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Û8i Offprînt from â?., i POETICS International Review for the Theory of Literature 2 edited by TEUN A. VAN DIJK MOUTON THE HAGUE • PARIS

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Û8i

Offprînt from â?., i

POETICS

International Review for the Theory of Literature

2

edited by

T E U N A. V A N DIJK

M O U T O N

THE HAGUE • PARIS

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MAURICE-JEAN LEFEBVE

RHÉTORIQUE DU RÉCIT

Jusqu 'à la fin de la première moitié de ce siècle, qui disait 'rhétorique' entendait par là, soit l 'étude des procédés poétiques assimilés surtout aux figiu-es de style, soit l 'art oratoire ayant pour fin la persuasion. Mais le récit, c'est-à-dire l 'art de raconter une 'histoire', fictive sans doute mais qu 'on demandait au lecteur de tenir d 'une certaine manière pour réelle, le récit était généralement exclu des préoccupations rhétoriques. Si l 'on en parlait, c'était précisément pour s'interroger sur son contenu plutôt que sur sa forme, sur le substrat réel, ou 'réaliste' de ses représen­tations. Reflétait-il bien la vie, la société, les mœurs, ou manquait-il à cette mission qu 'on lui assignait a prioril On alléguait au surplus que le roman n'avait pas de forme véritable, ne relevait d 'aucune règle, était en somme un genre qui contenait tous les autres (poésie ici, des­cription à la page suivante, théâtre dans les dialogues rapportés) et ne possédait donc pas de spécificité. On sait aussi que les choses ont changé depuis qu 'un développement des études linguistiques, une conscience accrue du phénomène littéraire, ont permis d'assigner au récit (de la fable au roman) des structures que l 'on distinguait jadis malaisément. Il serait même possible que, par une curieuse ironie du sort, nous ne nous trouvions capables de nous faire une idée assez nette d ' un genre qu 'au moment où ce genre accuse des signes de déclin, se survit dans nos dis­sections d'analystes et se livre à nous dans sa mort.

Mais il importe peu. Il existe une structure propre au récit, — je veux dire: à ce langage particulier du récit, comme il en existe une de cet autre langage (ou plutôt: discours) qu'est la poésie. Cela, les recherches accom­plies depuis les Formalistes russes et les travaux du New criticism améri­cain, l 'ont montré suffisamment. C'est à tenter de dégager cette structure que nous voudrions consacrer cet article. En nous appuyant, il va sans dire, sur les travaux les plus importants qui ont ouvert ici la voie. Citons donc (et ce n'est qu 'un aperçu très incomplet), les analyses de V. Propp, de R. Barthes, Dr. T. Todorov, d 'E . Souriau, de Ch. Brémond, de A.J.

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Greimas, du Groupe \i (le lecteiu- trouvera des références aux ouvrages de ces auteurs dans les pages qui suivent).

Les questions auxquelles n o m allons tenter de répondre sont les sui­vantes.

(1) S'il existe une structure propre au récit, quels éléments comporte cette structure, et quelles relations existent entre ces éléments ?

(2) Les travaux de T. Todorov (Littérature et signification) et ceux du Groupe n (Rhétorique générale), ont proposé des modèles de classe­ment systématique des figures de style telles qu'elles sont entendues dans la rhétorique classique, c'est-à-dire comme autant d"écar ts ' du discours quotidien. Peut-on, comme le suggèrent les auteurs précités, opérer une classification semblable concernant les figures du récit proprement dit, à savoir des 'réalités' (actions, personnages, objets, etc.) que ce genre nous 'représente'?

A. NARRATION ET DIÉGÈSE

Nous conviendrons d'appeler récit tout discours qui no\is donne à évo­quer un monde conçu comme réel, à la fois matériel et spirituel, situé dans un espace déterminé, un temps déterminé, reflété dans l'esprit de personnages dont l 'un au moins peut se confondre avec le narrateur. Dès lors nous nous trouvons en présence de deux éléments:

a. La NARRATION, c'est-à-dire le discours proprement dit, composé de mots et de phrases, susceptible d'être analysé d 'un point de vue lan­gagier et rhétorique, tout comme le discotirs de la poésie.

b. La DIéGèSE : c'est le monde défini et représenté par la narration. Le terme de diégèse, qui devient de plus en plus courant aujourd'hui, est emprunté, avec une altération notoire de son sens, à la distinction faite par Aristote entre MIMESIS (imitation directe, comme il en est dans la représentation théâtrale) et DIEGESIS (imitation indirecte comme il en va précisément dans le récit).i Plus exactement, la diégèse est l 'ensemble des signifiés qui sont censés se rapporter à des choses existantes. Et tout récit se présente alors comme un mécanisme faisant intervenir narration et diégèse selon le schéma suivant:

1 Voir à ce sujet G. Genette: "Frontières du récit". Communications, 8, pp. 153 et sq.

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i NARRATION

DIéGèSE

Ce schéma appelle plusieurs remarques :

(1) La diégèse n'existe pas telle quelle: elle ne nous est jamais donnée que par et à travers la narration. Il en résxilte qu'il est difficile de déter­miner les éléments propres à la diégèse, ainsi que sa structure. Toute détermination de cette espèce nous livre un second texte, une seconde narration où l 'on ne conserve de la première que les éléments essentiels — mais au nom de quel critère? Il s'agit donc de tenter d'inventer un métalangage qui nous permette d'obtenir finalement une sorte de schéma tenant compte de tous les éléments importants et indiquant leurs rapports. C'est à dégager cette sorte d'algèbre diégétique que s'essaient certains chercheurs actuels, dont ceux que nous avons cités plus haut.

