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QUANTIFIER LA QUALITÉ Le « capital humain » entre économie, démographie et éducation Luca Paltrinieri Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2013/4 - N° 52 pages 89 à 107 ISSN 1291-1941 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-4-page-89.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Paltrinieri Luca, « Quantifier la qualité » Le « capital humain » entre économie, démographie et éducation, Raisons politiques, 2013/4 N° 52, p. 89-107. DOI : 10.3917/rai.052.0089 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 10h25. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 10h25. © Presses de Sciences Po

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QUANTIFIER LA QUALITÉLe « capital humain » entre économie, démographie et éducationLuca Paltrinieri Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2013/4 - N° 52pages 89 à 107

ISSN 1291-1941

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Raisons politiques, 2013/4 N° 52, p. 89-107. DOI : 10.3917/rai.052.0089

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C omme de nombreux commentateurs l’ont remarqué, l’objet ducours Naissance de la biopolitique ne semble pas correspondre à son

titre. Alors que le cours s’ouvrait sur la question de la biopolitique et seprésentait comme un approfondissement du cours de l’année précédente,il finit par concerner uniquement ce qui devait n’en former que l’intro-duction, le libéralisme et le néolibéralisme 1. Le contenu du cours sembleainsi déconnecté des recherches précédentes concernant cette grande stra-tégie gouvernementale biface, concentrée sur la disciplinarisation des corpset la régulation des populations que Foucault avait évoquées dans quelquespages célèbres de La volonté de savoir 2, sous le nom de « biopouvoir ».Cette absence de problématisation d’une « biopolitique contemporaine »a conduit les commentateurs soit à s’intéresser uniquement à l’objet « libé-ralisme », soit à transposer les grilles d’interprétation des phénomènesmodernes au présent, sans solution de continuité.

Pourtant, Michel Foucault lui-même se garde bien d’opérer la mêmegénéralisation, notamment lorsqu’il soutient que le néolibéralisme, loinde prolonger les mécanismes normalisateurs de la société disciplinaire,semble plutôt travailler à l’optimisation de la différence, au jeu de laliberté à l’intérieur des seuils de sécurité qui laissent une certaine margede manœuvre à la critique et à la dissidence 3. Dans une perspective néo-libérale, l’action gouvernementale elle-même semble ainsi se limiter à uneintervention de type indirect, environnementale ou « à distance », quin’est pourtant pas moins efficace en termes de construction de subjecti-vités 4. Toutefois, dans cette description foucaldienne du néolibéralismele deuxième aspect de la stratégie du biopouvoir – la biopolitique despopulations – semble disparaître du fait même de la singularité d’uneanalyse économique qui se concentre sur « la rationalité interne de la

1 - Michel Foucault, « Résumé de cours », in Naissance de la biopolitique. Cours au Collège deFrance. 1978-1979, éd. par Michel Senellart, sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fon-tana, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, p. 325 et Michel Senellart, « Situationde cours », ibid., p. 333-336.

2 - Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 177-191.

3 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 265.

4 - Voir sur ce point, Nikolas Rose et Peter Miller, « Political Power Beyond the State : Proble-matics of Government », British Journal of Sociology, vol. 43, no 2, juin 1992, p. 173-205.

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programmation stratégique de l’activité des individus » plutôt que sur les pro-cessus macroéconomiques 5. Cette disparition de l’objet démographique rendardue la tâche de penser une biopolitique néolibérale, dont la forme restemystérieuse.

Très probablement, une des façons de parer au manque de problématisa-tion d’une biopolitique néolibérale consiste à partir de la reconfiguration desrapports entre démographie et économie impliqués par les théories du « capitalhumain ». Dans la leçon du 14 mars 1979, Michel Foucault aborde la notionnéolibérale de « capital humain », entendu comme stock de compétences, apti-tudes, talents, qualifications dont les individus disposent pour pouvoir vivreet travailler 6. Il montre en particulier que cette notion de « capital humain »dérivait d’une extension de la logique économique à une sphère très large del’agir humain, comprenant par exemple les relations familiales, les loisirs, lesconceptions de « soi ». Or, cette extension d’une logique économique etconcurrentielle à la sphère de la vie humaine était inconcevable en tant quesimple prolongement d’une dynamique libérale : elle résultait d’une polé-mique adressée à la théorie économique classique, qui touchait aux liens quecelle-ci établit entre population et économie et, plus profondément, à la notionmême de « capital ». En effet, les théoriciens néolibéraux ne se sont pas empê-chés une analyse macro-économique des dynamiques démographiques, et leursthéories ont eu un impact presque aussi important en démographie et enéconomie 7. Il faudra alors commencer par un récapitulatif des théories clas-siques avant d’aborder la critique des néolibéraux.

Le rapport entre démographie et productiondans les théories classiques

Dans les théories économiques classiques, la croissance économique estfondée sur le jeu et l’interaction de trois sources : les terres (le capital foncier),le capital physique (ou les moyens de production), le travail. C’est la combi-naison de ces trois sources qui, selon les différents modèles économiques assurela production de plus-value. Par exemple, pour les physiocrates la terre est laseule véritable source de valeur, mais la population, qui permet de mettre enculture la terre, est le moyen par lequel on extrait la valeur. L’industrie et lecapital physique en général, en revanche, transforment seulement les richessesnaturelles. Plus on augmente les richesses, plus on fournira de subsistance à

5 - Je pense ici surtout aux leçons que Foucault dédie à l’étude de l’École de Chicago, mais onpourrait faire la même analyse pour ce qui concerne l’étude des auteurs allemands : par exemple,la notion de Vitalpolitik chez Alexander Rüstow semble se rapprocher de celle de biopolitique,mais de fait Foucault la décrit comme une démultiplication de la forme « entreprise » àl’ensemble du corps social.

6 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 221-239.

7 - Parmi les innombrables publications sur la « nouvelle économie démographique » néolibé-rale, voir en particulier Theodore W. Schultz (dir.), Economics of the Family. Marriage, Childrenand Human Capital, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1974 et Julian L. Simon, TheEconomics of Population : Key Modern Writings, Cheltenham, Edward Elgar, 1997.

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une population croissante : dans une analyse de ce genre la population – c’est-à-dire la force de travail – et la richesse fondée sur l’exploitation des terresforment un cercle vertueux qui est à l’origine de la croissance économique 8.

La loi de rendements décroissants, formulée par Ricardo en 1821 mais déjàannoncée par Turgot en 1768, représente une première formulation de la limitede la croissance économique 9. David Ricardo fonde son analyse sur le principede rareté de la source de valeur, la terre. Puisque la population augmente, onest obligé de mettre à profit des terres qui sont moins fertiles et donc moinsproductives, ce qui implique une diminution de la production pour toute unitéde terre mise au profit. Puisque les travailleurs achètent des biens de nécessité,le prix des subsistances augmente. Mais les profits ne peuvent augmenter qu’auxdépens des salaires, par conséquent la demande et l’offre se stabilisent et letaux de profit tend vers zéro 10. Comme l’explique Malthus :

L’homme est assujetti à une place limitée. Lorsqu’un arpent a été ajouté à un autrearpent, jusqu’à ce qu’enfin toute la terre fertile soit occupée, l’accroissement de lanourriture dépend de l’amélioration des terres déjà mises en valeur. Cette amélio-ration, par la nature de toute espèce de sol, ne peut faire des progrès toujourscroissants ; mais ceux qu’elle fera, au contraire, seront de moins en moins consi-dérables tandis que la population, partout où elle trouve de quoi subsister, ne connaîtpoint des limites, et que ces accroissements deviennent une cause active d’accrois-sement nouveaux 11.

