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Université de Montréal De la poétique à la critique : l’influence péripatéticienne chez Aristarque par Elsa BOUCHARD Département de philosophie Faculté des arts et des sciences Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en philosophie en cotutelle avec l’Université Paris IV-Sorbonne Juillet 2012 © Elsa Bouchard

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Page 1: Université de Montréal De la poétique à la critique : l ... · Keywords: Aristotle ; Peripatos ; poetics ; Aristarchus ; interpretation ; persona. iv Remerciements Mes remerciements

Universiteacute de Montreacuteal

De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque

par

Elsa BOUCHARD

Deacutepartement de philosophie

Faculteacute des arts et des sciences

Thegravese preacutesenteacutee agrave la Faculteacute des eacutetudes supeacuterieures et postdoctorales

en vue de lrsquoobtention du grade de PhD en philosophie

en cotutelle avec

lrsquoUniversiteacute Paris IV-Sorbonne

Juillet 2012

copy Elsa Bouchard

ii

Universiteacute de Montreacuteal

Faculteacute des eacutetudes supeacuterieures et postdoctorales

Cette thegravese intituleacutee

De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque

preacutesenteacutee par Elsa Bouchard

a eacuteteacute eacutevalueacutee par un jury composeacute des personnes suivante

M Louis-Andreacute DORION (Universiteacute de Montreacuteal) Preacutesident-rapporteur

M Vayos LIAPIS (Universiteacute de MontreacutealOpen University of Cyprus) Directeur de recherche

M Paul DEMONT (Universiteacute Paris IV-Sorbonne) Co-directeur de recherche

M Marwan RASHED (Eacutecole Normale Supeacuterieure Paris) Membre du jury

M Franco MONTANARI (Universitagrave di Genova) Examinateur externe

M Reneacute NUumlNLIST (Universitaumlt zu Koumlln) Examinateur externe

iii

Reacutesumeacutes

De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque

Reacutesumeacute Cette thegravese vise agrave suggeacuterer lrsquoexistence drsquoun partage drsquoune theacuteorie poeacutetique commune entre lrsquoeacutecole drsquoAristote drsquoune part et le grammairien Aristarque de Samothrace drsquoautre part Agrave partir drsquoun examen des textes et des fragments de la critique litteacuteraire helleacutenistique deux aspects fondamentaux de la poeacutetique peacuteripateacuteticienne font lrsquoobjet drsquoune comparaison avec Aristarque soit 1) la prise de position interpreacutetative qui tient compte de la nature fictionnelle du discours poeacutetique et le soustrait aux critegraveres de veacuteriteacute traditionnellement imposeacutes par les lecteurs anciens notamment agrave lrsquointeacuterieur de la tradition alleacutegorique et 2) la reconnaissance de lrsquoautonomie relative du contenu de lrsquoœuvre poeacutetique face agrave lrsquoauteur particuliegraverement dans le rapport qursquoentretient ce dernier avec ses personnages

Mots-clefs Aristote Peacuteripatos poeacutetique Aristarque interpreacutetation persona

From poetics to criticism the Peripatetic influences on Aristarchus

Abstract This thesis sets out to examine two points of contact in the poetics of the Peripatetics and Aristarchus namely 1) the exegetical attitude that takes account of the fictionality of poetry thus exempting it from the constraints of truthfulness that ancient readers traditionally imposed on it especially within the allegorical tradition 2) the perception of the content of a work of poetry as being autonomous from its author especially with regard to the relation between the poet and his characters

Keywords Aristotle Peripatos poetics Aristarchus interpretation persona

iv

Remerciements

Mes remerciements vont avant tout agrave mes co-directeurs de recherche M Paul Demont et M

Vayos Liapis qui ont superviseacute cette thegravese et mrsquoont fourni des encouragements reacutepeacuteteacutes tout au

long de sa preacuteparation

Les personnes suivantes mrsquoont aussi eacuteteacute drsquoun secours preacutecieux agrave un moment ou un autre de cette

longue entreprise Louis-Andreacute Dorion Benjamin Victor Pierre Bonnechere et Luc Brisson

Je souhaite eacutegalement remercier les membres de ma famille immeacutediate source inconditionnelle

de support et drsquoaffection ma megravere Theacuteregravese mon pegravere Omer ma sœur Maryse mes fregraveres

David-Eacutetienne et Jean-Philippe ainsi que ma famille parisienne Anne-Marie et Jean-Louis