(2) L'imbrication : narration-diégèse, entraîne une autre conséquence : elle est à l'origine du caractère IMAGINAL du récit. En effet, il existe en somme entre narration et diégèse le même rapport qu'entre signifiant et signifié dans le langage. A cette différence près cependant que ce signifié diégétique est automatiquement 'présentifié' parce qu'il nous est donné à la fois comme imaginaire et comme réel. On nous demande de le rece­voir comme vrai, mais aussi comme fictif. C'est en somme un réel-fiction. Il est un monde tout semblable au nôtre; pourtant il reste hors de notre atteinte. Nous n 'avons pas à nous préoccuper de contrôler sa vérité; et nous serions d'ailleurs bien empêchés de le faire. Le monde de la diégèse se t r o u v e d o n c DéCROCHé DE LA RéALITé PRATIQUE. NOUS y " v i v o n s " u n

temps, un espace, une succession, une causalité qui sont à la fois sembla­bles et tout étrangers à ceux de notre vie réelle. Ainsi le jeune Proust prenait conscience, au cours de ses après-midi de lecture dans le jardin de Combray, de participer à une durée que venaient démentir brusque­ment les coups égrenés par le clocher de l'église. La narration INDIQUE la diégèse, mais du même coup elle la DISSIMULE et la DéNONCE. La diégèse n'est jamais totale ou achevée, elle doit être progressivement inventée, elle reste indéfinie et parfois même purement hypothétique. Entre narration et diégèse, poxirtant étroitement solidaires, se creuse donc cet ESPACE DE PRéSENTIFICATION^ q u i es t le l i eu d e p o u v o i r f a s c i n a n t o u

poétique.

* Cette notion se précisere dans la suite. On peut aussi se rapporter à nos articles : "Critique imaginale et langage littéraire", Revue des langues vivantes, XXV, 1969, no. 3. "Discours poétique et discours du récA", La nouvelle revue française, février, 1970.

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(3) Il faut mentionner en passant que les faits représentés (la diégèse), dépendant des structures narratives, ont tendance à se trouver une incar­nation dans le discours. Ce procédé de Vimitation, si fréquent en poésie, n'est pas étranger à la prose. La stylistique nous a montré que les élé­ments langagiers, depuis le mot ou le groupe de mots jusqu 'à la composi­tion globale de l'œuvre, pouvaient mimer, par un schématisme plus ou moins naturel, plus ou moins conventionnel, les figures diégétiques: les actions et leur succession, la pensée et les réactions des personnages, voire les lieux et les objets évoqués. Phrase proustienne, style haletant, heurté, rompu de points de suspension comme chez Céline, Illustrations de Michel Butor.

(4) Nous n'évoquerons qu'en passant le fameux problème des 'visions' qui, lui aussi, concerne les rapports étroits de la narration et de la diégèse. On se souvient que Jean Pouillon, dans Temps et roman, à la suite de Henry James et de Percy Lubbock, distinguait trois sortes de visions ou points de vue: la vision "par derrière" (celle de l 'auteur omniscient qui sait tout de ses personnages); la vision "avec" (où l 'auteur FEINT d'en savoir tout juste autant que ses créatures); la vision "du dehors" (où il prétend en savoir moins). A partir de quoi l 'on a conclu que tout récit était de mauvaise foi.^ En vérité, le problème des visions est un faux problème. Il résulte d 'une vue 'réaliste' du récit. Or la 'réalité' diégétique, dépendant de la narration, est nécessairement une réalité fictive, partielle, anamorphosée. Cette perspective est une convention rhétorique inévitable (comme celle qui, au théâtre, nous montre une actrice de notre temps représentant Phèdre) et a un rôle de procédé rhétorique. Toutes les fois qu'il y a art, il y a mauvaise foi, parce qu 'on sort du domaine pratique et de la simple communication.

On a d'ailleurs bien montré comment le mode même d'exposition (figure de la narration) peut constituer dans certains cas un événement (ou une série d'événements) qui fait partie de la diégèse. Ainsi T. Todorov remarque, dans son analyse des Liaisons dangereuses, que les lettres échangées entre les personnages (découpage narratif) constituent en même temps des actions diégétiques, des évémenents qui font progresser l'intri-gue.4 Plus généralement, toute parole d 'un personnage rapportée dans le discours direct ou indirect est à la fois narration et acte. La tirade de

3 Sur cette querelle, voir J.-P. Sartre: "M. F. Mauriac et la liberté", in: Situations, I (Paris: Gallimard, 1947), et M. BIanchot:"Le roman, œuvre de mauvaise foi". Les Temps Modernes, avril 1947. * In Littérature et signification (Paris: Larousse, 1967).

