Paul Veyne L ’interprétation et l’interprète À propos des choses de la religion

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Enquête (1996) Interpréter, Surinterpréter ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Paul Veyne L’interprétation et l’interprète À propos des choses de la religion ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Paul Veyne, « L’interprétation et l’interprète », Enquête [En ligne], 3 | 1996, mis en ligne le 11 juillet 2013, consulté le 03 juin 2015. URL : http://enquete.revues.org/623 ; DOI : 10.4000/enquete.623 Éditeur : EHESS/Parenthèses http://enquete.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://enquete.revues.org/623 Document généré automatiquement le 03 juin 2015.

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La surinterprétation consiste à croire que le maximum de vérité coïncide avec le maximum d’exotisme ou d’intensité. À partir d’exemples historiques (le so-called symbolisme funéraire romain, la so-called Villa des mystères à Pompéi, la véritable personnalité de Jésus, l’esquisse d’une sociologie de la religion, une citation de Jack Goody sur la fausse notion de « mythe »), on essaie de montrer qu’il n’existe pas d’essences, telles que la religion ou le beau, mais des « mixtes », ni d’immédiateté, de dualisme ou d’habitus, mais une épigenèse, si bien que tout est banalité et quotidianité.

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  • Enqute3 (1996)Interprter, Surinterprter

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    Paul Veyne

    Linterprtation et linterprte propos des choses de la religion................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniquePaul Veyne, Linterprtation et linterprte, Enqute [En ligne], 3|1996, mis en ligne le 11 juillet 2013, consultle 03 juin 2015. URL: http://enquete.revues.org/623; DOI: 10.4000/enquete.623

    diteur : EHESS/Parenthseshttp://enquete.revues.orghttp://www.revues.org

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    Paul Veyne

    Linterprtation et linterprte propos des choses de la religion

    Pagination de ldition papier : p. 241-272

    1 Surinterprtation : le mot est vague, mais utile, car il est polmique et heuristique.Surinterprter nest pas seulement interprter de travers, mais le faire en exagrant. Il faut doncadmettre quen sociologie, en ethnologie, en histoire, il existe une possibilit dexagrer, quece soit en cdant un monolithisme monodiste ou que ce soit en chosifiant toutes choses eten oubliant ainsi que la pense nest pas un caillou. Le mot de surinterprtation est gros dunmalaise et dun conflit potentiel entre tendances ou coles: tout chercheur nprouve pas lebesoin de stigmatiser la surinterprtation. Et si lon demande au chercheur prudent ce quilentend stigmatiser par l, il rpondra sans doute: Je ne le sais pas encore bien, mais je sensen moi un vif mcontentement, que ce mot-drapeau maidera peut-tre tirer au clair.

    Le symbolisme funraire romain2 Le mot de surinterprtation est venu la bouche de quelques jeunes archologues,

    lcole de Rome, vers 1956, loccasion dune gurilla de deux ans sur le symbolisme supposdes scnes mythologiques qui dcorent les sarcophages grco-romains et qui illustreraientallgoriquement des doctrines relatives lau-del. Chaque camp resta sur ses positions, lunaccusant lautre de manquer de sensibilit religieuse et lautre blmant les surinterprtationsdu premier comme autant de ccits interprtatives.

    3 Les dcors sculpts qui ornent les sarcophages romains reprsentent les lgendesmythologiques les plus diverses, pas toujours difiantes ni majoritairement tragiques (lesreprsentations de lau-del et des Enfers demeurent lexception). Quelques-unes sontsusceptibles dune interprtation allgorique sur la destine de lme, condition quon ailleleur dnicher un sens chez les penseurs noplatoniciens, ces maniaques de lallgorisme.Ds lors il est trop facile de trouver nimporte quoi un sens allgorique : les lgendesprtendument symboliques ne le sont pas plus que les autres; elles nont de rle que dcoratif,ou plutt consolateur et esthtisant. Aux oreilles de ceux qui surinterprtent, ce mot dedcoratif est pjoratif: ils semblent postuler que, plus une interprtation est intense, pluselle a de chance dtre la bonne; le dcoratif serait trop mou pour mener aux motions vraies.Il y a l un postulat de sensibilit chrtienne: la mort est la grande affaire et ne doit pastre occulte . Mais les paens, eux, souhaitaient plutt se consoler en lesthtisant : ilsdcoraient leurs tombeaux de belles scnes mythologiques. Mme lorsquelles font desconcessions au tragique: la lgende dAdonis, beau chasseur aim de Vnus et tu la chasse,a un caractre affligeant qui convient un tombeau; mais limage de la belle Vnus convientencore plus, car elle fait oublier la mort; le caractre mythique de la lgende est lui-mmeune parade au principe de ralit. Oublions donc toute interprtation symbolique (telle quedallguer quAdonis est un dieu qui renat chaque anne au printemps et que sa personne estlallgorie de quelque rsurrection) et ne tlescopons pas la fonction dune image (dcorer untombeau) et sa signification, qui nest pas ncessairement funbre: les paens nintensifiaientpas chrtiennement la mort, bien au contraire.

    4 Mme si, par aventure, certains dcors mythiques avaient rellement eu une significationallgorique, il faudrait tablir que celle-ci rpondait aux intentions du propritaire du tombeauet que ce dernier ne sest pas born accepter ce que le marbrier lui proposait; il faudrait savoirsi ce marbrier, son tour, tait un virtuose de lallgorie et de la haute spiritualit, ou sil nesest pas content de tirer de son album un poncif qui circulait datelier en atelier; il faudraitsavoir enfin si lauteur premier de la scne allgorique y a investi toute sa foi et sa pit, ousil na fait preuve que dingniosit symboliser et dun got personnel pour lsotrisme

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    brillant. Ce nest pas tout: lacheteur lui-mme croyait-il avec toute la force de son motivitau sens allgorique quavait la scne? Ou bien a-t-il voulu se draper dans une noble postureen dcorant son tombeau dune image sublime? Ou encore, croyait-il un peu linterprtationallgorique, comme on croit une doctrine leve, mais thorique et dont seuls se soucientles sages, les penseurs? Ne ressemble-t-il pas ce personnage dune comdie grecque quirapporte une doctrine sotrique en des termes pleins de modestie et dindiffrence: On ditque les doctes enseignent que. Car il faudrait tudier aussi le champ des croyanceset comment il sarticule lattitude des simples envers les doctes, en une poque de libreentreprise spirituelle et dabsence dautorits en la matire.

    5 Ce ne sont pas l arguties: le tableau de la civilisation grco-romaine en dpend; tait-ellehante par des angoisses et des doctrines sublimes, ou bien avait-elle une religiosit lgreet jetait-elle un regard plus curieux que fascin sur les doctrines des sectes? On intensifiela ralit historique lorsquon lude demble les mdiations et les pluralits: le crateur, lecopiste et lacheteur sont supposs partager les mmes croyances, qui ne se distingueraient pasde la signification littrale de limage, de son commentaire ou de sa lgende; cette significationse rduira ce qui saute aux yeux du commentateur, sa rception une relation cognitive, un rle purement informatif; on oubliera quune image peut aussi servir divertir, jeter unrideau de fume, embellir, masquer: exprimer plus souvent qu communiquer,comme la fait voir Ernst Gombrich1; elle est quasi assertorique au sens qua prcis Jean-Claude Passeron2.

    6 Quelquefois le dbat sur le symbolisme se durcit en un faux problme : Dans le travailhistorique, faut-il privilgier les penses majoritaires et la mdiocrit de masse? Ne peut-onadmettre que les ides les plus leves sont par l, au fond, les plus vraies? Les croyances demasse ne sont-elles pas lmanation et la dgradation des ides dlite? Sur ce platonismesans le nom, on peut lire avec intrt la conclusion hsitante du livre clbre dEdgar Windsur Les mystres paens de la Renaissance. Le platonisme spontan est le fondement de biendes surinterprtations.

    La prtendue villa des mystres7 Nous esprons montrer ailleurs que la plus fameuse des peintures grco-romaines, la fresque

    de la Villa des Mystres Pompi, connue de tous les touristes, ne reprsente justement pasles Mystres (cest--dire linitiation) du culte de Bacchus, mais simplement les pisodescaractristiques de la vie dune matrone, commencer par la crmonie du mariage (commesur une autre fresque, celle des Noces Aldobrandines au Vatican). Cest ainsi quon a prispour un mystrieux rituel initiatique ce qui est la prparation du traditionnel bain prnuptial,quon retrouve sur la fresque du Vatican. Lui succde une initiation, mais la vie conjugale, savoir la nuit de noces et la dfloration, discrtement voque par limage du dvoilementdun phallus cach dans une corbeille; sa vue, la jeune marie, traumatise et en larmes, serfugie demi-nue dans les jupes de sa nurse; cependant quune dmone aile, arme dunfouet, interdit aux regards indiscrets la vue des secrets de la nuit de noces. Les deux autresscnes montrent la nouvelle matrone dans les rles sociaux dpouse prospre (elle se pare debijoux devant un miroir que lui tendent de petits Amours) et de mre heureuse dune noblefamille: son fils apprend lire et sera bien lev (pepaideumenos), aux deux sens du mot:lettr et distingu. Sur des centaines de tombeaux, la richesse et la culture librale sontles deux signes de lappartenance la classe leve3 (les manires comptaient moins quelducation lettre). Tels sont les trois pisodes de la vie dune matrone. Mais les dieux sontprsents au milieu de ces scnes humaines: Bacchus, dans les bras de sa matresse Ariane, semle aux participants de la crmonie nuptiale. Car il est le dieu du mariage, du moins danslimagination aimable des artistes, sinon dans les ralits de son culte; un demi-millnaire plustt, dj, sur les vases grecs, il venait prendre part la crmonie, pour montrer que lamourconjugal est bien de lamour et que le mariage est chose plaisante.

