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Raisonnement clinique en kinésithérapie et prise en charge d'un nourrisson présentant une bronchiolite : une modélisation par l'utilisation d'une carte conceptuelle Clinical reasoning in physiotherapy and how to deal with infant bronchiolitis: Modeling using a conceptual map Delphine Guyet a,1 Christian Fausser b,2 a IFMK Fondation EFOM Boris DOLTO, laboratoire CIVIIC, université de Rouen, 118 bis rue de Javel, 75015 Paris, France b Groupe hospitalier universitaire Paris-Sud BicêtrePaul Brousse, APHP, 12, avenue Paul-Vaillant- Couturier, 94800 Villejuif, France Reçu le 30 mars 2015 ; reçu sous la forme révisée le 25 août 2015 ; accepté le 27 août 2015 MOTS CLÉS Bronchiolite Kinésithérapie Modélisation Raisonnement clinique KEYWORDS Bronchiolitis Physiotherapy Modelling Clinical reasoning 1 Doctorante. 2 Master 2 sciences de l'éducation. Auteur correspondant : D. Guyet, Groupe hospitalier universitaire, Paris Sud BicêtrePaul-Brousse, APHP, 94800 Paris, France. Adresse e-mail : [email protected] RÉSUMÉ Depuis 2002, le masseur kinésithérapeute est, réglementairement dans l'obligation de formuler un diagnostic qui, à ce jour, ne fait pas encore l'objet d'un consensus. La description de la démarche entreprise auprès du patient permet de mettre en lumière les savoirs tacites de l'agir professionnel. Que fait réellement le professionnel en situation ? Il y a toujours un décalage entre les savoirs théoriques de la pratique et la pratique, ce qui demande une formalisation des savoirs de la pratique, c'est l'objet de cet article. Après avoir donné une dénition du raisonnement clinique (RC), nous exposerons la théorie du RC médical, le modèle collaborateur des physio- thérapeutes. À partir de ce modèle, nous développerons un modèle conceptuel de raisonnement clinique MK à travers l'explication du processus de décision utilisé dans la kinésithérapie respiratoire pédiatrique lors de la prise en charge d'un bébé porteur d'une bronchiolite. Nous modéliserons ce processus à l'aide d'une carte conceptuelle. Niveau de preuve. Non adapté. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. SUMMARY Since 2002, physiotherapists have been under the regulatory obligation to formulate a diagnosis, on which, to date, there is still no consensus. A description of the approach taken with the patient can highlight the knowledge underlying professional care. What does the physiotherapist actually do in the situation? There is always a discrepancy between theoretical knowledge of practice and practice itself, and this requires formalization of knowledge of practice, which is the subject of this article. After giving a denition of clinical reasoning (CR), we explain the theory of medical CR, the model used by North American physiotherapists. From this model, we shall develop a conceptual model of CR in physiotherapy through an explanation of the decision- making process in pediatric respiratory physiotherapy for infant bronchiolitis. We shall model the process by means of a conceptual map. Level of evidence. Non-applicable. © 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Kinesither Rev 2015;15(168):4248 Savoirs / Contribution originale 42 http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2015.08.003 © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Kinesither Rev 2015;15(168):42–48Savoirs /Contribution originale

Raisonnement cliniqu

e en kinésithérapie et prise en charged'un nourrisson présentant unebronchiolite : une modélisation parl'utilisation d'une carte conceptuelle

Clinical reasoning in physiotherapy and how to deal withinfant bronchiolitis: Modeling using a conceptual map

Delphine Guyet a,1

Christian Fausser b,2

RÉSUMÉDepuis 2002, le masseur kinésithérapeute est, réun diagnostic qui, à ce jour, ne fait pas encoredémarche entreprise auprès du patient permet deprofessionnel. Que fait réellement le professionneles savoirs théoriques de la pratique et la pratiquede la pratique, c'est l'objet de cet article. Aprèsclinique (RC), nous exposerons la théorie du RCthérapeutes. À partir de cemodèle, nous développclinique MK à travers l'explication du processurespiratoire pédiatrique lors de la prise en chargmodéliserons ce processus à l'aide d'une carteNiveau de preuve. – Non adapté.© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

