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1 Pour citer cet article : Paul VEYNE, « Qu'était-ce qu'un dieu et une déesse dans le paganisme gréco-romain ? », Réflexion(s), mars 2010 (http://reflexions.univ-perp.fr/). QU'ÉTAIT-CE QU'UN DIEU ET UNE DÉESSE DANS LE PAGANISME GRÉCO-ROMAIN ? Qu’était-ce qu’un dieu antique ? Justement pas l’être que le mot de dieu évoque dans nos esprits. Les dieux du paganisme n’ont que le nom de commun avec l’être gigantesque, plus grand que le monde, que sera le Dieu des théologiens chrétien. Autre différence, la morale, le bien et le mal, jouent un rôle décisif dans le christianisme, religion de salut ; si décisif que Kant a pu croire que toute religion, réduite aux limites de la simple raison, avait pour noyau la morale. Nous verrons qu’au contraire, dans le paganisme, la morale n’occupe nullement cette place centrale et par quelles voies diverses certaines relations avaient fini par s’établir entre la morale et les dieux païens. Bien entendu, l’idée que les anciens se sont faite de leurs dieux a beaucoup changé à l’âge des sophistes, de Socrate et de Platon et c’est au terme de cette évolution que Kant a pu croire que la morale était le noyau de la religion. Mais, pour tenter d’y voir clair, commençons par l’idée première que les anciens se sont faite d’abord de leurs dieux, durant les siècles qui vont d’Homère à Euripide. Dans cette conception première, les dieux vivent dans le même monde que nous et sont comme nous des créatures naturelles, des êtres corporels et animaux qui forment une des trois faunes sexuées (sive deus, sive dea) qui peuplent la nature : il y a les animaux, ni immortels ni raisonnables, les hommes et les femmes, raisonnables et mortels, et les dieux et déesses, qui sont raisonnables et immortels. Leur immortalité s’explique : les dieux existent dans une deuxième réalité, différente de notre réalité empirique et analogue à celle où vivent les personnages de roman ; par exemple, leur temporalité n’est pas la nôtre : ils ont atteint chacun un certain âge, mais ne vieillissent plus, ils ont eu des enfants, mais il serait impensable qu’il en naisse de nouveaux. De même, ils sont aussi puissants qu’on peut le souhaiter. Mais l’important est ailleurs : les dieux sont saints, sacrés, qualité sui generis qui fait de la sensibilité religieuse une réalité aussi irréductible, à travers ses avatars historiques, que le sentiment du beau, par exemple ; on pense à eux comme à des êtres bouleversants, adorables, d’une envergure supérieure à celle de l’humanité i . Dans son hymne à Apollon, Callimaque, en virtuose du mimétisme, fait sentir quelle est l’émotion de la sainteté, émotion toute simple et familière pour ceux qui l’éprouvent, énigmatique ou même antipathique à quelques indifférents, mais compréhensible, sympathique et respectable pour la majorité des hommes, même s’ils ne la ressentent guère. D’où la diffusion presque universelle des croyances religieuses. L’aura de sainteté n’est pas propre aux seules divinités (on peut l’éprouver pour un héros, tel poète l’éprouve à la pensée de la beauté, Cézanne l’éprouvait sans doute pour la Sainte-Victoire de ses dernières années), mais elle les met à part d’autres êtres imaginaires.

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Pour citer cet article : Paul VEYNE, « Qu'était-ce qu'un dieu et une déesse dans le paganisme gréco-romain ? »,

Réflexion(s), mars 2010 (http://reflexions.univ-perp.fr/).

QU'ÉTAIT-CE QU'UN DIEU ET UNE DÉESSE

DANS LE PAGANISME GRÉCO-ROMAIN ?

Qu’était-ce qu’un dieu antique ? Justement pas l’être que le mot de dieu évoque dans

nos esprits. Les dieux du paganisme n’ont que le nom de commun avec l’être gigantesque, plus grand que le monde, que sera le Dieu des théologiens chrétien. Autre différence, la morale, le bien et le mal, jouent un rôle décisif dans le christianisme, religion de salut ; si décisif que Kant a pu croire que toute religion, réduite aux limites de la simple raison, avait pour noyau la morale. Nous verrons qu’au contraire, dans le paganisme, la morale n’occupe nullement cette place centrale et par quelles voies diverses certaines relations avaient fini par s’établir entre la morale et les dieux païens. Bien entendu, l’idée que les anciens se sont faite de leurs dieux a beaucoup changé à l’âge des sophistes, de Socrate et de Platon et c’est au terme de cette évolution que Kant a pu croire que la morale était le noyau de la religion. Mais, pour tenter d’y voir clair, commençons par l’idée première que les anciens se sont faite d’abord de leurs dieux, durant les siècles qui vont d’Homère à Euripide.

Dans cette conception première, les dieux vivent dans le même monde que nous et sont comme nous des créatures naturelles, des êtres corporels et animaux qui forment une des trois faunes sexuées (sive deus, sive dea) qui peuplent la nature : il y a les animaux, ni immortels ni raisonnables, les hommes et les femmes, raisonnables et mortels, et les dieux et déesses, qui sont raisonnables et immortels. Leur immortalité s’explique : les dieux existent dans une deuxième réalité, différente de notre réalité empirique et analogue à celle où vivent les personnages de roman ; par exemple, leur temporalité n’est pas la nôtre : ils ont atteint chacun un certain âge, mais ne vieillissent plus, ils ont eu des enfants, mais il serait impensable qu’il en naisse de nouveaux. De même, ils sont aussi puissants qu’on peut le souhaiter.

Mais l’important est ailleurs : les dieux sont saints, sacrés, qualité sui generis qui fait de la sensibilité religieuse une réalité aussi irréductible, à travers ses avatars historiques, que le sentiment du beau, par exemple ; on pense à eux comme à des êtres bouleversants, adorables, d’une envergure supérieure à celle de l’humanité i. Dans son hymne à Apollon, Callimaque, en virtuose du mimétisme, fait sentir quelle est l’émotion de la sainteté, émotion toute simple et familière pour ceux qui l’éprouvent, énigmatique ou même antipathique à quelques indifférents, mais compréhensible, sympathique et respectable pour la majorité des hommes, même s’ils ne la ressentent guère. D’où la diffusion presque universelle des croyances religieuses.

L’aura de sainteté n’est pas propre aux seules divinités (on peut l’éprouver pour un héros, tel poète l’éprouve à la pensée de la beauté, Cézanne l’éprouvait sans doute pour la Sainte-Victoire de ses dernières années), mais elle les met à part d’autres êtres imaginaires.

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Pour prendre un exemple, sous l’Empire, de Plutarque à Origène, Plotin et saint Augustin, le monde invisible sera peuplé, outre les dieux, par une foule de « démons », bons ou mauvais, secrètement actifs dans de nombreux domaines (rendre des oracles, déclencher des émeutes…). À la différence des dieux, ils n’auront pas d’aura de sainteté ; ils ne recevront ni de culte ni d’ex-voto ; on n’aura pas de vibrato dans la voix lorsqu’on parlera d’euxii. Ils ne seront pas non plus unheimlich comme les fantômes. La modalité de la croyance aux démons sera aussi positiviste que notre croyance aux virus et aux microbes ; ce ne sera pas de la religion, mais de la « superstition ».

Or, là où il y a sainteté, il y a vénération amoureuse ; on ne peut croire à des dieux sans les aimer. Un texte d’Aristote qui est peut-être unique (le paganisme était peu porté aux effusions et l’homme parle peu de ses sentiments lorsqu’ils vont de soi) affirme ce dont nous n’osions être sûrs d’avance : les Grecs aimaient leurs dieux, d’un amour (philia) qu’Aristote dit pareil à celui des enfants pour leurs parents. On ne passait pas devant leurs images ou leurs sanctuaires sans leur envoyer un baiser du bout des doigts. Cette ferveur est sensible dans les Hymnes homériques : reconnaissance et commisération pour Déméter donneuse du blé et cherchant partout sa fille disparue, admiration pour Apollon tuant le Serpent, voire jubilation de l’hymne à ce trickster d’Hermès ; car la mythologie nourrissait la piété la plus sincère tout en la délectant et conférait à chaque dieu une personnalité qui permettait au fidèle de les distinguer et même d’avoir son préféré. Quand une femme du peuple passait devant une image de Diane, elle priait la déesse de lui donner une fille aussi belle qu’elleiii . Toutefois, jusqu’à l’époque de Socrate, ce qui est vrai des amours humaines restera vrai de l’amour pour les dieux : il ne rendait pas toujours esclave de l’aimé, aveugle à ses fautes ; il arrivait, on le verra, qu’on fît des reproches à un dieu, qu’on rompît avec lui. Car être saint et être irréprochable sont deux choses différentes et ce sera une révolution dans la religion des élites lorsque les dieux deviendront ontologiquement différents des hommes et seront parfaits.

Les dieux sont une faune, disions-nous, une espèce vivante : ils n’ont que le nom de commun avec l’être gigantesque, plus grand que le monde, que sera le Dieu des théologiens chrétien. Ce ne sont pas des entités métaphysiques (on n’avait pas encore d’idées aussi abstraites), ils appartiennent comme nous à la réalité concrète, qui comporte le plus et le moins, et ils y appartiendront jusqu’au siècle des Sophistes et de Socrate ; les dieux sont « les êtres plus puissants que les hommes », hoi tôn anthrôpôn kreittous, comme on le lit çà et là, des Tragiques à Libanius. Pour monter des hommes aux dieux, on suit un plus, on ne file pas vers l’infini. Aussi les rois hellénistiques et les empereurs romains pourront-ils être divinisés ; c’était là une hyperbole, mais non une absurdité : on ne transgressait pas de frontière catégorielle.

Dans cette conception ancienne, les dieux, tout saints qu’ils sont, sont également de puissants étrangers qui ont leur vie à eux et vivent leur vie pour eux-mêmes ; aussi ne va-t-il pas de soi qu’ils se mêlent de faire régner la justice ou d’enseigner la vertu. Leur occupation exclusive n’est pas de s’occuper des hommes, sauf dans la même mesure et pour les mêmes diverses raisons qui font que les hommes eux-mêmes s’intéressent à autrui. Ils n’en sont pas moins susceptibles de faire du bien ou du mal aux hommes. D’où une fable d’Ésope qui est à sa manière une théodicée : un homme disait que les dieux étaient injustes parce qu’ils avaient fait couler un vaisseau et noyé des innocents pour perdre un seul impie (une superstition affirmait, en effet, qu’un vaisseau risquait de faire naufrage lorsqu’un impie était à bord). Or ce même homme écrasa toute une fourmilière parce qu’une seule fourmi l’avait mordu. Ainsi font les dieux lorsqu’un impie les mord, conclut le fabuliste ; veillons donc à nous critiquer nous-mêmes plutôt qu’à critiquer autrui ; les dieux font comme nous, ils balaient ce qui les gêne. Les rapports des hommes avec les dieux sont les rapports internationaux de deux races (gentes) inégales et indépendantes ; toutefois, étant la race supérieure, les dieux ont droit à des

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hommages (timai), à un culte, et ils châtient tôt ou tard les impies qui les négligent, en se faisant ainsi justice à eux-mêmes.

Puisqu’ils cohabitent dans le même monde, les dieux et les hommes ont en commun la même morale, qui régit la société des dieux homériques et qui s’impose d’elle-même aux dieux et à nous-mêmes ; comme nous, ils la trouvent, pour ainsi parler, dans l’air qu’ils respirent ; elle existe dans la nature, au même titre que la lumière. Devant elle, hommes et dieux sont sur le même plan ; la divinité ne fondait pas la vérité et la justice, ne prescrivait pas la morale aux mortels, ne la leur avait pas révélée ; elle-même la respectait, sauf lorsqu’il lui arrivait, comme aux hommes, de l’enfreindre. On pourra donc, ou bien ne pas oublier que les dieux ne sont pas irréprochables et qu’ils se soucient surtout d’eux-mêmes, ou bien préférer voir en eux des êtres nobles et puissants qui ont une morale, la même que la nôtre, et qui y attachent autant d’importance que nous faisons nous-mêmes. Ces deux options fondamentales coexisteront jusqu’au siècle de Socrate.

Car les dieux ont les mêmes passions et les mêmes faiblesses que les mortels. Ils sont sensibles aux flatteries et rien ne peint mieux la vieille piété que ses ruses pour capter leur faveur. On essaie de les « avoir à la fatigue » (fatigare deos) à force de sacrifices, on leur adresse un challenge, on les pique d’amour-propre en une prière-défi : « Vénus , toi dont la puissance règne sur les terres et les mers », écrit Lucrèce, « mets fin à nos guerres civiles » (sous-entendu : « si tu ne le fais pas, ta puissance sera mise en doute »iv). Mais ils sont aussi accessibles à la pitié et, si une peste survient, on fait appel à leur miséricorde.

On peut établir avec eux des liens permanents ou occasionnels, leur adresser une prière pour leur demander leur aide ou leur proposer un échange : s’ils exaucent ma prière, ils recevront une offrande.. Encore faut-il que les dieux soient loyaux en ce commerce et qu’il y ait une « piété des dieux envers les hommes », ce qui n’est pas toujours le cas : on a trop souvent à leur reprocher leur ingratitude ; ils abandonnent à son malheur maint adorateur qui leur avait pourtant offert maint sacrifice et qui ne cache à personne sa déception. Si le dieu ne se montre pas équitable, on n’hésite pas à lui adresser des reproches, à refuser désormais de le vénérer ; au cours de sa guerre persique, l’empereur Julien, indigné, refusa de faire désormais de sacrifier à Mars. À la mort d’un prince très aimé, Germanicus, la plèbe romaine lapida les temples et renversa les autels, comme chez nous des manifestants qui lapident une ambassade étrangère. « Les dieux ne m’ont pas épargné, mais je ne les épargnerai pas, moi non plus », lit-on dans une lettre privée. Lisons Euripide : les dieux sont capricieux, versatiles, rancuniers, sourds ou injustes, ils exagèrent, leurs desseins sont obscurs, incohérents, incompréhensibles. « J’en veux aux dieux » était une expression usuelle. L’aristocrate Théognis, voyant des gens de rien prendre le pouvoir, s’adresse au maître des dieux avec une fermeté de bon ton : « Zeus, je ne te comprends pas ! », thaumazo se. Ils ont leurs favoris, voire leur favoritisme, divina suffragatio. Il leur arrive même de rougir de leur propre conduite : ils ont fini par être honteux d’avoir laissé longtemps Hannibal maltraiter cette Rome qui ne s’était jamais détournée de leur culte.