Melot Je nrsquooublie pas mes chers amis Nino Andreacutee-Anne Karine et Jeacutereacutemie

Finalement les institutions suivantes ont grandement faciliteacute la compleacutetion de cette thegravese le

Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada qui a financeacute mes eacutetudes doctorales le

Deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal pour son soutien sous forme de bourses

drsquoexcellence et de bourses de voyage la Fondation Hardt ougrave cette thegravese a vu le jour agrave lrsquooccasion

drsquoun seacutejour de recherche extrecircmement profitable

v

Table des matiegraveres

13

Reacutesumeacutes iii13

Remerciements iv13

Table des matiegraveresv13

Abreacuteviations viii13

Introduction113

Section (i) Objet de la recherche 113

Section (ii) Eacutetat de la question et nature de la preacutesente contribution213

Section (iii) Sources 813

Section (iv) Preacutecisions meacutethodologiques 1813

Section (v) Eacuteditions et traductions utiliseacutees 2213

Partie I Comment lire les poegravetes 2413

Chapitre 1 Lrsquoalternative exeacutegeacutetique preacute-aristoteacutelicienne 2613

Section (i) Lrsquoalleacutegorie et les deacutebuts de la critique litteacuteraire 2613

Section (ii) Lrsquoanalyse du discours et la lecture litteacuterale 3813

Section (iii) Glaucon et Antisthegravene 4213

Section (iv) Conclusion4613

Chapitre 2 Aristote et lrsquoalleacutegorie4713

Section (i) Le champ theacuteorique de la Poeacutetique 4713

vi

Section (ii) Les Questions homeacuteriques et lrsquointerpreacutetation alleacutegorique5013

Section (iii) Lrsquoalleacutegoregravese dans les œuvres non philologiques drsquoAristote6013

Section (iv) Conclusion6913

Chapitre 3 Les principes de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique peacuteripateacuteticienne 7013

Section (i) Le statut eacutepisteacutemologique de la μίμησις 7113

Section (ii) Dieux et hommes dans la critique peacuteripateacuteticienne8413

Section (iii) Le mythos comme produit de la mimecircsis 10113

Section (iv) Conclusion14413

Chapitre 4 Lrsquoexeacutegegravese aristarquienne drsquoHomegravere 14513

Section (i) Aristarque et les alleacutegoristes14513

Section (ii) Les limites du litteacuteralisme 17713

Section (iii) Le τέλος de lrsquoOdysseacutee20513

Section (iv) Le principe Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν 21113

Section (v) Aristote Eacuteratosthegravene et Aristarque22513

Partie II Les voix poeacutetiques23513

Chapitre 5 Aristote et la figure du poegravete23613

Section (i) Lrsquoideacuteal mimeacutetique drsquoAristote 23613

Section (ii) Poegravete et personnages applications zeacuteteacutematiques 25513

Chapitre 6 Deacuteveloppements peacuteripateacuteticiens 30013

Section (i) Praxiphane et le proegraveme des Travaux et les jours 30013

Section (ii) Meacutethode de Chameacuteleacuteon30213

Section (iii) Composition et interpreacutetation la speacutecialisation des rocircles 31013

Section (iv) Le poegravete et son double Pheacutemios et Deacutemodocos 31213

Section (v) Conclusion 32013

vii

Chapitre 7 Aristarque et la voix du poegravete 32213

Section (i) Quelques problegravemes homeacuteriques32313

Section (ii) Le poegravete un eacuteleacutement externe33313

Section (iii) Les eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee 34413

Section (iv) Conclusion34713

Conclusion34813

Bibliographie 35113

viii

Abreacuteviations

Jrsquoutilise geacuteneacuteralement les abreacuteviations listeacutees au deacutebut de lrsquoOxford Classical Dictionary (1996) excepteacutees les suivantes

Ap Soph = Apollonios le sophiste Lexique homeacuterique

Crat = Crategraves de Mallos

Dem Phal = Deacutemeacutetrios de Phalegravere

Dic = Diceacutearque

Etym Gen = Etymologicum Genuinum

Etym Gud = Etymologicum Gudianum

Etym Magn = Etymologicum Magum

Heraclit All = Heacuteraclite Alleacutegories drsquoHomegravere

Herod [Herod] = Heacuterodien pseudo-Heacuterodien

De fig = De figuris

Isoc = Isocrate

Ev = Evagoras

Hel = Heacutelegravene

Julian = Julien lrsquoapostat

In Heracl = Contre Heacuteraclios le cynique

[Long] Subl = pseudo-Longin De sublimitate

Lucien

De astro = De astrologia

Hist conscr = Quomodo historia conscribenda sit

Porph = Porphyre

De antr nymph = De antra nympharum

QHI = Questions homeacuteriques sur lrsquoIliade (eacuted MacPhail)