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Théramène et les dialogues (conversation — sous-conversation) ont à la fois un aspect narratif et une réalité diégétique.

(5) Venons-en à l'essentiel: à savoir que la diégèse n'est pas seulement la réalité-fiction projetée à partir de la narration, mais qu'elle aussi CONSTITUE UN DISCOURS, q u ' e l l e e s t s t r u c t u r é e c o m m e u n d i s c o u r s . Les

r éa l i t é s p r é s e n t é e s s o n t a u t a n t d e SIGNES, o u d'INDICES, d e DéNOTATIONS

et de CONNOTATIONS qui nous renvoient à une sphère de signification plus vaste. On pourrait (bien que ces mots ne rendent pas exactement compte de ce qui se passe) parler d 'un MICROCOSME, composé par la diégèse, et qui, devenu langage, discours, projette à son tour un MARCO-COSME qui doit être inventé par le lecteur, de la même manière que la diégèse est inventée à partir de la narration : — macrocosme qui, notons-le, n'est guère différent de cette expérience totale du monde et de la vie que vise le discours poétique. Dès lors, le schéma que nous tracions plus haut devrait être complété de la matière suivante :

Narration

1" Diégèse

Macrocosme

Les indices ou connotations (parfois simples dénotations) s'explici­teront de la manière suivante:

i i : C'est le rapport ambigu, dont nous avons déjà parlé, qui existe entre la narration et la diégèse : il ouvre un premier espace — ou champ — de présentification imaginale.

h: constitue la manière dont le "macrocosme" peut être directement évoqué par la narration (sans passer par la diégèse) : c'est ce qui a lieu, par exemple, lorsque, comme l 'a fait remarquer Gérard Genette, on assiste à l 'invasion du récit par le discours.* Ainsi lorsque l 'auteur nous fait part directement du jugement qu'il porte sur des éléments de la diégèse ou sw des problèmes plus généraux qui s'y rattachent (les innombrables 'dissertations' de Balzac; Proust. 12 peut constituer un second espace de présentification.

* Cf. "Frontière du récit", et "Vraisemblance et motivation", in: Figures, II (Paris: Seuil, 1969).

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is: Troisième espace, qxii nous intéresse particulièrement: c'est, en somme la manière dont la diégèse, conçue comme un discours, émet à son tour des significations et, par les figures qui lui sont propres, évoque (présentifie) le 'macrocosme'. C'est uniquement de ce dernier mécanisme qu'il va être question dans ce qui suit.

B. STRUCTURE DE LA DIÉGÈSE COMME DISCOURS

La difficulté de délimiter la diégèse par rapport à la narration se retrouve en ce qui concerne la distinction entre la diégèse et ce que nous avons appelé le 'macrocosme'. Le monde représenté peut en eff'et être conçu dans un sens étroit, dans ses éléments essentiels, et se ramènerait alors à ce qu 'on désigne soiis le nom de résumé ou d 'argument d'une histoire. Mais il peut au contraire, dans un sens plus large, comporter les conno­tations qui renvoient à la psychologie des personnages, à la valorisation de leurs actes ou de leurs caractères, au jugement des milieux décrits ou évoqués, bref à l'idéologie implicite (ou explicite) à tout récit. Au demeu­rant, même l'intrigue proprement dite, les situations et les actions des héros, ne nous est narrée qu'en partie: elle comporte des lacunes ou des ellipses qui doivent être comblées par le lecteur. On pourrait donc conce­voir la diégèse comme le monde total, et pourtant toujours indéfini, que nous pouvons logiquement constituer à partir des éléments et des indica­tions qui nous sont efifectivement livrés. Représentons-la par le schéma ci-dessous dont nous allons préciser les différentes parties:

Les axes t (temps) et e (espace) sont les coordonnées de l'intrigue, des situations et des actions. On pourrait les appeler les INFORMANTS, en reprenant l'expression à Roland Barthes:^ époque, jour , heure, lieux où se déroule l'histoire. Remarquons que l'axe e contient donc le DéCOR, au sens large de ce mot : non seulement les paysages, les rues ou les cham­bres, mais aussi les objets qui jouent dans l'intrigue un rôle soit fonction­nel, soit indiciel: meubles, vêtements, etc. C'est sur ce plan I (e, t) que l'intrigue pourrait être représentée graphiquement par des segments de droites (actions) séparées par des nœuds (situations). L'intrigue principale peut être accompagnée d'intrigues secondaires, elle peut comporter des retours en arrière ou 'flash back ' ; enfin certains segments seraient indi­qués en pointillés parce qu'ils ne sont pas directement notés par la narra­tion et constituent les blancs, les lacunes que nous avons dites.

^ Cf. "Introduction à l'analyse structurale des récits", Communications, 8 (1966), 1-27.

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Le plan P est celui des personnages. Il devra être généralement dédoublé en un aspect physique et un aspect psychologique. Le parallélisme des plans I et P souligne le fait qu'ils ne sont guère séparables en pratique, l 'intrigue s'expliquant par des éléments empruntés à P, ou, à l'inverse, renvoyant elle-même à P.

