Comité consultatif pour la révision de la Constitution, présidé par le doyen Vedel (14). Sur le fondement de ce rapport, l’introduction de ce contrôle avait été associée, dans un nouveau projet de loi constitutionnelle, déposé le 10 mars 1993 quelques jours avant les élections législatives, à des dispositifs intéressant le Conseil supérieur de la magistrature et la création de la Cour de justice de la République. Le nouveau Gouvernement, dirigé par

11. Le Monde, 3 mars 1989.12. Ces réfl exions ont été publiées dans un ouvrage paru en 1998 : Bruno Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, éd. STH,

1988, p. 394.13. Entretien avec les journalistes, 14 juillet 1989.14. Propositions pour une révision de la Constitution : rapport au président de la République, La Documentation française, 1993, pp. 54-55.

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Édouard Balladur, n’a pas souhaité que soit discutée la partie de la révision relative au contrôle a posteriori des lois. En revanche, les autres points du projet de loi constitutionnelle ont été promulgués le 27 juillet 1993.

La révision constitutionnelle de 2008 a été précédée par la publication du rapport du Comité de réfl exion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par Édouard Balladur (ou Comité Balladur I). Dès la lettre de mission adressée par le prési-dent de la République à ce Comité le 18 juillet 2007, il avait été demandé, afi n de renforcer les droits des citoyens, que soient étudiées les conditions « dans lesquelles le Conseil constitutionnel pourrait être amené à statuer, à la demande des citoyens, sur la constitutionnalité des lois existantes ». Alors que le président de la République n’était pas, au départ, persuadé de la nécessité de mettre en place une telle procédure, il a pu être convaincu par le constat selon lequel la France restait l’un des rares pays où les citoyens n’avaient pas accès à la justice constitutionnelle. Pour l’essentiel, le rapport Balladur reprenait les idées déjà arrêtées dans les projets précédents.

Il est néanmoins intéressant de noter que c’est le même Édouard Balladur, en tant que président d’un Comité de réfl exion consacré à la révision de la Constitution, qui a proposé d’inscrire dans la Constitution ce qu’il avait refusé, en tant que chef du Gouvernement, quinze ans auparavant.

La constance des principes

Derrière ces péripéties, le constat d’une grande continuité sur le fond s’impose. Le contrôle devait être confi é au Conseil constitutionnel, il se limi-tait à la protection des droits et des libertés et devait conduire à l’abrogation des dispositions jugées inconstitutionnelles.

Dans tous ces projets, la question de constitutionnalité était conçue comme devant être préjudicielle, c’est-à-dire posée à l’occasion d’un litige, mais à une autre instance qu’à celle chargée de statuer sur le litige en question. En d’autres termes, il n’a jamais été envisagé de mettre en place une véritable exception d’inconstitutionnalité.

Le rôle éminent du Conseil constitutionnel, qui peut se justifi er par une sorte de monopole d’exercice du contrôle de constitutionnalité, excluait de confi er l’examen de la constitutionnalité de la loi aux juridictions ordinaires, tant judi-ciaires qu’administratives. Dans ce modèle de contrôle des lois par la voie de l’exception – dit américain puisqu’il est issu de la jurisprudence célèbre de la Cour suprême des États-Unis, Marbury v. Madison du 24 février 1803 par laquelle la Cour Suprême a accepté de contrôler les lois fédérales par rapport à la Constitution fédérale –, la loi ainsi écartée au motif qu’elle aurait été inconstitutionnelle n’est pas abrogée ni annulée et elle peut s’appliquer à d’autres litiges, jusqu’à ce que le législateur en décide autrement. Un tel contrôle de constitutionnalité aurait pu ressembler au mécanisme de l’excep-tion d’inconventionnalité qui permet aux juridictions ordinaires d’écarter une

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loi française jugée incompatible avec un engagement international et qui a été inauguré par les jurisprudences Jacques Vabre de la Cour de cassation en 1975 et Nicolo du Conseil d’État en 1989 (15).

Mais le constituant français n’a pas jugé possible de rayer d’un trait de plume les deux siècles de méfi ance à l’égard du juge ordinaire, qui a lui-même toujours exprimé sa révérence à l’égard de la loi, justifi ée de manière ferme et sobre par l’arrêt Arrighi du Conseil d’État du 6 novembre1936 et constamment réaffi rmée depuis (16).

La limitation du contrôle des dispositions législatives aux seuls droits et libertés garantis par la Constitution et non à l’ensemble du texte constitu-tionnel dominait également les différentes propositions émises depuis 1990. Il n’était pas jugé utile de mettre en place un mécanisme aboutissant à la remise en cause a posteriori de la loi pour des motifs tenant, par exemple, à la méconnaissance des seules règles de la procédure législative. Seules les règles de fond, telles qu’elles sont surtout énoncées par le Préambule de 1958, méritaient la mise en place de ce contrôle.

Enfi n, les différentes propositions envisageaient aussi les conséquences d’une déclaration d’inconstitutionnalité intervenue à propos d’une loi déjà promul-guée. Ces dernières prenaient la forme de l’abrogation des dispositions légis-latives par le Conseil constitutionnel. Celui-ci devait aussi organiser les effets de cette inconstitutionnalité déclarée à l’égard d’une loi susceptible d’avoir produit de nombreux effets, afi n de sauvegarder la stabilité du droit et des situations juridiques.

Alors que le personnel politique et les médias ont souvent invoqué l’intro-duction d’une exception d’inconstitutionnalité par la révision de 2008, cette qualifi cation constitue, pour le moins, une erreur d’appréciation. La loi consti-tutionnelle a, en effet, fait le choix d’une question de constitutionnalité posée par les juridictions ordinaires au seul Conseil constitutionnel.

Une réforme originale

Si le projet de 2008 a pu être adopté assez facilement, les raisons tiennent plus à l’environnement de la réforme qu’à son contenu intrinsèque. Il est en effet frappant de constater que le texte adopté en 2008 est très proche de ceux proposés en 1990 et en 1993 et l’on pourrait se demander pourquoi le pouvoir constituant a tant attendu. Sans doute, ce à quoi les esprits n’étaient pas prêts à l’origine est-il devenu acceptable et même souhaitable presque vingt ans après. Ce constat peut être fait aussi bien en ce qui concerne les

15. Ces jurisprudences ont accepté d’écarter des lois promulguées postérieurement au traité, en l’espèce celui de Rome de 1957.16. Conseil d’État, 5 janvier 2005, Deprez et Baillard qui réaffi rme l’impossibilité de contrôler la constitutionnalité d’une loi en cours

d’exécution.

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parlementaires et les hommes politiques que pour les professionnels du droit et de la doctrine.

L’évolution des mentalités, l’existence d’un consensus politique, impossible lors des épisodes antérieurs, ont permis ce quasi-miracle. L’évolution des esprits explique également la mise en place d’une « question prioritaire de constitutionnalité » qui présente, de ce fait, quelques originalités.

Un projet concrétiséL’article 61-1 de la Constitution dispose que « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Son alinéa 2 renvoie à une loi organique le soin de déterminer les « conditions d’application du présent article ». La loi organique du 10 décembre 2009 (17) a ainsi créé un chapitre II bis, intitulé « De la question prioritaire de consti-tutionnalité », au sein de l’ordonnance du 7 novembre 1958 concernant le

17. Loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.

Audience publique sur la légalité de la garde à vue, le 20 juillet 2010 au Conseil constitutionnel, chargé de se prononcer sur sa conformité aux droits et libertés garantis aux citoyens.

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Conseil constitutionnel (18). Elle n’a donc pas voulu créer un texte distinct de celui qui régissait, jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel, préférant l’unité des règles relatives aux différentes formes de constitutionnalité. Ce chapitre II bis est lui-même divisé en trois sections correspondant aux trois étapes de la procédure – la section 1 consacrée aux « Dispositions applicables devant les juridictions », la section 2 aux « Dispositions applicables devant le Conseil d’État et la Cour de cassation » et la section 3 logiquement intitulée « Dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel » – et comprend les articles 23-1 à 23-12.

S’agissant des effets des décisions du Conseil constitutionnel, l’article 62 modifi é en 2008 prévoit désormais deux hypothèses correspondant aux deux formes de contrôle de constitutionnalité, le contrôle a priori à l’alinéa 1er et le contrôle a posteriori à l’alinéa 2. Le Conseil ne reçoit d’ailleurs pas compétence pour « juger » la loi, mais seulement pour « déclarer » qu’elle est contraire à la Constitution. Selon la rédaction de l’alinéa 2 de l’article 62, qui reprend le terme déjà utilisé à l’alinéa 1 de cet article au sujet du contrôle a priori, « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fi xée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». Le constituant a choisi de considérer que la disposition déclarée inconstitutionnelle serait par là-même « abrogée », pour l’avenir seul, au nom du principe de sécurité juridique. La décision du Conseil constitutionnel a cependant un effet erga omnes (19), et pas seulement au regard du litige considéré, ce qui aurait posé des diffi cultés inextricables. Le constituant a posé le principe de l’abrogation « à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel », mais en laissant la possibilité au Conseil de fi xer une autre date, nécessairement postérieure, dans sa décision.

Afi n de permettre que la réforme produise tous ses effets, le Conseil consti-tutionnel a ensuite adopté un règlement intérieur. Il en est à la fois l’auteur et le contrôleur puisque cet acte, a priori, échappe à tout contrôle, qui ne pourrait d’ailleurs provenir que du seul Conseil d’État, ce à quoi ce dernier se refuse en l’état actuel du droit. Ce règlement a été adopté par le Conseil dans sa séance du 4 février 2010 et porte le titre de « Décision portant règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ».

La loi organique du 10 décembre 2009 renvoie aussi à des textes d’application prenant la forme de décrets en Conseil des ministres, après consultation du Conseil constitutionnel et avis du Conseil d’État. Ainsi, un décret « portant application de la loi organique […] du 10 décembre 2009 » a-t-il été adopté

18. Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.19. À l’égard de tous, qui s’impose à tous.

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le 16 février 2010 (20). Enfi n, la loi organique a fi xé au 1er mars 2010 la date d’entrée en vigueur de toutes les dispositions relatives à la question prio-ritaire de constitutionnalité, afi n de laisser aux professionnels du droit, au premier rang desquels fi gurent les avocats et les magistrats, le temps de se préparer à cette nouvelle procédure. De manière plus anecdotique, ce délai a aussi permis au Conseil constitutionnel d’achever les travaux d’aménage-ment de ses locaux, désormais susceptibles d’accueillir du public, puisque la procédure de la QPC est contradictoire et publique.

Une question prioritaire de constitutionnalitéLe contrôle a posteriori des lois a été baptisé « question prioritaire de consti-tutionnalité », expression rapidement diffusée dans le monde des profession-nels du droit sous l’acronyme « QPC ». En 2008, les parlementaires ont été très sensibles à l’argumentation issue de la volonté de garantir une protection des droits et libertés par la Constitution plutôt que par des textes supra-nationaux – comme la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (dite Convention européenne des droits de l’homme) et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – et par des juridictions européennes au premier rang desquelles fi gure la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg (21). La constitutionnalisa-tion nationale des droits et libertés n’a pas été pour rien dans l’acceptation de ce contrôle a posteriori par les assemblées.

Il est bien trop tôt pour dresser un bilan complet d’une réforme mise en œuvre par la loi constitutionnelle de juillet 2008 et complétée par la loi orga-nique du 10 décembre 2009. Au 31 décembre 2010, le Conseil constitutionnel avait rendu soixante-quatre décisions QPC en dix mois (22), ce qui témoigne d’une attente réelle du monde des juristes et des justiciables. Certaines déci-sions ont déjà attiré l’attention du grand public sur des sujets aussi variés et importants que la garde à vue ou la cristallisation des pensions des soldats français originaires des anciennes colonies.

Le contrôle a posteriori à la française a fait le choix de confi er l’examen « défi -nitif » de la constitutionnalité de la loi au seul Conseil constitutionnel. Celui-ci doit ainsi, dans l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité, se prononcer uniquement sur cette dernière, à l’exclusion de toute autre ques-tion. Il ne peut être conduit à examiner le fond du litige, quel qu’il soit. C’est la raison pour laquelle le Conseil a précisé, dans sa décision du 3 décembre 2009 (23), que les conclusions et les mémoires qui doivent être transmis au

20. Décret n° 2010-148 du 16 février 2010 portant application de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.

21. La Cour européenne des droits de l’homme a été créée par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales afi n de veiller au respect de cette Convention. Elle ne doit pas être confondue avec la Cour de justice de l’Union européenne qui siège à Luxembourg.

22. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/a-la-une/janvier-2011-la-qpc-en-2010-au-conseil-constitutionnel-quelques-chiffres.51855.html.

23. Décision n° 2009-595 DC relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.

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Conseil par le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne seraient que ceux propres à la question de constitutionnalité. La justifi cation d’une telle restric-tion réside dans le fait que le Conseil n’est « pas compétent pour connaître de l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée » (24).

Mais inversement, le Conseil constitutionnel a tenu à rappeler, dans cette même décision, que la compétence pour statuer sur la question priori-taire de constitutionnalité lui était « réservée », ce qui est une manière de bien « marquer son territoire » et de renforcer le rôle spécifi que de cette procédure que le constituant n’a pas voulu confi er aux juridictions ordinaires.

De même, la saisine du Conseil constitutionnel entraîne l’obligation pour lui-même de régler la question prioritaire de constitutionnalité. Cette disposi-tion nouvelle de la loi organique relative au Conseil constitutionnel prévoit en effet que, lorsque le Conseil a été saisi d’une QPC, « l’extinction, pour quelque cause que ce soit, de l’instance à l’occasion de laquelle la question a été posée est sans conséquence sur l’examen de la question » (25). Les causes de l’extinction de l’action pourraient être un jugement défi nitif, un désiste-ment, une transaction dans une instance civile, ou une caducité, ou le décès d’une partie. Elles ne pourront, cependant, mettre fi n à l’examen de la ques-tion prioritaire de constitutionnalité car celle-ci, est toujours susceptible de présenter un grand intérêt, si ce n’est pour les parties, au moins pour l’ordre juridique. La QPC n’est pas une question subjective et la dimension objective du contentieux de constitutionnalité, illustrée par le caractère inéluctable de la saisine, déjà affi rmé par la décision du 30 décembre 1996 (26), est encore bien présent dans le contrôle a posteriori. Une fois le Conseil constitutionnel saisi, tout désistement est impossible.

La loi organique du 10 décembre 2009 fait surtout obligation aux juridictions ordinaires – lorsqu’elles sont saisies de moyens contestant la conformité de dispositions tant aux droits et libertés garantis par la Constitution qu’au regard des engagements internationaux de la France en matière de droits fondamentaux, comme la Convention européenne des droits de l’homme – de se prononcer par priorité sur la question de la transmission de la QPC au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. C’est en cela que la question est bien « prioritaire » et qu’elle manifeste le souci premier du constituant de remettre la Constitution française au sommet de la hiérarchie des normes et d’éviter que les juridictions ordinaires ne privilégient les textes supra-natio-naux. La révision constitutionnelle de 2008 présente ainsi, au moins quant à ses objectifs affi rmés, une originalité par rapport aux projets antérieurs. Cette préoccupation explique sans doute le succès de l’institution du contrôle a posteriori des lois dans sa version de 2008.

24. Ibid.25. Article 23-9 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.26. Décision n° 96-386 DC.

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Le Conseil constitutionnel dispose donc du monopole du contrôle de consti-tutionnalité, ce qui constitue une différence majeure de nature entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité. Chacune des juridictions, ordinaires d’une part et Conseil constitutionnel d’autre part, voient ainsi consacrer une sorte de spécialisation de leur rôle. Les juridic-tions ordinaires, au sommet desquelles fi gurent le Conseil d’État et la Cour de cassation en tant que juridictions suprêmes de chacun des ordres juri-dictionnels, peuvent cependant exercer une forme indirecte de contrôle de constitutionnalité, au moins par la négative, en refusant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Cette répartition des fonctions peut apparaître également comme la consécration de l’interdiction posée par Conseil constitutionnel lui-même dans la décision du 15 janvier 1975 (27), Interruption volontaire de grossesse (IVG), d’exercer le contrôle de conventionnalité. Cette jurisprudence, déjà ancienne et parfois critiquée, n’est ainsi guère susceptible d’être remise en cause, ce qui peut empêcher tout revirement de la jurisprudence IVG de 1975.

27. Décision n° 74-54 DC.

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La question prioritaire de constitutionnalité : de la culture de la loi à la culture de la ConstitutionDAVID LÉVY,directeur du pôle juridique du Conseil national des barreaux,membre du Centre de recherches et d’étude des avocats (CREA) du Conseil national des barreaux, chargé d’enseignement à la Faculté de droit Jean Monnet de l’Université Paris-Sud Paris XI

La loi « n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution (1) »

L a Constitution exprime le pacte social dans l’État tout en organisant les rapports entre ses institutions politiques et

en énonçant des droits et libertés garantis à chacun. En tant que norme suprême dans la hiérarchie des règles de droit, elle doit être protégée et sa primauté assurée, notamment pour garantir l’effectivité des droits et libertés qu’elle consacre. Tel est l’objet essentiel du contrôle de constitutionnalité de la loi qui, en visant à s’assurer que la loi adoptée par le Parlement est conforme à la Constitution, participe de la garantie de l’État de droit et de la démocratie.

La succession des régimes politiques depuis la Révolution de 1789 et la conception de leur encadrement juridique par une Constitution, guidée notamment par une grande méfi ance envers l’exécutif et le judiciaire, n’ont pas favorisé l’émergence d’une « culture de la Constitution » et ont contribué à la dévaluer en tant que norme juri-dique. La rupture intervient avec l’idée, issue du constitutionnalisme, que la Constitution doit être acceptée politiquement et juridiquement

1. Décision n° 85-197 DC du 23 août 1985, Loi relative à l’évolution de la Nouvelle-Calédonie, Rec. p. 70, cons. 27 (Les décisions DC et QPC sont celles du Conseil constitutionnel (NDLR)).

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LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ : DE LA CULTURE DE LA LOI À LA CULTURE DE LA CONSTITUTION

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comme la règle suprême dans la hiérarchie des normes juridiques (2). Si cette norme sert à défi nir les relations interinstitutionnelles dans un régime politique, elle énonce aussi des droits et des libertés qu’il convient de garantir au plus haut degré, notamment par une sanction juridictionnelle, face à l’activité normative des autorités politiques.

Depuis 1789, l’histoire du contrôle de la loi en France (3) est irriguée d’idées apparemment contradictoires ou de tentatives de mise en œuvre qui n’ont pas abouti. Les articles 5 et 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 (4) posent en principe que la loi ne peut pas tout faire, mais le juge ne peut pas s’en assurer car il lui est interdit de s’y opposer « à peine de forfaiture » (5). Le « jurie constitutionnaire » proposé par Sieyès au moment de la rédaction de la Constitution de l’An III est demeuré à l’état de projet alors qu’il était conçu pour « juger les réclamations contre toute atteinte qui serait portée à la Constitution ». Un contrôle politique de la loi a été instauré en 1799 et 1852 avec le Sénat conservateur, mais jamais mis en œuvre puisque l’organe chargé du contrôle était discrédité du fait de sa soumission à l’empereur. Un contrôle juridictionnel de la loi avait été imaginé avec le projet de Constitution du maréchal Pétain du 30 janvier 1944 qui prévoyait un contrôle de la loi par voie d’exception (6). La Constitution de 1946 avait créé le Comité constitutionnel (7) ; celui-ci n’a pas fonctionné car il ne pouvait se référer aux droits inscrits dans le Préambule de cette Consti-tution et sa saisine était très limitée. La création du Conseil constitutionnel en 1958 a été interprétée d’emblée comme servant les intérêts du Gouver-nement face au Parlement – « le chien de garde » (8) des prérogatives de l’exécutif, expression à laquelle le Conseil constitutionnel répond en 1962

2. Voir en ce sens Yves Mény, « Constitutionnalisme » in Olivier Duhamel et Yves Mény (dir.), Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, p. 212. Voir également, par exemple, la défi nition qu’en donne Michel Fromont : « une conception de l’organisation de l’État qui vise à limiter le pouvoir des organes de l’État par le droit (…) un mouvement qui tend à soumettre les organes suprêmes de l’État à un ensemble de règles établies une fois pour toutes, dont le respect s’impose à tous, qui ont une force juridique supérieure à toutes les autres règles et qui sont réunies normalement dans un texte unique appelé précisément Constitution », in Renouveau du droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Dalloz, 2007, p. 149.

3. Voir par exemple Jean-Louis Mestre, « Le contrôle de la constitutionnalité de la loi par la Cour de cassation sous la IIe République », in Renouveau du droit constitutionnel, Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, op. cit., p. 291 ; Dominique Chagnollaud (dir.), Aux origines du contrôle de constitutionnalité. XVIIIe-XXe siècle, éd. Panthéon-Assas, 2003, 216 pages ; Renaud Denoix de Saint-Marc, Histoire de la loi, éd. Privat, 2008, 203 pages.

4. Art. 5 de la DDHC de 1789 : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». Art. 8 de la DDHC de 1789 : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».

5. Loi des 16-24 août 1790 : « Les tribunaux ne pourront ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du Corps législatif sanctionnés par le roi, à peine de forfaiture ». Voir aussi le décret du 22 décembre 1789, l’article 6 de la Constitution de 1791, l’article 203 de la Constitution du 5 Fructidor de l’An III et les lois des 16 et 21 Fructidor de l’An III.

6. L’article 37 du projet de Constitution du maréchal Pétain du 30 janvier 1944 prévoyait un recours pour inconstitutionnalité fondé sur la violation d’une disposition de la Constitution, soulevé « devant toute juridiction, mais seulement en première instance, soit par le ministère public, soit par les parties, soit, d’offi ce, par la juridiction saisie ». La procédure au principal devait alors être « suspendue jusqu’à l’arrêt de la Cour suprême de justice sur la valeur du recours » qui « s’impose à toute juridiction ayant à connaître de l’espèce à l’occasion de laquelle il a été rendu ».

7. Cf. art. 91 de la Constitution de 1946.8. Voir les expressions recensées par Dominique Turpin, « La Constitution et ses juges », in Association française de droit constitutionnel,

1958-2008 : cinquantième anniversaire de la Constitution française, Dalloz, 2008, p. 331.

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en se qualifi ant « d’organe régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics » (9) – dans le cadre d’une Constitution et d’un régime politique que l’on a voulu fortement marqués par la rationalisation du parlementarisme (10).

On mesure les diffi cultés à surmonter pour parvenir à l’acceptation, d’une part, de la primauté politique et juridique de la Constitution et de sa norma-tivité et, d’autre part, d’un contrôle juridictionnel de la constitutionalité de la loi. Ces résistances, fondées théoriquement, étaient devenues largement culturelles en ce qu’elles constituaient un ensemble de valeurs, de savoirs et de pratiques communs construits et fi xés progressivement dans notre droit, dans notre société et son imaginaire, puis transmis. Les citoyens ne s’identi-fi aient pas dans la Constitution. Cela a largement structuré notre identité et notre histoire juridiques. C’est la loi qui a le plus longtemps bénéfi cié de cet ancrage culturel dans notre droit, au point qu’elle était envisagée comme un horizon normatif indépassable et que l’on a pu fi nir par parler d’une « culture de la loi » fondée sur le légicentrisme et la souveraineté de la loi.

C’est dans ce contexte et cette perspective que l’on voudrait situer une réfl exion sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), véritable révolution au regard de notre tradition juridique et de notre histoire poli-tique, afi n de déterminer en quoi cette nouvelle procédure permet d’achever le passage de la culture de la loi à la culture de la Constitution déjà en germe avec la création et l’œuvre jurisprudentielle du Conseil constitutionnel depuis 1958.

Les racines profondes d’une culture de la loi

Le légicentrisme et la souveraineté de la loi sont à l’origine de ce que l’on pourrait qualifi er de véritable « culture de la loi » en France après la Révolution de 1789.

Légicentrisme…La tradition légicentriste était fondée sur la puissance absolue du législatif exprimant la volonté générale traduite dans la loi. Cette conception idéa-lisée, ancrée dans la philosophie rousseauiste, de la loi seule expression de

9. Décision n° 62-20 DC du 6 nov. 1962, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962, Rec. p. 27, cons. 2.

10. Michel Debré a déclaré le 27 août 1958 devant le Conseil d’État lors de la présentation du projet de Constitution de 1958 : « La création du Conseil constitutionnel manifeste la volonté de subordonner la loi, c’est-à-dire la volonté du Parlement, à la règle supérieure édictée par la Constitution. Il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française, de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi. À ce conseil d’autres attributions ont été données, notamment l’examen du règlement des assemblées et le jugement des élections contestées, afi n de faire disparaître le scandale des invalidations partisanes. L’existence de ce conseil, l’autorité qui doit être la sienne représentent une grande et nécessaire innovation. La Constitution crée ainsi une arme contre la déviation du régime parlementaire ».