En un mots, les dieux ne sont pas parfaits. Aussi le respect qu’on a pour ces puissants n’exclut-elle pas cette chose surprenante pour nous, chrétiens ou postchrétiens que nous sommes, qu’est l’humour sur le sacré ; Aristophane et déjà Homère plaisantent sur les dieux, leur prêtent des attitudes burlesques, les mettent dans des situations ridicules. Ce qui n’a rien à voir avec de l’incrédulité ; c’est plutôt prendre une revanche moqueuse sur ces puissants qui n’ont pas toujours raison ; les hommes ont envers eux des devoirs, mais ne sont pas à leur service, et leur sainteté (qui les met au-dessus et à part de tout) n’est pas la même chose que le Bien. Oui, le monde est peuplé d’êtres personnels qui sont saints et puissants et de qui on peut attendre beaucoup de biens et de maux - ce qui suffit à faire un dieu - , mais ils n’ont pas nécessairement une relation avec de grandes choses telles que l’ordre, le cosmos, le destin, la vérité, le bien ou l’absolu, dont on a par ailleurs le sentiment confus ; pour Job et chez le

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pieux Sophocle, la divinité peut même se conduire d’une manière incompréhensible, elle n’en est pas moins sainte pour autant.

Ici va se jouer la partie initiale pour une future relation de la morale avec la religion gréco-romaine. Les dieux ne sont-ils qu’égoïstes et cupides ou sont-ils aussi justes et bons ? Ils s’intéressent aux hommes, tois theois melei ta anthrôpina, ou du moins il leur arrive de le faire et l’on s’en targue lorsque c’est le cas. Mais leur principal intérêt est-il d’exiger les honneurs qui leur sont dus, ou bien leur arrive-t-il de récompenser les bons et de punir les méchants ? Deux attitudes existent, aussi populaires et anciennes l’une que l’autre, qui subsisteront toutes deux dans le peuple jusqu’à la fin du paganisme.

Selon la première de ces conceptions, les dieux, tout saints qu’ils sont, ne sont ni des modèles de vertu ni des justiciers. Ils exigent qu’on leur rende leur dû et ils ont leurs faiblesses et leurs injustices, mais n’en ont pas moins du sens moral. Aussi n’aiment-ils pas qu’on abuse de leur nom dans de faux serments ou qu’un scélérat souille leur sanctuaire de sa présence. Mais, lorsqu’elle ne les concerne pas personnellement, la moralité des mortels n’est pas leur affaire. Selon l’autre conception, cette moralité est leur affaire : ils aiment les justes, l’injustice les indigne et on veut même croire qu’ils favorisent les gens de bien et punissent les méchants.

Arrêtons-nous sur la première attitude, sur cette religiosité du pays profond (de la paysannerie, si l’on veut) qui formera jusqu’au bout le tuf du paganisme. la religion des illettrés, écrit Plutarque, ce sont des fêtes, des prières et le bon espoir. Voilà le grand mot : espérances, pour les individus comme pour la collectivité. Les Euménides d’Eschyle promettent à Athènes de bonnes récoltes, le regain de ses troupeaux et de ses citoyens et, grâce à Athéna, la victoire contre ses ennemis ; cinq ans avant l’interdiction des cultes païens, Libanios, en termes émouvantsv , plaidera la cause de l’espérance contre l’intolérance chrétienne. Ces espoirs temporels, dont le nom est souvent prononcé, comptaient autant que le salut éternel dans d’autres religions ; c’est surtout contre eux, nous le verrons, qu’argumentait l’incroyance. Tant que les dieux anciens seront honorés, Rome ne succombera pas sous les coups des Barbares, répèteront les derniers païens. L’espérance rendait joyeuse et aimée une religion dont les cérémonies étaient des fêtes populaires et où les sacrifices étaient autant de festins. La religiosité n’allait pas plus loin que cette affection, qu’une prudence superstitieuse et que la liesse des fêtes ; elle pesait peu et n’entraînait pas cette formation d’un ethos pieux que nous verrons se former un jour. Avec des dieux qui s’intéressaient d’abord aux sacrifices et aux offrandes et des adorateurs qui en espéraient des avantages matériels et attendaient le banquet qui suivrait le sacrifice, la religion et la morale étaient deux choses destinées apparemment à rester sans rapport.

« Les dieux sont faciles à retourner si on les séduit par des sacrifices et des vœux », prétendait la foule, croyance que Platon stigmatise. Peu leur importait la moralité de leurs adorateurs il n’était pas incompatible d’être un brigand et de sacrifier aux dieux pour échapper aux gendarmes. Tant qu’elle leur rendait leur culte, la paysanne Phidylé dont parle affectueusement Horace pouvait espérer que, si elle « apaisait (placaris) les Lares avec de l’encens et une truie, sa vigne ne souffrirait pas du vent d’ouest ni sa moisson de la nielle » ; elle « aura apaisé l’hostilité des Pénates (adversos Penates) avec le froment liturgique et des cristaux de sel ». Les dieux sont donc si irrités ? Oui, du moins aux yeux de beaucoup de leurs adorateurs. Comme le sont trop souvent les puissants envers les petites gens, les dieux sont peu amènes envers les mortels ; « on entend vulgairement répéter », écrit Arnobe, « une idée dont le peuple est persuadé : on ne sacrifie aux dieux que pour les faire renoncer à leurs colères et à leur mauvaise humeur » ; c’est ce qu’écrivait Taine de la piété populaire italienne de son temps : « les pouvoirs célestes comme les pouvoirs civils sont des personnages redoutables dont on évite la colère par des génuflexions et des offrandes ». Ce qui n’empêchait pas de les aimer : les petites gens aiment humblement leurs maîtres hautains.

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Phidylé avait sans doute des gestes affectueux pour couronner de romarin les statuettes de ses Lares irritables.

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Venons-en donc à cette autre conception, où l’on oubliait que les dieux étaient

faillibles et où l’on ne voulait voir en eux que les êtres d’une moralité exemplaire. Dès que cette idée de la bonté des dieux est énoncée, elle devient très populaire, elle tend à s’imposer. La liaison si fréquente entre les religions et la morale n’est pourtant pas universelle ; elle n’est pas issue directement de la religion elle-même, de quelque propriété de son essence, mais de l’importance vitale, éthologique, que les collectivités, suivies par la plupart des philosophes, attachent à la moralité de chacun de leurs membresvi ; on exige d’autrui qu’il soit honnête, qu’il respecte les impératifs et interdits collectifs. Or l’anthropomorphisme fait croire que les dieux en font de même et qu’ils désirent voir les hommes les respecter. On pourra ainsi invoquer l’exemple et le désir de ces êtres redoutables et prestigieux pour convaincre une âme rebelle de se plier à la loi. On ira jusqu’à vouloir croire qu’ils font régner une justice immanente, distribuent biens et maux selon les mérites et démérites de chacun, et qu’ainsi le monde est conforme à nos souhaits, que la réalité nous approuve. Ce désir si puissant de croire à la plénitude de l’être, uni à l’impératif de la morale sociale, met à profit l’anthropomorphisme pour faire estimer que les dieux sont bons.

Nous allons trouver cette pente à préférer croire à la bonté divine dans l’épopée homérique et chez Hésiode. On y invoque l’autorité des dieux en faveur des suppliants, là où la morale commune ne suffit pas à vaincre les passions abusives. On se plaît à croire que Zeus partage notre indignation contre les mauvais rois. On a quelquefois l’heureuse surprise de constater qu’en telle ou telle occasion la divinité a puni le méchant ou fait triompher le bon. Enfin Hésiode enseigne aux paresseux que Zeus donne prospérité et bonne renommée à l’homme travailleur et honnête. Prédication, idées vengeresses et wishful thinking mettaient donc à profit le sens moral des dieux pour l’employer à un certain nombre de tâches parcellaires. Si bien qu’on s’avançait parfois jusqu’à l’affirmation générale que les dieux distribuaient le bonheur et le malheur aux mortels selon leurs mérites, malgré les démentis donnés par la réalité à pareille assertion.

Ces idées se trouvent çà et là dans l’Iliade, au gré du locuteur épique ou des nécessités de l’intrigue ; elles coexistent avec la vision moins édifiante qu’a ordinairement le poète de la condition humaine. Dans un passage qu’on a dit interpolé, le locuteur parle de juges qui rendent des sentences iniques « sans se soucier du regard des dieux », theôn opin ouk alegontes ; dans un passage insoupçonnable, l’épopée dit : ne repousse pas les suppliants, mais « aie quelque vergogne devant les dieux », aideîo theous. C’est à l’inflexible Achille que ce dernier discours s’adresse ; Priam, venu l’implorer de lui rendre le corps de son fils, allègue que les dieux aiment qu’on accueille les suppliants. Phénix, pour réconcilier Achille avec Agamemnon, avait allégué pareillement que les dieux eux-mêmes se laissaient fléchir par des offrandes, des sacrifices des supplications, lorsque les hommes avaient commis quelque faute.

L’exemple de la divinité donne plus d’autorité aux impératifs. Les hommes n’ignorent pas qu’il est beau d’agréer les suppliants ; si l’un d’eux vient à l’oublier, l’autorité divine sera l’argument ultime. Respecter la règle sera respecter les dieux eux-mêmes ; ne pas le faire ne serait pas exactement désobéir à un ordre venu d’en haut, mais « être sans respect », comme Apollon le dira d’Achille. Les dieux ne sont pas les auteurs de la morale, qui existe par elle-même et se recommande à eux comme à nous ; mais, en l’absence d’un impératif catégorique tombé du ciel ou d’un décalogue rapporté du Sinaï, leur haut exemple donne à la morale un

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supplément d’autorité et ne saurait laisser insensible : ce que pensent ces êtres nobles et puissants est important, il faut penser comme eux. Les rapports entre les hommes, les dieux et la morale sont ceux d’une société aristocratique où l’on a sa « part d’honneur » entre rois et qui fonctionne sur la hiérarchie du prestige et du respect, plus que sur dikè, la « justice », qui, selon Louis Gernet, n’était guère encore qu’une vague « tradition ».

Par ailleurs, religion et morale n’étant pas nativement liées et la moralité se suffisant sans la religion, l’exemple divin sera allégué, non en général, mais seulement sur des points limités : en faveur des suppliants, des mendiants, des naufragés, des vaincus, tous ceux qu’aucune vraie justice, aucune themis ne protège. Ces hors-groupe sont exposés à la violence, à l’hybris , à cet orgueil, à cette outrecuidance qui offense les puissants que sont les dieux, car elle est contraire au respect modeste qu’on doit avoir devant eux. On fait donc appel à la morale religieuse là où elle ne fait pas double emploi avec la morale commune. Plus précisément, contre la tentation d’envoyer paître le suppliant ou le mendiant, contre celle d’abuser de l’errant ou du naufragé, les dieux élèvent une barrière, un interdit analogue à celui qui rend intouchable leur sainteté ; les lois des cités ne prévoyant rien de tel, ce seront les dieux qui feront, du suppliant ou du naufragé, un être sacré. Si bien que ce qu’on appelait parfois les « lois divines » jetaient l’interdit sur des conduites dont nous dirions qu’elles manquent d’humanité ou qu’elles sont inhumaines ; le décemvir Appius Claudius, qui a réduit illégalement Virginie en esclavage et qui est responsable du rapt et de la mort de cette vierge, « s’est placé hors des lois, hors du contrat civique et humain », si bien qu’il « fait profession de mépriser les dieux et les hommes (deorum hominimque contemptor).

Au nom de cette morale plus délicate, les dieux, ou plutôt une partie d’entre eux, accablent de reproches Achille qui, fou de chagrin depuis la mort de Patrocle, s’acharne sur le cadavre d’Hector. Héra, Poseidon et Athéna, qui haïssent les Troyens, ne veulent pas que le corps soit dérobé à ses outrages, mais Apollon est indigné contre Achille, qui « a perdu tout sens de la miséricorde et qui n’a pas de respect ». Quel respect ? Il n’importe : ne pas « respecter les suppliants », c’est ne pas « respecter les dieux », puisque ceux-ci les respectent, sont miséricordieux et aiment qu’on le soit. On allèguera donc le haut exemple des dieux pour fléchir Achille. Quelques siècles plus tard, on alléguera la philanthropia, l’ humanitas qui, de Cicéron à Théodose, seront de grands mots et auront parfois des effets pratiques ; au temps d’Homère, les dieux sont plus familiers aux esprits que les idées abstraites.

Se réclamer du respect dû aux dieux est la ressource du désespoir ; on n’y recourt que là où cela ne fait pas double emploi avec des impératifs plus communs. Il demeure que, si les dieux donnent l’exemple des parties les moins obligatoires et les plus délicates de la morale, c’est a fortiori qu’ils en n’en ignorent pas les parties plus communes et la respectent dans toute son étendue. Ils sont comme l’humanité, mais en mieux : ils sont exemplaires en tout. Si bien que religion et morale finissent par être en contact tout le long de leur frontière et par devenir synonymes ; elles le resteront jusqu’au bout. « Moi. seul ai été sauvé du naufrage parce que je suis un homme pieux », dira un héros de roman datant de l’époque impériale, pour ajouter, une page plus loin , « moi seul ai été sauvé parce que, de toute ma vie , je n’ai jamais commis de mauvaise action ». Pausanias raconte qu’aux temps très anciens où Sparte entreprenait la conquête de la Messénie, les Messéniens accusaient leurs agresseurs d’être des sacrilèges (anosious), puisqu’ils attaquaient leurs frères de race dorienne, et des impies (asebeis) envers les dieux communs à tous les Doriens ; « l’impiété, écrit Michel Casevitz, est d’un côté la transgression des lois qui s’imposent à tous et de l’autre elle est la négation de la révérence due aux dieux ». Quiconque ne respecte pas les dieux ne respecte rien. En revanche, un peuple qui les respecte est civilisé, il ne cède pas à la cruauté ou à une cupidité sanguinaire ; Ulysse naufragé se demande chez quels êtres il est arrivé, « chez un peuple sauvage, des bandits sans justice ou des gens accueillants qui respectent les dieux ». Tombé

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dans l’inconnu, il envisage le classement le plus général des êtres : il y a ceux qui n’ont pas de religion et ceux qui en ont une et respectent les malheureux.