Malthus pense en effet que l’accroissement géométrique de la populationentre inévitablement en conflit avec l’accroissement arithmétique des moyensde subsistance. La limitation des terres et des ressources disponibles a finale-ment un effet destructif sur la population, car si l’on ne prend pas de mesurespour limiter le nombre à travers les célèbres freins « préventifs » (le « moralrestreint » ou l’abstention du mariage), les freins « destructifs » (les guerres, lesvices, les misères) ramènent la population au plafond des subsistances. En toutcas, à partir de ce début du 19e siècle, le développement du capital semble êtrestructurellement limité par l’exploitation de ressources. Le secret de la crois-sance réside alors dans le maintien de l’équilibre entre population, capital fon-cier et moyens de subsistance.

8 - Voir en particulier François Quesnay, « Hommes », in Œuvres économiques complètes,Paris, INED, 2 vol., 2005, t. 1, p. 284 : « (...) l’accroissement de la population dépend entièrementde l’accroissement des richesses, de l’emploi des hommes et de l’emploi des richesses ; leshommes se rassemblent et se multiplient partout où ils peuvent acquérir des richesses queleurs travaux et leur industrie peuvent leur procurer ».

9 - David Ricardo, « On the Principles of Political Economy and Taxation », in Piero Sraffa etMaurice Dobb (dir.), The Work and Correspondance of David Ricardo, Cambridge, CambridgeUniversity Press, vol. I, p. 67-83.

10 - Voir Annie Soriot, « Optimum de production et optimum de population : l’analyse démo-graphique d’Adolphe Landry », Revue d’histoire des sciences humaines, 2002, vol. 2, no 7,p. 157-179.

11 - Thomas R. Malthus, Essai sur le principe de population, Paris, Garnier-Flammarion, 1992,t. I, livre I, p. 71 (An Essay on the Principle of Population, or a View of its Past and Present Effecton Human Happiness..., Londres, 1817 [5e éd.]).

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Le concept marxien-engelsien de « surpopulation relative » a été élaboréen tant que critique du malthusianisme. Pour Karl Marx, il n’y a pas de loinaturelle qui règle les rapports entre démographie et économie : la loi depopulation n’est pas une constante qui fait entrer en contradiction deux pro-gressions naturelles, elle est le produit de conditions historiques. Or, le modede production et de valorisation du capital propre du capitalisme est basé surl’exploitation du surtravail : comme cela est connu, la valeur pour Marx nedépend pas d’une propriété intrinsèque des choses, mais d’un certain rapportsocial entre les hommes selon lequel certains, les propriétaires des moyens deproduction, s’approprient de la valeur ajoutée aux marchandises par le travail.La seule et unique source de valeur est donc le travail, transformé en forcede travail, mesuré par le temps et réduit à un produit marchand que le pro-priétaire des moyens de production achète. Ce temps de travail que le salariévend au propriétaire des moyens de production se compose de deux parties :l’une revient au salarié sous la forme du salaire permettant de reproduire laforce de travail, l’autre revient au capitaliste. Ce dernier, acquiert de nouveauxmoyens de production, et il augmente ainsi la partie du capital constant(machines et biens premiers que le capitaliste acquiert en vue de leur trans-formation) aux dépens du capital variable (rémunérant la force de travailsalarié). Or, la seule façon pour comprimer le niveau des salaires – et assurerdonc l’accumulation du capital – est de constituer une population ouvrièresuperflue, « une armée industrielle de réserve » qui permet, par la concur-rence, de maintenir les salaires à un niveau assurant la simple reproductionde la force de travail 12. La surpopulation est donc toujours relative au sensoù elle est conditionnée par la structure de production et de valorisation ducapital, relativement donc à l’intégration des masses dans les rapports de pro-duction capitalistes 13.

En un certain sens, Foucault a raison de dire que Marx, tout en dénatu-ralisant les rapports de production, se situe dans le champ épistémique ouvertpar Ricardo 14. En effet, chez les économistes du 19e siècle, la représentationde l’économie apparaît comme un jeu à somme nulle entre les terres, lesmoyens de production, le travail en tant que variables quantitatives. Peuimporte que chez Marx ce soit le mécanisme lui-même du capital qui trans-forme le travail en marchandise, et donc en abstraction temporelle. Lui-mêmereste pris dans une contradiction qui caractérise la théorie économique clas-sique : même si la thèse des rendements décroissants impliquait une différen-ciation qualitative des terres, même si le principe de la division du travail chezSmith impliquait un perfectionnement des qualifications des travailleurs, la

12 - Karl Marx, « Note sur Malthus » (1858), Grundrisse, Cahier VI, in Œuvres. Économie, t. 2,Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, p. 1528-1531 et Le Capital, Paris, Éditions Sociales, 1969, t. 1,p. 449-468. Voir aussi, sur ce point, Yves Charbit, « Capitalisme et population : Marx et Engelscontre Malthus », Revue d’histoire des sciences humaines, 2005, no 13, p. 183-208.

13 - Voir Guillaume Sibertin-Blanc, « Loi de population du capital, biopolitique d’État, hétéro-nomie de la politique de classe », in Franck Fischbach (dir.), Relire Le Capital, Paris, PUF, 2009.

14 - Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 265-275.

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théorie économique ne peut penser le capital et le travail que sous la formed’une abstraction quantitative 15. En particulier, le travail lui-même est tou-jours pensé sous la forme abstraite d’une quantité homogène de temps et laseule possibilité d’augmenter la force de travail est soit d’augmenter le nombred’heures travaillées, soit d’augmenter le nombre des hommes, et par consé-quent la population relative.

Schultz : la valeur économique du temps de travail

Ce modèle fondé sur le jeu de trois sources quantitatives et limitées resteradominant, avec plusieurs variations, encore au cours du 20e siècle, notammenten démographie 16. La nouvelle approche d’économie de la population desnéolibéraux se fonde précisément sur la critique de ce modèle classique. L’undes constats de départ de l’analyse de Theodore W. Schultz, est que « danstous les pays riches, la valeur économique du temps humain est élevée et trèssupérieure à ce qu’elle est dans les pays pauvres 17 ». Selon Schultz, la conco-mitance entre incitation à entreprendre une activité rémunérée et l’existencede besoins importants de main d’œuvre en Europe et aux États-Unis au coursde l’après-guerre s’est traduite par un accroissement très important de la rému-nération horaire réelle. Cette augmentation de la rémunération horaireimplique également l’accroissement de la contribution du travail à la forma-tion du revenu national et conduit par conséquent à la baisse de celle de lapropriété et de la rente.

En somme, la bonne nouvelle, pour le capitalisme, c’est que l’énormeaccroissement du stock de capital physique dans les pays riches ne provoqueni une décroissance notable des rendements, comme le voulait Ricardo, niune compression des salaires sous la pression de l’armée de réserve des chô-meurs, comme le voulait Marx 18. En d’autres termes, le jeu n’est plus à sommenulle. Comment s’est produit ce miracle ? Pour Schultz, la « hausse de larémunération du travail, et donc de la valeur absolue du temps humain dépendfondamentalement de l’accroissement de sa productivité 19 ». Cet accroisse-ment dérive à son tour d’un type particulier de croissance économique qui nese fonde plus, comme dans l’économie classique, sur l’exploitation des

15 - Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 227, où en reprenant lescritiques des néolibéraux Foucault affirme que chez Marx, le travail est toujours réduit au temps,« amputé de sa réalité humaine et de ses variables qualitatives ».