QHO = Questions homeacuteriques sur lrsquoOdysseacutee (eacuted Schrader)

QH 1 = Questions homeacuteriques livre 1 (eacuted Sodano)

Strab = Strabon Geacuteographie

Introduction

Section (i) Objet de la recherche

La preacutesente eacutetude vise agrave explorer lrsquohypothegravese drsquoune influence doctrinale de lrsquoeacutecole

peacuteripateacuteticienne sur lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique dans le domaine de la critique

et de la theacuteorie litteacuteraires Elle srsquoinscrit dans le cadre drsquoavanceacutees reacutecentes survenues dans deux

secteurs des eacutetudes anciennes soit

1) Lrsquohistoire de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne qui a beacuteneacuteficieacute drsquoun renouvellement drsquointeacuterecirct ces

derniegraveres anneacutees gracircce au projet de reacuteeacuteditions commenteacutees des fragments des Peacuteripateacuteticiens

lanceacute par W W Fortenbaugh dans les anneacutees 1980 (Theophrastus Project) Lors de la reacutedaction

de cette thegravese les volumes sur Aristoxegravene Praxiphane et Chameacuteleacuteon nrsquoeacutetaient pas encore parus

2) Lrsquohistoire de la critique litteacuteraire helleacutenistique et plus geacuteneacuteralement de la litteacuterature

secondaire ancienne un domaine de recherche qui a eacutegalement le vent dans les voiles comme en

teacutemoigne lrsquoabondance de nouvelles eacuteditions du mateacuteriel scholiastique et drsquoeacutetudes sur ce mateacuteriel

La quantiteacute conserveacutee de commentaires alexandrins aux poegravetes grecs eacutetant proprement

gigantesque crsquoest plus particuliegraverement agrave Aristarque une figure relativement bien identifiable

dans lrsquohistoire chaotique de la critique ancienne que sera consacreacute le volet laquo alexandrin raquo de cette

recherche Aristarque est non seulement le grammairien alexandrin sur lequel nous sommes le

mieux informeacutes1 mais crsquoest aussi celui dont la meacutethode suggegravere le plus spontaneacutement une

inspiration peacuteripateacuteticienne

1 Cf Pfeiffer 1968 229

2

Section (ii) Eacutetat de la question et nature de la preacutesente contribution

Lrsquoideacutee drsquoun lien intellectuel entre le Peacuteripatos et le Museacutee nrsquoest pas eacutevoqueacutee ici pour la

premiegravere fois2 mais la preacutesente eacutetude constitue une tentative sans preacuteceacutedent de proceacuteder agrave une

deacutemonstration en regravegle du partage par ces deux eacutecoles drsquoune theacuteorie litteacuteraire commune Au-delagrave

des ressemblances terminologiques que lrsquoon peut agrave lrsquooccasion deacutetecter entre le vocabulaire

peacuteripateacuteticien et le vocabulaire alexandrin je mrsquoemploierai agrave mettre en lumiegravere le partage par les

deux eacutecoles de ce que lrsquoon peut deacutesigner comme une veacuteritable laquo philosophie raquo de la litteacuterature ndash

celle-ci eacutetant visible de faccedilon explicite dans la theacuteorie poeacutetique des Peacuteripateacuteticiens et de faccedilon

implicite dans la critique appliqueacutee drsquoAristarque

(a) Eacutetudes reacutecentes sur le sujet

Pour la reconstruction historique du deacuteveloppement de lrsquoeacuterudition ancienne agrave la peacuteriode qui

nous occupe lrsquoouvrage de R Pfeiffer paru en 1968 et intituleacute History of Classical Scholarship

from the Beginning to the End of the Hellenistic Age repreacutesente agrave la fois un point de deacutepart et un

achegravevement Avec un bagage et une eacuterudition incomparables Pfeiffer procegravede agrave une vaste

synthegravese des recherches meneacutees dans le siegravecle qui lrsquoa preacuteceacutedeacute fournissant une mine

drsquoinformations sous une forme aussi concentreacutee et concise que possible Dans le panorama