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    La fresque de la Villa des Mystres Pompi.LINTERPRTATION CONSACRE

    Source: W.Burkert, Ancient Mystery Cults, Cambridge, Harvard University Press, 1987.

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    La fresque de la Villa des Mystres Pompi.LA VIE DUNE MATRONE

    A: Au centre de la fresque, Bacchus et son cortge* se mlent au droulement du mariage humain, comme sur lesvases grecs.B: Prparation du bain prnuptial par la matrone et ses servantes, comme sur la fresque des Noces Aldobrandines.C: Allgorie de la nuit de noces comme dvoilement rituel du phallus bachique (la jeune pouse est initie la vieconjugale). Dik, dmone vengeresse**, interdit les secrets de cette nuit aux regards indiscrets.D: La jeune marie, ayant souffert le premier assaut et outre contre lpoux (Martial, IV, 22), se rfugie demi-nue dans les jupes de sa nurse. Une danseuse nue et une cantatrice participent aux noces, comme dans les NocesAldobrandines.E : Devenue riche matrone, la marie se pare de bijoux, servie par des Amours, puis, dans son fauteuil, rgnepaisiblement sur le gynce.F: Devenue mre denfants de bonne famille, la marie jette un regard heureux sur lducation librale de son fils (ennudit phbique) auquel la nurse fait lire les Classiques.* Avec le masque effrayant quon vient dter de son visage, Silne, au centre, sest innocemment amus faire peur la mnade quon voit, gauche, carter les bras de frayeur. Ctait l un jeu denfants dont on suit les images sur sixsicles (dont un chous indit du muse dEleusis). Lunion sexuelle est non moins momentanment effrayante Cetteimage banale, qui entre en srie, a nanmoins prt des interprtations fantasmagoriques.** On a en vain cherch cette femme aile dans le personnel des Mystres. Il suffisait de la chercher ailleurs: dansle personnel mythologique; les urnes trusques de style pergamnien aux deux derniers sicles avant notre rereprsentent avec son fouet cette dmone chasseresse aile (une Vanth en costume de Dik) dans des mythes grecs,Perse et Andromde, Etocle et Polynice, Pris et Diphobe Voir T.Dohrn, Pergamenisches in Etrurien, in RmischeMitteilungen, LXVIII, 1961, p.14; F.-H.Pairault, Recherches sur quelques sries durnes de Volterra reprsentationsmythologiques, Rome, cole franaise de Rome, 1972, p.169 (Oinomaos et Hippodamie); O.J.Brendel, Etruscan Art,Harmondsworth, Penguin, 1978, p.380 (chtiment des Niobides); H.von Brunn, I rilievi delle urne etrusche, Rome,1965, 3 vols, passim. La chasseresse aile figure aussi dans des scnes doutre-tombe (mais non de Mystres) sur desvases apuliens (Marina Pensa, 1977) o son nom est inscrit: cest Dik.

    8 Linterprtation consacre de cette fresque dont les trois ou quatre composantes entrentpourtant chacune en srie avec dautres documents, dans une interprtation moinsgrandiose sest obsde sur la scne dexhibition du phallus pour y voir un pisodedinitiation bachique4. Et pourtant, les rares images authentiques de cette initiation restentdiscrtes et ne dvoilent pas le mystre sacr: au lieu de lexhibition mme, elles montrentun rite prparatoire et dune religiosit plus intrieure et moins crue. On na pas remarquque toutes les reprsentations dexhibition (mosaque de Djemila, plaques Campana, auteldEupor Aquile), loin dtre pieuses, sont des images plaisantes ou polissonnes ou du moinsallchantes ; par exemple, devant le phallus exhib, une jolie fille demi-nue se voile levisage dhorreur, cependant quun satyre, dont la nudit laisse voir une vigoureuse excitation,dplore du geste tant deffarouchement.

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    9 Mais il fallait que Mystres il y et. Restait interprter les autres scnes en consquence.Une matrone se parait-elle de bijoux devant son miroir? Elle sapprtait richement assisteraux Mystres; un petit colier dchiffrait-il son livre sous les yeux de sa mre et de sa nurse?Ctait un nophyte qui donnait lecture du rituel dinitiation. Nul ne stonnait quaucun deces personnages ne portt de couronne, ce qui tait obligatoire pour la moindre crmonie etmme un simple banquet.

    10 Cette surinterprtation initiale tait motive surtout par la prsence de Bacchus lors descrmonies nuptiales, comme sur les peintures de vases; on a cru que la fresque de Pompitait rituelle ou du moins religieuse, puisquun dieu tait l. Il nen est rien. Bacchus est avecMercure le plus humain des dieux, car il donne des plaisirs et jamais dordres; il enseigne parsa prsence tenir pour sainte et dlicieuse la vie conjugale. La fresque, ou plutt loriginalgrec dont elle est la reproduction, tait destine orner la chambre conjugale dun gynce(la coutume tait de dcorer de peintures appropries la chambre des nouveaux poux, commele montre un vers du pote grec Thocrite). La dfloration, cette initiation traumatisante ouallchante au statut de riche matrone et de mre denfants de bonne famille, est le fait de cedieu idyllique (le phallus tait le symbole de Bacchus). La fresque nest ni cultuelle ni mmeproprement religieuse: les croyances bachiques sont ici le prtexte un jeu artistique sur desralits trs quotidiennes et socialement conformistes.

    11 Les paens, fort pudibonds dans leur conduite relle, rvaient dun plaisir facile traverscertains de leurs dieux ; en outre, tant peu thologiens, ils ne distinguaient pas toujoursentre leurs croyances et les fictions. Devant tant de candeur, nallons pas non plus faire desphrases sur quelque intimit primitive du sexuel et du sacr. De tout temps, la peinture (ou latapisserie), lorsquelle nest pas religieuse ou quelle ne clbre pas les exploits des grands etdes moins grands, met sous les yeux des spectateurs des mondes souhait. La particularit dupaganisme est davoir rattach certains de ces mondes certains dieux et des objets religieux(sans oublier lhumour sur le sacr, chez Homre dj). Et ce rattachement ne passait pas pourblasphmatoire.Noces Aldobrandines

    1. La mre de la marie prpare avec ses esclaves le bain prnuptial.2. Vnus demi-nue prpare des parfums pour la marie.3. La Persuasion demi-nue rconforte la marie encore voile.4. Au pied du lit nuptial, Bacchus, dieu des plaisirs et licences, dans le rle du jeune poux, attend, demi-nu et dansune posture sans-gne, que la marie soit sa disposition.5. Lendemain de noces: la jeune matrone entretient le feu sacr de la maisonne (daprs B.Andreae).6. Une cantatrice et une musicienne rehausseront la rception du lendemain des noces.

    La quotidianit12 Tel est mon premier souvenir de militant anti-surinterprtation. Le deuxime est de mtre

    dcouvert en 1963 de grands frres darmes dans le numro211 des Temps modernes (revuealors prestigieuse) o Bourdieu et Passeron reintaient les sociologues des mythologies et lesmythologies des sociologues, savoir les prophtes de catastrophe qui dnoncent notre entreen un monde aussi nouveau que funeste, celui de la massification, de la fascination par les massmedia et la tlvision, de lalination par les objets de consommation et de la perte de notresocit devant laquelle souvre le gouffre du nihilisme5. Ils militrent en vain: depuis trenteans, le flot de dclamations na fait que grossir gauche comme droite, o se multiplient lesjeunes gens graves quinquite le sicle.

    13 On calomnie son temps par ignorance de lhistoire, disait Flaubert. Cette pseudo-sociologiecorrespond assez exactement ce que fut la satire romaine, Juvnal dnonant la dcadence,

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    le pain et le Cirque; elle a lavantage de nous faire comprendre que ce rhteur ait pu passionneret inquiter ses contemporains. Il avait de la verve, il est vrai. On a la demi-surprise de dcelerune trace de ce misonisme emphatique et litiste chez Tocqueville, notre Sage, sans doute,mais aussi tendancieux quun autre. Sa page le plus souvent cite affirme que la socitdmocratique venir sera faite dhommes tous semblables et gaux qui, sous les yeux glacsdun Pouvoir cynique et bnin, tourneront sans repos sur eux-mmes pour se procurer depetits et vulgaires plaisirs . Le hobereau normand oppose cette quotidianit un AncienRgime introuvable, o lestablishment des nobles reprsentait la libert collective contrelgalitarisme et se souciait des grands intrts du royaume. La vrit est que les nobles sesouciaient plus souvent de bons vins, de chasse et de filles de ferme et que, depuis toujours,la majorit des hommes se sont soucis de petits intrts vulgaires, si bien que lhumanit asurvcu.

    14 En somme la surinterprtation consiste mconnatre ce quon pourrait appeler la quotidianit,qui empche ou aurait d empcher de croire un Ancien Rgime introuvable, et non moins auparadis sovitique et son Homme Nouveau, ou linterprtation anarchiste du maosme. Lamme inflation bovaryste faisait croire lhrone de Flaubert quil existait des pays et des leso le bonheur croissait avec la force et le naturel des arbres et la densit dun en-soi sartrien.Bourreau de lui-mme, Flaubert a pass sa vie flageller son cur incurablement romanesque;en crivant Madame Bovary, il avait voulu, disait-il, peindre une certaine nuance du gris.Dans Salammb, il a invent une Carthage dix fois plus exotique quelle ne pouvait ltre,mais en prsentant comme self-evident cet exotisme, qui en devient le comble du quotidien.Car on sennuyait srement autant Carthage qu Rouen, Croisset et, jimagine, chez lesNambikwara.