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la volonté générale (article 6 de la DDHC de 1789) la dotait d’une autorité suprême dans l’ordre juridique national et en faisait un moyen de la limitation du pouvoir de l’exécutif. Pour la philosophie des Lumières, traduite à partir de la Constitution de 1791, la loi était l’instrument de la conciliation de l’autorité du pouvoir et de la promotion de la liberté. La prééminence de la loi était le « moyen de rationaliser l’ordre social grâce au renforcement de l’État tout en protégeant les citoyens contre l’arbitraire de l’exécutif (et des juges) » (11). Cependant, si les auteurs de la DDHC de 1789 ont posé l’idée d’une limita-tion de la loi, ils n’ont pas pu ainsi que leurs successeurs mettre en œuvre l’institution ou l’instrument du contrôle de cette limitation (12).

…et souveraineté de la loiOutre la référence au mythe de la « loi expression de la volonté générale », qui ne pouvait mal faire ni se tromper, la loi avait acquis un caractère souve-rain dans notre droit. Sous la IIIe République, les chambres du Parlement se considéraient comme souveraines. Ainsi que l’a montré Raymond Carré de Malberg (13), on a assisté à un glissement de la souveraineté du peuple vers ses représentants élus. La loi était alors parée des vertus ou des qualités de la souveraineté attachée à son auteur, le Parlement. Elle était considérée comme illimitée en ce qu’il n’existait pas de défi nition matérielle de la loi qui fi xait elle-même les limites de son champ d’intervention normatif. La loi souveraine était indivisible dès lors que le pouvoir de faire la loi ne se délègue pas. Elle était incontestable car bénéfi ciant d’une immunité juridictionnelle empêchant le juge, serviteur et non censeur de la loi, de l’écarter ou de s’en affran-chir (14). Aucune norme ni autorité à l’intérieur ou à l’extérieur de l’État ne pouvait s’imposer à la loi. Il ne pouvait donc exister de contrôle de sa constitutionnalité.

Pourtant, des voix s’élèvent (Duguit, Jèze, Duez, Barthélémy) sous la IIIe République pour demander l’instauration d’un contrôle de constitutionna-lité de la loi, le cas échéant opéré par le juge ordinaire (15). Elles se heurtent à plusieurs obstacles.

D’une part, l’idée d’une hiérarchie entre la Constitution et la loi qui lui serait inférieure est contestée, la Constitution étant conçue comme une loi spéciale mais non supérieure. À titre d’exemple, les Lois constitutionnelles de 1875 étaient des textes d’attente du fait de l’aspiration à la restauration de la

11. Philippe Raynaud, « Constitutionnalisme », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF Quadrige, 2003, p. 269.

12. L’article 8 du Titre VII de la Constitution de 1791 peut traduire cette idée : « Aucun des pouvoirs institués par la Constitution n’a le droit de la changer dans son ensemble ni dans ses parties, sauf les réformes qui pourront y être faites par la voie de la révision, conformément aux dispositions du titre VII ci-dessus. L’Assemblée nationale constituante en remet le dépôt à la fi délité du Corps législatif, du roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l’affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français ».

13. Raymond Carré de Malberg, La loi expression de la volonté générale, éd. Sirey, 1931, réimp. Economica, 1984, 228 pages.14. Voir CE Section du contentieux., arrêt du 6 nov. 1936, Arrighi et Dame veuve Coudert, Rec. p. 966.15. Voir sur ce point Élise Carpentier et Jérôme Trémeau, « La confrontation de la loi à la Constitution par le juge ordinaire. Qu’en pensez-

vous ? À propos de CE, ord. réf., 21 nov. 2005, Boisvert et CE, Ass., 16 déc. 2005, Syndicat national des huissiers de justice », in Renouveau du droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu (op.cit), pp. 556-557.

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monarchie ; elles ne comprenaient pas de Préambule ni de déclaration des droits ; elles ne pouvaient donc pas servir de référence à un contrôle maté-riel de constitutionnalité de la loi. Surtout, la IIIe République est le temps du discours et de l’idéal républicain et non du pacte constitutionnel. Il était sans cesse question « de légalité républicaine, de défense républicaine, de libertés républicaines, etc., comme si la référence explicite à la loi fondamen-tale était privée de charge affective et se trouvait réservée principalement aux acteurs de la partie politique. La “tradition républicaine” (…) ne remplissait pas les fonctions d’une véritable coutume constitutionnelle. Au lieu d’être le refl et d’un accord grandissant sur les règles de la pratique des Institutions, cette fameuse tradition (…) apparaissait comme l’expression d’une certaine orthodoxie politique, et, à la limite, comme un thème de combat » (16).

D’autre part, le statut de la Déclaration de 1789 n’est pas clarifi é, ce qui empêche de concevoir un contrôle substantiel de la loi au regard des droits et des libertés et conduit à le confi ner à un contrôle de la régularité formelle de l’adoption de la loi.

En outre, le spectre du « gouvernement des juges » (17) est agité sans que des ouvrages comme la thèse de Charles Eisenmann (18), suggérant un contrôle de constitutionnalité des lois par un juge spécialisé avant leur entrée en vigueur, ne puissent renverser la tendance légicentriste.

Enfi n, le refus de tout contrôle de constitutionnalité de la loi est également la conséquence de la conception d’un Parlement souverain et du principe de séparation des pouvoirs qui ne permettait pas d’envisager le contrôle du pouvoir législatif par une juridiction.

D’un point de vue politique et institutionnel, la conjonction des conditions politiques de formation et de fi n des majorités parlementaires ainsi que la faiblesse de l’exécutif participent de l’affermissement de l’idée de la souverai-neté de la loi et du dogme de la « loi expression de la volonté générale ». Le caractère souverain de la loi est renforcé, sous les IIIe et IV e Républiques, par la nature déséquilibrée des rapports entre l’exécutif et le législatif au profi t de ce dernier. Les Lois constitutionnelles de 1875 et la Constitution de 1946 s’avèrent incapables de poser les règles juridiques et politiques susceptibles d’assurer la stabilité du régime parlementaire (19).

La succession des régimes politiques français à partir de 1789 a donc large-ment contribué à dévaluer la notion de Constitution – et la norme elle-même – ainsi que toute idée ou possibilité que la société s’y identifi e et y

16. Gilles Le Béguec, « Les Français et leurs Constitutions », Pouvoirs, n° 50, 1989, p. 117. Il montre que « la nouvelle culture républicaine était bien mal outillée pour convaincre les citoyens de la majesté éminente du pacte constitutionnel. L’idéal républicain débordait de toutes parts le simple idéal constitutionnel » (ibid).

17. Édouard Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, rééd. Dalloz, 2005, 276 pages.18. Charles Eisenmann, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, Economica-PUAM, 1928, rééd. 1986.19. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’article 2 de la loi du 14 août 1884 portant révision partielle de la Loi constitutionnelle du

25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics qui, bien que prévoyant que « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision », n’a pas empêché l’adoption de la loi du 10 juillet 1940 et la mise en place de l’État français.

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voit l’expression du pacte social, alors que ce processus est essentiel dans la formation d’une culture de la Constitution.

Le droit français a ainsi sacralisé la loi jusqu’à la Ve République alors que d’autres États sacralisaient la Constitution. Cela a été le cas des États-Unis d’Amérique, exemple topique, depuis la décision de la Cour suprême Marbury c. Madison du 24 février 1803, mais dans un contexte et une histoire politique et juridique différents. À cet égard, les États-Unis d’Amérique sont probable-ment l’exemple achevé d’une culture de la Constitution. Celle-ci est un des points de ralliement et d’identifi cation de la nation américaine. Les citoyens américains connaissent les décisions marquantes de la Cour suprême telles que, par exemple, Brown v. Board of Education of Topeka (1954) qui juge incons-titutionnelle la ségrégation raciale et met un terme à la jurisprudence Plessy v. Ferguson (1896) (20), Miranda v. Arizona (1966) qui étend le droit de ne pas s’incriminer et de garder le silence de la phase juridictionnelle à la phase policière, Roe v. Wade (1973) qui décide que les lois pénales criminalisant l’interruption volontaire de grossesse portent atteinte au droit à la vie privée, Lawrence v. Texas (2003) portant sur la liberté des choix intimes et personnels notamment en matière sexuelle. Peut-être pourrons-nous en dire autant des décisions du Conseil constitutionnel dans quelques années grâce à la question prioritaire de constitutionnalité qui développe les germes d’une culture de la Constitution plantés sous la V e République.

Les germes d’une culture de la Constitution

Constitutionnalisme et rationalisation du parlementarisme

La V e République a marqué la volonté de mettre fi n au légicentrisme et à la souveraineté de la loi. La désacralisation de la loi au profi t de la reconnais-sance de l’autorité politique et juridique de la Constitution émerge grâce au constitutionnalisme et à la rationalisation du parlementarisme. Ces idées se sont imposées après la seconde guerre mondiale par la réfl exion sur les moyens permettant d’éviter la dérive des régimes politiques soit vers une pratique totalitaire niant les droits et libertés individuels et collectifs des citoyens, soit vers la domination du législatif sur l’exécutif entraînant une instabilité des régimes politiques. La loi étant incapable de remplir ces objec-tifs, on se tourne alors vers la Constitution conçue comme un rempart intan-gible ou diffi cilement modifi able sans consensus. Cette dernière est envisagée comme étant la seule capable de protéger les droits et les libertés qu’elle

20. Cet arrêt, rendu le 18 mai 1896, autorisait les États à imposer par la loi des mesures de ségrégation raciale, pourvu que les conditions offertes aux différents groupes ethniques par cette ségrégation soient égales.

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reconnaît dès lors que sa suprématie est sanctionnée par l’intervention d’un organe juridictionnel qui contrôle la constitutionnalité de la loi. En outre, si la protection des droits et des libertés ne peut plus dériver de la séparation des pouvoirs – qui peut ne plus exister dès lors qu’un même parti politique serait à la tête de l’exécutif et du législatif –, il faut instaurer un mécanisme particu-lier de contrôle juridictionnel de la loi au regard d’une norme qui s’impose au politique et encadre son action.

La Constitution du 4 octobre 1958 cherche à affaiblir institutionnellement le pouvoir législatif face à l’exécutif, en soumettant la loi à des normes supé-rieures et en organisant son contrôle par une juridiction constitutionnelle spécialisée. L’affaiblissement institutionnel de l’auteur de la loi, le Parlement, résulte de la volonté de rationaliser le fonctionnement du régime parlemen-taire français en rompant avec l’instabilité politique des IIIe et IV e Républiques. Il s’exprime notamment dans le choix d’un bicaméralisme égalitaire et dans le fait que la conduite de la procédure législative est entre les mains de l’exécutif. L’affaiblissement juridique de la loi résulte essentiellement de la délimitation d’un domaine matériel de son intervention (art. 34 et 37 de la Constitu-tion) et de sa soumission au droit international conventionnel et au contrôle de conventionnalité (art. 55 de la Constitution) ainsi qu’à la Constitution par l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité a priori effectué par le Conseil constitutionnel (art. 61 de la Constitution). La loi doit céder, en cas de confl it matériel irréductible, devant ces normes qui sont explicitement qualifi ées par la Constitution comme lui étant supérieures dans la hiérarchie des normes juridiques. Les deux missions du contrôle de constitutionnalité de la loi, réguler la vie politique et juridique et défendre les droits et les libertés, illustrent ainsi le déclin de la loi et l’affaiblissement du pouvoir législatif sous la V e République.

La protection constitutionnelle des droits et des libertésLa première véritable manifestation de l’émergence d’une culture de la Constitution semble résider dans la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 (21) dans laquelle il décide de confronter la loi aux droits et aux libertés matériellement garantis par la Constitution de 1958 et à son Préambule, qui renvoie à celui de la Constitution de 1946, lequel se réfère à la DDHC de 1789. Quatorze ans plus tard, la décision du 23 août 1985 frappera les esprits par l’affi rmation que la loi n’exprime la volonté générale « que dans le respect de la Constitution » (22). Autrement dit, le contrôle de constitutionnalité, en démontrant que la loi peut mal faire et porter atteinte aux droits et libertés constitutionnels, impose au législatif « le respect du pouvoir constituant » (23).

21. Décision n° 71-44 DC du 16 juill. 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, Rec. p. 29.

22. Décision n° 85-197 DC du 23 août 1985, Loi relative à l’évolution de la Nouvelle-Calédonie, cons. 27, Rec. p. 70.23. Guy Carcassonne, La Constitution, éd. Seuil, coll. Points, 9e éd., 2009, p. 301.

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La constitutionnalisation des branches du droitLe développement de cette culture de la Constitution se manifeste ensuite par plusieurs facteurs. En premier lieu, la politique est « saisie par le droit » ainsi que l’écrivait le doyen Louis Favoreu (24). À cet égard, le Conseil consti-tutionnel a été conduit à se prononcer sur les lois touchant les questions de société et politiques les plus importantes depuis 1958, notamment l’interrup-tion volontaire de grossesse (1975), la décentralisation (1982), les nationalisa-tions et privatisations (1982 et 1986), les lois pénales (1981, 1986, 2004, 2005, 2007, 2008), le droit des étrangers et l’immigration (1993, 1997, 1998, 2003, 2006), la bioéthique (1994), la participation de la France à la construction euro-péenne (1970, 1992, 1997), le PACS (1999), et l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public (2010). La jurisprudence du Conseil consti-tutionnel a permis le développement et l’actualisation de la protection des droits et libertés à valeur constitutionnelle. On assiste ainsi à un phénomène de constitutionnalisation de toutes les branches du droit (25) qui montre l’ancrage constitutionnel, par exemple et sans prétendre à l’exhaustivité, du droit pénal et de la procédure pénale, du droit civil, du droit du travail, du droit des étrangers. On ne peut plus exercer, enseigner ou apprendre le droit sans connaître la jurisprudence constitutionnelle qui sous-tend toutes les matières. Cela aussi participe du développement d’une culture de la Constitution.

L’intériorisation de la contrainte constitutionnelleEn deuxième lieu, on a assisté à une intériorisation variable de la contrainte constitutionnelle par l’exécutif et le législatif dans le cadre de l’élaboration de la loi. D’une part, Michel Rocard, alors Premier ministre, a publié la circu-laire du 25 mai 1988 relative à la méthode de travail du Gouvernement (26) appelant les ministres au respect de l’État de droit. Il indiquait qu’il conve-nait « de tout faire pour déceler et éliminer les risques d’inconstitutionnalité susceptibles d’entacher les projets de loi, les amendements et les propositions inscrites à l’ordre du jour. Cette préoccupation doit être la nôtre même dans les hypothèses où une saisine du Conseil constitutionnel est peu vraisem-blable ». Cette vision n’a pas toujours été partagée par certains ministres. Nous nous contenterons de rappeler les déclarations de Pascal Clément, ministre de la Justice, lors du débat sur la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales. Admettant que la rétro-activité du dispositif du bracelet électronique pouvait comporter des risques d’inconstitutionnalité, il invitait néanmoins les parlementaires de l’opposition

24. Louis Favoreu, La politique saisie par le droit. Alternance, cohabitation et Conseil constitutionnel, éd. Economica, 1988.25. Sur cette notion voir notamment Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux (dir.), Association Française des Constitutionnalistes,

La constitutionnalisation des branches du droit, Economica-PUAM, 1998, 204 pages ; Guillaume Drago, Bastien François et Nicolas Molfessis (dir.), La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Droit public – Droit privé – Science politique, éd. Economica, 1999, 415 pages ; Olivier Cayla, « Le Conseil constitutionnel et la constitution de la science du droit », in B. Genevois, Le Conseil constitutionnel a 40 ans, éd. LGDJ, 1999, p. 106.

26. JORF du 27 mai 1988 p. 7 381.

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à courir ce risque en ne saisissant pas le Conseil constitutionnel. D’autre part, il est fréquent que, lors des débats en commission ou en séance publique, des députés ou des sénateurs rappellent la jurisprudence du Conseil constitu-tionnel ou attirent l’attention sur les risques d’inconstitutionnalité d’un texte ou d’un amendement en demandant qu’il soit écarté pour ce motif.

Enfi n, le Conseil constitutionnel est devenu un élément du statut de l’opposi-tion parlementaire depuis l’ouverture de sa saisine à 60 députés ou 60 séna-teurs par la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974 (27). Cela a modifi é considérablement son rôle et sa position, ainsi que sa jurisprudence (28), dès lors que la minorité parlementaire voit dans sa saisine le moyen d’obtenir la censure du Gouvernement sur un terrain juridique alors qu’elle est politique-ment incapable d’obtenir cette sanction à l’Assemblée nationale dans le cadre de l’article 49 al. 3 de la Constitution.

Cependant, l’ensemble de ces éléments n’a pas suffi , en soi, à créer une culture de Constitution perçue comme telle. Si l’on en croit Jean-Louis Debré, prési-dent du Conseil constitutionnel, « la France reste marquée par la philosophie rousseauiste de la “loi expression de la volonté générale”. Certes les choses ont progressivement évolué mais il serait irresponsable ou aveugle de penser que cette caractéristique de notre tradition politique a disparu » (29).

La culture de la Constitution avait besoin de l’intervention d’autres facteurs pour prendre corps juridiquement, s’ancrer dans le discours politique, dans les pratiques juridictionnelles et la représentation que la société se fait de la « Res publica », de la chose commune actée dans le pacte politique et social traduit dans la Constitution. Posons l’hypothèse que la procédure de la ques-tion prioritaire de constitutionnalité est de nature à favoriser l’achèvement du passage d’une culture de la loi à une culture de la Constitution.

27. Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de la Constitution.28. Voir par exemple Didier Maus et André Roux (dir.), 30 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, éd. Economica-PUAM, 2006.29. Jean-Louis Debré, « Réfl exions », in Les 50 ans de la Constitution : 1958-2008, éd. LexisNexis Litec, 2008, p. 336.

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QPC et épanouissement d’une culture de la Constitution

La question prioritaire de constitutionnalité (QPC), en application depuis le 1er mars 2010, est un moyen de droit permettant à tout justiciable, à l’occa-sion d’une instance juridictionnelle en cours, de contester la constitutionna-lité d’une disposition législative au motif qu’elle porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution lui garantit.

Depuis l’échec des tentatives de 1990 et 1993 (30), plusieurs arguments importants militaient en faveur de l’introduction de la QPC dans notre droit interne afi n de compléter le contrôle des lois a priori. La France, se réclamant de la démocratie et de l’État de droit, ne pouvait rester parmi les rares États à priver les justiciables d’un accès au juge constitutionnel. Le contrôle préventif et abstrait de la loi – de surcroît facultatif car soumis à l’aléa de la volonté des

30. On retiendra essentiellement qu’en 1990 et 1993 les parlementaires ont rejeté le contrôle a posteriori de la loi au motif qu’il permettait de mettre en cause la loi trop souvent et trop facilement et, partant, l’autorité du pouvoir législatif. En outre, le Conseil d’État et la Cour de cassation ne pouvaient accepter que le Conseil constitutionnel devienne une Cour suprême. À cela s’ajoutait « l’opposition de certains magistrats de l’ordre judiciaire craignant une charge de travail supplémentaire » (Valérie Bernaud et Marthe Fatin-Rouge Stéfanini, « La réforme du contrôle de constitutionnalité une nouvelle fois en question ? Réfl exions autour des articles 61-1 et 62 de la Constitution proposés par le comité Balladur », in « Après le comité Balladur. Réviser la Constitution en 2008 », Rev. Fr. de Dr. Const., numéro hors-série 2008, p. 171).

Les membres du Conseil constitutionnel le 10 mai 2010. De gauche à droite : Hubert Haenel, Guy Canivet, Jean-Louis Pezant, Pierre Steinmetz, Valery Giscard d’Estaing, Jean-Louis Debré, Jacques Chirac, Jacqueline de Guillenchmidt, Renaud Denoix de Saint Marc, Michel Charasse, et Jacques Barrot.

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autorités politiques – ne suffi sait plus pour assurer effi cacement la protection des droits et libertés. En effet, il « ne peut pas permettre de tenir compte de toutes les applications futures possibles que le texte connaîtra, quand bien même le Conseil constitutionnel s’efforce de faire preuve de réalisme » (31). Des angles morts existent dans notre droit. La plupart des lois promulguées depuis 1958 n’a pas été soumise au juge constitutionnel dont, par exemple, la réforme du Code pénal et du Code de procédure pénale qui sont des textes fondamentaux touchant aux droits et aux libertés. En outre, les droits conventionnellement protégés n’englobent pas l’intégralité de ceux qui le sont par la Constitution (32). Tel est le cas du principe d’égalité qui n’est pas directement consacré par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), du principe de laïcité, du droit de grève, de la continuité des services publics, de la responsabilité en matière contractuelle consacrée par la déci-sion PACS (33), du droit au logement et à la santé tous deux consacrés par le Préambule de la Constitution de 1946 mais non protégés par la CEDH. Ainsi, la Constitution apporte des éléments supplémentaires et différents par rapport à cette Convention en ce qui concerne le contenu et le champ de garantie des droits et libertés reconnus aux justiciables, ce qui légitime le recours à la QPC pour une protection accrue des droits et des libertés.

En quoi la QPC est-elle susceptible d’achever le passage d’une culture de la loi à une culture de la Constitution ? Quels peuvent en être les facteurs et les manifestations ?

L’introduction de la QPC dans notre droit répond à trois objectifs et induit un triple changement. Les objectifs sont simples et ambitieux : donner un droit nouveau au justiciable en lui permettant de faire valoir les droits et les libertés qu’il tire de la Constitution ; purger l’ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles en remédiant aux limites du contrôle a priori de la loi ; assurer dans l’ordre juridique interne la prééminence de la Constitution face à la place prise par le contrôle de conventionnalité de la loi.

Tout d’abord, au titre des changements, la QPC achève la substitution d’une culture de la Constitution à la culture de la loi dans notre histoire juridique. Elle oblige la pratique professionnelle des juges et des avocats à intégrer un véritable réfl exe constitutionnel dès lors que la Constitution entre dans les prétoires en tant que norme directement invocable par les particuliers. Enfi n, le paysage juridictionnel évolue : la QPC modifi ant les rapports entre le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation, les condi-tions sont progressivement réunies pour que le Conseil constitutionnel devienne la Cour suprême en France (34).

31. Valérie Bernaud et Marthe Fatin-Rouge Stéfanini, op. cit., p. 173.32. Voir Thierry Renoux, « Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité », in Les 50 ans de la Constitution : 1958-2008,

éd. Litec, 2008, p. 353.33. Décision n° 99-419 DC du 9 nov. 1999, Loi relative au pacte civil de solidarité, Rec. p. 116.34. Article de Dominique Rousseau, p. 35 du dossier (NDLR).

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La Constitution, une norme invocable par les justiciablesLa procédure de la QPC contribue à modifi er profondément et durablement la relation du peuple avec la Constitution qu’il va s’approprier et que les justiciables et leurs avocats ont rapidement intériorisée depuis le 1er mars 2010 (35).

La QPC modifi e la conception et la perception de la Constitution. Cette procédure mobilise la Constitution en tant que norme juridique prescriptive de comportements, d’obligations de faire ou de ne pas faire. La Constitution est opposable à tous et tous sont obligés par elle. Pénétrant les prétoires grâce à la QPC, la Constitution devient directement invocable devant le juge dans un cadre contentieux où elle est opposée à la loi et à l’État au nom de la garantie des droits et libertés constitutionnels sous la protection desquels le justiciable demande à être placé. Sa normativité et son invocabilité appa-raissent donc plus immédiates pour les justiciables par le jeu du contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi. Dès lors que le fondement des droits individuels, civils et politiques a évolué pour passer de la loi à la norme consti-tutionnelle qui peut être invoquée par tous, la QPC crée « la possibilité que le citoyen ordinaire se représente la Constitution comme le pôle véritable de la transcendance juridique » (36). Cette opération de représentation, en tant qu’élément de connaissance et de vision de l’organisation politique et juridique de la société et de l’État, participe de la culture de la Constitution en ce qu’elle opère un recentrage des questions politiques et juridiques autour de la Constitution.

La QPC, instrument de contrôle de l’action des gouvernants

La QPC consacre la conception de la Constitution comme un instrument de limitation du pouvoir, en tant qu’« acte de défi ance puisqu’elle prescrit des limites à l’autorité » selon Benjamin Constant (37). L’acceptation de la préé-minence juridique et politique de la Constitution lui permet de retrouver son autorité face à ce que le Doyen Vedel appelait « l’insoutenable autonomie du politique » (38).