Ainsi donc la piété et une certaine moralité allaient de pair depuis toujours, depuis Homère. Cette conception coexistait avec l’idée que les dieux n’en faisaient qu’à leur tête ; autour du cadavre d’Hector, ils se sont partages entre ceux qui voulaient que la pitié l’emportât et ceux qui s’abandonnaient à leur haine contre Troie. Coexistaient aussi deux manières de parler de la divinité. Chaque dieu a sa personnalité, sa biographie mythique, ses passions, son aspect physique (que reproduisent les artistes et qu’on reconnaît lorsqu’un dieu apparaît en rêve) ; lorsqu’on lui adresse une prière, l’objet du vœu lui est demandé comme une faveur personnelle. Mais, de même que la race humaine, celle des dieux, en tant que telle, respecte la morale et l’exige de chacun. Ainsi s’est formée dans l’usage linguistique une opposition entre un dieu nommément désigné, qui peut avoir ses torts et ses faiblesses, et le pluriel « les dieux », qui ont toujours raison : les dieux ne permettront pas que…, les dieux finiront par punir ce scélérat, les dieux nous vengeront, nous ont vengés, ils ont donné la victoire au bon parti. Outre le pluriel, on recourait en cet emploi à un nom collectif, « le dieu », « le daimôn », ou à une abstraction, « la divinité, to theion », ou encore à « Zeus », le père des dieux et des hommes revêtant en ce cas son rôle de dieu de justice en général, de dieu des hôtes (xenios) et des suppliants (hikesios) ; Zeus est le dieu qui a le plus d’épithètes, celui qu’on invoque dans un moment critique si l’on en invoque qu’un, celui qui supplée à n’importe quel autre dieu et qui est le dieu par excellence. Le langage du vieux Laërte, qui vient d’apprendre qu’Ulysse a triomphé des Prétendants le montre bien : « Zeus Père ! Ainsi donc vous êtes encore sur le grand Olympe, si vraiment les Prétendants ont payé leur hybris ! ».

Le désir de croire qu’il y a finalement une justice en ce monde est la consolation du vaincu ou de l’opprimé. Les dieux sont des redresseurs de torts. Cette liaison entre la religion et une certaine partie de la morale, la justice sociale, naît du whishful thinking et d’un juste ressentiment et une croyance née de tels père et mère n’est généralement crue qu’à moitié. On a vu quel étrange langage était celui de Laërte : après l’événement, il découvre avec une surprise ravie que cette justice des dieux à laquelle chacun était censé croire existe réellement et sa surprise révèle après coup qu’au fond de lui-même il n’y croyait guère ; ou, comme on dit, il n’osait l’espérer.

Une autre croyance vengeresse voulait que les orages dévastateurs fussent l’expression d’une colère de Zeus contre des oppresseurs. Un des passages les plus bondissants et les plus prenants de l’Iliade nous l’apprend au détour d’une comparaison ; les exploits de Patrocle ont plongé l’armée troyenne dans le noir nuage d’épouvante d’une déroute ; la nuée éclate « comme en un de ces jours d’automne où Zeus déverse la pluie avec le plus de violence ; c’est qu’alors (ote dê ) il se fâche contre des hommes qui l’ont mis en colère, ceux qui, par la force, prononcent sur l’agora des sentences torses et en chassent la justice, sans se soucier du regard des dieux » ; voilà les rivières qui débordent et le torrent qui dévaste les cultures des habitants. Nous ne sommes plus dans le monde aristocratique de l’épopée, mais dans une société plébéienne et mécontente, où cette interprétation de l’orage était un dicton répandu. L’orage manifeste d’ailleurs moins de sens de la justice qu’il n’est la colère d’un potentat qui dévaste aveuglément les champs des innocents, sujets et victimes d’un roi injuste. C’est qu’il faut des injustices de rois pour attirer l’attention du roi des dieux, dont la colère n’entre pas dans les détails. Du moins les opprimés aux champs inondés peuvent-ils se consoler en pensant que le dieu partage leur indignation.

Hésiode relève, lui aussi, d’une pensée plébéienne, qui aime à croire que Zeus « ploie les superbes et exalte les humbles ». Chez lui aussi de mauvais rois rendent des sentences torses ; ils font pleurer la déesse Justice qui vient s’asseoir aux pieds de Zeus son père et le dieu, dans sa colère, envoie peste, famine, naufrage et déroute, « si bien que le peuple paie

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pour les sentences injustes des rois ; souvent une cité entière se ressent de la faute d’un seul ». C’est une politologie naïve, édifiante, proverbiale : lorsque le roi-juge est injuste, cela finit fatalement par attirer quelque catastrophe sur la cité (encore que le rapport entre cette injustice et la catastrophe finale ne soit pas toujours évident à nos yeux modernes). En revanche, les juges qui rendent des sentences droites voient s’épanouir leur cité et leur peuple dans l’abondance ; moissons et troupeaux prospèrent et Zeus n’envoie pas de guerre.

Hésiode a-t-il des idées générales ? S’il en a une, c’est que chacun a la vie qu’il mérite, que chacun se forge son destin par son travail et sa conduite et que les dieux y veillent, qui punissent les méchants et récompensent l’homme travailleur, honnête et pieux. L’innovation n’est pas petite ; dans l’Iliade, Zeus puisait au hasard dans deux jarres les biens et les maux qu’il distribuait aux mortels ; c’est le pessimisme homérique. Hésiode le croit, veut le croire : oui, le juge qui rend des sentences droites recevra de Zeus la prospérité pour lui-même et pour sa descendance ; en revanche, le bonheur des adultères, des incestueux, de ceux qui repoussent les suppliants et de ceux qui amassent de la richesse par la violence ne durera pas et leur postérité flétrira, car Zeus lui-même s’indigne contre les méchants et les paresseux. Son indignation est aussi la nôtre, ce qui prouve bien que leur châtiment n’est que justice ! « Les dieux et les mortels s’indignent également contre quiconque vit sans rien faire ».

Car les dieux d’Hésiode ne se bornent pas à sanctionner le bien et le mal ; sa religion dépasse la justice et même la morale au sens propre de ce mot. Comme les Disticha Catonis à Rome ou les livres juifs de la Sagesse, les Travaux appartiennent au genre de la littérature sapientiale ; outre une page vengeresse sur la Justice qui châtie les mauvais rois, le poème d’Hésiode nous fait entendre ce qui se répétait chez les petites gens pour se guider dans la vie et éduquer les jeunes générations. Cette sagesse populaire enseignait que celui qui travaille s’enrichit, que l’homme peu sage perdrait aisance et réputation, que richesse et bonne renommée étaient les fruits d’une vie travailleuse, honnête et pieuse, que l’homme sage épousait une fille du voisinage et non une inconnue « à la croupe accoutrée ». Et qu’en outre Zeus en personne faisait advenir ces conséquences pourtant naturelles d’une sagesse pratique (naturelles, dis-je, car l’hybris est grosse de son propre châtiment : quand on va trop loin, cela finit toujours mal, d’une manière ou d’une autre, on l’a vu à propos des mauvais rois ).

Alors, pourquoi Hésiode fait-il intervenir Zeus rémunérateur et vengeur dans des processus naturels qui ont d’eux-mêmes leur sanction ? Pourquoi ce double emploi ? Parce qu’on ne croyait pas trop à une justice immanente qui ne s’expliquerait pas naturellement. Et aussi pour ajouter à la sagesse humaine la force de la religion, en érigeant les conséquences naturelles de nos actions en récompenses et en châtiments mérités ; si bien qu’une sagesse qui pourrait n’être qu’un prudent calcul d’intérêt devient un pieux devoir ou une pieuse précaution. Vertu et sagesse sont sanctionnées par les dieux ; la conduite de chaque homme, à chaque instant, est sous leur regard, car « il y a trente mille Immortels qui surveillent les humains », prétend le poète en une hyperbole de prédicateur. Les Immortels, avec Zeus à leur tête, ne se bornent plus à agir conformément à leur psychologie très humaine, soit qu’ils se désintéressent de ce qui n’est pas eux-mêmes, soit qu’ils veuillent que tout le monde respecte la morale ; ils n’ont plus seulement une psychologie, ils ont aussi un métier , ils remplissent une fonction : ils sont trente mille justiciers. Hésiode croit-il vraiment que ces justiciers récompenseront les bons et châtieront les méchants ? Y croit-il davantage que le vieux Laërte ? Des vers bien connus trahissent pathétiquement ses doutes : si l’injustice n’était pas punie, Hésiode, désespéré, cesserait d’être juste ! Mais, ajoute-t-il bien vite, « je ne peux supposer que le sage Zeus fasse arriver de telles choses ».

Hésiode établit un rapport entre la religion et la morale sous la forme d’une rétribution à la fois naturelle et surnaturelle ; cette rétribution est à ses yeux un fait universel qui explique chaque destinée, celle des rois, des cités, de chaque homme. C’est là

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toute une doctrine, et elle a une utilité : elle est brandie contre les mauvais rois comme une menace et elle sert à éduquer les paresseux. Cette doctrine est donc ce qu’on appelle une idéologie. La sincérité religieuse d’Hésiode est indubitable, mais il n’en fait pas moins jouer à la religion une fonction moralisatrice ; elle prêche la justice et une certaine sagesse, que les dieux sanctionnent : ils lui servent à rendre sacrées ses leçons de morale. La voix menaçante d’Hésiode est celle d’un prophète ; il exalte Zeus en dieu de la justice rémunératrice et il invente la déesse Justice afin de faire peur en faisant croire, avec bon espoir d’être cru, car on estimait qu’à certains égards les dieux n’aimaient guère les méchants. Il demeure que la morale, pour Hésiode, ne vient pas du ciel, mais va de soi ; les dieux ne la prescrivent, ne la fondent ni n’en donnent l’exemple, comme ils feront plus tard. Ils se bornent à récompenser et punir, comme fait aussi, quelquefois, la réalité.

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Par conséquent, la liaison entre religion et morale ne s’établit plus cette fois sur la

seule psychologie divine : nous avons prononcé le vilain mot d’idéologie. Disons plutôt qu’avec ses dieux remplissant la fonction de justiciers professionnels, Hésiode recourt à une des nombreuses fonctions des religions, celle de sacraliser. Une religion est un agrégat de croyances et de pratiques très diverses ; on peut y trouver de la spiritualité lyrique, de la solennisation, des rites de passage, le plaisir d’adorer, des raisons d’espérer et de craindre, l’inculcation de la morale, l’espoir ou la peur d’une justice immanente, de l’ascétisme, des motifs de conduite altruiste, des attentes pour l’au-delà, l’expérience extatique, la transe, un ethos ou style de vie, la confortation ou le refoulement de certains traits caractériels, des politiques et utopies, des marques de différence ou de frontière entre troupeaux humains…En termes augustiniens, « religion » et « cité de Dieu » ne sont pas la même chose. Cette multiplicité de fonctions crée plus d’un faux problème (« la religion ne mène-t-elle pas trop souvent à des conflits ethniques ? »), si l’on prend l’agrégat « religion » pour un tout, pour une essence qu’on inculpe en bloc.

Ce n’est pas tout : quand on pense au phénomène religieux, on pense surtout à un fait sui generis, au sentiment qu’il existe « autre chose » que notre monde empirique ; qu’existe une deuxième réalité et qu’elle est sainte, sacrée ; on pense à ce sens du sacré que, comme chacun sait, tous n’ont pas, à quelque époque qu’on se place, même si le conformisme d’une « époque de foi » le leur dissimule à eux-mêmes et que seules les trahissent des nuances dans leurs attitudes. En ce domaine comme en tout autre, chaque époque a ses variations individuelles que l’histoire, la société ou l’habitus n’effacent pas, sa manière d’être sensible ou réfractaire à certaines qualitésvii ; certains n’ont aucun sens musical, disait à ce propos Max Weber qui, pour sa part, avouait n’avoir pas de sens religieux. Mais ce sens indéniablement irréductible, original, qui ferait supposer que la religion est une essence, est loin de caractériser toutes les manifestations dites religieuses et d’être présent chez tous les pratiquants d’une religion ; la même cérémonie sacrée sera, pour certains assistants, une occasion de banqueter, un rite de passage ou le moyen d’affirmer leur appartenance à une collectivité ; ou encore beaucoup y assistent parce que la coutume le veut. Tandis que ceux qui ont de la sensibilité religieuse y ressentent le vibrato du sacré ; même s’il leur arrive de s’ennuyer un peu parce que la cérémonie est longue ou trop familière, ils n’en reconnaissent pas moins et en aiment la tonalité sainte, dont ils ne pourraient se passer, pas plus qu’un mélomane de musique. Il ne s’ensuit pas que le sens du sacré, tout irréductible qu’il est, est impérissable et qu’une religiosité renaîtra toujours de ses cendres (que voulez-vous qu’on en sache ?) ; ni que ce qu’il fait sentir existe (aucune « intuition intellectuelle » ne fait voir Dieu comme je vois ce que j’ai devant les yeux et comme je sais que je pense).

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Pour en revenir à la multiplicité des fonctions religieuses, celle de sacralisation situe hyperboliquement dans la sainteté des choses qui ne sont pas saintes et espère ainsi les placer au dessus de toute contestation : une « cause sainte » , « l’amour sacré de la patrie »…Hésiode sacralisait la justice sous le nom de Justice, déesse sans culte dont il venait d’inventer l’existence en divinisant une abstraction personnifiée, déesse inactive qui se bornait à se plaindre à Zeus, sans rendre elle-même la justice ; elle n’était déesse que pour être élevée au dessus des atteintes humaines, valables par elle-même comme le sont les valeurs. La piété étant le sentiment qu’on doit éprouver devant ce qui est saint, tout ce qui a été rendu saint devient objet de piété.

C’est ainsi que, dans Athènes classique, le civisme qui fait obéir aux lois de la cité était une partie de la piété, à en croire les discours officiels et certains esprits fervents pour qui la morale civique relevait de la religion. En effet, disent-ils, les différentes vertus de l’individu, dont la piété, sont autant de conditions de la survie collective : une cité subsiste par la qualité humaine de chacun de ses membres et de plus l’impiété d’un citoyen attirerait les foudres célestes sur la cité ; c’était là une chose bonne à dire et à essayer d’inculquer. La sacralisation des lois et institutions de la cité-État faisaitt que le bon citoyen était censé être par là un homme pieux. Dans le théâtre d’Eschyle, les dieux ou demi-dieux sont les vrais protagonistes du drame, plus que les personnages humains, et dans les Euménides le conflit se déroule entre les Érinyes, Apollon et Athéna pour le sort d’Oreste. Mais la réconciliation finale, avec son mythe de fondation de l’Aréopage, sacralise des institutions qui sont l’effroi des mauvais citoyens ; Athéna dit aux Érinyes, devenues protectrices d’Athènes : « les impies, oui, sarcle-les ! Comme un bon jardinier, je n’aime pas voir souffrir l’espèce des justes que voici ». Impiété et injustice (ou incivisme) se confondent et la mauvaise herbe des impies étoufferait les bons citoyens ; tel est le message qu’Eschyle destine aux Athéniens, qui n’en pensaient peut-être pas si long.