16 - Avec toutefois une série d’exceptions remarquables, parmi lesquelles il faut rappelernotamment les théories d’Esther Boserup (The Conditions of Economic Growth, Londres, Allenand Unwin, 1965). Voir, sur la permanence du modèle malthusien, Marc Nerlove, « Toward aNew Theory of Population and Economic Growth », in Theodore W. Schultz, Economics of theFamily, op. cit., p. 527-545.

17 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes. » Investissement humain etqualité de la population, Paris, Bonnel, 1983, p. 81 (Investing in People. The Economics of Popu-lation Quality, Berkeley, University of California Press, 1981).

18 - Ibid., p. 93-97.

19 - Ibid., p. 81.

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ressources naturelles, mais sur l’investissement dans ce que Schultz appelle« la qualité de population 20 ».

Cette notion de « qualité » de la population rejoint celle de « qualité del’effort humain » mobilisée dans le premier article important de Theodore W.Schultz, « Investement in Human Capital », publié en 1961 21. C’est en effetdans cet article qu’il distingue une conception qualitative d’une conceptionquantitative du travail humain :

Les ressources humaines ont évidemment des dimensions à la fois quantitatives etqualitatives. Le nombre de personnes, la proportion de celles qui participent à travailutile, le nombre d’heures de travail, sont principalement des caractéristiques quan-titatives. (...) je vais mettre de côté celles-ci et prendre seulement en considérationles composantes qualitatives telles que la compétence, le savoir et les attributs simi-laires qui ont une incidence sur les capacités humaines particulières de faire untravail productif. Dans la mesure où les dépenses pour améliorer ce type de capacitésaugmentent également la valeur de productivité de l’effort humain (labor), ellesvont générer un rendement positif 22.

La notion de « qualité » de la ressource humaine reposait ainsi sur le constatque le travail produit par une personne compétente a une productivité supé-rieure à n’importe quel travail. L’augmentation du stock de compétences, etdonc du capital humain, à travers l’éducation ou l’expérience se traduit parl’augmentation de la qualité de la population. La croissance de la qualité popu-lationnelle implique à son tour l’augmentation de la productivité du travail, etconduit ensuite à l’augmentation de la valeur économique du temps du travail,se traduisant par des revenus plus élevés. Ce cercle vertueux montre, selonTheodore Schultz, que l’accroissement du stock de capital humain représente« la plus grande réussite de la croissance économique moderne 23 ». Dansl’« humain » on aurait découvert une source de valeur virtuellement renouve-lable à l’infini, permettant de démentir l’idée d’une économie condamnée àl’exploitation des ressources rares et conflictuelles. En revanche, la théorie éco-nomique classique aurait méconnu ce principe de base, à savoir que l’humainlui-même est une forme de capital constamment augmentable :

L’échec à appréhender les ressources humaines explicitement comme une forme decapital, comme un moyen de production lui-même produit (produced means ofproduction), comme le produit de l’investissement, a encouragé la rétention de lanotion classique du travail (labor) en tant que capacité de faire un travail manuelnécessitant peu de savoir et de compétence, une capacité dont, conformément àcette notion, les travailleurs sont dotés équitablement. Cette notion du travail (labor)était fausse dans la période classique et est manifestement fausse aujourd’hui.Compter les individus qui peuvent et veulent travailler et considérer ce calcul comme

20 - Ibid., chap. 2 : « L’investissement en qualité de la population », p. 35-59.

21 - Theodore W. Schultz, « Investment in Human Capital », The American Economic Review,vol. 51, no 1, mars 1961, p. 1-17.

22 - Ibid., p. 8, notre traduction.

23 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes »..., op. cit., p. 56.

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la mesure de la quantité d’un facteur économique n’a pas plus de sens que decompter le nombre de toutes les sortes de machines pour déterminer leur impor-tance économique, soit en tant que stock de capital soit en tant que flux de servicesproductifs 24.

Selon l’économiste américain, les économistes classiques n’avaient pas vules potentialités de cette nouvelle source de valeur qu’est le travail humainprécisément parce qu’ils ne s’étaient pas donnés une notion qualitative ni dutemps de travail, ni de la population. Ce n’est pas un hasard si la polémiquecontre Malthus est un leitmotiv des analyses néolibérales : s’étant donné une« théorie quantitative de la population », il a réduit la qualité de vie à « lasimple survie du commun des mortels », sans percevoir l’importance des apti-tudes, des talents, des compétences acquises et améliorables 25. Mais le défautle plus grave de cette conception consiste sans doute à interpréter les inves-tissements dans le capital humain comme des consommations, c’est-à-direcomme des dépenses à fonds perdus. Or, les dépenses en éducation, en santé,en formation et même en loisirs peuvent être interprétées comme des« détours de production », pour reprendre la formulation d’Eugen von Bohm-Bawerk, c’est-à-dire comme autant d’investissements en capital humain, dontles coûts d’acquisition sont couvert par les rémunérations passées 26. Autre-ment dit, là où Marx a pensé le salaire seulement comme une reproductionde la force de travail, Schultz interprète les salaires comme une sourced’« investissement sur soi » se traduisant dans l’amélioration de la qualité dela population.

Lorsque l’on considère l’humain comme une ressource qualitative, laquestion se pose de penser le rapport entre les choix individuels en matièred’investissement sur soi, la qualité et la quantité de population. La théoriedu capital humain implique que l’on puisse analyser les processus sociolo-gique et économique de relèvement de la qualité de population, et pour cela,dit Schultz : « nous avons besoin d’une théorie de l’équilibre démographiquefondée sur la valeur accrue du temps humain 27 ». Or, cette quête des éco-nomistes venait rencontrer un autre souci, venant du cadre disciplinaire dela démographie : celui d’entreprendre des démarches qualitatives de mesurede la population.

24 - Theodore W. Schultz, « Investment in Human Capital », art. cité, p. 3, notre traduction.

25 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes »..., op. cit., p. 39. Sur cettecritique de Malthus, voir aussi Gary S. Becker, A Treatise on the Family, Cambridge/Londres,Harvard University Press, 1981, p. 94-95.

26 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes »..., op. cit., p. 29-30, 49-50,61-78, 83.

27 - Ibid., p. 94. Voir aussi, pour une tentative en ce sens, Theodore W. Schultz, « Human Capital,Family Planning and Their Effects on Population Growth », The American Economic Review,vol. 84, no 2, mai 1994, p. 255-260.

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Jean Sutter et la notion de « qualité » en démographie

En 1946, le médecin et démographe Jean Sutter signe un article sur « Lefacteur qualité en démographie » dans la revue Population 28. La date deparution de cet article n’est pas sans conséquences sur son contenu : àl’issue de la Deuxième Guerre mondiale, parler d’« amélioration de la popu-lation » renvoyait presque inévitablement aux pratiques douteuses del’eugénisme nazi. L’extrême prudence de l’auteur à évoquer ces questionsle conduit notamment à valoriser les aspects économiques du facteur« qualité ».

