Qu'était-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

download Qu'était-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

of 24

Transcript of Qu'était-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    1/24

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    2/24

    Diognen 199, juillet-septembre 2002.

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ?DIEU PARCE QUEMPEREUR

    par

    PAUL VEYNE

    Le rgime des Csars, qui a domin pendant un demi-millnaireun empire de cinq millions de kilomtres carrs de terre ferme,aujourdhui partags entre trente nations, tait trs diffrent demonarchies qui nous sont plus familires, telles que la royautmdivale et moderne. Un roi dAncien Rgime sera propritaire

    par hritage dun royaume qui est son patrimoine familial ; cettefiction de la famille et de lhritage sera paisiblement accepte etsinscrira dans la dure avec une facilit tonnante. Lempereurromain, lui, exerait un mtier haut risque ; il noccupait pas letrne comme propritaire, mais comme simple mandataire de lacollectivit, charg par elle de diriger la Rpublique ; de mme, medit-on1, que les califes seront les mandataires de la communautdes croyants, avec les mmes conflits sanglants chaque change-ment de rgne.

    Le pouvoir imprial est une dlgation, une mission confie unindividu prtendument choisi ou accept par le peuple romain. Lasuite des Csars apparat donc comme une chane perptuelle dedlgations2. Par consquent, il y a discontinuit entre les empe-reurs, comme entre des magistrats qui se sont succd dans lemme poste. En principe du moins, les mesures prises par unprince ne restent valables sa mort que si son successeur lesconfirme ; en cela, conclut Mommsen, lempereur nest pas un roi.Et, malgr la pratique courante de la succession dynastique, unempereur ne succde pas automatiquement son pre par droit

    dhritage : il lui succde dansson poste3, sil en a reu express-ment linvestiture.

    LEmpire, crit J. Branger en une page dcisive4, peut trecompar une succession de grands patriotes qui assument lesaffaires publiques, les transmettent tout naturellement leur hri-tier prsomptif, ou encore conquirent de haute lutte le droit deprotger leurs concitoyens et lEmpire romain . Ce sera plus vraique jamais au troisime sicle, au temps des empereurs-soldats,

    1. Lanalogie est profonde entre csarisme et califat : voir G. DAGRON,Empereuret prtre, tude sur le csaropapisme byzantin, Paris, Gallimard 1996, p. 70-73.

    2. DAGRON, p. 72.3. DAGRON, p. 70, cf.72.4. J. BRANGER, Recherches sur laspect idologique du principat, Ble, 1953,

    p. 72.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    3/24

    PAUL VEYNE4

    mais pensons dj la premire phrase du testament politiquedAuguste : lge de dix-neuf ans, jai, de ma propre initiative etsur mes propres ressources, runi une arme et libr la Rpubli-que . condition davoir les moyens de simposer, tout citoyendvou, sil appartenait la noblesse snatoriale des clarissimes et quil ne ft pas dorigine grecque ni, plus tard, germanique5,pouvait prtendre la pourpre pour assurer le salut commun.

    Cette doctrine de la souverainet populaire, qui est reste envigueur jusqu la fin de lempire byzantin, signifiait que le trnentait la proprit de personne, ni dun individu ni dune dynastie.La clbre haine des Romains pour le mot de roi est l ; les Ro-mains ntaient pas les esclaves dun matre, comme lavaient tles peuples grecs et orientaux quils avaient soumis. Le rsultat

    dun pareil systme tait qu chaque changement de rgne il yavait risque de guerre civile ; les priodes tranquilles, telles que lge dor du sicle des Antonins, furent lexception plutt que largle. En cas de crise grave o lEmpire avait besoin de candidatsau rle de sauveur, ce qui sera le cas au milieu du troisime sicle,on verra se succder dix-sept empereurs dont quatorze mourrontassassins et une quarantaine dusurpateurs, cest--dire de candi-dats malchanceux et, donc, mis mort. Deux des cits commeran-tes les plus riches de lEmpire, Lyon et Palmyre, durent leur ruine des luttes pour le trne.

    Pourquoi tout ce sang ? Parce quun prince tait considrcomme le mandataire du peuple. Ce ntait l que de lidologie, dela fiction, puisque, dans la ralit, ce mandataire avait succd son pre ou stait empar de la pourpre et que ce peuple tait cequon va voir ; mais ce qui ntait pas idologique est que jamais napu stablir une rgle automatique daccession au trne qui impostle choix du successeur : pareille rgle aurait offens lide toute-puissante de souverainet populaire et aurait fait de Rome unroyaume. Il ne restait donc plus, au peuple et au Snat, qu lgi-

    timer les coups dtat vainqueurs.Toutefois, une deuxime ide inconsciente tait la peur duneguerre civile chaque succession ; on acceptait donc avec empres-sement de recourir la solution la moins coteuse, qui tait aussila plus naturelle : quun descendant du prince rgnant prt lasuite de son pre ou de son parent dans son poste. Car lide defamille restait vidente ; pour successeur, crit un pangyriste, onsupporte dun meilleur cur un enfant mal engendr quun tran-ger mal choisi . Il est sans exemple quun prince ait exclu son fils

    5. Car une loi non crite excluait du trne tout homme issu de la civilisation hel-lnique : sur cent empereurs ou usurpateurs dont lorigine est connue ou soup-onne, pas un seul nest dorigine grecque. Aux quatrime et cinquime sicles, ola partie occidentale de lEmpire sera en ralit un protectorat germanique, uneautre loi non crite cartera du trne les tout-puissants gnraux dorigine ger-maine, qui craient des empereurs fantoches pour gouverner sous leur ombre.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    4/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 5

    du trne. Un des devoirs de tout empereur tait de prparer latransmission pacifique de son trne ; or le choix le moins contesta-ble quil pt faire, choix auquel peu de prtendants oseraientsopposer, tait de dsigner son fils (aussi un Csar fou , Com-mode succda-t-il au sage Marc Aurle) ou den adopter un,ladoption tant un lien aussi vident que la consanguinit. Aucours dune des pires annes de lhistoire impriale, Galba adoptaen hte Pison, Othon sapprtait adopter son neveu et Vitelliusprsenta son enfant ses soldats. Si, au soulagement gnral,lempereur rgnant parvenait transmettre sans anicroche sonpouvoir son rejeton, ctait considr comme lachvement dunrgne russi6.

    Ainsi donc, bien que lempereur soit choisi par le peuple et le

    Snat, il nen transmet pas moins le pouvoir son fils, et le peupleet Snat admettent cela pleinement. Ce qui se comprend. Rome estune socit profondment aristocratique et linstitution imprialeest modele en partie par cette aristocratie et par son sens de lasuccession familiale. Dj, sous la Rpublique, le fils hritait de laclientle politique de son pre ou plutt de sa famille, de sa gens ;un jeune inconnu, Octave Auguste, hrita ainsi des partisans etdes vtrans de son pre adoptif Jules Csar, et fut le premier em-pereur. Au fil des gnrations, la famille des Csars nous a mislpe sous la gorge , crit Lucain. Un empereur ne se conoit pas

    sans sa famille, sa maison , la domus divina. Lopinion populairecomprenait cela fort bien, car elle-mme sattachait la parent duprince ; la famille julio-claudienne avait eu pour elle laffection desRomains de Rome et de la garde impriale, la dynastie chrtiennedu quatrime sicle aura pour elle la fidlit de ses troupes.

    trois reprises, avec les Julio-Claudiens, les Svres et la dy-nastie constantinienne, lhistoire politique sest confondue aveccelle dune famille, de ses rivalits internes et de ses querelles desuccession. Sur douze princesses julio-claudiennes dont le sort est

    connu, une seule chappa la mort ou lexil. Il tait admis( comme on admet les postulats des gomtres , crit Plutarque,que dans une famille rgnante le meurtre des proches parents taitlicite pour assurer la scurit du trne ; postulat dont lapplicationva du meurtre de Britannicus la tuerie parentale qui suivit lamort de Constantin, ce promiscuous massacre entre chrtiensdont parle Gibbon.

    En somme, lhrdit du trne ntait pas un principe de droitpublic, mais une pratique aristocratique admise par lopinion. Ilnexistait pas, comme au moyen ge et sous lAncien Rgime,

    dinstitution dynastique qui faisait du trne la proprit dune fa-mille dtermine, toujours la mme, objet de toutes les fidlits. Cenest pas comme empereur quun prince lgue la pourpre son fils,

    6. DAGRON, p. 42-43.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    5/24

    PAUL VEYNE6

    mais comme membre dune maison , dune gens ; si bien quchaque renversement dempereur une nouvellegensentre en scneavec le nouveau prince, qui essaiera de transmettre son pouvoir son propre descendant.