SUMMARYSince 2002, physiotherapists have been under theon which, to date, there is still no consensus. A decan highlight the knowledge underlying profesactually do in the situation? There is always a dpractice and practice itself, and this requires formsubject of this article. After giving a definition of clmedical CR, the model used by North Americandevelop a conceptual model of CR in physiothemaking process in pediatric respiratory physiotheprocess by means of a conceptual map.Level of evidence. – Non-applicable.© 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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aIFMK Fondation EFOM Boris DOLTO, laboratoireCIVIIC, université de Rouen, 118 bis rue de Javel,75015 Paris, FrancebGroupe hospitalier universitaire Paris-Sud Bicêtre–Paul Brousse, AP–HP, 12, avenue Paul-Vaillant-Couturier, 94800 Villejuif, France

Reçu le 30 mars 2015 ; reçu sous la forme révisée le 25

août 2015 ; accepté le 27 août 2015

MOTS CLÉSBronchioliteKinésithérapieModélisationRaisonnement clinique

KEYWORDSBronchiolitisPhysiotherapyModellingClinical reasoning

1Doctorante.2Master 2 sciences de l'éducation.

Auteur correspondant :D. Guyet,Groupe hospitalier universitaire,Paris Sud Bicêtre–Paul-Brousse,AP–HP, 94800 Paris, France.Adresse e-mail :[email protected]

glementairement dans l'obligation de formulerl'objet d'un consensus. La description de lamettre en lumière les savoirs tacites de l'agir

l en situation ? Il y a toujours un décalage entre, ce qui demande une formalisation des savoirsavoir donné une définition du raisonnementmédical, le modèle collaborateur des physio-erons unmodèle conceptuel de raisonnements de décision utilisé dans la kinésithérapiee d'un bébé porteur d'une bronchiolite. Nousconceptuelle.

regulatory obligation to formulate a diagnosis,scription of the approach taken with the patientsional care. What does the physiotherapistiscrepancy between theoretical knowledge ofalization of knowledge of practice, which is theinical reasoning (CR), we explain the theory ofphysiotherapists. From this model, we shall

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http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2015.08.003© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Raisonnement clinique en kinésithérapie et prise en charged'un nourrisson présentant une bronchiolite : unemodélisationpar l'utilisation d'une carte conceptuelle

Savoirs / Contribution originale

INTRODUCTION

Depuis 2002, le masseur kinésithérapeute (MK) est réglemen-tairement dans l'obligation de formuler un diagnostic masso-kinésithérapique qui, à ce jour, ne fait pas encore l'objet d'unconsensus de la profession [1].La description de la démarche entreprise auprès du patientpermet de mettre en lumière les savoirs tacites de l'agir pro-fessionnel. Que fait réellement le professionnel en situation ?Un décalage entre les savoirs de la pratique et les savoirs depratique [2] est toujours présent. Une formalisation des savoirsde la pratique est alors à envisager [3], c'est l'objet de cetarticle.Pour Higgs [4], le raisonnement clinique est hautementcomplexe. Pour Nendaz [5], il correspond « aux processusde pensée et de prise de décision qui permettent au cliniciende prendre les actions les plus appropriées dans un contextespécifique de résolutions de problèmes de santé ». Selon cetauteur [5], le raisonnement clinique est une « activité intellec-tuelle selon laquelle un clinicien synthétise l'information obte-nue dans une situation clinique, l'intègre à ses connaissanceset à ses expériences antérieures dans le but de les utiliser pourprendre une décision diagnostique et de prise en charge ». Lemême auteur [5] ajoute que deux grandes approches sontpossibles dans l'étude du raisonnement clinique (RC) : uneapproche descriptive qui met en avant les processus utilisésnaturellement par les cliniciens (psychologie cognitive), unedeuxième approche prescriptive appelée analyse décision-nelle qui vise à optimiser le raisonnement clinique (approcheprobabiliste). Nous privilégions ici l'approche descriptive.Vont être développés le raisonnement clinique médical, puis lemodèle conceptuel utilisé par les physiothérapeutes nord-américains avant d'aborder l'explication du processus de déci-sion utilisé dans la kinésithérapie respiratoire pédiatrique fran-çaise lors de la prise en charge d'une bronchiolite. Enfin unemodélisation de ce processus complexe sera proposée. Quelest alors le raisonnement clinique réalisé par un MK face à unnourrisson venant pour une première séance de kinésithérapierespiratoire pédiatrique ? Quel recueil d'information le MKeffectue-t-il ? Quels savoirs mobilise-t-il ? Quel diagnosticpose-t-il ? Quelles décisions prend-il ?