D’une part, la QPC permet de rappeler l’obligation de respecter les droits et les libertés dont le peuple constituant a décidé de se doter en approu-vant la Constitution, elle-même enrichie par l’œuvre prétorienne du juge

35. Le site internet du Conseil constitutionnel indique à la date du mois de janvier 2011 que « depuis l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité le 1er mars dernier, le Conseil constitutionnel a enregistré 401 décisions adressées par le Conseil d’État et la Cour de cassation : 294 décisions de non-renvoi (soit 73 %) et 107 décisions de renvoi (soit 27 %). Pour ces dernières, 52 pro-viennent du Conseil d’État, 55 de la Cour de cassation » (cf. http://www.conseil-constitutionnel.fr).

36. Denys de Béchillon, « Plaidoyer pour l’attribution aux juges ordinaires du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois et la transformation du Conseil constitutionnel en Cour suprême », in Renouveau du droit constitutionnel, Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, op. cit, pp. 116-117.

37. Cité par Olivier Beaud, « Constitution et constitutionnalisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996, p. 121.

38. Georges Vedel, « Le hasard et la nécessité », Pouvoirs, n° 50, 1989, p. 28.

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constitutionnel. Ainsi, la QPC confère une nouvelle dimension à la concep-tion de la « Constitution-garantie des droits » qui se substitue à celle de la « Constitution-séparation des pouvoirs » dont la vision limitée à l’organisa-tion des rapports interinstitutionnels a contribué à éloigner la Constitution des citoyens.

D’autre part, la QPC constitue un nouveau moyen de contrôle de l’action poli-tique des gouvernants par les citoyens. En effet, la loi, dans une V e République fondée sur le fait majoritaire, ne refl ète plus la volonté générale mais celle d’une majorité politique face à la minorité parlementaire. En permettant à chacun d’en appeler directement devant un juge à la garantie de la Constitution contre la loi, en opposant la Constitution aux élus, la QPC modifi e la nature de la relation entre le peuple et ses représentants disposant de la légitimité électorale. Par cette procédure, c’est aussi l’utilisation que ces derniers font dans la loi de la délégation qui leur a été accordée par la voie de l’élection qui est questionnée. La QPC peut être ainsi perçue comme un nouvel instrument de contrôle de l’action des élus en dehors de tout mécanisme électoral.

On assiste alors à un dépassement de la représentation du peuple et à un déplacement du centre de gravité des rapports entre l’État et les citoyens au profi t de ces derniers. En effet, ils ont le droit constitutionnel de demander à l’un des appareils de l’État, le juge, de dire le droit contre l’État à l’aide de la norme qui le fonde et encadre son action, à savoir la Constitution. Nous pouvons ainsi renoncer à « l’idée que la seule source possible de la légiti-mité, en démocratie, soit celle qui procède de l’élection et de la représen-tation » (39). Cela revient à accepter l’existence d’autres légitimités, notam-ment celle dont est investi le juge pour apprécier, dans un cadre procédural et matériel circonscrit qui permet d’écarter tout grief de « gouvernement des juges », la mise en œuvre du pouvoir normatif par les gouvernants élus au suffrage universel.

La QPC devient un élément supplémentaire de la régulation du système poli-tique par la décentralisation et la démocratisation du contrôle de l’activité des gouvernants incarnée dans la loi. On entre ainsi dans une ère de « démo-cratie constitutionnelle » dans laquelle la limitation du pouvoir de l’État et des représentants du peuple est garantie par le juge, ce dernier étant lui-même limité par le « lit de justice » constitutionnel du souverain ou du constituant selon la belle expression du doyen Vedel (40).

La QPC permet une adaptation continue du pacte socialAyant une « fonction d’intégration » (41), la Constitution traduit ou refl ète le pacte social et le vivre ensemble auxquels adhère l’ensemble des composantes

39. Denys de Béchillon, op. cit., in Renouveau du droit constitutionnel, Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, op. cit., p. 122.40. Georges Vedel, « Schengen et Maastricht », Rev. Fr. dr. Adm. 1992, p. 180.41. Marie-Claire Ponthoreau-Landi, « La Constitution comme structure identitaire », in Les 50 ans de la Constitution, éd. LexisNexis Litec,

2008, p. 32.

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du corps social ; elle est « entendue comme la garantie du consensus fonda-mental nécessaire à la cohésion sociale » (42). Cela fonde la légitimité de la Constitution.

Si l’État-législateur rompt le pacte social avec une loi violant un droit ou une liberté garantis par la Constitution, celui qui en est le destinataire en tant que sujet de droit a le droit légitime et constitutionnel (art. 61-1 de la Constitution) – et non plus seulement légal – de contester cette violation.

Face à la loi expression de la puissance de contrainte légitime de l’État, le recours à la notion de « Constitution-garantie des droits » – c’est-à-dire l’appel par le justiciable à la protection constitutionnelle de ses droits et libertés – entraîne un renouvellement continu du pacte social par le juge (43). En effet, avec la QPC, le pouvoir du juge, en l’occurrence le Conseil constitutionnel, de dire ce qu’est ou n’est pas la Constitution est renforcé. Il participe ainsi au « régime constitutionnel d’énonciation des règles de la vie en société » (44). Dans cette perspective, la QPC contribue à la transformation de la représentation de la chose commune, du lien des citoyens avec la Cité et le droit qui la gouverne ainsi qu’avec les droits et libertés enchâssés dans la Constitution. Le pacte social est redynamisé et le consensus à l’origine de l’adoption de la Constitution renouvelé par ce que dit le juge de celle-ci et la manière dont il redéfi nit son contenu lorsqu’il l’applique à des hypothèses concrètes dans le cadre du contrôle a posteriori de la loi.

La QPC permet ainsi de passer d’une culture de l’État exprimée par la loi à une culture de la Constitution vivante (45) dans la société. La culture de la Constitution permet de faire émerger une culture du contrat – le pacte social exprimé par la Constitution – face à la loi de l’État, face à la volonté législative d’une majorité politique.

Cependant, il serait présomptueux et exagéré de penser que l’avènement de la QPC marque un changement de régime politique ou de société. En tout état de cause, on peut avancer que la QPC modifi e profondément le rapport au droit, à la Constitution, à la loi, à l’État, au pouvoir politique et à ceux qui l’exercent. Cela participe de l’approfondissement ou de l’exten-sion du contrôle démocratique nécessaire sous la Ve République ainsi que de l’ancrage d’une culture de la Constitution. À cet égard, le professeur Bertrand Mathieu indique avec justesse que « le passage de la démocratie majoritaire traditionnelle liée à la question de la souveraineté à une démocratie se défi -nissant essentiellement par son contenu : les droits fondamentaux (…), est (…) l’explication essentielle de ce renforcement considérable du pouvoir du juge dont la légitimité est beaucoup plus en phase avec ce système des droits

42. Marie-Claire Ponthoreau-Landi, ibid.43. Rappelons que l’article 16 de la DDHC précise que « toute société », et non pas « tout État », dans laquelle « la garantie des droits

n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».44. Dominique Rousseau, La Ve République se meurt, vive la démocratie, éd. Odile Jacob, 2007, p. 308.45. Voir Gustavo Zagrebelsky, « La doctrine du droit vivant et la question de constitutionnalité », Constitutions, 2010, n° 1, p. 9.

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fondamentaux qu’elle ne l’est avec le système traditionnel de la démocratie majoritaire » (46).

La place, la fonction et la perception du juge modifi éesTournant résolument le dos au fantasme du « gouvernement des juges » (47), il nous apparaît qu’une des conditions de l’épanouissement de la culture de la Constitution réside dans la confi ance dans le juge et dans l’acceptation de sa légitimité à contrôler la loi par la volonté de la Constitution et de ceux qui l’ont adoptée.

Le juge est monté en puissance notamment avec le déclin de l’autorité de la loi qui n’exprime plus la volonté générale ou ne le fait que dans le respect de la Constitution. La loi « bavarde », parfois non normative ou d’une portée normative incertaine (48), conduit le juge à s’en emparer pour suppléer ses carences, son silence ou ses incohérences, et pour créer le droit. Le « lieu du droit migre vers les juges » (49).

La mission du juge évolue : de l’application de la loi, il passe au jugement de sa validité constitutionnelle en mettant en œuvre la Constitution dans les situa-tions les plus courantes de la vie juridique des justiciables dans lesquelles on pouvait avoir du mal à imaginer sa normativité. La QPC met ainsi en lumière l’épaisseur humaine et sociale de la Constitution en tant que norme vivante.

Par le contrôle juridictionnel de la volonté de la représentation politique, le juge s’intercale entre le peuple et ses représentants élus (50), lorsque les justiciables se tournent vers lui pour faire valoir leurs droits contre l’État. Ainsi, le juge « recompose sans cesse la trame d’un lien social que la loi est impuissante à retoucher sans défaire » (51). C’est bien le juge qui remet au premier plan les principes constitutionnels fondateurs. La QPC renforce son rôle de protecteur des droits et des libertés.

Dans cette perspective, la QPC pose le problème du rapport entre les missions et la légitimité du juge pour s’opposer à la volonté de la représen-tation nationale. Cette question peut être réglée dès lors que l’on admet que le juge agit de la sorte sur habilitation directe de la Constitution, en l’occurrence son article 61-1 pour le contrôle de constitutionnalité de la loi a posteriori.

Cependant, si la QPC induit un déplacement de la position du juge dans la représentation commune de notre système politique et juridique, sa

46. Bertrand Mathieu, in Séverine Brondel, Norbert Foulquier et Luc Heuschling (dir.), Gouvernement des juges et démocratie, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 322.

47. Pour l’une de ses manifestations les plus récentes, voir Pierre Mazeaud et François Terré, « Vers un gouvernement des juges », Le Figaro, 26 janvier 2011, p. 14.

48. Décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d’orientation et de programmation pour l’avenir de l’école, Rec. p. 72, spéc. consid. 16 à 21.49. Denis Salas, Constitutions, 2010, n° 1, p. 27.50. Voir en ce sens Alexander Hamilton, Le Fédéraliste, Lettre n° 78, 14 juin 1788 : « (…) les cours de justices ont été conçues pour être

un corps intermédiaire entre le peuple et le législateur, chargées entre autres de contenir celui-ci dans la limite de ses pouvoirs ».51. Denis Salas, « Juge (aujourd’hui) », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 863.

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situation institutionnelle n’est pas transformée et nous persistons à conce-voir le judiciaire comme une autorité et non comme un pouvoir (52), ainsi qu’en témoigne l’intitulé du Titre VIII de la Constitution du 4 octobre 1958. En tout cas, l’un des enjeux de la QPC est de savoir si elle pourra réaliser ce que Jacques-Guillaume Thouret déclarait en 1790 : « le pouvoir judiciaire est celui des pouvoirs publics dont l’exercice habituel aura le plus d’infl uence sur le bonheur des particuliers, sur le progrès de l’esprit public, sur le maintien de l’ordre politique et sur la stabilité de la Constitution » (53).

Enfi n, la QPC place le Conseil constitutionnel dans une position différente de celle dans laquelle il se trouve depuis la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974. À sa mission de trancher un confl it politique entre la majorité et l’oppo-sition parlementaire s’ajoute celle de juger en droit un confl it de normes en faisant appel aux droits et libertés que la Constitution garantit à chaque justiciable. Cette nouvelle procédure est de nature à permettre de consacrer la place prééminente du Conseil constitutionnel dans notre système juridique et juridictionnel, au point de poser, à terme, la question de sa transformation en Cour suprême. Ce nouveau rôle du juge constitutionnel lui permet d’être plus visible et de s’imposer dans le débat public avec un surcroît de légitimité. Surtout, il se rapproche, tout comme la Constitution, des justiciables dans la perspective de l’ancrage d’une véritable culture de la Constitution dans les mentalités et les pratiques.

In fi ne, notre système politique et juridique, notre État de droit, se transfor-ment par les droits et les libertés que l’on « prend au sérieux » (54). Nous rejoignons ainsi Robert Badinter qui souhaitait que « la culture des libertés et des droits fondamentaux à travers le mécanisme de la question préjudi-cielle de constitutionnalité se diffuse dans les juridictions françaises » (55). Il resterait ainsi à dépasser l’idée d’une culture de la Constitution pour entrer dans celle de la culture des droits et des libertés afi n de retrouver l’esprit à l’origine de la DDHC de 1789 et de la Déclaration des droits américaine.

52. De récentes décisions convergentes de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH [GC], 29 mars 2010, req. n° 3 394/03, Medvedyev c/ France ; CEDH, 23 nov. 2010, req. n° 37104/06, France Moulin c/ France) et de la Cour de cassation (Cass. Crim., 15 déc. 2010, M. P.X., n° 10-83.674) en matière de contrôle de la garde à vue sont susceptibles de conduire à une évolution de cette conception ou, à tout le moins, de celle du statut du parquet qui n’est pas une autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3 CEDH.

53. Discours sur la réorganisation du pouvoir judiciaire du 24 mars 1790, in François Furet et Ran Halévi, Orateurs de la Révolution française, Tome 1, La Pléiade, 1989, p. 1 123.

54. Voir Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995.55. Robert Badinter, Constitutions, n° 1, 2010, p. 23.

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Le Conseil constitutionnel, Cour suprême ?DOMINIQUE ROUSSEAU,professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L e Conseil constitutionnel, Cour suprême ? Question inimaginable, il y a cinquante ans. Impensable même après

la révision d’octobre 1974 ouvrant à soixante députés ou soixante sénateurs le pouvoir de contester devant lui la constitutionnalité des lois qui venaient d’être votées (1). Invraisemblable encore il y a trois ans. La formule célèbre prêtée au général de Gaulle « la seule Cour suprême en France, c’est le peuple » (2) exprime l’impossibilité, à la fois intellectuelle et politique, pour un « esprit français » de penser une juridiction en position d’arrêter en dernière instance et sans recours possible le droit applicable aux situations de fait. Sans doute, le Conseil d’État et la Cour de cassation sont-ils qualifi és, chacun, de « Cour suprême ». Mais par simple défaut de rigueur logique : il ne peut y avoir dans un système juridique ordonné qu’une seule Cour suprême. Au mieux, le Conseil d’État, à supposer qu’il soit une cour, n’est « suprême » que dans et pour l’ordre administratif et la Cour de cassation, qui, elle, est une juridiction, ne l’est que dans et pour l’ordre judiciaire. Mais, ni l’un ni l’autre ne sont une « Cour suprême » dans et pour l’ordre juridique français, qui, donc, n’en possède pas. Car, même si la Constitution de 1958 crée le Conseil constitutionnel, elle ne lui donne aucun caractère d’une Cour suprême : par ses compétences, son mode de composition, son organisation, son fonctionnement, sa nature juridictionnelle elle-même discutée. Et si le développement de sa jurisprudence à partir des années 1970 améliore son image et sa position dans les institutions, le Conseil reste toujours hors du paysage juridictionnel. C’est alors que la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est créée.

1. Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de la Constitution.2. Charles de Gaulle, Discours et messages, tome II, Essais et Documents, Plon, pp. 220-221.

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En 2008, le constituant accorde à tout justiciable le droit de soulever, devant toute juridiction et à tout moment du procès, la question de la constitutionna-lité de la loi dont il lui est fait application (3). En 2009, le législateur organique donne aux juges judiciaires et administratifs le pouvoir d’apprécier la receva-bilité de la question et, le cas échéant, de la transmettre au Conseil consti-tutionnel et de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du Conseil. Le 1er mars 2010, le mécanisme de la QPC entre en application. Et, depuis un an, une seule question hante les esprits : la QPC ne va-t-elle pas placer le Conseil constitutionnel en position de Cour suprême ? Le président du Conseil constitutionnel ne dément pas la pertinence de la question et en joue même avec un évident plaisir devant des auditoires étonnés mais ravis (4). Le premier président de la Cour de cassation, lui, la craint, s’en émeut et, à la suite des vives controverses provoquées par les premières décisions de sa cour manifestant le souci de réduire l’usage du moyen de constitution-nalité, dénonce publiquement « la campagne sans précédent orchestrée par certains qui voient dans la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire le prin-cipal obstacle à l’instauration, en France, d’une Cour suprême à l’américaine, qu’ils appellent de leurs vœux » (5). Le vice-président du Conseil d’État, quant à lui, se montre très vigilant à l’endroit de la question qui, évidemment, est, offi ciellement, éludée.

Qu’est-ce qu’une Cour suprême ?

Mais qu’est-ce qu’une Cour suprême ? Si tout le monde en parle, peu s’attardent à défi nir les éléments qui font d’une cour une « Cour suprême ». D’où, le plus souvent, un usage polémique ou métaphorique de l’expression pour signifi er, banalement, que le Conseil constitutionnel va devenir, ou est devenu, « plus important que le Conseil d’État et la Cour de cassation ». Au demeurant, traduire « suprême » par un banal « plus important que » donne une idée assez juste du rapport qui peut s’établir entre le Conseil constitu-tionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation. À condition de préciser en quoi le premier serait « plus important que » les deux autres. En s’inspirant de la réfl exion de Roland Drago (6), une cour serait plus importante que d’autres, et donc suprême, quand tous les ordres juridiques et juridictionnels d’un pays seraient unifi és par son action et sous son autorité, quand elle aurait compétence pour dire le droit et décider du fait et quand elle fonde-rait ses décisions sur la norme suprême du système juridique, c’est-à-dire, la Constitution.

3. Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la V e République (JORF du 24 juillet 2008).4. Stéphane Thepot, « Facéties et leçon de droit selon Jean-Louis Debré », Le Monde, 18 décembre 2010.5. Audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, 1er septembre 2010.6. Roland Drago, in L’image doctrinale de la Cour de cassation, Actes du colloque des 10 et 11 décembre 1993 organisé par la Cour de

cassation et le Laboratoire d’épistémologie juridique de la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-Marseille, La Documentation française, 1994.

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Au regard de cette défi nition de départ, la QPC ouvre le chemin de la Cour suprême pour le Conseil constitutionnel. Involontairement par le consti-tuant de 2008 ; indépendamment aussi de l’éventuelle volonté de pouvoir du Conseil constitutionnel ; mais par le développement logique de la simple mécanique de la QPC. Les hommes qui en font usage peuvent sans doute agir sur le rythme, le ralentir, l’accélérer, le perturber ; mais, par ses règles de fonctionnement, la QPC porte la transformation du Conseil constitutionnel en Cour suprême.

L’entrée du Conseil constitutionnel dans le paysage juridictionnel

D’abord, parce que la QPC crée, pour la première fois, un lien organique obligé entre Conseil constitutionnel, Conseil d’État et Cour de cassation. Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008, le paysage juridictionnel français était structuré sur deux grands ordres de juridiction, le judiciaire et l’admi-nistratif, chacun avec sa cour « suprême » : la Cour de cassation pour le judiciaire, le Conseil d’État pour l’administratif et un Tribunal des confl its pour trancher les problèmes de compétences entre les deux ordres. Le Conseil constitutionnel était hors-champ ; même si sa qualité juridictionnelle était moins discutée, il ne faisait pas partie du paysage juridictionnel. Or, avec la QPC, il y entre. En effet, avec le contrôle a priori, le contentieux constitu-tionnel se situe dans le paysage politique ; précisément, il est encastré dans la procédure d’élaboration de la loi puisqu’il intervient juste après le vote de la loi et avant sa promulgation. Au contraire, avec le contrôle a posteriori, le contentieux constitutionnel se situe dans le paysage juridictionnel ; préci-sément, il est enchâssé dans le contentieux ordinaire. Le Conseil entre dans le paysage juridictionnel parce que le procès constitutionnel entre dans le procès ordinaire, judiciaire ou administratif. Le procès constitutionnel n’est pas autonome puisque la QPC ne peut être soulevée qu’ « à l’occasion » d’un procès ordinaire ; ce qui signifi e que le procès constitutionnel dépend de la survenance d’un procès ordinaire et s’inscrit à l’intérieur de ce dernier. Il en devient un moment, et un moment important puisque la suite du procès ordinaire en dépend. Si le procès constitutionnel se termine par l’abrogation de la loi contestée, le procès ordinaire ne peut pas reprendre ; s’il se clôt par sa validation, le procès peut reprendre.

L’instrument de la relation organique entre les trois cours est le « fi ltre-renvoi », c’est-à-dire l’obligation faite au Conseil d’État et à la Cour de cassa-tion de renvoyer la question de constitutionnalité au jugement du Conseil s’il apparaît que la question est décisive pour le règlement du litige au fond, qu’elle n’a pas déjà été tranchée par le Conseil et qu’elle est manifestement sérieuse. Jusqu’à présent, les rapports entre les trois cours étaient fondés sur la civilité et la bonne entente ; désormais, ils sont juridiquement obligés. Pour

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décider si la question de constitutionalité est sérieuse ou si elle n’a pas déjà été jugée, Conseil d’État et Cour de cassation doivent évidemment intégrer la jurisprudence du Conseil dans leur raisonnement juridictionnel. Le renvoi de la question devant le Conseil oblige Conseil d’État et Cour de cassation à suspendre le procès et attendre la décision du Conseil qui décidera de la suite juridictionnelle de l’affaire. Une chaîne juridictionnelle inédite, se met donc en place qui donne un avantage ou une « importance plus grande » au Conseil, puisque les deux autres cours ne peuvent pas juger elles-mêmes la constitu-tionnalité de la loi contestée pourtant devant eux, qu’elles doivent attendre le verdict du Conseil et ainsi en dépendent.

L’usage stratégique du fi ltre comme résistance

Conseil d’État et Cour de cassation ne sont cependant pas dépourvus de moyens pour ralentir, voire briser, cette progression du Conseil consti-tutionnel vers un statut de Cour suprême. Et ce moyen, c’est aussi … le fi ltre. En effet, par l’appréciation du caractère sérieux du moyen de consti-tutionnalité, les juges administratifs et judiciaires exercent un contrôle de constitutionnalité « soft ». Là aussi, la chose était inévitable ; elle n’est pas une dérive ni l’expression d’une mauvaise volonté ou d’une impulsion poli-tique du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ; elle est inscrite dan s le « gène » du caractère sérieux et la doctrine l’avait diagnostiqué dès le départ. Par ce critère, le législateur voulait éviter l’engorgement du Conseil constitutionnel et/ou les recours fantaisistes ; mais, ce faisant, il a mis les juges ordinaires en situation d’exercer un « pré-contrôle de constitution-nalité ». Quelle que soit la manière de tourner les mots, il est impossible de décider du caractère sérieux ou non d’une question sans porter un juge-ment, même rapide, même incomplet, sur la constitutionnalité de la disposi-tion législative contestée ; pour que le juge ait un doute sur la constitution-nalité de la disposition, pour qu’il la pense incertaine, discutable ou suspecte, il faut nécessairement qu’il l’ait appréciée. Si cet examen était inévitable, Conseil d’État et Cour de cassation avaient le choix entre une analyse qui conduisait à faire naître un doute sur la constitutionnalité de la loi et donc, sans aller plus loin, à transmettre la question au Conseil et, inversement, une analyse qui amenait à ne pas la lui transmettre après avoir effacé le doute en proposant une interprétation de la loi qui la rende constitutionnelle. Les premières décisions montrent que la seconde voie a été privilégiée. Et ceci, par les deux cours.

La Cour de cassation a davantage retenu l’attention des observateurs parce qu’elle a jugé, le 7 mai 2010 (7), que la fameuse loi dite « Gayssot » réprimant

7. C. cass., 7 mai 2010, n° 09-80 774.

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l’infraction de contestation de crimes contre l’humanité (8) ne portait pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion alors que de nombreux historiens et juristes exprimaient leur doute depuis son vote en 1990. La non-saisine du Conseil constitutionnel à l’époque, prin-cipalement motivée par la peur de l’opposition de se faire « l’allié objectif » du Front National, était même régulièrement utilisée pour dénoncer les faiblesses du contrôle a priori et les avantages d’un examen a posteriori. Au demeurant, la Cour admet implicitement le caractère sérieux du moyen dans la mesure où elle argumente longuement, comme aurait pu le faire le Conseil s’il avait été saisi, pour l’écarter : « l’incrimination critiquée se réfère à des textes internationaux régulièrement introduits en droit interne », « l’infrac-tion de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité sont défi nis de façon claire et précise ».