    15 cette tape de notre voyage, la surinterprtation consiste fabriquer de fausses intensits,que ce soit pour exalter lavenir radieux, pour accabler la prsente dcadence ou simplementpar espoir du merveilleux ou dun catastrophisme satirique qui fait mouche tout coup. Onles fabrique en intensifiant le sens allgu, au moyen dun tlescopage des instances. On lesfabrique aussi en simaginant que lintensit est le rgime de croisire de la quotidianit; quecelle-ci sabolit dans lclat de lexotisme: procd littrairement louable chez Victor Segalen,car il en nat de la posie6. Ou encore, sous le nom de conscience collective, on tend tousles agents et toute la dure des moments dintensit ou la virtuosit de quelques mes dlite.

    16 Exemple de ce second type de surinterprtation, la description de lhomme que fait Sein undZeit, ou plutt celle du Dasein: de lhomme limit ce qui est en lui rapport ltre (donc cethomme heideggerien, rduit une fiction difiante, ne travaille pas, ne se reproduit pas, ne secoupe pas les ongles, etc.). Or Ren Char (qui ntait pas heideggerien) me disait amrementun jour quun pote, cela nexistait pas, ce ntait quune abstraction momentane. Javaismaladroitement prononc les mots de condition potique; lintress me rtorqua: 1) quunindividu ntait pote que par intermittence et en revtant un rle qui lui tait extrieur; 2)que seul existait substantiellement le pome, mais que celui-ci, peine achev, chappait son auteur; on songe la rification, lobjectivation selon Hegel et Marx: luvre chappe son producteur; si bien que lide desprit objectif nest pas loin.

    17 Tel est le rapport que nous avons avec les valeurs: lhomme nest pas un Berger de ltre. Aufil des jours, nous vivons dans lindiffrence, la tristesse ou le ronronnement (lentrain,disait Char) dun bien-tre quasi physiologique. Cet entrain ou cet ennui ne sont dissipsque par des heures ou des minutes dabsorption qui sont la seule espce non utopique debonheur, lorsquun travail est intressant, par exemple. Sous le nom de culture, les socitsont invent une foule de machineries qui leur procurent des absorptions momentanes; lesactivits momentanes absorbantes vont, de la Sonate Hammerklavier ou de LArt de la Fugue,au football, la prire, la recherche scientifique, la drogue ou ces productions savantesque sont la passion amoureuse ou lart de la conversation.

    18 Comme dit, je crois, Georg Simmel, si la culture ou la religion taient pleinement vcues,les hommes seraient des tres achevs, voire divins; Albert Piette, qui le cite7, allgue cepropos le Pour-soi selon Ltre et le Nant: lhomme nexiste jamais que comme un ailleurspar rapport lui-mme. Mme le dsespoir na pas dintensit plus grande que lordinaire des

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    jours. Lorsque le drame survient, notre premire raction est de nous dire: Sans doute nai-jepas encore ralis, car nous sommes tonns que lespace, le temps et le moi aient continuidentiquement et nous enchanent, que nous ne soyons pas transports dans une tragdieshakespearienne ou dans un Enfer. Le monde est aussi rel quavant, aussi indubitable; nousne sommes pas devenus fous.

    La banalit et lanachronisme contrl19 Nous parlions de Salammb, de Segalen et de lexotisme, de cette sensibilit surinterprtatrice

    qui smerveille de voir combien les Persans sont Persans. Lexotisme nest pas une thorie,mais un tat de sensibilit ou un procd dcriture ethnocentrique par lequel on veut croire quecertains peuples trangers (ou anciens) chappent la banalit. Alors quen ralit personnene stonne de soi-mme et que chacun se trouve normal. Un badigeon duniverselle banalitrecouvre les sicles et les continents, aux yeux des contemporains et des indignes, mais non nos yeux de dcouvreurs tonns ou pouvants.

    20 Si jnonce pesamment cette vrit premire, cest pour signaler lexistence dun procddcriture historique, lanachronisme contrl (comme on parle de drapage contrl);il est pratiqu par les plus grands, Ernest Renan ou Peter Brown, de moins grands osantrarement sy risquer, car le procd, qui plat aux lecteurs, effarouche la pudibonderie desprofessionnels. Il consiste crire parfois, en des occasions dtermines : La cellulemanichenne dont saint Augustin devint compagnon de route, la manire dun groupe amicaldtudiants de llite oxfordienne devenus secrtement communistes vers 1930; Aprslinterdiction des cultes paens, laristocratie traditionaliste continua donner du pain et ducirque, pour dmontrer la persistance du mode de vie paen, comme on a pu voir en 1945les grandes familles continuer se montrer dans leurs loges lOpra dans les capitalesde lEurope centrale, pour prouver quen dpit des apparences tout tait demeur commeavant8. Il faudrait tre bien lourd pour stigmatiser ici un raisonnement par analogie;lanachronisme contrl sert simplement suggrer que les confidents de saint Augustinvirent ses sympathies pour les manichens du mme il tonn, rprobateur et rsign queles confidents de Philby ou dAnthony Blunt parmi les esprits avancs dOxford, et aussi quetout cela nest que tempte dans le verre deau de scholars en serre close et chaude. Que toutcela est aussi banal.

    21 Dans lcriture historique, lexotisme ne fait quembaumer les morts; cest la banalisation quiles ressuscite, en rendant au pass son authenticit de grisaille. Lanachronisme contrl estun moyen de banaliser: telle attitude, tel trait de murs ne saurait surprendre, puisque nousavons vu, de nos jours, quelque chose de vaguement analogue se produire et quil nous a bienfallu en admettre la possibilit. Le procd consiste donc mettre une touche de gris dansun recoin du tableau historique o des couleurs faussement vives et criardes suggreraient auspectateur une impression dexotisme. Il ne peut tre employ quen des occasions rares etprcises, pas plus quen une phrase ou deux et, si possible, en subordonne, protase ou incise,sous peine de brouiller tout le tableau.

    22 Lautre procd de banalisation, le grand, le permanent, est consubstantiel lcriturehistorique: dcrire les attitudes et actions du pass en dtaillant et dcomposant les gestesdes agents, de manire les faire pouser au lecteur qui, revtant ainsi le rle, trouve bienttcelui-ci tout naturel, bien qutranger. Car nous ne savons rien de lhomme, nous ignorons dequel rle il est ou ne saurait tre capable9. Si un historien nous affirme quun rle a t joudans un sicle pass et nous le fait pouser, nous le croyons sur parole, dans notre ignorancedu possible. Nous trouvons plausible tout rle quil sait nous faire mimer du dedans. Le fonddes rcits historiques est donc peupl de rles dtaills. Mais il arrive que le narrateur doiveincidemment voquer une institution ou un trait de murs quil ne saurait longuement dtailler cet endroit de son tableau; cest l que, pour faire vite, il mettra une touche danachronismecontrl. Et, conclusion rvlatrice, le lecteur trouve gnralement que cette touche grise faitvivant.

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    En lisant Jack Goody23 Il arrive parfois quun historien ait un coup de chance pluridisciplinaire, comme on disait il y

    a un quart de sicle: le hasard dun service de presse lui fait ainsi connatre les Entretiens avecPierre Emmanuel Dauzat, que J.Goody a publi aux Belles Lettres en 1996, sous le titre deLHomme, lcriture et la mort. Je voudrais partager mon coup de chance avec mes collgueshistoriens. Trois points semblent dignes de les intresser; ce sont trois protestations contredes surinterprtations, trois entreprises de dflation.

    24 1) Depuis deux sicles, il est entendu que le mythe est la forme archaque de la pense: lemythos soppose au moderne logos ; les mythes contiennent une explication archaque dumonde et rpondent au besoin, universel selon certains, de savoir ce que nous sommes, donous venons, o nous allons et ce quil nous est permis desprer. Le mythe est donc un aussigrand objet que la raison pour la spculation philosophique des modernes, jusqu Lvi-Strausscompris.

    25 Toutefois quelques antiquisants ne pouvaient sempcher de penser que, dans sa prolifrationnative, le mythe ntait pas cela, mme sil le devient dans lusage rationalisateur desintellectuels, dont Platon; que les rcits mythiques ntaient rien de plus quune littratureorale, destine aux enfants et ce quil reste denfantin chez ladulte, et que leur significationmtaphysique et religieuse tait quasi nulle. De mme, ajoutaient certains dentre eux, lesrcits de vie des martyrs, crits durant le haut Moyen ge pour distraire moines et lacs, ettoute la Lgende dore, navaient rien dun texte liturgique ni mme dun rcit pieux: ctaitlquivalent de la littrature populaire de divertissement. La mythologie nest rien de plus quecela: une littrature orale de divertissement laquelle nul ne prtait foi (la foi qui transporteles montagnes) et qui ntait ni une mtaphysique, ni une thologie. Les Grecs nont cru leurs mythes qu demi.