    La succession du pre au fils est donc bien accepte, mais ellenen doit pas moins tre sanctionne par le peuple romain, nonmoins que la prise de pouvoir dun gnral la tte de ses lgions.Comment se traduit dans la ralit ce principe de la souverainetpopulaire ? Comment devient-on empereur ? Ici, pour comprendre,il faut renoncer chercher du droit public, des rgles, une baselgale ; il ny avait que des rapports de force, le succs, le rallie-ment et la soumission tant couverts aprs la victoire par la fictiondun consensus de tous les citoyens. Le csarisme, crit Mommsen

    lui-mme, ctait la rvolution en permanence7

    . Les mots mmede prince lgitime taient inusits Rome et y auraient sonntrangement.

    Je vais suivre ici la thorie dEgon Flaig8. Voici comment toutcommence : le prince rgnant dsigne son fils, une intrigue de s-rail propose le fils dun prfet du prtoire, une runion dtat-major choisit en hte le successeur dun prince qui vient de mourirau combat ou, plus souvent, une arme dsigne son chef en le sa-luant du titre dimperator. Les soldats ont ainsi jou leur partiedans le futur consensus, dont les deux autres parties, le Snat et le

    peuple de Rome, sont invites les rejoindre. Le Snat na nulle-ment le pouvoir de donner sanction lgale ce choix : il ne peut quese rallier son tour au futur consensus, en acclamant le prten-dant comme imperatoret auguste et en recommandant aux consulsde lui faire accorder tous les pouvoirs par lassemble-croupion dupeuple de la ville de Rome ; il peut aussi refuser de suivre larme.Sil choisit le ralliement, le peuple romain, en thorie, nest nulle-ment tenu de le suivre ; en fait, un simulacre dlection populaireentrera dans le consensus, en attribuant au nouveau matre le

    dtail de ses pouvoirs ; le peuple de Rome lui vote lunanimitlimperiumproconsulaire, la puissance tribunicienne, le grand pon-tificat, etc.

    Donc, en pratique, laccord consensuel du Snat et de larmecre un empereur. Toutefois, aucun de ces pisodes, salutation parlarme, par le Snat, vote populaire, na de valeur proprementlgale ; ils sont la petite monnaie dun prtendu consensus de tous,de ce consensus universorummystique qui seul incarnait la vraielgitimit. Aprs la chute dun mauvais empereur, on ne dirapas quil avait pris le pouvoir illgalement ou sans laveu du Snat,

    mais quil navait point t salu et reconnu par le consensus detous. Le Snat ntait pas larbitre de la lgitimit ; il ne pouvait

    7.Staatsrecht, II, 2, p. 1133.8. Egon FLAIG,Den Kaiser herausfordern, Campus Verlag 1992, p. 559.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    6/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 7

    faire nommer dempereur que lorsquun prtendant tait dj enpiste et cest un fait dcisif qui est pass inaperu9. Plus encore, leSnat, la diffrence des armes, ne prenait jamais linitiative demettre lui-mme en piste un prtendant ; sans doute craignait-il dentre pas suivi, au grand dam de son prestige.

    Il va sans dire que ce consensus ntait quun consentementmuet ou impuissant un coup de force ; aussi, Rome mme, descrmonies en lhonneur de lempereur, entre solennelle, votes lunanimit, acclamations populaires planifies dans le Cirque,tentaient de jeter un pont entre lidologie du consensus et la majo-rit silencieuse ou agite. Du rgne dAuguste la fin de lEmpiredOccident et Byzance, il y aura des crmonies au cours desquel-les lempereur sagenouillait devant le peuple romain assembl

    dans le Cirque de Rome ou de Constantinople et lui envoyait desbaisers. Malgr le panem et circenses de Juvnal, le peuple deRome avait gard le souvenir de son rle officiel et la prtention desa lgitimit ; il lui arrivait souvent dintervenir dans le choix ou ladfense dun prtendant, parfois les armes la main.

    Limportance des armes saccrotra encore au quatrime sicle,o les empereurs seront crs par un nouveau groupe dirigeant quintait autre que ltat-major de larme. Il lisait le nouvel empe-reur, cette lection par un comit de spcialistes tait avalise parle Snat, et le chur des habitants de lEmpire tait videmment

    daccord. Ce que saint Jrme compare llection des vques parles prtres et les diacres. cette poque, crit Angela Pabst, leconsensus suppos de tous les citoyens est devenu le consensussuppos de tous les soldats, cependant que le rang imprial estconsidr comme le grade le plus lev dans la hirarchie des offi-ciers.

    On peut donc conclure, avec Tacite, que le principat repose surun mensonge selon lequel les empereurs sont choisis librement etratifis lgalement. En ralit, ds la fondation du rgime, la

    mort dAuguste, son successeur dsign, Tibre, tenait djlEmpire en main ; les quatre semaines pendant lesquelles il affec-ta dhsiter et de consulter le Snat ne furent jamais que la com-die bien connue du refus du pouvoir, destine montrer que leprince ntait quun mandataire. Mais, de lautre ct, cette idolo-gie tait si peu une fiction quen quatre sicles les deux tiers desAugustes et des Csars sont morts de mort violente, alors que lergicide sera rarissime au long du Moyen ge chrtien. Le princeavait t mandat assurer le salut de la Rpublique, les m-contents pouvaient donc toujours prtendre quil avait failli sa

    mission. Tout empereur doit continuer, sous peine de mort, mri-ter le consensus qui la dsign. Il ne sera jamais, comme les rois,le tranquille propritaire de son pouvoir, assur de rester sur le

    9. FLAIG, op. cit., p. 126.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    7/24

    PAUL VEYNE8

    trne et en vie. Un roi dAncien Rgime pourra avoir des malheurs,comme un propritaire dont les terres sont ravages par la grle, etses sujets le plaindront ; en revanche, un Csar vaincu par les Bar-bares nest pas un prince malheureux, mais un incapable quil fautremplacer.

    Sous lEmpire, le mot de Rpublique10ne cessera jamais dtreprononc et ce nest pas une fiction hypocrite. Sous lAncien R-gime, chacun sera au service du roi ; un empereur, au contraire,tait au service de la Rpublique. Il ne rgnait pas pour sa propregloire, la faon dun roi, mais pour celle des Romains ; sesconqutes et ses victoires, que clbrait son monnayage, allaient auseul bnfice de la gloire des Romains ou de ltat,gloria Romano-rum ougloria rei publicae. Dans les lgendes des monnaies et chez

    les pangyristes, le mrite dun prince nest pas davoir t grandou bon, mais davoir sauv ou restaur la Rpublique.Le principe de la souverainet du peuple est rest en vigueur

    jusqu la fin de lEmpire byzantin. Pour les pangyristes,lempereur est le champion de la Rpublique, il en a le soin, la tu-telle, la garde, il est n pour le bien de la Rpublique , aux ter-mes de sa titulature au quatrime sicle encore. Lempereur montela garde, est en sentinelle, en statio; il fait le guet pour veiller ausalut de tous, jetant de ct le regard mfiant quil a sur un por-trait clbre de Caracalla.

    Le rgime imprial ne maintenait pas sa faade rpublicainepar une fiction, mais aux termes dun compromis ; le prince nepouvait ni ne voulait abolir la Rpublique, car il avait besoindelle : sans lordre snatorial, sans les consuls, sans tous les ma-gistrats, lEmpire, dpouill de sa colonne vertbrale, se serait ef-fondr. De son ct, pour la majorit des nobles, le rgime imprialtait prfrable : il imposait une rgle du jeu dans le match deleurs ambitions de carrire, alors que la Rpublique avait fini enune lutte anarchique entre quelques rares magnats pour la tyran-

    nie. Bref, le systme imprial (au prix dune distinction que nousdirons) reposait sur la noblesse snatoriale, au moins jusquau troi-sime sicle. En outre, les familles snatoriales taient une puis-sance avec laquelle il fallait compter ; elles avaient conserv leursrichesses et leur influence sur leur clientle de notables et depaysans11. Il ne faut pas mesurer limportance relle de la noblesse

    10. Ce mot avait deux sens : lintrt gnral (arrter une invasion barbare taitservir la Rpublique) et les institutions traditionnelles, Snat, consulat, etc., quitaient comme lorthographe du nom romain, comme le visage de Rome.