LES DIFFÉRENTES SÉQUENCES DU RCMÉDICAL SELON L'APPROCHE DESCRIPTIVE

Selon Nendaz [5] qui privilégie l'approche de la psychologiecognitive, plusieurs séquences sont distinguées dans le rai-sonnement clinique (RC) : la démarche clinique et le recueildes données, l'acquisition et l'organisation des connaissan-ces, le raisonnement. Elles ne sont pas décrites de façonchronologique.

La démarche clinique

La démarche clinique et le recueil des données sont desétapes du raisonnement clinique et dépendent de la spécificitéde cas ou de la spécificité de contenus.La démarche clinique du soignant peut être considéréecomme constituée d'une approche clinique, d'un sens clinique,d'une observation clinique. « L'approche clinique doit appren-dre la bonne distance pour que ce soit un acte d'humanité, de

reconnaissance de l'Autre comme sujet souffrant et noncomme sujet objet de connaissances. Bonne distance veutdire expérience, richesse de la main, de l'œil, de l'ouïe, del'attention, cela veut dire autant détachement qu'empathie. »[6]. L'approche clinique n'est pas simple. Elle s'apprendméthodiquement, soigneusement et s'améliore habituellementavec la pratique. Le chemin se construit au regard du recueildes données.Pour Fausser [7] « il existe un bon sens clinique comme ilexiste un bon sens paysan ». Pour lui, le sens clinique est unprocessus qui met en jeu l'intuition, la rigueur dans l'observa-tion, dans la reconnaissance des signes cliniques de la nor-malité et de l'anormalité, du normal et du pathologique [8] « Unsystème vivant parce qu'il fonctionne, émet des signes obser-vables et qui peuvent être reconnaissables, là est le rôleimportant d'observateur du thérapeute ».L'examen clinique est une rencontre singulière, un ensemblede gestes qui mettent en jeu l'individu, lemédecin autant que lepatient. Les contacts corporels retentissent sur la relationmédecin-malade comme ils sont influencés par elle. « Autantla vue d'une main inexperte, gourde, brusque est pénible etannonce un examen sans profit, autant c'est un spectacleheureux que celui de deux mains douces, intelligemmentdirigées, adroites, progressant dans la découverte, suggérantconfiance au malade, instruisant l'entourage. J'ai vu des pal-pers admirables de perfection, de subtilité ; le geste du méde-cin est plus beau, alors, que tous les gestes : la vue des dixdoigts à la recherche d'une vérité si grave, et parvenantà découvrir à force de patiente exploration et de talent tactile,est un des moments où la grandeur de notre profession appa-raît » [6]. Cependant, nous ne reconnaissons que ce que nousne savons déjà. Nous ne trouvons que ce que nous cher-chons ; la perception se réfère aux connaissances qui, à leurtour, aiguisent les sens et orientent alors le recueil de données.Le recueil de données du patient et de sa maladie permet derapidement élaborer la représentation du problème en formu-lant en deux ou trois phrases l'essentiel de la situation clinique.Le novice n'est pas en capacité de faire cette formulation, lacompétence diagnostique passe par une représentation per-tinente et précoce du problème posé par le patient. Il est aussiprouvé une variabilité dans le cheminement du raisonnement.Le clinicien efficace est celui qui génère des hypothèses per-tinentes, qui a une capacité de collecte des informations et aune interprétation cohérente des données pour tester seshypothèses. Comment favoriser cette genèse précoced'hypothèses ?

Le raisonnement

Le raisonnement peut être considéré comme l'activité intellec-tuelle que le professionnel réalise pour synthétiser les infor-mations obtenues dans la situation clinique, les intégrer auxconnaissances, aux expériences antérieures, les utiliser pourprendre des décisions diagnostiques et thérapeutiques. Ceprocessus est au cœur de l'exercice professionnel du soi-gnant, la qualité de la réponse apportée au patient dépendde la qualité du RC.