historique eacutetabli par Pfeiffer les eacutecoles peacuteripateacuteticienne et alexandrine occupent chacune une

place drsquoimportance majeure et Pfeiffer ne manque pas de souligner en nombre drsquooccasions

lrsquoheacuteritage intellectuel leacutegueacute au Museacutee par le Peacuteripatos en particulier dans ce qui suit3

bull Lrsquoeacutetude des laquo antiquiteacutes raquo (antiquarian researches) crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour la collecte de

documents rares permettant de reconstruire lrsquohistoire ethnologique politique culturelle et

intellectuelle des citeacutes et des nations

bull Cas particulier de lrsquoeacutetude des antiquiteacutes la compilation de donneacutees chronologiques relatives

aux poegravetes et aux performances dramatiques dont les Didascalies drsquoAristote repreacutesentent une

2 Voir deacutejagrave Wilamowitz 1889 I 55 n13 laquo die Alexandriner folgen in der Kunstlehre den peripatetikern raquo Cette affirmation quelque peu gratuite de Wilamowitz est tout agrave fait typique des jugements semblables qui parsegravement la critique posteacuterieure

3 Cf Pfeiffer 1968 79-84

3

eacutetape fondatrice Cet inteacuterecirct pour lrsquohistoire de la litteacuterature (dramatique en particulier) se

retrouve eacutevidemment chez les philologues alexandrins srsquoincarnant notamment dans les Pinakes

de Callimaque4 une œuvre drsquoune importance capitale dans lrsquohistoire de lrsquoeacuterudition ancienne

En plus de ce partage drsquointeacuterecircts communs Pfeiffer accepte eacutegalement quelques ressemblances

doctrinales entre les deux eacutecoles sur de rares points de deacutetail telle que la rupture artistique entre

Homegravere et les poegravetes cycliques exacerbeacutee par Aristote (cf Poet 231459a37-b7) Comme le

mentionne Pfeiffer il srsquoagit lagrave drsquoune innovation proprement aristoteacutelicienne laquo There is no

evidence of such a clear aesthetic evaluation of Iliad and Odyssey in earlier times raquo (1968 73)

Cette distinction joue un rocircle majeur dans la meacutethode aristarquienne puisque lrsquoinfeacuterioriteacute

estheacutetique des cycliques est reacuteguliegraverement avanceacutee comme un argument agrave lrsquoappui de lrsquoatheacutetegravese de

vers homeacuteriques jugeacutes inauthentiques lrsquoauthenticiteacute homeacuterique et la valeur estheacutetique sont

geacuteneacuteralement indissociables chez Aristarque

Pourtant Pfeiffer tient agrave deacutefendre lrsquooriginaliteacute radicale de lrsquoapproche alexandrine qursquoil juge agrave

plusieurs eacutegards sans commune mesure avec les recherches meneacutees par les philosophes de

lrsquoeacutepoque preacute-helleacutenistique Selon Pfeiffer les Alexandrins marquent lrsquoavegravenement de la

laquo philologie raquo au sens moderne du terme lrsquoeacutetude des textes fondeacutee sur des critegraveres strictement

grammaticaux et textuels autrement dit deacutepourvus de biais ideacuteologiques (lesquels deacutefiniraient

par contraste les travaux anteacuterieurs des philosophes sur la poeacutesie) De plus agrave lrsquoeacutepoque de la

peacuteriode de transition qui occupe la fin du IVe siegravecle et le deacutebut du IIIe siegravecle les premiers

speacutecimens de cet hybride typiquement alexandrin qursquoest le laquo poegravete-grammairien raquo (par ex Philitas

de Cos et Callimaque) auraient adopteacute des pratiques poeacutetiques parfaitement indiffeacuterentes aux

prescriptions peacuteripateacuteticiennes voire contradictoires par rapport agrave celles-ci5

Sans deacutevelopper cette piste Pfeiffer reconnaicirct pourtant lrsquoexistence drsquoun certain apport

peacuteripateacuteticien aux recherches alexandrines lors du deuxiegraveme stade de deacuteveloppement du Museacutee

crsquoest-agrave-dire agrave une eacutepoque ougrave les rocircles de poegravete et drsquoeacuterudit eacutetaient doreacutenavant distingueacutes

fermement Crsquoest drsquoailleurs cette eacutepoque celle du laquo pur raquo critique eacutetudiant de la poeacutesie qui nrsquoen

compose pas lui-mecircme qui mrsquooccupera dans la preacutesente eacutetude Aristote et Aristarque sont en