Qu’en pensaient-ils ? Quelle était cette religion de la Cité dont les historiens parlent volontiers ? Les discours cérémoniels ou la tragédie n’étaient pas une idéologie politico-religieuse qui pesât lourdement sur les consciences ; la réalité athénienne était plus légère, plus aristophanesque. Les orateurs attiques ne parlent guère des dieux, même dans leurs effets d’éloquence ; ils allèguent les lois écrites, non la piété. Quel homo religiosus était l’Athénien moyen ? Eh bien, il était moyennement honnête et moyennement pieux. En bon citoyen, il avait deux devoirs à remplir qui restaient distincts par destination, l’un envers les dieux et l’autre envers les hommes : il lui fallait, écrit Isocrate, « pratiquer la piété et la justice », celle-là consistant « à rendre un culte aux dieux », voilà tout. Il faut faire comme tout le monde, tel est le conseil d’Isocrate : « Respecte pieusement ce qui est dû aux dieux, non seulement par des sacrifices, mais aussi en restant fidèle à tes serments. Honore toujours la divinité et fais-le surtout de concert avec la cité : on verra ainsi que tu sacrifies aux dieux et que du même coup tu respectes les lois ». Ainsi donc se conduire pieusement consiste à être respectueux des « lois » ou coutumes, à bien se conduire, en matière profane comme en matière sacrée ; morale et religion sont moins liées qu’elles ne sont parallèles chez l’Athénien qui « faisait comme tout le monde » et qui s’appelait légion.

Parallèles, en effet. Ce que la religion et la morale avaient de commun était de former à elles deux la totalité des obligations qui exigeaient de tout homme obéissance et respect. Or on aimait penser que les dieux eux-mêmes observaient, voire faisaient observer la morale. Les deux absolus tendaient donc à se confondre, car ils avaient les mêmes ennemis : quiconque se rebellait contre l’une ne respectait pas l’autre non plus. Platon l’écrit et la vox populi, chez Euripide, le disait aussi : les incroyants, les moqueurs associent les deux absolus dans un même mépris ; ces esprits forts, capables d’oser nier les dieux, ne respectent pas non plus les lois et inversement : « on se met à désobéir aux lois et ont finit par faire fi des serments, des

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promesses et on ne fait plus aucun cas des dieux ». Le mythe kantien de la religion réduite par la simple raison à un noyau éthique vient de naître, il grandira avec les religions de salut.

Ce pieux conformisme n’était pas tout ; subsistaient aussi, dans la foule, de vieilles peurs superstitieuses ; nous les connaissons par la voix de ceux qui ne les partageaient nullement, les Sophistes et leurs disciples. Une incroyance gamine existait et avait sans doute toujours existéviii ; les nouveaux esprits forts, en revanche, étaient des raisonneurs. L’un d’eux, Critias, pensait avoir trouvé l’explication de la religion : un homme ingénieux a rendu à la société le grand service de faire croire à l’existence de dieux, afin d’effrayer les criminels, en leur persuadant que de redoutables puissances célestes connaissaient tous les actes et toutes les pensées des hommes et les puniraient de leurs méfaits, s’ils échappaient à la justice humaine. Voilà les dieux dans un rôle plus étroit que celui de moralistes, plus étroit que celui de vengeurs et rémunérateurs : celui de policiers. Et voilà ce que craignait ou souhaitait la foule au temps d’Isocrate, qui témoigne aussi de cette croyance ; selon lui, « ceux qui font paraître les faveurs des dieux et leurs punitions plus grandes qu’elles ne le sont en réalité ont rendu un grand service à la vie sociale »ix. Trois siècles plus tard, Polybe retrouvera à Rome les mêmes croyances et, croit-il, le même machiavélisme : les craintes superstitieuses y sont inculquées aux gens du peuple, car la vile multitude ne peut être contenue que par « la peur de l’inconnu, les idées sur les dieux et les croyances relatives aux Enfers ».

L’ Antigone de Sophocle, en revanche, s’élève bien au dessus de ce conformisme, de ces superstitions et de ce machiavélisme, mais plus haut aussi qu’une idéologie patriotique ; elle sacralise, non le civisme athénien, mais l’exigence universelle, anthropologique du Bien.

L’héroïne de Sophocle a enseveli son frère, malgré l’ordonnance d’un tyran qui ordonnait de laisser sans sépulture le corps de ce traître à la patrie. Au tyran qui lui dit : «Tu as donc osé passer outre à ma loi ? », elle réplique : « Oui, car ce n’était pas Zeus qui l’avait proclamée par héraut, ni la Justice en compagnie des dieux d’en bas ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils aient jamais fixées aux hommes et je ne pensais pas que tes proclamations eussent la force de permettre à une simple mortelle de passer outre aux lois non écrites et inébranlables des dieux. Certes, parler de « lois des dieux » signifie seulement que certaines lois sont saintes et supérieures à toute volonté humaine : on ne voit jamais les dieux grecs dans le rôle de législateurs, on ne racontait pas quelque équivalent du Sinaï et aussi bien Antigone ajoute-t-elle que « ces lois vivent depuis toujours et que nul ne peut dire quand elles ont paru ». Les hommes savent bien qu’il leur faut rendre les honneurs funèbres à leurs proches, sans qu’un dieu ait à le leur apprendre. Dans le théâtre d’Athènes où il avait été souvent question de l’obéissance aux lois de la cité, Antigone parlait d’impératifs supérieurs qui autorisaient la résistance à une loi, tyrannique il est vrai. Ce langage était frappant, peut-être aussitôt évident pour le public, mais neuf (les mots de « loi non écrite » étaient usuels, mais en un sens plus terre-à-terre).

Que sont donc ces lois des dieux ? Que prescrivent-elles ? Le coup de génie est que le spectateur ou le lecteur ne se pose pas la question Aux termes de l’intrigue, elles prescrivent de rendre les derniers devoirs à un parent défunt ; mais on oublie vite ce point de départ, on ne voit plus que le geste d’Antigone exaltant jusqu’au firmament certains devoirs que nous dirions humanitaires ; on n’est pas loin de penser que l’obligation d’ensevelir un frère est un simple prétexte à exalter les droits sacrés de la conscience en généralx. Mais, si ces droits sont sacrés, il s’ensuit que les dieux eux-mêmes sont irréprochables, infaillibles. La philosophie saura bientôt trouver des mots abstraits pour le dire. Le temps de Socrate et des Mémorables n’est pas loin, celui d’une révolution dans la relation entre les dieux et le Bien et dans la nature même des dieux.

Laërte et Hésiode voulaient espérer que la justice se réalisait en ce monde, malgré les démentis trop fréquents de la réalité. Antigone n’a pas cette naïveté et ne craint aucun démenti : elle ne menace pas Créon de quelque châtiment divin en ce monde ou dans l’autre ;

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ses dieux ne sont pas des justiciers, mais ils ne se bornent plus, comme autrefois, à partager les convictions éthiques des mortels, à avoir la même morale qu’eux : ils sont le fondement même de cette morale, ils sont l’équivalent d’un fondement métaphysique. Ici, pas de demi croyance, de wishful thinking ; Antigone ne parle pas de la réalité, de l’être, mais du devoir-être et elle affirme que le devoir-être est supérieur à tout arbitraire ; or le désir le plus impérieux de la conscience morale est celui d’un absolu qui la rende incontestable..

Depuis Hésiode et Homère, la liaison de la piété et de la justice avait été par plusieurs voies différentes une constante de l’histoire religieuse ; avec Sophocle, les dieux étaient devenus le fondement même de cette justice. Or c’est exactement le contraire que va illustrer le théâtre d’Euripide ; ce qu’il va mettre en scène, c’est le doute sur la justice des dieux et même sur leur existence. Euripide fut-il un homme pieux ? Il y a plusieurs façons de l’être ; on ne sent guère chez lui de sensibilité religieuse, de vibratoxi, et aucune foi solide, mais la religion ne cesse de l’étonner et de l’obséder. L’absurdité de ce monde l’accable aussi et sa réflexion est exigeante. Euripide n’a pas la piété profonde que conservait le poète d’Œdipe Roi malgré « l’immense indifférence des dieux »xii . Au contraire, il leur demande des comptes et le procès qu’il leur fait montre que la liaison de la religion avec la morale n’était pas encore acquise et qu’elle est plus historique que naturelle.

La vieille Hécube, révoltée contre l’atrocité des hommes, n’a plus d’espoir qu’en la Loi, qu’elle place au dessus des dieux mêmes : « Puissants sont les dieux, et la Loi qui domine ces dieux, car c’est la Loi qui nous fait croire aux dieux et vivre en distinguant le Juste de l’Injuste. Mais a-t-elle raison d’espérer que les dieux la vengeront ? La religion attend de nous que nous ayons la piété d’être justes, mais les dieux eux-mêmes le sont-ils ? On raconte qu’eux-mêmes ne respectent pas toujours les lois qu’ils nous donnent et surtout on voit bien que leur justice immanente n’explique pas le sort de chacun. Le chœur d’Hippolyte chante ceci : « Combien les soins qu’ont les dieux pour les hommes, lorsque j’y pense, me relèvent de ma peine ! Mais, tout en espérant, au fond de moi-même, comprendre, je cesse de comprendre lorsque mes yeux s’ouvrent aux actions des mortels et à leurs sorts. Car il en sort tantôt ceci, tantôt cela et toujours la vie humaine est instable et va de ci de là ». Si les dieux sont justes, il faudra que le cours des choses le soit aussi,: « il faudrait ne plus croire à des dieux si l’injustice l’emporte ». Comme dit la mère d’Iphigénie, « s’il y a des dieux », le généreux Achille sera récompensé. « S’ils sont sages », les dieux favoriseront l’homme de bien, mais sont-ils sages ? À voir les destinées des hommes, force est de constater qu’ils ne raisonnent pas comme les mortels, qui voudraient que les gens de bien soient récompensés, et que leurs desseins sont incompréhensibles. En cas de malheur, il n’est pas absurde de les invoquer, mais sans trop compter sur leur secours, car on les voit laisser le juste dans le malheur. Ils « souffrent de voir mourir des hommes au cœur pieux » tels qu’Hippolyte, mais ils n’y changent rien. C’est le problème du Juste souffrant et du Méchant heureux, que posait le Livre de Job sensiblement vers l’époque d’Hésiode, que posera en termes presque irréligieux l’Ecclésiaste et, en termes presque païens, la Consolation de la philosophie de Boèce. Il n’y a pas de dieux, quoi qu’on raconte, affirme chez Euripide l’impie Bellérophon, car des tyrans cruels qui négligent les dieux sont souvent plus heureux que des hommes ou des cités paisibles qui les honorent.

Si les dieux ne sont pas justes, ils ne valent rien, ils ne sont rien, tranchons le mot : ils ne sont pas. Cependant, plus souvent qu’à l’athéisme proprement dit, on aboutissait à la conclusion, honnie par Platonxiii , que les dieux ne s’occupaient pas des affaires humaines et qu’il était donc inutile de les honorer et de sacrifier, puisqu’il n’y avait rien à espérer d’eux ; on ne soulevait pas la question de leur existence, on n’affirmait ni ne niait que les dieux existaient : on les ignorait. En effet, la religion était une relation entre deux personnes, un fidèle et un dieu protecteur ; elle n’impliquait pas de thèse métaphysique sur l’essence théologique du monde. Si le protecteur espéré se révélait injuste, inactif ou absent, on cessait

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de lui rendre hommage. La question était moins de savoir si les dieux existaient que de savoir s’il y avait une providence divine ou si tout n’était que hasard ou fatalité ; à la fin de l’antiquité, l’empereur Constantin posera encore le problème en ces termes dans son « Discours du Vendredi Saint »xiv.

Alors commence le grand renversement. Avec Sophocle et Euripide s’étaient trouvés face à face une exigence de justice divine et un doute sur cette justice et sur les dieux, ce qui menait à l’incroyance ou à l’indifférence en matière de religion. Il fallut donc, à l’usage de l’élite pensante, inventer des dieux qui fussent étrangers à ce dilemme. Après le quatrième siècle, les lettrés oublieront le problème de la justice divine : pour la religion éclairée, formée par les leçons des philosophes, la moralité des dieux consistera désormais à être eux-mêmes parfaits et non plus à exercer le faux métier de justiciers terrestres. Ajoutons l’influence des sectes et des Mystères, qui a contribué à amener les esprits à un point de maturité (mais nous ne considérons ici que la religiosité du plus grand nombre). Les esprits étaient mûrs pour identifier la sainteté des dieux avec le Bien ; le désir de croire que le monde est bien fait a triomphé pour de longs siècles, la religion a désormais un noyau éthique et cela se perpétuera jusqu’à Kant. On avait toujours préféré les croire bons, on les souhaitait rémunérateurs, on avait fondé sur eux le civisme et les sentiments les plus élevés, et douter de leur providence amènerait à désespérer de tout.

Désormais va s’imposer pour un millénaire la tripartition de Varron, qui distinguera les dieux des cités, les dieux des philosophes et les dieux des poètes. Les dieux des poètes sont ceux de la mythologie, cette littérature de divertissement orale ou écrite qui, en Grèce, n’était pas cette philosophie de Primitifs auquel le mot de mythe nous fait penser. Les dieux des cités (nous dirions aujourd’hui : ceux des nations, des peuples) sont ceux auxquels la masse de la population croit et rend un culte public ou privé. Quant aux dieux des philosophes, on les voit sur le point de naître dans un vers d’Euripide qui est ainsi conçu : « Si les dieux agissent mal, ce ne sont pas vraiment des dieux » . Or les stoïciens étaient convaincus que les dieux ne pouvaient mal agir ; ils prendront donc à rebours le raisonnement d’Euripide et en concluront que les dieux agissent toujours parfaitement et méritent bien leur nom ; les dieux sont « doués de toutes les vertus et sans trace de mal », disait Cléanthe. L’époque de la dévotion moderne, pour ainsi l’appeler, est arrivée. Entre le Bien et des dieux devenus parfaits se noue cette alliance fréquente des deux absolus qui a fait souvent croire à une vocation éthique de toute religion.