Les trois processus du raisonnement

Le raisonnement clinique peut être décrit selon trois proces-sus : les processus « non analytiques », intuitifs et automati-ques ou système 1, les processus a priori ou « analytiques »

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ou système 2, puis les processus mixtes, le « doubleprocessus ».

Processus non « analytiques » ou système 1 [9]

D'après Kahneman, le système 1 est le système le plus sou-vent usité dans la démarche de décision [9]. Lamajorité de nosdécisions au quotidien sont régies par ce système 1. À partirde données contextuelles et de signes cliniques immédiate-ment observables, le médecin élabore des hypothèses diag-nostiques, dès les premières secondes de la rencontre avec lepatient. Il utilise des processus de raisonnements intuitifs non« analytiques », tacites, automatisés [10] ou système 1 [9]. Lesoignant utilise son intuition, son « flair », son sens clinique.Tel un enquêteur, il « renifle la situation » et suspecte l'étatclinique du patient sans pour autant pouvoir en expliciter lesraisons.Les processus non « analytiques » intuitifs automatiquesconsistent à identifier au sein d'une situation soit des « confi-gurations caractéristiques de signes » (pattern recognition)soit une similarité avec des cas rencontrés précédemment.Le praticien mémorise des cas rencontrés précédemment, quilui servent de modèles de cas concrets (instances1). L'appren-tissage consiste en l'accumulation de nouvelles expériencesà la base de données en mémoire à long terme. Le niveauélevé de la compétence médicale se traduit par l'existenced'un grand nombre de cas concrets en mémoire [5]. La recon-naissance précoce des signes cliniques d'un cas est associéeà la qualité du diagnostic du clinicien [5]. L'utilisation du sys-tème 1 est le mode de fonctionnement habituel du profession-nel [9,11].

Processus « analytiques » « réflexifs » ousystème 2 [9]

Le système « analytique » réflexif, rationnel ou système 2 [9]est un jugement raisonné et contrôlé qui repose sur la collecteactive d'informations de la part du soignant, dans un contextedonné et selon uneméthodologie acquise par apprentissage. Ilfournit une réponse normative. C'est un système exigeant auniveau cognitif, il est plus lent que le système intuitif. Lesystème analytique est surtout utilisé par les novices, lesétudiants et par les experts [11]. Le plus connu des systèmes« analytiques » est le processus hypothético-déductif.Le processus « analytique » hypothético-déductif est un pro-cessus qui va des hypothèses diagnostiques précoces issuesde la plainte principale du malade, de quelques signes clini-ques et du contexte perçu, vers les données [12]. Il est dit enchaînage arrière (backward reasoning).Le processus « analytique » d'application de règles causalesou conditionnelles est surtout utilisé par les experts, il part desdonnées cliniques pour parvenir à un diagnostic (chaînageavant, forward reasoning).

1 Instance : définition de Nendaz « Selon le modèle dit de cas concrets(instances), les cliniciens possèdent un répertoire de cas rencontrés précédem-ment et, lorsqu'ils se trouvent face à un nouveau patient, ils comparent la pré-sentation clinique à celles stockées en mémoire pour l'associer à un diagnosticdonné. Ces cas concrets sont stockés tels qu'ils ont été vécus, sans abstraction,et l'apprentissage consiste en l'addition de nouvelles expériences cliniques à labase de données en mémoire à long terme » [5].