4 Cf Fraser 1972 I 453

5 Pfeiffer 1968 95 Cf Brink 1946 sur lrsquoopposition entre Callimaque et Praxiphane et la place de ce dernier parmi les Τελχῖνες de Callimaque

4

effet drsquoautant plus comparables qursquoils appartiennent clairement agrave cette cateacutegorie de critiques

lrsquoattitude drsquoun Callimaque par exemple chez qui se trouvent meacutelangeacutes des prises de position

theacuteoriques et des choix personnels proprement artistiques est beaucoup plus ardue agrave cerner

Tout en reconnaissant que les lignes alexandrine et peacuteripateacuteticienne se sont bel et bien croiseacutees

en un moment relativement preacutecoce de leurs histoires respectives Pfeiffer refuse de pousser tregraves

loin les comparaisons doctrinales entre elles Dans son chapitre sur Aristarque il va jusqursquoagrave nier

que le travail de ce dernier ait eacuteteacute influenceacute par quelque theacuteorie poeacutetique que ce soit tout en

identifiant lui-mecircme plusieurs traits remarquablement constants de la critique textuelle

aristarquienne Or il semble impossible de nier que lrsquoensemble de ces traits forment un veacuteritable

systegraveme exeacutegeacutetique reposant sur des critegraveres drsquoestheacutetique litteacuteraire qursquoil serait vain de chercher agrave

deacutesigner autrement que par le terme laquo poeacutetique raquo6

Bien que la position de Pfeiffer soit parfois qualifeacutee de fausse ou drsquoobsolegravete7 peu drsquoefforts ont

eacuteteacute deacuteployeacutes pour montrer exactement en quoi elle lrsquoest Certes dans les derniegraveres deacutecennies un

certain nombre de travaux ont eacuteteacute consacreacutes agrave identifier des traces de la theacuteorie litteacuteraire

peacuteripateacuteticienne ndash aristoteacutelicienne le plus souvent ndash dans la critique posteacuterieure On peut citer

notamment les articles de Gallavotti (1969) Montanari (1979) Richardson (1980 1983) et

Schironi (2009) sur les scholies homeacuteriques ou encore le recueil eacutediteacute par Abbenes Slings et

Sluiter (1995) sur la theacuteorie litteacuteraire post-aristoteacutelicienne et surtout les ouvrages importants de

Meijering (1987) et de Nuumlnlist (2009) qui offrent de vastes traitements des theacuteories litteacuteraires et

rheacutetoriques impliqueacutees dans le mateacuteriel scholiastique Toutefois aucun de ces travaux nrsquooffre un

traitement speacutecifique et avec lrsquoampleur de la preacutesente eacutetude de la question du rapport entre la

theacuteorie peacuteripateacuteticienne et la pratique philologique drsquoAristarque

(b) Proleacutegomegravenes la disponibiliteacute des textes drsquoAristote

La plupart des savants modernes nommeacutes agrave la section preacuteceacutedente se contentent de relever les

correspondances theacuteoriques entre Aristote et divers auteurs posteacuterieurs y compris ceux dont les

6 Lrsquoexistence drsquoune theacuteorie poeacutetique sous-jacente chez Aristarque est deacutefendue par Schenkeveld 1970 qui ne fait toutefois aucune tentative pour la rapprocher de theacuteories preacute-existantes

7 Cf Pontani 2005 36 Rossi 1976

5

ouvrages ont eacuteteacute reacuteduits agrave des bribes eacuteparpilleacutees dans les scholies sans srsquointeacuteresser de pregraves aux

moyens concrets par lesquels une telle diffusion des positions aristoteacuteliciennes aurait pu ecirctre

reacutealiseacutee Crsquoest eacutegalement lrsquoapproche qui sera geacuteneacuteralement adopteacutee dans cette eacutetude Je ne saurais

toutefois proceacuteder plus avant sans soulever au preacutealable un problegraveme historique qui affecte les

conditions de possibiliteacute de lrsquohypothegravese drsquoune influence peacuteripateacuteticienne agrave Alexandrie il srsquoagit

de la question rebattue du sort de la bibliothegraveque drsquoAristote et de Theacuteophraste apregraves la mort de ce

dernier

Revoyons les faits Plusieurs versions concurrentes au sujet de la bibliothegraveque drsquoAristote

circulaient dans lrsquoAntiquiteacute dont les plus importantes se trouvent chez Atheacuteneacutee et chez Strabon