C'est pourquoi le même parallélisme existe entre le plan P et le plan V, qui représente la valorisation et l 'idéologie: ces dernières, lorsqu'elles ne sont pas directement dénotées par la narration, se dégagent nécessai­rement des éléments de I et de P.

Le cube délimité par les trois axes (e, t, y) constitue donc la 'réalité' du récit. Mais il ne faut pas oublier que cette réalité est fictive, partielle, suggérée, et qu'elle ouvre de ce fait sur plusieurs espaces de présentifi-cation imaginale. Nous ne pouvons pas, ici, tenter une description exhau­stive des mécanismes qui sont à l 'œuvre dans le récit. Nous nous conten­terons de souligner quelques points essentiels.

(1) La diégèse se confond avec les sens qu'elle porte, et à la fois s'en distingue. C'est pourquoi elle est un discours. Tout élément de la diégèse est considéré comme réel (de cette réalité fictive que nous avons définie) mais aussi comme un SIGNE, un SYMBOLE OU un INDICE. La raison en est que ces éléments forment un SYSTèME qui se trouve, par hypothèse, doué d 'une certaine complétude. Chacun renvoie nécessairement à tous les autres. Dans la vie quotidienne, l 'événement est essentiellement contin-

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gent: c'est 0111 'être-là' qui n 'a pas de sens véritable; — ou bien, s'il en a, je ne retiens de ce sens que ce qui peut être utile à ma connaissance ou à mon action. Au contraire la diégèse nous fait entrer dans le règne de l a nécess i t é : TOUTE CHOSE Y SIGNIHE. T o u t é v é n e m e n t s u p p o s e u n événe ­

ment à venir qui lui sera relié d 'une certaine façon; tout acte, tout objet, sont porteiu-s d 'une connotation psychologique, sociale, philosophique. Pour reprendre des exemples donnés par R. Barthes dans l'article cité, l 'achat d 'un revolver par le héros suppose une intention de sa part et une scène à venir où ce revolver jouera vraisemblablement un rôle. Ou bien l 'abondance des appareils téléphoniques siu- le bureau de James Bond est indice de technicité. Mais c'est aussi le récit dans sa totalité qui peut faire figure de symbole. Il suffit de citer quelques titres : La divine comédie (quête du salut du chrétien guidé par la raison et la foi) ; Dr Jekyll et Mr Hide (le Bien et le Mal qui s 'affrontent en tout homme); Le diable dans le beffroi de Poe (où l 'on peut voir une confrontation des forces irrationnelles romantiques et de l 'ordre bourgeois et satisfait basé sur la philosophie des lumières).

(2) L'intrigue se déroule dans un temps fictif où tout événement est l'indice d 'un événement à venir. On peut se référer ici aux analyses des 'fonctions' effectuées par V. Propp et Ch. Brémond. ' La succession des é v é n e m e n t s es t d o n c à l a f o i s CONDITIONNéE e t LIBRE, ATTENDUE e t

IMPRéVUE. L'imprévisibilité résulte de la possibilité de choix paradigma-tique. Même dans le cas où nous savons de science sûre, en nous fiant aux lois du genre, ce qui finira par arriver (triomphe du héros dans le Western ou son écrasement dans la tragédie), la possibilité d 'un dénoue­ment différent ne cesse pas de nous solliciter. L'ATTENTE, elle, résulte de la natiu-e même des fonctions. Nous l 'avons vu plus haut, dans le récit, à la différence de la vie courante, tout événement rapporté en implique un autre à venir qui en précisera le sens. Ce qui fait dire à R. Barthes (article cité) que "Post hoc, propter hoc" est la devise du Destin, dont le récit n'est que la langue. Gérard Genette remarque de son côté, dans "Vraisemblance et Motivation" (art. cit.), que le récit est basé sur une nécessité FINALISTE, une "détermination rétrograde": c'est l'avenir qui y détermine le passé. En réalité, le récit s'établit à la rencontre de deux conditionnements plus ou moins lâches. Chaque événement est motivé (non déterminé) par ceux qui précèdent. Cette motivation peut donc faire l 'objet d 'une sorte de logique probabiliste. Si la probabilité est très faible ou inexistante, nous tombons dans l'incohérence ou dans le fantastique.

Cf. pour le premier, Morphology of the folk taie (Indiana, 1958), et pour le second les textes parus dans Communications, 4 (1964) et 8 (1966).

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Mais par ailleurs, chaque événement est conditionné, appelé par ceux qui suivent: il a un sens fonctionnel du fait même qu'il est intégré dans un 'récit' : il est encore un INDICE de ce qui viendra. Son importance lui vient de ce qu'il ne se limite pas à lui-même mais 'représente' déjà le futur. C'est ce qui produit l ' interrogation du lecteur et son attente fascinée.

