VEYNE (1971) Comment on Écrit l'Histoire

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  • Ouvrages de Paul Veyne

    Comment on crit l 'histoire coll. Univers historique , 1971

    Le Pain et le Cirque coll. Univers historique , 1976

    L'Inventaire des diffrences Leon inaugurale au Collge de France

    1976

    Paul Veyne

    Comment on crit l'histoire

    suivi de

    Foucault rvolutionne l'histoire

    ditions du Seuil

  • Qu'est-ce que l'histoire? A en juger par ce qu'on entend dire autour de soi, il est indispensable de reposer la question.

    L'histoire, en notre sicle, a compris que sa vritable tche tait d'expliquer; tel phnomne n'est pas explicable par la sociologie seule: le recours l 'explication historique ne permettrait-il pas d'en mieux rendre compte? ; l'histoire est-elle une science? Vain dbat! La collaboration de tous les chercheurs n 'est-elle pas souhaitable et seule fconde? ; l'historien ne doit-il pas s'attacher difier des thories?

    - Non. Non, pareille histoire n'est pas celle que font les historiens: tout

    au plus celle qu'ils croient faire ou celle qu'on leur a persuad qu'ils devaient regretter de ne pas faire. Non, le dbat n'est pas vain de savoir si l'histoire est une science, car science n'est pas un noble vocable, mais un terme prcis et l'exprience prouve que l'indiffrence pour le dbat de mots s'accompagne ordinairement d 'une confusion d'ides sur la chose. Non, l'histoire n'a pas de mthode: demandez donc un peu qu'on vous montre cette mthode. Non, elle n'explique rien du tout, si le mot expliquer a un sens; quant ce qu 'elle appelle ses thories, il faudra y voir de prs.

    Entendons-nous bien. Il ne suffit pas d'affirmer une fois de plus que l'histoire parle de ce que jamais on ne verra deux fois ; il n'est pas question non plus de prtendre qu'elle est subjectivit, perspectives, que nous interrogeons le pass partir de nos valeurs, que les faits historiques ne sont pas des choses, que l'homme se comprend et ne s'explique pas, que, de lui, il ne peut y avoir science. li ne s'agit pas, en un mot, de confondre l'tre et le connatre; les sciences humaines existent bel et bien (ou du moins celles d'entre elles qui mritent vrai-ment le nom de science) et une physique de l'homme est l'espoir de notre sicle, comme la physique a t celui du XVIIe sicle. Mais l 'his-toire n'est pas cette science et ne le sera jamais; si elle sait tre hardie,

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    elle a des possibilits de renouvellement indfinies, mais dans une autre direction.

    L'histoire n'est pas une science et n'a pas beaucoup attendre des sciences; elle n'explique pas et n'a pas de mthode; mieux encore, l'Histoire, dont on parle beaucoup depuis deux sicles, n'existe pas.

    Alors, qu'est-ce que J'histoire? Que font rellement les historiens, de Thucydide Max Weber ou Marc Bloch, une fois qu'ils sont sortis de lcurs documents et qu'ils procdent la synthse ? L'tude scientifiquement conduite des diverses activits et des diverses crations des hommes d'autrefois? La science de l'homme en socit? Des socits humaines? Bien moins que cela; la rponse la question n;a pas chang depuis deux mille deux cents ans que les successeurs d'Aristote l'ont trouve : les historiens racontent des vnements vrais qui ont l'homme pour acteur; l'histoire est un roman vrai. Rponse qui, premire vue, n'a l'air de rien 1 ...

    1. L'auteur doit beaucoup . la sanscritiste Hlne F1acelire, au philosophe G. Granger, l'historien H. J. Marrou et l'archologue Georges Ville (1929-1967). Les erreurs sont de lui seul; elles auraient t plus nombreuses, si J. Molino n'avait accept de relire la dactylographie de ce livre, en y apportant son encyclopdisme un peu effrayant. J'ai beaucoup parl de ce livre avec J. MoIlno. Par ailleurs, le lecteur averti trouvera, en maint endroit de ce livre, des rfrences implicites et, sans doute aussi, des rminiscences involontaires de l'Introduction la philo-sophie de l'histoire de Raymond Aron, qui demeure le livre fondamental en la matire.

    1

    L'objet de l'histoire

  • 1

    Rien qu'un rcit vridique

    vnements humains.

    Des vnements vrais qui ont l'homme pour acteur. Mais le mot d'homme ne doit pas nous faire entrer en transe. Ni l'essence, ni les buts de 1 'histoire ne tiennent la prsence de ce personnage, ils tiennent l'optique choisie; l'histoire est ce qu'elle est, non pas cause d'on ne sait quel tre de l 'homme, mais parce qu'elle a pris le parti d'un certain mode de connatre. Ou bien les faits sont considrs comme des indi-vidualits, ou bien comme des phnomnes derrire lesquels on cherche un invariant cach. L'aimant attire le fer, les volcans ont des ruptions: faits physiques o quelque chose se rpte; l'ruption du Vsuve en 79: fait physique trait comme un vnement. Le gouvernement Krensld en 1917 : vnement humain; le phnomne du double pouvoir en priode rvolutionnaire : phnomne rptable. Si on prend le fait pour vnement, c'est qu'on le juge intressant en lui-mme ; si l'on s'intresse son caractre rptable, il n'est plus qu 'un prtexte dcouvrir une loi. D'o la distinction que fait Cournot 1 entre les sciences physiques, qui tudient les lois de la nature, et les sciences cosmologiques qui, comme la gologie ou l'histoire du systme solaire, tudient l'histoire du monde; car la curiosit de l'homme n'a pas seulement pour objet l 'tude des lois et des forces de la nature ; eHe est plus promptement encore excite par le spectacle du monde, par le dsir d'en connatre la structure actuelle et les rvolutions passes ...

    1. Trait de l'enchanement des ides fondamentales dans la nature et dans l'histoire rimp. 1922, Hachette, p. 204. '

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    vnement et document

    L 'histoire est rcit d'vnements: tout le reste en dcoule. Puisqu'elle est d'emble un rcit, die ne fait pas revivre 2, non plus que le roman; le vcu tel qu'il ressort des mains de l'historien n'est pas celui des acteurs; c'est une narration, ce qui permet d'liminer certains faux problmes. Comme le roman, l'histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un sicle en une page 3 et cette synthse du rcit est non moins spontane que celle de notre mmoire, quand nous voquons les dix dernires annes que nous avons vcues. Spculer sur l'intervalle qui spare toujours le vcu et la rcollection du rcit amnerait sim-plement constater que Waterloo ne fut pas la mme chose pour un grognard et un marchal, qu'on peut raconter cette bataille la pre-mire ou la troisime personne, en parier comme d'une bataille, d'une victoire anglaise ou d'une dfaite franaise, qu'on peut laisser entrevoir ds le dbut quel en fut l'pilogue ou faire semblant de le dcouvrir; ces spculations peuvent donner lieu des expriences d'esthtique amusante; pour l'historien, elles sont la dcouverte d'une limite.