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Processus mixtes

Une interaction des processus analytiques et non analytiquesse crée, il s'agit alors d'un processus mixte de « reconnais-sance de similarité–confirmation hypothético-déductive » [13].Plusieurs auteurs ont proposé la théorie du processus duel oudouble processus [14].En fonction de la situation, le praticien utilise alternativement lesystème intuitif et le système analytique. Ainsi, s'il s'agit d'uncas clinique « dit de routine », le médecin utilise de façonpréférentielle le système intuitif, générant dans la mémoirede travail des hypothèses précoces, qu'il infirmera ou confir-mera en utilisant son système analytique. Alors que les deuxapproches sont décrites séparément, elles ne s'excluent pasmutuellement dans la pratique quotidienne au lit dumalade. Il ya un fort niveau d'interaction entre les deux processus. SelonEva [15] « Il est très probable que les deux formes de traite-ment contribuent aux décisions finales atteintes dans tous lescas (pour les novices et experts) ».Dans la théorie double processus, le médecin navigue entre lareconnaissance des cas stockés dans la mémoire de travail etla vérification de ces hypothèses par une approche plus ana-lytique. L'utilisation de ces deux approches, par rapport à l'uti-lisation d'une ou l'autre, a été associée à de meilleurs résultatsde diagnostic [5].Selon Nendaz, [5] lorsque le médecin fait face à la plainte d'unpatient dans un contexte donné, deux principaux types deprocessus de raisonnement clinique peuvent avoir lieu dansson esprit, souvent inconsciemment, en fonction de sa fami-liarité avec le problème rencontré. Si le clinicien a déjàrencontré un tableau clinique similaire, un processus auto-matique, intuitif, tacite, non analytique semet en place, condui-sant à la reconnaissance immédiate de caractéristiquesspécifiques d'un cas (reconnaissance de formes) ou d'uncas similaire déjà rencontré (cas concret ou instances). Unehypothèse diagnostique de travail est alors créée.Les hypothèsesdiagnostiques sont alors utiliséespour collecterdes informations supplémentaires sur le patient et sa situation.Ces informations complémentaires permettent d'infirmer ouconfirmer les hypothèses posées et de vérifier si des nouvelleshypothèses doivent être testées par la collecte d'autres infor-mations supplémentaires. Ce processus se poursuit jusqu'à ceque le médecin ait atteint l'hypothèse diagnostique finale.Selon Pelaccia [12], « la théorie du double-processus met éga-lement en évidence le fait que, à desdegrés divers, l'intuition estconstamment impliqué dans le raisonnement. C'est une carac-téristique très importante, puisque depuis des siècles, l'intuitionprofessionnelle a été considérée en médecine comme unecompétence« mystérieuse »qui n'est pasaccessible à la cons-cience et ne devrait pas l'emporter sur le jugement rationnel etscientifique. » Cette intuition est parfois nommée intelligenceémotionnelle définie comme « l'habileté à percevoir, compren-dre, gérer et utiliser les émotions pour faciliter la pensée [16] ».Or le système intuitif est très sensible à l'état affectif du pro-fessionnel, et au contexte dans lequel la décision est prise.Selon Pelaccia, « en théorie, le système analytique joue un rôlede surveillance quant à la réaction intuitive. » Le systèmeanalytiqueapporterait alorsune réponsenormative jugée ration-nelle, aux décisions intuitives prises spontanément. L'interac-tion entre les deux systèmes, décrite dans la théorie doubleprocessus, permettrait au professionnel, par la compréhensiondu phénomène intuitif qu'il a utilisé (ou métacognition), un auto-contrôle sur sa manière de fonctionner et de raisonner et qui lui

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Figure 1. Edwards I., Jones M.A. Raisonnement clinique collaborateur [19].

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Savoirs / Contribution originale

ont permis de poser des hypothèses de travail précoces.Cependant, la capacité du médecin à confirmer et infirmerles hypothèses dépend aussi de la base des connaissancesfondamentales qu'il s'est construit.La difficulté dans le raisonnement clinique est que les phasesdécrites (le raisonnement, l'acquisition et l'organisation desconnaissances, la démarche clinique et le recueil des don-nées) sont imbriquées, ce qui le rend complexe. La manièredont le praticien mène son « enquête » : son interrogatoire,son questionnement, les examens réalisés, reflète sa capacitéà faire les liens face à la situation du patient et sa pertinenceà prendre des décisions de qualité pour une prise en chargeefficiente du malade.

La difficulté dans le raisonnement clinique consisteà formuler le ou les problèmes qu'il s'avérera pertinent

de résoudre [17].

Le raisonnement clinique est multidimensionnel, il n'existe pasde modèle conceptuel défini et son évaluation est difficile, cequi explique les nombreuses propositions demodèles concep-tuels et d'évaluation mis en place [18]. Ces proposition s'adap-tent-t-elles à toutes les professions de santé, y compris non

nord-américaines ? Qu'en est-il des auxiliaires médicaux fran-çais, dont la masso-kinésithérapie fait partie ? Y a-t-il uneparticularité dans le domaine de la rééducation/réadaptation ?