    11. TACITE,Histoires, II, 72 : en Istrie subsistaient encore les clientles hrdi-taires de lantique famille des Crassus, leurs domaines ruraux et la faveur quisattachait leur nom . En 69, un ancien officier de la garde impriale entranedans le parti de Vespasien sa cit natale de Frjus qui lui tait entirement dvoue par favoritisme municipal et dans lespoir de sa future puissance (Histoires, III,43).

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    8/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 9

    au rle politique assez rduit que jouait le Snat. En termes mar-xistes, on pourrait dire que le csarisme na t que linstrumentdune domination de classe, celle de loligarchie snatoriale. Oligar-chie qui devait demeurer longtemps classe dirigeante, car ctaitelle qui gouvernait travers les empereurs, obligs de tenir le plusgrand compte de sa prsence. Si bien quentre la noblesse et le fon-dateur du rgime un compromis avait t initialement sign, quitait adapt la conjoncture du moment, la stature du nouveaumatre, Auguste, et qui stait perptu avec ses successeurs. Mal-heureusement ctait un compromis boiteux qui devait entranerun conflit perptuel, car il tait contradictoire que le prince pttre la fois tout-puissant et simple mandataire.

    Le prince est tout-puissant, en effet. Son pouvoir est le plus ab-

    solu, complet et illimit qui soit, sans partage et sans avoir ren-dre des comptes. Seule lautolimitation restreignait cette toute-puissance. La cause en est la conception romaine du pouvoir, delimperium, puissance absolue et complte : celle dun officier sur lechamp de bataille, qui a droit de vie et de mort sur ses hommes etpour qui dsobissance et dlit ne se distinguent pas. Cette puis-sance, avec le principat, est mise aux mains dun seul homme, aulieu dtre divise entre plusieurs magistrats. Le prince dcide dela paix et de la guerre, lve les impts et fait les dpenses quilveut. Rien ne lui chappe (il est le matre des cultes publics et du

    droit religieux) et aucun autre pouvoir ne limite le sien.Lempereur peut lgifrer en passant par le Snat, mais il peutaussi bien faire un dit ou un simple rescrit qui a la mme forcequune loi et prend place dans le corps du droit romain, car tout ceque le prince dcide est lgal. Il ne consulte le Snat qu sa propreconvenance et en obtient ce quil veut ; si bien que lavis du princefinit par apparatre comme source du droit, plus que le snatus-consulte qui lui donne force lgale. Il a t trs vite entendu quildcidait ou pouvait dcider de tout, si bien qu chaque difficult on

    le priait de sen mler ; par exemple, dans un cas de vide juridique(la protection lgale des fidicommis ntait pas assure), on fitappel au pouvoir patriarcal et bienfaisant dAuguste pour comblerla lacune. Le prince avait droit de vie et de mort sur tous ses su-jets ; il pouvait faire condamner mort un snateur en le faisantjuger par le Snat, mais aussi le faire excuter sans ce jugement,car la vie de tout homme, mme chevalier ou snateur, tait sadiscrtion ; lorsquun Caligula, un Nron ou un Hadrien exilerontou feront mourir des snateurs, ces actes tyranniques seront desdcisions tout fait lgales. Au dbut de son rgne, chaque nouvel

    empereur adressait un discours aux snateurs, par lequel il leurpromettait de ne pas les faire mettre mort tyranniquement et dene pas en croire les dlateurs (en 458 encore, un empereur-fantoche, Majorien, ne dira pas autre chose au Snat).

    Le csarisme tait donc un absolutisme, mais fond sur une d-

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    9/24

    PAUL VEYNE10

    lgation de lautorit ; il portait en lui une contradiction et suscite-ra toujours un malaise. Le prince, crit le professeur Wallace-Hadrill, tait la fois un citoyen et un roi : il dtenait seul le pou-voir vritable, tout en affectant dtre un serviteur responsable deltat, et cette ambivalence tait lessence mme du csarisme12.Une citation de Tocqueville suffira13: Vouloir la fois que le re-prsentant de ltat reste arm dune vaste puissance et soit lu,cest exprimer selon moi deux volonts contradictoires . Il est nonmoins contradictoire de vouloir quun homme soit la fois tout-puissant et lgal de ses pairs : une pente naturelle du psychismemne lexalter ; le crmonial, le culte imprial et le caractresacr des images impriales sparrent bientt les princes du restedes hommes. La formule protocolaire pour sadresser au prince

    tait celle-ci : Sign Untel, qui est dvou Sa Divinit et SaMajest , devotus numini majestatique ejus.Cette ambivalence, les empereurs la ressentaient non moins que

    leurs sujets. Entre le citoyen et le roi, entre un bon empereur et unmauvais empereur, lintervalle tait troit et pouvait tre rapide-ment franchi. Tibre, prisonnier de sa position contradictoire, nepouvait supporter ni ladulation ni la libert de parole ; il essayadappliquer loyalement le compromis augusten, mais ne put ja-mais obtenir du Snat mfiant une participation active ; il finitdans la solitude et dans une souponnite meurtrire. Durant

    tout le rgne de linquitant Hadrien, le Snat trembla. trangesfigures, crivait Joseph Schumpeter, que ces empereurs des deuxpremiers sicles, gars dans un rle trop compliqu en de ou audel du seuil de la nvrose, hsitant entre une humanit simple etla tyrannie ou lexcentricit. Cest pourquoi le rgime imprial nestjamais parvenu devenir pour tout le monde une tranquille vi-dence ; cinq sicles aprs Auguste, certains intellectuels vivaientchagrins par le csarisme, comme jadis Tacite, pictte, Juvnalet dj le fabuliste Phdre14.

    La contradiction dont nous parlions explique la paralysie duSnat sous lEmpire. Le conflit entre lempereur et le Snat nestpas celui de deux pouvoirs. Les raisons en sont quavec un princetout-puissant le Snat ne pouvait pas avoir de rle politique impor-tant et surtout quil ne voulait pas en avoir15 : ce rle aurait t

    12. A. WALLACE-HADRILL, Civilis princeps : between citizen and king , dansJournal of Roman Studies, 72, 1982, p. 32-48. P. VEYNE,Le Pain et le cirque, Paris,ditions du Seuil 1976, p. 718 : le csarisme reposait sur une absurdit :lempereur, quoique souverain par droit subjectif, tait cr par ses sujets ; ceux-cipouvaient-ils respecter inconditionnellement leur crature ?

    13. TOCQUEVILLE,De la dmocratie en Amrique, I, 130.14.Fables, I, 2 (3), 30 (les grenouilles se plaignent Jupiter davoir un roi m-

    chant) : supportez, citoyens, votre malheur actuels, leur dit le dieu, de peur quilne vous en advienne un pire . II, 16, 1 : en changeant de prince, les citoyensmoyens (cives paupreres) ne font que changer de matre .

    15. VEYNE, Le Pain et le Cirque, p. 635, cit par FLAIG, p. 122, n. 94 : zur

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    10/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 11

    dangereux et contraire sa dignit. Il ne voulait pas tre ce quiltait thoriquement, le conseil du prince, qui avait par ailleurs sonpropre conseil. En effet, la diffrence du Conseil du Roi Versail-les, le Snat ntait pas peupl dindividus dont la personnalit serduisait leur mtier de conseillers du monarque ; il formait unecaste privilgie qui avait sa ralit propre, sa doctrine et son int-rt de classe. la diffrence des hauts fonctionnaires impriaux,ou procurateurs, qui sont au service personnel du prince qui les anomms, un magistrat snatorial ne sert pas le monarque rgnantni la couronne, mais ltat et la grandeur de sa famille ; un Csarfou qui insulte un snateur insulte la Rpublique16. Ces aristocra-tes ne peuvent tre les libres conseillers dun mauvais empereur,qui peut leur faire payer de leur tte leur libre conseil, ni les dignes

    conseillers dun bon empereur qui pouvait son gr se passer deleurs conseils.La solution de ces contradictions tait que le Snat net rien

    dcider lui-mme et que nanmoins la politique impriale ftconforme ses vues. Un bon empereur nest pas celui qui consulte-rait le Snat sur la grande politique, sur lopportunit de conqurirla Dacie ou dvacuer la Msopotamie ; mais un prince qui, de lui-mme, fait une politique snatoriale sans demander son avis auSnat. Pline a une formule dcisive : un bon prince approuve etdsapprouve les mmes choses que le Snat. Pour reprendre une

    distinction chre Raymond Aron, la noblesse snatoriale taitune classe dirigeante, une lite aux vux de laquelle le souveraindevait se conformer (et, sil ne le faisait pas, il risquait dtre ren-vers), mais non une classe gouvernante qui prt part elle-mme ce gouvernement. Et on devine chez elle une attitude mfiante,souponneuse, un jeu politique complexe, qui explique peut-tremainte tentative dusurpation.