    Cette limite est la suivante : en aucun cas ce que les historiens appellent un vnement n'est saisi directement et entirement; il l'est toujours incompltement et latralement, travers des documents ou des tmoignages, disons travers des tekmeria, des traces. Mme si je suis contemporain et tmoin de Waterloo, mme si j'en suis le principal acteur et Napolon en personne, je n'aurai qu'une perspec-tive sur ce que les historiens appelleront l'vnement de Waterloo; je ne pourrai laisser la postrit que mon tmoignage, qu'elle appel-lera trace s'il parvient jusqu' elle. Mme si j'tais Bismarck qui prend la dcision d'expdier la dpche d'Ems, ma propre interprtation de l'vnement ne sera peut-tre pas la mme que celle de mes amis, de mon confesseur, de mon historien attitr et de mon psychanalyste, qui pourront avoir leur propre version de ma dcision et estimer mieux savoir que moi ce que je voulais. Par essence, l'histoire est connaissance par documents. Aussi la narration historique se place-t-

    2. P . Ricur, Histoire et Vrit, Seuil, 1955, p. 29. 3. H. J. Marrou, Le mtier d'historien ", dans coll. EncyclOpdie de la Pliade,

    l'Histoire et ses mthodes, p. 1469.

    L'objet de l'histoire 15 elle au-del de tous les documents, puisqu'aucun d'eux ;'le peut o:e l'vnement elle n'est pas un photomontage documentaIre et ne fait pas voir le pass en direct, comme si vous y ti~z ; pour .repr~ndre l'utile distinction de G. Genette 4, elle est dieges/S et non mlm~sl~. Un dialogue authentique entre Napolon et Alexandre 1er, auraIt-il t conserv par la stnographie, ne sera pas coll tel quel. dans I~ rcit: l'historien prfrera le plus souvent parler ~ur ~ dlalo~e, s'il le cite textuellement, la citation sera un,effet lIttraIre, destm~ donner l'intrigue de la vie - .dison.s :. de l'eth~ -, ce qUi rapprocherait l'histoire ainsi crite 'de l'histOire romance.

    vnement et diffrence.

    Un vnement se dtache sur fond d'uniformit; c'est une ~iffrence, une chose que nous ne pouvions connatre a priori : 1 'histOire .est fille de mmoire. Les hommes naissent, mangent et meurent: mal~ seule 1 'histoire peut nous apprendre leurs guerr~s et leurs. empires; Ils so~t cruels et quotidiens, ni tout fait bons, fil tou~ fait m~hants, malS l'histoire nous dira si, une poque donne, ils pr~fralent l~ profit indfini la retraite aprs fortune faite et comment Ils percevaIent ?u classaient les couleurs. Elle ne nous apprendra pas que les Romams avaient deux yeux et que le ciel tait bleu pour eux; en revanche, elle ne nous laissera pas ignorer que, l o nous re~ourons a~ couleurs pour parier du ciel quand il fait beau, les Romam~ recourale~t un~ autre catgorie et parlaient de caelum serenum plutot qu~ de CIel ~leu, c'est un vnement smanti ue. Quant au ciel nocturne, Ils le voyaIent, avec es yeux u sens commun, comme une vote solide et poin~ trop lointaine' nous autres croyons au contraire y voir un gouffre mfinl, depuis la' dcouverte des plantes mdicennes qui donna, l'athe que fait parler Pascal, l'effroi que l'on sait. vne~n~e la pense et de la sensibilit. - . . ,

    -Par ce qu'i a de paradoxal et de c.ritique, le ct .hlstonclste )~ de l'histoire a toujours t un des attraIts les plus populaires du genre, de Montaigne Tristes Tropiques ou l' Histoire de lafolie de Foucault, la varit des valeurs travers les nations et les sicles est un des

    4. Frontires du rcit ", dans FJeures II, Seuil, 1969, p. 50. - L'histoire admet l'ethos et l'hypotypose, mais 'non le pathos.

  • 16 Comment on crit l'lristoire

    grands thmes de la sensibilit occidentale 5. Comme il s'oppose

    '\

    notre tendance naturelle l'anachronisme il a aussi une valeur heuris-tique. Un exemple. Dans "le at"icon, TrimaIcion, aprs boir, par e

    nguement, firement et joyeusement d'un magnifique tombeau qu'il s'est !ait btir; dans une inscr~ption hellnistique, un bienfaiteur public que 1 tat veut h~norer se VOlt exposer dans le plus grand dtail quels honneurs sa patne confrera son cadavre le jour de la crmation. Ce macabre involontaire prendra son vrai sens quand nous lirons, chez le Pre Huc 6, que l'attitude des Chinois est la mme en cette

    ma~~re ~ Les gens aiss, et qui ont du superflu pour leurs menus nlalslrs, ne manquent pas de se pourvoir l'avance d'une bire selon !cur got, et qui leur aille bien. En attendant que vienne l'heure de se

    (coucher dedans, on la garde dans la maison comme un meuble de

    I~xe. qui ne peut manquer de prsenter un consolant et agrable coup d il dans des appartements convenablement orns. Le cercueil est

    1 surt~)Ut pour des en~~nts b!en ns un excellent moyen de tmoigner la Vivacit de leur plet ~lIale aux auteurs de leurs jours; c'est une douce et grande consolatIOn au cur d'un fils que de . pouvoir faire emplette d'une bire pour un vieux pre ou une vieille mre et d'aller la lui offrir au moment o ils y pensent le moins. En lisant ces Iign~s. crites e~ Chine, n,ous comprenons mieux que l'abondance du matenel funraire dans 1 archologie classique n'est pas due seu-lement au hasard des trouvaiIIes : le tombeau tait une des valeurs de la civilisation hellnistico-romaine et les Romains taient aussi exo-tiques que les Chinois; ce n'est pas l une grosse rvlation d'o il faille tirer des pages tragiques sur la mort et l'Occident mais c'est un petit fait vrai qui donne plus de relief un tableau de civilisation. Prcisment l'histo~i~n n'apporte jamais de rvlation tonitruante qui

    boul.evers~ .no~re. vl~lon du mnde; la banalit du pass est faite de par~lculantes Insignifiantes qUI, en se multipliant, n'en finissent pas mOInS par composer un tableau trs inattendu.

    Remarquons au passage que, si nous crivions une histoire romaine destine des lecteurs chinois, nous n'aurions pas commenter l'attitude romaine en matire de tombeau; nous pourrions nous contenter d'crire, comme Hrodote: Sur ce point, l'opinion de ce

    peupl~ .e~t ~ peu prs semblable la ntre. Si donc, pour tudier une CIVIlIsatIOn, on se borne lire ce qu'elle dit elle-mme, c'est--dire

    5. Sur ce thme, assez diffrent au fond de la distinction antique entre nature et convention, physis et thesis, voir Leo Strauss, Droi. naturel et Histoire, trad. fr., Plon, 1954, p. 23-49; le thme se retrouve chez Nietzsche (ibid., p. 41).