Le Conseil d’État s’inscrit dans la même logique. Profi tant du regard porté sur la Cour de cassation demandant à la Cour de justice de l’Union euro-péenne de Luxembourg de juger contraire à la primauté du droit européen la priorité accordée à la QPC, il juge, le 16 avril 2010 (9), qu’il n’est pas sérieux de contester la constitutionnalité de son organisation interne alors que la coexistence en son sein de fonctions administratives et juridictionnelles est régulièrement discutée au regard du droit à un procès équitable et que les pouvoirs publics eux-mêmes, pour diminuer le risque d’inconstitutionnalité, procèdent à des réaménagements successifs de cette coexistence.

Ce ne sont là que quelques exemples d’une jurisprudence sur le caractère sérieux qui devient, avec la pratique, plus assurée et plus intelligemment argu-mentée. Cour de cassation et Conseil d’État utilisent, en effet, la jurispru-dence même du Conseil ou son mode de raisonnement pour dire que le moyen de constitutionnalité soulevé n’est pas sérieux. La logique du critère du caractère sérieux ne conduit pas à mettre le Conseil en position de Cour suprême ; elle conduit à faire de la Cour de cassation et du Conseil d’État des juges constitutionnels de droit commun et à bloquer à leur niveau le contrôle de constitutionnalité par la non-transmission au Conseil du contrôle de leur interprétation « constitutionnalisante » des lois. Et c’est ainsi que le fi ltre devient « bouchon », selon l’expression consacrée.

Cet usage « politique » du fi ltre a cependant une limite et pourrait même se retourner contre la Cour de cassation et le Conseil d’État. En effet, le 26 octobre 2010, le sénateur Jean-Louis Masson a déposé une proposition de loi organique ayant pour unique article la suppression du « troisième critère de fi ltrage par le Conseil d’État et la Cour de cassation, à savoir le caractère sérieux de la question prioritaire soulevée » (10). Auparavant, avait été envi-sagée par une partie de la doctrine et par les députés la possibilité pour le justiciable de faire appel devant le Conseil d’une décision de non-transmission.

8. Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe.9. CE, 16 avril 2010, n° 320 667.10. Proposition de loi organique tendant à faciliter la recevabilité des QPC, Sénat, session ordinaire 2010-2011, n° 63.

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Toutes ces initiatives reposent sur la même motivation : empêcher que par l’appréciation du caractère sérieux de la QPC, les juges administratifs et judiciaires s‘approprient le contrôle de constitutionnalité aux dépens du Conseil constitutionnel. Et si ces propositions de suppression du fi ltre abou-tissaient, le Conseil deviendrait plus vite une Cour suprême : il aurait un lien direct et immédiat avec les juges du fond et il déciderait lui-même de la recevabilité des recours.

L’interprétation jurisprudentielle du Conseil d’État et de la Cour de cassation sous le contrôle du Conseil constitutionnel

Ensuite, cette transformation du Conseil constitutionnel en Cour suprême devrait aussi résulter de ce que la QPC soumet au Conseil les interpréta-tions des dispositions législatives faites par la Cour de cassation et le Conseil d’État. Le procès constitutionnel n’étant pas autonome mais s’encastrant dans le procès ordinaire, il était logique que la première condition de recevabilité d’une QPC soit portée sur une disposition législative « applicable au litige ou à la procédure ». Cette formulation – « applicable au litige… » – a provoqué un désaccord fondamental entre la Cour de cassation et le Conseil constitu-tionnel, dont l’enjeu était, précisément, la mise en position de Cour suprême du Conseil. Dans un arrêt du 19 mai 2010 (11), la Cour de cassation refusait, en effet, de transmettre la question de la non-motivation des arrêts de cours d’assises au motif que la « question posée tend, en réalité, à contester non la constitutionnalité des dispositions qu’elle vise, mais l’interprétation qu’en a donné la Cour de cassation au regard du caractère spécifi que des arrêts des cours d’assises statuant sur l’action publique ». Refus et argumentation a priori surprenants dans la mesure où le justiciable contestait « la constitutionnalité des dispositions des articles 353 et 357 du Code de procédure pénale » – ce que la Cour admet implicitement en réécrivant la question : (par l’expression « en réalité », la Cour avoue ainsi qu’elle réécrit la demande du requérant) – et où cette non-motivation est moins le résultat d’une interprétation de la Cour que d’une disposition littérale du Code de procédure pénale. Dès lors, l’argumentation du refus de transmettre apparaît comme le moyen pour la Cour de poser, au moment où la procédure de la QPC se met en place, le principe selon lequel il ne peut porter sur l’interprétation jurisprudentielle de la disposition législative.

Las. Dans sa décision du 6 octobre 2010 (12), le Conseil affi rme le prin-cipe inverse et juge qu’en « posant une QPC, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation

11. C.cass, QPC, 19 mai 2010, n° 09-82582, M. Yvan Colona, Gaz. Pal.12. Décision n° 2010-39 QPC, 6 octobre 2010, JORF du 7 octobre 2010, p. 18 154 (Les décisions DC et QPC sont celles du Conseil

constitutionnel (NDLR)).

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jurisprudentielle constante confère à cette disposition ». Position logique. Dès lors, en effet, que le constituant a voulu qu’une QPC puisse être soulevée à l’encontre de lois promulguées, la contestation du justiciable porte néces-sairement non sur la disposition législative telle qu’adoptée par le législa-teur mais sur la disposition telle qu’interprétée-appliquée par les juges. Ce déplacement de l’objet de la contestation est même très précisément ce qui distingue le contrôle de constitutionnalité a priori du contrôle a posteriori. Dans le cadre du premier, la critique ne peut évidemment porter que sur la loi « sèche » puisqu’elle intervient avant sa promulgation, avant son entrée en application, donc avant son interprétation par les juges. Dans le cadre du second, en revanche, la question porte nécessairement sur la loi entrée en vigueur, appliquée et donc sur la « portée effective » que le juge, par son interprétation, en a donné. Avec la QPC, le contrôle de constitutionnalité sort d’une logique purement abstraite pour connaître, non plus la loi parle-mentaire, mais la loi « juridictionnelle », la loi « vivante » selon l’expression de

la doctrine italienne (13), celle qui a produit des effets concrets sur le justiciable. En affi rmant que c’est « l’interprétation jurisprudentielle » qui « confère à une disposition législative sa portée effective », le Conseil reconnaît, implici-tement au moins, que la loi votée n’est pas une norme (14), qu’elle le devient par le travail d’in-terprétation chaque fois recommencé auquel le juge se livre concrètement pour chaque affaire. Autrement dit, c’est l’interprétation jurisprudentielle qui fait la norme applicable au justiciable et qui justifi e, en conséquence, que ce soit l’interprétation jurisprudentielle de la disposition législative qui puisse être retenue comme objet de la QPC.

Même si la décision du Conseil contredit la position adoptée par la Cour de cassation, elle ne met pas les juges constitutionnels et judi-ciaires en concurrence. Le Conseil, en effet, ne substitue pas son appréciation à celle de la Cour ; dès lors qu’elle est constante (15), les juges constitutionnels considéreront l’interpré-tation des juges ordinaires comme « authen-tique », celle qui fait produire concrètement des effets de droit. Une disposition législative

13. Voir par exemple, Gustavo Zagrebelski, « La doctrine du droit vivant et la QPC », in Constitutions, Dalloz, n° 1, 2010 ; C. Séverino, La doctrine du droit vivant, Economica-Puam, 2003.

14. Elle ne l’était déjà plus depuis la décision du 23 août 1985 puisque, pour devenir norme, la loi votée devait respecter la Constitution.15. Il faut s’attendre à quelques beaux débats sur la signifi cation de l’expression « constante » : faudra-t-il une « certaine » durée pour que

la jurisprudence soit dite « stabilisée » et laquelle ? Comment prendre en compte les résistances éventuelles des cours d’appel à une jurisprudence de la Cour ? Et les infl échissements ou revirements de jurisprudence constitueront-ils un changement de circonstance de droit qui pourrait ouvrir une nouvelle QPC ?

Hall de la Cour de cassation, Paris, le 30 mai 2007.

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ne supportera donc pas deux interprétations concurrentes, celle du juge ordinaire et celle du juge constitutionnel ; elle n’en aura qu’une, celle du juge ordinaire. En revanche, cette interprétation de la loi ne sera pas « souve-raine » puisque le Conseil la soumet à son contrôle ; concrètement, il en examinera la constitutionnalité retenue par le juge. Ainsi, en l’espèce, il juge qu’en interprétant l’article 365 du Code civil comme interdisant l’adoption d’un enfant mineur par un couple non marié, la Cour n’avait porté atteinte ni au droit de mener une vie familiale normale, ni au principe d’égalité (16). La réponse peut ne pas emporter la conviction ; mais, vieille stratégie de toutes les audaces jurisprudentielles depuis l’arrêt Madison/Marbury (17), le Conseil devait poser le principe de sa compétence juridictionnelle sur les interprétations des juges « ordinaires » sans avoir à en faire application au cas d’espèce – il est de tradition juridictionnelle que lorsque le juge crée un nouveau principe, il ne l’applique pas en l’espèce ; il prépare les acteurs à sa prochaine application.

Habilement, le Conseil a prononcé la première sanction une semaine plus tard à propos d’une interprétation donnée par le Conseil d’État. Le 14 octobre 2010 (18), confronté à la qualifi cation juridique de l’obligation pour la Compagnie agricole de Crau d’avoir à acquitter au profi t de l’État une partie de son bénéfi ce net global, le Conseil considère que celle qui s’impose est non celle du Gouvernement – une obligation d’origine contractuelle – mais celle retenue par le Conseil d’État dans son arrêt du 27 juillet 2009 – un prélèvement à caractère fi scal. Et il juge qu’ainsi comprise par le Conseil d’État comme prélèvement fi scal, cette obligation est contraire au principe d’égalité devant les charges publiques dans la mesure où la Compagnie agricole de Crau est la seule société agricole à supporter ce type de prélèvement.

16. Arrêt n° 06-15 647 C. Cass. 1ère ch.civ., 20 février 2007.17. Marbury v. Madison est un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, (arrêt 5 U.S. 137) rendu le 24 février 1803.18. Décision n° 2010-52 QPC, 14 octobre 2010, JORF, 15 octobre 2010, p. 18 540.

Sur la disposition soumise à l’examen du Conseil constitutionnel

Considérant que l’article 61-1 de la Consti-tution reconnaît à tout justiciable le droit de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit ; que les articles 23-2 et 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée fi xent les conditions dans lesquelles la question prioritaire de consti-tutionnalité doit être transmise par la juri-diction au Conseil d’État ou à la Cour de cassation et renvoyée au Conseil consti-tutionnel ; que ces dispositions prévoient

notamment que la disposition législative contestée doit être « applicable au litige ou à la procédure » ; qu’en posant une ques-tion prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la consti-tutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition.

Extrait de la décision CC n° 2010-39, QPC, 6 octobre 2010, JORF du 7 octobre 2010.

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Ces deux décisions des 6 et 14 octobre 2010 sont « constituantes » de la position possible du Conseil constitutionnel en Cour suprême en ce qu’elles soumettent, chose inimaginable hier seulement, les interprétations du Conseil d’État et de la Cour de cassation au contrôle du Conseil constitutionnel.

*

* *

La QPC a fait entrer le Conseil constitutionnel dans le paysage juridictionnel et l’a mis en position de pouvoir en devenir la Cour suprême. Mais ce statut n’est pas encore acquis. Il lui faudra, auparavant, achever sa mue juridiction-nelle commencée de manière pragmatique sous l’infl uence du doyen Vedel et du président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter. Puisque le procès constitutionnel est un moment du procès ordinaire, il doit répondre comme lui aux exigences du procès équitable et du tribunal impartial. Ainsi en a décidé la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg en jugeant, dans son arrêt Ruiz-Mateos du 23 juin 1993, que l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme portant sur le droit à un procès équitable s’appliquait aux questions préjudicielles de constitutionnalité. À cette fi n, le Conseil a déjà adopté en février 2010, soit quelques jours avant l’entrée en application de la QPC, un règlement de procédure (19) organisant l’oralité et la publicité des débats devant lui et prévoyant la possibilité de récusa-tion de membres du Conseil en cas de doute sur leur impartialité. Il s’est aussi transformé « physiquement » : des caméras sont placées dans la salle d’audience, une salle a été créée pour les avocats et une autre pour le public, les séances sont retransmises sur le site du Conseil. À terme, et le plus proche sera le mieux, il conviendra assurément de changer le mode de nomination des juges constitutionnels et d’en retenir un plus conforme aux exigences d’indépendance et de neutralité de toute Cour suprême.

19. Décision portant règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les QPC du 4 février 2010.

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QPC et droits européensANNE LEVADE,professeur à l’Université Paris Est-Créteil (SDIE – EA n° 4389)

D epuis le 1er mars 2010, tout justiciable peut, à l’occasion d’un litige, contester, par le biais d’une question priori-

taire de constitutionnalité (QPC) (1), la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit d’une disposition législative que l’on entend lui appliquer dans le cadre de ce litige. Véritable révolution juridique, en ce qu’elle permet de contrôler la constitutionnalité des lois après leur entrée en vigueur et non plus seulement avant leur promulgation, cette réforme est indissociable de la problématique de la conventionnalité (2) et, spécialement, de la compatibilité du droit national avec les droits de l’Union européenne et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (3). Parce que tout justiciable peut désormais simultanément contester une disposition législative au regard de la Constitution et des droits européens, il convenait de prévoir comment ces différents contrôles seraient articulés.

Disons-le d’emblée, s’interroger sur les rapports entre QPC et droits euro-péens semble relever de l’évidence, sinon de la banalité, au point que l’arti-culation entre QPC et contrôle de conventionnalité est devenue un aspect central de la réforme. Pourtant, il y a encore quelques années, aborder les rapports entre ces deux contrôles était, du moins en France, une originalité et, à bien y réfl échir, il n’y a guère lieu de s’en étonner. Aux fi ns d’examiner la conformité à la Constitution, le Conseil constitutionnel seul est compétent. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (4), pour sa part, est juge à

1. Voir « La question prioritaire de constitutionnalité : enjeux et débats », Regards sur l’actualité n° 360, La Documentation française, avril 2010. Le 1er mars 2010 est entrée en vigueur la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, qui fi xe les conditions d’application du contrôle de constitutionnalité des lois en vigueur établi par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

2. Vérifi cation de la compatibilité d’une disposition interne avec les stipulations d’un traité ou d’un accord international conduisant, sous certaines conditions, le juge à écarter l’application d’une norme de droit interne, y compris de nature législative, dès lors qu’elle est incompatible avec un traité ou un accord.

3. Cette Convention, signée à Rome le 4 novembre 1950 dans le cadre du Conseil de l’Europe, est entrée en vigueur le 3 septembre 1953. On la désigne souvent sous une forme abrégée, Convention européenne des droits de l’homme. La France, bien que l’ayant signée en novembre 1950, ne l’a ratifi ée que le 3 mai 1974.

4. Juridiction internationale auprès du Conseil de l’Europe, dite également « Cour de Strasbourg », instituée par la Convention européenne des droits de l’homme aux fi ns de statuer sur des requêtes individuelles ou étatiques alléguant des violations des droits énoncés par cette Convention. Elle siège à Strasbourg.

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titre subsidiaire – c’est-à-dire après épuisement des voies de recours internes aux différents pays – du respect des droits et libertés qu’énonce la Conven-tion. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (5), quant à elle, est juge du respect et de l’application du droit de l’Union, mais uniquement au titre d’une compétence d’attribution – c’est-à-dire expressément reconnue, se différenciant ainsi de la compétence générale ou de droit commun. Rien donc, a priori, ne prédestine ces institutions et les contrôles qu’elles exercent à entrer en relation. Rien ? Ou bien, peut-être et à l’inverse, tout. Et ce pour trois raisons.

D’abord, les juridictions européennes sont respectivement limitées par une compétence subsidiaire et une compétence d’attribution, parce que dans les systèmes dont elles sont les gardiennes, le juge de droit commun est le juge ordinaire.

Ensuite, révolution ! Parce que la loi nationale en vigueur, qui ne pouvait, jusqu’au 1er mars 2010, être contrôlée qu’au titre de sa conventionnalité, peut désormais donner lieu à une déclaration d’inconstitutionnalité et, pour ce motif, être abrogée.

Enfi n et surtout, parce que ces divers contrôles peuvent porter sur un seul et même objet : la garantie des droits et libertés.

En conséquence, tout met ces contrôles en relation et il ne faut guère s’étonner que les juridictions concernées aient fait en sorte d’organiser les conditions de leurs interventions. Dit autrement, Cour européenne des droits de l’homme, Cour de justice de l’Union européenne et Conseil consti-tutionnel livrent, dans leur jurisprudence, les éléments permettant que leurs compétences soient mises en articulation car, juges des mêmes textes (les lois nationales), au même moment (a posteriori), ils procèdent à des contrôles de nature différente au regard de normes de référence substantiellement identiques (les droits et libertés que leurs normes de référence garantissent).

Les similarités sont fortes et les convergences nécessaires, raison pour laquelle il fallait anticiper. C’est l’objet de plusieurs décisions du printemps 2010 – ultime avatar d’une anticipation depuis longtemps engagée dont les sources résident dans des jurisprudences constitutionnelle et administrative des années 2000 – par lesquelles les juges français répondaient tardivement à des arrêts de principe rendus par la Cour de justice dès les années 1960 et manifestaient ainsi l’attention portée aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est dans ce contexte que s’inscrivent l’introduction dans la Constitution de l’article 61-1, prévoyant le contrôle a posteriori de la loi, la discussion puis l’adoption de la loi organique permet-tant son application (6), les décisions rendues par le Conseil constitutionnel en 2009 (celle portant sur la loi organique) et 2010.

5. Institution juridictionnelle de l’Union européenne, dite également « Cour de Luxembourg », car elle siège à Luxembourg. Elle assure le respect, l’interprétation et l’application du droit de l’Union européenne.

6. Loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, modifi ant l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

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Constitutionnalité et conventionnalité sont même si étroitement liées que c’est de ce lien que la question de constitutionnalité tire son caractère prio-ritaire. La loi organique mentionne à deux reprises cette priorité, attestant la volonté de la faire valoir lorsque, devant une juridiction, une disposition législative fait l’objet de moyens (7) contestant sa conformité « d’une part aux droits et libertés garantis par la Constitution et d’autre part aux engagements internationaux de la France » (8). Dit autrement, s’il n’avait pas été souhaité que le juge se prononçât par priorité sur la question de constitutionnalité, celle-ci n’aurait jamais été prioritaire.

La QPC a donc, ab initio, été établie en regard du contrôle de conventionnalité. Acceptée parce que celui-ci existait déjà, elle a été conçue en tenant compte des conditions dans lesquelles les juges nationaux procédaient à ce contrôle et comme devant s’articuler avec lui. En témoignent les travaux du Comité Balladur (9), ceux préparatoires de la révision constitutionnelle et de la loi organique, ainsi que la décision du Conseil constitutionnel du 3 décembre 2009 portant sur cette dernière (10).

Naturellement articulés parce que complémentaires, ces contrôles le sont procéduralement dans l’hypothèse de leur concomitance.

L’articulation de contrôles complémentaires

Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité sont complémentaires car distincts et concordants.

Des contrôles distinctsPoint n’est besoin de longuement gloser tant les juges semblent s’accorder sur ce point : contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité sont distincts par nature autant que par la détermination du juge compétent.

■ Une distinction par nature

Depuis 1975 (11), le Conseil constitutionnel le dit clairement : il ne lui appar-tient pas de contrôler la compatibilité des lois avec les engagements interna-tionaux et européens de la France. Cette position – ou plutôt cette solution

7. Des raisons de fait ou de droit.8. Art. 23-2, al. 2, et 23-5, al. 2, de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958.9. Le Comité de réfl exion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la V e République, présidé par

Édouard Balladur, a remis son rapport le 29 octobre 2007.10. Décision n° 2009-595 DC, 3 décembre 2009, Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, considérants 14

et 22 (Les décisions DC et QPC sont celles du Conseil constitutionnel (NDLR)).11. Décision n° 74-54 DC, 15 janvier 1975, Interruption volontaire de grossesse, considérant 7.

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au sens juridique du terme puisqu’elle dit ce qu’est le droit – est fondée sur deux arguments : d’une part, un argument de droit tenant à l’interprétation stricte de la Constitution ; d’autre part, un argument pratique tiré du délai dans lequel le Conseil doit statuer et qui ne lui permet pas raisonnablement d’examiner la conformité des lois avec les très nombreux engagements inter-nationaux que la France a souscrits. Constante, la solution vaut aussi pour le droit de l’Union (12), indépendamment de sa spécifi cité.

Si dans sa décision du 3 décembre 2009, le Conseil demeurait muet sur le sujet, il a rappelé sa position dans une décision du 12 mai 2010 (13).

Sans qu’il soit ici utile de revenir sur les circonstances de l’affaire, le Conseil était invité à vérifi er que la loi déférée « n’[était] pas inconventionnelle ». Alors qu’il aurait pu, par un considérant, écarter le moyen, il prit soin de confi rmer en trois temps que la constitutionnalité n’englobait pas la conven-tionnalité. Tout d’abord, parce que la Constitution ne prescrit ni n’implique que le respect de la supériorité des traités sur les lois « doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution » ; ensuite, parce que « le moyen tiré du défaut de compatibilité d’une disposition légis-lative aux engagements internationaux et européens de la France ne saurait être regardé comme un grief d’inconstitutionnalité ». Enfi n, et en guise de conclusion, fût-ce au prix d’une répétition, parce qu’il ne lui appartient pas, « saisi en application de l’article 61 ou de l’article 61-1 de la Constitution, d’examiner la compatibilité d’une loi avec les engagements internationaux ou européens de la France ». Il ajoute que la mention du traité de Lisbonne à l’article 88-1 de la Constitution n’en fait pas pour autant une norme de référence du contrôle de constitutionnalité.

Articles 61-1 et 88-1 de la ConstitutionArt. 61-1

Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.

Art. 88-1

La République participe à l’Union euro-péenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonc-tionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.

Source : La Constitution du 4 octobre 1958.

12. Décision n° 89-268 DC, 29 décembre 1989, Loi de fi nances pour 1990, considérant 85.13. Décision n° 2010-605 DC, 12 mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et la régulation des jeux d’argent et de hasard

en ligne.

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Habilement déclinée, la décision vise le droit international, donc européen et, spécialement, le droit de l’Union. Elle confi rme que, les contrôles étant distincts, le Conseil n’est pas juge de droit commun du droit de l’Union ou de la Convention européenne des droits de l’homme, mais juge exclusif de la seule constitutionnalité. En revanche, le juge ordinaire, juge de la conventionnalité, n’est pas juge de la constitutionnalité.

■ Une distinction par la détermination du juge compétent

L’affi rmant implicitement dès 1975, le Conseil avait ultérieurement indiqué qu’il appartient aux divers organes de l’État de veiller à l’application des conventions internationales dans le cadre de leurs compétences respectives (14).

C’est dans ce contexte que les juridictions judiciaires, dès cette date (15), puis administratives en 1989 (16), se sont reconnues compétentes, le Conseil précisant plus récemment que, n’étant pas juge de la conventionnalité, il n’est pas davantage garant de la primauté du droit de l’Union (17). Dès lors, il ne lui appartient pas « d’examiner la compatibilité d’une loi avec les dispositions d’une directive communautaire qu’elle n’a pas pour objet de transposer en droit interne » (18), non plus que de poser une question préjudicielle (19), puisque « en tout état de cause, il revient aux autorités juridictionnelles natio-nales le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés euro-péennes à titre préjudiciel » (20). La jurisprudence constitutionnelle relative aux lois de transposition (21) de directives ne fait pas exception à la règle, puisque le contrôle opéré demeure de stricte constitutionnalité et que l’impossibilité de poser une question préjudicielle y est réaffi rmée.

Symétriquement, le Conseil constitutionnel réaffi rme constamment le rôle de la Cour de Luxembourg sans jamais mettre en cause celui de la Cour de Strasbourg. Ainsi considère-t-il qu’il n’appartient qu’à la première, saisie le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par le droit dérivé (22) des stipulations des traités (23), tandis que, fût-ce maladroitement, il cita un arrêt de la seconde lors de l’examen du traité établissant une Constitution

14. Décision n° 86-216 DC, 3 septembre 1986, Loi relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, considérant 6 ; Décision n° 89-268 DC, op. cit., considérant 79.

15. C. Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13556, Société des cafés Jacques Vabre.16. CE Ass., 20 oct. 1989, n° 108243, Nicolo.17. Principe en vertu duquel, en cas de contradiction entre des normes nationales et des normes du droit de l’Union européenne, les

premières doivent être écartées au profi t des secondes.18. Décision n° 2006-535 DC, 30 mars 2006, Loi pour l’égalité des chances, considérant 28.19. Dans le cadre d’une instance juridictionnelle, point litigieux dont la solution doit précéder celle du litige mais qui ne peut être tranchée

par la juridiction saisie qui doit surseoir à statuer jusqu’à la décision du juge compétent pour en connaître. En droit de l’Union européenne, elle est une procédure de coopération entre juridictions qui permet au juge national d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union dont il doit faire application dans le cadre du litige dont il est saisi.