    Tels taient les termes du compromis : la noblesse laisse leprince gouverner et, en change, lempereur traite les nobles

    comme ses pairs, sans prendre des airs royaux, cependant que, deleur ct, les nobles le traitent comme un roi. En ralit, les mau-vais empereurs, tels que Domitien, affectaient autant dgardsenvers le Snat que les bons et rciproquement ladulation snato-riale tait aussi outre envers les bons empereurs quenvers lesmauvais ; un snateur qui fait le pangyrique de Trajan sadresseau meilleur des princes comme un suprieur, pour le louer desadresser aux snateurs comme des gaux. Comme il le dit aussiavec une drlerie involontaire, Trajan est un bon empereur quinous a donn lordre dtre libres et, puisquil nous lordonne, nous

    ________________________Entscheidung nicht nur unfhig, sondern auch unwillig.

    16. SNQUE,Des bienfaits, II, 12 : Caligula tendait son pied baiser un sna-teur ; nest-ce pas l fouler aux pieds la Rpublique ?

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    11/24

    PAUL VEYNE12

    le serons17.Ce conflit ventuel entre le prince et le Snat ntait pas plus de

    prsance, damours-propres, de purs symboles, que de partage dupouvoir ; sous les bons princes, la haute assemble navait gureplus dimportance que sous les mauvais18. Ctait un intrt declasse dirigeante qui tait en jeu, intrt politique, non conomi-que, qui se sentait menac si le prince prenait des manires de roiou de dieu vivant. Certes, tout snateur respectait le crmonialmonarchique et chaque maison noble avait soin dentretenir, ausein de sa domesticit, un comit charg du culte des empereurs19;mais la diffrence tait quun bon prince se laissait adorer20par sessujets reconnaissants (le culte des empereurs vivants est n spon-tanment), tandis quun tyran comme Caligula se faisait adorer. Si

    donc, rompant le compromis, lempereur se met jouer les rois etles dieux, la noblesse est menace dans son intrt, qui est de res-ter classe dirigeante. Car cette outrecuidance impriale tait enralit, sinon une menace directe, du moins ce que nos stratgesappellent une information de menace , selon laquelle on ne sau-rait impunment prtendre diriger un demi-dieu. Cest commelorsque Staline sera qualifi de gnie. Si donc le prince se placeainsi au dessus de lautorit muette du Snat, la noblesse ne diri-gera plus tacitement la situation. Tel tait lenjeu du conflit.

    Supposons donc quun empereur se dise ou se laisse dire

    matre et dieu pour se sentir le seul matre et se soustraire aucontrle snatorial. Ou encore, supposons quil ait des nerfs fragileset que sa fausse position face au Snat le mette mal laise. Ou,plus simplement, quil se mfie de sa classe dirigeante et, justeraison, craigne tout moment dtre renvers par un usur-pateur : il succombera alors une souponnite dlirante queSnque qualifie de rage publique . Le cycle des purges duSnat, des meurtres judiciaires et des suicides forcs va commen-cer ; sous Tibre, Claude et Domitien, ce fut la terreur et ce le sera

    encore trois sicles plus tard ; les faux soupons de lse-majestsont depuis toujours un flau coutumier , crira lintelligent etvridique Ammien Marcellin.

    Pour trois raisons. Lide dune opposition au pouvoir, dune

    17. PLINE LE JEUNE,Pangyrique de Trajan, LIV, 5 et LXVI, 4.18. Pline parle de l oisivet du Snat sous le tyran Domitien (lettre VIII, 14,

    8-9) ; mais, sous le meilleur des princes, Trajan, crit-il aussi (III, 20, 12), toutdpend de larbitraire dun seul homme, qui, dans lintrt commun, a pris sur luitoutes les fonctions, toutes les tches; toutefois, par un adoucissement salutaire,quelques ruisseaux issus de cette source si gnreuse dcoulent jusqu nous . Nousvoil loin duPangyrique.

    19. TACITE,Annales, I, 73.20. Mais il convenait aussi quafin de se distinguer des tyrans il refust quel-

    ques-uns des honneurs divins que ses sujets lui dcernaient. Cest un autre aspectde la comdie du refus du pouvoir. Nron, tyran atypique (il ne se faisait pas divini-ser) refusait loccasion les honneurs divins.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    12/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 13

    loyale opposition de Sa Majest, tait impensable. Selon la concep-tion romaine du pouvoir, de limperium, le peuple se donne un chef,mais, une fois le chef dsign, on se tait et on obit : toute opposi-tion tait assimile une haute trahison et on ne trahissait passeulement par des actes, mais dj par des penses, des paroles,des conversations, de simples gestes21et mme des rves22. Or, pourtoute trahison, le seul chtiment tait la peine de mort ;llimination physique de ladversaire politique tait la rgle.

    La seconde raison tait quil y avait quelque chose de pourridans le milieu snatorial, qui navait ni foi ni loi ; les rivalits, lesjalousies, la surveillance de tous par tous, les dnonciations oudlations entre pairs et lespionnage domestique le plus hont23nytaient pas rares; le danger tait partout , crit un contempo-

    rain. En outre, lEmpire, avec sa police politique et ses indicateurs,tait ce que nous appelons un rgime policier24 o, sous les meil-leurs princes, on vitait de parler de politique table25. Or, ds quelempereur cessait de gouverner selon les vux du Snat, certainssnateurs ou certains chefs darme commenaient sagiter. Alorsles dnonciations entre pairs devenaient, pour les dlateurs, lemoyen de faire carrire, car le prince rservait videmment lesmagistratures ou les prtrises ceux qui lui prouvaient ainsi leurattachement. Pour citer Sir Ronald Syme26, si nous connaissionsmieux cette poque, des ambitions ou des haines prives seraient

    probablement dcouvertes derrire beaucoup de ces dlations, quicontinuaient la tradition rpublicaine des vendettas politiques.Tacite et Ammien Marcellin sont remplis de ces rivalits entrehauts dignitaires, qui aboutissaient renforcer le pouvoir du chefsuprme, comme ce sera aussi le cas dans le nazisme, puisque ladcision ultime revenait la seule volont du prince. Ainsisappuyaient mutuellement la loi de la jungle entre snateurs, la souponnite du prince et la consolidation du rgime.

    La troisime raison des purges de snateurs tait la psycho-

    logie politique de la classe dirigeante romaine ; sous leurs airs gra-ves et leur toge au revers empes, ces nobles avaient une meaventurire et instable, au contraire de la lgende. Tout empereurdevait se mfier de tout le monde et dabord de son homme de

    21. Anecdote hallucinante chez Snque, Bienfaits, III, 26, ou anecdote terribleet vulgaire dans la premire des Vies de Lucain, 4.

    22. TACITE,Annales, XI, 4 ; AMMIEN MARCELLIN, XV, 3, 5 (le haut policier Mer-curius, comte des rves ) et XIX, 12.

    23. Anecdote de vrai roman despionnage chez TACITE,Annales, IV, 69.24. L. FRIEDLNDER,Sittengeschichte Roms, I, p. 256-258. Utilisation par la po-

    lice de militaires dguiss en civil, qui provoquent dire du mal de lempereur(PICTTE, IV, 13, 5), et de courtisanes (PLINE, Histoire naturelle, XXX, 15) ; dessoldats de Vitellius sintroduisent dans Rome pour espionner lopinion; tout lemonde se tait, tout le monde a peur (TACITE,Histoires, I, 85).