(3) Un autre pouvoir indiciel ou connotatif (donc générateur d'image et de présentification) est celui qui agit selon l'axe y: souvent, les carac­tères des personnages doivent être imaginés d'après leurs actions (ainsi dans la vision 'du dehors'). Il existe un symbolisme plus vaste qui se greffe sur le décor lui-même, les lieux représentés, les objets, la description que l 'auteur en donne et l 'usage qui en est fait par les personnages. Il y a plus. Si le pouvoir indiciel se constitue depuis les éléments les plus matériels, en passant par les sensations et idées des personnages, jusqu 'à l'idéologie, on peut dire aussi que tout récit n 'est jamais qu 'un fragment du monde: par ce fait même, il renvoie implicitement au monde dans son ensemble. Toute histoire relatant un crime pose le problème du crime en général. Pareillement, les "choses" de la diégèse qui nous sont montrées en appellent à notre expérience générale concernant ces choses. L'auteur qui conduit tel couple d 'amants se promener dans la montagne peut bien nous décrire une situation amoureuse particulière dans un paysage déter­miné: il n 'en reste pas moins qu'il évoque du même coup l 'amour en général et ses rapports avec la nature. Le récit, tout comme la poésie, tend donc à nous présentifier une totalité vécue qui dépasse ce qu'il nous montre. Le cimetière marin et Amers d 'une part, certains romans de Melville, de Conrad ou d 'Edouard Peisson de l 'autre, ont également pour objet les rapports de l 'homme et de la mer.

(4) Indépendamment, mais en communication constante avec les espaces indiciels que nous venons de mentionner et qui sont liés à la qualité fictive du récit, il existe une structuration de la diégèse conçue comme un langage et qui, par suite, donne naissance à des FIGURES analogues à celles que répertorie la rhétorique classique dans le discours. Nous allons, pour terminer, proposer simplement un essai de classification de ces figures.

C. LES F I G U R E S D E LA DIÉGÈSE

On le sait par les travaux de T. Todorov et du Groupe \i, toute classifi­cation de cette espèce doit s 'appuyer sur la définition d 'un certain DEGRé

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ZéRO, qui sera ici, non plus celui du discours langagier, mais du monde représenté que constitue la diégèse. Il ne faut pas nous dissimuler que, plus encore que dans le cas du discours proprement dit où nous possédons au moins des références linguistiques, ce degré zéro sera en grande partie une construction de l'esprit. Il aura même un aspect quelque peu mythi­que. Impossible, en effet, de le définir autrement que comme la 'réalité quotidienne', acceptée et reçue par nous, à une époque donnée et dans une situation donnée, comme normale, habituelle, incontestée: sans oublier cependant qu 'une telle conception est, par nautre, vague, relative, et composée de mille ignorances et préjugés. Passons outre. Le degré zéro, ce serait donc, idéalement, la réalité telle que l'expérience commune, la science, l 'éducation, l'idéologie de notre civilisation, nous la repré­sentent dans ce que nous croyons être sa totatilé: logique, sans indéter­minations, sans lacunes, partant sans surprises ni problèmes: bref, tout le contraire de ce qu'entend précisément nous montrer le récit.

Le mérite des analyses effectuées par Etienne Souriau (Cf. Les Deux cent mille situations dramatiques Paris: Gallimard 1948), par V. Propp, par Ch. Bremond, par A. J. Greimas (Sémantique structurale Paris: Larousse 1966) a consisté à mettre en évidence les mécanismes NORMAUX inhérents aux situations et aux rôles des personnages, aux fonctions et aux notions dont la chaîne constitue l'intrigue. Il n'en reste pas moins que c'est dans la mesure où le récit s'écarte de cette normalité que la diégèse devient capable de formes remarquables, de figures proprement rhétoriques. Dès lors nous pouvons concevoir un tableau défini par deux axes:

(1) Un axe horizontal qui serait celui des DOMAINES de la diégèse où se produisent les figures. En nous basant sur le schéma tracé ci-dessous, nous pourrions distinguer le domaine A des SITUATIONS et des ACTIONS, le domaine B des PERSONNAGES, celui C du DéCOR (au sens large du mot), enfin le d o m a i n e D de la VALORISATION et de 1'IDéOLOGIE.

(2) Un axe vertical qui, lui, représente les ALTéRATIONS subies par les éléments contenus dans les différents domaines, la nature des éCARTS q u i p e u v e n t s ' y p r o d u i r e : soi t p a r DéFAUT (DéSTRUCTURATION, SUPPRES­SION d 'un ou de plusieurs éléments en tout ou en partie, entorse à l 'ordre logique , p e r m u t a t i o n ) ; soi t p a r EXCèS, ADJONCTION OU STRUCTURATION. Un écart, en effet, qu'il s'effectue par excès ou par défaut, implique tou­jours une certaine dérogation par rapport à la NORMALE OU à ce que nous considérons comme tel. Dérogation par rapport à la LOGIQUE si telle action, qui devrait ordinairement impliquer Y, se trouve au contraire suivie de Z ou de la négation de Y. Dérogation par rapport à ce qu 'on

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peut appeler le VRAISEMBLABLE si tel personnage, par exemple, qui est censé éprouver, d'après les normes reçues, tel sentiment dans telle circonstance, éprouve un sentiment tout différent qui nous surprend ou qui nous bouleverse (ex. : Le prince Muijkine ou le Meursault de Camus). Mais on peut parler de structuration dans le cas où deux événements, deux personnages, etc., se trouvent présenter des ressemblances ou des oppositions qui, dans l'existence ordinaire, sembleraient insolites, sans pour autant contredire la logique ou les 'idées reçues'.

