Psychiatrie et médecine fondée sur les valeurs

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Communication Psychiatrie et me ´ decine fonde ´ e sur les valeurs Psychiatry and values-based medicine Arnaud Plagnol a, * ,b a Laboratoire de psychopathologie et neuropsychologie, universite ´ Paris 8, 2, rue de la Liberte ´, 93526 Saint-Denis, France b Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, 13, rue du Four, 75006 Paris, France 1. Introduction La psychiatrie est souvent interroge ´e quant a ` sa scientificite ´, davantage que toute autre discipline me ´ dicale. Les troubles mentaux, en mettant en jeu de fac ¸on privile ´ gie ´ e la subjectivite ´, la relation, la totalite ´ de personnes singulie ` res en interaction avec leur environnement, semblent par nature mettre en difficulte ´ une approche scientifique, celle-ci paraissant exiger l’objectivite ´, la neutralite ´ , la de ´ composition des phe ´ nome ` nes en facteurs contro ˆl- ables et la reproductibilite ´ [17]. La psychiatrie, pour s’arrimer solidement a ` la science, doit-elle rejoindre le mode ` le d’une me ´ decine base ´ e sur les faits ou « donne ´ es probantes » tel que l’Evidence-Based Medecine (EBM) peut l’incarner actuellement [3,18] ? Certes, l’EBM suscite des critiques en privile ´ giant les e ´ tudes randomise ´ es en double insu [2,23], et le poids accorde ´a ` de telles e ´ tudes soule ` ve des difficulte ´ s spe ´ cifiques en psychiatrie ou ` la singularite ´ de chaque cas et les effets de la relation clinique ne peuvent e ˆtre e ´ limine ´ s sans perturber les phe ´ nome ` nes en jeu. Cependant, on oppose classiquement le domaine des faits qui serait le territoire de la science et le domaine des valeurs qui Annales Me ´ dico-Psychologiques xxx (2013) xxx–xxx INFO ARTICLE Historique de l’article : Disponible sur Internet le xxx Mots cle ´s : Me ´ decine Personne Psychiatrie Valeurs Keywords: Medicine Person Psychiatry Value RE ´ SUME ´ La psychiatrie est appele ´ e parfois a ` rejoindre le mode ` le d’une me ´ decine base ´ e sur les faits telle que l’Evidence-Based Medecine (EBM) l’incarne aujourd’hui. Cependant, la psychiatrie semble irre ´ ductible- ment infiltre ´ e de valeurs, comme la notion de trouble mental le met en e ´ vidence. En contraste avec l’EBM, la Values-Based Medicine (VBM) de ´ veloppe ´ e par K.W.M. Fulford reconnaı ˆt le ro ˆle essentiel des valeurs en me ´ decine – ro ˆ le plus saillant en psychiatrie en raison de la complexite ´ de son domaine. Dans la VBM, la prise en compte des valeurs est un moteur fe ´ cond pour les prises de de ´ cision. En raison me ˆme des avance ´ es scientifiques, toutes les branches de la me ´ decine devront de plus en plus prendre en compte la complexite ´ des valeurs. La psychiatrie offre ainsi un mode ` le avec le de ´ veloppement de la VBM, dont nous soulignons la convergence avec les paradigmes qui ont e ´ merge ´ autour des notions de re ´tablissement (recovery), de me ´decine centre ´e sur la personne, de care (« prendre soin de ») et de narrative medicine (« me ´ decine narrative »). ß 2013 Publie ´ par Elsevier Masson SAS. ABSTRACT Some scholars, assessing psychiatry as still scientifically immature, call it to join the project of a medicine-based purely on facts as the Evidence-Based Medicine may be the current model. However, there is a classical contrast between the facts – that would be the realm of science – and the values: psychiatry seems to be desperately infiltrated by values as the concept of mental disorder highlights it. We present here the Values-Based Medicine (VBM) developed by the psychiatrist and philosopher K.W.B. Fulford. By contrast with the EBM, the VBM acknowledges the irreducible role of values in medicine. Far from being a symptom of immaturity, the values load inherent to psychiatry mirrors the complexity of its field. In the VBM, taking into full consideration the values becomes the driving tool for the decision- making (complementary to the EBM). By the very advances in science, all the medical fields will increasingly have to take into account the complexity of values. We underline the convergence of the VBM with other conceptual frameworks that have emerged around the concepts of recovery, care, person- centred practice and narrative medicine. ß 2013 Published by Elsevier Masson SAS. * Correspondance. 129, rue de la Porte-Jaune, 92380 Garches, France. Adresse e-mail : [email protected]. G Model AMEPSY-1741; No. of Pages 4 Pour citer cet article : Plagnol A. Psychiatrie et me ´ decine fonde ´ e sur les valeurs. Ann Med Psychol (Paris) (2013), http://dx.doi.org/ 10.1016/j.amp.2013.09.009 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com 0003-4487/$ – see front matter ß 2013 Publie ´ par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.09.009