D’abord, la « démographie qualitative » se définit comme « l’étude desfacteurs qui conditionnent dans une population l’apparition des capacitésphysiques, intellectuelles et morales 29 ». Alors que la démarche quantitativeconcerne l’étude mathématique des populations et la « constatation brutaledes faits », l’approche qualitative se concentre sur la notion des capacitésdes hommes et des femmes, et s’interroge sur la manière de les perfectionneret les pousser plus loin. Selon Jean Sutter, il ne faut pas s’attendre dans cedomaine à parvenir à la rigueur des lois statistiques de la démographie quan-titative, mais on peut en revanche atteindre le niveau des causes de l’agirhumain. Or cet objectif plus vaste et relativement plus complexe expliquele retard considérable de la démographie qualitative : « on possède doncleurs caractéristiques qualitatives brutales (des populations), mais pas derenseignements sur leur valeur intrinsèque : on ne sait rien entre autres deleurs capacités physiques ou intellectuelles 30 ». Selon Jean Sutter, cettecomplication est due fondamentalement à l’influence d’un grand nombrede facteurs très divers – biologiques, sociaux, économiques – sur le compor-tement des individus.

Car, et c’est là sa deuxième caractéristique, la démographie qualitative doitse situer sur l’échelle de l’individu : alors que la démographie quantitativeconcerne l’homme en tant que masse, la démographie devient qualitativelorsqu’elle arrive à apprécier la valeur de l’individu et les facteurs qui le condi-tionnent. Autrement dit, la démarche qualitative doit permettre de passer duconstat des faits à la recherche des causes de l’action individuelle 31. On s’aper-cevra alors que les innombrables facteurs agissant sur les capacités indivi-duelles – et par conséquent sur la qualité de la population – peuvent êtreclassés en trois catégories. En premier lieu, les facteurs biologiques, hérédi-taires et physiologiques, comme la distribution génétique d’une certaine

28 - Jean Sutter, « Le facteur “qualité” en démographie », Population, vol. 1, no 2, 1946,p. 229-316.

29 - Ibid., p. 299.

30 - Ibid., p. 300.

31 - Ibid., p. 305 : « Le moment où la démographie, de quantitative devient qualitative, est fré-quemment celui où, s’éloignant de la constatation brutale des faits, elle en veut connaître lescauses. Mais cette science ne peut prendre son plein essor que si l’on peut apprécier exactementla valeur globale de l’individu et mettre en évidence les nombreux facteurs qui la conditionnent ».

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qualité physique ou mentale 32. En deuxième lieu, les facteurs sociaux et éco-nomiques, constituant le domaine d’une socio-démographie : on pourra mon-trer, par exemple, la corrélation entre le poids du bébé et les revenus familiaux,ou encore mesurer le développement physique et intellectuel selon la taille etla richesse des familles 33.

Ce n’est pourtant pas sur l’étude de ces causes socio-économiques, tropsouvent susceptibles de se transformer en questionnement politique, que JeanSutter veut fonder une démarche qualitative en démographie. Selon lui, uneexplication plus fine des mécanismes présidant au développement de la qualitéde la population doit écarter les déterminismes biologiques et économico-sociaux et prendre en compte les facteurs « humains d’ordre culturel ou édu-catif », plus difficiles à détecter et à mesurer. Il cite, par exemple, la célèbreenquête de D. Noel Paton et Leonard Findlay sur la relation entre le déve-loppement des enfants et la « qualité maternelle » (mesurable en termesd’hygiène, alimentation, soin dû aux enfants), cette dernière dépendant à sontour moins de la pauvreté que de l’encombrement (déterminé par le cubed’air par personne). Les chercheurs anglais avaient ainsi montré que « l’amé-lioration de la qualité tient beaucoup plus à un facteur proprement humainqu’à un facteur économique : (...) une élévation du salaire n’aurait guère puaugmenter la qualité de la population si on n’avait en même temps négligél’éducation de jeunes 34 ».

Selon un mouvement dont les démographes sont coutumiers, la démarchedescriptive se transforme presque insensiblement en démarche prescriptive. Lesdegrés d’éducation physique, alimentaire, intellectuelle et professionnelledeviennent des critères non seulement pour établir une pertinence de ladémarche qualitative, mais aussi pour améliorer la qualité de la population. Àtravers l’éducation, il devient alors possible de créer des marges d’améliorationde la productivité. Certes Jean Sutter n’est pas le premier à avoir soulevé laquestion du rapport entre l’éducation et la démographie : le souci de réorga-nisation de l’appareil éducatif afin de rendre la population plus performanteanime régulièrement les analyses des démographes et on pourrait remonterjusque chez Botero pour qui l’éducatif était déjà considéré comme un outilmajeur de transformation de la population en force de l’État 35.

Mais, pour Sutter, rapprocher l’éducatif de la démarche qualitative signifiesurtout inscrire l’éducation dans l’ensemble des facteurs humains qui relèvent

32 - Ibid., p. 306-307. C’est ici que Sutter évoque l’« eugénique », « qui peut être en définitiveconsidéré comme une branche de la démographie qualitative », mais c’est justement pour lalimiter à l’étude des facteurs biologiques et l’écarter aussitôt.

33 - Ibid., p. 308-311 : « La mortalité infantile, la croissance, la morbidité, les aptitudes physi-ques et mentales sont différentes suivant les classes sociales, comme sont différentes, suivantles métiers, la fatigue, l’usure et la mortalité ».

34 - Ibid.

35 - Luca Paltrinieri, « “Nombre des hommes” et “populatio” à la fin de la Renaissance :Machiavel, Bodin, Botero », in Olivier Guerrier (dir.), M. Foucault et la Renaissance, Paris, Clas-siques Garnier, 2014 (à paraître).

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de la « structure individuelle » du choix. Une intervention directe et massivede l’État dans ce domaine serait inefficace précisément parce que l’éducatifrelève en premier lieu du choix des individus et des familles. Le « facteurhumain », ce n’est en effet rien d’autre que le principe irréductible du choixindividuel. Lorsqu’elle insiste sur l’importance des facteurs humains, la démo-graphie qualitative revendique explicitement ce recentrement sur l’individu entant qu’auteur de sa propre existence, contre les deux déterminismes typiquesde l’approche démographique, le biologique et l’économico-social :

La variabilité des observations que l’on peut faire dans le domaine qui nous intéresses’explique facilement, si l’on songe qu’outre des phénomènes observables à l’échelledes groupes, d’autres interviennent constamment qui sont proprement humains,tenant par exemple à l’intelligence des parents, à leurs mœurs, à leur éducation 36.

Cette nouvelle approche démographique et son corollaire normatif pose alorsle problème typique d’une gouvernementalité néolibérale, par laquelle il faut agirsur les actions des individus en aménageant un milieu pour des actions possibles.Lorsque Jean Sutter affirme que la démarche qualitative se concentre sur lescauses, il semble en effet précisément faire appel à un modèle de gouvernementà distance, qui agit donc non pas directement sur les individus, mais pour ainsidire en amont, sur les causes de son comportement. Mais l’amélioration de laqualité de la population ne représente pas moins un enjeu économico-politiquemajeur pour des pays européens qui font désormais face aux nouveaux géantsdémographiques se dessinant dans l’immédiat après-guerre (l’Union Soviétique,les États-Unis, la Chine). D’où l’idée, transparaissant à plusieurs endroits dutexte de Sutter, que l’amélioration de la qualité est la seule issue compensatriceau déficit démographique européen et une alternative aux moyens natalistes, quisont désormais impraticables. La question se pose d’expliquer la relation entrevariation qualitative et quantitative de la population afin d’établir une série demesures destinées, selon Sutter, « à augmenter la qualité intrinsèque del’homme » : législation du travail, taxes, prêts, ou encore par exemple la duréede congé de maternité. En mettant sur le plateau la question de la qualité, Sutterouvre ainsi la boîte de Pandore des rapports entre économie et démographie,restés jusque-là sous le signe de la variable quantitative. Parler de qualité signifiesuggérer que la valeur économique de l’humain doit être mesurable et peut êtreaugmentée 37. Qu’est-ce que peut être une mesure de la qualité, ou une quanti-fication de la qualité de l’humain ?