    6. Souvellirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, d. d'Ardenne de Tizac, 1928, vol. IV, p. 27.

    L'objet de ['histoire 17 lire les sources relatives cette seule civilisation, on se rendra plus difficile le devoir de s'tonner de ce qui, aux yeux de cette civilisation, allait de soi; si le Pre Huc nous fait prendre conscience de l'xotisme des Chinois en matire funraire et que le Satirieon ne nous procure pas le mme tonnement pour les Romains, c'est que Huc n'tait pas chinois, tandis que Ptrone tait romain. Un historien qui se conten-terait de rpter au discours indirect ce que ses hros disent d'eux-mmes serait aussi ennuyeux qu'difiant. L'tude de n'im rte elle civilisation enrichit la connaisgru;e .!le. nOUS~Qns d'llne_ aut(!;. \ et il est impossihl"e e ire e Vo a e dans rEm ire chinois de Huc ou le Voyage en Syrie de Volney sans apprendre du nouveau sur l'Empire romain. On peut gnraliser le procd et, quelle que soit la question tudie, l'aborder systmatiquement sous l'angle sociologique, je veux dire sous l'angle de l'histoire compare; la recette est peu prs infaillible pour renouveler n'importe quel point d'histoire et les mots d'tude compare devraient tre au moins aussi consacrs que ceux de bibliographie exhaustive. Car !:..~nement e1....diffren,!( et l'on sait bien quel est l'effort caractristique du mtier d'historien et ce qui lui vaut sa saveur: s'tonner de ce ui va de soi.

    L'individualisation

    Mais dire que l'vnement est individuel est une qualification quivoque; la meilleure dfinition de l'histoire n'est pas qu'elle a pour objet ce que jamais on ne voit deux fois. Il se peut que telle aberration considrable de l'orbite de Mercure, due une rare con-j onction de plantes, ne doive pas se reproduire, il se peut aussi qu'elle se reproduise dans un avenir loign; le tout est de savoir si l'aberration est raconte pour elle-mme (ce qui serait faire l'histoire du systme solaire) ou si l'on n'y voit qu'un problme rsoudre pour la mcanique cleste. Si, comme m par un ressort, Jean sans Terre repassait une seconde fois par ici , pour pasticher l'exemple consacr, l'his-torien raconterait les deux passages et ne s'en sentirait pas moins historien pour cela; que deux vnements se rptent, que mme ils se rptent exactement, c'est une chose; qu'ils n'en fassent pas moins deux en est une autre, qui seule compte pour l'historien. De mme, un gographe qui fait de la gographie rgionale considrera comme distincts deux cirques glaciaires, mme s'ils se ressemblent norm-ment et reprsentent un mme type de relief; l'individualisation des

  • 18 Comment on crit l'histoire

    faits historiques ou gographiques par le temps ou l'espace n'est pas contredite par leur ventuelle subsumption sous une espce, un type ou un concept. L'histoire - c'est un fait - se prt~ mal ,une t~pologie et on ne peut gure dcrire de types bien caractrIss de revolution.s ou de cultures comme on dcrit une varit d'insecte; mais, mme s'Il en allait autremen.t e.t qu'il existt une ~arit de gue~~ d0!lt on p~t donner une descnption longue de plusieurs pages, 1 histonen c~ntinuerait raconter les cas individuels appartenant cette vant. Aprs tout, l'impt direct peut tre considr comme un. type et l'impt indirect galement; ce qui est historiquement pertlfl~nt ~st que les Romains n'avaient pas d'impt direct et quels furent les Impots tablis par le Directoire.

    Mais qu'est-ce qui individualise les vnements? Ce n'est pa~ leur diffrence dans le dtail, leur matire , ce qu'ils sont en eux-memes, mais le fait qu'ils arrivent, c'est--dire qu'ils arrivent un mom~nt donn; l'histoire ne se rpterait jamais, mme s 'il lui arrivait de redI~e la mme chose. Si nous nous intressions un vnement pour IUI-mme hors du temps, comme une sorte de bibelot, nous aurions beau ~n esthtes du pass, nous dlecter ce qu'il aurait d'inimitable, l'v~ement n'en serait pas moins un chantillon d'historicit, sans attaches dans le temps. Deux passages de Jean sans Terre ne sont pas un chantillon de plerinage que l'historien a~rait en ?oubl~.' car l'historien ne trouverait pas indiffrent que ce prmce, qUi a dp eu tant de malheurs avec la mthodologie de l'histoire, ait eu le malheur supplmentaire de devoir repasser par o il tai~ dj pass; l'annonce du second passage, il ne dirait pas je connais , comme fait le naturaliste quand on lui apporte un insecte qu'il a dj. Ce qui n'implique pas que l'historien ne pense p~s par ,con~pt~, co~me ~out le monde (il parle bien de passage ), nI que 1 exphcat~on hlsto~I~ue ne doive pas recourir des types, comme le despotIsme claire. (la chose a t soutenue). Cela sig~ifie ~implement que l'me .de l'hiS-torien est celle d'un lecteur de faits divers; ceux-cI sont toujours les mmes et sont toujours intressants parce que le chien qui est cras en ce jour est un autre que celui qui a t cr~s la veille, et plus gn-ralement parce qu'aujourd 'hui n'est pas la veille.

    L'histoire est anecdotique, elle intresse en racontant, comme le roman. Seulement elle se distingue du roman sur un point essentiel. Supposons qu'on me raconte une meute et que je sache qu'on e~tend par l me raconter de l'histoire et que cette meute est vraIIl~ent arrive; je la viserai comme tant arrive un moment. dtermI~, chez un certain peuple; je prendrai pour hrone cett~ antique natlO~ qui m'tait inconnue une minute plus tt et elle deViendra pour mOl

    L'objet de l'histoire 19 le centre du rcit ou plutt son support indispensable. Ainsi fait aussi tout lecteur de roman. Seulement, ici, le roman est vrai, ce qui le dispense d'tre captivant: l'histoire de l'meute peut se permettre d'tre ennuyeuse sans en tre dvalorise. C'est probablement pour cela que, par contrecoup, l'histoire imaginaire n'a jamais pu prendre comme genre littraire (sauf pour les esthtes qui lisent Graal Flibuste), non plus que le fait divers imaginaire (sauf pour les esthtes qui lisent Flix Fnon) : une histoire qui se veut captivante sent par trop le faux et ne peut dpasser le pastiche. On connat les paradoxes de l'indivi-dualit et de l'authenticit; pour un fanatique de Proust, il faut que cette relique soit proprement le stylo avec lequel a t crit le Temps perdu, et non un autre stylo exactement identique, puisque fabriqu en grande srie. La pice de muse est une notion complexe qui runit beaut, authenticit et raret; ni un esthte, ni un archologue, ni un collectionneur ne feront, l'tat pur, un bon conservateur. Quand mme un des faux peints par van Meegeren serait aussi beau qu'un Vermeer authentique (enfin, qu'un Vermeer de jeunesse, qu'un Ver-meer avant Vermeer), il ne serait pas un Vermeer. Mais l'historien, lui, n'est ni un collectionneur, ni un esthte; la beaut ne l'intresse pas, la raret non plus. Rien que la vrit.