    25. MARTIAL, X, 48, 21, sous Trajan.26. R. SYME, Tacitus, Oxford, 1958, p. 422, n. 6.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    13/24

    PAUL VEYNE14

    confiance, de son grand-vizir, Sjan ou Plautien. Les tentativesdusurpation taient incessantes, le rgne dAntonin le Pieux lui-mme en connut deux. Il suffisait quune meute locale proclamtempereur malgr lui un pauvre diable, qui, ainsi compromis,navait plus dautre issue que de jouer son va-tout. On comprend lafrquence de ces tentatives o des aventuriers jouaient leur tte,ainsi que celle de leur femme et de leurs enfants qui taient mis mort comme lui : sous notre Ancien Rgime, les rois et leurs sujetsappartenaient deux espces diffrentes, on naissait roi et ne de-venait pas roi qui voulait. Mais, lempereur tant un simple man-dataire, chacun pouvait prtendre au trne. Cette mentalit agiteet ce manque de lgitimit du souverain rgnant, jointes labsence de rgles de succession, font de linstabilit politique le

    trait dominant de lhistoire impriale romaine, avec son rythmehaletant.Aux troisime et quatrime sicles, les empereurs nauront plus

    besoin denfler leur personnalit en guise de menace (ils aurontavec eux leurs redoutables porteurs de ceinturon, soldats et fonc-tionnaires), mais linstabilit demeurera et la souponnite aussi.Au dbut du troisime sicle, avec Septime-Svre qui comptaitsur la force de ses soldats plus que sur lapprobation des nobles, sesallis naturels , une page tait tourne dans les esprits et le Snatglissa peu peu au rang dune sorte dAcadmie que les empereurs,

    par respect pour la tradition nationale, continueront traiter avecdfrence. Sur le portrait de Caracalla en sentinelle dont nous par-lions, lempereur na plus le visage serein calme et imperturbabledun membre de la bonne socit : il a une mission, celle dun gar-dien aux aguets qui veille sur lEmpire. Dsormais lEmpire com-prend lempereur, ce berger, les soldats, ces chiens de garde, et letroupeau, dont les deux prcdents ont la garde, comme le diralucidement lempereur Julien ; quant au Snat, il est oubli. Enrichissez les soldats et moquez-vous du reste , tel fut le

    conseil que Caracalla avait reu de son pre mourant ; les empe-reurs patriotes, sortis du rang et issus du bas de la socit, quisauveront lEmpire pendant la crise du troisime sicle auront euune ascension aussi spectaculaire et aussi mrite que les mar-chaux de Napolon, comme dit Peter Brown. Simple soldat sortidu bas peuple pour atteindre le sommet de la hirarchie militaire ,dira Ammien Marcellin dun des deux gnraux en chef et conseil-ler de Constance II.

    Ntant plus le prince de la noblesse, lempereur devient le ma-tre de tous ses sujets, do lacte fameux de 212 qui lve dun trait

    de plume tous les habitants de lEmpire (sauf les esclaves) au rangde citoyens romains. Les bas-reliefs historiques et les portraitsimpriaux illustrent ce changement politico-social par un change-

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    14/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 15

    ment de style rvlateur27. Enfin, vers 263, un clbre dcret deGallien interdit lordre snatorial et rserva au seul ordre deschevaliers souvent des roturiers promus chevaliers les hautscommandements militaires et, par l, le trne lui-mme : aprs lui,le seul empereur dorigine snatoriale sera un certain Tacitus. Ce-pendant, les fonctions civiles restaient ouvertes la vieille no-blesse. Ainsi finira par se former une sorte de noblesse napo-lonienne de hauts fonctionnaires, tant civils que militaires, touspromus snateurs (ou clarissimes ), bien que les trois quartsdentre eux naient pas place au Snat.

    Nous en venons maintenant un fait capital qui ne relve nides institutions ni de la socit ni des rapports de force, mais de cequil faut bien appeler les rgles inconscientes qui, notre insu,

    guident et rfrnent nos conduites. savoir, le fait que le rle im-prial, lui, tait sans rgles et restait indtermin. Avant le troi-sime sicle o les empereurs-soldats sont en personne la tte desarmes, il nexistait pas Rome de rle imprial traditionnel au-quel les princes se seraient conforms sans le savoir et qui auraitlimit leurs errements. Les monarques de notre Ancien Rgimetrouvaient un pareil rle dans leur berceau et taient guids parune tradition muette qui limitait larbitraire des monarchies abso-lues ; il y avait des choses qui, pour le roi, taient impensables,voil tout. Rome, en revanche, chaque nouveau prince revtait

    un rle aussi indtermin quimmense. Pour citer Jochen Bleicken,le principat navait pas lquivalent des lois fondamentales noncrites de lAncien Rgime. Sans doute est-ce la conception du pou-voir comme imperium qui a fait ainsi le vide autour delle ; doNron, Caligula et autres caprices sultanesques, tandis quelAncien Rgime naura pas ses Csars fous ; elle a de mmedtourn le Snat de participer au gouvernement.

    Un roi naura pas besoin de faire les efforts que faisait Marc Au-

    27. En 202, les reliefs de larc des Svres sur le Forum sont la plus grande rup-

    ture stylistique de tout lart romain ; comme la montr Rodenwaldt, ces reliefsreproduisent ou plutt pastichent savamment les peintures de style populairequi taient exhibes dans les triomphes pour faire voir au peuple quel avait t ledroulement de la guerre. Imaginons que, pour glorifier Napolon comme empereurproche du peuple, les reliefs qui ornent lArc de triomphe de ltoile Paris aient tdes reproductions ou des pastiches condescendants des images dpinal ; voir ErnstKISSINGER, Byzantine art in the making, Harvard, 1977 (1995), p. 10-13. Au styleacadmique du sicle des Antonins succde, dans les reliefs officiels (et seulementl) ce quEugenia Strong appelait un style de tapisserie flamande . On na pasassez pris conscience de cette rupture stylistique, mon avis, et on en a mconnu lasignification politique. Cette rupture est probablement une initiative de lartiste lui-mme plutt quune commande impriale. Dsormais les bas-reliefs officiels sui-vront un chemin part (ainsi sur larc de Constantin sur le Forum romain) : ilsresteront fidle ce style qui se veut et se croit populaire, non sans condescendanceun peu ddaigneuse, par opposition au style hellnisant, classique, acadmique desdeux premiers sicles, qui continuera tre celui de laristocratie sur les bas-reliefsdes sarcophages.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    15/24

    PAUL VEYNE16

    rle pour ne pas se csariser , aux termes de son journal intime.Mais, lorsquon dispose dun imperium, dune toute-puissance sanscontrle, il est tentant de cder tous ses caprices. Les empereursrisquaient sans cesse de passer, de laffabilit envers les snateurs lorgueil des potentats orientaux ; une fois sur le trne, rptait-on, le plus pacifique des hommes tourne souvent au despote. Ondevine aisment do venait cette tentation : pour la masse de lapopulation, le prince ntait pas un mandataire, mais un matre,un tre suprieur par nature ses sujets ; le prince risquait tou-jours de partager cette vision flatteuse de sa personne.

    Or les empereurs ne vivaient pas dans un entourage contrai-gnant qui cartt deux cette tentation, bien au contraire : la courimpriale ne faisait que les pousser vers la mgalomanie, la super-

    bia. En effet, la cour qui les entourait navait que le nom decommun avec les cours royales de lAncien Rgime28, elle en taitmme loppos. Un roi entour de ses courtisans, de sa noblesse,vivait en compagnie de ses pairs, de membres de la classe diri-geante avec laquelle il lui fallait composer et devant lesquels ildevait sans cesse se composer une attitude. Les empereurs, en re-vanche, ntaient pas entours de snateurs ; ils se bornaient eninviter dner. Ils vivaient en compagnie de subordonns : leursdomestiques, chambellans, eunuques, amis et aussi affranchis etsecrtaires bref, de leur ministre, install vraisemblablement

    dans la Maison de Tibre, sous les actuels Jardins Farnse , tou-tes personnes qui dpendaient deux et qui abondaient dans le sensde leurs excs ou excentricits, ce qui leur permettait de se rendreindispensables auprs du matre. certaines poques, la scnepolitique se rduit ainsi la taille dune scne de psychodrame.

    Ni entourage contraignant ni rle traditionnel : rien na pu arr-ter certains empereurs sur la pente de la tyrannie, de la mgalo-manie ou du moins des royaux caprices , ni na pu les empcherde donner, du rle imprial, une interprtation originale ; la spa-

    ration de principe qui nous est chre un homme public ne doitpas mler sa personne sa fonction ne simposait gure. Nronest un artiste sur le trne ; avec toute leur sincrit, Constantin,dans sa lgislation et ses discours, et Julien, dans ses uvres quilpublie, parlent comme des hommes vie intrieure sur le trne.

    Dans toute monarchie, la sant du prince et les vnements dy-nastiques, naissances, mariages et deuils, sont autant dvne-ments publics ; on offrait des sacrifices dans tout lEmpire lorsque

    28. Il ny avait pas de vie de cour ni de ftes de cour au Palais. Lempereur nestpas, en son palais, entour des snateurs comme un roi de sa noblesse. Loin demener un train royal, il vit comme nimporte quel autre aristocrate : chaque matin,il est salu par la foule de ses clients et il invite ses dners des snateurs et deschevaliers. Il a des amis des compagnons ou comtes , comites, mais habi-tent-ils au palais ? Cest fort douteux ; il a ses affranchis, mais les principauxdentre eux vivent ailleurs en leur splendide htel particulier (domus).