20. Décision n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, considérant 20 ; Décision n° 2006-543 DC, 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie, considérant 7 ; Décision n° 2008-564 DC, 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifi és, considérant 45.

21. Procédure par laquelle les États membres de l’Union européenne doivent adopter les actes permettant la réalisation des objectifs énoncés par une directive européenne dans un délai qu’elle précise.

22. Actes législatifs pris par les institutions européennes comme les directives ou les règlements.23. Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confi ance dans l’économie numérique, considérant 7.

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pour l’Europe. Les dossiers documentaires du Conseil attestent, en outre, l’attention qu’il porte à la jurisprudence des deux Cours.

La décision du 12 mai 2010 confi rme donc la jurisprudence antérieure et le Conseil le dit plus clairement que jamais : puisqu’il ne peut y procéder, l’examen d’un grief d’inconventionnalité « relève de la compétence des juridictions administratives et judiciaires ».

Clairement distincts, les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité n’en sont pas moins concordants.

Des contrôles concordantsLa complémentarité des contrôles tient aussi à leur concordance ; elle est à la fois de nature et de substance.

■ Une concordance par nature

Sans doute pourrait-on longuement débattre du caractère préjudiciel, préa-lable ou prioritaire de la QPC ; convenons-en, la QPC demeure prioritaire.

Il n’en reste pas moins qu’elle présente une indéniable parenté avec la voie de droit qui, dans l’Union, est la procédure de coopération juridiction-nelle par excellence : le renvoi préjudiciel. Fût-elle prioritaire, la question de constitutionnalité demeure « une question dont la solution conditionne

La Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, le 17 juillet 2001.

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nécessairement le jugement du procès sans se confondre avec cette solu-tion » (24) et, surtout, une question que le juge du fond (25) a l’interdiction de trancher, de même qu’il ne peut invalider une règle de l’Union. Prolongement de la spécialisation des contrôles, dans l’un et l’autre cas, le juge a quo doit surseoir à statuer et s’en remettre au juge naturel de la question posée.

Le constat n’est pas anodin, spécialement dans l’appréciation que peut en faire la Cour de justice et, sans doute aussi dans celle portée par la Cour européenne des droits de l’homme. On le sait, dans le dialogue, l’essentiel est de parler la même langue. Or tout laisse penser que les Cours ont un langage commun.

■ Une concordance substantielle

De nature, la concordance est aussi substantielle ; bien que moins immédia-tement marquée, elle constitue l’originalité majeure de la QPC au regard des habitudes du droit français.

Elle tient, à l’évidence, à la matière concernée : l’article 61-1 vise les « droits et libertés que la Constitution garantit » qui sont, pour la plupart sinon dans leur totalité, des droits et libertés protégés par la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Elle tient aussi à l’objet du contrôle, à savoir des dispositions législatives en vigueur. Dès lors, sont visées des normes qui jusque-là échappaient au contrôle de constitutionnalité mais non au contrôle de conventionnalité, des dispositions en vigueur dont certaines ont pu ou pourraient être écartées par le juge ordinaire au motif de leur inconventionnalité.

Il faut, en outre, évoquer le cas particulier des lois de transposition qui font l’objet, depuis 2004, d’un contrôle de constitutionnalité spécifi que fondé sur l’exigence constitutionnelle de transposition (26). Le Conseil prend soin d’ajouter, dans sa décision du 12 mai 2010, que le respect de celle-ci ne relève pas des droits et libertés garantis par la Constitution. Bien que relevant de l’évidence, la précision est d’importance : la QPC suppose que la disposition législative contestée « porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». L’article 88-1 de la Constitution ne consacrant pas un droit à la transposition des directives, il ne vaut pas truchement par lequel les droits et libertés garantis par le droit de l’Union se trouveraient constitutionnalisés. Une

24. M. Waline, Droit administratif, Sirey, 1963 p. 63.25. Juge connaissant du litige à titre principal. L’expression est synonyme de juge a quo.26. Par cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel contrôle la constitutionnalité des lois de transposition de directives européennes

sur le fondement de l’article 88-1 de la Constitution dont résulte une exigence constitutionnelle. V. Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi LEN ; décision n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004, Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle ; décision n° 2004-498 DC du 29 juillet 2004, Loi relative à la bioéthique ; décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004, Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifi ant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fi chiers et aux libertés ; décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, Loi pour l’égalité des chances ; décision n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi DAVDSI ; décision n° 2006-543 DC, 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie ; décision n° 2008-564 DC, 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifi és.

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question de compatibilité avec le droit de l’Union ne peut donc défi nitivement pas être une question de constitutionnalité !

Il n’en demeure pas moins que le Conseil ne peut, dans le cadre de la QPC, demeurer indifférent aux droits européens qui sont substantiellement très proches des normes constitutionnelles. Il lui appartient d’assurer le respect de ces dernières à l’égard desquelles les dispositions législatives qu’il contrôle peuvent, ont pu ou pourront, être contestées devant les juges ordinaires puis, le cas échéant, devant les Cours de Strasbourg et Luxembourg.

Préciser les conditions de l’articulation des procédures, afi n de savoir ce que peut ou doit faire le juge lorsqu’il est confronté en même temps aux deux questions, apparaît désormais nécessaire.

L’articulation de procédures concomitantes

Jurisprudence à l’appui, on peut affi rmer que le caractère prioritaire de la QPC est « euro compatible », même si l’on ne saurait nier que cette « eurocompatibilité » demeure conditionnée.

La priorité constitutionnelle eurocompatibleInitialement, le Conseil constitutionnel présenta la priorité constitutionnelle comme purement temporelle, affi rmant, dans sa décision du 3 décembre 2009 qu’en imposant l’examen par priorité des moyens de constitutionnalité avant les moyens d’inconventionnalité, « le législateur organique a entendu garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au sommet de l’ordre juri-dique interne ». Il en déduit « que cette priorité a pour seul effet d’imposer, en tout état de cause, l’ordre d’examen des moyens soulevés devant la juridiction saisie » sans restreindre la compétence de celle-ci au titre du contrôle de conventionnalité « après avoir » posé la QPC.

■ Une QPC prioritaire

Sans doute alors, et sans jeu de mots, la question n’était-elle pas une priorité, justifi ant que le Conseil fût bref ; on ne pouvait toutefois contester que la décision recélait une ambiguïté, en particulier dans le cas du droit de l’Union.

Ainsi, la compatibilité du dispositif avec le droit de l’Union pouvait être discutée, non pas sous l’angle de la primauté mais sur le fondement de son corollaire qu’est l’effet direct (27). En effet, la Cour de justice de l’Union estime qu’une juridiction nationale ne saurait être privée du renvoi préjudiciel par la

27. Principe en vertu duquel les normes du droit de l’Union européenne sont directement applicables en droit interne et directement invocables devant les juridictions nationales.

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constatation d’une inconstitutionnalité imposant, en vertu du droit national, de saisir le juge constitutionnel.

Dès décembre 2009, l’idée fut avancée que le juge saisi au principal aurait alors la faculté de mettre en œuvre simultanément les contrôles. Sur ce point, la jurisprudence du printemps 2010 est venue apporter d’utiles précisions.

Une décision de la Cour de cassation (28) montrant que les choses n’avaient pas été suffi samment clarifi ées, le Conseil constitutionnel s’en chargea en réplique. Prolongeant ainsi la décision de décembre 2009, il précisa la lecture de la loi organique.

Le raisonnement se déroule en trois temps.

Tout d’abord, le cadre général : distincts, les contrôles sont donc articulés. Ensuite, et en réponse à la Cour de cassation qui l’avait invoquée, l’autorité des décisions du Conseil ne limite pas la compétence des juridictions pour faire prévaloir le droit européen sur une disposition législative incompatible avec lui. Dit autrement, la constitutionnalité, prioritairement contrôlée, ne vaut pas conventionnalité et il revient aux juridictions ordinaires d’y veiller. Enfi n, le Conseil expose le mode d’emploi de la QPC dans l’hypothèse où une juridiction est simultanément saisie d’un moyen d’inconventionnalité.

En premier lieu, le juge qui transmet une QPC peut statuer sans attendre s’il est tenu par des délais et prendre les mesures provisoires ou conserva-toires nécessaires. La constitutionnalité ne fait donc pas obstacle à la conven-tionnalité. En deuxième lieu, et dans le cas particulier du droit de l’Union, il revient au juge d’en préserver l’effet, soit que des mesures conservatoires y suffi sent, soit que l’urgence impose qu’il statue et écarte le cas échéant, la loi incompatible avec le droit de l’Union dont la constitutionnalité est par ailleurs examinée. La priorité constitutionnelle ne fait donc pas obstacle à la conventionnalité. En troisième lieu, parce qu’elle fait partie intégrante du contrôle de conventionnalité appartenant aux juges du fond, une question préjudicielle peut toujours être posée. La QPC ne fait donc pas obstacle au renvoi préjudiciel et l’une et l’autre étant articulés, le juge a quo qui a transmis la première détermine, au vu des circonstances, quand procéder au second.

Le 14 mai 2010, le Conseil d’État rendait un arrêt par lequel il menait un raisonnement semblable sans qu’il soit en tout point identique (29). Il confi r-mait que la priorité de la question de constitutionnalité étant procédurale, il pouvait y faire exception pour préserver l’effet utile du droit de l’Union. Il rappelait également que juge de renvoi de la QPC et juge de droit commun du droit de l’Union, il lui revenait, au cas par cas, de concilier – ou de prioriser – les exigences qui résultaient de ces deux compétences.

C’est dans le prolongement de cette jurisprudence que la Cour de justice de l’Union a pris position (30).

28. C. Cass. n° 10-40.001 et n° 10-40.002 du 16 avr. 2010.29. CE, 14 mai 2010, n° 312305, M. Rujovic.30. CJUE, Gde Ch., 22 juin 2010, Aziz Melki et Selim Abdeli, aff. jtes C-188/10 et 189/10.

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Sur renvoi préjudiciel de la Cour de cassation, elle confi rme que si débat il y a quant à la compatibilité de la QPC avec le droit de l’Union, c’est pour l’unique raison que deux interprétations peuvent être données dont l’une seulement – retenue par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État – est, à l’égard du droit de l’Union, de toute innocuité. La QPC est donc compatible avec le droit de l’Union « pour autant que les autres juridictions nationales restent libres » de poser une question préjudicielle, d’adopter toute mesure nécessaire à la protection des droits conférés par l’Union et de laisser, in fi ne, la disposition inappliquée en cas d’inconventionnalité. Ces conditions sont l’exacte reprise, quasiment mot à mot, des jurisprudences constitutionnelle et administrative que la Cour prend soin de citer. Se trouve ainsi incontes-tablement validé, au regard du droit de l’Union, le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité au sens où le Conseil constitutionnel l’entend.

La question de l’articulation des procédures paraît d’emblée moins délicate à l’aune du droit de la Convention européenne des droits de l’homme. À cet égard, le raisonnement du Conseil est pleinement convaincant et la prio-rité de la question de constitutionnalité conforme au caractère subsidiaire du contrôle de la Cour de Strasbourg. Si celle-ci pourrait souhaiter que la constitutionnalité soit éclairée par sa jurisprudence, on admettra que la prise en compte croissante du droit européen par le Conseil laisse augurer d’une priorité harmonieusement pratiquée.

Demeure toutefois la question de savoir si la QPC entre dans le champ de la condition de recevabilité des requêtes qu’est l’épuisement des voies de recours interne.

■ QPC et recevabilité

Beaucoup a été dit sur le sujet : que la Cour de Strasbourg pourrait y trouver intérêt compte tenu de l’engorgement de son rôle ; en sens inverse, qu’une telle solution serait peu compatible avec les exigences de délai raisonnable, même si l’on peut évidemment arguer que la Cour de Strasbourg statue rarement en six mois… Mais d’autres arguments méritent d’être évoqués. À l’évidence, pour le Conseil, la question n’a pas lieu d’être posée puisque la QPC est de seule constitutionnalité et examinée en priorité. Pour les juges du fond, la question est plus délicate car elle renvoie à l’utilité, dans l’intérêt du justiciable, de tirer immédiatement les conséquences de l’inconventionnalité. En d’autres termes, on ne verrait pas d’obstacle à ce que le raisonnement mené par le Conseil à l’égard du droit de l’Union puisse, le cas échéant, être exporté ! C’est évidemment sous l’angle de la Cour européenne que la ques-tion présente le plus d’intérêt. L’épuisement des voies de recours interne suppose que le recours soit utile, c’est-à-dire qu’il pût être l’occasion d’invo-quer devant un juge que la Convention a été violée. À cet égard, la QPC, parce que de pure constitutionnalité, ne saurait légitimement entrer dans ce champ des recours. Mais reconnaissons qu’il serait de quelque intérêt que la Cour adoptât la solution inverse et s’engageât ainsi dans le concert de l’équivalence des protections.

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Toutefois, et parce qu’il ne faut rien céder à l’angélisme, il convient d’évoquer les limites possibles à l’articulation.

Une eurocompatibilité limitée ?Si rien ne laisse penser que le dialogue des juges pourrait virer à la caco-phonie, la rigueur impose de rappeler les limites du raisonnement qui vient d’être retracé. La première, identifi ée, concerne spécifi quement le droit de l’Union ; la seconde, identifi able, pourrait résulter de l’intrication des normes de référence en matière de droits fondamentaux.

■ Limite relative au droit de l’Union

Dans sa décision de juin 2010 (31), la Cour de justice prenait soin de réserver le cas des dispositions législatives de transposition de directive.

On pouvait, à cet égard, être de prime abord rassuré, car tout indiquait que le contrôle exercé par le Conseil, dans le cadre d’une QPC, serait compatible avec les exigences rappelées par la Cour. La première décision QPC relative à une disposition législative de transposition le confi rma (32).

Examinant une disposition législative qui « se born[e] à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises » d’une directive de l’Union européenne, il conclut au non-lieu à statuer au motif qu’elle ne met « en cause aucune règle ni aucun principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ».

Nul étonnement, puisque l’on sait que le contrôle du Conseil à l’égard de telles dispositions est limité à la vérifi cation de ce que « la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti » (33). Aucune règle ni aucun principe inhérent à l’identité n’étant mis en cause en l’espèce, il n’y avait pas lieu d’examiner la QPC. On en déduit, a contrario, que dans l’hypothèse où une telle règle ou principe se trouverait en cause, le Conseil conclurait à l’inconstitutionnalité de la disposition, se bornât-elle à « tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ». Bien que les modalités concrètes du contrôle soient incertaines, on peut imaginer que, dans l’hypothèse où la Cour de justice serait concomitamment saisie d’une question préjudicielle, le Conseil constitutionnel ferait le choix de surseoir à statuer le temps que la réponse soit donnée.

Demeurent néanmoins un certain nombre de questions dans l’hypothèse d’une mauvaise transposition. En premier lieu, on le sait, ce seul motif ne peut fonder une QPC. Mais quid, en second lieu, d’une disposition qui, bien qu’ayant

31. Ibid.32. Décision n° 2010-79 QPC, 17 décembre 2010, M. Kamel D.33. Décision, n° 2006-540 DC, op. cit., considérant 19.

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pour objet de transposer une directive, opérerait mal ladite transposition et, au surplus, porterait atteinte à des droits et libertés que la Constitution garantit ? Le Conseil s’en tiendrait-il alors à une lecture formelle, considé-rant que l’atteinte aux droits et libertés ne vaut d’être contrôlée qu’en tant que ceux-ci seraient constitutifs de règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. Sinon, pourrait-il disqualifi er la disposition afi n de constater la violation des droits et libertés, à charge pour la Cour de justice de constater, en outre, qu’un manquement est constitué ?

■ Limites liées à l’intrication des normes de référence en matière de droits fondamentaux

Par ailleurs, et eu égard à l’intrication des normes de référence en matière de droits fondamentaux, il n’est pas illégitime de s’interroger sur les limites de la marge d’appréciation constitutionnelle de l’État.

Deux hypothèses peuvent, à ce titre, être imaginées. D’une part, celle d’un choix politique que le Conseil – confi rmant que son pouvoir d’appréciation n’est pas de même nature que celui du législateur – aurait validé. Si les Cours européennes ne faisaient alors pas usage des instruments que sont l’identité et la marge d’appréciation, elles pourraient céder aux sirènes du contrôle en opportunité. D’autre part, et c’est le cas le plus délicat, qu’adviendrait-il si la discordance portait, de manière avérée, sur l’interprétation que Conseil constitutionnel et Cours européennes estiment devoir substantiellement donner d’un droit ou d’une liberté ? La question deviendrait alors celle de la capacité de la France à renoncer à une règle ou à un principe inhérent à son identité. Si le Conseil ne l’exclut pas, laissant ouverte la voie d’une inter-vention du constituant, le débat tiendrait à la nature du droit ou de la liberté visé(e) et, nécessairement, le politique prendrait le relais.

* **

En défi nitive, la situation est aujourd’hui indiscutablement clarifi ée et tout indique qu’aucune des juridictions concernées ne cherche à ce que l’harmonie soit brisée. Peut-être est-ce la conséquence de ce que, longtemps attendue, la QPC est fi nalement arrivée au bon moment. En effet, les questions que les juges nationaux sont aujourd’hui appelés à se poser ne sont guère diffé-rentes de celles que bientôt Cour de Luxembourg et Cour de Strasbourg seront amenées à examiner lorsque l’Union aura adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme.

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La saisine des Cours constitutionnelles par les particuliers en Europe

Si le contrôle de constitutionnalité des lois en Europe se caractérise par son hétérogé-néité – chaque État ayant adopté un système qui lui est propre –, la plupart prévoient – comme la France depuis l’introduction de la question prioritaire de constitutionna-lité (QPC) – des procédures permettant aux particuliers de contester, directement ou indirectement, la constitutionnalité de dispositions législatives en vigueur.

Action directe

Certains États ont organisé une action directe par laquelle le particulier peut saisir la Cour constitutionnelle afi n de faire constater que ses droits et libertés sont violés. À titre d’illustration, on citera le cas de l’Espagne qui connaît la procédure la plus originale avec l’amparo qui permet à un particulier, après épuisement des voies de recours juridictionnels, de demander au juge constitutionnel d’annuler une décision violant les droits et libertés ou de recon-naître un droit ou une liberté. De même, en Allemagne, une procédure permet à un particulier de faire constater, après épui-sement des voies de recours, qu’il a été porté atteinte à l’un de ses droits fonda-mentaux ; l’examen du recours est subor-donné à l’acceptation de la Cour au motif qu’il « présente une importance fonda-mentale en droit constitutionnel » ou « est opportun pour assurer le respect d’un droit fondamental, ce qui peut notamment être le cas lorsque le refus de se prononcer au fond causerait au requérant un préjudice particulièrement grave ». En revanche, en Belgique, une procédure peut être ouverte par laquelle, dans les six mois suivant la publication d’un texte, un particulier peut le contester s’il a intérêt à agir, ce recours n’est pas réservé à la protection des droits fondamentaux ; ces recours individuels font l’objet d’une procédure préliminaire qui consiste en un fi ltrage, opéré par la Cour constitutionnelle elle-même.

Action indirecte

Sur un modèle plus proche de ce que connaît la France avec la QPC, l’Allemagne,

la Belgique, l’Espagne et l’Italie prévoient la saisine du juge constitutionnel à l’occasion d’une instance juridictionnelle en cours par le biais d’une question préjudicielle sans que la procédure soit réservée à la protection des droits fondamentaux. En Espagne et en Italie, la question préjudicielle est posée directement à la Cour constitutionnelle par le juge du fond dès lors qu’il a un doute sur la constitutionnalité d’une disposition ; la question ne fait l’objet d’aucun fi ltrage et peut être soulevée par une partie ou, en Espagne, d’offi ce par le juge. En revanche, en Allemagne et en Belgique, une procé-dure de fi ltre est organisée au sein des Cours constitutionnelles elles-mêmes. En Allemagne, la question peut être posée par toute juridiction dès lors qu’elle « estime qu’une loi dont la validité conditionne sa décision est inconstitutionnelle », tandis qu’en Belgique, les juridictions sont tenues de transmettre la question à la Cour consti-tutionnelle sauf irrecevabilité de l’action au principal ou décision préalable de la Cour sur une question identique.

Effet des décisions

Dans tous les États, les juridictions du fond sont tenues de surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge constitutionnel ait répondu à la question préjudicielle. Elles sont liées par la solution rendue. Les décisions rendues par les Cours constitutionnelles allemande, belge et italienne ont un effet erga omnes (opposable à tous dès son prononcé), tandis qu’en Belgique, une norme déclarée contraire à la Constitution ne pourra être appliquée au litige mais demeurera dans l’ordonnancement juridique. Un recours en annulation pourra être formé dans les six mois suivant la décision soit par le Conseil des ministres, un gouvernement de communauté ou de région, les présidents des assemblées à la demande de deux tiers de leurs membres ou par toute personne physique ou morale.

En Allemagne, en Belgique et en Italie, le juge constitutionnel peut moduler dans le temps les effets de ses décisions d’inconstitutionnalité.

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Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité

Dans ces différents États, les juges consti-tutionnels ont été amenés à articuler contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité. La Cour constitution-nelle belge exerce un contrôle de conven-tionnalité indirect par extension de ses normes de référence au titre du contrôle de constitutionnalité et peut être amenée à poser, dans ce cadre, une question préju-dicielle à la Cour de justice. Les autres

Cours constitutionnelles ont développé des jurisprudences comparables – bien que différemment fondées – à celle du Conseil constitutionnel français aux fi ns de prendre en considération les exigences résultant des droits européens tant que, et dans la mesure où, elles ne mettent pas en cause des principes constitutionnels inhérents à leur identité.

Anne Levade

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ÉclairagesÉclairages

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Indemnisation du chômage : évolutions nationales et regard comparatifFLORENCE LEFRESNE,chercheure à l’Institut de recherches économiques et sociales

Depuis l’installation dans les années quatre-vingt d’un chômage de masse en France, le système indemnitaire a connu de nombreuses transformations. La dernière convention d’assurance chômage, négo-ciée à la fi n 2008, introduit un élargissement des conditions d’entrée et homogénéise les droits en supprimant les fi lières, qui faisaient coexister différentes règles de durée d’indemnisation selon la durée de cotisation préalable et l’âge du bénéfi ciaire. Pour autant, elle ne répond pas aux défauts de cohérence d’un système qui demeure cloi-sonné en trois segments distincts et s’avère mal adaptée aux défi s de la crise économique actuelle et de son corollaire, la brutale montée du chômage. Un éclairage comparatif avec d’autres pays européens permet de souligner à la fois le maintien de fortes singularités nationales en matière d’indemnisation du chômage et les tendances communes qui soumettent ces systèmes à des logiques de plus en plus restrictives.

UN SYSTÈME INDEMNITAIRE FRAGMENTÉ...

Instaurant un système généralisé d’as-surance chômage pour les salariés, la

création en 1958 de l’Unédic (1) appa-raît tardive en France. Le Royaume-Uni dispose d’une assurance chômage depuis 1911 et l’Allemagne depuis 1927. Avant l’existence de l’Unédic, les chômeurs

1. Union nationale pour l’emploi et le développement de l’industrie et du commerce. Depuis 2001, le nom « Unédic » n’est plus un acronyme mais une marque et donc un nom propre.

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INDEMNISATION DU CHÔMAGE : ÉVOLUTIONS NATIONALES ET REGARD COMPARATIF

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Éclairages

devaient compter, d’une part, sur la solida-rité organisée par les sociétés de secours mutuel, et d’autre part, sur des presta-tions d’assistance versées depuis 1936 par les municipalités et les départements, à travers les fonds locaux de chômage alors institués (2). Mise en place dans un contexte de chômage réduit, l’Unédic est principalement conçue pour accompa-gner les grandes mutations sectorielles des années 1960 et les mobilités profes-sionnelles dans un espace européen commençant à se construire. Au plan institutionnel, le choix fondateur est celui d’un régime paritaire né de la Convention nationale interprofessionnelle signée par le patronat (Conseil national du patronat français, CNPF) et par trois organisations syndicales (Force ouvrière – FO, Confé-dération française des travailleurs chré-tiens – CFTC et Confédération générale des cadres – CGC). Ce régime est établi en dehors du cadre de la Sécurité sociale, contre le souhait de la Confédération générale du travail (CGT) qui refuse initia-lement de prendre part aux négociations.