  • 2

    Tout est historique, donc l'Histoire n'existe pas

    Incohrence de l'histoire

    Le champ historique est donc compltement indtermin, une exception prs: il faut que tout ce qui s'y trouve ait rellement eu lieu. Pour le reste, que la texture du champ soit serre ou lche, intacte ou lacunaire, il n'importe; une page d'histoire de la Rvolution franaise est d'un tissu assez serr pour que la logique des vnements soit peu prs entirement comprhensible et un Machiavel ou un Trotsky sauraient en tirer tout un art de la politique; mais une page d'histoire de l'Orient ancien, qui se rduit quelques pauvres donnes chronolo-giques et contient tout ce qu'on sait d 'un ou deux empires dont il ne subsiste gure que le nom, est encore de l'histoire. Le paradoxe a t vivement mis en lumire par Lvi-Strauss 1 : L'histoire est un en-semble discontinu, form de domaines dont chacun est dfini par une frquence propre. Il y a des poques o de nombreux vnements offrent aux yeux de l'historien les caractres d'vnements diffrentiels; d'autres, au contraire, o, pour lui (sinon, bien sOr, pour les hommes qui les ont vcus), il s'est pass fort peu de chose et parfois rien. Toutes ces dates ne forment pas une srie, elles relvent d'espces diffrentes. Cods dans le systme de la prhistoire, les pisodes les plus fameux de l'histoire moderne cesseraient d'tre pertinents, sauf peut-tre (et encore, nous n 'en savons rien) "certains aspects massifs de l'volution dmographique envisage l'chelle du globe, l'invention de la ma-chine vapeur, celle de l'lectricit et celle de l'nergie nuclaire. A quoi correspond une sorte de hirarchie des modules : Le choix relatif de l'historien n 'est jamais qu'entre une histoire qui apprend plus et explique moins et une histoire qui explique plus et apprend moins. L'histoire biographique et anecdotique, qui est tout en bas de

    1. La Pense sauvage, Plon, 1962, p. 34().348; nous citons trs librement ces pages, sans signaler les coupures.

  • 22 Comment on crit l'histoire

    l'chelle, est une histoire faible qui ne contient pas en elle-mme sa propre intelligibilit, laquelle lui vient seulement quand on la trans-porte en bloc au sein d ' une histoire plus forte qu'elle; pourtant on aurait tort de croire que ces embotements reconstituent progressive-ment une histoire totale, car, ce qu'on gagne d'un ct, on le perd de l'autre. L'histoire biographique et anecdotique est la moins explica-tive, mais elle est plus riche du point de vue de l'information puisqu'elle considre les individus dans leur particularit et qu 'elle dtaille, pour chacun d 'eux, les nuances du caractre, les dtours de leurs motifs, les phases de leur dlibration. Cette information se schmatise, puis s'abolit quand on passe des histoires de plus en plus fortes.

    Nature lacunaire de l'histoire

    Pour tout lecteur pourvu d'esprit critique et pour la plupart des professionnels 2, un livre d'histoire apparat sous un aspect trs diff-rent de ce qu 'il semble tre; il ne traite pas de l'Empire romain, mais de ce que nous pouvons savoir encore de cet Empire. Par-dessous la surface rassurante du rcit, le lecteur, partir de ce dont parle l'histo-rien, de l'importance qu'il semble accorder tel ou tel genre de faits (la religion, les institutions), sait infrer la nature des sources utilises, ainsi que leurs lacunes; et cette reconstitution finit par devenir un vritable rflexe; il devine l'emplacement de lacunes mal ravaudes, il n'ignore pas que le nombre de pages que l'auteur accorde aux diff-rents moments et aux divers aspects du pass est une moyenne entre l'importance qu 'ont ces aspects ses yeux et l'abondance de la docu-mentation; il sait que les peuples qu'on dit sans histoire sont plus sim-plement des peuples dont on ignore l'histoire et que les Primitifs

    2. Pour illustrer certaines confusions, citons ces lignes d 'A. Toynbee: Je ne suis pas convaincu qu'on doive concder une sorte de privilge l'histoire poli-tique. Je sais bien qu'il y a l un prjug rpandu; c'est un trait commun l'histo-riographie chinoise et l'historiographie grecque. Mais il est tout fait inappli-cable l'histoire des Indes, par exemple. Les Indes ont une grande histoire, mais c 'est une histoire de la religion et de l'art, ce n 'est aucunement une histoire poli-tique (L'Histoire et ses interprtations, entretiens alltollr d'Arnold Toynbee, Mouton, 1961, p. 196). Nous sommes en pleine imagerie d'pinal sur les temples indiens; comment pourrait-on juger non grande une histoire politique qui, en Inde, faute de documents, est presque inconnue, et surtout que peut bien vouloir dire grande ? La lecture de Kautilya, ce Machiavel de l'Inde, fait voir les choses autrement.

    L'objet de l'histoire 23 ont un pass, comme tout le monde. Il sait surtout que, d'une page l'autre, l'historien change de temps sans prvenir, selon le tempo des sources, que tout livre d'histoire est en ce sens un tissu d'incohrences et qu'il ne peut en tre autrement; cet tat des choses est assurment insupportable pour un esprit logique et suffit prouver que l'histoire n'est pas logique, mais il n'y a pas de remde et il ne peut y en avoir.

    On verra donc une histoire de l'Empire romain, o la vie politique est mal connue et la socit assez bien connue, succder sans crier gare une histoire de la fin de la Rpublique o c'est plutt l'inverse et prcder une histoire du Moyen Age qui fera apercevoir, par contraste, que J'histoire conomique de Rome est presque inconnue. Nous ne prtendons pas mettre par l en lumire le fait vident que, d'une priode l'autre, les lacunes des sources ne portent pas sur les mmes chapitres; nous constatons simplement que le caractre htrogne des lacunes ne nous empche pas -d'crire quelque chose qui porte encore le nom d 'histoire, et que nous n 'hsitons pas runir la Rpublique, l'Empire et le Moyen Age sur une mme tapisserie, bien que les scnes que nous y brodons jurent ensemble. Mais le plus curieux est que les lacunes de 1 'histoire se resserrent spontanment nos yeux et que nous ne les discernons qu'au prix d'un effort, tant nos ides sont vagues sur ce qu'on doit s'attendre a priori trouver dans l'histoire, tant nous l'abordons dmunis d'un questionnaire labor. Un sicle est un blanc dans nos sources, c'est peine si le lecteur sent la lacune. L'historien peut s'arrter dix pages sur une journe et glisser en deux lignes sur dix annes : le lecteur lui fera confiance, comme un bon romancier, et il prsumera que ces dix annes sont vides d'vnements.