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Communication

Psychiatrie et medecine fondee sur les valeurs

Psychiatry and values-based medicine

Arnaud Plagnol a,*,b

a Laboratoire de psychopathologie et neuropsychologie, universite Paris 8, 2, rue de la Liberte, 93526 Saint-Denis, Franceb Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, 13, rue du Four, 75006 Paris, France

1. Introduction

La psychiatrie est souvent interrogee quant a sa scientificite,davantage que toute autre discipline medicale. Les troublesmentaux, en mettant en jeu de facon privilegiee la subjectivite,la relation, la totalite de personnes singulieres en interaction avecleur environnement, semblent par nature mettre en difficulte uneapproche scientifique, celle-ci paraissant exiger l’objectivite, la

neutralite, la decomposition des phenomenes en facteurs control-ables et la reproductibilite [17].

La psychiatrie, pour s’arrimer solidement a la science, doit-ellerejoindre le modele d’une medecine basee sur les faits ou « donneesprobantes » tel que l’Evidence-Based Medecine (EBM) peutl’incarner actuellement [3,18] ? Certes, l’EBM suscite des critiquesen privilegiant les etudes randomisees en double insu [2,23], et lepoids accorde a de telles etudes souleve des difficultes specifiquesen psychiatrie ou la singularite de chaque cas et les effets de larelation clinique ne peuvent etre elimines sans perturber lesphenomenes en jeu.

Cependant, on oppose classiquement le domaine des faits quiserait le territoire de la science et le domaine des valeurs qui

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I N F O A R T I C L E

Historique de l’article :

Disponible sur Internet le xxx

Mots cles :

Medecine

Personne

Psychiatrie

Valeurs

Keywords:

Medicine

Person

Psychiatry

Value

R E S U M E

La psychiatrie est appelee parfois a rejoindre le modele d’une medecine basee sur les faits telle que

l’Evidence-Based Medecine (EBM) l’incarne aujourd’hui. Cependant, la psychiatrie semble irreductible-

ment infiltree de valeurs, comme la notion de trouble mental le met en evidence. En contraste avec

l’EBM, la Values-Based Medicine (VBM) developpee par K.W.M. Fulford reconnaıt le role essentiel des

valeurs en medecine – role plus saillant en psychiatrie en raison de la complexite de son domaine. Dans la

VBM, la prise en compte des valeurs est un moteur fecond pour les prises de decision. En raison meme

des avancees scientifiques, toutes les branches de la medecine devront de plus en plus prendre en

compte la complexite des valeurs. La psychiatrie offre ainsi un modele avec le developpement de la VBM,

dont nous soulignons la convergence avec les paradigmes qui ont emerge autour des notions de

retablissement (recovery), de medecine centree sur la personne, de care (« prendre soin de ») et de narrative

medicine (« medecine narrative »).

� 2013 Publie par Elsevier Masson SAS.

A B S T R A C T

Some scholars, assessing psychiatry as still scientifically immature, call it to join the project of a

medicine-based purely on facts as the Evidence-Based Medicine may be the current model. However,

there is a classical contrast between the facts – that would be the realm of science – and the values:

psychiatry seems to be desperately infiltrated by values as the concept of mental disorder highlights it.