Becker : de la qualité de la population au modèle quantité/qualité

C’est précisément par le biais du questionnement sur la mesure de la qua-lité de la population que le raisonnement démographique peut rencontrer la

36 - Jean Sutter, « Le facteur “qualité” en démographie », art. cité, p. 312.

37 - D’où la démarche d’un Alfred Sauvy dans son livre Coût et valeur de la vie humaine, Paris,Hermann, 1978.

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microéconomie. À ce titre, Gary Becker est souvent présenté comme le fon-dateur de la « nouvelle économie démographique ». En effet, de son premier,célèbre article sur « An Economic Analysis of Fertility » (1960) jusqu’à sonœuvre majeure, A Treatise on the Family (1981), c’est précisément à partir desdécisions prises par les ménages que Gary Becker essaye d’expliquer la relationentre accumulation de capital humain et quantité de population. Ici encore,la modélisation s’appuie sur une critique du modèle malthusien. Selon Mal-thus, en effet, la fécondité est une constante naturelle qui est soumise seule-ment en deuxième instance au facteur économique (au niveau de la natalité) :un flux des revenus se traduit dans les modèles classiques quantitatifs par unnombre plus important d’enfants. Pourtant, cela n’explique en rien lescomportements réels observés par Becker dans les années 1950, période où cesont précisément les classes supérieures des pays riches qui connaissent unebaisse de leur fécondité.

Pour expliquer la relation négative entre fécondité et revenu, Gary Beckerinverse le modèle malthusien. Il montre ainsi que la fécondité des couples estsoumise à des variables économiques et peut être étudiée dans le même cadreque celui de l’analyse de la demande de biens durables : il y a une demanded’enfants comme il peut y avoir une demande de biens immobiliers 38. Lesenfants, en d’autres termes, entrent dans la ligne de compte de choix substi-tuables, concernant la manière dont sont allouées des ressources rares à desfins concurrentes. C’est bien là le point de départ, l’hypothèse sur laquelle sebase la théorie du capital humain.

Or, une augmentation de revenu comporte deux effets : un « effet revenu »,c’est-à-dire la capacité d’acheter plus de biens, mais aussi un « effet prix » quidépend de la valeur économique supérieure du temps. À partir du moment oùla rétribution d’une heure de travail augmente, le temps aussi en-dehors du travailsera plus cher. Lorsque, par exemple, on choisit d’investir ce temps en loisirs, onrenonce également à gagner une somme supérieure d’argent. On parlera alors de« coût d’opportunité », pour désigner les revenus auxquels l’agent renonce quandil décide de ne pas travailler, notamment pour se former ou jouir de ses biens 39.

Toute jouissance de biens comporte donc une dépense de temps, mais lesenfants en tant que biens durables comportent une dépense de temps encoreplus intensive. Le coût d’opportunité des enfants non seulement occupe unepart importante dans le coût total du ménage, mais en plus il tend à croîtreet même monter en flèche au fur et mesure qu’augmente le revenu : plus les

38 - Voir Gary S. Becker, « An Economic Analysis of Fertility », in Ansley J. Coale (dir.), Demo-graphic and Economic Changes in Developed Countries, New Jersey, Princeton University Press,1960, p. 209-231 : « For most parents, children are a source of psychic income or satisfaction,and, in the economists’s terminology, children would be considered a consumption good »(p. 210). Sur toutes ces questions, Cédric Doliger, Démographie, fécondité et croissance écono-mique en France. Une analyse cliométrique, Éditions universitaires européennes, 2010.

39 - Par exemple, dans l’économie de l’éducation, on parle de « coûts d’opportunité » pourindiquer les revenus auxquels l’étudiant renonce à cause de la poursuite des études, mais cescoûts sont ensuite réintégrés dans le capital humain : on rejoint par là la question du « détourde production ».

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revenus sont élevés, plus le temps libre est cher, plus le coût d’opportunité desenfants tend à être élevé. Jusqu’au moment où les parents devront faire unarbitrage entre l’effet revenu et l’effet prix, qui peut avoir un effet négatif surla fécondité, notamment si, pour maintenir de conditions optimale d’équilibreentre des biens de nature différente, les parents choisissent de diminuer lenombre d’enfants pour accroître la consommation des autres biens :

La demande d’enfants dépendrait du prix relatif des enfants et du revenu total. Uneaugmentation du prix relatif des enfants (...) réduit la demande d’enfants et aug-mente la demande d’autres produits de consommation (commodities) (si le revenuréel est maintenu constant) 40.

Mais Gary Becker refuse de penser que les enfants sont des biens inférieursou comparables aux autres biens de consommation. Si les dépenses en biensde consommation peuvent en effet représenter une sorte d’investissement sursoi, notamment lorsqu’elles amplifient les compétences individuelles 41, lesenfants font l’objet d’un investissement spécifique, qui vise à satisfaire unedemande parentale par l’amélioration de leur qualité. C’est bien à partir de ceconstat que Becker introduit un modèle explicatif qualité-quantité qui permetde mettre en relation le nombre avec la « qualité désirée » de l’enfant :

Une famille doit déterminer non seulement combien d’enfants elle veut avoir, maisaussi le montant dépensé pour chacun – si elle devra fournir des chambres séparées,les inscrire à la crèche et dans des écoles privées, leur donner des leçons de danse oude musique, etc. J’appellerai les enfants les plus chers des enfants de « meilleure qua-lité » (« higher quality » children), au sens où des Cadillacs sont appelées des voituresde meilleure qualité que des Chevrolets. Pour éviter tout malentendu, il faut ajouterque la « meilleure qualité » ne signifie pas moralement meilleur. Si l’on dépense volon-tairement davantage sur un enfant plutôt que sur un autre, c’est parce que les parentsobtiennent une utilité additionnelle de cette dépense supplémentaire et c’est cetteutilité additionnelle que nous appelons meilleure « qualité » 42.

Conformément à l’approche utilitariste choisie par Gary Becker, la « qua-lité » est donc une certaine utilité de l’enfant : exactement comme une voiture,l’enfant produit une utilité pour les parents et plus particulièrement un gain« psychique » (psychic income). Cette utilité est intrinsèquement liée à un coût,exactement de la même manière que les qualités d’une voiture (confort, sécu-rité, vitesse, etc.) sont liées à son prix. Ainsi la « qualité » de l’enfant n’est riend’autre qu’un paquet d’attributs qui peuvent être améliorés avec des investis-sements ciblés : par exemple sur la nourriture, sur la santé, sur l’éducation 43.

40 - Gary S. Becker, A Treatise on the Family, Cambridge/Londres, Harvard University Press,1981, p. 96, notre traduction.

41 - Theodore W. Schultz, « Investment in Human Capital », art. cité, p. 8.

42 - Gary S. Becker, « An Economic Analysis of Fertility », art. cité, p. 211, notre traduction.