    La notion de DOHvnementiel

    Aussi les historiens, chaque poque, ont-ils la libert de dcouper l'histoire leur guise (en histoire politique, rudition, biographie, ethnologie, sociologie, histoire naturelle 3), car 1 'histoire n'a pas d'arti-culation naturelle; c'est le moment de faire la distinction entre le champ des vnements historiques et 1 'histoire comme genre, avec les diffrentes faons qu'on a eues de la concevoir travers les sicles. Car, en ses avatars successifs, le genre historique a connu une exten-tion variable et, certaines poques, il a partag son domaine avec

    3. Par exemple l'histoire des arts, dans l'Histoire natllrelle de Pline l'Ancien.

  • 24 Comment on crit l'histoire d'autres genres, histoire des voyages ou sociologie. Distinguons donc le champ vnementiel, qui est le domaine virtuel du genre historique, et le royaume d'extension variable que le genre s'est dcoup dans ce domaine au cours des ges. L'Orient ancien avait ses listes de rois et ses annales dynastiques; avec Hrodote, l'histoire est politique et mili-taire, du moins en principe; elle raconte les exploits des Grecs et des Barbares; cependant le voyageur Hrodote ne la spare pas d'une sorte d'ethnographie historique. De nos jours, l'histoire s'est annex la dmographie, l'conomie, la socit, les mentalits et elle aspire devenir histoire totale , rgner sur tout son domaine virtuel. Une continuit trompeuse s'tablit nos yeux entre ces royaumes succes-sifs; d'o la fiction d'un genre en volution, la continuit tant assure par le mot mme d'histoire (mais on croit devoir mettre part la so-ciologie et l'ethnographie) et par la fixit de la capitale, savoir l'his-toire politique: toutefois, de nos jours, le rle de capitale tend passer l'histoire sociale ou ce qu'on appelle la civilisation.

    Tout au plus peut-on. constater que le genre, qui a beaucoup vari au cours de son volution, tend, depuis Voltaire, s'tendre de plus en plus; comme un fleuve en pays trop plat, il s'tale largement et change facilement de lit. Les historiens ont fini par riger en doct~ine cette sorte d'imprialisme; ils recourent une mtaphore forestire plutt que fluviatile: ils affirment, par leurs paroles ou leurs actes, que l'histoire, telle qu'on l'crit n'importe quelle poque, n'est qu'un essart au milieu d'une immense fort qui, de droit, leur revient tout entire. En France, l'Ecole des Annales, runie autour de la revue fonde par Marc Bloch, s'est attache au dfrichement des zones fron-tires de cet essart; selon ces pionniers, l 'historiographie traditionnelle tudiait trop exclusivement les bons gros vnements reconnus comme tels depuis toujours; elle faisait de l' histoire-traits-et-batailles ; mais il restait dfricher une immense tendue de non-vnementiel dont nous n 'apercevons mme pas les limites ; le non-vnementiel, ce sont des vnements non encore salus comme tels : histoire des ter-roirs, des mentalits, de la folie ou de la recherche de la scurit travers les ges. On appellera donc non-vnementiel l'historicit dont nous n'avons pas conscience comme telle ; l'expression sera employe en ce sens dans ce livre, et c'est justice, car l'cole et ses ides ont assez prouv leur fcondit.

    L'objet de l'histoire 25

    Les faits o'oot pas de taille absolue

    A l'intrieur de l'essart que les conceptions ou les conventions de chaque poque taillent dans le champ de l'historicit, il n 'existe pas de hirarchie constante entre les provinces; aucune zone n 'en commande une autre ni, en tout cas, ne l'absorbe. Tout au plus peut-on penser que certains faits sont plus importants que d'autres, mais cette importance ell-mme dpend entirement des critres choisis par chaque histo-rien et n'a pas de grandeur absolue. Parfois un habile metteur en scne plante un vaste dcor: Upante, le XVIe sicle tout entier, la Mditerrane ternelle et le dsert, o Allah est seul tre ; c'est tager une scnographie en profondeur et juxtaposer, en artiste baroque, des rythmes temporels diffrents, ce n 'est pas srier des dterminismes. Mme si, pour un lecteur de Koyr, l'ide que la nais-sance de la physique au XVIIe sicle pourrait s'expliquer par les besoins techniques de la bourgeoisie montante n'tait inconsistante ou mme absurde'. l'histoire des sciences ne disparatrait pas, pour tre ainsi explique; de fait, quand un historien insiste sur la dpendance de l'histoire des sciences par rapport l'histoire sociale, c'est le plus souvent qu'il crit une histoire gnrale de toute une priode et qu'il obit une rgle rhtorique, qui lui prescrit d'tablir des ponts entre ses chapitres sur la science et ceux relatifs la socit.

    Pourtant l'impression demeure que la guerre de 1914 est tout de mme un vnement plus important que l'incendie du Bazar de la Charit ou que l'affaire Landru; la guerre est de l'histoire, le reste est fait divers. Ce n'est qu'une illusion, qui nous vient d'avoir confondu la srie de chacun de ces vnements et leur taille relative dans la srie; l 'affaire Landru a fait moins de morts que la guerre, mais est-elle dis-proportionne un dtail de la diplomatie de Louis XV ou une crise ministrielle sous la Ille Rpublique? Et que dire de l 'horreur dont l'Allemagne hitlrienne a clabouss la face de l'humanit, du fait divers gigantesque d'Auschwitz? L'affaire Landru est de premire grandeur dans une histoire du crime. Mais cette histoire compte moins que l'histoire politique, elle occupe une place bien moindre dans la vie de la plupart des gens? On en dirait autant de la philosophie et de la

    4. A. I(oyr. tudes d 'histoire de la p!!nse scientifique, p. 61 , 148, 260, n. l , 352 sq. ; tudes newtoniennes, p. 29 ; cf. tudes d'histoire de la pense philosophique, p. 307.

  • 26 Comment on crit l'histoire science avant le XVIIIe siCle; elle a moins de consquences actuelles? La diplomatie de Louis XV en a-t-elle beaucoup plus'l

    Mais soyons srieux : si un bon gnie nous accordait de connatre dix pages du pass d'une civilisation inconnue ce jour, que choisi-rions-nous? Prfrerions-nous connatre de beaux crimes ou savoir quoi ressemblait cette socit, des tribus mlansiennes ou bien la dmocratie britannique? Nous prfrerions videmment apprendre si elle tait tribale ou dmocratique. Seulement nous venons encore de confondre la taille des vnements et leur srie. L'histoire du crime n'est qu'une petite partie (mais trs suggestive, aux mains d'un histo-rien habile) de l'histoire sociale; de mme, l'institution d'ambassades permanentes, cette invention des Vnitiens, est une petite partie de l'histoire politique. Il fallait, soit comparer la taille des criminels et celle des ambassadeurs, soit comparer l'histoire sociale et l'histoire politique. Que prfrerions-nous savoir, si notre civilisation inconnue tait dmocratique et non tribale? Ou bien si elle tait industrielle ou en tait encore l'ge de la pierre taille? Sans doute les deux; moins que nous prfrions nous chamailler pour savoir si le politique est plus important que le social et si la mer vaut mieux que les vacances en mon-tagne? Survient un dmographe, qui proclame que la dmographie doit emporter la palme.