We present here the Values-Based Medicine (VBM) developed by the psychiatrist and philosopher K.W.B.

Fulford. By contrast with the EBM, the VBM acknowledges the irreducible role of values in medicine. Far

from being a symptom of immaturity, the values load inherent to psychiatry mirrors the complexity of its

field. In the VBM, taking into full consideration the values becomes the driving tool for the decision-

making (complementary to the EBM). By the very advances in science, all the medical fields will

increasingly have to take into account the complexity of values. We underline the convergence of the

VBM with other conceptual frameworks that have emerged around the concepts of recovery, care, person-

centred practice and narrative medicine.

� 2013 Published by Elsevier Masson SAS.

* Correspondance. 129, rue de la Porte-Jaune, 92380 Garches, France.

Adresse e-mail : [email protected].

G Model

AMEPSY-1741; No. of Pages 4

Pour citer cet article : Plagnol A. Psychiatrie et medecine fondee sur les valeurs. Ann Med Psychol (Paris) (2013), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.09.009

Disponible en ligne sur

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releverait de disciplines comme la philosophie ou l’anthropologie.Or l’intervention irreductible de valeurs en psychiatrie survien-drait des la delimitation des categories diagnostiques ou ladefinition de la notion de trouble mental [19,22].

En quel sens une psychiatrie scientifique est-elle alorspossible ? Une reponse a cette question est proposee avec laValues-Based Medicine (VBM) developpee depuis 20 ans par lepsychiatre et philosophe K.W.B. Fulford [7–9], a l’impact dejanotable sur les programmes de sante en Grande-Bretagne. Dans untel cadre conceptuel, la psychiatrie ne s’ecarte pas de la medecinefondee sur la science, bien au contraire, car elle offre un modelepour la prise en compte des valeurs dans tout processus de decisionde soins, ce dont temoigne le recent ouvrage Essential Values-Based

practice – Clinical stories linking science with people [9].

2. Valeurs et medecine

La notion de « valeur » (value) renvoie ici a tout jugement detype bon/mauvais avec la propriete prescriptive de guider l’action.La VBM se fonde sur la philosophie analytique, mais Fulfordrattache plus specifiquement la VBM a la philosophical value

theory : ce cadre conceptuel aborde la logique et le sens des termesde valeur, avec une attention a l’usage du langage propre a l’OxfordSchool [7].

La prise en compte des valeurs dans le domaine du soin estsouvent consideree comme relevant de l’ethique, par opposition aun processus de decision scientifique. En fait, toute decision desoins est guidee non seulement par des questions de faits mais pardes valeurs, bien au-dela des considerations d’ordre ethique, acommencer par les desirs, attentes et aspirations des individus [9].

En psychiatrie, l’implication des valeurs est manifeste des lediagnostic, mais l’element evaluatif serait implicite dans tous lesdomaines de la medecine : l’intervention de valeurs en psychiatrie,loin d’etre la marque d’une immaturite scientifique, reflete lacomplexite d’une discipline concernee par la totalite de l’experi-ence humaine.

3. Principes de la Values-Based Medicine

La VBM se veut une theorie et une pratique pour des prises dedecisions effectives en sante/soins (healthcare) lorsque des conflitsde valeurs apparaissent. Fulford a condense l’exposition didactiquede la VBM en dix principes theoriques et pratiques [7–9].

3.1. Aspects theoriques

En tant que theorie, la VBM, reponse a la complexite croissantedes valeurs pertinentes dans une decision de soins, s’affirmecomme la contrepartie (complementaire) de l’EBM qui vise arepondre a la complexite croissante des faits pertinents pour unetelle decision. Trois principes precisent les relations entre VBM etEBM :

� premier principe (Two feet principle) : toutes les decisionsreposent sur deux « pieds » : les valeurs et les faits ;� second principe (« squeaky wheel » principle) : on tend a

remarquer les valeurs seulement lorsqu’elles sont conflictuelles ;� troisieme principe (« science-driven » principle) : le progres

scientifique, en ouvrant des choix, met en jeu de facon croissantela pleine diversite des valeurs humaines dans tous les domainesde la sante/soins.