    26 Or voici ce quon lit chez Jack Goody: les mythes et lgendes sont surtout des rcits racontspar des adultes des enfants et qui, en un sens, ne sont faits que pour satisfaire leur curiosit.Comme si on faisait de lhistoire du Chaperon Rouge un lment de la mythologie des Franaiset des Anglais! Je ne pense pas que les adultes prennent ces rcits au srieux, ni quils aientune explication des origines plus gnrale ou plus satisfaisante que celles de nos socits. Enaucun cas ces histoires pour enfants ne font partie de la pense primitive.

    27 Un antiquisant ne peut quapplaudir ; il se souvient que, ds Homre, les potes inventent plaisir, pour amuser leurs auditeurs, les amours dArs et dAphrodite ou celles de Zeus(Odysse, VIII; Iliade, XIV). Les nourrices, dit Philostrate dans ses Images, racontent auxenfants le beau mythe dAriane, de Thse et de Bacchus, car elles savent mille contes de cegenre. Les mythes, dont la pit navait que faire, taient laffaire de la posie, de lart et desvieilles nourrices; ctaient des contes de bonne femme, des aniles fabulae. Comme lcritGoody10, la croyance ne va jamais sans un certain scepticisme.

    28 Si bien, continue Goody, que, lorsquun ethnologue reconstruit la mythologie dune socit,cela consiste crer un ordre l o, vraisemblablement, il ny en avait pas. Cette mythologiese rduit un comportement particulier, propre quelques spcialistes, aux thologiensdu groupe. On a voulu voir tort, dans le mythe, une espce de charte de la socit et lonsest efforc de rechercher les liens entre le mythe et la structure sociale. De mme, chaquemythe devrait correspondre un rite et rciproquement. Pour ma part, je ne vois pas commenton pourrait dire quel tait le mythe des Franais ou des Anglais telle ou telle poque.

    29 2) Le deuxime point concerne des surinterprtations qui pullulent propos de la rationalisation conomique ; de la superstition que Max Weber ou certains historiensont attache certaines pratiques, la comptabilit en partie double , la lettre dechange ou la sparation de la caisse familiale et de celle de lentreprise. Goody, qui a vcucela dans sa vie aventureuse, crit : Le rle de la comptabilit en partie double dans ledveloppement du capitalisme? Je minterroge sur la ralit de cette contribution. Weberparlait de forme de comptabilit rationalise. Comme si les autres formes de comptabilitntaient pas rationnelles! Lexprience ma appris que la comptabilit partie unique taitune mthode parfaitement rationnelle et adapte la gestion dassez grandes entreprises11.

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    30 3) Enfin deux lignes peuvent plonger un historien des religions dans un abme de rflexions:Le symbolisme des rites est-il dans lesprit de lagent, ou sagit-il dune chose que nouslisons de lextrieur12?. Le rite du couronnement des rois Reims rvle-t-il ce que le peupleou les barons pensaient du roi, ou bien nest-il quune spculation dabbs et chanoines, ravisde concocter un symbolisme savant et flatteur, dont nul ne se souciait ni ne comprenait lesens? Il mest arriv de suivre des offices chrtiens et je voyais bien que la plupart des fidlesne comprenaient rien au rituel ni ne sen souciaient. Nempche quils avaient le mrite, auxyeux de Dieu, de venir la messe: et tout est l.

    31 Nayant jamais beaucoup cru Lvy-Bruhl ni Lvi-Strauss, je me permettais de penser quela pense sauvage ntait pas diffrente, cet gard, de la pense rationnelle. Aussi deuxanecdotes mont-elles enchant. La premire, dont je ne sais plus quel est lauteur, est lhistoiredun ethnographe qui vivait dans une tribu persuade, disait-on, que le monde scroulerait siles prtres cessaient de secouer certaine calebasse sacre. Il eut permission de voir ces prtresde ses yeux et sattendait voir des tres angoisss, accrochs leur calebasse comme audtonateur dune bombe nuclaire; il aperut des ecclsiastiques ennuys qui excutaient untravail de routine.

    32 Et pour cause: ces prtres savaient au fond que le monde nexploserait pas: ils le croyaientseulement. Cette croyance, qui navait pas de liens avec les autres croyances empiriques, taitune thorie, voil tout. Les Primitifs ne sont pas des nafs, ils recourent la magie faute demieux; comme disait Bergson, religion et magie ne servent qu combler lintervalle et,peut-on ajouter, rassurer un peu. Cest une raction contre le dcouragement13. Dansles circonstances assures, les Primitifs font comme les animaux et comme nous: ils se fientaux lois de lexprience naturelle et la pense sauvage nest pas la leur. De mme, il estentendu que les Huichol assimilent structurellement le bl au cerf, la plante hikuli et auxplumes; ils le croient, nen doutons pas, mais ils ne font pas jusqu cuire de la bouillie de blen croyant faire du ragot de cerf: ainsi sexprime Olivier Leroy14 dans La Raison primitive(vieux livre richissime en anecdotes bien commentes). Bref, on croit tomber sur des ralitsclaires et nettes, pense sauvage, mentalit prlogique, structures. Erreur: ce ne sont partoutque transparences louches. Ma seconde anecdote se lit chez Gregory Bateson15 ; je cite enentier:

    Il arrive que lon ignore presque totalement la signification rituelle descrmonies et que laccent soit exclusivement mis sur leur fonction comme moyende clbrer lachvement dun travail et de mettre en relief la grandeur des anctresclaniques. Ainsi, un jour que lon clbrait une crmonie relative la prospritet la fertilit, lors de la pose dun nouveau plancher dans la maison crmonielle,la majorit des informateurs me dit quon clbrait la crmonie cause dunouveau plancher ; rares taient les hommes qui avaient pleine conscience dela signification rituelle de la crmonie ou y portaient un intrt ; et ceux-lmmes sintressaient, non pas aux effets magiques de la crmonie, mais plutt ses origines totmiques sotriques. Ce qui est une question de la plus hauteimportance pour des clans dont lorgueil repose largement sur des dtails quiconcernent leurs anctres totmiques.

    33 Seulement, cette minimisation du sens des rites et de leur symbolisme nest que la moiti dela vrit. Car enfin, les gens vont la messe tant que le rite rencontre leur docilit, voire leurconformisme, sinon leur conviction. Le rite simpose, non par la signification quil symbolise,mais aussi longtemps que, par chance pour la religion, il y a docilit. Une analogie faitcomprendre cela. Au temps du Rideau de Fer, les rues des dmocraties populaires taientgarnies de haut-parleurs qui mettaient les messages du Parti. Personne ne se souciait dela signification des discours, en langue de bois. Mais, dfaut dexpression, signification,comprhension et persuasion, il y avait docilit: ces discours prouvaient par leur omniprsencequil existait un pouvoir puissant qui passait par-dessus les ttes, qui avait le droit de parler etque les autres navaient qu laisser dire; le sens des discours ne convainquait pas: il invitait la docilit par son nonsense mme.

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    Docilit et virtuosit34 Il est donc trs vrai, en un sens, que les rites correspondent effectivement aux conduites, mais

    cette correspondance est indirecte (cest celle de deux cousins sur un arbre gnalogique) etne passe pas par la conscience et la comprhension de leur sens. Un clerg, ou du moinsun corps de spcialistes (il en existe un chez les tribus qui clbrent le Naven), laboreles rites et est bien le seul se soucier de connatre leur symbolisme et de lenrichir ; parailleurs, les fidles sont forms tre dociles et respectueux envers la religion qui comporteces mmes croyances (quils connaissent dailleurs plutt mal que bien). Si cette entreprisede socialisation, de dressage, ne russissait pas, lenseignement des croyances religieuses oupatriotiques entrerait par une oreille et sortirait par lautre: le dressage ne russit que si toutle contexte ducatif et social lappuie et persuade les esprits quil y a un consensus en faveurde la docilit respectueuse, et que tout cela va de soi. On ne peut se fier la conviction nue, la lumire dun chemin de Damas: ce sont l des cas individuels dlite, ceux que Weber,qui les majore sans doute, appelle de virtuosit religieuse.

    35 Envers une croyance commune, il nexiste jamais dattitude ou de raction qui serait commune toute une collectivit ou classe; habitus ou pas, toute socit, tout groupe, est htrogne cet gard. Dans la description sociologique, la saisie des degrs dhabituation prcdela typologie des habitus. Les titres de chapitre de la grande histoire: une poque de foi,lidentit musulmane, le paganisme et la Cit antique, sont autant de surinterprtationsqui mconnaissent un arc-en-ciel de ractions ingales. Allons donc, tu sais bien que lesdieux nexistent pas, dit un mauvais garnement un autre esclave dans une comdie, ausicle de Pricls.

    36 toute poque, peut-tre, il y a eu et l des athes par polissonnerie ou par conviction;plus encore, des ttes rtives, des cancres. Et surtout, toute poque, une forte minorit (voirele gros des fidles, selon saint Augustin) tait compose dindiffrents qui signoraient et quiprfraient supposer quils taient dans la norme; ds le triomphe du christianisme, la fin delantiquit, apparaissent ces gros bataillons dociles dont la foi est faible parce que la religionne les intresse pas beaucoup. Ils sont pieux de la mme manire quils portent des vtements:pour tre convenables. Larc-en-ciel o sagrgent les intressements individuels ingaux nestpas une barricade o saffronteraient les croyants et les Lumires; son dgrad va plutt de larare virtuosit individuelle une large docilit indiffrente. Aussi bien le recrutement de cescroyants traditionnels est-il ordinairement une affaire de milieu, de famille, de rgion, bref desocialisation: faire comme font les siens, cest tre convenable, conforme la norme.