    Ce qui embrouille les ides est le genre de l'histoire dite gnrale. A ct de livres qui s'intitulent les Classes dangereuses ou Histoire diplo-

    m~tique et dont le critre choisi est indiqu ds le titre, il en existe d'autres qui s'appellent le Seizime Sicle et dont le critre demeure tacite: il n'en existe pas moins et n'est pas moins subjectif. L'axe de ces histoires gnrales a t trs longtemps l 'histoire politique, mais il est aujourd'hui davantage non-vnementiel: conomie, socit, civilisa-tion. Tout n'est pas rgl pour autant. Notre historien raisonnera sans doute ainsi: pour ne pas disproportionner notre expos, parlons de ce qui comptait le plus au plus grand nombre de Franais sous le rgne de Henri III; l'histoire politique ne comptera plus beaucoup, car la pl~part des sujets du roi n'avaient affaire au pouvoir que comme contri-buables ou criminels ; nous parlerons surtout des travaux et des jours de Jacques Bonhomme; un rapide chapitre esquissera un tableau de la vie culturelle, mais les habiles y parleront surtout des almanachs, des livrets de colportage et des quatrains de Pibrac. Mais la religion? Lacune de taille pour le XVIe sicle. Mais nous attachons-nous dcrire les lignes moyennes de la vie quotidienne cette poque, ou ses som-mets affectifs, qui sont videmment intenses et brefs la fois? Mieux encore, raconterons-nous ce que le XVIe sicle a de moyen, ou bien ce qui le diffrencie du sicle qui prcde et de celui qui le suit?

    L'objet de l'histoire 27

    Extension de l'histoire

    Or, plus l'horizon vnementiel s'largit nos yeux et plus il appa-rat indfini : tout ce qui a compos la vie quotidienne de tous les hommes, y compris ce que seul discernerait un virtuose du journal intime, est en droit un gibier pour l'historien; car on ne voit pas dans quelle autre rgion de l'tre que dans la vie, jour aprs jour, pourrait se rflchir l'historicit. Ce qui ne signifie pas du tout que 1 'histoire doit se faire histoire de la vie quotidienne, que l 'histoire diplomatique de Louis XIV sera remplace par la description des motions du peuple parisien lors des entres solennelles du roi, que l'histoire de la tech-nique des transports sera remplace par une phnomnologie de l'es-pace et de ses mdiateurs; non, mais cela veut dire simplement qu'un vnement n'est connu que par traces et que tout fait de toute la vie de tous les jours est trace de quelque vnement (que cet vnement soit catalogu ou dorme encore dans la fort non-vnementielle). Telle est la leon de l'historiographie depuis Voltaire ou Burckhardt. Balzac a commenc par faire concurrence l'ta.t civil, puis les histo-riens ont fait concurrence Balzac qui leur avait reproch, dans l'avant-propos de 1842 la Comdie humaine, de ngliger l'histoire des murs. Ils ont d'abord par aux lacunes les plus criantes, dcrit les aspects statistiques de l'volution dmographique et conomique. En mme temps, ils dcouvraient les mentalits et les valeurs; ils s'aper-cevaient qu'il y avait encore plus curieux faire que de donner des dtails sur la folie dans la religion grecque ou les forts au Moyen Age: faire comprendre comment les gens de l'poque voyaient la fort ou la folie, car il n'existe pas de faon en soi de les voir, chaque poque a la sienne et l'exprience professionnelle a prouv que la description de ces visions offrait au chercheur une matire riche et subtile souhait. Cela dit, nous sommes encore loin de savoir conceptualiser toutes les petites perceptions qui composent le vcu. Dans le Journal d'un bour-geois de Paris, la date de mars 1414, se lisent quelques lignes telle-ment idiosyncrasiques qu'elles peuvent passer pour l'allgorie mme de l'histoire universelle: A cette poque, les petits enfants chan-taient le soir, en allant au vin ou la moutarde:

    Votre c.n a la toux, commre, Votre c.n a la toux, la toux.

  • 28 Comment on crit ['histoire Il arriva en effet, selon le bon plaisir de Dieu, qu'un mauvais air corrompu fondt sur le monde, qui fit perdre le boire, le manger et le sommeil plus de cent mille personnes Paris; ce mal donnait une toux si forte qu'on ne chantait plus de grand-messes. Personne n'en mourait, mais on avait du mal gurir. Qui se contenterait de sourire serait perdu pour l'histoire : ces quelques lignes font un fait social total digne de Mauss. Qui a lu Pierre Goubert y reconnat l'tat dmographique normal des populations prindustrielles, o les endmies de l't taient souvent relayes par des pidmies dont on s'tonnait de ne pas mourir et qu'on acceptait avec la rsignation que nous avons devant les accidents de voiture, bien qu'on en mourt beaucoup plus; qui a lu Philippe Aris reconnatra, au vert langage de ces enfanons, l'effet d'un systme d'ducation pr-rousseauiste (or, si l'on a lu Kardiner et si l'on croit que la personnalit de base ... ). Mais pourquoi envoyer les enfants acheter prcisment du vin et de la moutarde? Sans doute les autres denres ne venaient-elles pas d'une boutique, mais venaient de la ferme ou avaient t prpares au logis (c'est le cas du pain) ou achetes le matin sur quelque place aux herbes; voil de l'conomie, voil la ville et son terroir, et les auroles de l'co-nomiste von Thnen ... Resterait tudier cette rpublique des enfants qui parat avoir ses murs, ses franchises et ses heures. Admirons au moins, en philologues, la forme non quelconque de leur chanson, avec ses deux tages de rptitions et sa raillerie la deuxime personne. Quiconque s'est intress aux solidarits, aux pseudo-parents et aux parents plaisanteries des ethnographes admirera tout ce qu'il y a dans le mot de commre ; quiconque a lu van Gennep connat bien la saveur de cette raillerie folklorique. Les lecteurs de Le Bras se senti-ront en terrain connu avec ces grand-messes qui servent d'talon pour un vnement. Renonons commenter cet air corrompu du point de vue de l'histoire de la mdecine, ces cent mille personnes dans le Paris du temps des Armagnacs du point de vue de la dmograpJ.Ue et aussi de l'histoire de la conscience dmographique, enfin ce bon plaisir de Dieu et ce sentiment d'un/atum. En tout cas, une histoire des civilisations o l'on ne retrouverait rien de toutes ces richesses mriterait-elle son titre, quand elle aurait Toynbee pour auteur?