Quand les valeurs sont uniformement partagees, elles restentimplicites [12], tandis que des valeurs non partagees se manifes-tent par les conflits suscites. Fulford [7] detaille ainsi le cas d’unepersonne bipolaire qui decide d’arreter le lithium en raison de la

valeur qu’elle accorde a l’intensite de ses emotions pour son travaild’artiste, valeur qui devient apparente seulement quand elles’oppose a la valeur d’efficacite du traitement par le lithium avancepar son medecin, s’appuyant sur l’EBM. La VBM predit que lesvaleurs prendront une importance croissante en medecine car leprogres scientifique ouvre toujours plus de choix pour lesdecisions.

Les deux principes suivants precisent deux aspects del’environnement favorisant la pratique de la VBM, environnementque la VBM contribue elle-meme a instaurer.

Quatrieme principe (« person–centered practice ») : la VBM enappelle d’abord a s’informer de la perspective de la personne ou dugroupe de personnes concernees par une decision.

Alors que l’EBM en appelle d’abord a l’information objective,donc libre de toute perspective subjective1, d’ou l’importanceaccordee aux meta-analyses, la VBM considere que dans unesituation clinique donnee, les valeurs partagees par la collectivite,meme operationnelles, ne peuvent se substituer aux valeurseffectives d’un individu.

Cependant, si les valeurs de la personne soignee sontdeterminantes, les valeurs d’autres personnes (membres de lafamille, cliniciens, carers, tout membre de l’equipe impliquee. . .),voire celles de l’environnement socio-culturel, sont aussi essen-tielles a prendre en compte.

Cinquieme principe (« multi-perspective » ou « extended

multidisciplinary teamwork » principle) : les conflits de valeurs nesont pas resolus par reference a une regle prescrivant la solutioncorrecte (« right »), mais par un processus favorisant l’equilibreentre des perspectives legitimement differentes.

Lors de la resolution de conflits, l’application de l’EBM,centree sur le resultat, vise a fixer par consensus une regleprescrivant ce qu’il faut faire. Or les corpus de regles ne sontpertinents que pour les valeurs partagees, tandis que l’on a pumontrer la grande diversite des valeurs tant des personnessoignees que des professionnels [6]. Selon la VBM, il n’y a pasd’unique perspective correcte : la pluridisciplinarite est essen-tielle a l’expression d’une diversite de valeurs. Cette diversite nedoit pas etre reduite par consensus, mais exploree par dissensus,c’est-a-dire par un processus qui fonde la decision en con-frontant et en equilibrant les multiples perspectives, sans leshierarchiser arbitrairement. Le comment de la prise de decisiondevient aussi important que le type de decision retenu. Fulfordinsiste toutefois sur une premisse fondatrice : le respect mutuel

des differences de valeurs (premisse qui permet d’eviter lesexces du relativisme).

3.2. Principes pratiques

En tant que pratique, la VBM est la contrepartie de la bioethiquea visee legale qui repose sur l’hypothese implicite qu’il existe des« valeurs correctes », d’ou des corpus de regles prescrivant les « right

outcomes » de plus en plus complexes. Les guides de bonnespratiques, utiles pour apprehender les valeurs partagees par unecommunaute, trouvent leurs limites dans les situationsindividuelles : meme les principes ethiques les plus universelsentrent en conflit au niveau des contextes cliniques singuliers, d’oula necessite de jugements situationnels [1].

La mise en œuvre de la strategie de dissensus repose sur quatretypes de competences cliniques (clinical skills), au cœur de larencontre clinique, ainsi que sur un changement du locus de la prisede decision.

1 En fait, l’EBM recommande d’integrer dans une demarche globale non

seulement les donnees probantes mais aussi l’experience du clinicien et les

valeurs des patients [9,18].

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Sixieme principe (« values-blindness » principle) : des methodesefficaces existent pour accroıtre la conscience des valeurs (aware-

ness of values), telle l’attention a l’usage du langage.Quand les choses « tournent mal » en medecine, un conflit

potentiel de valeurs a souvent ete neglige, d’ou l’importance queles cliniciens s’entraınent a la prise de conscience de la diversitedes valeurs.