    37 De fait, ct de la majorit ou grosse minorit de fidles par conformisme, il en existe uneautre, plus petite, mais plus caractrise, car sa temprature est plus leve. Elle est composede ceux qui investissent un sentiment plus personnel dans le sens du convenable; par respectde soi ou par une sensibilit religieuse plus vive, eux intriorisent la norme et mmorisentles reprsentations. Ils veulent tre pieux envers les dieux, bons chrtiens, bonsmusulmans . Ce sont eux qui donnent une civilisation son vernis historique didentitreligieuse, de chrtient, etc. Sous notre Ancien Rgime, ils taient les lecteurs, ou du moinsles acheteurs, des innombrables ouvrages de pit qui constituaient la masse de ldition. Cesont, derrire le virtuose qui est premier de la classe, le noyau estim des bons lves;ils se distinguent par l du gros de la classe qui se contente docilement de suivre avecquelque indiffrence, en laissant en queue le quarteron des cancres. Le tout forme un dgraddont les extrmits (virtuoses et cancres) sont moins peuples que le centre.

    38 De mme la sincrit profonde, qui vit intensment langlisme du pain de lAgneau, existebien, mais elle nest pas le rgime de croisire des expriences quotidiennes. mes dlite etmoments de ferveur nappartiennent qu la grande histoire religieuse; mme un mlomanene vit pas sur commande et chaque concert la beaut de la Sonate Hammerklavier.

    39 Puisquil ny a que cousinage et non gmellit, entre la religion objective et les sentimentsvcus, la moiti de la ralit religieuse, et la plus proche de nous, nous demeure presqueinconnue. Chaque jour que je passe Rome, je vois, lheure de sortie des bureaux, unepoigne de fidles des deux sexes et de tout ge faire un dtour par une glise et sagenouillerun moment pour se recueillir ? Oublier ? lever leur cur vers la sublimit du divin ?

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    Raconter leurs petits ou grands chagrins ? Prier, mais pour demander ou ressentir quoi ?Mystre. Le dimanche midi, quand la place Saint-Pierre est envahie, je comprends sanspeine: quiconque a eu des convictions les comprendra. Mais que dire de ces deux femmes,indiffrentes au pieux meeting, qui taient agenouilles en silence, caches dans la foule,contre la faade de la basilique? Cest aux questions les plus simples et les plus proches quilest le plus difficile de rpondre.

    Un peu40 Illusions, disions-nous: ce nest rien de moins que le problme des sagesses travers lhistoire,

    des mthodes dautotransfiguration dans les socits sectes philosophiques Rome parexemple, ou dautodivinisation dans le monde chinois ou hindou : bouddhisme, stocisme,taosme. Aucun taoste na jamais chevauch de tigre, bien que la doctrine lait promis; aucunstocien nest jamais devenu un sage: sa secte ladmettait et mme le professait; elle ne faisaitmme pas dexception pour ses propres fondateurs: le seul Sage qui ait jamais exist taitHercule. Nempche que le stocisme a occup plein temps une poigne de convaincus,dont certains y ont sacrifi leur vie. Alors la surinterprtation semble dire vrai et le rgimede croisire se confond avec lintensit, le temps de vivre et de mourir. Les intellectuels, medisait Jean-Claude Passeron, qui tenait ce paradigme de Tran-Duc-Thao (philosophe marxisteencore phnomnologue), ont le cur gauche, mais conservent droite le portefeuille o ilsserrent le montant de leur traitement (avec le relev de leur honneur social): les anecdotesironiques abondent et les rieurs ne manquent pas. Seulement cest la seconde moiti du mmeparadoxe , la condition des intellectuels, leur estime de soi, leur prestige et largent de leurtraitement mme, dpendent de leur dignit de penseur, et non de la proprit prive et desrapports capitalistes de production. Si bien que, mis au dfi sur sa gauche, lintellectuel sesuicidera comme Snque ou se fera tuer dans la Rsistance. Ce qui na videmment rien demprisable. Une mise au dfi envoie lordinaire des jours rejoindre lillusion livresque que lasurinterprtation prend au pied de la lettre.

    41 Aussi bien lnigme ne rside-t-elle pas dans le sacrifice suprme, mais bien dans lordinairedes jours: force est de constater notre capacit dillusion, qui nous permet indfiniment desupporter sans mme le voir lintervalle qui spare les promesses des doctrines et la grisaillede notre mdiocrit quotidienne; et ce, sans seulement mettre en doute la vrit des promesses.La surinterprtation que fabriquent jet continu historiens, ethnologues et sociologues nesten somme quune forme scientifique et moderne de cette illusion livresque.

    42 Mais, mme chez les virtuoses, la profondeur dune conviction ne se mesure pas en termes dedure (la religion noccupe gure quune heure ou deux sur lemploi du temps quotidien despersonnes les plus pieuses) et nimprgne jamais le moi de part en part. Lhistoire des religionssait nous dcrire loquemment comment lislam ou le christianisme sont devenus un idal, unabsolu reprsentatif, assorti de promesses sublimes et de terribles menaces pour les populationsdu Proche-Orient ou de lOccident mdival16; comment ces populations en firent leur cultureet leur identit (on tait musulman, chrtien, juif ou manichen). Mais lhistoire desreligions nglige dajouter que ces mmes populations nallrent pas jusqu passer aux actesultimes et remodeler sur leurs convictions leur moi tout entier, leur quotidianit daction,qui conserva un mode plus traditionnel et banal : villageois, fodal, bdouin ou iranien.Les prtendues identits ne subsument sous elles tout lindividu que par illusion, malgr lecaractre catgorique de leurs prescriptions et la gnralit de leurs visions du monde. trecalviniste a aid devenir capitaliste: nous en croirons Weber l-dessus. Mais tre bouddhiste,no-confucen ou shintoste nempche nullement de le devenir aussi.

    43 Pas plus en religion quen musique, on ne saurait douter de la force et de la sincrit decertaines personnes en de certains moments. La surinterprtation engendre deux erreursdescriptives. La premire est de faire reposer la culture ou la religion sur ces occurrencesrares ; aucune religion ne tiendrait, si elle ne reposait que sur quelques moments intenseschez quelques fidles. La seconde erreur est de croire que, mme chez une lite voue la virtuosit, lintensit occupe tout le moi. Le stocisme ou la croyance en un Paradissoulagent-ils un condamn mort, la nuit qui prcde son excution? Un peu, sans doute.

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    Une amulette rassure-t-elle vraiment son porteur ? Un peu. Langage mdiocre et obscur,assurment : un peu nest pas un vocable dignit scientifique ou philosophique. Etpourtant lexprience et laction de chacun ne sont faites que dinnombrables un peu. Ilarrive parfois, trs exceptionnellement, que lintensit occupe tout le moi, ou plus exactementque le moi devienne esprit objectif (comme si le mlomane devenait la musique mme et quespectateurs et mme footballeurs soient le Match en personne): mais ces moments ont pournom tats extatiques, au sens exact du mot dextase (quil faut soigneusement distinguerde transe), si lon analyse froidement la logique de ces tats: ce que lauteur de ces lignesa essay de faire dans un volume dEntretiens17, paru dans la mme collection que celui deJack Goody.

    44 Linterprte qui surinterprte croit voir partout des intensits, alors que celles-ci sontsporadiques, ou trompeuses. Mais voici lexprience inverse : Goffman a vu des femmesrvasser et somnoler dans des glises, sans contrevenir par l quelque rgle de biensance;en revanche, crit-il, les vendeuses dans un magasin de mode sont obliges de rester attentiveset le sourire aux lvres18. Lattention, labsorption, lintensit ont quelque chose de suspect;lhistorien ou le sociologue doit dabord souponner le conformisme, la mise en scneconvenue ; au contraire, la distraction et, la limite, lindiffrence rvlent lexistence etlautorit dun esprit objectif qui na pas besoin de la collaboration empresse des individus,car il nattend pas le client. La surinterprtation, lumire trop intense, surexpose son objetet rend le clich trop transparent; or, crit aussi Piette19, en pleine transparence, lhommesemble tout fait absorb dans ses diffrentes activits: leffet surinterprtatif ne peut alorstre vit.

    45 Les militaires parlent dobissance passive (donc, toute obissance ne lest pas) et designes extrieurs du respect (donc, le respect intrieur est autre chose, mais eux estimentpouvoir sen passer). Il se pourrait que sociologues et historiens aient intrt creuser ces idesbanales (peut-tre mme serait-ce plus utile que dapprofondir Sein und Zeit, dont la notiondifiante de quotidianit est aux antipodes de ce que le mot de surinterprtation veut suggrer).Et le concept dhabitus nous semble galement fonctionner trop en gros: il convertit en masseet verbalement le social (ou lhistorique) en individuel. Mieux vaudrait faire dans le dtail,couper plus fin et sonder ce qui nous sonne dans lme un creux toujours prsent.

    La boite noire46 Lintensit (appelons-la ferveur) existe bien, mais prcisment elle est sans reprsentation;

    elle nen constitue pas moins un des aspects capitaux du caractre et de la vie des individus,mais elle nest pas susceptible de surinterprtation, car il ny a pas grand chose interprter:la ferveur vit fortement certaines choses, mais ne pense rien. Que dsigne-t-on, lorsquon ditquUntel aime beaucoup la musique? Quil a plus dides en ce domaine, plus de got, ouque la musique se rattache en lui dautres intrts? On entend simplement que la musiquecompte beaucoup pour lui: cest un constat que nous serions bien en peine dinterprteret dexpliquer, car ce nest pas un tat intentionnel. Jean-Marie Schaeffer, qui appelleintentionnel tout tat qui a un contenu reprsentationnel et un objet, en distingue trs bienla bote noire des tats subjectifs non intentionnels o soriginent les apptits humains20.Et nul na jamais ouvert cette bote noire, celle o sorigine la passion de la musique, ou cellede lamour physique, ou celle de la religion chez une minorit fervente.