Drsquoapregraves le premier (Ath 13a-b) le Peacuteripateacuteticien Neacuteleacutee de Scepsis heacuterita de la bibliothegraveque

drsquoAristote et la vendit aux Ptoleacutemeacutees drsquoEacutegypte qui lrsquointeacutegregraverent agrave la collection du Museacutee Le

reacutecit drsquoAtheacuteneacutee constituait certainement le sceacutenario alexandrin officiel puisqursquoil suggegravere lrsquoideacutee

drsquoune transmission quasi immeacutediate du prestigieux bagage peacuteripateacuteticien agrave Alexandrie8 Suivant

une leacutegegravere variation qui inexplicablement se trouve eacutegalement chez Atheacuteneacutee (5214d-e)

Apellicon de Teacuteos aurait acheteacute laquo la bibliothegraveque drsquoAristote raquo (τὴν Ἀριστοτέλους βιβλιοθήκην)

ce qui pourrait suggeacuterer qursquoil manquait agrave la collection initiale du Museacutee drsquoAlexandrie certains

textes originaux drsquoAristote ceux-lagrave mecircme acquis par Apellicon

Le second reacutecit celui de Strabon (13154) est plus alambiqueacute les livres drsquoAristote seraient

drsquoabord passeacutes entre les mains de Theacuteophraste apregraves la mort de qui Neacuteleacutee heacuterita de lrsquoensemble

des ouvrages des deux premiers scholarques du Lyceacutee Les descendants de Neacuteleacutee auraient ensuite

enterreacute les livres dans une cave afin de les soustraire agrave la convoitise des Attalides qui

travaillaient agrave constituer la collection de la bibliothegraveque de Pergame Beaucoup plus tard (c 100

av J-C) alors que les livres avaient deacutejagrave souffert de leur seacutejour dans lrsquohumiditeacute de la cave ils

auraient eacuteteacute acheteacutes par Apellicon qui entreprit de recopier les textes endommageacutes en restaurant

les passages corrompus mais de faccedilon maladroite Aussi cette premiegravere publication des textes

peacuteripateacuteticiens eacutetait-elle probablement deacuteficiente voire inutilisable par les membres de lrsquoeacutecole

Les successeurs de Theacuteophraste au Lyceacutee deacutepourvus des ouvrages de base de leur eacutecole mis agrave

part quelques textes exoteacuteriques se voyaient donc incapables de faire de la philosophie

8 Cf Nagy 1998 204

6

laquo seacuterieuse raquo Apregraves la mort drsquoApellicon les textes originaux auraient eacuteteacute transporteacutes agrave Rome par

Sylla ougrave ils aboutirent chez Tyrannion un grammairien laquo aristoteacutelicien raquo (Τυραννίων τε ὁ

γραμματικὸςhellip φιλαριστοτέλης ὤν) qui srsquoattela avec zegravele agrave la tacircche de reacutealiser une nouvelle

eacutedition

La version de Strabon est donc une sorte de reacutecit drsquoaventures clocirctureacute par un laquo happy ending raquo9

soit la prise en charge de la collection par un philologue expert pour ne pas dire un aristarquien

Tyrannion eacutetait en effet un disciple de Denys le Thrace lui-mecircme disciple drsquoAristarque Toujours

selon Strabon le fruit du travail minutieux de Tyrannion eacutetait toutefois concurrenceacute par les

veacutenaux marchands de livres eacutevidemment deacutepourvus de scrupules philologiques dans la creacuteation

de leurs exemplaires destineacutes au marcheacute Conseacutequence les Peacuteripateacuteticiens agrave ce stade de leur

histoire nrsquoavaient toujours pas accegraves aux textes sources de leur eacutecole

Plutarque (Sull 261-2) qui semble suivre Strabon ajoute un eacuteleacutement au reacutecit de Tyrannion

la collection passe chez Andronicos de Rhodes un Peacuteripateacuteticien qui reprend le travail drsquoeacutedition

et de publication des textes La boucle est boucleacutee les livres suivant un trajet laquo teacuteleacuteologique raquo10

sont finalement restitueacutes agrave des mains peacuteripateacuteticiennes et lrsquoeacutecole reprend le controcircle leacutegitime de

ses textes fondateurs

Drsquoapregraves G Nagy qui a soigneusement examineacute tous ces teacutemoignages la seacutequence des