43 - Ibid., p. 213-214 : « Normalement, on a le choix entre plusieurs qualités d’enfants et lechoix de la qualité est déterminé par les goûts, les revenus et le prix. (...) Un changement ducoût de l’enfant est un changement du coût de l’enfant d’une qualité donnée (given quality), dûpar exemple à la variation du prix de la nourriture ou de l’éducation. »

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D’où la précision importante qu’apporte Theodore Schultz à la notion decapital humain, qui n’est pas composé par toutes les compétences dont ondispose, mais par :

les aptitudes, les talents, les qualifications, les expériences accumulés par un individuqui déterminent en partie sa capacité de travailler et de produire pour soi-même etpour les autres, mais dans la mesure et seulement dans la mesure où elles peuventfaire l’objet et être le produit d’un investissement délibéré. (...) Les principales activitéscontribuant à la formation du capital humain sont les soins prodigués aux enfants,les expériences familiales et la formation professionnelle, l’instruction et la santé.La valeur de ce capital humain additionnel dépend du volume supplémentaire debien-être qu’il procure aux individus 44.

Si la notion de capital humain rebondissait sur l’éducation et le soin dûaux enfants, on comprend pourquoi la notion de « coûts d’opportunité » per-mettait finalement de quantifier la qualité : lorsque le revenu augmente, nonseulement le prix de l’enfant augmente, mais, parallèlement, la demande dequalité tend à dépasser la demande de quantité. Mesurer le capital humaindevient ainsi possible précisément à partir du coût des investissements sur lesenfants, notamment en éducation et en formation 45. Mais ces évaluations sefondent précisément sur la première quantification de la qualité que les parentsen tant qu’agents rationnels opèrent pour ainsi dire spontanément, lorsqu’ilstraduisent la qualité désirée des enfants en nombre d’enfants :

L’accroissement de la demande de qualité des enfants, et le désir ressenti par lesadultes d’améliorer leur propre qualité les incitent à avoir, et donc à élever, moinsd’enfants. Cette aspiration à la qualité contribue ainsi à la solution du problèmedémographique 46.

À travers ce tour de force micro-économique, Gary Becker et TheodoreSchultz parvenaient donc à une explication causale de la relation entre aug-mentation du capital humain et baisse de la fécondité, mais surtout à unemesure économique du capital humain qui se basait sur la relation entre inves-tissements sur les enfants, retours sur investissement (bénéfices salariales) et« qualité de la population » 47.

44 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes », op. cit., p. 39-41, noussoulignons.

45 - Voir Gary S. Becker et H. Gregg Lewis, « On the Interaction between the Quantity and Qualityof Children », Journal of Political Economy, vol. 81, no 2, mars-avril 1973, p. 279-288.

46 - Ibid., p. 27.

47 - Voir en particulier Gary S. Becker, Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysiswith Special Reference to Education, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1975[rééd. 1983], chap. 2 et 3, p. 15-81.

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Conclusion. Une bio-politique néolibérale ?

Je voudrais enfin revenir à la question initiale et tirer quelques conséquencesde cette théorie du capital humain pour une biopolitique néolibérale. Nousavons vu que cette théorie était fondée sur la critique de l’abstraction du tempsquantitatif. Or, cette critique se trouve précisément aux origines du conceptlui-même de biopolitique élaboré par Foucault. Dans son cours inédit au Col-lège de France de 1972-1973, sur la Société punitive, Michel Foucault montreque le but des mécanismes disciplinaires a été précisément de créer des indi-vidus productifs en transformant le temps de la vie en force de travail. Le tempsde travail, le temps que l’ouvrier vend en échange d’un salaire, ce n’est pasn’importe quel temps : avant d’être vendu, il faut déjà qu’il soit transformé enun temps productif, en un temps qualitatif qui est le temps d’un corps disci-pliné, dressé par la régularité et la constance 48. Ce temps utile est ensuitequantifié, au niveau de la population, en tant que force de travail. Lorsque l’onse place au niveau des pratiques gouvernementales, on se rend compte quel’avènement du capitalisme impliquait non seulement le jeu de la terre, ducapital et du travail, mais aussi la transformation du temps humain par unebio-politique. C’est une thèse que Foucault évoque par ailleurs explicitementà la fin de la leçon du 14 mars 1979 : à la suite de Marx, on a beaucoup réfléchisur l’accumulation du capital physique comme condition du décollage écono-mique du capitalisme dans sa forme moderne, manufacturière et industrielle.Et si en revanche, dit Michel Foucault, il y avait eu aussi « accumulation accé-lérée du capital humain », entendu comme cette variable qualitative affectantla valeur du temps de travail 49 ?

On voit l’unité du questionnement qui sous-tend les deux démarches, cellede Foucault et celle des néolibéraux. Mais la confusion entre les deux démar-ches peut se faire seulement au prix de la décontextualisation de l’élaborationde la thèse biopolitique elle-même.

Pour les néolibéraux, la théorie du capital humain est un nouvel huma-nisme. « Mettre l’humain au centre » comme l’affirme encore aujourd’hui GaryBecker, signifie faire des acteurs économiques des auteurs de leurs choix ettransformer ainsi l’économie de théorie de la formation du valeur à analyse dela rationalité d’individus libres d’agir et de choisir 50. La fiction du choixrationnel à la base de tout comportement, délibérément assumé, libérerait eneffet les acteurs de toute déterminisme social. Ainsi, dans les années 1990,« l’investissement en capital humain » est devenu une pièce centrale d’un dis-cours qui se revendiquait « pour l’homme » au sens noble du terme et qui

48 - Voir sur ce cours Frédéric Gros, « Foucault et la “Société punitive” », Pouvoirs, vol. 4, no 135,2010, p. 5-14.

49 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 239.

50 - Gary S. Becker, François Ewald, Bernard Harcourt, « Becker on Ewald on Foucault onBecker. American Neoliberalism and Michel Foucault’s 1979 Birth of Biopolitics Lectures », Uni-versity of Chicago Institute for Law & Economics Olin Research Paper no 614 ; University ofChicago, Public Law Working Paper no 401, septembre 2012.

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voulait concilier performance économique, progrès social et développementsociétal. Aussi peut-on lire dans un livre manifeste du Centre de Jeunes Diri-geants d’Entreprise publié en 1998, que :

Privilégier le capital humain, ce n’est pas sacrifier la performance de l’entreprise surl’autel de l’humanisme, mais plutôt donner à cette performance les meilleureschances de se réaliser. Encore faut-il accepter d’aller jusqu’au bout de cette logique :pour les Jeunes Dirigeants, privilégier le capital humain, c’est aussi essayer, danstout type de situation, d’affirmer la préférence donnée à l’humain par rapport àtout autre type de considération 51.

Cet extraordinaire raccourci qui permet en même temps de faire du capitalhumain la nouvelle visée humaniste des entreprises (« mettre l’économie auservice de l’homme ») n’empêche pas que « (les Jeunes Dirigeants) ne le fontpas par angélisme, mais parce qu’ils sont intimement persuadés que le pari del’homme constitue l’un des leviers essentiels d’une compétitivité renforcée etd’une performance durable pour les entreprises 52 ». Dans une telle mythologiede la performance économique, l’« Homme » apparaît en même temps commeune fin et un moyen.

Le but de l’hypothèse sur la biopolitique formulée par Foucault, que nousne séparons pas de la critique des mythes humanistes menées notamment dansLes mots et les choses, était précisément de montrer que l’humanisme a fonc-tionné comme un élément dans un dispositif matériel destiné à produire del’efficacité économique. La liberté elle-même n’est pas cette terre de promessesque l’on aurait retrouvée sous l’abstraction économique, mais un produit desdynamiques gouvernementales qui souvent retirent de la main droite la libertéqu’elles semblent donner de la main gauche 53. De ce point de vue, l’individurationnel et conscient de ses choix décrit par les théories du capital humain,n’est pas moins « gouvernable » par une technologie politique qui agit sur lesimpôts, l’emploi, les migrations et surtout l’éducation 54.