    47 Entendons-nous bien: nous ne songeons ici quaux cas o lamour de la religion, pour prendrecet exemple, est la cause unique et o la religion ne se rapporte pas dautres intrts partir desquels on peut linterprter. Il ne sagit donc pas de phnomnes comme les hrsiesdu moyen-ge italien, o le ressentiment social (forme archaque dune lutte des classes)dclenche une rprobation morale des riches et de leur ostentation. Ni de lislamisme actuel,quil se rapporte un dsir de blasonner les diffrences nationales ou une rvolte sociale.Encore moins songeons-nous ici au cas unique du catholicisme, celui dune religion qui estaussi une glise, ce qui a obr ou obre encore la sociologie religieuse occidentale mal placepour faire la distinction entre tre croyants et croire: tre croyant est beaucoup plus quecroire, cest appartenir obligatoirement une socit articule en gouverns et gouvernants,

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    en un troupeau et ses pasteurs. Lislam est diffrent: ce nest pas un autoritarisme pastoral quigouverne les mes une par une et perscute, violemment ou doucement, ceux qui ne croientpas, mais un imprialisme; il appartient lislam de dominer le monde; il ne se soucie pas deconvertir la vraie croyance les troupeaux quil a conquis, mais de faire que la vraie foi rgnepar ses croyants sur tous les peuples, qui resteront infidles autant quils voudront, pourvuquils baissent la tte: do la prtendue tolrance musulmane pour chrtiens et juifs, qui estindiffrence de conqurants pour les mes des troupeaux conquis. Comme on voit, le mot dereligion est un pavillon qui couvre des marchandises htroclites. Ce nest pas ces religions-cultures que nous songeons ici: nous songeons seulement une religiosit nave et passionnequi est aveugle tout ce qui nest pas elle. Incomprhensible, ininterprtable, cette pit estaussi inexplicable que le choix amoureux.

    48 Lextraordinaire richesse humaine et intellectuelle du christianisme, sur lequel la chrtienta accumul tous ses trsors pendant seize sicles, sest faite sur un fond vanglique quinappelait gure pareille accumulation. Le message de Jsus se limitait ceci: Repentez-vous, car la fin des temps et ltablissement du Royaume de Dieu sur cette terre sontimminents; ils auront lieu de votre vivant; y entreront ceux qui ont cru la mission que Dieu,avec lequel jai un rapport privilgi que vous navez pas, ma confie, qui est dannoncercette fin des temps. En somme, Jsus enseignait limminent Royaume, et de croire en Samission divine pour y entrer, mission prvue de toute ternit (Jean, I, 1-2, VIII, 58, XVII, 5et 24). Et Il ne destinait ce message quau seul peuple dIsral, parce que les regards de Jsusne stendaient gure plus loin; cet ethnocentrisme juif dcouvre avec tonnement lhumanitde ces trangers que sont les Cananens (Mathieu, XV, 26-27): les non-Juifs, les Grecs,sont des chiens de paens (Marc, VII, 27-28). Plus encore quau seul Isral, le messagesadresse ceux-l seulement qui ont cru en Jsus messager de Son Pre, et minemment auxdisciples (Jean, XVII, 20), choisis par Lui (XV, 16) et prvus comme Lui de toute ternit(XV, 27). Cest ces disciples (Jean, XIII, 34 et XV, 17) et eux seuls (XIII, 35) que sadressele commandement fameux: Aimez-vous les uns les autres comme Je vous ai aims, quifait des disciples une secte unie qui deviendra cette socit organise que va tre lglise(Premire ptre de Jean, II, 7).

    49 Bien plus que limage dj affadie et conventionnelle que donnent de Jsus les trois vangilessynoptiques, lextraordinaire vangile de Jean, qui repose sur les souvenirs personnels dundisciple et dun tmoin, nous rend la version authentique (et embarrassante parfois) desvnements. Quand ils dcouvrirent lgocentrisme du message de Jsus et la taille surhumainequil se donnait, beaucoup de disciples labandonnrent et une rupture se fit dans le groupe(Jean, VI, 66-67). Le contraste entre la petitesse des fondements chrtiens et lnormit deldifice qui a suivi est une grande leon de philosophie de lhistoire ; contraste quirisquerait dinciter a toutes les surinterprtations, moins quil ne mette en garde contre latentation de surinterprter. Pour qui ne complique pas les choses par got du sublime et avecles yeux de la foi, les trois vangiles synoptiques sont des Vies comme celles de Plutarqueou de Sutone, on la rcemment montr; le Quatrime vangile, lui, ne commence pas lanaissance de Jsus, mais la premire fois o Jean vit son Matre; le lendemain; lesurlendemain, Jsus dit Jean et Andr: venez; ctait vers la dixime heure;le troisime jour. Jean raconte avant tout lexprience qui la transform: la relationpassionnelle dun Matre possessif et de ses disciples, fascins autant par son magntismepersonnel que par le contenu de son enseignement. Contenu que relatent de seconde mainles trois autres vangiles : Jsus prche au peuple, outre limminent Royaume dont il luiouvre les portes, une morale de simples gens soucieux de simplicit, de puret de cur etde comprhension indulgente. Enseignement dautant plus aisment indulgent et extrme enson irnisme ( tendez lautre joue), que limminente arrive du Royaume idyllique tetoute importance au ralisme et la Loi. Cette image du Christ en prophte dont le messageprincipal est son propre rle ne pouvait que choquer les historiens chrtiens; aussi rpte-t-on,encore aujourdhui, que lvangile de Jean est une production tardive, dont on fait lellipse21.Beaucoup dhistoriens agnostiques lont pens aussi, qui ne peuvent sexpliquer le succs duchristianisme en dehors du mrite intellectuel de son contenu. Il est pourtant difficile de ne

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    pas ressentir lauthenticit brlante du tmoignage oculaire de Jean, qui donne le sentiment dela ralit, du vcu; tmoignage qui dment souvent la lgende: Jean ignore la Cne, a poursacrement le lavement de pieds, connat les frres de Jsus et leur rle quivoque, placele dernier repas le jeudi, et non pas le vendredi, jour du festin de la Pque, comme le font lestrois synoptiques qui donnent ainsi ce last supper un sens symbolique; certains miracles(Jsus marchant sur les eaux ou apparaissant Jean et Pierre) sont si navement et sincrementraconts que la gense de lillusion est presque transparente au lecteur moderne22. Les sectesactuelles sont: 1) fascines par leur gourou, 2) qui a souvent des pouvoirs de gurisseur (demme, pour lvangliste Marc, Jsus est dabord un gurisseur, un thaumaturge), et 3) ellesrecrutent leurs fidles moins par le contenu pauvre et flou de leur enseignement quen touchantdes sensibilits blesses. De mme, Jsus consolait les souffrances, parlait tendrement sesauditeurs, tait leur mdiateur vers un Pre cleste, providentiel et indulgent, et sappuyait surleur sens moral et leur scrupulosit quil attisait. On songe un mot de Renan dans la prfacede sa Vie de Jsus: Tel voudrait faire de Jsus un sage, tel un philosophe, tel un patrioteennemi des Romains, tel un homme de bien, tel un moraliste, tel un saint. Il ne fut rien detout cela. Ce fut un charmeur.

    50 Reconstruire la bote noire de la religion partir des croyances, mythes ou rites ou encore partir du malaise social est une entreprise vaine. Que dire de la passion amoureuse ou de lamlomanie, sauf que cela fait vivre la ralit, la vie, avec une chaleur et une posie que necomprennent pas les vulgaires profanes? Seul le pote a su en dire ce quil fallait, quand il acrit: On ne questionne pas un homme mu23, on ne lui demande pas de rendre comptede son motion et de la justifier.

    Une intentionnalit respectueuse51 Mais ce fait quun sentiment soit profond, a toujours t chose rare et ce serait tort quon y

    chercherait lessence de la religion, par cette surinterprtation qui place le maximum de vritdescriptive dans la plus grande et noble intensit. La religiosit de la plupart des croyants,mme aux poques de foi, sen tient lesprance, nous disent des textes grco-romains, etaussi, dans le christianisme, une sentimentalit christique et mariale (la Vierge est devenue laquatrime personne de LaTrinit). Esprance pour les biens de ce monde sentend: les dieuxdonnent bon espoir en cas de maladie, daccouchement, de voyage par mer La croyance auxdieux ou en Dieu permet de sentir que nous ne sommes pas seuls et abandonns sur terre etque des tres suprieurs et donc adorables, comme le sont les rois, peuvent soccuper de nous.

    52 Mais avant tout, voir toutes ces foules qui se pressent dans les sanctuaires et dont la foi,pour tre coutumire, nen est pas moins vidente et profonde, la pit est une des espces quirelvent dun genre omniprsent: elle est la plus rpandue de ces stylisations de lexistencequi donnent une forme la vie terre terre. Forme trouve dautres fois dans dautres idaux:la pratique applique des humbles vertus, lidal guerrier de mainte population, la religionde la culture, lesthtisme de la vieille Grce, le patriotisme au sens jacobin du mot, lescauses gnreuses et les convictions militantes, le stocisme

    53 La religion nest ni plus ni moins profonde, sublime, originale ou mystrieuse que cesautres dignits collectives, dont la chaleur nest pas moindre. Limportance pour ainsi direquantitative des religions travers les millnaires ne saurait impressionner; elle nest peut-tre quune longue trivialit, le style de vie pieux tant, la rflexion, celui qui exige lemoins defforts et qui suppose le moins de conditions historiques particulires (do, au fond,lhumilit consolante de la pit).