Pour mesurer sur un détail le grand pas accompli, l’humour sur les dieux, cher à Homère et Aristophane, est devenu impensable, autant qu’il le serait sur les personnes de la Trinité ou la Vierge Marie (mais il continuera dans l’art populaire en pleine époque impériale). Il est devenu non moins impensable de critiquer les dieux ; on ne peut plus médire ni sourire d’eux. En effet, chez les hommes de culture, il s’est établi avec les dieux cette relation de confiance (pistis) dont parleront quelques païens, que les chrétiens appelleront « foi » et qui ne se confond pas avec la croyance, même si elle la suppose : les contemporains d’Homère croyaient en toute candeur à leurs dieux, mais n’avaient pas en eux la confiance totale, enfantine qu’on a pour des êtres qui ne sauraient faillir ni mentir.

Désormais, pour la classe lettrée, les dieux sont devenus une entité métaphysique ; ils ne sont plus la faune dont nous parlions, l’ethnie étrangère puissante et vivant pour elle-même dont l’homme achète les faveurs : l’âme purifiée est heureuse de sentir qu’elle est…faut-il dire l’enfant obéissante et aimée de dieux paternels ? Non : les dieux sont les amis élevés de l’âme, ses nobles parents ; hommes et dieux sont inégaux, mais semblablesxv. Même le dieu suprême du déisme stoïcien sera le parent des hommes ; le paganisme est une religion très humaniste…C’est par ailleurs une chose curieuse que ce passage d’une forme de rapports interindividuels définie à une autre forme non moins définie, mais fort différente, ce « saut » d’une « case » à l’autre, cette discontinuité ; on songe à l’idée éclairante du théologien

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Friedrich Heiler : l’homme a tendance « à transposer dans les rapports avec Dieu les diverses formes de relations entre les hommes »xvi. Et pendant que les lettrés avaient confiance en des dieux impeccables, une autre relation se répandait dans le peuple, la dépendance : pour fléchir la divinité, on se disait son humble serviteur, son esclave (ce qui aurait surpris un contemporain d’Aristophane et arracherait la gorge à un lettré à toute époque). Autre relation encore, la déesse égyptienne à laquelle les maîtresses des poètes élégiaques latins, assises devant son image, racontaient leurs malheurs comme une Napolitaine racontera les siens à la Madone.

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À l’époque hellénistique la Justice chère à Hésiode était oubliée depuis

longtemps ; l’idéologie civique n’était plus de saison (chaque cité demeurera jusqu’en pleine époque chrétienne le théâtre du patriotisme, des passions et des carrières, mais n’a plus d’importance internationale ni la dignité d’objet philosophique) et la question de la justice immanente est perdue de vue : on ne fait plus le procès des dieux qui distribuent au hasard bonheur et malheur. En compensation, l’absurdité d’un monde imprévisible est avouée et en même temps neutralisée, car elle est l’œuvre d’une déesse, la Fortune, dont la nature est d’être capricieuse, mais que l’on peut prier et adorer en espérant obtenir ses faveurs.

La nouvelle dévotion n’a touché que la minorité lettrée de la population, dont la grande majorité restera fidèle jusqu’au bout à l’ancienne conception qui se fait des dieux une idée imparfaite et place en eux des espérances matérielles. Un bon demi millénaire après la mort d’Euripide, au siècle des Antonins, voici à quoi on reconnaissait un impie : « Il n’a jamais offert à aucun dieu de sacrifice de supplication ou de remerciement, il n’a jamais fréquenté de temple, lorsqu’il passe devant un oratoire il croirait pécher s’il portait la main à ses lèvres en signe d’adoration, il n’offre jamais les prémices de ses moissons, de ses vignes et de ses troupeaux aux divinités des campagnes, il n’a ni sanctuaire ni bois sacré sur son domaine » ; c’est la liste en négatif des pratiques de piété d’un Romain moyen ou du moins (car nous sommes tous plus ou moins négligents) des pratiques présumées d’un Romain tenu pour normal. Six siècles auparavant, le Grec Xénophon offrait lui aussi de ces sacrifices de remerciements que le latin appelle supplicationes, avait fondé un sanctuaire d’Artémis sur son domaine de Scillonte et en versait la dîme à la déesse. Nous voyons ailleurs des Romains qui « vénèrent du geste les images des dieux, les supplient à genoux, se prosternent (adorant), restent toute une journée assis ou debout devant eux, leur sacrifient, leur jettent une pièce de monnaie ». Certaines de ces pratiques pourraient être de la routine exécutée distraitement, comme dit Porphyre ; mais rester assis auprès d’une image divine ou fréquenter le temple d’un dieu pour lequel on avait une dévotion particulière, c’était aimer un être saint.

Toutefois, ces excès passionnels où l’on se donnait en spectacles et qui étaient indignes d’un homme libre amenaient un sourire attendri ou dédaigneux sur les lèvres des personnes senséesxvii. Cette religion était faite de rites, on n’avait pas à y confesser sa foi en une Église et la piété envers les dieux n’était qu’un devoir parmi d’autres, non la somme de tous les devoirs. Dans le catholicisme, on distingue entre des degrés : l’excellence est la sainteté, la norme est d’être un bon chrétien, tandis que l’humaine médiocrité est insuffisante. Dans le paganisme, la vraie piété se situait, non dans une gradation, mais dans un juste milieu, qui était de rendre exactement aux dieux les hommages qui leur étaient dus et de s’en tenir là. Il ne fallait pas « honorer les dieux rarement et avarement »xviii , mais, chose caractéristique, on craignait davantage l’excès inverse qu’on appelait superstitio, deisidaimonia ; on l’attribuait à la faiblesse d’un caractère pusillanime qui, par peur de ne pas honorer les dieux suffisamment, compromet son patrimoine en multipliant les sacrifices et les vœuxxix.

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Un grand fait s’était produit par ailleurs : pour la dévotion des lettrés, la sagesse et la moralité des dieux sont désormais incontestables, ce qui a métamorphosé les rapports entre la morale et la dévotion : la piété est considérée désormais comme une vertu, une disposition intérieure, une « habitude ». Cette dévotion est un produit de la paideia, l’œuvre de philosophes (Socrate ou Xénophon, Théophraste), et s’appuie sur la doctrine d’un monde organisé par les dieux. Désormais, lorsque les philosophes méditeront sur la cosmologie, ce sera pour se demander si le monde est l’œuvre d’une providence ou du hasard ; au témoignage de Xénophon, Socrate prouvait l’existence des dieux et de cette organisation par la finalité biologique du corps humain. Or les dieux n’ont pu organiser le monde pour l’homme sans y incorporer la chose la plus importante qui soit, la morale. D’autant plus qu’ils sont eux-mêmes impeccables, exemplaires, parfaits.

Des dieux parfaits sont évidemment désintéressés, n’ont pas de besoins et ne vendent point leurs faveurs. Ils fondent la vertu en l’exigeant des hommes à leur exemple. La qualité sui generis qu’est leur perfection est un état de fait qui s’impose de lui-même en droit ; par là, il fonde surnaturellement, métaphysiquement la morale : on ne saurait contester des valeurs posées par une divinité elle-même impeccable. Si bien que, selon Platon, « la divinité est l’étalon suprême de toutes choses ». Cette union intime de la morale et de la religion est confirmée a contrario par les incroyants, les athées, les moqueurs, qui associent les deux absolus dans un même mépris ; ces esprits forts, capables d’oser nier les dieux, sont des hommes que rien n’arrête ; on présume qu’ils ne respecteront pas non plus les lois ; ils n’ont ni foi ni loi.

Un moyen de voir concrètement quel fut l’impact de la nouvelle conception des dieux sur la morale est de partir d’une idée reçue, d’un proverbe qui se lit partout en grec et en latin et qui reflète sur sa surface ce qu’est la nouvelle piété : les dieux préfèrent l’offrande peu coûteuse de l’homme pieux (ou honnête, ou l’un et l’autre) au plus somptueux sacrifice d’un méchant. Le pauvre qui offre de sa main de modestes dons, dit Euripide, est plus pieux que les riches avec leurs hécatombes. Ce sont les hommages des hommes les plus pieux, disait Socrate, qui font le plus de plaisir aux dieux, à qui les grandes offrandes ne plaisent pas plus que les petites ; sinon les dons des méchants pourraient leur être plus agréables que ceux des gens de bien. Les croire achetables au prix de sacrifices et de prières est une erreur qui frôle l’athéisme ; « que l’impie », décrète Platon, « n’ait pas l’audace de vouloir apaiser par des dons la colère des dieux ». Notons au passage que cette opinion selon laquelle on pouvait fléchir les dieux par des offrandes continuait d’être et restera toujours celle de la majorité de la population… Les dieux, continue Platon, n’agréent d’hommages que d’hommes moralement propres comme eux ; « il ne saurait être correct qu’un dieu, non plus qu’un homme de bien, reçoive des offrandes d’un homme souillé ». Donc, si l’on veut être en bons termes avec la divinité, il faut être honnête comme elle : on le supposait volontiers depuis toujours, mais à présent on le croit fermement. Pour être aimé du dieu, il faut imiter son exemple, « devenir semblable à lui, tempérant, juste et ainsi de suite » ; faute de modèle divin, un incroyant « est faible devant le plaisir et les souffrances », toujours en croire Platon. Or dieux et gens honnêtes sont amis, sont parents : qui se ressemble s’assemble ; c’est le thème connu et fort ancien de la parenté entre les hommes et les dieux. Entre dieux et honnêtes gens se forme ainsi une pieuse société amicale qui respecte scrupuleusement la morale. Telle était la nouvelle idée reçue chez les personnes éduquées : ne plus croire que les dieux n’ont de relations, intéressées ou amicales, qu’avec les hommes qui se sont adressés à eux : ils sont d’emblée les amis de tous les gens de bien, et d’eux seulement. De pareils dieux ne vivent plus pour eux-mêmes ; ce sont de pâles figures dont la nature se réduit à être corrélatifs aux hommes comme sujets éthiques.

Certains littérateurs poussaient trop loin l’idée de société des dieux et des hommes vertueux et prétendaient que les relations entre les membres de cette société n’avaient que

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faire de rites, d’offrandes, de sacrifices. Une épigramme hellénistique ingénieusement écrite cultive ce paradoxe : « les sanctuaires sont ouverts aux gens de bien et point n’est besoin de purifications ; tourne donc tes pas, cœur mauvais, car te mouiller le corps ne nettoie point ton âme » ; d’autres, dont Varron, affectent de nier, en Cyniques, l’utilité des sacrifices : « les dieux véritables ne désirent pas d’offrandes et n’en réclament pas ; si l’on ne s’en acquitte pas, on est exempt de faute et, si l’on s’en acquitte, elles n’ouvrent aucun droit à la reconnaissance ». La religion se serait alors réduite à une spiritualité vague. Le ritualisme la sauva : supprimer le culte, les sacrifices et tous les hommages que l’on rend aux dieux était méconnaître les nécessités de la vie sociale, l’utilité des signes conventionnels ; au sein de la société des dieux et des hommes de bien, les rites, accomplis dans les formes traditionnelles, sont comme des gestes et formules convenus de déférence qui permettent aux amis humains de rendre hommage à leurs amis supérieurs.

Le formalisme et l’arbitraire des rites font sentir que leurs divins destinataires ne sont pas des abstractions, mais des personnes qui, comme telles, sont susceptibles de « se formaliser » (comme on dit) de tout manquement aux formes de respect. Porphyre fait bien comprendre que c’est une affaire de formes respectueuses : offrir des sacrifices de peu de valeur, mais souvent et avec empressement, écrit-il, est la bonne manière d’honorer les dieux, « comme de se lever devant les hommes de bien pour leur laisser son siège (proedria) » ; on ne doit pas s’acquitter d’un sacrifice « comme on paie ses impôts ». Seul le respect des rites, des formes peut faire durer une religion ; ne recevant aucune confirmation du monde empirique, « ne reposant sur rien », une croyance religieuse ne peut prendre corps que par des rites, qui sont sa seule réalité objective ; c’est encore plus vrai si elle n’a pas de livres saints. Aussi la dévotion lettrée conservera-t-elle toujours l’élément rituel : les platoniciens sentaient que, sans ses rites, une religion perdait toute consistance d’institution et se dissolvait en états d’âme individuels.

Le sacrifice avait toujours été tenu pour un hommage autant que pour une offrande plus substantielle. Mais une idée nouvelle apparaît chez Théophraste : il faut sacrifier peu à la fois, mais souvent, car la piété est une vertu et toute vertu est un état intérieur continu. Or quiconque a de la vie intérieure et de la vertu a un idéal de soi ; c’est une deuxième voie par laquelle la morale s’est unie à la nouvelle piété. « Si l’on veut se distinguer en matière de religion », écrivait Théophraste, « il faut, non pas offrir à la divinité de gros sacrifices, mais l’honorer sans cesse (pykna) ; dans le premier cas, c’est symptôme de richesse, dans le second, de religiosité » ; le dieu « se réjouit, non de victimes de poids, mais de victimes tout à fait ordinaires ». Le plus grand honneur qu’on fasse aux dieux est de leur consacrer à chaque repas une part minime de la nourriture quotidienne, comme le prescrit la coutume. L’idée d’un culte fréquent, continu, n’était pas nouvelle ; un homme de bien doit être en relation continuelle avec les dieux, décrétait Platon, en multipliant au fil des jours les offrandes et les prières. Et, de fait, les plus anciens exemples d’un culte quotidien se situent autour de son époque.

Or, à ce sujet, Théophraste, élève, non de Platon, mais d’Aristote, prononce deux phrases significatives. Si l’on se refuse à sacrifier aux dieux d’innocents animaux, dit-il (et c’est ce qu’il souhaite), « le faible coût et la facilité à se procurer des offrandes végétales favoriseront l’exercice continu de la piété (synechês eusebeia) » ; un sacrifice facile à exécuter facilite cette synechês eusebeia, répète-t-il ; cette piété permanente aura le un grand succès dans le platonisme. La divinité, dit-il aussi, « regarde plus au caractère (êthos) du sacrifiant qu’à la quantité du sacrifice » ; l’idée est banale, mais le mot d’êthos l’est moins : c’est un terme aristotélicien, ainsi que le mot d’hexis ou disposition intérieure permanente, qu’il emploie aussi ; Théophraste est l’élève fidèle d’Aristote, dont l’école faisait de la piété une vertu et de la vertu un état habituel par définition. Conclusion : Théophraste prêche une conception épurée de la piété et il la conceptualise comme une vertu, qui est un habitus selon

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la définition d’Aristote ; et non comme le fait d’accomplir des actes pieux qui sont extérieurs et discontinus, chaque fois que l’exigent le calendrier liturgique, le devoir de remercier les dieux d’une faveur ou le besoin de leur en demander une. Un héros d’Homère était pieux par les sacrifices qu’il faisait souvent, un contemporain de Platon ou de Théophraste est pieux parce qu’il porte en lui la vertu permanente de piété qui lui fait multiplier les dévotions au fil des jours. Parler de cette vertu n’est pas simplement une façon plus abstraite de s’exprimer, mais témoigne d’un dédoublement, d’une exigence intérieure, d’un effort de soi sur soi.