Là où la divergence entre Foucault et les théoriciens du capital humainapparaît de façon patente, c’est dans la définition elle-même de la figure del’investisseur en soi-même et en sa propre progéniture. Pour Schultz, l’individunéolibéral porteur d’un capital humain non-liquide, qu’il ne peut donc pasaliéner, mais dont il peut seulement vendre les services, est un capitaliste : « depar la possession d’un capital humain individuel, les agents se transforment deplus en plus en capitalistes, et ils cherchent des appuis politiques garantissant

51 - Centre des Jeunes Dirigeants d’Entreprise, Pour l’entreprise, l’Homme est capital, Boux-willer, Vetter Éditions, 1998, p. 76.

52 - Ibid., p. 10.

53 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 65.

54 - Voir Theodore W. Schultz, « Investement in Human Capital », art. cité, p. 13-16. Voir éga-lement l’article de Ferhat Taylan, « L’interventionnisme environnemental, une stratégie néo-libérale », dans ce volume de Raisons politiques, p. 77-88.

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la préservation de la valeur de ce capital. 55 » Cela permettait à la théorie éco-nomique de se libérer du concept de classe pour faire de la concurrence géné-ralisée la seule réalité économiquement justifiable où évoluent les agentssociaux.

Michel Foucault, en revanche, parle du sujet néolibéral comme d’un entre-preneur de lui-même 56. Que cet investissement sur soi ne puisse se faire autre-ment que sous la forme de l’entreprise, c’est-à-dire une forme de productionqui s’est révélée historiquement allergique à bon nombre de questionnementsdémocratiques, revient à enraciner la pratique néolibérale dans un réseau deconflits et de rapports de force qui dépassent la dynamique concurrentielleentre des acteurs rationnels. Mais encore plus profondément, l’analyse foucal-dienne, parvient à mettre au centre une figure de la subjectivation dont lacomplexité est bien plus grande que celle de la figure emblématique du « capi-taliste » : celle d’un individu qui se construit en évaluant à tout moment sescompétences pour les améliorer et les augmenter, en faisant de sa vie elle-mêmeune mise à l’épreuve permanente de son capital humain 57.

Ainsi, nous croyons que c’est l’analyse de l’investissement en capital humainqui révèle ce qu’est une biopolitique à l’âge néolibéral. Foucault, et avec luiune bonne partie de la réflexion philosophique, donne une importance exa-gérée aux facteurs d’amélioration d’un « bon équipement génétique 58 ». Certes,il s’agit d’un thème fascinant, toutefois les modèles économistes néolibérauxl’éliminent d’entrée de jeu, car il est évident que le principal moyen pouraugmenter à la fois le capital humain individuel et la qualité de la populationest l’éducation 59. L’éducation est le domaine par excellence où les coûtsd’opportunité se transforment en compétences, et donc en valeur économiquedu temps humain. Puisque, comme nous l’avons vu, le travailleur n’aliène

55 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes », op. cit., p. 98. Voir aussi« Investment in Human Capital », art. cité, p. 3 : « Les travailleurs ne sont pas devenus capita-listes en tant qu’actionnaires de leurs entreprises, comme le voudrait l’opinion dominante, maispar l’acquisition des connaissances et des compétences qui ont une valeur économique ».

56 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 232. Foucault se rapproche, ence point, de l’analyse que Henri Lepage donne du néolibéralisme dans un livre qu’il connaissait,Demain le capitalisme, Paris, Librairie générale française, 1978. Selon Lepage, les dépenses enéducation, santé, formation professionnelle doivent être considérées « comme des investisse-ments analogues aux investissements physiques de l’entreprise, entrepris par les individus eux-mêmes ou en leur nom par la collectivité » (p. 26). Il parvient en somme à assimiler la façondont les individus gèrent leur existence à la façon dont on gère des entreprises.

57 - Voir sur ce point, Michel Fehrer, « S’apprécier, ou les aspirations du capital humain »,Raisons politiques, vol. 4, no 28, 2007, p. 11-31.

58 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 233-235.

59 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes », op. cit., p. 39 : « Tout individuquand il vient au monde dispose d’un ensemble de gènes qui déterminent ses aptitudes natu-relles. Quoique l’éventail de ses dispositions soit assez large et que leur degré varie, nousadmettrons pour simplifier, qu’à l’échelle d’une population leur distribution a tendance à êtresemblable d’un pays à l’autre. Une fois cette hypothèse posée, il s’ensuit que s’il y a différencede qualité entre les populations de deux pays donnés, elle ne peut résulter que de l’inégal niveaude leurs aptitudes acquises ». Voir notamment Paul T. Schultz, « Education Investments andReturns », in Hollis Chenery & T. N. Srinivasan (dir.), Handbook of Development Economics,Amsterdam, North Holland Editions, 1988, p. 543-625.

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jamais de fait son temps en échange d’un salaire, il continue d’incorporer dansson propre capital humain des aptitudes et des compétences à travers le travail,les expériences et l’apprentissage 60. De là une série de conséquences : de l’idéeque l’éducation doit se poursuivre tout au long de la vie – et notamment dansles entreprises à travers la formation continue – à l’effacement progressif de ladistinction entre formation initiale et continue, à la prolifération des universitésd’entreprise, à la diffusion internationale du vocabulaire des compétences pro-fessionnelles dans l’éducation 61. Comme l’affirmait Michel Crozier dans unlivre qui anticipait les grands changements du management des années 1990 :

La capacité d’innover, de développer des nouveaux services et d’atteindre une qualitéde plus en plus grande ne dépend pas seulement de l’investissement matériel (dansles bâtiments, les machines et les fonds de roulement), mais de plus en plus, de laqualité et de la pertinence de l’investissement immatériel (dans les personnes, dansle système de relations, dans la culture). (...) Le concept-clé auquel renvoie le déve-loppement de l’investissement immatériel est celui d’apprentissage. Dans cettelogique, à l’homme unidimensionnel du modèle industriel se substitue un hommequi décide et s’engage, mais aussi et surtout qui est reconnu comme un être capabled’apprendre individuellement et collectivement, et qui, en apprenant, va se changerlui-même 62.

L’entreprise devient alors éducatrice et apprenante, dans la mesure où soncapital intellectuel est constitué précisément par les compétences de ses salariés,dont le capital humain intègre désormais un capital social, dans ses versionsbourdieusienne et putmanienne 63. En ce sens, le capital humain est cet espècede miracle qui fait de l’éducation un « fait social » total et redéfinit la biopo-litique comme une démarche d’amélioration de la qualité de la population axéesur l’éducatif. En même temps et parallèlement, le fait éducatif devient l’enjeucentral d’une action de gouvernement à distance, par laquelle plutôt que deformer directement des individus, on agit indirectement sur leurs choixd’investissement.

Cet ordre de considérations nous amène au dernier point, qui concerne lanotion même de capital, sous-tendue par les théoriciens du « capital humain »,

60 - Theodore W. Schultz, « Il n’est de richesse que d’hommes », op. cit., p. 68 : « Il ne suffitpas de combiner des ressources naturelles, du capital physique et de la main d’œuvre pourgarantir le développement d’une économie très productive. Une large gamme de compétenceshumaines est indispensable à l’alimentation de la dynamique de développement ». Sur le rapportentre capital humain et gestion des compétences dans les théories des ressources humaines,voir Odd Nordhung, Human Capital in Organizations. Competence, Training and Learning, Oslo,Scandinavian University Press, 1992. Pour une perspective plus centrée sur la réalité des entre-prises françaises, Jean-Pierre Le Goff, « Formation, école et entreprise : confusion et enjeux »,in Tony Andréani, Jean-François Gaudeaux, Didier Naud, L’entreprise. Lieu de nouveauxcontrats ?, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 285-296.