    54 Ainsi tait-ce la religion que pensaient tout de suite les politiques qui cherchaient le moyenle plus facile et le moins particulier de cimenter la socit et de civiliser lexistence brute (sansreligion, une socit passait pour informe); pour eux, la religion tait la chose la plus utile croire, lidal de masse rv.

    55 Il faut sarrter un instant, pour ajouter une prcision sans laquelle tout ce quon vient delire sonnerait faux, mme si ctait vrai la lettre: la croyance des dieux est une relationcognitive de nature trs particulire; elle est, par essence, accompagne daffectivit; on nepeut connatre un dieu sans laimer, sans prouver pour lui de ladoration, de la crainte, du

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    respect, que lon soit un fidle virtuose ou lhomme de la rue qui na pour la religion quunvague penchant. La croyance aux dieux ne se fait pas suivre dadoration et de respect par voiede consquence: elle en est ptrie. Affirmer lexistence de Dieu sans rien prouver pour luiest un froid disme, une thse mtaphysique ou une idologie.

    56 La chaleur de ces relations les rend inestimables ceux qui les prouvent. Parler froidementdun(e) aim(e) son amant(e) ou de la posie un pote, cest blasphmer des choses saintes;demander ce pote sil estime que Jakobson ou Genette ont bien analys la posie reviendrait demander un amant sil estime que la dissection de son aime a t exacte. De mme,la religion est sans prix pour les croyants, srieuse, grave, leve. Pour parler cyniquement,la relation religieuse comporte ncessairement, sinon une surinterprtation, du moins unesurestimation, comme la relation amoureuse. De l viennent des malentendus entre lesreligions et leurs historiens agnostiques: parler du contenu reprsentationnel de la foi sans fairepreuve de sensibilit ou de respect pour la partie affective de cette intentionnalit, cest, auxyeux dun croyant, passer ct de lessentiel. Ce qui nest pas faux phnomnologiquement.Cette intentionnalit ptrie de respect, cette haute dignit font que les religions obtiennentlargement crance et crdit. Les ethnies et les individus les prennent le plus volontiers commetitre nobiliaire ou blason de leur identit et raison de se respecter soi-mme; se battre pour sapatrie, cest se battre pour ses autels et son foyer, pro aris et focis.

    57 On se tromperait, par ailleurs, si lon donnait, de limportance que les religions se donnent etquelles ont dans lhistoire universelle, une explication fonctionnaliste; si lon y voyait desillusions utiles la socit (comme Pareto, qui participe par l, comme beaucoup dautres,de lillusion du cynique) ou des rationalisations utiles lexistence, que nous donneraitlinconscient ou llan vital. Certes, ces croyances rassurent un peu. Mais, par ailleurs, riennest plus banal que la crdulit. On croit sur la parole dautrui. Trs peu dindividus seraientalls supposer quil existe des dieux sils nen avaient entendu parler. Mais, dire vrai, laparole dautrui veille alors en eux un germe de foi, un dsir de croyance et de reprsentationlgitimes. Et, sil y a simple germe, mais aussi socialisation et suivisme, il y a pigenseculturelle; et non simple habitus ni, inversement, prformation naturelle de la croyance.

    Lpigense et les mixtes58 La croyance de la majorit na jamais t faite que de ce germe non mont en herbe et de

    beaucoup de socialisation et de docilit presque indiffrente. La chrtient mdivale nestquune pieuse lgende, on le sait grce Gabriel Le Bras et ses enqutes sociologiques.Aucune religion historique ne repose sur le seul vcu pens dans la ferme vidence dunCogito.

    59 Docilit presque indiffrente, disions-nous. En effet, la question rebattue de savoirsi la religiosit est naturelle lhomme, si la religion est universelle et a une dignitanthropologique, est pose sans nuances, alors que presque ou un peu sont des rponsesplus justes. Un peu de religiosit se mle tout, mme au football, de mme que sy mle unpeu de sens esthtique, par exemple. Mais, de l un monothisme, la route est longue; desvirtuoses de la religion, comme dit Max Weber, y sont suivis ou sy font docilement suivre parune foule mollement convaincue. La religion na duniversalit anthropologique qu ltatde germe.

    60 Il semble impossible de nier lexistence de ce germe; sinon, on ne saurait expliquer comment,jusqu notre sicle, la pit dune lite de virtuoses a toujours pu simposer aux collectivitstoutes entires, cits, empires ou royaumes, et en noyauter les appareils dtat. Nen concluonspas que la religion a lavenir pour elle: le germe ne monte pas ncessairement en herbe; lebesoin anthropologique de religion peut se satisfaire de mille autres manires. De plus, legerme se contente de peu; il lui suffit gnralement de faire rpondre oui dans les sondageso on demande aux passants sils croient en Dieu ou se considrent comme catholiques. Aprsquoi, le passant, qui nassiste jamais aucun office religieux et ignore tout de Dieu, ny penseplus. Le germe de religiosit aime tre titill: il nen demande pas plus, car limaginairelui suffit. Cet imaginaire nest pas un substitut du rel, son Ersatz ou son anticipation. Lafoule des acheteurs est contente avec les images de nudits en vente dans tous les kiosques

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    journaux; ces acheteurs ne sont pas tous des frustrs; de mme, les ors des glises baroquestitillaient limagination des paysans du voisinage sans les pousser la lutte des classes. Ences temps-ci, les nombreux livres qui paraissent sur lhistoire des religions ne servent gure satisfaire quune excitation de curiosit. Cette curiosit quun vrai fidle trouverait futile,prouve la fois lexistence dun germe et limpossibilit de croire plein, avant commeaprs le dveloppement des sciences : le dsenchantement de la terre et du ciel. Mais,pour passer au-del, il faut des inventeurs, des institutions, une mise en culture et toute unelaboration historique alatoire et rarissime. Nous avons tous eu quelque occasion de recueillirles confidences de personnes qui ont une vive sensibilit religieuse ou mystique ,hors des religions constitues et souvent plus intensment que leurs fidles. On sait combiences sentiments sont varis: certitude dune inexplicable scurit non empirique, consciencedune prsence sans visage (Catherine Pozzi, Ren Char), exprience spinozienne dela signification ternelle du vrai, abandon la violence ocanique du sublime, sentimentpanthiste de la profondeur allgorique du monde Ne crditons pas les religions detant de richesse, qui se passe delles comme elles-mmes sen passent gnralement. Deuxsurinterprtations sont donc viter. Reconnatre lexistence dun germe de religiosit chezbeaucoup dhommes, voire chez tous, ne lgitime nullement que le chercheur, mu, sacrifie ce fait brut les leons de lentendement historique et sociologique, par une complaisancesentimentale: la nature nest pas un guide. Cela nautorise pas non plus imputer au germela richesse des constructions historiques quon appelle religions. Le retour du religieuxdont on parle actuellement, sil est vraiment une nouveaut et sil a lampleur et lintensitque lon dit, est un vnement conjoncturel, et non le retour en force de la nature humaine.Le besoin spirituel, cette demande enfantine et ttue, ancre les religions dans limmensit et ladiversit des foules humaines, mais nen fait pas de somptueux navires amirals; ce sont pluttla docilit, les identits, le got de la fte, lesthtisme, la recherche dune rgle pour secorseter le caractre, la peur de lincertitude et lenvie desprer un peu, la rvolte ou, aucontraire, le zle conformiste, lattrait du pouvoir, lamour de la tradition, la censure morale,le rflexe grgaire de faire rgner lordre dans les rangs, et jen passe. Si bien quil nest pasrare quon croie solidement sa religion, quon tienne tout ce quelle reprsente, mais quonpense peu de chose de Dieu, quon pense rarement Lui et, qu le dire sommairement, onne croie pas en Dieu.

    61 Il serait intressant de dcouvrir pourquoi latome de religiosit vraie a, comme celui decarbone, la proprit dagglutiner autour de lui tant datomes diffrents pour en former lesmolcules gantes que sont les religions historiques. Une religion est plutt un mixte, cemlange dlments, htrognes, mais si bien mixs quon ne discerne plus leur htrognit,en sorte que la molcule ragit gnralement en bloc aux menaces et objections extrieures.Imputer au seul germe dauthentique religiosit ces richissimes ou redoutables agglutinationsest la plus nave ou la plus ruse des surinterprtations.

    62 Mais, en sa puret, le germe de religiosit nen a pas moins une consquence aussi normeque mdiocre: lui seul fait que la religiosit des inventeurs et des virtuoses ait pu simposer tous et qu travers les sicles et les continents la religion soit ou ait t une ralit universelleet publique et, au sentiment de tous, une chose leve, la fois noble et ncessaire. Lasociologie se trouve devant la tche de relier par pigense les deux phnomnes que voici:des convictions assez chaleureuses pour provenir de la bote noire et tre (pour ainsi parler) leurpropre cause, mais quon ne saurait interprter sans les surinterprter, car elles ne se trouventque chez une poigne dindividus; et, de lautre ct, des croyances qui sont universelles oupresque, mais quil ne faut pas surinterprter non plus, car elles sont trop superficielles pouravoir en elles-mmes leurs racines. Or, si nul ne doit sourire dun homme mu, personne, enrevanche, nest tenu de respecter un mixte. On fait gnralement linverse.