Désormais, lorsqu’on pense à un homme pieux, on n’évoque plus le spectacle de fréquents sacrifices, mais le caractère d’un homme qui porte des vertus au fond de lui-même ; de ce foyer unique découlent les diverses conduites vertueuses, qu’elles soient civique, guerrière, morale, religieuse…L’idée de l’unité d’un moi intérieur a pris la place de la dispersion de l’homme entre ses différents rôles. Or cette conceptualisation suffit à modifier le sentiment que le sujet a de lui-même : le nouvel homme est un civilisé introverti et dédoublé qui a une conscience dont il lui faut s’occuper et un idéal de lui-même. Un lettré qui a lu Platon, Xénophon ou Théophraste n’ignore pas que Socrate avait souci de soi, comme dit mon maître et ami Michel Foucault, qu’il se souciait d’ « améliorer son âme » pour devenir le meilleur possible « en vertu et en intelligence ». On entre dans une nouvelle époque qui va lier doublement morale et religion : il devient impensable d’être pieux sans avoir les autres vertus et l’idéal, le souverain bien, sera de se rendre semblable aux dieux.

Cette morale d’une élite était moins altruiste qu’elle ne cultivait une maîtrise aristocratique de soi-même. Peu avant la fin du paganisme, Libanios a résumé cette éthique en une phrase : un homme exemplaire (en l’occurrence Julien l’Apostat, ce Saint Louis du paganisme) « a pour seul plaisir une conscience sans tache, il se rend semblable aux dieux en s’exerçant à la vertu et en prenant soin de son âme et il maîtrise ses mauvais désirs » ; ce ne sont pas là des lieux communs, ces mots illustrent un demi millénaire d’idéal et cette éthique de la possibilité pour l’homme de devenir un être parfait ne prendra fin qu’avec la victoire de saint Augustin sur Pélage. Les lettrés écoutaient volontiers stoïciens et épicuriens leur enseigner que l’homme pouvait, par ses seuls efforts, devenir littéralement un dieu mortel (ce sont leurs propres termes), parfait comme un dieu, et certains d’entre eux adhéraient à une secte philosophique. Car la philosophie occupait, dans la vie intérieure, le travail de soi sur soi et les exercices spirituels ou plutôt intellectuels, la place qu’avec le christianisme occupera un jour la religionxx. Malheureusement, dans un idéal philosophique aussi égocentrique, la piété, l’amour pour les dieux, n’étaient pas un souci majeur et la vie spirituelle était philosophique et non religieuse, exception faite de la secte néoplatonicienne.

C’est de l’intérieur du moi que proviennent les vertus. Or, lorsque la moralité et la piété (pour s’en tenir à ces deux vertus-là) sont réputées sortir d’un même foyer, il ne s’ensuit pas que ces deux vertus, dont les destinataires sont différents, se confondent ; en revanche, elles doivent y être présentes l’une et l’autre, sous peine de tout ruiner. Un vice suffira à disqualifier toute l’intériorité, à la faire pourrir ; comment pourrait-on prendre au sérieux la piété d’un escroc ? Ce ne peut être que tartufferie. Un moyen de comprendre cela est de penser à notre gêne scandalisée devant le cas de Heidegger : si la philosophie n’est pas un rôle qui reste extérieur au philosophe, une technique où l’on atteint la vérité avec de la rigueur et de la méthode ; si, au contraire, elle émane de la vie intérieure d’un homme qui s’en est pénétré comme d’un idéal, alors l’existence d’un philosophe nazi est impensable, inexplicable. L’individu n’est pas un être empirique qui peut être à la fois génial et médiocre ou un peu fêlé, c’est une image qui ne tient que si elle est sans tache, unie, pure, cohérente. La liaison entre morale et religion passait jusqu’à présent par l’anthropomorphisme et par le désir de croire que le monde est bien fait, elle passe maintenant par l’unité du moi, ou d’un certain moi.

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La grande majorité de la classe lettrée, des pepaideumenoi, était évidemment très loin de ces idéaux élitistes ; seule une poignée d’entre eux s’était convertie à la doctrine d’une des sectes philosophiques. Toutefois beaucoup de lettrés avaient une manière bien particulière de croire : c’était de s’interroger, d’être religieusement inquiets. Les uns se demandaient si le monde était vraiment régi par des dieux, c’est-à-dire par une providence ; n’était-il pas plutôt en proie à une divinité (si c’en était une), la paradoxale Fortune capricieuse ? Ou même n’était-il pas abandonné à l’aveugle Fatalité des astrologues ? D’autres se demandaient quelle pouvait bien être la véritable nature de ces dieux auxquels il était difficile de ne pas croire : ils existaient, assurément, mais comment étaient-ils faits ? Un esprit cultivé ne pouvait tout de même pas se les représenter sous les traits des dieux du peuple et de la mythologie, il lui fallait s’en faire une idée plus rationnelle et plus élevée, mais laquelle ?

Par ailleurs, outre ces inquiets, outre les rares convertis à la philosophie, je crois qu’il existait un type d’hommes particulier qui étaient profondément religieux, mais qui se distinguaient surtout par une haute moralité qui était reconnue de tous. Nous tombons sur l’un d’eux au détour d’une phrase latine, dans une tirade où Sénèque enseigne que le sage selon les philosophes se conduit avec autant de scrupule « qu’un homme religieux et d’une piété vénérable qui respecte toujours les fidéicommis » à lui confiés (religiosus homo sanctusque solet tueri fidei commissa)xxi. Nous serions moins frappés par cette phrase si Sénèque avait parlé, non d’un homme religieux, mais simplement d’un honnête homme qui, comme tel, respecte honnêtement les fidéicommis. Il faut donc que son homme religieux ait quelque chose de plus, qu’il ait été un type humain à part, qu’il ait bénéficié d’une considération supérieure à celles des simples honnêtes gens. Il y avait donc, je crois, des hommes qui faisaient profession de piété, de même que d’autres faisaient profession de philosophie et en portaient l’habit ; sans doute des prêtres de sanctuaires privés, mais aussi de simples particuliers d’une piété singulière. Cette piété comportait une moralité qui attirait à bon droit la confiance.

Nous suffirait-il donc d’avoir rencontré un homo religiosus au détour d’une rue de Rome pour en conclure à l’existence de tout un type humain ? Pourquoi non ? D’autres réalités antiques, et non des moindres, ne sont connues que par une seule phrase. C’est d’ailleurs un second homo religiosus qu’on va trouver sous la plume de l’astrologue Ptolémée, qui met en liaison la dévotion, une attitude morale digne et l’élévation de l’âme au prix de quelque ascétisme : le natif de Saturne allié à Vénus est misonéiste, peu liant, ennemi du beau, têtu, très pratiquant, féru d’initiations aux Mystères, mais également sérieux, consciencieux, réservé, réfléchi, penseur, maître de lui-même, mari constant et fidèle. Désormais, un homme qui tranche par sa piété sur la moyenne de ses contemporains est remarquable par sa haute tenue morale.

Mais laissons ces cas d’élite et revenons au Romain ou au Grec moyen, riche ou pauvre, à l’époque impériale : ceux qui l’emportent par le nombre sont les croyants. Dans toute la population, tant parmi les lettrés que dans les masses populaires, les vieilles croyances n’ont guère reculé devant l’incrédulité ; dans le monde hellénistique, puis dans l’Empire romain, elles régnaient autant que jadis ; l’archéologie et l’épigraphie le prouvent abondamment. « La grande majorité des hommes révèrent les dieux », écrit Apulée, « tous les craignent et quelques rares se refusent à y croire » ; « les foules grecques et tous les barbares » croient aux dieux et les incroyants ne sont qu’une poignée, de l’aveu de Lucien. Ou du moins la croyance aux dieux était supposée exister chez tout le monde, à l’inverse de ce qui se passe de nos jours (où le mot de « Dieu » n’apparaît affirmativement dans un livre ou un journal qu si cette publication se donne explicitement comme chrétienne) : jusqu’au XIXe siècle c’était l’incroyance qui était une chose à part, qui se faisait remarquer, c’était sur les incroyants que retombait la nécessité de la preuve.

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Qu’il me soit permis, à ce sujet, d’ouvrir une parenthèse qui voudrait être d’une portée plus générale : lorsqu’on entreprend de décrire la religiosité et l’incroyance en un siècle quelconque, il est bon de se rappeler que ces réalités, quelle que soit l’époque considérée, reposent sur un socle qui les sous-tend, qui ne change guère et qui fait que la distribution des fréquences et des intensités est sensiblement la même d’une époque à l’autre.

Résumons en trois mots ce qu’est ce socle : il est fait d’un paradoxe, d’un constat et d’une nuance qui n’est pas petite. La nuance est que, plus que d’autres faits sociaux peut-être, la religiosité est un phénomène qui échappe au sociologisme, car ce n’est ni individuel ni social, ce n’est ni un habitus collectif ni une diversité indéfinie, mais c’est une troisième chose : la différence entre deux « partis » qui se partagent l’opinion. Comme le sens musical (pour reprendre l’analogie consacrée), la sensibilité religieuse n’est pas donnée à tous ; chez beaucoup, la religiosité est une évidence sentie (même quand l’intensité en est faible) ou fait du moins l’objet d’un penchant favorable ; pour bien d’autres ce sentiment reste étranger, incompréhensible, ils ne soupçonnent même pas qu’on puisse le vivre.

Quant au constat dont nous parlions, il est que le « parti » qui jouit de cette sensibilité est probablement toujours majoritaire, tandis que le parti des indifférents ou incroyants ne réunit qu’une forte minorité. La religion n’est nullement universelle, anthropologique, naturelle : elle est majoritaire ; à toute époque la croyance ou du moins le penchant en faveur de la religion sont le fait de la majorité des individus. L’existence de cette majorité explique l’importance prise par les religions dans l’histoire et leur large diffusion : le parti favorable l’emporte par le nombre et l’indifférence minoritaire est généralement refoulée ou interdite (cette indifférence ou cette incroyance qui se tait ou qui s’ignore elle-même est probablement une constante, elle aussi, même aux époques dites de foi). Dans l’antiquité, je suppose que ceux qui éprouvaient une chaleur au cœur en pensant à un dieu étaient plus nombreux que ceux qui n’en éprouvaient pas ; à d’autres époques, le penchant favorable se réduit à une spiritualité vague, au sentiment qu’il existe « quelque chose », « autre chose », un on ne sait quoi qui est élevé, nostalgique et respectable et qui ressemble aux religions établies du moment. Or ces sentiments vagues suffisent à produire des effets historiques considérables quand il existe un groupe ou une institution qui imposent la piété, qui en font une coutume générale.

Quant au paradoxe, il est que le préjugé favorable majoritaire n’implique pas que cette majorité vit fortement sa religion et en tire de grandes satisfactions : il lui suffit de l’entrevoir pour lui être favorable ; la force de pénétration d’un sentiment n’est pas proportionnelle à son intensité, comme une illusion romantique nous le ferait croire. On peut tenir fortement à une croyance sans même que la pensée de Dieu ou des dieux occupe beaucoup de temps dans la vie intérieure ; de nos jours encore, la majorité des Français déclare croire en Dieu et a une sympathie de principe pour le catholicisme, alors que la pratique religieuse est rarexxii et que la même majorité a rarement des pensées pieuses. Qu’il y ait des saints, des fervents, des mystiques, d’admirables textes religieux est certain, mais la religion ne s’explique pas plus par ces sommets que la production de millions de livres n’est due à l’existence de chefs-d’œuvre littéraires. La diffusion des religions bien au delà du cercle des fervents motivés ne dépend pas de l’intensité avec laquelle elles sont vécues ; telle est la grisaille quotidienne. Il faut se résigner à admettre que certaines attitudes répandues, impérieuses, historiquement capitales ne trouvent pas leur raison d’être dans le vécu des individus (c’est pourquoi l’ « individualisme méthodologique » ne nous semble pas entièrement satisfaisant). Toutefois, ce peu d’intensité n’autorise pas à douter de la sincérité des foules ni à supposer que le sentiment majoritairement favorable à la religion n’est rien de plus qu’un préjugé daté, un habitus inculqué par le moment historique, la coutume, la société. Ce penchant favorable qu’ont une majorité d’individus pourrait bien être une disposition innée, car on cherche en

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vain quelles pourraient bien être, dans la grisaille, les satisfactions intérieures qui l’expliqueraient.

Tel est ce socle de fortes différences entre « partis », de penchant majoritairement favorable et d’intensité généralement médiocre ; il devrait empêcher de parler trop vite d’une modernité devenue irréligieuse et inversement d’époques de foi. Mais, sur ce socle qui ne varie guère, les variations historiques de la pratique religieuse sont considérables et, cette fois, c’est souvent la coutume du lieu et du moment qui en décide ; par exemple, la messe dominicale sera suivie par toute la population, mais on pourra y distinguer de bons chrétiens qui vivent leur foi et beaucoup de fidèles dociles et conformistes qui ne font que respecter la coutume, faire « ce qui se fait », se conduire comme il faut. Dans l’antiquité, on a vu que la distribution était différente : la vraie piété était un juste milieu entre deux excès. Outre l’autorité de la coutume, les variations dépendent non moins souvent de ce qu’on peut appeler la partie non religieuse de la religion : la pratique peut être favorisée par la portée politique ou nationale d’une religion ou encore par le désir de solenniser les événements publics et privés, les rites de passage. Ou encore une religion donnera naissance à un ethos, à un style de vie qui organise toute l’existence autour de la piété personnelle, comme le faisaient dans l’antiquité les sectes philosophiques. Nous venons de voir qu’un ethos religieux de ce genre est attesté çà et là dans le monde gréco-romain à l’époque impériale.