Considéré dans son ensemble, le système d’assurance chômage associe l’État, à travers le régime public dit « de solida-rité », et les partenaires sociaux, dans un tripartisme le plus souvent mal coordonné. Mis à part un court épisode, de 1979 à 1984, où assurance et solidarité ont été réunies au sein d’un régime unique (3), l’indemnisation du chômage en France est marquée par une fragmentation des droits et des prestations allouées aux chômeurs.

Le système d’assurance, dont les para-mètres résultent d’accords collectifs interprofessionnels, est lui-même, de 1982 à 2008, composé de différentes fi lières

2. En 1958, la part de chômeurs secourus par ces fonds s’élevait à environ 20 %. Cf. C. Daniel, C. Tuchszirer, L’État face aux chômeurs, l’indemnisation du chômage de 1884 à nos jours, Paris, Flammarion, 1999.

3. Le régime unique est ainsi fi nancé à hauteur du tiers par l’État et des deux tiers par les contributions sociales des salariés et des employeurs.4. Les jeunes de moins de 25 ans étaient éligibles au RMI à condition d’avoir des charges de famille.5. F. Audier, A.-T. Dang, J.-L. Outin, « Le RMI comme mode particulier d’indemnisation du chômage », in P. Méhaut et P. Mossé (éds), Les politiques sociales

catégorielles, Fondements, portée et limites, Paris, L’Harmattan, 1998.

faisant dépendre la durée d’indemnisa-tion de la durée de cotisation préalable et de l’âge du bénéfi ciaire (la convention de 1997 va même jusqu’à instaurer huit fi lières, ouvrant des droits pour une durée allant de 4 à 60 mois selon la fi lière). À partir des années quatre-vingt, alors que s’installe en France un chômage de masse et que se renforcent les contraintes budgétaires, le système d’indemnisation va se trouver en proie à un fl ux continu de réformes qui peu ou proue vont conduire à durcir les conditions d’accès, et parfois même réduire les prestations (instau-ration d’une allocation dégressive entre 1993 et 2001).

De son côté, le régime de solidarité, fi nancé par l’impôt, est en principe destiné aux exclus de l’assurance (chômeurs de longue durée, jeunes à la recherche d’un premier emploi ou aux chômeurs n’ayant travaillé qu’une courte période). Mais en imposant d’avoir travaillé cinq ans au cours des dix années qui précèdent la rupture du contrat de travail, l’allocation de solida-rité spécifi que (ASS) couvre de fait majori-tairement des demandeurs d’emploi ayant épuisé leurs droits à l’assurance. Créé en 1988 pour répondre à un problème de pauvreté, le revenu minimum d’insertion (RMI), réservé aux plus de 25 ans (4), se trouve ainsi d’entrée de jeu mobilisé comme prestation versée aux chômeurs qui ne sont couverts ni par l’assurance, ni par le régime de solidarité. Il constitue de fait le troisième segment du système de l’indemnisation du chômage (5). En 2004, la responsabilité de sa gestion et de son fi nancement incombe aux départements. Il est remplacé en 2009 par le revenu de solidarité active (RSA).

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REGARDS SUR L’ACTUALITÉN° 368

Cette fragmentation du système indem-nitaire porte à conséquence en termes d’ accompagnement des chômeurs vers l’emploi. Les chômeurs indemnisés par l’ASS relèvent des pouvoirs publics et vont donc être dirigés vers les dispositifs de la politique publique de l’emploi. Les titu-laires de l’assurance chômage, percevant l’allocation de retour à l’emploi (ARE), relèvent des dispositifs d’activation de l’Unédic. Et enfi n, les allocataires du RMI, puis du RSA, dépendent principalement des politiques d’insertion des conseils généraux (6).

…ET MAL ADAPTÉ AUX MOUVEMENTS DU CYCLE ET AUX ÉVOLUTIONS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

D’un point de vue économique, on pourrait espérer que l’indemnisation du chômage exerce une fonction contra-cyclique consistant à accentuer l’effort d’indemnisation (plus grande propor-tion de chômeurs indemnisés ; meilleur taux de remplacement de l’ancien salaire par l’ARE) au moment où le chômage s’élève. Une telle action permettrait de compenser la baisse de la demande induite par les pertes de revenus et d’aider davantage les chômeurs, alors que l’emploi se raréfi e. Or c’est précisément l’inverse qui est constaté. Les ressources du régime d’assurance provenant des coti-sations assises sur la masse salariale et ses dépenses étant indexées sur le chômage, sa situation fi nancière fl uctue fortement

avec la conjoncture. La volonté des parte-naires sociaux de maintenir l’autonomie fi nancière du régime les incite à ajuster les conditions d’indemnisation en fonc-tion du solde positif ou négatif observé, ce qui conduit à entretenir la dimension pro-cyclique du système indemnitaire (7) (cf. graphique).

Par ailleurs, le système des fi lières, qui engendre des effets de seuil importants, apparaît fortement sélectif envers les jeunes et les titulaires d’emplois précaires, pour une large part exclus de l’indemnisa-tion. Compte tenu de l’expansion de ces formes d’emplois (multiplication par 3 en 30 ans des contrats à durée déterminée-CDD et de l’intérim), le dispositif s’avère impuissant à sécuriser les périodes de chômage récurrentes. Les décisions prises par les partenaires sociaux en matière de fi nancement de l’assurance chômage ou de modifi cations des modalités d’accès aux prestations se répercutent sur le régime de solidarité, ou sur le RMI puis le RSA, dont le nombre de bénéfi ciaires s’accroît automatiquement, mais pour un taux de remplacement en moyenne plus faible (encadré 1). Enfi n, la porosité avec les poli-tiques publiques s’avère très forte pour certaines catégories, notamment pour les seniors. C’est ainsi que les dispenses de recherche d’emploi (DRE) ont pris le relais des préretraites publiques dont les prin-cipaux dispositifs ont été supprimés par l’État ces dernières années. Début 2008, environ 380 000 seniors bénéfi ciaient de DRE (8), ce nombre a chuté depuis sous l’effet du durcissement des critères pour en bénéfi cier (9).

6. C. Tuchszirer, « Indemnisation et accompagnement des chômeurs : une articulation à reconsidérer », Connaissance de l’emploi, CEE, février 2008.7. G. Cornilleau et M. Elbaum, « Indemnisation du chômage, une occasion manquée face à la crise ? », La lettre de l’OFCE, n° 307, lundi 2 février 2009.8. « La dispense de recherche d’emploi en 2007 : des effectifs en baisse », Premières informations et Premières synthèses, Direction de l’animation, de la

recherche, des études et des statistiques, DARES, ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé, 15 avril 2009, n° 16.2.9. Créée en 1984, la DRE est un dispositif qui permet aux demandeurs d’emplois à l’origine de plus de 57 ans et demi d’être dispensés de recherche

d’emploi tout en continuant à percevoir l’allocation chômage jusqu’à leurs 60 ans. En 1999, les personnes de 55 ans ayant cotisé 160 trimestres ou les demandeurs d’emploi ne percevant pas d’allocation ont également droit à la DRE. La loi du 1er août 2008 restreint les DRE aux demandeurs d’emplois bénéfi ciaires de l’allocation d’assurance chômage âgés d’au moins 59 ans en 2010 (58 ans pour les bénéfi ciaires de l’ASS) et d’au moins 60 ans en 2011. Les DRE seront supprimées au 1er janvier 2012.

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INDEMNISATION DU CHÔMAGE : ÉVOLUTIONS NATIONALES ET REGARD COMPARATIF

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Éclairages

Graphique 1 – Taux de chômage et indemnisation du chômage

7,5

7,0

8,0

8,5

9,0

9,5

10,0

10,5

11,0

11,5

54,0

50,0

52,0

56,0

42,0

44,0

46,0

48,0

58,0

40,0

60,0

Taux de remplacement

% de chômeurs indemnisés

En % En %

Taux de chômage (échelle de droite)

mars-19

86

déc-200

7

mars-20

07

juin-20

06

sep-20

05

déc-200

4

mars-20

04

juin-20

03

sep-20

02

déc-200

1

mars-20

01

juin-20

00

sep-19

99

déc-199

8

mars-19

98

juin-19

97

sep-19

96

déc-199

5

mars-19

95

juin-19

94

sep-19

93

déc-199

2

mars-19

92

juin-19

91

sep-19

90

déc-198

9

mars-19

89

juin-19

88

sep-19

87

déc-198

6

Source : Unédic, Insee, repris de Cornilleau et Elbaum, 2009.NB : Il s’agit là du pourcentage de chômeurs indemnisés par l’assurance chômage.

Montants de l’indemnisation du chômage (assurance et solidarité)

Le montant de l’ARE est calculé à partir du salaire journalier de référence (SJR), dans la limite de quatre fois le plafond de la sécu-rité sociale (4 x 2 885 € mensuels en 2010). Selon le mode de calcul le plus avantageux, le montant brut journalier de l’ARE est égal à 40,4 % du SJR plus une partie fi xe, révisée en principe au 1er juillet de chaque année (11,17 € par jour depuis le 1er juillet 2010), ou à 57,4 % du SJR. Le montant journalier de l’ARE ne peut être inférieur à un plan-cher fi xé à 27,25 €. Cette allocation mini-male ne doit cependant pas représenter plus de 75 % du salaire journalier de réfé-rence. Si c’est le cas, l’allocation versée est égale à 75 % du SJR.

Selon l’Unédic, l’allocation moyenne perçue en France métropolitaine atteignait 1 068 € au 31 mars 2008, pour un salaire moyen de référence de 1 837 €, soit un taux de remplacement moyen de 58,1 %. Un quart des allocataires percevaient moins de 791 €

par mois, le quart supérieur percevant plus de 1 128 €.

Le montant de l’allocation de solidarité spécifi que (ASS) est fi xé à 15,14 € par jour ; selon le montant des ressources du bénéfi -ciaire, elle est versée à taux plein ou à taux réduit. L’ASS est à taux plein lorsque les ressources de l’allocataire sont inférieures à : 605,60 € par mois pour une personne seule ; 1 211,20 € par mois pour un couple. Le montant de l’ASS est réduit lorsque les ressources de l’allocataire sont comprises : entre 605,60 € et 1 059,80 € par mois, pour une personne seule, le montant de l’ASS est alors fi xé à 1 059,80 € moins le montant de ses ressources ; entre 1 211,20 € et 1 665,40 € par mois, pour un couple, le montant de l’ASS est alors fi xé à 1 665,40 € moins le montant des ressources.

Florence Lefresne

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REGARDS SUR L’ACTUALITÉN° 368

RÉFORME DU SERVICE PUBLIC DE L’EMPLOI ET FIN DES FILIÈRES POUR L’ASSURANCE CHÔMAGE

Les années 2008 et 2009 sont marquées par trois profondes réformes du service public de l’emploi (SPE) et de l’assurance chômage.

La naissance de Pôle emploi

En premier lieu, la loi du 13 février 2008 (10) engage la fusion du réseau opérationnel de placement des chômeurs et des organismes d’indemnisation par l’assurance chômage. À compter du

1er janvier 2009, le réseau de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), chargé du placement, a fusionné avec celui de l’assu-rance chômage (Unédic-Assédic) pour donner naissance à Pôle emploi. Les deux institutions conservent toutefois leurs propres règles. Les partenaires sociaux continuent de gérer le régime paritaire d’assurance chômage et d’en défi nir les règles. La fusion vise offi ciellement à homogénéiser l’intervention du SPE en direction des demandeurs d’emploi, les contrats aidés (11) de la politique de l’em-ploi, tout comme les dispositifs d’accom-pagnement, censés répondre aux besoins repérés des chômeurs indépendamment de leur statut indemnitaire.

Des salariés de Pôle Emploi, le 20 octobre 2009 à Caen, lors d’une journée de grève pour protester contre leurs conditions de travail dégradées.

10. Loi n° 2008-126 du 13 février 2008 relative à la réforme de l’organisation du service public de l’emploi.11. Il s’agit de contrats de travail dérogatoires au droit commun, pour lesquels l’employeur bénéfi cie de subventions à l’embauche, d’exonérations de

cotisations sociales ou d’aides à la formation. Ils peuvent relever du secteur marchand ou non marchand (associations, collectivités locales). (NDLR)

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INDEMNISATION DU CHÔMAGE : ÉVOLUTIONS NATIONALES ET REGARD COMPARATIF

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Éclairages

12. Loi n° 2008-758 du 1er août 2008 relative aux droits et devoirs des demandeurs d’emploi.13. Non signée par la CGT, la CGT-FO, la CFTC et la CFE-CGC.14. Le patronat proposait 4 jours d’indemnisation pour 5 jours de cotisation.15. Demandes d’emploi en fi n de mois (DEFM), inscrits à Pôle Emploi. Catégorie A : demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche

d’emploi, sans emploi. Catégorie B : demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé une activité réduite courte (i.e. de 78 heures ou moins au cours du mois). Catégorie C : demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé une activité réduite longue (i.e. de plus de 78 heures au cours du mois).

L’offre d’emploi « raisonnable »

En deuxième lieu, la loi du 1er août 2008 (12) sur les droits et devoirs des demandeurs d’emploi vise à contrôler l’effectivité de la recherche d’emploi par l’obligation faite aux chômeurs d’accepter sous certaines conditions les offres d’emplois proposées par la nouvelle structure Pôle emploi. Est considérée comme « raisonnable » l’offre d’un emploi compatible avec les qualifi ca-tions et compétences professionnelles du demandeur et rémunérée à au moins 95 % du salaire antérieurement perçu. Ce taux est porté à 85 % après six mois d’inscrip-tion au chômage. Au terme d’une année, est considérée comme « raisonnable » l’offre d’un emploi compatible avec les qualifi cations et les compétences profes-sionnelles du demandeur et rémunéré au moins à hauteur du revenu de remplace-ment. Au-delà de six mois de chômage, la loi considère « raisonnable » une offre d’emploi entraînant, à l’aller comme au retour, un temps de trajet en transport en commun d’une durée maximale d’une heure ou une distance à parcourir d’au plus 30 kilomètres. L’ensemble des orga-nisations syndicales se sont opposées au contenu de la loi qui n’a été précédée par aucune négociation sociale.

Une fi lière unique

En troisième lieu, une nouvelle conven-tion Unédic est mise en place à l’issue d’une négociation des partenaires sociaux achevée le 23 décembre 2008 (signée par une organisation syndicale, la CFDT,

sur cinq (13)). Elle prévoit la mise en place d’une fi lière unique d’indemnisa-tion (contre 4 auparavant). Pour être indemnisé, un demandeur d’emploi doit justifi er de 4 mois d’affi liation minimum sur les 28 mois précédant sa demande (au lieu de 20 mois précédemment) ou sur les 36 mois s’il a plus de 50 ans. La durée d’indemnisation est égale à la durée d’affi liation à l’assurance chômage selon la règle « un jour d’affi liation donne droit à un jour d’indemnisation » (14), dans le cadre d’un plancher et d’un plafond. Cette durée est cependant limitée à 24 mois, et à 36 mois pour les salariés de plus de 50 ans. La loi du 1er août 2008 a par ailleurs progressivement rehaussé l’âge d’accès à la DRE (cf. supra) et la suppres-sion du dispositif est prévue en 2012. En outre, l’accord fi xe les conditions et les modalités d’une baisse des contributions d’assurance chômage en cas d’excédent signifi catif (au-dessus de 500 millions d’euros observé au cours du semestre précédent). Notons qu’en cas de résultat défi citaire, aucun mécanisme symétrique n’est prévu. Or c’est bien à une telle situa-tion que le régime d’assurance chômage est confronté avec la crise actuelle qui se manifeste par une brutale remontée du chômage : près d’un million de chômeurs en plus entre l’été 2008 et l’automne 2010 (DEFM, A, B, C) (15). Le défi cit de l’Unédic s’élève alors à 3 milliards d’euros en 2010, et son endettement net cumulé à 11 milliards d’euros.

Le passage d’un système de fi lières à un régime uniforme implique pour les catégories aux frontières des anciennes fi lières, des effets d’allongement ou de

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restriction des droits à indemnisation (16). L’impact négatif se concentre sur les caté-gories qui pouvaient bénéfi cier de durées d’indemnisation relativement longues eu égard à leur durée de cotisation (ex : fi lières 3 et 4) (17). C’est l’un des argu-ments avancés par les quatre syndicats qui refusent de signer l’accord. En revanche, la réduction de six à quatre mois de la durée minimum de cotisation constitue une avancée en direction des travailleurs les plus précaires. Il est toutefois diffi -cile de chiffrer aujourd’hui le nombre de chômeurs concernés par cette disposi-tion, comme d’apprécier les effets de cette nouvelle convention. Cette dernière a été signée en décembre 2008, en pleine accé-lération du chômage. Il serait donc essen-tiel de pouvoir mesurer l’impact respectif de la crise économique et des nouvelles règles sur la composition de la popula-tion des chômeurs indemnisés, ainsi que sur les niveaux et durées d’indemnisation. Or, la réforme du service public de l’em-ploi a entraîné le transfert de la fonction statistique de l’Unédic à Pôle emploi (18). L’Unédic a amorcé la reconstitution d’une direction en charge des études et analyses. Mais les négociations interprofession-nelles qui se sont ouvertes, le 24 janvier 2011, afi n de renégocier la convention d’assurance chômage risquent fort de pâtir d’un défi cit d’information (19).

REGARD COMPARATIF SUR L’INDEMNISATION DU CHÔMAGE

Issus de systèmes de protection sociale différents, les dispositifs nationaux

d’indemnisation mis en place depuis le début du XXe siècle ont permis au chômage de sortir de sa dimension de précarité radicale pour se constituer, à sa façon, comme « statut », adossé à une identité sociale (recension administrative le distinguant clairement de l’indigence ou de l’inactivité (20)), supposant des droits (existence d’un revenu de remplacement, recours à un service public de l’emploi) mais aussi des devoirs (témoigner d’une recherche active). Ce statut de chômeur est bien le corollaire de celui de salarié : à la fois son négatif et sa condition d’exis-tence. Dans le contexte de l’après-guerre, la reconnaissance du risque de chômage et sa couverture indemnitaire ont été parties prenantes de la politique keyné-sienne de plein emploi exprimant la responsabilité collective des États vis-à-vis de l’emploi (21).

Une érosion de la catégorie sociale du chômage

Avec l’érosion du statut salarial à l’œuvre sur les trente dernières années, se joue celle de la catégorie sociale du chômage. La fragmentation des normes d’emploi accentue le risque de chômage notam-ment pour des fractions du salariat dont la couverture par l’assurance chômage se trouve de plus en plus hypothéquée (femmes aux carrières discontinues, jeunes titulaires d’emplois précaires). Les systèmes indemnitaires se voient alors confrontés à des ajustements impor-tants et leur fondement subit la marque

16. J. Freyssinet, « Les négociations collectives et les politiques publiques face aux “conséquences sociales” de la crise économique », Revue de l’OFCE, octobre 2010.

17. Ainsi par exemple, un chômeur de moins de 50 ans ayant 16 mois de cotisation sur les 26 derniers mois était avant 2009 indemnisé sur 23 mois (fi lière 3) ; il est désormais indemnisé pendant 16 mois.

18. IDIES, Qualité des sources, « Chiffres du chômage : des chercheurs interpellent l’Unédic et Pôle emploi », cf. http://www.idies.org/index.php?post/Chiffres-du-chomages-:-des-chercheurs-interpellent-lUnedic-et-Pole-emploi.

19. Ces négociations étant en cours au moment de la rédaction de l’article, aucun bilan ne peut en être présenté.20. C.Topalov, Naissance du chômeur, 1880–1910, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 1994.21. R. Salais, N. Baverez et B. Reynaud, L’invention du chômage. Histoire et transformation d’une catégorie en France des années 1890 aux années 1980, Paris,

Presses Universitaires de France, coll. « L’économie en liberté », 2e édition, 1999.

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Éclairages

d’un glissement de paradigme : la recon-naissance collective du droit à l’emploi cède du terrain à l’idée certes bien ancienne d’une responsabilité indivi-duelle du chômage. Ainsi le durcissement des critères d’éligibilité, la réduction des montants et des durées d’indemnisation, le renforcement des contrôles, la subor-dination de l’indemnisation à l’acceptation de dispositifs d’activation, et enfi n la redé-fi nition de l’« emploi convenable », décri-vent des évolutions partagées au sein de l’Union européenne et bien au-delà. Ce diagnostic avait été établi pour les années 1990 où la montée brutale du chômage du début de la décennie avait fait surgir un problème de coût de nature à peser, selon les États, sur la compétitivité de l’appareil productif (dans le cas d’un fi nancement de l’indemnisation assis sur la masse salariale) ou sur le défi cit public (dans le cas d’un fi nancement assuré par l’État) (22). Il est amplement confi rmé par les évolutions de la décennie suivante (23).

Des disparités nationales

Pour autant, les disparités nationales restent sensibles quant au niveau et à l’étendue de la protection indemnitaire (cf. encadré ci-après). L’organisation insti-tutionnelle de l’indemnisation du chômage (l’articulation placement-indemnisation, le rôle des partenaires sociaux, celui de l’État et des collectivités régionales ou locales) demeure tributaire de fortes singularités qui conditionnent largement les termes du débat national. Être indemnisé sur la base de 82 % de son salaire brut antérieur au Danemark n’a clairement pas le même sens que de toucher une indemnité forfai-taire, comme c’est le cas au Royaume-Uni qui impose les conditions parmi les plus sévères de l’Union, avec une prestation

d’environ 300 euros par mois, sur 6 mois seulement pour ce qui concerne l’assu-rance chômage. La conception même de l’indemnisation, en lien avec les repré-sentations sociales du chômage et les compromis qui sous-tendent politique sociale et politique de l’emploi, varie d’un pays à l’autre.

SYSTÈMES INDEMNITAIRES FACE À LA CRISE

La crise que traverse l’économie mondiale depuis 2007 fait clairement peser sur les systèmes d’indemnisation du chômage une responsabilité essentielle de protec-tion sociale à grande échelle. Or, les ajustements importants qu’ont subis ces systèmes depuis deux décennies affai-blissent leur fonction d’amortisseur économique et social. Les disparités entre pays et entre catégories d’actifs demeurent par ailleurs sensibles quant à la couverture du risque de chômage. Celle-ci ne dépeint pas seulement les conditions de sauvegarde d’un revenu pour le demandeur d’emploi ; elle condi-tionne le retour même à l’emploi. Dans le fameux modèle danois où le marché du travail est marqué par une forte mobilité (avant la crise), la protection indemnitaire n’est pas la simple contrepartie accordée au salarié en échange de cette mobilité ; elle en constitue l’un des principaux outils. Dans les pays où cette protection est trop faible, le risque existe à l’inverse d’un enfermement dans des mobilités subies. Autrement dit, l’indemnisation du chômage constitue bien le premier facteur de sécurisation des trajectoires profes-sionnelles et la condition d’une mobilité régulée. Les évolutions enregistrées sur la

22. J. Freyssinet, « L’indemnisation du chômage en Europe. Entre l’activation des dépenses pour l’emploi et la protection des minima sociaux », in Conseil d’analyse économique, Pauvreté et exclusion, Paris, La Documentation française, 1999.

23. F. Lefresne (ed), Unemployment benefi t systems in Europe and North America: reforms and crisis, Bruxelles, IRES-ETUI, avril 2010.

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Les disparités de l’assurance chômage en Europe

Les conditions d’éligibilité sont un premier ancrage des différences. Seuls les dispositifs en vigueur en France ouvrent droit à indemnisation dès 4 mois d’affi -liation. Tous les autres systèmes étudiés requièrent au moins 6 mois (Luxembourg et Pays-Bas), 12 mois d’affi liation (majo-rité des pays) voire 15 mois au Portugal. Au Danemark et en Suède, où le régime d’assurance chômage est facultatif, il faut en outre justifi er de 12 mois (consécutifs) d’appartenance à une caisse d’assurance à la date du chômage. Les régimes britannique et irlandais n’exigent pas une durée d’affi -liation minimale mais un montant ou un nombre minimal de cotisations payées sur les deux années fi scales qui précèdent celle de la demande d’allocations.