61 - Voir Angélique Del Rey, À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élèveperformant, Paris, La Découverte, 2010, p. 50-83.

62 - Michel Crozier, L’entreprise à l’écoute, Paris, Interéditions, 1989, p. 32-33.

63 - Sur le rapport entre capital humain, capital social et éducation, voir notamment BrianKeeley, Human Capital. How What You Know Shapes Your Life, Paris, OECD Insights, 2007,p. 102-111.

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et les effets qu’elle suscite sur les formes de subjectivation. La définition ducapital humain comme un « stock » de compétences, un peu sur le modèle ducapital physique, ne rend pas suffisamment compte de la nature particulièredes compétences elles-mêmes, qui ne sont jamais des acquis, mais plutôt despossibilités futures : des savoir-faire, des savoir-être, des savoir-agir en situa-tion. Autrement dit, les compétences sont des virtualités.

Comme Michel Foucault lui-même le remarque, les néolibéraux améri-cains dérivent leur conception du capital de Irwin Fisher, pour qui « à chaqueinstant, la valeur du capital provient de la valeur du revenu futur que ce capitalest appelle à produire 64 ». Cela signifie que la valeur d’un article de richesseou de propriété ne dépend que de l’avenir et non du passé. Cette forme devalorisation se fonde sur l’actualisation du flux de revenus qui fonctionne àl’envers de la procédure de capitalisation. Alors que cette dernière exprimeune valeur actuelle en valeur future, l’actualisation exprime une valeur futureen valeur présente. Alors que pour Marx la valeur dérive de la somme cumuléedans le passé et susceptible d’augmenter dans le futur, pour Fisher un revenufutur vaut toujours moins qu’un revenu présent, précisément parce quel’actualisation consiste à ramener au présent tous les flux de revenus possiblesdans le futur.

Conçu à partir de cette base théorique, le capital humain est certes un stockde compétences, mais la valeur de ces compétences se définit non par rapportau passé, mais par rapport au flux de revenus qu’elles sont destinées à produiredans le futur. Quantifier la qualité de la population par l’investissement dansl’éducation ou mesurer le capital humain individuel à travers des programmesd’évaluation des compétences divers et variés, revient en fait à actualiser lesfuturs possibles et à choisir ceux qui sont susceptibles de valoriser le capitalhumain au présent. D’où la condition schizophrénique du sujet néolibéral : ildoit tout le temps s’évaluer au présent, mais cette évaluation constante portetoujours sur ce qu’il pourrait être. Autrement dit, le capital humain est composépar des compétences dont l’usage ou la jouissance sont toujours renvoyés aufutur, comme une promesse toujours réitérée. Il serait faux de dire que le sujetnéolibéral possède et dispose de son capital humain de la même façon dont lecapitaliste dispose des moyens de production : en réalité on ne peut « jouir »du capital humain autrement que sous le mode d’une auto-évaluation infinie 65.Ainsi, l’expérience de « l’entrepreneur de soi » se rapproche de la dépossessionplus que de la jouissance.

64 - Irving Fisher, De la nature du capital et du revenu, Paris, Giard, 1911, p. 225 (The Natureof Capital and Income, New York/Londres, MacMillan, 1906). Voir Michel Foucault, Naissance dela biopolitique..., op. cit., p. 230.

65 - Voir Michel Feher, « S’apprécier, ou les aspirations du capital humain », art. cité, p. 16-18,p. 18 : « Tant du point de vue du capital humain soucieux de s’apprécier que de celui des insti-tutions désireuses de le gouverner, c’est-à-dire de l’aider à se valoriser, le sujet présupposé etciblé par le néolibéralisme peut donc être assimilé à un portefeuille de conduites et les politiquesqui le visent à des actions destinées à infléchir les cours de la bourse des comportements. »

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Nous croyons en somme que l’appréciation de l’expérience néolibéraledevrait aller bien au delà du constat sur le possible engouement de Foucaultpour le libéralisme. Que Foucault ait été « pour » ou « contre » les théories desnéolibéraux est une question qui nous concerne peu, à une époque où lesthéories des économistes de Chicago triomphent dans la gestion des ressourceshumaines, en entreprise comme dans le domaine public, et l’éloge du néoli-béralisme est confié aux manuels de management bien en évidence sur lesrayons des libraires. Peut-être faudrait-il se rappeler, à propos de ce que nousvivons aujourd’hui, de son affirmation selon laquelle toute condition de pou-voir n’est en premier lieu ni positive ni négative, mais dangereuse 66. Autrementdit, le néolibéralisme est davantage une condition, l’horizon de notre expé-rience, qu’une option que l’on peut choisir ou refuser : il importe bien decomprendre ses promesses et ses pièges avant de pouvoir le dépasser. C’estbien pour cette raison que, au lieu de proposer des modèles de comportement,une philosophie critique attentive aux enjeux du présent devrait pouvoir révélerle « coefficient de menace 67 » des modèles de gouvernement et de subjectiva-tion liés aux théories du capital humain.

AUTEUR

Luca Paltrinieri est chercheur à la Chambre de Commerce de Paris Île-de-France etdirecteur de programme au Collège International de Philosophie. Il a publié L’expériencedu concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire (Paris, Les Publications de laSorbonne, 2012) et est membre de l’Association pour le Centre Michel Foucault.

RÉSUMÉ

Quantifier la qualité. Le capital humain entre économie, démographie et éducation

Cet article s’intéresse à ce qui peut apparaître comme un oubli paradoxal dans les coursque Foucault consacre au néolibéralisme, à savoir la description de ce que serait unebiopolitique néolibérale. Il trace les contours d’une telle biopolitique en soulignant lamanière dont s’articulent l’économie et la démographie. En faisant la généalogie du gou-vernement économique de la population depuis les théories classiques, l’auteur met enévidence le rôle que joue la notion de capital humain dans la rationalité néolibérale, et latension qu’elle introduit entre quantification du temps de travail et qualification de la popu-lation, ainsi qu’entre présent et possible, et entre investissement et réalisation : il s’agitde quantifier la qualité, à travers une série de dispositifs qui évaluent la valorisation pos-sible des sujets.

66 - Michel Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours »,in Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4, p. 386 : « Je ne cherche pas à dire que tout estmauvais, mais que tout est dangereux – ce qui n’est pas exactement la même chose que cequi est mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Doncma position ne conduit pas à l’apathie, mais au contraire à un hyper-militantisme pessimiste. »

67 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique..., op. cit., p. 239.

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ABSTRACT

Quantifying quality. Human capital between economics, demography and education

This article focuses on something that could appear as a paradoxical omission in Fou-cault’s lectures on neoliberalism, namely the description of what would be a neoliberalbiopolitics. The article outlines such a biopolitics by stressing how economics and demo-graphy connect. While sketching the genealogy of economic government of population fromclassical theories to neoliberalism, the author highlights the role played by the notion ofhuman capital in neoliberal rationality, and the tension it introduces between quantificationof working time and qualification of population, between present and possible, and betweeninvestment and realization: what is at stake is quantifying quality, through a set of mea-sures appraising the possible valorization of subjects.

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