5 Enfin religion et morale étaient reliées par une troisième voie, très différente des

précédentes : la morale découlait d’une organisation providentielle du cosmos. Certains esprits ont le sentiment que la réalité est ordonnée, est soumise à des règles et que ces règles (selon la confusion répandue entre l’être et le devoir-être) doivent être respectées parce qu’elles existent, sans aller leur chercher d’autre justification ou fondement. Comme dit élégamment le stoïcien Épictète, il ne faut pas voler l’épouse d’autrui, car, dans un festin bien organisé, les parts de nourriture ont été distribuées entre les convives et on ne dérobe pas la portion du voisin. Les stoïciens professaient que le dieu suprême avait organisé le cosmos et préparé l’homme à accomplir les fonctions qui lui revenaient à l’intérieur de cet ordre.

Une comparaison saugrenue permettra peut-être de faire vite, tout en suggérant quelle était l’intuition centrale de leur doctrine : le cosmos est une cité bien organisée où, par la prévoyance des autorités, certaines rues sont à sens unique et d’autres à sens interdit ; réglementation qu’un bon citoyen de la cité cosmique, de la « Cité de Zeus », trouvera naturel de respecter. L’organisation s’impose parce qu’elle est indiquée en pointillé dans la nature : et non par piété, par respect pour des dieux qui sont saints.

Les stoïciens ont des sentiments forts, de la ferveur, de l’ascèse, de la vie intérieure et tout ce qu’on voudra, peut-être de la mystique à défaut de spiritualité xxiii , mais ces rationalistes panthéistes n’ont pas le sens du sacré ; leur dieu suprême qu’ils appellent souvent Zeus est un Feu Artisan, presque un Grand Horloger ; il explique le bel ordre du monde. Leur doctrine les persuade qu’il existe un ordre invisible auquel notre bien suprême est de nous adapter harmonieusement, mais est-ce là de la religiosité ? Ce serait plutôt de la sensibilité au sublime, celui du cosmos et le leur, or le sublime et la sainteté font deux. Dans l’Hymne à Zeus de Cléanthe, on entend assurément un vibrato, mais c’est celui de l’ivresse intellectuelle qui sait la vérité du Tout et celui de participer docilement à la puissance de ce Tout en se laissant emporter par lui ; le Zeus de Cléanthe, maître de la foudre comme dans la croyance populaire (mais cette foudre désigne le Feu Artisan) n’est qu’une allégorie philosophique enthousiaste qui pastiche le genre littéraire des hymnes de sanctuaire. Ni Sénèque ni Épictète ne vivent la ferveur de leur secte comme une religiosité ; Marc Aurèle, stoïcien convaincu et

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appliqué, partage pieusement les croyances et superstitions religieuses de son temps et ne vit pas sa doctrine comme la « demi religion » que l’on dit parfois ; sa résignation à la loi de la Nature est souvent triste, parfois lyrique. Par un excès symptomatique, l’ivresse de puissance vire chez Sénèque à l’enthousiasme sacrificiel ; le cosmos, on le sait, se détruit périodiquement avec tout ce qu’il porte avant que le Feu Artisan le fasse renaître identique à lui-même, et Sénèque y pensait souvent ; « ce serait trop aimer la vie que de ne pas consentir à périr avec le monde tout entier » xxiv.

Le lecteur se demande peut-être pourquoi je n’ai pas parlé, à propos de la morale religieuse, des récompenses et châtiments dans l’au-delà, des scélérats tourmentés dans les Enfers, des croyances relatives à l’outre-tombe. C’est parce que ces croyances formaient un chapitre à part ou même un simple appendice ; le paganisme n’est pas une religion de salut englobant la vie et la mort dans une même synthèse. Les adhérents à certaines sectes et les initiés aux Mystères avaient des espérances et de fortes convictions sur l’au-delà, mais ils sont hors de notre présent propos ; le grand courant des croyances religieuses n’avait, lui, aucun roman métaphysique à dérouler sur la question et l’imagination populaire en était réduite à ses seules ressources pour se représenter cette chose inconnaissable dont on ne sait trop que penser. Elle se la représenta en projetant deux de nos sentiments, la peur de la mort et le désir de punir. La peur se représentait le séjour des morts comme un lieu triste et ombreux où la vie était ralentie ; ce sont les enfers homériquesxxv. L’imagination ralentissait la vie pour se rapprocher en l’adoucissant de l’immobilité du cadavre et elle adoucissait en tristesse le désespoir de mourir.

Mais, à côté des espérances que cultivaient une poignée d’initiés et de sectaires et de la croyance générale en une vie diminuée sous terre, courait aussi dès le cinquième siècle la crainte non moins répandue de supplices qui attendaient les criminels dans les Enfers. Cette croyance en des punitions dans l’au-delà (mais non en des récompenses paradisiaques) satisfaisait le désir de justice et de vengeance, elle ne formait pas l’assise d’une religion de salut ; de plus, elle était née d’un wishful thinking et on n’y croyait qu’à moitié. Plutarque plaide que cette croyance est utile pour retenir les méchants sur la pente du mal, mais concède, avec un dédain de lettré, que « ces craintes sont celles d’un petit nombre ; ce sont propos de commère et de nourrices, ce sont des fables et des contes ». Et Juvénal ne manque pas de stigmatiser une incrédulité qu’il croit récente. Certes, ces fables étaient indignes d’occuper les intellectuels de la Seconde Sophistique, qui n’en parlent jamais ; pour le philosophe Plotin, qui expose longuement les vérités métaphysiques sur la destinée des âmes enfin délivrées des corps, les châtiments d’outre-tombe ne sont qu’un détailxxvi. Mais ce que la foule ne croyait qu’à moitié, elle le redoutait à moitié ; même chez les lettrés, l’incrédulité allait de pair avec la peur. Plutarque raconte en ses œuvres diverses trois légendes différentes sur l’au-delà et le jugement des âmes ; ces fantaisies pieuses nourrissaient la curiosité des contemporains, mais aussi leurs inquiétudes. De Démocrite à Lucrèce et Lucien, les incroyants travaillaient à nier ces fables effrayantes ou à les parodier, ce qui prouve qu’il arrivait à leurs lecteurs d’en être ébranlés et que le scepticisme avait des hauts et des bas.

Néanmoins il est douteux que ces peurs aient eu la force d’éduquer moralement les populations et de faire du paganisme une religion éthique ; les fables sur l’au-delà satisfaisaient le ressentiment plus qu’elles n’effrayaient les mauvais instincts. Une religion est capable de servir de support à la construction d’une manière d’être et de vivre, d’un ethos, mais, vers le bas, elle a peu de force contre le moi profond, contre les pulsions ou la peur de la mort. Convictions et pulsions font deuxxxvii ; « le paradis, mais le plus tard possible » ; l’enfer aussi est pour plus tard. Laissons ces vérités premières pour relire une page où Platon règle la question. Au tout début de la République, le digne vieillard Céphale déclare ceci : « Quand approche l’idée qu’on va mourir, on est envahi par la peur, par des préoccupations qui auparavant ne venaient pas à la pensée. C’est que les histoires traditionnelles (hoi legomenoi

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mythoi ) concernant le royaume souterrain où ceux qui ont commis l’injustice en ce monde devront en payer la peine, ces histoires dont jusqu’alors on se riait, eh bien, à présent, la crainte qu’elles ne soient vraies vous met l’âme sens dessus dessous ».

Des récits mythiques, des peurs que l’on n’avait jamais éprouvées jusqu’alors (et qui sont dues peut-être, ajoute Platon, à « l’affaiblissement sénile »)… Il n’y avait pas là matière suffisante à empêcher les voleurs de voler et les tueurs de tuer ; il n’y avait pas non plus matière, pour les honnêtes gens, à se bâtir là-dessus une personnalité, comme on peut s’en construire une sur une religion qui, autour du thème du salut, engendre tout un monde de règles, d’émotions et d’imaginations et occupe l’homme tout entier.

Pourquoi religion et morale seraient-elles liées ? L’adoration amoureuse d’êtres saints (sinon toujours exemplaires) est une chose, l’existence d’impératifs et d’interdits parmi les homme en est une autre. Une religion de salut est alors une religion qui s’est enflée jusqu’à absorber la morale ; en prescrivant elle-même les impératifs et interdits et en mettant des sanctions dans l’au-delà, elle occupe toute la conduite humaine, à tel point qu’au XVIIIe siècle des penseurs se demanderont si une société d’athées serait viable. Le paganisme, lui, est l’inverse d’une religion éthique : dans son cas, c’est le sens moral qui a souvent dépassé la frontière et débordé sur la religion ; il a appelé les dieux à l’aide d’une morale qui existait par elle-même. Les religions éthiques (qui souvent, sinon toujours, sont ou croient être des monothéismes, mais cela, quoi qu’on dise aujourd’hui, est étranger à l’affaire) éduquent des populations entières, leur donnent une physionomie, colorent leur existence et leur langage ; leur noyau est le poids de leur morale et d’une théologie. Le paganisme, en revanche, n’était guère pesant ; ses poussées de moralisme ont eu peu d’impact social, ne sont pas sorties des milieux lettrés lorsqu’ils n’étaient pas sceptiques ou indifférents, de certaines attitudes individuelles, des doctrines de certains penseurs et des sectes à mystères qui procuraient, non le salutxxviii , œuvre de toute une vie, mais une immortalité heureuse grâce à une initiationxxix. Les dieux auxquels on faisait appel se mêlaient de morale, mais la morale ne faisait pas partie de la religion. Pour la majorité des croyants, la piété consistait à rendre aux dieux les honneurs qui leur étaient dus ; elle se bornait à ces « formules de politesse » que sont les rites. Or des rites ne pensent rien et un penseur chrétien pourra écrire que « le culte des dieux ne comporte pas de sagesse, car on n’y apprend rien qui fasse progresser en éducation morale et en conformation de la conduite »xxx.

Paul VEYNE

Collège de France

Notes : i Nous songeons à la sorte de phénoménologie qu’est l’étude de Rudolf Otto, Le sacré, trad. Jundt, Payot (mais le titre allemand, Das Heilige, se traduirait mieux par « Le Saint », si la langue française le permettait). Exception faite de ce sentiment de sainteté, on peut se rallier au principe cher aux ethnologues, « il n’existe pas de sentiment proprement religieux » ; d’autant plus que la relation des hommes aux dieux est toujours imaginée par analogie avec une relation interhumaine ou sociale (on reconnaît la doctrine du théologien Frédéric Heiler dans son grand livre sur La Prière) : les sentiments que chante la Passion selon saint Mathieu auraient pu être éprouvés dans quelque tragédie terrestre, politique par exemple. ii En revanche, les extraterrestres auxquels croient certaines sectes actuelles semblent bien entourés d’une aura de sainteté et d’amour. - L’auteur des présentes pages, qui est bon public, avoue qu’une des deux fois de sa vie où, les larmes aux yeux, il a éprouvé le sentiment du « Saint » fut en voyant les

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extraterrestres qui débarquent à la fin du film Rencontres du troisième type. L’autre fois est un de ces rares souvenirs isolés qui demeurent, comme on sait, de la petite enfance : un être souverain, plus grand que nature, s’avance décisivement vers moi avec un sourire d’une bonté ineffable : c’est ma grand-mère qui me tend un biberon de lait. Jean Piaget estime que le sentiment religieux, le respect, « a sa source dans les rapports de l’enfant avec ses parents, il est le sentiment filial lui-même » (La représentation du monde chez l’enfant, p. 297 et 317). La question est alors de savoir si ce sentiment, ainsi que certains autres produits de l’imagination, dérivent des choses et ne sont pas plutôt des « montages » psychiques préformés que nous imposons aux choses. iii Juvénal, X, 289 ; Plutarque, De superstitione, 170 B. De même, la Légende dorée de Jacques de Voragine et les innombrables Actes des Martyrs apocryphes (dont on a résumé ainsi le contenu : sex, sadism and snobism) ont nourri, tout en la délectant, la piété médiévale la plus sincère envers les différents saints. iv Euripide, Cyclope, 606 : « Héphaistos et Hypnos, (n’abandonnez pas Ulysse), sinon il faut tenir le Hasard pour un être divin et les divinités pour inférieures au Hasard ». 354 : « Zeus Hospitalier, vois où j’en suis ; si tu ne regardes pas, c’est pour rien qu’on parle de toi, Zeus, comme d’un dieu, alors que tu es un rien du tout » ; ce qui ne signifie pas « tu n’existes pas », mais « tu es si nul que tu ne comptes pas ». v Libanios, discours XXX (Oratio pro templis), 9-10 : « Lorsque (des troupes de moines) ont amputé un domaine de son sanctuaire, ce domaine est désormais aveugle, il gît, il est mort. Car c’est leur âme pour les champs, ô empereur, que les temples, ces introïts à un établissement humain dans la campagne, qui, à travers tant de générations, sont parvenus jusqu’aux hommes d’aujourd’hui. Sont mortes aussi, chez les cultivateurs établis sur ces terres, toutes leurs espérances pour les hommes, les femmes, les enfants, les bœufs, les terres ensemencées et complantées ; le domaine auquel ce malheur est arrivé a perdu là le zèle de ses paysans avec leurs espérances, car ils estiment qu’ils s’efforceront en vain, une fois dépouillés des dieux qui faisaient aboutir leurs efforts ». vi Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 16 sqq. et 84 (Œuvres complètes, p. 992 et 1045) : une fourmi intelligente sentirait comme impératif catégorique kantien l’obligation qui la lie aux autres membres de sa fourmilière. Nietzsche, Volonté de puissance, I, 129, sur la tendance à « tout rapporter à cette valeur suprême » qu'est la morale (par exemple dans la question de Rousseau : les lettres et les arts rendent-ils l'homme meilleur ?) . vii G. Le Bras, Études de sociologie religieuse, vol. II, p. 627 : « Comme la coutume juridique, la coutume religieuse résulte de l’unanimité ou quasi-unanimité. Mais à la différence de la coutume juridique elle ne s’impose pas inéluctablement à tous : elle est proposée à chacun. Le groupe presse l’individu, mais il ne peut lui enlever sa liberté naturelle » ; p. 636 : « foi profonde,…simples conformistes… » ; p. 562 : « Il conviendra de commencer par la psychologie de l’individu…Degré vraisemblable de liberté, de spontanéité, de ferveur… ». viii L’incroyance de deux esclaves chez Aristophane, Cavaliers, 32 : « Tu y crois vraiment, aux dieux ? ». Ces mauvais garnements ricanent sur la religion comme ils le feraient sur la morale, la patrie, la culture ou les belles manières, par revanche moqueuse sur tout ce que respectent les gens de bien, dont ils ne sont pas (cf. plus bas, note 15) ; et par un solide et cynique sens des réalités qui refuse tout sentiment élevé, toute servitude volontaire : c’est être dupe et duper, tout en prenant de grands airs, que de croire à des choses que personne n’a vues de ses yeux. Cf. Marc Bloch, La société féodale, I, p. 131 : au moyen âge, certains ont eu des doutes sur les « fables » de l’Écriture ; « dépourvu de toute base rationnelle, ce scepticisme n’était ordinairement pas le propre des personnes cultivées ». G. Le Bras, Études de sociologie religieuse, PUF, 1956, vol. II, p. 564 et n. 4 : « Voilà le vrai problème, qui eût scandalisé beaucoup de nos ascendants : la France a-t-elle été jamais christianisée ? …Que de traits d’impiété populaire…au Moyen Âge ! ». La découverte par Le Bras d’une diversité ou d’une