    63 Si les religions sont des mixtes et si leur partie reprsentationnelle repose sur notre facilit croire, sans que lillusion ait ncessairement de fonction vitale ou sociale, alors il fautleur appliquer le rasoir dOccam ou loi de parcimonie, cet instrument lagueur dessurinterprtations:

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    64 1) On ne peut pas prtendre quune religion rpond nos questions ni nos angoisses: ellenous les impose. Si vous tes missionnaire bouddhiste et dsirez rpandre cette religion oudoctrine, commencez par suggrer une population que notre existence nest quun tissu demisres, dont nous prouvons le besoin de nous dptrer. Ainsi fait galement Pascal avec samisre de lhomme sans Dieu. ltat natif, nous ne pensons ni ne nous demandons rien.Les religions nous exagrent nos misres, en ajoutant quelles viendront nous en consoler, ounous posent des questions auxquelles nous ne songions gure, pour rendre indispensable leurrponse.

    65 2) La richesse humaine et intellectuelle du christianisme est un des spectacles les plusextraordinaires que peut admirer un touriste visitant lhistoire universelle. Ne dites pas que lechristianisme a prodigieusement enrichi lOccident; estimez plutt que la chrtient a investidans le christianisme, pendant seize sicles, ses trsors toujours nouveaux de pense et desensibilit, commencer par les richesses dont elle avait hrit de la philosophie grecque.

    66 3) Chaque religion inventant ses questions elle et senrichissant dinvestissements varis, ilne saurait exister de sensibilit religieuse en gnral; celui que le christianisme rebute auraitpu tre un bon paen grco-romain et nprouve que sympathie pour le bouddhisme.

    67 4) Cessons dimputer au fanatisme religieux le terrorisme irlandais ou la guerre civilealgrienne : cest prendre la partie pour le tout et le pavillon pour la marchandise. tantrespectable par essence, la religion est toute dsigne pour servir de couverture unnationalisme qui sest bti autour de la diffrence religieuse et la prise comme drapeau; cestlui qui est le vrai responsable. Le fanatisme nest pas coupable des Guerres de Religion auXVIesicle ; leur vritable enjeu tait la construction du sujet, limage que chacun voulaitavoir et donner de lui-mme, lestime de soi. Or, crit Lucien Febvre, sil y avait unechose que les contemporains de Martin Luther repoussaient de toutes leurs forces, ctaitlargument dautorit; ils ne pouvaient plus sestimer eux-mmes, si le clerg catholiqueavec ses pasteurs continuait les traiter en grands enfants, en moutons, en ouailles.La subjectivit rvolte contre lautorit pastorale de lglise catholique a fait couler plus desang que la lutte des classes et le mouvement ouvrier au XIXesicle, disait un jour MichelFoucault; la subjectivit, et non la religion, qui en tait seulement lendroit le plus sensible,le plus respectable.

    68 Le germe de religiosit engendre une complaisance la docilit; la religion est naturelle lhomme, disaient Benjamin Constant et Raymond Aron, qui, apparemment, se considraienteux-mmes comme trangers lespce humaine, puisquils taient lun et lautre incroyants.Mais on comprend trop bien do vient le plaisir que nous avons prendre au sens fort ladocilit complaisante: il provient de notre tendance prter anthropomorphiquement un senscomprhensible la culture comme la nature.

    Notes

    1 E.Gombrich, Limage visuelle, in Lcologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p.323-349.2 J.-C. Passeron, Lusage faible des images , in Le Raisonnement sociologique. Lespace nonpopprien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p.281-288.3 Le livre aux hommes et aux adolescents, la parure aux femmes. Voir larticle pntrant de P.Zanker,The Hellenistic Grave Stelai from Smyrna, in A.Bulloch et al., Images and Idologies. Self-definitionin the Hellenistic World, Berkeley, University of California Press, 1993 (surtout p.222 et229). F.Pfuhlet H.Mobius, Die ostgriechischen grabreliefs, Mayence, 1977-1979. Sur le caractre mythologique despeintures dionysiaques Pompi, comme idologie de la vie prive, voir le grand livre de P.Zanker,Pompi: societ, immagini urbane e forme dellabitare, Turin, Einaudi, 1993, p.23, 44-46, 48, 60, 186,188 et 194; contre leur surinterprtation, p.210.4 Alors que cest une initiation mtaphorique aux choses du sexe et du mariage. Sur cette initiationtraumatisante et sur le rle de Bacchus en cette affaire, les Noces Aldobrandines offrent un parallle:au pied du lit conjugal, la fiance est attendue par le jeune poux, moiti nu, impatient, tendu, prt auviol lgal; or ce jeune poux prt bondir nest autre que Bacchus, car il est couronn de pampres, avecdes grappes de raisins violets.5 P.Bourdieu, J.-C.Passeron, Sociologues des mythologies et mythologies de sociologues, Les Tempsmodernes, 211, dcembre1963, p.998-1021.

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    6 V.Segalen, Sur lexotisme, Le Mercure de France, 1955, texte dont P.-J. Jouve qui en favorisa lapublication posthume dit quil rvle une posie encore ignore et au sein de laquelle vit un mystre;republi comme Essai sur lexotisme. Une esthtique du divers, Paris, Fata Morgana, 1979.7 A.Piette, Ethnographie de laction, Paris, A.-M. Metaili, 1996.8 P.Brown, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 1971, p.364, 366. Pour la rticence des professionnelsdevant le procd, voir la fin dun compte rendu, du reste logieux, dun autre livre de Brown dans leTimes Literary Supplement du 22mars 1996.9 Le mtier de lhistorien, de lethnologue, ou mme du sociologue, leur rend videmment la tche un peuplus difficile Weber y insistait lorsque les croyances ou comportements les plus normaux et lesmieux norms dans une culture sont totalement trangers la culture du lecteur, par exemple ladhsionde tout un peuple, mme ingalement enthousiaste, lconomie aztque du sacrifice (humain).Anthropologues de la Mso-Amrique prcolombienne pour qui ce serait ne plus rien comprendre une telle adhsion comme vidence culturelle que de la voir comme une singularit pure, JacquesSoustelle ou Christian Duverger essaient ainsi de puiser quelques cela va de soi analogiques dans leshorreurs tout aussi banales de linhumanit des tueries inter-religieuses dans les guerres de religion duXVIesicle europen (C. Duverger, La fleur ltale. conomie du sacrifice aztque, Paris, Seuil, 1979).10 J.Goody, LHomme, lcriture et la mort. Entretiens avec Pierre Emmanuel Dauzat, Paris, Les BellesLettres, 1996, p.156 pour ceux qui en douteraient.11 Ibid., p.156.12 Ibid., p.68.13 H.Bergson, uvres, Paris, Gallimard, (La Pliade), p.1094.14 O.Leroy, La Raison primitive. Essai de rfutation de la thorie du prlogisme, Paris, Geuthner, 1927,p.70.15 G.Bateson, La crmonie du naven [1936], Paris, d. de Minuit, 1971, p.170.16 J.Delumeau a dcrit la richesse des constructions qui ont inscrit dans les pratiques de lOccidentmoderne les pastorales de la peur: La peur en Occident (XIVe-XVIIIe). Une cit assige, Paris, Fayard,1978, et Le pch et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe sicles, Paris, Fayard, 1983.17 P. Veyne, Le quotidien et lintressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Paris, LesBelles Lettres, 1995.18 A.Piette, op. cit., p.95.19 Ibid., p.64.20 J.-M.Schaeffer, Les clibataires de lart. Pour une esthtique sans mythe, Paris, Gallimard, 1996,p.171 et173.21 Pour citer un rcent succs, cf. le Jsus von Nazareth de Gnther Bornkamm, Stuttgart, Kohlhammer,1980, p.12.22 Jean, XII, 28-29: la voix dun ange glorifie Jsus du haut du ciel, mais la foule disait que ctaitle tonnerre.23 R.Char, Quil vive!, dans Les Matinaux.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Paul Veyne, Linterprtation et linterprte, Enqute [En ligne], 3|1996, mis en ligne le 11 juillet2013, consult le 03 juin 2015. URL: http://enquete.revues.org/623; DOI: 10.4000/enquete.623

    Rfrence papier

    Paul Veyne, Linterprtation et linterprte, Enqute, 3|1996, 241-272.

    Rsums

    La surinterprtation consiste croire que le maximum de vrit concide avec le maximumdexotisme ou dintensit. partir dexemples historiques (le so-called symbolisme funraireromain, la so-called Villa des mystres Pompi, la vritable personnalit de Jsus, lesquisse

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    dune sociologie de la religion, une citation de Jack Goody sur la fausse notion de mythe),on essaie de montrer quil nexiste pas dessences, telles que la religion ou le beau, mais desmixtes, ni dimmdiatet, de dualisme ou dhabitus, mais une pigense, si bien que toutest banalit et quotidianit.

    Interpretation and the interpreter. On the subject of religious mattersOverinterpretation consists in believing that the maximum of truth coincides with themaximum of exoticism or intensity. On the basis of historical examples (the so-called romanfunerary symbolism, the so-called villa of mysteries at Pompei, the true personality of Jesus,the sketch of a sociology of religion, a quotation of Jack Goody on the false notion of myth),we attempt to show that no essentials such as religion or beauty exist, but combinations, norimmediacy, dualism or habitus, but an epigenesis so much so that everything is ordinaryand humdrum.