Septieme principe (« values-myopia » principle) : un richeensemble de methodes empiriques et philosophiques est dis-ponible pour ameliorer notre connaissance des valeurs (knowledge

of values).Les methodes pour developper la connaissance des valeurs

incluent la poesie et la litterature, la philosophie, les approchesanthropologiques et psychologiques (cognitivo-comportemen-tales, psychanalytiques. . .). La construction de recits cliniques,voire l’imagination narrative ancree dans l’experience clinique, serevele particulierement feconde [9].

Huitieme principe (« space of values » principle) : le raisonne-ment utilise dans la VBM (reasoning about values) vise d’abord aexplorer les differences de valeur plutot qu’a determiner « ce quiest correct (right) ».

Bien des methodes sont utilisables pour hierarchiser lesvaleurs : consequentialisme, raisonnement top down a partir deprincipes, raisonnement bottom up a partir de cas. . . Mais pour laVBM, l’objectif premier est d’explorer l’espace des valeurs. Alorsque les differences de valeur sont pour l’ethique a visee legale unobstacle a la prise de decision, d’ou une focalisation sur les seulesvaleurs partagees, ces differences sont une ressource pour la VBM.Par exemple, les perspectives differentes dans une equipe multi-disciplinaire fournissent autant de « lentilles » pour se rapprocherdes perspectives des personnes soignees.

Neuvieme principe (« how is done » principle) : les competencesde communication (communication skills) ont un role substantieldans la VBM.

Deux types de competences se revelent ici importants :

� les competences pour apprehender les perspectives des per-sonnes concernees ;� les competences « multi-perspectives » qui permettent de

soupeser les valeurs en conflit par dissensus. Ceci conduit aentendre les voix de tous ceux qui sont concernes, meme si celaprend du temps car cela est « payant » sur le long terme2.

Dixieme principe (« who decides » ou partnership principle). LaVBM renvoie le locus de prise de decision a ceux qui sont sur le« front » de la rencontre clinique.

Dans l’ethique a visee egale, la presupposition qu’il existe desvaleurs correctes a conduit a la proliferation d’autorites tell’ethicien-expert : le « ethicit knows best » remplace le « doctor

knows best ». La VBM recentre le locus de decision sur les personnesdirectement impliquees. On passe ainsi d’une culture de droitslegaux a une culture de responsabilite mutuelle reposant sur laconfiance alliant consensus sur le respect mutuel et pratique dudissensus pour apprehender les differences de valeurs.

4. Developpements et liens

La psychiatrie a constitue la discipline de base pour degager lesprincipes de la VBM, car elle implique davantage de valeurs quetoute autre branche de la medecine. De fait, les exemplesprivilegies d’application de la VBM sont lies a la politique de

sante mentale au Royaume-Uni, soutenue par le ministerebritannique :

� la VBM a constitue un apport important pour rediger les guidesd’appui a la mise en œuvre du Mental Health Act de 2007 quiregit au Royaume-Uni les soins sans consentement [5] ;� l’installation du National Institute of Mental Health for England

(NIHME) s’est s’appuyee sur le developpement de la VBM [24] ;� Fulford et al. [8] ont mis en evidence l’interet de la VBM en

psychotherapie, domaine ou la complexite des valeurs en jeu,defiant les regles ethiques a priori, a ete depuis longtempssoulignee [13,21].

La complexite des valeurs est appelee a irradier partout enmedecine. Bien loin d’etre a la traıne de la science medicale, lapsychiatrie ouvrirait ainsi avec la VBM une voie pour toutes lesspecialites. La VBM est d’ailleurs deja une reference reconnue par leRoyal College of General Practitioners. Fulford et al. [9] soulignentaussi que la medecine de haute technologie (e.g., soins palliatifs,insemination artificielle) s’appuie naturellement sur une approchefondee sur les valeurs.