LE RAISONNEMENT CLINIQUE DESPHYSIOTHÉRAPEUTES : LE MODÈLECOLLABORATEUR ET LA CLASSIFICATIONINTERNATIONALE DU FONCTIONNEMENT

LesNord-Américains,Edwardet Jonesproposent unmodèledeprocessusde raisonnement cliniqueenphysiothérapie basé surunmodèlebiopsychosocial tel que l'OrganisationMondialede laSanté (OMS 2001) le préconise en tenant compte de la Classi-fication internationale du fonctionnement, du handicap et de lasanté (CIF 2001) [19] (Fig. 1). Ce modèle complexe est consi-déré comme un process collaboratif entre le physiothérapeuteet le patient, et est dénommé modèle de raisonnement cliniquecollaborateur. Cicourel avait déjà démontré l'importance de lacoopération des acteurs en présence pour l'élaboration dudiagnostic (Cité par Olry et Bautzer [20]). Ce modèle est basésur la théorie analytique hypothético-déductive, il ne tient pascompte de la théorie double processus.

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Il semble difficile d'imaginer que le professionnel MK du fait deson « corps thérapeutique » [21], n'utilise pas son intuition et samétacognition pour collaborer avec le patient. Le processusdiagnostic MK, basé sur la CIF est-il du même registre que celuidu médecin ? Physiothérapeute et thérapeute manuel, profes-sions américaines ayant un accès direct du patient ont-elles lemême raisonnement que le masseur kinésithérapeute (MK)français, auxiliaire médical ? Comment raisonne le MKfrançais ?

LE RAISONNEMENT CLINIQUE DU MK

En France, « La pratique de la masso-kinésithérapiecomporte la promotion de la santé, la prévention, le diagnostickinésithérapique et le traitement des troubles du mouvementou de la motricité de la personne ; des déficiences ou alté-rations des capacités fonctionnelles. [. . .] Dans l'exercice deson art, seul le masseur kinésithérapeute est habilité à utiliserles savoirs disciplinaires et les savoir-faire associés d'éduca-tion et de rééducation en masso-kinésithérapie qu'il estimeles plus adaptés à la situation et à la personne. . . » [22]. Lerôle social du masseur kinésithérapeute est précisé, ainsique son mode de collaboration avec le patient [19]. Cettedéfinition la plus récente de la masso-kinésithérapie d'avril2015 s'inscrit dans le modèle biopsychosocial. Ce modèle sedistingue par les deux processus de raisonnement et d'inter-prétationmis en jeu : celui du thérapeute et celui du patient. Lemodèle collaborateur est la rencontre de deux êtres : le soi-gnant, le soigné, chacun interagissant avec l'autre. « Le soinse construit donc dans une relation personnelle ; dans l'inter-action avec le patient en tant que sujet, et dans une confron-tation continue avec le déficit fonctionnel d'un corps auxréactions infiniment variables. Nombre de savoirs d'expé-rience sont construits chemin faisant par le praticien et nefont pas l'objet de descriptions » [23]. Ainsi le raisonnementclinique ou jugement clinique ferait-il apparaître ces savoirs« d'expériences » tacites « cachés » dans l'exercice des pro-fessions de santé ?

Figure 2. Carte conceptuelle de modélisation du raisonnement clinique M

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LE RAISONNEMENT CLINIQUE DANS LA PRISEEN CHARGE RESPIRATOIRE D'UNEBRONCHIOLITE

À travers la didactisation de la kinésithérapie respiratoirepédiatrique, il a été cherché à mettre en évidence les savoirstacites des professionnels [24]. Les experts en kinésithérapierespiratoire utilisent pour résoudre une situation de soin, desconnaissances en acte, empiriques validées par la profession.L'expert émet une hypothèse dès le début de la séance et, enfonction de ses sensations, de son senti, il réorganise saséquence gestuelle, construit de nouvelles hypothèses nonréférencées sur des savoirs savants [24].

Cependant, la séquence gestuelle a un aspectparticulier au cours de la séance de kinésithérapie

respiratoire pédiatrique, elle est à la fois diagnostiqueet curative.