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inégale intensité des croyances individuelles à une même époque est devenue chose admise, banale ( il est admis couramment qu’ « il n’y a jamais eu d’époque de foi ») et du reste aisément constatable ; par ailleurs, l’histoire des religions ne saurait se réduire à un « tout historique » : même pour le foucaldien que je suis, « avoir le sens du sacré » (ou « avoir du sens musical » ou « aimer les femmes ») sont de ces universaux par à-peu-près qui permettent de parler de quelque chose, de parler tout court, et qui traversent utilement les siècles sans tromper le lecteur intelligent. Il fallait bien que je le précise, pour répondre (puisque c’est imprimé) à la polémique au ton agressif que développe contre moi avec, faute de mieux (car son article est bien médiocre), de fortes convictions, Bernard Mezzadri dans Nier les dieux, nier Dieu (G. Dorival et D. Pralon, édd.), Université de Provence, 2002, p. 30 sqq., qui entend donner l’exemple du sens historique ; sa note 7 de la p. 35 est d’une naïveté impayable. ix Isocrate, XI, Busiris, 24. Ceux qui font croire cela sont sans doute les auteurs du mythe orphique ou des initiations dionysiaques, où l’initié défunt accédait à l’immortalité bienheureuse (nous ne disons pas : « au salut ») dans la maison des dieux devenus ses parents, lorsqu’il avait payé la peine prévue pour les actes injustes qu’il avait commis. Malheureusement les nombreuses tablettes d’or dites « orphiques » et en tout cas dionysiaques qu’on a retrouvées dans des tombes d’initiés comme passeports vers l’au-delà ne nous renseignent pas sur le sort des non initiés. x Il n’est pas abusif de prêter cette intention au poète lui-même, car il n’est nulle part question des droits des défunts et de l’au-delà dans le cours de la tragédie (Nilsson, I, p. 756-757). Lorsque Antigone, au vers 74, dit qu’elle aura plus longtemps à plaire aux morts qu’aux vivants, c’est là une allégorie qui oppose l’éternité de l’absolu au temps et à ses errements, plus qu’elle ne fait allusion aux retrouvailles entre défunts dans le royaume des ombres. xi Sauf les nombreuses fois où il parle de l’Éther, « qui est Zeus », ce qui a peut-être été une lancinante spéculation personnelle à laquelle il pensait souvent. xii Sophocle, Trachiniennes, 1266. xiii Dans les Lois, X, 885 B, Platon distingue trois conceptions intolérables des dieux : ils sont corruptibles au prix de sacrifices et de prières (c’est-à-dire de promesses d’offrandes), ce qui est la conception populaire ; ils n’existent pas, ce que pensent de monstrueux physiciens ; ils existent, mais ne se soucient pas du sort des hommes. Il s’élève avec force contre cette dernière conception, née du spectacle de scélérats heureux pendant toute leur vie et laissant une descendance prospère (X, 899 D-900 B). xiv Comme dit un incroyant chez Xénophon, Mémorables, I, 4, 11 : « Crois bien, Socrate, que si je pensais que les dieux se soucient des hommes, je ne les négligerais pas ». Marc Aurèle, IX, 40 : les incroyants disent : « Ou bien les dieux ne peuvent rien, ou bien ils peuvent. S’ils ne peuvent rien, pourquoi pries-tu ? ». Dans le Roman des reconnaissances ou Homélies Clémentines du Pseudo-Clément de Rome, XIV, 3 (trad. Siouville, 1933, p. 292), prières et piété sont inutiles au dire d’un athée tombé dans le malheur : tout dépend de l’horoscope. Cet incroyant a donc tranché, en niant la Providence, le grand problème religieux des lettrés à l’époque hellénistique et impériale : le monde est-il gouverné par une Providence, par une Fortune imprévisible ou par un Destin inéluctable ? « On dira : à quoi bon la philosophie, si le Fatum existe ? Si le dieu gouverne ? Si le Hasard règne ? » (Sénèque, à Lucilius, XVI, 4). Ces trois entités correspondent, non à trois concepts philosophiques (car il n’y a pas de contradiction entre la Fortune et le destin), mais à trois attitudes : « on peut toujours espérer en la bonté des dieux » (et les prier), « tout peut arriver, bon ou mauvais » (et on peut prier la Fortune ), « il faut s’y résigner, c’était écrit dans mon horoscope ». Vue panoramique des trois puissances chez Pline l’Ancien, II, 7, 5, 15 à 26. Déjà la prière des Troyennes d’Euripide, 884-888, qui se demandent si le monde est régi par un logos providentiel ou par un Destin ; déjà le rôle de la Fortune (Hécube, 491 ; Électre, 890 ; Cyclope , 354). Le Discours du Vendredi Saint de Constantin, 5-7, forme le livre V de la Vie de Constantin d’Eusèbe dans l’édition Heikel. Même chose dans l’Ancien Testament : les Négateurs de Iahwé « ne nient pas son existence : ils ne croient pas en son intervention

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ni en sa puissance, ils décident de se passer de lui », écrit Mme Marguerite Harl dans Nier les dieux, nier Dieu (G. Dorival et D. Pralon, édd.), p. 126. xv Conviction qu’on trouve chez Pindare comme chez Plotin : l’homme n’est pas une créature, il est l’égal des dieux en dignité, sinon en puissance. Chez Plotin, l’Âme du Monde est « sœur » de la nôtre (IV, 3, 6) et cette parenté est à l’opposé du pessimisme des Gnostiques, c’est-à-dire des chrétiens, qui « ne dédaignent pas d’appeler frères les hommes les plus vils », mais refusent ce nom aux astres (qui sont des dieux) et à l’Âme du Monde (II, 9, 18). Ces hommes vils sont « la foule méprisable qu’est la masse des travailleurs manuels, destinés à produire les objets nécessaires à la vie des gens vertueux » (II, 9, 9) ; car « les cités bien gouvernées ne sont pas celles qui sont composées d’égaux » (III, 2, 11). xvi F. Heiler, La prière, trad. Krüger-Marty , Payot, 1931, p. 137, cf.86, 104, 114, 144, 152, etc. xvii Des penseurs comme Sénèque ironisant sur de naïfs dévots en une page célèbre (fragment 36 Haase, chez saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 10) ; des lettrés comme Pline le Jeune et ses pairs devant les graffiti ou « proscynèmes » de naïfs dévots au sanctuaire des sources du Clitumne (Lettres, VIII, 8, 7). Sur ces graffiti dans le monde grec, A. Bernand, article Graffito II du Reallexikon für Antike und Christentum, XII, partic. col. 669 sqq. En latin, Année épigr., 1977, n° 219. xviii Horace, Odes, I, 34 : parcus deorum cultor et infrequens. Eschyle, Perses, 496 : « C’est dans l’épreuve que « plus d’un, pour qui auparavant il n’était point de dieux, lance vœux et prières » xix Lucrèce ne manque pas de caractériser la piété, qui n’est que superstition ou peur des dieux, par cet excès qui fait « inonder les autels du sang de quadrupèdes et enchaîner les vœux aux vœux » (V, 1202). Les Lois de Cicéron et les Disticha Catonis condamnent sagement les sacrifices trop coûteux. xx C’est en ce sens que les apologistes chrétiens des premiers siècles répèteront avec raison que le christianisme était la nouvelle philosophie ; ils font moins allusion au contenu de la doctrine qu’à sa fonction : elle occupera la même place que les sectes philosophiques, à savoir la vie intérieure et spirituelle et le travail de soi sur soi. xxi Sénèque, Tranquillité de l’âme, XI, 2. Le droit civil fournissait peu de recours contre les fidéicommissaires déloyaux qui gardaient l’argent. xxii Gabriel Le Bras, Etudes de sociologie religieuse, Paris, PUF, 1956, vol. II, p. 475 : vers 1950, en France, l’assistance à la messe dominicale était comprise entre 10 et 20 pour cent dans les grandes villes, mais seulement en moyenne : 30 pour cent dans la paroisse parisienne de Saint-Honoré-d’Eylau et 5 pour 100 à Belleville et Ménilmontant. Dans la France catholique au milieu du siècle dernier, Le Bras distinguait les dévots qui disaient leur chapelet, les pratiquants réguliers de la messe dominicale, les « conformistes saisonniers » qui faisaient leurs Pâques et les déchristianisés mais peut-être ceux-ci continuaient-ils à se dire catholiques ?). xxiii Entendons - conventionnellement - par le mot de « mystique » l’expérience sui generis de l’extase (je n’ai pas dit « de la transe »), comme chez Plotin ou sainte Thérèse d’Avila, qui comporte (ou croit comporter) l’intuition intellectuelle, non pas d’une sainteté, mais d’un absolu de félicité, où qu’il se situe, immanent, panthéiste ou transcendant : Dieu, un dieu, l’Un-Bien de Plotin, le Dieu-nature spinozien, l’Amour, l’Élan Vital, la Beauté ; un absolu devenu « palpable » et si proche qu’on ne peut plus le dire ni autre ni saint, car on se fond soi-même dans cette altérité où le sentiment de félicité et d’amour absorbe tout. Et entendons conventionnellement par « spiritualité » le sentiment vague qu’il existe quelque « autre chose », qui est supérieure à notre réalité et dont on a la nostalgie, plus qu’on ne la ressent comme sainte ni comme habitée par une divinité.

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xxiv Sénèque, Thyeste, 882-884 ; de même Questions naturelles, VI, 2 : « puisque de toute façon il faut mourir un jour, nous devrions être heureux de périr victimes d’une cause aussi énorme » ; Consolation à Marcia, XXVI, 7 : « nous ne serons, au milieu de ce bouleversement général, qu’un détail de plus dans la grande catastrophe ». xxv Même vie ralentie dans le séjour des morts ou Sheol du judaïsme antique, si ralentie que personne ne s’y souvient plus de Iahvé ni ne lui rend grâce ; Iahvé, plaide le fidèle, n’a donc pas intérêt à envoyer trop tôt ses fidèles au Sheol (psaumes VI, 6 et XXX, 10). On espérait descendre au Sheol le plus tard possible. xxvi Ainsi en IV, 8, 5 : les âmes, enfin séparée du corps, se retrouvent, selon leurs mérites, plus ou moins proches de l’Intelligible et de l’Âme du Monde leur sœur ; toutefois « les vices d’une espèce démesurée réclament une justice plus sévère à laquelle président des démons vengeurs » ; IV, 4, 45 fin : allusion probable à une théorie pythagoricienne d’un châtiment purificateur. Mais, pour Plotin, il s’agit moins d’un châtiment que d’une sorte de cure chirurgicale, de remise en bon état physique des âmes avant remploi, puisque celles-ci ont perdu toute mémoire (IV, 4, 1 : « après sa mort, l’âme ne se rappelle aucun des événements terrestres » ; IV, 4, 2 : elle n’a « aucun souvenir d’elle-même, elle ne se rappelle pas qu’elle fut Socrate »). Et cette purgation n’est qu’un épisode, l’important demeurant le lieu plus ou moins élevé de l’univers qu’obtient l’âme une fois délivrée du corps, et son renvoi plus ou moins rapide, selon ses mérites et démérites, dans un nouveau corps humain (ou peut-être parfois dans celui d’un animal, cf. VI, 4, 16 et I, 1, 11). - Comme pour le stoïcisme, on peut se demander si la mystique de Plotin, ce virtuose de la spiritualité, de l’extase et de l’amour, a quelque rapport avec ce qu’on entend généralement par le mot de religion, qui veut tout dire. Plotin ne parle jamais, sauf erreur, de piété, il ne prononce le mot de sacré (hagios) que dans un bref passage de caractère consciemment allégorique et mythique (IV, 3, 32 fin). Il aime avec ferveur l’Un-Bien et l’Âme du monde, mais l’Un n’aime personne que lui-même et ceux auxquels il s’unit et qui deviennent lui-même (VI, 8, 15). On ne saurait dialoguer avec l’Un, qui n’a rien d’une personne ; la prière n’est pas la relation personnelle de deux êtres, mais exerce une action physique ou, écrit Plotin, magique (IV, 4, 26) ; car rien ne peut venir altérer, par acception de personne, le fonctionnement impersonnel et immuable d’un monde qui est aussi rationnel à sa manière que celui de Spinoza. De même, les sanctuaires et les images des dieux exercent une attraction purement physique sur l’Âme du Monde (IV, 3, 11). xxvii Par exemple, les martyrs et kamikaze étaient et sont probablement convaincus de se retrouver au Paradis, mais ce n’est pas de cette idée que leur vient l’énergie de mourir en un paroxysme : ils tirent leur énergie, non de « croyances » dont ils sont pénétrés et qui ne sont que des représentations, mais de la « pulsion christique » : de l’ivresse et de la gloire de s’immoler pour une « grande cause » - ou, plus véridiquement, de se fondre dans un événement ou fait-divers paroxystique et « sublime » (cf. n. 24), dans les horreurs de l’arène ou d’un attentat.

xxviii L’initié, au pire, passera par des purifications, par une sorte de purgatoire, mais il ne peut pas être damné : le grand dilemme tragique chrétien du salut ou de la damnation éternelle ne se pose pas. xxix Aussi les premiers chrétiens (dont Constantin en personne) retardaient-ils souvent leur baptême jusqu’à l’article de la mort : ils confondaient le baptême avec une initiation apportant automatiquement l’immortalité qu’ils confondaient avec le salut.

xxx Mes remerciements vont à mes collègues Jean-Pierre Cèbe et Didier Pralon et à Joël Thomas qui a bien voulu m’accueillir dans son Université et publier les pages qu’on vient de lire. Errors are mine.