Ce developpement de la VBM est a resituer dans le contexteglobal de l’emergence de plusieurs cadres conceptuelsconvergents :

� la VBM est en plein accord avec le modele du retablissement(recovery) qui met l’accent sur les ressources de la personne et larestauration de son pouvoir d’agir (empowerment) [16]. Lerecovery apparaıt en fait comme une valeur partagee en tantqu’objectif des decisions de soins. En tant que processus, lessimilarites entre VBM et recovery ont deja ete soulignees [20] ;� la VBM s’inscrit dans la « culture du care » (versus cure). Le cadre

conceptuel du care [10,15] partage les elements cardinaux duprocessus de la VBM : prise en compte des aspirations desindividus, partenariat, multidisciplinarite – par opposition a desprescriptions a priori selon des regles universelles ;� la VBM permet de donner un sens concret a la medecine centree

sur la personne [14]. Fulford et al. [9] considerent d’ailleurs que« person-centred practice » est un raccourci pour « person-values-

centred practice » ;� mentionnons enfin le paradigme de la medecine narrative

(narrative medicine) qui met l’accent sur les recits et l’experiencedu clinicien facilitant la comprehension empathique [11]. De fait,les recits singuliers sont au cœur du processus de la VBM, commel’ecriture de l’ouvrage recent de Fulford et al. [9] le montre.

Ces cadres conceptuels convergents, parmi lesquels la VBM sedeveloppe en tant que processus concret de decision, s’ils ont etelargement inities par les problemes rencontres en psychiatrie, serevelent porteurs pour la medecine tout entiere, dans son doublesouci remontant au moins a l’Ecole hippocratique de fondationscientifique et d’enracinement dans la clinique. Loin que lapsychiatrie eloigne la medecine de la science, elle devient unmoteur pour rapprocher la science des personnes.

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

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2 Au sens litteral du terme egalement, meme si la VBM de Fulford differe de la

Values-Based Medicine developpee notamment aux Etats-Unis [4] dans un souci

d’integration aux pratiques de soins des couts financiers et des valeurs des patients

sous une forme mesurable.

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Discussion

Pr M. Laxenaire.– A ma connaissance, le philosophe qui a lemieux defini la philosophie des valeurs est Max Scheler.

Cela dit, vous semblez opposer valeurs generales a valeursindividuelles. En cas de conflit, comment choisissez-vous ?

Dr P. Van Amerongen.– Le respect mutuel des differences devaleur est une pratique fondamentale dans la prise en charge despersonnes atteintes de maladie mentale severe.

L’environnement et les familles sont particulierement con-cernes par le partage des valeurs specifiques lors de l’evolution dela maladie au long cours.

Reponse du Rapporteur.– Merci au Pr Laxenaire d’avoir rappele lareference princeps que constitue Max Scheler pour l’abord de lanotion de valeur. Toutefois, Fulford fait plus directement referenceaux travaux sur les valeurs issues du cadre de la philosophieanalytique anglo-saxonne, en particulier de l’Oxford School (e.g.,R.M. Hare) : relevant de l’ethique et de l’esthetique, la philosophical

value theory se fonde sur l’analyse de l’usage des termes de valeur

(« bien/mal », « beaute/laideur ». . .). Cet usage aurait ete neglige auprofit de theories ethiques « substantives » visant a resoudre desquestions pratiques a partir de principes universels. Or, selon laperspective de la Values-Based-Medicine, on ne peut enoncer unprincipe universel de choix a priori entre valeurs generales etvaleurs individuelles en cas de conflit. Dans une situation clinique,toujours eminemment singuliere et complexe, les valeurs gen-erales sont incarnees par des individus et c’est du processus lui-meme de leur mise a jour qu’emerge une issue.

On peut prendre l’exemple de l’evolution d’une maladiementale au long cours comme le suggere la remarque trespertinente du Dr Van Amerongen : les conflits entre valeursgenerales de l’environnement, valeurs du collectif familial etvaleurs des individus impliques – dont la personne atteinte et lesdifferents membres de l’equipe soignante – ne pourront seresoudre que dans le processus concret d’interactions situation-nelles, etant admis la premisse du respect mutuel des differences.

DOI de l’article original :http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.09.009

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