eacuteveacutenements la plus probable est la suivante en accord avec le reacutecit drsquoAtheacuteneacutee les Ptoleacutemeacutees ont

bel et bien acheteacute les ouvrages aristoteacuteliciens agrave Neacuteleacutee11 Il reste toutefois possible qursquoApellicon

ait pu par la suite acqueacuterir certains textes laquo cacheacutes raquo (apotheta) qui sont venus augmenter le

corpus aristoteacutelicien et donc transformer aux yeux des Peacuteripateacuteticiens leur notion drsquoune

laquo bibliothegraveque aristoteacutelicienne raquo mais dire qursquoApellicon a acheteacute laquo la bibliothegraveque drsquoAristote raquo

au lieu drsquoun ensemble de textes drsquoAristote constitue une meacutetonymie propre agrave creacuteer une confusion

historique

Ainsi suivant lrsquoopinion optimiste de Nagy qui accorde son creacutedit agrave Atheacuteneacutee non seulement

les textes drsquoAristote nrsquoont jamais subi lrsquooutrage drsquoecirctre enterreacutes dans la cave humide de Neacuteleacutee

9 Cf Nagy 1998 202

10 Cf Nagy 1998 202

11 Cf Blum 1991 61-4 Plus reacutecemment Primavesi (2007) a deacutefendu la version de lrsquoenterrement des ouvrages

7

mais ils ont mecircme eacuteteacute rapidement placeacutes sous la protection royale des Ptoleacutemeacutees et par voie de

conseacutequence sous la protection codicologique des soigneux archivistes-philologues

drsquoAlexandrie

Je nrsquoai pas la preacutetention de reacutegler ce problegraveme historique notoire qui a deacutejagrave eacuteteacute suffisamment

traiteacute par nombre drsquohistoriens plus qualifieacutes que moi pour y faire face Mon but sera plutocirct ici de

montrer que lrsquohypothegravese drsquoune influence du Peacuteripatos sur le Museacutee nrsquoest en rien invalideacutee mecircme

si lrsquoon accepte la version historique pessimiste de lrsquoenterrement des ouvrages drsquoAristote dans la

cave de Neacuteleacutee En effet plusieurs facteurs de nature agrave la fois historique et sociologique peuvent

rendre compte de la conservation et de la transmission de la theacuteorie litteacuteraire peacuteripateacuteticienne agrave

Alexandrie

1 Lrsquohistoire de lrsquoenterrement des ouvrages drsquoAristote ne concerne que les œuvres eacutesoteacuteriques

de ce dernier Or il a eacuteteacute eacutetabli drsquoune part que les Alexandrins avaient agrave leur disposition certains

textes exoteacuteriques tels que le dialogue Sur les poegravetes et les Questions homeacuteriques12 et drsquoautre

part que ces ouvrages traitaient de sujets tregraves rapprocheacutes de ceux de la Poeacutetique13

2 Lrsquoeacutepoque helleacutenistique ne voit que le deacutebut drsquoune culture veacuteritablement livresque Il

convient donc de tenir compte des possibiliteacutes de la transmission orale des doctrines au sein des

eacutecoles et entre diffeacuterentes eacutecoles

3 Parmi les eacutecoles philosophiques grecques le Peacuteripatos a comme marque distinctive une

homogeacuteneacuteiteacute doctrinale remarquable14 Les eacutelegraveves drsquoAristote et de Theacuteophraste ont donc ducirc

relayer les opinions de leurs maicirctres avec un niveau de conformiteacute eacuteleveacute

4 Une connexion historique indubitable entre le Peacuteripatos et le Museacutee existe en la personne de

Deacutemeacutetrios de Phalegravere qui participa activement agrave la fondation et agrave lrsquoorganisation du Museacutee apregraves

son exil drsquoAthegravenes et son installation agrave Alexandrie Lrsquointervention de Deacutemeacutetrios dans la mise en

12 Cf Nickau 1977 138 Luumlhrs 1992 13-17 Schironi 2009 282 Selon P Moraux (1973 I 15 n36) principale reacutefeacuterence sur la question de la diffusion de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoAntiquiteacute les textes suivants drsquoAristote (parmi lesquels se trouvent drsquoailleurs des ouvrages eacutesoteacuteriques) eacutetaient tregraves certainement agrave la disposition des savants alexandrins lrsquoHistoire des animaux les Victoires olympiques les Didascalies la Politique Moraux mentionne eacutegalement la possibiliteacute drsquoun usage alexandrin de la Poeacutetique avec toutefois quelques reacuteserves