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    16/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 17

    lempereur tombait malade. Il y a plus : beaucoup de sujets duprince prouvaient pour sa personne une relle affection ; ilstaient touchs par tout ce qui le concernait comme ils lauraientt pour un membre de leur famille. Le peuple de Romevint conju-rer Tibre de ne pas cder aux calomnies contre Agrippine lAneou intervint violemment en faveur dOctavie rpudie par Nron ;aprs la dcouverte de ladultre de Messaline, Claude lui-mmevint promettre ses hommes, la garde impriale, quil ne se re-marierait pas, puisque les mariages ne lui russissaient point .Un empereur pouvait donc tre tent dabuser de la position publi-que dont bnficiait sa personne. pour en tendre le privilge sesautres particularits, respectables, il est vrai : ses talents artisti-ques ou encore ses convictions personnelles, soit philosophiques

    avec Marc Aurle (les apologistes chrtiens font publiquement ap-pel ce souverain comme un philosophe) ou encore Julien, soitreligieuses.

    Sous ce pieux prtexte et par dsinvolture aristocratique, Ha-drien suscita dans tout lOrient le culte divin ou funraire delesclave Antinos. Hliogabale nenferma pas davantage sa pitdans la sphre prive ; il fit de son culte du Soleil le plus grand descultes publics. Constantin fut plus rserv. Loin dentreprendre deconvertir lEmpire au christianisme29, il fit deux choses : titrepublic, il opta pour la tolrance ; titre priv, il choisit le christia-

    nisme comme religion personnelle du prince et comme ayant, cetitre, droit maints gards, rien de plus, rien de moins. Ce quichappe notre distinction entre le public et le priv. Il fait tat deses convictions propres dans les relations internationales ; crivantau shah de Perse comme de conscience conscience, il lui dit sonhorreur pour les sacrifices danimaux. Ainsi sexplique peut-tre lepragmatisme de Constantin sur le terrain religieux : lempereurtait conscient davoir introduit titre de royal caprice ce quidevait devenir aprs lui une religion dtat. Religion sur laquelle,

    du reste, cet vque du dehors , comme il se qualifiait lui-mme,posa sa griffe autoritaire : elle tait lui.Avec la tyrannie de Domitien, en revanche, on na plus affaire

    la subjectivit du prince, mais une certaine conception des tchesimpriales dont il se faisait un devoir. Trois choses de lui sont bienconnues : il se laissait appeler matre et dieu , il se dfinissaitlui-mme comme censeur perptuel , fonction quil stait inven-te et dont il se fait comme un blason au revers de ses monnaies,enfin il stait fait une spcialit dimposer la morale sexuelle,comme lcrit Miriam Griffin30 ; une Vestale y laissa la vie. Or ces

    29. Conversion quil souhaitait, de son propre aveu, mais sans se reconnatre ledroit de limposer (EUSBE, Vie de Constantin, II, 56 et 60).

    30. Dans la nouvelle Cambridge Ancient History, XI, The High Empire, Cam-bridge, 2000, p. 79.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    17/24

    PAUL VEYNE18

    trois choses, je crois, nen font quune ; elles forment un type depouvoir qui est original, du moins en Occident : la faon des r-gimes prdicateurs que furent souvent les empires de Chine et duJapon, Domitien mesure ltendue de son pouvoir sur ses sujets leur moralit prive. Le respect de la morale, tant prive que civi-que, passait souvent pour lassise de la socit. Or, pratiquement,la morale prive se confond avec la morale sexuelle : tuer ou volersont des dlits publics. Si donc le pouvoir imprial pntre jusquedans le lit de ses sujets, Domitien aura t un meilleur empereurque tous ses prdcesseurs : lui seul aura tout rgent, pour le bienpublic.

    Venons-en enfin aux Csars fous proprement dits. Avec eux,on a affaire, non ces cabotins que lon dit, mais une interpr-

    tation sublime du rle imprial. Selon eux, le matre du monde estpar sa nature un tre suprieur lhumanit. Il na pas seulementune politique extrieure clatante (Caligula, Nron et Commode yprtendirent tous trois) : il a tous les talents. Si donc il sadonne auchant, la posie, au cirque ou larne (activits alors prestigieu-ses) et savise de se produire en public, il se rvlera comme lemeilleur artiste, le meilleur cocher et le meilleur gladiateur de sonempire ; ce que firent en effet deux princes de moins de vingt ans,Nron et Commode. De nos jours, le prince du Cambodge, NorodomSihanouk, qui ntait pas prcisment un naf, avait aussi tous les

    talents ; il tait le meilleur crivain, le meilleur journaliste et lemeilleur cinaste de son royaume, il avait fond Phnom Penh unfestival du film dont il recevait chaque anne le grand prix. tantdune nature suprieure, lempereur est comme un dieu par rapport ses sujets, de mme que, sur lchelle des tres, le berger estdune nature plus leve que les animaux de son troupeau; Caligu-la exigeait donc dtre trait comme un tre dot dune nature di-vine. Commode, grandissime et ayant toutes les vertus , se fai-sait mtaphore vivante dHercule en arborant la massue et la peau

    de lion de ce demi-dieu. Ctait de la politique de grandeur. cettepoque, ce ntait pas la nation qui tait grande, mais le prince :savoir que leur prince tait splendide devait suffire au bonheur deses sujets. Ce qui dbouchait sur la grande utopie de lpoque, quisuscita bien des enthousiasmes (dont celui, quon peut croire sin-cre, du jeune pote Lucain) : cette splendeur sans prcdent fai-sait du prsent rgne un ge dor. Aux poques anciennes, ctaientdes princes, pharaons ou califes, plus souvent que des tudiants,qui mettaient limagination au pouvoir.

    Pareille utopie ntait pas entirement impertinente, elle ne fai-

    sait quoutrer lide quon avait de lempereur dans les masses de lapopulation, chez les citoyens et les provinciaux, dont nous allonsparler maintenant. Aux yeux de ceux-ci, lempereur na rien dunmandataire : cest lhomme le plus riche et le plus puissant du

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    18/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 19

    monde. Un passage tonnant de Philon31dit quel fut le sentimentpopulaire lavnement de Caligula : tous taient remplisdadmiration pour lhritier de tant dor en lingots et en numraire,de tant de fantassins, de cavaliers et de marins. On senthousiasmesur son passage lorsquil fait son entre dans une cit, des specta-trices entrent en transe.

    Ce sentiment monarchique ne distingue pas entre la toute-puissance et lhomme qui lexerce : lhomme est aussi grand que safonction, qui fait partie de sa nature. On sinclinera donc devantlindividu, devant sa famille, devant ses caprices. Mais inverse-ment cette vnration pour lindividu sera prouve automatique-ment pour tous les dtenteurs successifs de la fonction, quels quilspuissent tre. Les empereur ainsi vnrs ntaient donc pas des

    chefs charismatiques au sens exact de ce mot, cest--dire des per-sonnage dexception, ils taient mme le contraire ; on les respec-tait et les aimait pour leur pouvoir et non pour la fascination quequelques-uns dentre eux ont pu exercer sur leurs sujets. Pour citerFustel de Coulanges, ce ntait pas cet enthousiasme irrflchi quecertaines gnrations ont pour leurs grands hommes; le princepouvait tre un homme fort mdiocre, ne faire illusion personneet tre pourtant aim, voire honor comme un tre divin. Il ntaitpas dieu en vertu de son mrite personnel, il tait dieu parce quiltait empereur32.

    Ce nest pas tout : outre ses sentiments, la population avait aus-si ses raisons. Un passage capital de Josphe33 nous rvle quelopinion avait bascul et que le principat tait conforme au vupopulaire : aux yeux du Romain moyen, un monarque ne rabaissepas la politique des ambitions personnelles, la diffrence dunetourbe de snateurs. Cest au Snat quavaient t dues les atrocesguerres civiles de la fin de la Rpublique. Ce royalisme spontan dela population a rendu impossible, la mort dAuguste et celle deCaligula, le rtablissement de la Rpublique : faute de ladhsion

    populaire, la transition tait trop risque et ouvrait la porte laventure. La population de lEmpire tait monarchiste par unesorte dantiparlementarisme ; le pouvoir de plusieurs est toujoursdchir entre des rivalits gostes, tandis quun monarque estdsintress, cest un pre, son pouvoir est patriarcal. Aussi bien,dans le style monarchique, tout ce que faisait un empereur passait-il pour un bienfait, y compris la formalit administrative la plusbanale, comme daccorder un vtran ses droits la retraite. Lesnombreuses requtes adresses au prince, qui tait juge et lgisla-teur suprme, portent souvent sur des sujets insignifiants ; ce qui

    31. PHILON DALEXANDRIE,Legatio ad Gaium, 9-11.32. Fustel DE COULANGES, Histoire des institutions politiques de lancienne

    France, I,La Gaule romaine, Paris, Hachette, 1900, p. 191.33.Antiquits Judaques, XIX, 3, 228.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    19/24

    PAUL VEYNE20

    montre, crit Fergus Millar, quelle ide le peuple se faisait de lui :le prince tait le pre de ses sujets et la parole du pre tait le der-nier mot du droit et de la justice.