    L'abme qui spare l'historiographie antique, avec son optique troitement politique, de notre histoire conomique et sociale est norme; mais il n'est pas plus grand que celui qui spare l'histoire d'aujourd'hui de ce qu'elle pourrait tre demain. Un bon moyen de s'en rendre compte est d'essayer d'crire un roman historiq ue, de mme que la bonne manire de mettre l'preuve une grammaire descrip-tive est de la faire fonctionner rebours dans une machine traduire.

    L'objet de l'histoire 29 Notre conceptualisation du pass est si rduite et sommaire que le roman historique le mieux document hurle le faux ds que les person-nages ouvrent la bouche ou font un geste; comment pourrait-il en tre autrement, quand nous ne savons mme pas dire o rside exactement la diffrence que nous sentons bien entre une conversation franaise, an-glaise ou amricaine, ni prvoir les savants mandres d'une conversa-tion entre paysans provenaux? Nous sentons, l'attitude de ces deux messieurs qui causent dans la rue et dont nous n'entendons pas les paroles, qu'ils ne sont ni pre et fils, ni des trangers l'un pour l'autre : sans doute beau-pre et gendre; nous devinons, voir son port, que cet autre monsieur vient de franchir un seuil qui est celui de sa propre maison, ou d'une glise, ou d'un lieu public, ou d'une demeure tran-gre. Il suffit pourtant que nous prenions un avion et dbarquions Bombay pour ne plus savoir deviner ces choses. L'historien a encore beaucoup de travail faire avant que nous puissions retourner le sa-blier du temps etles traits de demain seront peut-tre aussi diffrents des ntres que les ntres diffrent de Froissart ou du Brviaire d'Eutrope.

    L'Histoire est une ide limite

    Ce qui peut s'exprimer galement sous cette forme : l'Histoire, avec une majuscule, celle du Discours sur l'Histoire universelle, des Leons sur la philosophie de l'Histoire et d'A study in History, n'existe pas: il n'existe que des histoire de ... . Un vnement n'a de sens que dans une srie, le nombre des sries est indfini, elles ne se comman-dent pas hirarchiquement et on verra qu'elles ne convergent pas non plus vers un gomtral de toutes les perspectives. L'ide d'Histoire est une limite inaccessible ou plutt une ide transcendantale; on ne peut pas crire cette Histoire, les historiographies qui se croient totales trompent leur insu le lecteur sur la marchandise et les philosophies de l'histoire sont un nonsense qui relve de l'illusion dogmatique, ou plu-tt elles seraient un nonsense si elles n'taient le plus souvent des phi-losophies d'une histoire de ... parmi d'autres, l'histoire nationale.

    Tout va bien, aussi longtemps (u'cn se contente d'affirmer, avec saint Augustin, que la Providence dirige les empires et les nations et que la conqute romaine tait conforme au plan divin: on sait alors de quelle histoire de .. . on parle; tout se dtraque quand l'Histoire cesse d 'tre l'histoire des nations et se gonfle peu peu de tout ce que nous arrivons concevoir du pass. La Providence dirigera-t-elle

  • 30 Comment on crit l'histoire

    l'histoire des civilisations? Mais que veut dire civilisations? Dieu dirigerait-il un flatus vocis? On ne voit pas que le bicamralisme, le coitus interruptus, la mcanique des forces centrales, les contributions directes, le fait de se hausser lgrement sur la pointe des pieds quand on prononce une phrase fine ou forte (ainsi faisait M. Birotteau) et autreS vnements du XIX sicle doivent voluer selon un mme ryth-me; pourquoi le feraient-ils? Et, s'ils ne le font pas, l'impression que nous donne le continuum historique de se diviser en un certain nombre de civilisations n'est qu'une illusion d'optique et il serait peu prs aussi intressant de discuter de leur nombre que du groupement des toiles en constellations.

    Si la Providence dirige l'Histoire et que l'Histoire soit une totalit, alors le plan divin est indiscernable; comme totalit, l'Histoire nous chappe et, comme entrecroisement de sries, elle est un chaos sem-blable l'agitation d'une grande ville vue d'avion. L'historien ne se sent pas trs anxieux de savoir si l'agitation en question tend vers quelque direction, si elle a une loi, s'il y a volution. Il est trop clair, en effet, que cette loi ne serait pas la cl du tout; dcouvrir qu'un train se dirige vers Orlans ne rsume ni n'explique tout ce que peuvent faire les voyageurs l'intrieur des wagons. Si la loi de l'volution n'est pas une cl mystique, elle ne peut tre qu'un indice, qui permettrait un observateur venu de Sirius de lire l'heure au cadran de l'Histoire et de dire que tel instant historique est postrieur tel autre; que cette loi soit la rationalisation, le progrs, le passage de l'homogne l'htro-gne, le dveloppement technique ou celui des liberts, elle permet-trait de dire que le XX sicle est postrieur au IV" mais ne rsumerait pas tout ce qui a pu se passer l'intrieur de ces sicles. L'observateur venu de Sirius, sachant que la libert de la presse ou le nombre d'auto-mobiles est un indice chronologique sr, considrerait cet aspect de la ralit pour dater le spectacle de la plante Terre, mais il va sans dire que les Terriens n'en continueraient pas moins faire beaucoup d'autres choses que de conduire des autos et de maudire leur gouvernement dans leurs quotidiens. Le sens de l'volution est un problme biolo-gique, thologique, anthropologique, sociologique ou pataphysique, mais pas historique, car l'historien ne se soucie pas de sacrifier l'his-toire un seul de ses aspects, cet aspect serait-il indice; la physique et mme la thermodynamique ne se rduisent pas non plus la contem-plation de l'entropie 6.

    5. La philosophie de l'histoire est aujourd'hui un genre mort ou du moins un genre qui ne se survit plus que chez des pigones de saveur assez populaire, comme Spengler. Car c'tait un genre faux : moins d'tre une philosophie rvle, une