Nous pouvons dès lors —• et grosso modo — distinguer les procédés suivants :

Ecar t s p a r DéSTRUCTURATION:

- p a r SUPPRESSION j ( t o t a l e : LACUNE OU ELLIPSE \ I

d'éléments / ( partielle: ( SYNECDOQUE ) | II OU / \ MéTONYMIE 8 | )

p a r SUPPRESSION- \

/ ADJONCTION I

\ p a r ILLOGISME OU PARADOXE I I I

p a r PERMUTATION

INVERSION \ I V

INSERTION

Ecar t s p a r STRUCTURATION:

— p a r RéPéTITION OU EXPANSION V

— p a r AMBIGUïTé V I

— p a r r a p p r o c h e m e n t ) PARALLéLISME DE SIMILITUDE ) V I I

I PARALLéLISME DE CONTRASTE )

- p a r SYMBOLISATION OU MéTAPHORISATION V I I I

Les axes que nous avons définis nous permettent dès lors de tracer le tableau général des figures. Nous obtenons ainsi trente-deux cases. Dans chacune prendront place une ou plusieurs figures, certaines cases pouvant aussi rester vides. Quelques-unes de ces figures possèdent peut-être des noms; ceux des autres restent à inventer. (Voir ce tableau page 130). Remarquons que certaines figures diégétiques (c'était déjà le cas de certaines figures de style) sont proches l 'une de l'autre, et qu'il peut être, en pratique, difficile de les distinguer. Ainsi une contradiction (illogisme ou paradoxe) peut se rapporcher d 'un contraste (paral-

8 De deux événements ou objets associés par contiguïté, un seul est représenté et renvoie à l'autre absent.

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i ^ SITUATIONS

' ET ACTIONS

B PERSON­NAGES

C DÉCOR

D IDÉO­LOGIE

I LACUNE OU ELLIPSE

suspense;la réticence; la suspension

l'absence temporaire ou totale

vision "par dehors"; métonymie diégétique

SYNECDOQUE ET MÉTONYMIE

1111 v V A J S l l l C

macrocosme; la suspen­sion; le caché

l'absence temporaire ou totale

vision "par dehors"; métonymie diégétique

objet-indice; "effet de réel"

in ILLOGISME ET PARADOXE

le fantastique; la surprise; actes aber­rants; actes ^aiuiis

monstres; sur­hommes; passionnés etc. méta­morphose

objets insolites; animation

contesta­tion; scan­dale

IV PERMUTATION OU INVERSION

"catastrophe"; réalité-rêve; flash-back; le quiproquo

méprise; sub­stitution; le

uouDie

substitu­tion; méta­morphose ; animation

parodie; ironie

V RÉPÉTITION EXPANSION INSERTION

temps cycli­que; réitéra­tion; la "cascade"; la minutie; 1 i i i a c i i i u i i f J d

mise en abîme

simplicité ou ins­cription foison­nante

VI AMBIGUÏTÉ

ambiguïté fonctionnelle; réel-irréel; ambiguïté de point de vue

de rôle; de caractère

Q t n n i en 11 t/t d t l l U l ^ U l l v

de juge­ment

VII PARALLELISME

de similitude

de contraste

personnages interchan­geables;

personnages contrastés

affronte­ment des idiologies

VIII SYMBOLE ET MÉTAPHORE

comparaison; métaphore; symbole; microcosme-macrocos-me; plans superposés

types; person­nages exem­plaires

symbolisme "naturel" ou "con­vention­nel"; varia­tions mé­taphori­ques

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RHÉTORIQUE DU RÉCIT 131

lélisme); une répétition peut comporter des variantes (comme chez Robbe-Grillet), et par là rentrer dans la catégorie de la comparaison, du contraste ou de la contradiction; l'inversion prise à la lettre peut con­duire à l'illogisme; le 'double' relève à la fois de l'ambiguïté, de l'inver­sion, du parallélisme, de l'illogisme.... De plus, les 'domaines' sont évidemment solidaires les uns des autres : une figure relative aux person­nages renvoie à la situation ou aux actions, a une influence sur l'idéologie, et peut donc se retrouver sous des formes différentes dans plusieurs colonnes.

Il faut signaler enfin, pour être complet (?), que le tableau devrait comporter un prolongement vers le bas où prendraient place les écarts par rapport au tableau restreint, c'est-à-dire les dérogations constituant u n e CONTESTATION DU CODE DiÉGÉTiQUE LUI-MEME. T o u t réc i t q u i v e u t

innover peut tenter de 'faire vrai ' en s 'écartant du vraisemblable, c'est-à-dire des conventions reçues dans un genre et qui imposent tel traitement de tel sujet, en proscrivant au contraire tel autre.* Ou bien on peut avoir affaire à une parodie du récit, l 'œuvre devenant une vaste 'mimèse' (c'est-à-dire l'évocation marquoise du style ou du contenu d'autres œuvres), comme il en est dans Le Lutrin, Don Quichotte, plus près de nous La maison de rendez-vous où Robbe-Grillet se parodie lui-même. La déstructuration peut aussi s 'a t taquer à la trame du récit, désarticuler l'action, désintégrer les personnages, tendance qu 'on trouve à partir du roman américain et qui s'est surtout exprimée dans le nouveau roman. Enfin le récit peut être entièrement contesté au profit de la narration: l 'œuvre se donne alors comme sujet son écriture même.