    Auprs de ces masses monarchistes et des Grecs, lempereur estun monarque, un basileus. Le lien de ce roi avec ses sujets a trouvson expression dans le serment dattachement la personne dusouverain (et non la Rpublique et ses lois). Chaque anne, eneffet, tous les habitants de lEmpire, Romains et provinciaux, pr-taient serment lempereur ; chacun jurait dembrasser en touteschoses la cause du prince et de sa famille, de les dfendre au prixde sa vie et de celle de ses enfants, dtre lennemi de ceux quilsconsidreraient comme leur ennemi et de dnoncer toute action,volont ou parole qui leur seraient hostiles. Je ne prtends pas que

    ce serment suffisait conditionner lattitude des masses, mais il nepouvait gure tre impos qu une population dispose au monar-chisme. Il na rien voir avec la clientle romaine : ce pacte estpolitique, il lie inconditionnellement de fidles sujets une famillergnante pour laquelle ils ont le devoir de mourir.

    Cest le mme sentiment monarchique quexprime sa manirele culte des empereurs. Ce culte ntait rien de plus quun langagehyperbolique et cette hyperbole tait conforme au discours delpoque sur les dieux, mais elle nen dcoulait pas moins dunesource chaude, de lamour pour le roi et de ladmiration pour sa

    stature. Personne ne prenait cette hyperbole au pied de la lettre,puisquil tait impossible, hier comme aujourdhui, de prendre rel-lement un homme pour un dieu, pour un tre qui ne mourra ja-mais. Les lettrs haussaient les paules et le peuple ne sy trom-pait pas davantage ; comme dit saint Augustin, ctait deladulation et non de la croyance. Un argument-massue est quilnexiste pas un seul ex-voto la divinit des empereurs : lorsquonavait besoin vraiment dun secours surnaturel, pour un accouche-ment, un voyage dangereux, une maladie, on faisait appel un vrai

    dieu. Dans les lettres prives, len-tte est gnralement plac souslinvocation de quelque divinit, qui nest jamais lempereur. On aobject que la mentalit dautrefois ntait pas la ntre, mais lesfaits allgus sont faciles retourner : sils avaient t vraimentpris pour des dieux, on naurait pas dsign les empereurs divi-niss par des expressions telles que le dieu Auguste ou le dieuHadrien , alors quon disait Apollon tout court, et non le dieuApollon ; accorder un empereur des isotheoi timai, des honneurs gaux ceux des dieux , ctait justement ne pas luiaccorder les honneurs des dieux34. On prenait encore moins les

    princes pour des hommes divins , pour des tres dexceptioncomme Apollonios de Tyane ou Jsus de Nazareth. La mentalit

    34. De mme, les empereurs byzantins ne seront quisapostoloi, gaux auxaptres . Ce ne sont donc pas de vrais aptres.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    20/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 21

    dautrefois est chercher ailleurs : le mot de dieu na pas lemme sens dans lantiquit paenne et pour les chrtiens ; chez lespaens, ce mot dsignait un tre plus lev que les mortels, maisnon transcendant comme ltre gigantesque des monothismes (undtail suffira : tout dieu antique est mle ou femelle). Si bien quequalifier de dieu un homme tait une hyperbole, mais non une ab-surdit. Cette hyperbole tait dailleurs si consciente den tre unequelle se cantonnait dans de sages limites ; en effet, lempereurtait trait de dieu, mais seulement de loin, lorsquil ntait pas l,jamais face face. Les sacrifices de son culte ntaient pas offertsau prince en personne pas mme lorsque ce prince tait Caligula,mais quelque dieu pour le salut du prince. Dans son palais,lempereur ntait pas un dieu vivant, au contraire ; nous ne som-

    mes pas en Chine : le palais imprial tait presque le seul endroitau monde o le culte imprial nexistt pas.Les deux cls du culte imprial, ctait le sentiment populaire

    que le matre du monde tait de plus grande taille plus que lesautres hommes et ctait aussi lamour du roi ; la divinisation desempereurs est une hyperbole du langage amoureux. Cet amour estune raction psychologique prvisible dans toute relation acceptede dpendance un individu ; ce nest pas un affect spontandlection, mais un sentiment induit par la condition de sujet35. Onpeut donc affirmer que cet amour existait dans lEmpire romain,

    aussi hardiment quon peut prtendre qu cette poque le ciel taitbleu.

    On sait ce que fut lamour du roi sous notre Ancien Rgime36.Lors dune maladie de Louis XV, crit un contemporain, on auraitrellement trouv dans la capitale un millier dhommes assez fouspour sacrifier leur vie pour sauver celle du roi37. Lors dune mala-

    35. Cet amour fait donc partie des affects destins mettre en accord lindividu

    avec son monde, lui permettre de se vaincre plutt que la Fortune (comme ditDescartes) et estimer que les raisins sont trop verts. Les idologies destines tromper autrui sont peu de chose, ct de celles qui sont ainsi destines permet-tre de faire de ncessit vertu. Sur cet accord entre la ralit et ce quon pense delle,voir Jon ELSTER,Le laboureur et ses enfants : deux essais sur les limites de la ratio-nalit, tr. fr., Paris, ditions de Minuit 1987 ; Psychologie politique : Veyne, Zino-viev, Tocqueville, Paris, ditions de Minuit 1990 ; L. FESTINGER, A theorie of cogni-tive dissonance, Stanford, 1987, et, pour les limites de cette thorie, J.-P. POITOU,La dissonance cognitive, Paris, Armand Colin 1974 ; KAHNEMANN, SLOVIC etTVERSKY,Judgment under uncertainty,Cambridge, 1982.

    36. Jacques KRYNEN, LEmpire du roi : ides et croyances politiques en France,XIII

    e-XVe sicles, Paris, Gallimard 1994, p. 458 : ltude de lamour comme vertupolitique reste faire ; Le sentiment damour pour nos rois semblait naturel ,crit en 1814 Maine de Biran ; cet amour tait un sentiment religieux, commelamour divin; ctait une sorte de culte qui levait lme et pouvait, commelhonneur, commander tous les sacrifices dintrt personnel, de la vie mme ; et ildplore que les jeunes gens ns aprs 1789 naient jamais connu ce sentiment et nepuissent le comprendre : ils le ramnent, crit-il, un calcul dintrt, de carrire(Journal intime, VALETTEet MONBRUN(ds), Paris, Plon 1927, I, p. 78).

    37. Cit par SAINTE-BEUVE, Relation indite de la dernire maladie de Louis

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    21/24

    PAUL VEYNE22

    die de Caligula, des Romains vourent leur vie pour sa gurison ;un tribun de la plbe avait vou la sienne en change de celledAuguste malade. Les objets de la vie quotidienne, de largenteriede table aux moules gteaux, sont volontiers orns dimages quiexaltent lempereur ou sa famille. On ne peut mettre en doute lapart de sincrit des innombrables textes pigraphiques osaffirme lattachement au prince, pas plus quon ne peut douter,par exemple, de cet autre sentiment collectif que fut le patriotismeen Europe, il y a un sicle.

    Tout cela demeurant entendu, la pense nest pas un caillou :lamour pour lempereur ntait pas monolithique comme latta-chement dun chien son matre ; un filet de scepticisme et unsoupon de mauvaise foi laccompagnaient en sourdine. Sous notre

    Ancien Rgime, on sauvait limage royale en se faisant croireque la faute nen tait pas au roi, mais ses ministres. La doubleimage de lempereur se retrouve partout. Cest un tre divin pourles paens, sacr pour les chrtiens, quon naborde qu genoux, etcest aussi un prince qui doit montrer de laffabilit, de la simplici-t ; mme le raide Constance II se flattait de sa civilit. Il taitdifficile daccorder ces deux rles ; Julien, trop philosophe, allaittrop loin, lui dont les livres rpliquaient dgal gaux aux raille-ries de ses sujets ; la simplicit de ses manires tait loue par lesuns et blme par les autres.