Le montant d’indemnisation associé à l’assurance chômage est lui-même variable. Au Danemark, le montant de l’allocation chômage représente 90 % du dernier salaire soumis à cotisations sociales (en réalité donc 82 % du salaire brut) ; 80 % en Suède (les 200 premiers jours) ; 70 % aux Pays-Bas ; 60 % en Belgique (si le chômeur est chef de famille). Dans ces quatre pays, les niveaux d’indemnisation, encadrés par des minima et des maxima sont peu dispersés. En Espagne, le montant des allo-cations est de 70 % du salaire de référence au cours des six premiers mois d’alloca-tion et de 60 % au-delà. À l’exception du Royaume-Uni, de l’Irlande, de la Pologne (depuis 1992) et de la Grèce (depuis 2007), où les allocations sont forfaitaires et d’un montant peu élevé, le niveau d’indemni-sation au titre de l’assurance chômage est partout fondé sur le salaire antérieur. Le salaire brut soumis à cotisation est le seul élément qui sert de base au calcul du montant de l’indemnisation au Danemark, en Suède, France, en Italie, aux Pays-Bas et au Portugal, tandis que dans les autres dispositifs, sont également prises en compte la situation familiale (Belgique, Espagne, Suisse, Luxembourg) ainsi que la catégorie d’imposition (Allemagne).

Dans tous les systèmes concernés, il existe un plafond qui est généralement appliqué :

– soit au salaire de référence (Allemagne, Suède, Belgique, France, Pays-Bas, Suisse) ;

– soit au montant d’allocation obtenu après application du taux d’indemnisation au salaire de référence (Danemark, Espagne, Italie, Luxembourg et Portugal).

C’est clairement en France que ce plafond est le plus élevé (interdisant en cela une fonction redistributive de l’assurance chômage) : 5 642,90 €, calculé sur la base d’un salaire de référence mensuel brut plafonné à 11 092 €. Il est de 4 à 5 fois supé-rieur à celui versé, en Belgique, en Espagne, en Italie, au Portugal, ou 3 fois supérieur à celui versé en Allemagne, au Danemark ou aux Pays-Bas.

Dans plusieurs pays européens, il existe des minima d’indemnisation (Belgique, Danemark, Suède, Espagne, France, Portugal). Ce plancher d’indemnisation est déterminé par référence au montant maximal de l’allocation (Danemark), à partir d’un indicateur spécifi que (Espagne et Portugal), ou à partir d’une allocation journalière minimale (Belgique et France). En France, l’allocation minimale (810,90 € par mois) est plafonnée à 75 % du salaire de référence (salaire brut). En Belgique et en Espagne, le montant minimal de l’alloca-tion chômage varie selon la situation fami-liale de l’intéressé. En Espagne et en France, ainsi qu’en Belgique, ce montant minimal est réduit, pour les personnes qui travaillaient précédemment à temps partiel, au prorata de leur temps de travail. Au Danemark, le montant minimal est garanti aux allocataires qui justifi ent de 3 ans d’activité et d’appar-tenance à une caisse d’assurance chômage, ainsi qu’aux personnes affi liées pendant leur service militaire ou à la suite de leurs études et qui n’ont aucun salaire de référence.

Enfi n, la dégressivité existe en Italie, en Belgique, en Espagne, et en Suède depuis 2007.

Les écarts observés quant à la durée de l’indemnisation par le système contri-butif demeurent sensibles. Au Danemark, jusqu’en juillet 2010, les chômeurs pouvaient être indemnisés pendant quatre ans. Cette

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dernière décennie signalent un rétrécisse-ment, dans de nombreux pays, du champ de l’assurance chômage au profi t de l’assistance soumise à activation. Prenant appui sur l’essouffl ement des modèles construits sur la fi gure du salarié perma-nent à plein temps, les réformes à l’œuvre pourraient faire glisser progressivement vers une protection universelle réduite du risque de chômage, de moins en moins distincte de celui de pauvreté.

La réforme dite « Hartz IV », entrée en vigueur le 1er janvier 2005 (24) en Allemagne, est symptomatique de ce mouvement. Non seulement, elle ramène de 32 à 12 mois, le droit aux indem-

nités chômage, mais elle s’accompagne de la fusion d’une partie du régime d’indemnisation du chômage avec le régime général d’assistance. Le chan-gement de paradigme est ici radical : alors qu’historiquement, l’indemnisation du chômage y compris dans son volet d’assistance était liée au statut profes-sionnel, la nouvelle prestation est forfai-taire, sous condition de ressources et d’un faible montant.

Dans certains pays, des mécanismes d’extension de l’indemnisation ont été mis en place pour garantir la fonction d’amortisseur social de cette dernière (cas des États-Unis où l’État fédéral a

durée a été réduite de moitié depuis. Le Royaume-Uni est, avec l’Italie, le pays où la durée de perception des prestations de chômage sans condition de ressources est la plus courte : 6 mois Outre-Manche, et 8 mois en Italie (12 mois si l’allocataire a 50 ans ou plus). À l’exception de la Belgique où la période d’indemnisation peut être illimitée, les autres systèmes prévoient des durées d’indemnisation variables selon la durée d’affi liation antérieure et, parfois aussi, selon l’âge de l’allocataire. Ainsi par exemple, aux Pays-Bas, la durée d’indemni-sation varie entre 3 et 38 mois en fonction de l’ancienneté sur le marché du travail. Le demandeur d’emploi doit avoir exercé une activité pendant 26 semaines dans les 36 semaines précédant son inscription au chômage pour ouvrir ses droits sur une durée de trois mois. En revanche, le régime néerlandais exige 38 ans d’activité antérieure pour ouvrir droit à la durée d’indemnisa-tion maximale, égale à 38 mois. De même, le dispositif espagnol offre quatre mois d’indemnisation pour 12 mois d’affi liation

mais exige 66 mois d’affi liation pour ouvrir droit pendant 22 mois, et 72 mois d’affi -liation pour ouvrir droit pendant 24 mois, quel que soit l’âge de l’intéressé. Une part importante des systèmes européens ajoute à l’ouverture des droits, des conditions d’âge. Ainsi, le système portugais offre 24 mois d’indemnisation après 18 mois d’affi liation, mais seulement aux allocataires âgés de 40 ans ou plus (30 mois pour ceux âgés de 45 ans ou plus). C’est en France, au Portugal et en Belgique que les demandeurs d’emploi les plus âgés peuvent bénéfi cier de durées d’indemnisation supérieures ou égales à 3 ans. En Allemagne, la durée des droits varie selon la période d’affi liation accomplie, dans la limite de 12 mois pour les demandeurs d’emploi âgés de moins de 50 ans, de 15 mois à partir de 50 ans, de 18 mois à partir de 55 ans, et de 24 mois à partir de 58 ans, les durées d’indemnisation étant soumises pour chaque tranche d’âge à des durées d’affi liation.

Florence Lefresne

24. Il s’agit du quatrième volet, adopté le 24 décembre 2003, de la série des « lois Hartz » du nom du membre du directoire de Volkswagen, Peter Hartz, consacrées au traitement du chômage. Il a été à l’origine d’un vif débat politique et d’un jugement du tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, le 9 février 2010, au sujet du mode de calcul des forfaits versés aux bénéfi ciaires du revenu de substitution prévu par cette loi. Cf. Isabelle Bourgeois, Arrêt de Karlsruhe à propos de Hartz IV : une loi conforme mais perfectible, CIRAC, working paper 20/2010. Cf. http://www.cirac.u-cergy.fr/colloques_etudes_wp/wp20.pdf. Et Brigitte Lestrade, Les réformes sociales Hartz IV à l’heure de la rigueur en Allemagne, Institut français des relations internationales, note du CERFA n° 75, juin 2010, cf. http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6090. (NDLR)

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allongé les durées d’indemnisation, mais le montant de la prestation reste faible). Dans d’autres, de plus en plus nombreux, les dispositifs indemnitaires sont intégrés dans des plans d’austérité mis en œuvre au sein de l’Union européenne. En mai 2010, le Danemark réduit de quatre à deux ans la durée maximale d’indemnisation du chômage, jusque-là une des plus longues au monde, dans le cadre d’un accord incluant l’extrême droite sur un vaste plan d’ajus-tement budgétaire. Le modèle de fl exicu-rité en sort nettement affaibli. Le montant de l’allocation chômage se voit réduit en Allemagne, en Roumanie, en Irlande, et devient dégressif en République tchèque. L’Espagne supprime, à partir de février 2011, l’allocation chômage de longue durée (426 euros par mois). La raréfac-tion de l’emploi n’exclut pas la montée des pratiques de workfare. C’est ainsi que dans le cadre d’un Livre blanc du secré-taire d’État au Travail et aux Retraites, Iain Duncan Smith, qui suscite la controverse, les chômeurs britanniques pourraient

être contraints de travailler un minimum de 30 heures hebdomadaires, pendant un mois, au profi t de la collectivité. S’ils refusaient, ils perdraient leur allocation pendant trois mois. Lorsque les systèmes ont été jusqu’à présent épargnés par les ajustements budgétaires, la crise n’en imprime pas moins sa marque. En France, c’est un million de chômeurs qui se trou-vaient en situation de fi n de droits (fi n d’ARE) en décembre 2010, dont 360 000 ne sont éligibles ni à l’ASS ni au RSA.

Au total, les disparités entre pays et entre catégories d’actifs demeurent impor-tantes quant à la qualité de la couverture du risque de chômage. Toutefois, la crise et les politiques budgétaires qui l’accom-pagnent viennent partout peser sur la fonction de sécurisation des trajectoires individuelles exercée par les systèmes indemnitaires, notamment pour les popu-lations les plus fragiles (jeunes, précaires, faiblement qualifi és, chômeurs de longue durée).

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Vers une nouvelle organisation des marchés de l’électricitéEVENS SALIES (1),chargé d’études à l’Observatoire français des conjonctures économiques

La loi de nouvelle organisation des marchés de l’électricité (NOME) (2) s’inscrit dans le prolongement du processus d’ouverture à la concur-rence du secteur européen de l’énergie électrique engagé par les États membres de l’Union européenne en 1996. Cette nouvelle loi, qui modifi e et complète celle de février 2000 (3), est notamment une réponse du Gouvernement à la mise en cause par les autorités européennes de la compatibilité des tarifs réglementés français avec le droit de l’Union européenne et, plus généralement, de la confi gura-tion du secteur français qui bloquerait le développement de la concur-rence. C’est en réalité EDF qui est visée avec cette loi, car, du fait de sa situation historique, l’entreprise produit plus de 85 % de l’électricité et sert la quasi-totalité des clients de la France métropolitaine. Sur le marché des petits professionnels ouvert le 1er juillet 2004 (seuls 7 % d’entre eux avaient quitté leur entreprise historique d’électricité trois ans plus tard), puis sur le marché résidentiel (les particuliers) ouvert le 1er juillet 2007 (environ 5 % étaient en 2010 servis par des fournisseurs alternatifs), peu de clients semblent vouloir passer à la concurrence, ce qui était prévisible (4).

1. Je remercie Olivier Brie, directeur de la société Ubinode, Marc-Kévin Codognet, consultant à l’Association pour l’Expertise des Concessions, Marcelo Saguan, consultant chez Microeconomix et Philippe Vassilopoulos, économiste à CERA pour leurs commentaires sur les enjeux économiques de la loi de NOME. Les idées défendues dans cet article n’engagent ni ces personnes, ni l’OFCE.

2. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation des marchés de l’électricité.3. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.4. C’est ce que nous avions conjecturé en mai 2007 dans une interview pour Reuters édition – UK, « Analysis French way of open power and gas

market », quand nous annoncions que 5 % au maximum des clients résidentiels quitteraient leur fournisseur historique, que 75 % des clients d’EDF ne changeraient pas de fournisseurs, 20 % iraient chez GDF, et les 5 % restants se répartiraient entre les fournisseurs alternatifs, cf. http://uk.reuters.com/article/idUKL1841002720070518.

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POURQUOI UNE NOUVELLE LOI ?

Malgré ce constat, le Gouvernement poursuit, par le biais de la loi de NOME, l’ouverture à plus de concurrence. Notons qu’aucun bénéfi ce attendu de cette loi pour les consommateurs n’a été mesuré dans la confi guration actuelle. Pourtant c’est bien l’argument d’un gain pour le consommateur fi nal apporté par une plus grande concurrence entre l’en-semble des fournisseurs qui fut utilisé par le Gouvernement pour soutenir son projet. Après plusieurs essais infructueux de régulation de l’aval (les marchés de détail) (5), la stratégie adoptée dans la loi de NOME pour instaurer une concur-rence sur le secteur consiste à faciliter l’entrée des fournisseurs en amont (la production). Il s’agit de garantir à l’en-semble des consommateurs le béné-fi ce de l’investissement réalisé dans le nucléaire et de permettre la mise en œuvre de la concurrence là où elle peut le plus susciter l’innovation. D’une part, cette solution est conforme au point de vue dominant en économie sur la libérali-sation dans le secteur de l’électricité, qui soutient que la concurrence en aval est possible si elle existe d’abord en amont. D’autre part, elle pose la question de la causalité entre concurrence et innova-tion. Or, à la lumière des expériences française et étrangères, l’existence de coûts de migration importants en aval rend diffi cile la présence d’une concur-rence effective en prix, non seulement en aval mais aussi en amont – que les tarifs réglementés soient maintenus ou pas.

L’ouverture à la concurrence du secteur de l’énergie électrique rencontre un certain

5. Il s’agit, par exemple, de l’introduction en 2006 des tarifs réglementés transitoires d’ajustement au marché (TaRTAM) pour les clients industriels, et de la possibilité pour les clients non-industriels de revenir aux tarifs réglementés (la réversibilité), cf. http://www.senat.fr/rap/l09-323/l09-3235.html.

6. Alterna, Direct Energie, EDF, Gaz Electricité de Grenoble, GDF DolceVita, Enercoop, Energies Strasbourg, Lampiris, Planète Oui, proxelia, Poweo.7. Lors des pics de consommation d’électricité (grands froids par exemple), la stratégie d’effacement consiste à proposer à certains consommateurs,

industriels ou particuliers, de « s’effacer », c’est-à-dire de suspendre leur consommation moyennant un tarif réduit. Les industries peuvent mettre certaines usines en veille ou s’appuyer sur des groupes électrogènes. (NDLR)

nombre d’obstacles. Ainsi, la majorité des consommateurs non industriels anticipe des coûts de migration, c’est-à-dire des frais de changement de fournisseur, qui freinent le développement de la concur-rence. Lorsque la loi de NOME cherche à améliorer les conditions de concurrence en autorisant les fournisseurs alterna-tifs à avoir un plus large accès à l’élec-tricité nucléaire d’EDF à un prix régulé, elle ignore le poids des coûts de migra-tion qui rendent caduque toute stratégie de concurrence en prix. Le sacrifi ce que représente alors une bataille en prix entre fournisseurs est trop important en termes de rentabilité économique pour que la concurrence puisse se développer. Dans ces conditions, un nouvel entrant dans le secteur a plutôt intérêt à s’insérer dans l’activité de production avant de décider d’intégrer celle de fourniture. C’est pour-quoi il n’existe que très peu d’entreprises fournissant uniquement de l’électricité, et une dizaine seulement s’adressent aux ménages (6). Dans le cadre d’une concur-rence en prix, comme celle qu’on a pu observer au Royaume-Uni, seul un four-nisseur comme GDF SUEZ peut tirer son épingle du jeu en proposant des offres duales (biénergie), auxquelles EDF répond en mettant à disposition du gaz en plus de l’électricité (l’offre DolceVita) pour ne pas perdre trop de clients.

Mais la loi de NOME introduit égale-ment un marché des capacités d’efface-ment (7) de consommation qui, en incitant à l’innovation, semble être le seul moyen à la disposition des fournisseurs alterna-tifs pour concurrencer les fournisseurs historiques. Cette solution est à privi-légier car elle est créatrice de valeurs,

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puisqu’elle répond à un réel besoin, celui d’économiser les ressources énergétiques.

UNE ORGANISATION DES MARCHÉS DE L’ÉLECTRICITÉ CRITIQUÉE

Devant la réticence des clients industriels à quitter les fournisseurs historiques, et parce que les consommateurs qui en avaient choisi de nouveaux souffraient de l’augmentation du prix de l’énergie depuis 2003 résultant de la hausse du prix des sources d’énergies fossiles, la loi du 7 décembre 2006 (8) institua le tarif régle-menté transitoire d’ajustement au marché (TaRTAM). Aujourd’hui, le TaRTAM fait partie des caractéristiques du secteur de l’électricité français qui sont dans la ligne de mire de la Commission européenne (CE). Celle-ci considère notamment que son niveau est bas relativement aux prix du marché libre (il ne couvre à peu près que le coût de la production électronu-cléaire, soit essentiellement de la base) (9).

Dès 2006, la CE a initié, à l’encontre de la France, deux procédures, l’une vis-à-vis des tarifs réglementés, l’autre vis-à-vis notamment du TaRTAM offert par les four-nisseurs historiques aux moyens et gros consommateurs (sites de puissance supé-rieure ou égale à 36 kVA) (10). En effet, ceux qui n’ont pas changé de fournisseur profi tent de prix plafonnés (le TaRTAM ne peut dépasser les tarifs réglementés de plus de 25 %), en moyenne plus bas que ceux du marché libre (11). Selon la CE, ce décalage entre prix réglementés (hors

ceux de première nécessité) et prix libres, sans lien avec une obligation de service public, ne permet pas le développement de la concurrence. Ces procédures sont en suspens dans l’attente de la mise en œuvre de la loi de NOME.

Bien qu’elle ne constitue pas une atteinte au droit européen, la concentration dans l’activité de production reste une spécifi -cité française souvent critiquée. En effet, EDF n’a jamais été contrainte de vendre une part signifi cative de ses moyens de production – elle reste propriétaire de la totalité des cinquante-huit réacteurs nucléaires –, à la différence de ce qui s’est passé au Royaume-Uni en 1991, lors de la privatisation du secteur de l’électricité. Le duopole National Power et Powergen avait ainsi été contraint de revendre une partie de ses capacités de production à des producteurs indépendants. En termes économiques, la concurrence potentielle dans l’activité de production peut être évaluée selon son degré de « contesta-bilité ». On peut dire que la conserva-tion par EDF des activités de production électronucléaire et hydroélectrique n’est pas contestable, du fait principalement de coûts d’installation fi xes et élevés à l’entrée, mais également d’un parc saturé en ce qui concerne l’hydroélectricité. En revanche, c’est l’activité de production de semi-base, dans laquelle sont entrés des producteurs dotés de centrales à gaz à cycle combiné (CGCC) de puissance pouvant descendre jusqu’à 100MW qui peut être considérée comme discutable car la puissance cumulée installée y est relativement petite, de l’ordre de 80 GW.

8. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.9. On appelle moyen de production de « base », les centrales mobilisées toute l’année, hors périodes de maintenance. En France métropolitaine, il s’agit

essentiellement des centrales thermiques, nucléaires, hydrauliques « au fi l de l’eau », et dans une moindre mesure de celles alimentées en ressources renouvelables de type biomasse, éolien… La « semi-base » comprend les centrales ne fonctionnant qu’entre 30 % et 60 % du temps sur une année : thermiques classiques (gaz, gaz à cycle combiné, charbon). Pour la production en « pointe » (quelques centaines d’heures sur l’année) et « ultra-pointe » (une centaine d’heures au plus), on fait appel à des centrales à combustion (fi oul y compris), mais aussi la production en éclusée.

10. 1 kilovoltampère (kVA) correspond à 1 kilowatt (kW).11. Concernant le TaRTAM, il s’agit d’une procédure d’examen au titre des aides d’État (cf. l’étude d’impact, p. 9, en annexe au Projet de loi n° 2451

de NOME du 14 avril 2010). La CE a également ouvert une enquête à l’encontre d’EDF pour abus de position dominante dans l’établissement des contrats avec certains gros clients. Ces contrats créeraient des barrières à l’entrée et à l’expansion des fournisseurs alternatifs.

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Le degré de contestabilité s’évalue égale-ment en regard des prix que les concur-rents peuvent pratiquer. Avec les prix réglementés en vigueur sur le segment des clients résidentiels, aucune entreprise uniquement fournisseur n’est arrivée à concurrencer EDF tout en étant rentable. En résumé, c’est seulement sur une petite partie de l’activité de production de l’électricité, celle de pointe, que la concur-rence pourrait être effective. Néanmoins, la loi de NOME lève la barrière à l’en-trée dans la partie non contestable du marché (essentiellement la production électronucléaire).

CONTENU ET CONSÉQUENCES DE LA LOI DE NOME

Les transformations induites par la nouvelle loi

Devant cette remise en cause de la compa-tibilité du dispositif tarifaire français avec le droit de l’Union européenne, le Gouverne-ment a chargé la Commission sur l’organi-sation du marché de l’électricité, présidée par Paul Champsaur, d’étudier la question. Son rapport lui a été remis le 24 avril 2009 et envisageait plusieurs pistes pour répondre à l’injonction européenne (12). Le projet de loi de NOME d’avril 2010 est en partie issu de ce rapport et de la transposition de la directive électricité 2003/54 (13) (abrogée par la directive 2009/72 (14)) qui rendait la totalité des consommateurs éligibles aux offres de

marché. Ce rapport prévoit deux possibi-lités pour rendre les marchés de gros et de détail plus concurrentiels, soit relever – voire supprimer – les tarifs réglementés, soit permettre l’accès à la ressource bon marché qu’est l’accès partiel à l’énergie nucléaire, tout en maintenant les tarifs réglementés pour les petits clients.Cette seconde approche a été choisie avec l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH), à hauteur de 25 % de sa capacité totale. L’État, plutôt que d’accepter le jeu du marché européen, a donc choisi une position plus protectrice pour le consommateur à travers la loi de NOME. Sans quoi, les prix de l’électri-cité auraient immédiatement augmenté, puisque le prix de l’électricité issue des centrales à gaz à cycle combiné (CGCC) est celui autour duquel s’établit le prix de l’électricité qui transite notamment entre la France et l’Allemagne durant les pointes de consommation. Celui-ci avoisine les 50 euros/MWh, comparé au prix de la base la plus proche des 40 euros.À propos des tarifs réglementés, le texte se borne à confi er au Gouvernement le soin de fi xer celui de l’ARENH, en continuité avec le TaRTAM, afi n d’éviter une discon-tinuité tarifaire par rapport au système actuel. Néanmoins, ce prix évoluera par la suite pour être fi xé par l’addition de l’ensemble des coûts complets (15). Le prix de l’ARENH devrait être fi xé à un niveau assez bas – pour que les fournis-seurs alternatifs n’accaparent pas la rente nucléaire – qui devrait tourner autour de 42 euros le Mwh (16). Ce prix est, aux

12. Rapport de la Commission sur l’organisation du marché de l’électricité présidée par Paul Champsaur, remis le 24 avril 2009.13. Directive 2003/54 CE du Parlement et du Conseil du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et

abrogeant la directive 96/92/CE, JOCE L 176 du 15 juillet 2003.14. Directive 2009/72/CE du Parlement et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché de l’électricité et abrogeant

la directive 2003/54, JOUE L 211 du 14 août 2009.15. Notamment les investissements d’allongement de durée de vie des centrales existantes, le traitement des déchets et le démantèlement du parc, mais

pas le fi nancement de son renouvellement qui, lui, sera examiné dans cinq ans.16. La rente nucléaire est grosso modo la marge qui reviendrait à EDF si l’entreprise vendait l’électricité électronucléaire au prix plus élevé des autres

modes de production (thermique classique). En effet, l’intégration entre les marchés français et ceux des pays voisins est telle qu’à certains moments de l’année, lorsque la production électronucléaire est insuffi sante pour servir la demande de ses clients, EDF bénéfi cie d’une rente qui est due à la rareté relative du parc de production nucléaire. Cette rente est transférée aux ménages au moyen des tarifs réglementés (cf. D. Spector, Faut-il désespérer du marché ?, CEPREMAP, éditions ENS Rue d’ULM, janvier 2007).

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dires de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) (17) comme des concur-rents d’EDF, trop élevé par rapport aux 35 euros environ le MWh, prix auquel

la branche commerciale d’EDF achète en interne son électricité à la branche production de l’entreprise. Concernant les prix de détail, les tarifs réglementés

17. La Commission de régulation de l’énergie est une autorité administrative indépendante chargée de veiller au bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz en France.

Un agent Réseau de transport de l’électricité (RTE), le 30 mai 2007, à Pierre-Bénite.

Loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME)

Afi n d’assurer la liberté de choix du fournis-seur d’électricité tout en faisant bénéfi cier l’attractivité du territoire et l’ensemble des consommateurs de la compétitivité du parc électronucléaire français, il est mis en place à titre transitoire un accès régulé et limité à l’électricité nucléaire historique, produite par les centrales nucléaires mentionnées (…), ouvert à tous les opérateurs fournis-sant des consommateurs fi nals résidant sur

le territoire métropolitain continental ou des gestionnaires de réseaux pour leurs pertes, à des conditions économiques équi-valentes à celles résultant pour Électricité de France de l’utilisation de ses centrales nucléaires mentionnées (…).