Nous nous contenterons de donner ici quatre ou cinq illustrations très brèves de figures choisies au hasard dans quelques-unes des trente-deux cases. Le lecteur pourra compléter lui-même en faisant appel à ses souve­nirs. Remarquons que les procédés ainsi définis peuvent valoir, non seulement pour le récit proprement dit (roman, conte...) mais pour le théâtre, le cinéma, les bandes dessinées, et autres 'supports' du langage diégétique.

Case (I,B): L'ABSENCE DES PERSONNAGES ne peut évidemment se remar­quer que si nous sommes par ailleurs avertis de leur existence. Ainsi Tartuffe au cours des deux premiers actes de la pièce. Dans le roman poli­cier, le criminel est, en général, présent (c'est l 'un des personnages que nous connaissons) et absent en ce sens que nous ne le connaissons pas encore comme coupable. Dans la Jalousie, de Robbe-Grillet, le person-

^ Cf. sur ce point, Christian Metz: "Le dire et le dit au cinéma". Communications, 11 (1968).

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nage du mari est présent psychiquement, mais absent physiquement puisque le lecteur occupe exactement sa place. Au contraire, dans la vision "par dehors" d ' un certain roman américain, le personnage n'est présent que physiquement et son psychisme doit être inventé à partir de ses actes. Enfin certains récits sont construits autour d ' un personnage qui n 'appara î t jamais: parce qu'i l est mort , dans La vraie vie de Sébastian Knight (V. Nakobov) où le narrateur tente par une enquête posthume, de reconstituer une existence et une personnalité; — ou bien d 'un personnage qui n 'apparaî t q u ' à la fin, après avoir fait beaucoup rêver le narrateur (cf. / am Jonathan Scrivener, de Claude Houghton).

Case (II,A): SYNECDOQUE et MéTONYMIE. Cette figure tient évidemment de près à l'ellipse. Par ailleurs, le fait de ne représenter qu 'une partie choisie d 'une réalité plus vaste lui confère souvent une portée symbolique. O n sait que Jakobson voit dans la métaphore un procédé plus courant en poésie (et dans le romantisme), dans la métonymie un procédé plus cou­r an t en prose (et dans le réalisme). En vérité, synecdoque et métonymie symbolisent le tout par la partie ou la continguïté et lui ajoutent de ce fait des connotations valorisantes. En ce qui concerne les SITUATIONS, et à moins d 'avoir affaire à des cas exceptionnels, tout microcosme (par exemple ce qui est représenté sur la scène) n 'est jamais, comme le fait remarquer Souriau, que le fragment d ' u n macrocosme qui le déborde et lui donne son sens : Antoine et Cléopatre, de Shakespeare, "résume toute l 'aventure du monde aux confins de Rome et de l 'Orient, au temps d 'Ac t ium" (op. cit., p. 30). D u point de vue des ACTIONS, il arrive que certaines séquences soient simplement ébauchées. C'est un procédé fréquent dans le roman policier de nous montrer le héros relevant certains indices ou arrêtant les premières mesures d 'un projet dont nous ne comprendrons la pleine signification que par la suite : la synecdoque est ici génératrice, non seulement d 'at tente, mais de mystère: elle se fait image du CACHé. Parfois, elle indique tout un développement possible et est alors assimilable à la SUSPENSION. Ainsi lorsque Dos Passos, à la fin de LA GROSSE GALETTE, nous montre R . E. Savage, qui avait tenté de se libérer d ' u n milieu puritain et snob, retrouvant une invitation émanant d ' u n e jeune femme qu 'on lui avait conseillé d'épouser, et inscrivant la da te sur son agenda: c 'est le signe de son échec et l 'annonce de toute une destinée conformiste qui ne nous sera pas narrée.

Case (in,C) : L ' invraisemblance du DéCOR est, normalement, en rapport avec l 'action et les personnages. Elle possède de plus un sens symbolique. L ' e au étrange qui coule dans l'île où abordent les héros des Aventures d'Arthur Gordon Pym est un liquide ambigu qui peut faire songer au

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RHÉTORIQUE DU RÉCIT 133

lait ou au sang.i" Mais Jean Ricardou y dévoile pour sa part une image du texte et de l'écriture.i^ La fréquence des objets bizarres, surprenants ou franchement insolites, croît à mesure qu 'on passe du récit 'réaliste' au récit poétique, au conte et à la fable. Le grand Meaulnes ou les récits de Pieyre de Mandiargues, ou ceux d 'Ernst Jûnger, ou encore les films de Bunuel, se contentent d' introduire des décors ou des objets d'un caractère fantasque ou baroque; les paysages ou les intérieurs de Kafka, de Dino Buzzati ou de Julien Green nous dépaysent; mais le décor prend im aspect franchement fantastique (et allégorique) dans le conte roman­tique ou le cinéma expressioniste allemand, par exemple, ou dans le nouveau théâtre contemporain. Alors que, dans Amédée, de Ionesco, un cadavre se met à grandir démesurément, chez Vian, dans Uéciime des jours, la chambre de Colin et de Chloé ne cesse de se rétrécir et préfigure la mort.