    Bref, lide quon avait du prince tait contradictoire : le matrerichissime et tout-puissant qui fait rver, dune part, et de lautreun homme comme les autres. Dun ct, lempereur tait un tregant et aim, comme le roi dont parlent nos chansonspopulaires ;de lautre ct, il tait le gouvernement, dont nos conversations decaf disent peu de bien, ne serait-ce que parce quil faut rendre Csar limpt qui lui est d. Mme dualit dans lgypte elle-mme, o le pharaon tait la fois un dieu vivant et un potentatauquel les contes populaires faisait jouer un rle peu respectable

    ou mme ridicule

    38

    . Nous conclurons sur ce point par une citationdmystificatrice dpictte39: les agriculteurs et les matelots mau-dissent Zeus quand il fait mauvais temps et on ne cesse pas nonplus de dire du mal de Csar ; Csar ne lignore pas, mais il saitaussi que, sil chtiait tous ceux qui le maudissent, il dpeuple-rait son empire .

    On a vu quune pente naturelle des esprits40avait fait considrer

    ________________________XV , dans sesPortraits littraires, III.

    38. G. POSENER, De la divinit du pharaon, Cahiers de la Socit Asiatique, XV,1960.

    39.Entretiens, III, 4, 8.40. Cette pente thologique est reconnue par la pense la plus classique, mais

    rationalise comme fonctionnaliste par finalit naturelle : commentant la consti-tution anglaise, Bagehot crivait que le roi existait afin de rendre la collectivitcomprhensible au peuple.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    22/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 23

    le prince comme un tre dun genre suprieur et seul dans songenre (cette raction psychologique est lexplication ultime du pas-sage de la Rpublique au principat). Le magistrat tout-puissantpar dlgation, ce champion de la collectivit, est devenu gale-ment un chef par nature, qui rgne parce quil sappelle lion, quiest entour dun apparat fastueux, de mme que le lion porte cri-nire, et qui suscite respect, admiration, amour et dvouement.Inutile de rpter que cette image traditionnelle, rgressive, qui estcelle de tous les souverains successifs, est diffrente du charismepersonnel dun homme dexception, diffrente aussi du pouvoirsuprme de dcision qui est attribu certains prsidents de rpu-bliques aux termes du droit constitutionnel41. Si bien que nous re-trouvons ici la tripartition clbre de Max Weber : pouvoir tradi-

    tionnel (celui dont nous parlons et que nous allons supposer tho-logique), pouvoir institutionnel moderne, pouvoir charismatique.Vu par les yeux de ses sujets, lempereur tait donc conforme

    lide qu travers les millnaires et les socits les sujets dun po-tentat se sont faite de leur chef. Cest ce sentiment monarchique travers les ges quil faut essayer danalyser, puisquil a anim lecsarisme qui sest tabli et maintenu grce lui.

    Lide que lon sest faite du monarque longtemps et partout estune suite de paradoxes :

    1. Il existe un homme, le roi, unique par nature ; il ne peut y

    avoir quun seul chef, qui est un individu en chair et en os (lidedun pouvoir partag entre plusieurs ttes est une abstraction deplus haute culture).

    2. Cet individu est le matre par la supriorit de sa nature, ilest suprieur ses sujets. Suprieur en quoi et par quoi ? La ques-tion ne se pose pas : il est suprieur, voil tout, il est de plus hautrang, de plus haute stature queux, sans quon ait dtailler parquelle qualit et en quel domaine sexerce cette supriorit ; enparticulier, il nest pas question dun talent politique dans le do-

    maine gouvernemental. Tel est le fait brut, pr-rationnel, que lesthoriciens de la monarchie svertueront en vain justifier et quiexplique aussi quun roi dont chacun constate la mdiocrit reste leroi.

    3. Il est le chef absolument ; si lon constate que, dans la ralit,il occupe le sommet dune chelle hirarchique dont il est le bar-reau le plus lev, ce barreau sera dune nature diffrente de celledes barreaux infrieurs.

    4. Il est le matre sans aucun doute possible, puisquil en a le ti-

    41. Dans lorganisation des socits modernes, il peut exister un individu, prsi-

    dent ou dictateur, qui est au sommet de la hirarchie et qui dtient seul le pouvoirde prendre les dcisions suprmes, telle que dappuyer sur le bouton du feu nu-claire (Raymond ARON, tudes politiques, Paris, Gallimard 1972, p. 191). Mais ceserait une autre rationalisation que dexpliquer limage mythique du roi partirde cette ralit.

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    23/24

    PAUL VEYNE24

    tre. Le sens de la ralit ne joue pas ici, on ne sinterroge pas sur laralit de son pouvoir, on ne se demande pas sil nest pas plus ap-parent que rel, si le grand vizir nest pas plus puissant que lui,etc.

    5. Le roi et ses sujets ne vivent pas cte cte, mais leur rela-tion est un face--face : tous connaissent son existence et son sortles concerne. Ils prouvent pour lui une passion dsintresse ; silest victorieux, sa gloire les rjouira pour leur propre compte. Nepas respecter cet tre suprieur serait un blasphme punissable. Ilest en vedette devant ces spectateurs, les gestes et penses duntre aussi grand saffichent deux-mmes aux yeux de tous et int-ressent tout le monde.

    6. On est le matre par tat et non par action. Le roi est recon-

    nu comme tel par ses sujets, qui le vnrent, mais son pouvoir nese mesure pas laction quil exerce sur leur sort, car ce sort estdavantage dtermin par la socit civile, par la famille, par lepatron, par des autorits plus proches. Le roi est une image splen-dide et redoute, suspendue au dessus des peuples, plus quuneralit prouve par chacun dans leur existence quotidienne.

    Cette image ne provient pas de la ralit (qui est trs diff-rente), mais simpose delle-mme, se dresse tout arme dans lesesprits o elle provient on ne sait do. Aussi peut-elle se trouveren parallle, en conflit ou en compromis avec une deuxime vision

    du chef, plus raliste et dispose admettre que le roi actuel nestquun pauvre homme ou que ses ministres le trompent. Car, commeon la vu, limage du souverain est double, toute poque sansdoute : un lion, un simple homme. Enfin, celle de ces deux imagesqui est archaque, celle du lion, est psychiquement opaque et napas le caractre rationnel dune relation rglementaire ; aussipeut-elle sassocier un fait non moins opaque, naturel , la fa-mille, lagens: partout le principe dhrdit apparat dans limagedu roi, mme Rome, mme en Core du nord socialiste.

    Le sentiment monarchique sest effac un peu partout dans lemonde lpoque moderne, mais il avait jou longtemps un grandrle ; aujourdhui, en Occident et ailleurs, il nen reste plus que desbribes. Ce qui tonne est la cohsion de cette image pourtant com-plexe, sa frquence et lvidence quelle eut longtemps : elle a tra-vers des millnaires en faisant bloc. Elle ne doit pas son appari-tion la runion improbable des mmes facteurs dans chacune desinnombrables socits o on la retrouve. En effet, elle ne sexpliquepas par des intrts sociaux (tel que lintrt de la classe snato-riale dirigeante) ni par le pass de la socit considre ( la faon

    dont labsolutisme imprial doit beaucoup la vieille idedimperium) ni quelque raction affective banale (lamour induitpar la dpendance, par exemple). Elle semble appartenir moins une socit donne qu un fond archaque qui est ou fut commun lespce humaine, son thologie. De mme que lingalit entre

  • 8/12/2019 Qu'tait-ce qu'un empereur romain (Veyne)(Diogene).pdf

    24/24

    QUTAIT-CE QUUN EMPEREUR ROMAIN ? 25

    les sexes se retrouve dans les socits les plus diffrentes. Il sembledonc que limagination ait certaines pentes favorites.

    Les diffrentes espces vivantes ont chacune leur organisationhirarchique particulire ; elles ont galement diverses organisa-tions du rapport entre les sexes ; elles vivent ou non en troupeaux.Lvolution de lthologie humaine a sa temporalit propre qui esttrs lente42, plus lente encore que la longue dure dont parleFernand Braudel. Des vnements rcents tels que leffacementgraduel de limage royale, les Rvolutions amricaine et franaiseou le mouvement fministe sont peut-tre des manifestations ponc-tuelles de certaines transformations qui sont en cours danslthologie de lespce humaine.

    Paul VEYNE.(Collge de France.)

    42. J.-M. SCHAEFFERdans la revue Communications, n 72, 2002, p. 110, n. 46 : Lhumanit a un destin volutif bicphale, rgi la fois par le rythme lent delvolution (ou de la drive) gntique et le rythme rapide de lvolution culturelle .