Extrait de l’article 1 de la loi n° 2010-1488 de NOME.

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18. Pour de la fourniture d’électricité en basse tension, le tarif bleu correspond aux puissances souscrites entre 3 et 36 kilo-volt-ampères (kVA) et le tarif jaune aux puissances souscrites entre 36 et 250 kVA. Pour de la fourniture d’électricité en haute tension, le tarif vert s’applique aux puissances souscrites supérieures à 250 kVA.

19. Les services d’intérêt économique général désignent les activités de service commercial remplissant des missions d’intérêt général, et soumises de ce fait par les États membres à des obligations spécifi ques de service public. C’est le cas en particulier des services en réseaux de transport, d’énergie, de communication.

20. Une discussion plus détaillée sur le sous-investissement se trouve dans E. Salies, L. Kiesling, M. Giberson, « L’électricité est-elle un bien public ? », Revue de l’OFCE, n° 101, pp. 399-420, 2007 ; voir également F. Marty, « La sécurité d’approvisionnement électrique », Revue de l’OFCE, n° 101, pp. 421-452.

« bleus (18) » sont modifi és mais péren-nisés pour les petits consommateurs, au titre des services d’intérêt économique général (19). Pour les moyens et gros consommateurs qui ne seront pas passés aux offres libres fi n 2015 (i.e. ceux n’ayant pas exercé leur éligibilité), la loi de NOME annonce la disparition des tarifs « vert » et « jaune » pour cette date. Ces derniers devraient être progressivement modifi és d’ici là afi n de les rendre cohérents avec le prix de l’ARENH. En ce qui concerne l’Outre-mer et la Corse, qui dérogent aux normes européenne et nationale en tant que zones non interconnectées, les tarifs réglementés sont maintenus pour toutes les catégories de consommateurs.

La nouvelle loi introduit également un marché de garanties de capacités de production et d’effacement pour l’électricité produite en pointe.

Concernant le marché de capacité de production, il s’agit désormais de rému-nérer les centrales de pointe, non seulement lorsqu’elles produisent, mais aussi lorsqu’elles sont disponibles pour produire davantage. Concrètement, les fournisseurs d’électricité devront apporter la garantie qu’ils ont à leur disposition la capacité de production (ou qu’ils ont acheté la quantité d’électricité correspondante) leur permettant de couvrir la demande de pointe de leurs clients. Ainsi, les fournisseurs alternatifs ne se reposeront plus sur une garantie de fourniture implicite de l’opérateur histo-rique, EDF. Il faut savoir qu’avant la loi de NOME, les centrales étaient rémuné-rées quand elles produisaient l’électricité (on parle de marché energy only). Cette

approche du marché n’est pas favorable à l’investissement en capacités de pointe qui ne sont rémunérées qu’une partie de la journée ou de l’année. Et encore moins propice pour les capacités dites d’ultra pointe qui ne sont sollicitées que très rarement, et ce, de manière aléatoire. On peut ajouter que dans le cas d’un marché de gros décentralisé, la dimension « bien public » de ces capacités de pointe renforce le problème de sous-investisse-ment. En effet, un fournisseur qui se dote-rait de ce type de capacité de production en fait profi ter tous les clients connectés (y compris ceux des fournisseurs concur-rents), aucun d’entre eux ne pouvant être exclu du réseau électrique (20). Un autre facteur de sous-investissement serait le prix trop bas de l’électricité vendue durant les périodes d’ultra pointe, qui est d’ailleurs plafonné.

Concernant la rémunération des capa-cités d’effacement de la demande, elle constitue, selon nous, le principal apport de la loi de NOME, en phase avec l’objectif de maîtrise de la demande d’énergie. La loi de NOME prévoit aussi une rémuné-ration des fournisseurs pour les quantités d’électricité qui ne seront pas produites. Mais le système de rémunération de ces « negawatts » reste encore à déterminer. Comme pour la garantie de capacités de production de pointe, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité (RTE) organisera un appel d’offre pour mettre en œuvre ces capacités d’effacement (volume, prix, etc.) additionnelles sur une durée de trois ans, jusqu’à la mise en œuvre du marché de capacité. Cela afi n de laisser aux investisseurs le temps de les

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développer. Enfi n, ces capacités pourront s’échanger par le biais de certifi cats.

L’introduction d’un marché de capacités de production et d’effacement apparaît donc comme une bonne solution permettant de renforcer la sécurité d’approvisionnement en électricité en France continentale.

D’autres points de cette loi méritent d’être cités : diminution du délai de trans-fert de compte lors du changement de fournisseur, qui ne peut excéder 21 jours à compter de la demande du client, accès gratuit du consommateur à ses données de consommation. La réversibilité (le retour vers les tarifs réglementés) est maintenue. Elle est étendue aux ménages souscrivant à une offre gaz, ce qui est logique du fait de l’existence d’offres duales. La loi donne également un pouvoir accru à la CRE qui fi xera le prix de l’ARENH et observera les marges des fournisseurs spécialisés dans l’achat et la revente d’électricité (y compris, bien sûr, l’opérateur historique) afi n de les sanctionner en cas de marges exorbitantes. Enfi n, les taxes locales sur l’électricité (communales et dépar-tementales) sont mises en conformité avec le droit européen. Elles ne sont plus assises sur la facture en euros mais sur la consommation en MWh.

Les limites de la loi

Pour le député Jean Dionis du Séjour, Nouveau Centre, la loi de NOME aurait dû intégrer les réfl exions de la Commission Champsaur sur l’électricité produite en base et en pointe, notamment le fait que, selon la diversité énergétique française,

la production en base est non seulement composée du nucléaire, mais aussi de l’hydraulique au fi l de l’eau (21). Or la loi ne considère pas cette dernière produc-tion comme faisant partie de la base. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne parle plus d’accès régulé à la base, mais d’ARENH. Pour le député François Brottes, du groupe d’opposition Socialiste, radical, citoyen et divers gauche (SRC), il est aussi regrettable que le texte ne contienne pas plus de référence au paquet « énergie climat » (22) ou aux lois Grenelle 1 et 2 (23), alors que la notion de capacités d’effacement leur est étroitement liée. Or c’est bien dans ce domaine que résident des marges importantes pour les fournis-seurs alternatifs puisque toute l’énergie économisée représentera autant d’inves-tissements productifs en moins à réaliser. Il aurait par exemple été souhaitable que soit fi xé un objectif chiffré de capacités d’effacement à atteindre, c’est-à-dire en termes de réduction de la consommation d’électricité. Un autre élément manquant – pourtant crucial – concerne les garanties de maîtrise publique du nucléaire.

Un frein structurel : les coûts de migration

Le principal frein au développement de la concurrence dans le secteur de l’énergie électrique est l’anticipation par la majorité des consommateurs des coûts naturels de migration. Les consommateurs ne se sentent pas en sécurité dans leur décision de changer de fournisseur. Si on en juge par ce qui s’est d’abord passé sur le segment

21. On peut retrouver cette suggestion dans le compte rendu intégral du débat à l’Assemblée nationale, XIIIe législature, deuxième séance du mardi 8 juin 2010. Notons que le rapport « Champsaur » affi rme que « l’électricité de base [est] typiquement produite par des centrales nucléaires et hydroélectriques au fi l de l’eau fonctionnant en permanence » (page 4, paragraphe 6).

22. Cette suggestion apparaît également dans le même débat du mardi 8 juin 2010. Rappelons que le paquet climat-énergie, adopté par le Conseil euro-péen le 12 décembre 2008, compte parmi ses principaux objectifs la réduction de 20 % des émissions de CO2 d’ici 2020 et le développement des énergies renouvelables comptant pour 20 % de la consommation totale d’énergie. (NDLR)

23. Respectivement loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement et loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement.

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des petits professionnels, puis sur celui des résidentiels, peu de clients attachent de l’importance à ce changement. D’après une étude publiée en décembre 2007 par l’institut de sondage LH2 (24), pour un tiers des ménages, le changement de fournisseurs a été coûteux et, pour 41 % des clients sans gaz, il n’était pas possible de revenir chez EDF après avoir souscrit une offre de marché auprès d’un fournis-seur alternatif. D’ailleurs, 15 % seulement des clients affi rmaient connaître la marche à suivre pour changer de fournisseur (25 % selon la même enquête réalisée en septembre 2010). Malgré l’existence de sites comparateurs des prix des fournis-seurs d’électricité depuis 2008, et bien que deux tiers des ménages se disaient prêts à les utiliser, ces derniers ne semblent pas vouloir passer à la concurrence.

A-t-on vraiment répondu à la question de fond : pourquoi les consommateurs devraient-ils quitter les fournisseurs histo-riques (essentiellement EDF) ? Rappelons que quatre mois après l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz, la grande majorité d’entre eux indiquaient, dans l’étude susmentionnée, être satisfaits de leur fournisseur actuel. À la vue des taux de migration chez les clients non résiden-tiels, il était facile d’anticiper cette situa-tion dans la mesure où l’on a pu constater partout que l’inertie est inversement proportionnelle à la taille des clients. Alors que 7 % des clients d’EDF avaient déclaré dans cette enquête leur intention de « swit-cher (25) » dans les six mois à venir, c’est-à-dire au plus tard le 30 juin 2008, à cette date, la part de marché des fournisseurs alternatifs ne dépassait pas 1 %. Bien sûr, certains rétorqueront que si ces taux sont

faibles, c’est parce qu’un avantage de taille est accordé à EDF par le biais des tarifs réglementés jugés bas. Il semble donc que le Gouvernement ait sous-estimé les coûts subis par les ménages en cas de change-ment de fournisseur. Ce qui importe, c’est le différentiel entre les tarifs du fournis-seur historique et ceux des fournisseurs alternatifs en tenant compte de la surcote liée aux coûts de migration anticipés par les clients.

Ces coûts sont multiples et représentent une charge pour le ménage suffi samment élevée pour expliquer la stérilité de tout projet d’accroître la liberté de choix des consommateurs par une concurrence en prix entre fournisseurs (26). Comment les nouveaux entrants vont-ils alors gagner des parts de marché ? Pour détacher les clients des entreprises historiques, ils sont obligés d’offrir des ristournes généreuses ou de différencier leurs offres (en ajoutant une offre gaz à l’électricité, par exemple). Mais le sacrifi ce en termes de marge que ces nouveaux entrants doivent supporter pour compenser les coûts de migration mine leur rentabilité, en dehors de GDF SUEZ, verticalement intégré dans les marchés du gaz.

Les effets attendus de la loi de NOME sur le consommateur

La plupart des consommateurs craignent une augmentation des prix de l’électricité. On a même pu entendre dans les débats à l’Assemblée nationale que le projet de loi de NOME allait être responsable de

24. Cette étude, datée de décembre 2007, « L’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz pour les clients résidentiels », faite par LH2 pour la CRE est disponible en ligne, cf. http://www.cre.fr/fr/marches/etudes.

25. Trad : changer.26. E. Salies, K. Chakir, « Je pense, donc je switche ? », Les Échos, n° 19 813, 12 décembre 2006.27. Selon les propos de Daniel Paul, député du groupe « Gauche démocrate et républicaine », dans le compte rendu intégral du débat à l’Assemblée

nationale, XIIIe législature, deuxième séance du mardi 8 juin 2010.

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Éclairages

l’augmentation prochaine des prix de l’électricité (27). En fait, certains prix n’ont pas attendu la loi de NOME pour grimper. Pour un niveau de consommation médian de 3 000 kWh (soit hors chauffage, eau chaude et cuisson) et une puissance installée de 6 kVA, avec les nouveaux tarifs réglementés d’août 2010, un ménage au tarif de base verra déjà sa facture augmenter de 3,11 % sur la période août 2010-août 2011 par rapport à août 2009-août 2010. Cette augmentation est de 4,71 % dans le cas d’un tarif heures creuses-heures pleines (HC-HP) (28). En outre, les moyens et gros consommateurs peuvent craindre une augmentation des prix avec la disparition à moyen terme des tarifs réglementés (29). Tout d’abord parce que la concurrence n’implique pas nécessairement des prix plus bas. Sa vertu est plutôt de faire en sorte que les prix fi naux refl ètent les coûts, comme on a pu l’observer au Royaume-Uni, avec une augmentation d’environ 20 %, chez tous les fournisseurs, sur la période octobre 2001 – septembre 2003, suite à l’augmentation du prix du gaz. Pour citer Marcel Boiteux, ancien directeur général d’EDF, plus connu du public depuis quelques années pour ses interventions sur l’ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité, « le problème n’est plus de faire baisser les prix, mais d’accepter ou non de les laisser monter pour s’aligner sur ceux du marché libre : on avait ouvert l’électricité à la concurrence pour faire baisser les prix et il faudrait aujourd’hui les élever pour permettre la concurrence ! » (30).

Toutefois, on peut s’attendre à un peu plus de concurrence sur le segment des moyens et gros consommateurs dès 2016 après la

disparition prévue des tarifs réglementés verts et jaunes. En effet, EDF, en conservant la majorité des ménages qu’elle continuera à servir à des prix réglementés bas, dispo-sera de moins de marge de manœuvre que les fournisseurs s’adressant aux segments les plus rentables. L’ARENH ne représentera cependant qu’une partie de la consommation du client, qui devra être complétée par de la production en pointe dont le prix est incertain. Le prix de l’ARENH varie donc fortement selon les hypothèses que l’on formule sur celui de la pointe (31). À moyen terme, la variance est encore plus grande, car tout dépend de la méthode de valorisation des inves-tissements effectués dans le parc nucléaire et de l’hypothèse relative aux coûts de prolongation des centrales.

En revanche, sur le segment des ménages, comment feront les concurrents d’EDF, qui achèteront l’électricité à 42 euros, et qui seront tenus de concurrencer EDF ? En raison des coûts de migration (tels ceux inhérents à la recherche de fournis-seurs alternatifs et de leurs prix), même une différence sur l’année de quelques dizaines d’euros ne sera pas suffi sante pour concurrencer l’opérateur historique. L’existence d’offres biénergie ne poussera pas nécessairement à changer de fournis-seur car toute offre biénergie comprend au moins une des deux énergies aux prix de marché (ainsi un client d’EDF qui sous-crit ce type d’offre aura le gaz au prix de marché), ce qui peut être dissuasif. Sur ce segment, des mesures drastiques pourraient être prises, comme la migra-tion forcée d’une fraction des clients. On pourrait imaginer, comme cela fut fait aux États-Unis dans l’État de Géorgie

28. Tous les ménages ne sont pas logés à la même enseigne car les abonnés au tarif heure creuse – heure pleine à 9kVA, et dont la consommation est inférieure à 5 600 kWh, verront leur facture baisser.

29. La disparition du TaRTAM pour les clients industriels sera effective dès la date de mise en place du dispositif d’ARENH.30. Interview de Marcel Boiteux, « Prix de l’électricité : les augmenter pour permettre la concurrence ? », publiée le 9 juin 2010 sur le site Easybourse.

com, cf. http://www.easybourse.com/bourse/services/interview/1921/marcel-boiteux-edf.html.31. Cette assertion tirée du discours du député du groupe UMP, Serge Poignant, fi gure dans le compte rendu intégral du débat à l’Assemblée nationale,

XIIIe législature, deuxième séance du mardi 23 novembre 2010.

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en 1999, que le régulateur soutienne la concurrence dans le marché résidentiel de l’électricité en assignant une fraction des clients du monopole historique à ses concurrents ! Ce genre de solution n’est pas satisfaisant au sens économique du terme, l’effi cacité ne pouvant être atteinte que si la migration est volontaire, car c’est le seul moyen d’être sûr que celle-ci n’en-traîne pas de désutilité nette chez celui qui migre. On peut supposer que si la majo-rité politique actuelle demeure en place, elle pourrait proposer la suppression des tarifs réglementés.

Notons enfi n que, depuis plusieurs années, les débats traitent du partage de la rente nucléaire. Comme le souligne Marcel Boiteux (32), chaque fois que les prix du marché européen s’élèvent au niveau des coûts de combustible des centrales à charbon allemandes une marge bénéfi -ciaire se dégage pour EDF. La disparition éventuelle de l’ensemble des tarifs régle-mentés profi terait ainsi à l’État, actionnaire d’EDF à 85 %. Pour que cette rente dispa-raisse, il faudrait que de nouveaux inves-tissements en capacités électronucléaires soient réalisés, non seulement par EDF, mais aussi par les producteurs indépen-dants et, comme le souhaitent les rédac-teurs de la loi de NOME, par les fournis-seurs. Ce type d’investissements – qui par ailleurs rendrait l’activité de production plus contestable – ne serait possible qu’en présence d’un réseau d’interconnexions important à l’échelle européenne, qui, pour l’instant, n’existe signifi cativement qu’avec l’Allemagne. Cependant, la dimen-sion « bien public » des capacités instal-lées en pointe, ainsi que la spécifi cité que ces actifs représentent – au sens où une centrale n’a aucun autre usage que la production d’électricité –, limiteront très certainement l’investissement par les fournisseurs alternatifs.

UNE NOUVELLE FORME DE CONCURRENCE POUR LE SECTEUR FRANÇAIS DE L’ÉNERGIE ÉLECTRIQUE ?

De plus en plus d’économistes de l’énergie s’accordent sur le fait que c’est par le biais d’innovations en matière d’effacement de consommation (les compteurs intelligents par exemple) que la concurrence pourra se développer dans les marchés de l’élec-tricité. Il ne s’agit que d’une conjecture dans le cas de la France, où les marchés pour ces innovations sont naissants. Les travaux dans ce domaine suggèrent aussi que sans innovation tarifaire adaptée, l’in-troduction d’un « marché » de capacités d’effacement ne produira pas d’effet. Cet avis est partagé par les rédacteurs de la loi de NOME. Il s’agit de modifi er non seule-ment le niveau mais aussi la structure des tarifs (temps réels, par exemple).

Ainsi, la tarifi cation progressive proposée par Yves Cochet, député Europe Écologie-Les Verts à l’Assemblée nationale (33), est tout à fait pertinente comme réponse au problème de la maîtrise de la consomma-tion d’électricité, notamment en pointe. En effet, aujourd’hui, les tarifs en vigueur sont, pour la plupart, proportionnels. Pour un même tarif (standard ou HC-HP, par exemple), plus élevée est la consommation, moindre est le coût unitaire de l’électricité (c’est-à-dire le rapport entre le montant de la facture et le volume consommé). La raison en est la présence de l’abonnement dans le tarif. Comme son montant est établi en fonction, non de la consomma-tion, mais de la puissance installée, il s’agit d’un coût fi xe qui, rapporté au nombre de kilowattheures consommés, diminue avec ces derniers. Pour Yves Cochet, la tarifi cation en vigueur est une prime au gaspillage puisque le coût unitaire pour

32. Interview Marcel Boiteux, op.cit..33. Voir le compte rendu intégral du débat à l’Assemblée nationale, XIIIe législature, deuxième séance du mardi 8 juin 2010.

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Éclairages

un consommateur énergétivore diminue avec la consommation. Une solution serait par exemple de garder un tarif HC-HP qui soit progressif. Une autre solution serait de proposer un contrat au consommateur dans lequel ce dernier s’engage sur une quantité de kWh à ne pas dépasser, auquel cas il bénéfi cierait d’une ristourne (34).

Les capacités d’effacement revêtent une dimension de bien public dont devront se préoccuper les autorités de régulation. Tout investissement en capacité d’efface-ment par un fournisseur pour réduire la demande de ses clients profi te à l’ensemble des individus connectés, alors que seul ce fournisseur supporte le coût initial de cet investissement. L’intervention publique est justifi ée afi n d’éviter des comportements de passager clandestin (35) tant chez les ménages que chez les fournisseurs, qui proposeront les innovations permettant aux clients de s’effacer. Cela afi n d’éviter un sous-investissement dans ces capa-cités similaire à ce qu’on a pu observer pour les capacités de production. Il n’est donc pas étonnant de constater que le Gouvernement a choisi de couvrir le coût du projet Linky d’Électricité réseau distribution France (ERDF) par les tarifs d’utilisation des réseaux publics d’électri-cité (TURPE) (36). Il s’agit de remplacer la plupart des compteurs actuels par un compteur dit « intelligent ». Si cet équi-pement devait être payé volontairement par les ménages, son adoption serait très faible. À ce titre, nous pouvons aussi citer le cas du boîtier installé par la société Voltalis. Bien que celui-ci soit gratuit

pour le ménage, il ne concerne qu’une cinquantaine de milliers de foyers (37).

* **

Si l’objectif ultime, trop peu répété des directives européennes sur l’énergie, est la diffusion d’innovations technologiques pour garantir la sécurité d’approvisionne-ment et se diriger vers une consommation durable, pourquoi inventer des règles de régulation des prix et des quantités aussi sophistiquées, comme c’est le cas avec la loi de NOME ? Certes, il est diffi cile de défi nir de bonnes pratiques industrielles dans un secteur aussi spécifi que et vital pour la vie quotidienne des Français. Pourtant, il existe une façon de créer des espaces de liberté encore plus importants pour le consom-mateur que ceux engendrés par le simple arbitrage entre les prix des fournisseurs. Cette solution fait heureusement partie de la loi de NOME ; à savoir les capacités d’effacement. C’est en se différenciant qualitativement par des innovations maté-rielles et tarifaires, en faveur de la consom-mation durable, que les fournisseurs pour-ront essayer de capter de la clientèle. Et non en menant une guerre sur le niveau des tarifs. Cependant, le débat n’est pas clos car accepter cette idée revient à tolérer une certaine inertie dans les marchés, pour laisser aux entreprises le temps d’innover et leur permettre d’amortir les coûts de l’innovation. Le problème pour les auto-rités en charge de la concurrence et de la régulation sera alors de faire la part entre les imperfections nécessaires, comme

34. Voir E. Salies, « Penalizing consumers for saving electricity », Economics Bulletin, Vol. 30, n° 2, Vanderbilt University, 2010, pp. 1 144-1 153.35. Passager clandestin : comportement d’un individu (ménage, entreprise ou État) qui cherche à faire supporter le coût de la production d’un bien

collectif par les autres. Lorsque ce bien collectif n’est pas essentiel pour soi, chacun attend que son voisin supporte une plus grande part du coût de production de ce bien, qui peut donc ne pas être produit.

36. D’après la CRE, dans son bimensuel Décryptages de juillet-août 2010, n° 19, p. 4, le coût du déploiement généralisé des compteurs Linky se monterait à 4 milliards d’euros. Il faut cependant noter que ce compteur va permettre à ERDF, fi liale à 100 % d’EDF, d’économiser sur la main-d’œuvre qui était jusqu’à présent nécessaire pour le relevé manuel des compteurs.

37. En période de déséquilibre offre-demande, le boîtier de la société Voltalis coupe momentanément l’alimentation d’un appareil électrique (chauffage ou chauffe-eau) chez le ménage (on parle d’« effacement diffus »). Voltalis vend ces économies à RTE qui les refacture au fournisseur à l’origine du déséquilibre. Pour le ménage, la réduction de consommation se traduit par une économie sur sa facture, sans altérer le service rendu (voir Décryptages, n° 16, septembre/octobre 2009, p. 3).

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les coûts de migration délibérés chez les ménages, et celles qui sont dommageables en termes de bien-être social (clauses contractuelles qui limitent la possibi-

lité pour le client de changer de fournis-seur), plutôt que de simplement essayer de combler l’écart avec une situation pleinement concurrentielle.

Sigles

ARENH : accès régulé à l’énergie nucléaire historique

CGCC : centrales gaz à cycle combiné

ERDF : électricité réseau distribution France

HC-HP : heures creuses-heures pleines

RTE : réseau de transport de l’électricité

TaRTAM : tarif réglementé transitoire d’ajustement au marché

TURPE : tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité

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REGARDS sur l’actualité n° 368 - Février 2011

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Conseil constitutionnel et QPC : une révolution ?

Les QPC : la troisième fois est la bonne(Michel Verpeaux)

La question prioritaire de constitutionnalité : de la culture de la loi à la culture de la Constitution(David Lévy)

Le Conseil constitutionnel, Cour suprême ?(Dominique Rousseau)

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Vers une nouvelle organisation des marchés de l’électricité (Evens Salies) Directeur de la publication :

Xavier Patier

Imprimé en FranceComposition : Desk

Impression : DILADépôt légal : février 2011

DF : 2RA03680 ISSN : 0337-7091

CPPAP : 0207 B 05933

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Également dans ce numéro : La réforme de la médecine de proximité

La réduction du temps de travail : un faux débat ?

Assurance chômage : évolutions et comparaisons

Un nouveau marché de l’électricité

Conseil constitutionnel et QPC : une révolution ?

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