Cases (IV,A) et (IV,B): Une inversion des actions peut s'allier à la permutation des personnages. Dans le film Copie conforme, Louis Jouvet tient deux rôles: celui d 'un escroc futé et celui d 'un employé niais qui sert au premier de doubliure et d'alibi lorsqu'il accomplit un cambriolage. Dans la dernière scène, nous voyons l 'employé menacer l'escroc d'un revolver. L'escroc donne subrepticement l 'alarme à ses complices, mais, tandis qu'i l attend leur venue, il parvient à s 'emparer du revolver et en menace à son tour son double. Les complices, trompés par la scène, tirent sur leur chef et le tuent. Notons que le quiproquo, ressort généralement comique, peut revêtir un aspect tragique dans le cas de la simple méprise, lorsqu'un personnage est pris potu* un autre et en subit bon gré mal gré le destin : extension littéraire, en quelque sorte, de la simple erreur judi­ciaire; le quiproquo n'est connu que de la victime et du lecteur.

Comme on vient de le voir par Copie conforme, la substitution ou dupli­cation des personnages introduit le thème du double, ou celui du dédou­blement de la personnalité, qui relève tout autant des domaines du paral­lélisme et de l'ambiguïté. On connaît l 'exploitation qu'en a fait la litté­rature fantastique. Dans Escurial, de Michel de Ghelderode, le roi et son bouffon échangent leurs rôles: 'jeu de scène' qui leur permet de se dire réciproquement leurs vérités. Chez Hoffmann (Les élixirs du diable), Poe (William Wilson), ou dans le film L'étudiant de Prague, de Stellan Rye, le double est le mauvais génie ou l'inconscient du protagoniste. L'opposition, ici simultanée, entre soi et l 'autre qui est en soi, se trouve temporalisée dans des fictions comme celle du Dr Jekyll et Mr. Hyde,

10 Cf. Bachelard: L'eau et les rêves (Paris: Corti, 1942). 11 Cf. Problèmes du nouveau roman (Paris: Seuil, 1967).

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de Stevenson. Un exemple extrême de cette structure nous est fourni par VEve future, de Villiers de l'Isle-Adam. Ici, la méprise (substitution de l 'automate construit par Edison à la femme réelle) est connue du héros: tout son problème est de parvenir à l'accepter, à se persuader que l 'apparence peut remplacer la réalité, ce qui ouvre évidemment des perspectives métaphysiques. L'Eve future peut ainsi être considérée aussi bien comme tme illustration du matérialisme que comme un plai­doyer en favetu- de l'idéalisme absolu.

Arrêtons-nous ici. Nous ne donnerons pas d'exemples des figures t rop connues de la mise en abyme, de la catastrophe ou du montage en cascade (où les événements constituent autant d'obstacles et finissent par former une 'série noire'). Quant aux procédés de PARALLéLISME, de MÉTAPHORE et d e SYMBOLiSATiON, ils Constituent u n i m m e n s e d o m a i n e

et sont présents dans tous les récits. Notre but n'était, répétons-le, que de suggérer simplement la possibilité de définir les figures diégétiques et de proposer une taxinomie.

Quant à l'effet littéraire, esthétique ou 'pratique' de ces figures...? Nous avons insisté sur les champs de présentification qui se dégagent de la structure du récit, ceux qui sont relatifs à la diégèse (selon le plan (e, t) ou selon l'axe des y) venant s 'ajouter à l'espace imaginai qui règne déjà entre la diégèse et la narration. Mais il va sans dire que nous nous trouvons ici devant un problème analogue à celui que posent le discours poétique et les figures de style proprement dites. Un procédé d'illogisme, de répétition ou d'ambiguïté ne prend évidemment toute sa valeur litté­raire que par son contenu et par référence au contexte. Il reste un simple squelette, une pure forme vide tant qu'il n'est pas intégré dans un tout organique et habillé, en quelque sorte, d 'une chair vivante. C'est poiu--quoi une analyse formelle ou structurale du récit n'interdit nullement — implique plutôt — des études portant, d 'une part sur la structure de l 'œuvre tout entière, de l 'autre sur ce que j'appellerais la sémantique des choses mêmes, leur pouvoir de rêverie matérielle et le psychisme des profondeurs.

Université de Bruxelles

Maurice-Jean Lefebve est actuellement professeur de langue et de littérature françaises à l'Université Libre de Bruxelles. Il a publié, entre autres essais: Jean Paulhan, une philosophie et une pratique de l'expression et de la réflexion (Gallimard, 1949), et L'image fascinante et le surréel (Pion, 1965). Ses recherches actuelles portent sur une explication de l'effet "imaginai" des structures du discours littéraire. Un ouvrage consacré à ce problème paraîtra prochainement aux éditions de la Baconnière, Neuchâtel.