La distinction est en pratique difficilement réalisable au coursde la séance car entremêlée. L'acte de soin se confond avecl'acte d'évaluation diagnostique de la présence de l'encom-brement bronchique. Les techniques au cours de la séance dedésencombrement sont en permanence autorégulées en fonc-tion des critères sonores et sensitifs produits par le patient etprovoqués par le praticien à la recherche d'un geste efficace eten fonction des données cliniques issues de la situation desoin. Le MK utilise alors son « corps thérapeutique » [21] pourajuster sa gestuelle et inférer sur son raisonnement. Si l'on seréfère au modèle conceptuel proposé par Croskerry [25] etMarcum [26], sans doute le praticien a reconnu au départ, uncas similaire à ce qu'il connaît, a posé une hypothèse etconforté celle-ci, grâce aux sensations sensorielles obtenuessous ses doigts, et auditives renvoyées par le nourrisson.« J'écoute pour que la main puisse sentir » Il a peut-être utiliséson système 1 avant de conforter son hypothèse par l'utilisa-tion du système 2, utilisant ainsi la théorie double processus.Sans doute le raisonnement masso-kinésithérapique n'est-ilpas seulement hypothético-déductif mais aussi basé sur la

K dans la prise en charge d'une bronchiolite chez un nourrisson.

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Savoirs / Contribution originale

théorie double processus ? C'est un continuum cyclique entrele système analytique, non analytique en lien avec la métaco-gnition (ou compréhension de son système de pensée), quiprend en compte les dimensions de la CIF et les interactionsavec le patient.Lors d'une séance de kinésithérapie respiratoire pédiatrique,nous sommes en adéquation avec cette proposition demodèle conceptuel collaborateur mixte. De nombreusesinformations au sujet de l'enfant sont apportées par la famillelors de l'entretien clinique. Le MK doit tenir compte à la foisdu discours narratif de la famille et de son propre raisonne-ment professionnel. Le discours du patient (ici le discours «oral » des parents et/ou le discours « clinique » de l'enfant)vient alimenter ou réfuter les hypothèses que le MK élabore.Ainsi, face à un petit patient arrivant au cabinet pour uneséance de kinésithérapie respiratoire, le MK doit formuler leshypothèses et problèmes à résoudre dans cette situationdonnée et prendre les décisions les plus efficientes et sécu-ritaires au sens de la balance bénéfice/risque à la fois pour lepatient et pour sa propre responsabilité de professionnel desanté. Comment peut-on modéliser le raisonnement cliniquemis en place lors de la prise en charge de ce petit patient(Fig. 2) ?

CONCLUSION

Le raisonnement clinique, qu'il soit en milieu hospitalier ou enlibéral, est une façon de penser l'acte de soin alliant des allers-retours entre théories et pratiques, à la recherche des élé-ments cliniques pouvant être expliqués par la théorie qui elle-même alimente la pratique professionnelle. Notre propositionconceptuelle du raisonnement clinique en masso-kinésithé-rapie est une combinaison des modèles conceptuels deMarcum, Croskerry et Edwards-Jones. C'est un modèleconceptuel de raisonnement clinique collaborateur basésur le modèle continu cyclique des processus analytiqueset non analytiques, en lien avec la métacognition, qui prenden compte les dimensions de la CIF et les interactions avec lepatient [27].L'objectif du RC est de développer la compétence clinique duthérapeute. Son enjeu serait-il une reconnaissance de lacomplexité de plus en plus grande de la pratique profession-nelle, une reconnaissance de l'organisation des connaissan-ces nécessaires et des processus cognitifs mis en œuvre lorsde la réalisation d'un geste pratique perçu comme « simple »? Serions-nous dans la reconnaissance de la valeur de lacompétence clinique, véritable travail invisible ? Serions-nousdans un retour vers l'examen clinique du patient dans uncontexte économique de recherche d'efficience de qualitédes soins ?À l'heure actuelle, l'apprentissage du raisonnement cliniquese fait par expérience, « sur le tas ». Et demain, au regardde la ré-ingénierie des études, son apprentissage va êtreinstitutionnalisé et instrumenté au travers, par exemple, del'Unité d'Enseignement Intégrative UEI 10 « élaboration duraisonnement professionnel ». UEI dans laquelle les11 compétences à acquérir par l'étudiant futur professionnelsont exprimées et validées. Quelle instrumentation pour êtreà la croisée des UE, des compétences, des stages, de laformation clinique, au profit de la professionnalité del'étudiant ?

Déclaration de liens d'intérêtsLes auteurs déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts.

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