    L'objet de l'histoire 31 Alors, si ce vaste problme n'intresse pas l'historien, qu'est-ce qui

    l'intressera? On entend souvent poser cette question et la rponse ne peut pas tre simple: son intrt dpendr de l'tat de la docu-

    philosophie de l'histoire fera double emploi avec l'explication concrte des faits et renverra aux mcanismes et lois qui expliquent ces faits. Seuls les deux extrmes sont viables: le providentialisme de la Cit de Dieu, l'pistmologie historique; tout le reste est btard. Supposons, en effet, que nous soyons en droit d'affirmer que le mouvement gnral de l'histoire se dirige vers le rgne de Dieu (saint Augus-tin), ou qu'il est form de cycles saisonniers qui reviennent dans un ternel retour (Spengler), ou qu'il est conforme une loi - en fait , une constatation empirique - des trois tats (A. Comte); ou encore que, en considrant le jeu de la libert, on y dcouvrirait un cours rgulier, un dveloppement continu qui mne l 'humanit vivre libre sous une Constitution parfaite (Kant). De deux choses l'une: ou bien ce mouvement est la simple rsultante des forces qui mnent l'his-toire, ou bien il est caus par une mystrieuse force extrieure. Dans le premier cas la philosophie de l'histoire fait double emploi avec l'historiographie ou plutt elle n'est qu'une constatation historique grande chelle, un fait qui demande tre expliqu comme tout fait historique; dans le second cas, ou bien cette myst-rieuse force est connue par la rvlation (saint Augustin) et on tentera tant bien que mal d 'en retrouver les traces dans le dtail des vnements, moins que, plus sage-ment, on renonce deviner les voies de la Providence; ou bien (Spengler) le fait que l'histoire tourne en rond est un fait curieux et inexpliqu qu'on a dcouvert en regardant l'histoire elle-mme, mais alors, plutt que d'entrer en transe, il convient d'expliquer cette trange dcouverte, de voir quelles causes concrtes font que l'humanit tourne en rond; peut-tre ne trouvera-t-on pas ces causes: alors la dcouverte de Spengler sera un problme historique, une page d'historio-graphie inacheve.

    Revenons aux philosophies de l'histoire qui, comme Kant, constatent que dans l'ensemble le mouvem-:nt de l'humanit suit ou a tendance suivre telle ou telle voie et que cette orientation est due des causes concrtes. Certes pareille consta-tat ion n'a de signification qu'empirique: c'est comme si, une connaissance p~rtielle de la Terre et des continents, se substituait tout coup un planisphre complet o le contour des continents nous apparatrait dans leur totalit. Savoir quelle est la forme d'ensemble du continent tout entier ne nous amnerait assur-ment pas modifier la description que nous avions faite de la partie dj connue; de mme, savoir quel sera l'avenir de l'humanit ne nous amnerait nullement :\ modifier notre faon d'crire l'histoi re du pass. Et cela ne nous apportera non plus aucune rvlation philosophique. Les grandes lignes de l'histoire de l'huma-Ilit n'ont pas de valeur spcialement didactique; si l 'humanit va de plus en plus dans le sens d'un progrs technique, ce n'est peut-tre pas que telle est sa mission; cc peut tre d aussi de banals phnomnes d'imitation, de boule de neige , nu hasard d'une chane de Markov ou d'un processus pidmique. La connaissance de l'avenir de l'humanit n'a aucun intrt en elle-mme: elle renverrait l'tude des mcanismes de la causalit historique; la philosophie de J'histoire renverrait la mthodologie de l'histoire. Par exemple, la loi des trois tats de Comte renvoie la question de savoir pourquoi l 'humanit traverse trois tats. Et c'est ce qu'a fait Kant, dont la trs lucide philosophie de l'histoire se prsente comme un choix et renvoie une explication concrte. Il ne cache pas, en enet, que le projet d 'une histoire philosophique de l 'espce humaine ne consistera pas crire

  • 32 Comment on crit l'histoire

    mentation, de ses gots, d'une ide qui lui a travers l'esprit, de la commande d'un diteur, que sais-je encore? Mais, si l'on veut deman-der par l quoi doit s'intresser l'historien, alors toute rponse devient impossible: conviendra-t-on de rserver le noble nom d'histoire un incident diplomatique et de le refuser l'histoire des jeux et sports? Il est impossible de fixer une chelle d'importance qui ne soit subjec-tive. Finissons sur une page de Popper qui dit fortement les choses 6 : La seule manire de rsoudre la difficult est, je crois, d'introduire consciemment un point de vue prconu de slection. L'historicisme prend tort les interprtations pour des thories. Il est possible, par exemple, d'interprter l' histoire comme une histoire de la lutte des Classes, ou de la lutte des races pour la suprmatie, ou comme l'his-toire du progrs scientifique et industriel. Tous ces points de vue sont plus ou moins intressants et, en tant que points de vue, parfaitement irrprochables. Mais les historicistes ne les prsentent pas comme tels; ils ne voient pas qu'il y a ncessairement une pluralit d'interprta-tions fondamentalement quivalentes (mme si certaines d'entre elles peuvent se distinguer par leur fcondit, point assez important). Au lieu de cela, ils les prsentent comme des doctrines ou des thories affirmant que toute histoire est l'histoire de la lutte des classes, etc. Les historiens classiques, qui s'opposent juste titre ce procd, s'expo-sent d'un autre ct tomber dans une plus grande erreur encore; visant l'objectivit, ils se sentent contraints d'viter tout point de vue slectif, mais, puisque c'est impossible, ils adoptent des points de vue sans se rendre habituellement compte qu'ils le font.

    Il arrive tout instant des vnements de toute espce et notre monde est celui du devenir; il est vain de croire que certains de ces vnements seraient d'une nature particulire, seraient historiques et constitueraient l'Histoire . Or la question initiale que posait l'histo-risme tait celle-ci: qu'est-ce qui distingue un vnement historique d'un autre qui ne l'est pas? Comme il est apparu rapidement que ct:tte distinction n'tait pas facile faire, qu'on ne pouvait s'en tenir la conscience nave ou nationale pour faire le partage, mais qu'on n'arri-

    philosophiquement toute l'histoire, mais crire la ~artie de ~tte histoire qui entre dans la perspective choisie, celle des progrs de la lIbert. Et 11 a som de chercher quelles raisons concrtes font que l 'humanit se dirige vers cette fin : c'est, paI exemple, que, mme quand il y a des retours momen.tans de barbane, du moms, pratiquement un germe de lumire est transillis aux gnratIOns futures, et que l'homme'est fait de telle sorte qu'il est un bon terrain pour le dveloppement de ces germes. Et cet avenir de l ' humanit, s'il est possible et probable, n'est nulle-ment certain; Kant entend crire son Histoire philosophique pour uvrer en fa-veur de cet avenir, pour en rendre la venue plus probable.

    6. K. Popper, Misre de l'historicisme, trad. Rousseau, Plon, 1956, p. 148-150.

    L'objet de l'histoire 33 vait pas faire mieux qu'elle et que l'objet du dbat fuyait dans les doi.gts, l'hi~tor!sme en a conclu que l'Histoire tait subjective, qu'elle lalt la proJect.!on de nos valeurs et la rponse aux questions que nous voulons bien lui poser.

    O.r il suffit. d'admettre 9ue tout est historique pour que cette probl-matIque deVIenne la fOIS vidente et inoffensive; oui l'histoire n'est que rponse nos interrogations, parce qu'on ne peut matriellement pas poser toutes !es qu.esti~ns, dcrire tout le devenir, et parce que le progrs du questIOnnaIre historique se place dans le temps et est aussi lent. q~e le progrs de n'importe quelle science; oui, l'histoire est s ubJ~chve, car on ne peut nier que le choix d'un sujet de livre d'histoire s l hbre.