13 Cf Janko 1991 Sur la diffusion du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes dans lrsquoAntiquiteacute voir Rostagni 1926 McMahon 1929 99-118

14 Contra West 1974 281 Un des objectifs de cette thegravese est preacuteciseacutement de mettre en eacutevidence lrsquouniteacute doctrinale de lrsquoeacutecole drsquoAristote du moins dans le domaine de la theacuteorie poeacutetique

8

place de la collection de livres du Museacutee nrsquoest pas agrave mettre en doute15 Or il est tout agrave fait

concevable qursquoil ait emporteacute drsquoAthegravenes des copies des textes fondateurs de lrsquoeacutecole

peacuteripateacuteticienne pour les inteacutegrer aux cocircteacutes de ses propres ouvrages agrave la nouvelle bibliothegraveque16

5 Drsquoautres points de contact entre diverses figures des deux eacutecoles apparaissent dans lrsquoeacutetude

des fragments et prouvent par exemple que les philologues alexandrins avaient consulteacute les

ouvrages de certains Peacuteripateacuteticiens tels que Praxiphane ou Diceacutearque17 Plusieurs de ces textes

seront examineacutes en deacutetail au cours de la preacutesente eacutetude

Section (iii) Sources

Les sources de la critique litteacuteraire ancienne sont le plus souvent fragmentaires agrave lrsquoexception

de quelques traiteacutes de poeacutetique et de rheacutetorique conserveacutes dans leur inteacutegraliteacute ou

quasi-inteacutegraliteacute18

(a) Les traiteacutes

Parmi les traiteacutes utiliseacutes dans le cadre de mon eacutetude on compte eacutevidemment au premier chef

la Poeacutetique drsquoAristote un texte auquel je renverrai freacutequemment tout au long de cette thegravese

Cet ouvrage est souvent preacutesenteacute comme un point de deacutepart dans les histoires de la theacuteorie

litteacuteraire grecque mais il srsquoagit drsquoune illusion qui est la simple conseacutequence des aleacuteas de la

transmission en effet des traiteacutes preacute-aristoteacuteliciens de poeacutetique ont bel et bien existeacute mais on en

perd les traces agrave une eacutepoque preacutecoce QursquoAristote ait composeacute la Poeacutetique avec des intentions

partiellement poleacutemiques ne fait drsquoailleurs pas de doute Agrave ce sujet on invoque freacutequemment les

15 Fraser 1972 314

16 Crsquoest lrsquohypothegravese deacutefendue notamment par Tracy 2000 344

17 Cf Dic fr 94 Mirhady (Aristarque laquo accepte volontiers raquo une leccedilon de Diceacutearque φασὶ δὲ καὶ τὸν Ἀρίσταρχον ἀσμένως τὴν γραφὴν τοῦ Δικαιάρχου παραδέξασθαι) Dic fr 110 Mirhady (Aristophane de Byzance rejette une leccedilon de Diceacutearque ὁ δ Ἀριστοφάνης γράφει ἀντὶ τοῦ laquo λεπὰς raquo laquo χέλυς raquo καί φησιν οὐκ εὖ Δικαίαρχον ἐκδεξάμενον λέγειν τὰς λεπάδας)

18 Montanari 1993 235-59 constitue une excellente introduction aux sources diverses de la litteacuterature eacuterudite ancienne

9

positions virulentes de Platon envers les poegravetes auxquelles on croit geacuteneacuteralement qursquoAristote

aurait voulu offrir une reacuteponse Cette reacuteponse consisterait essentiellement en une deacutefense de la

valeur morale et eacutepisteacutemologique de lrsquoart poeacutetique puisque ce sont lagrave les deux pans principaux de

lrsquoattaque platonicienne On remarque toutefois plus rarement que mises agrave part ces prises de

position philosophiques sur la nature de la poeacutesie le traiteacute aristoteacutelicien srsquoinscrit eacutegalement en

faux contre certaines conceptions qui relegravevent strictement des aspects techniques du sujet et qui

nrsquoont apparemment rien agrave voir avec Platon19

Ainsi bien qursquoAristote soit lrsquoauteur du premier ouvrage formel de poeacutetique que nous

posseacutedions il nrsquoest pas pour autant lrsquoinitiateur de ce domaine de recherches20 Drsquoautres avant lui

qui le plus souvent ne sont malheureusement pas identifieacutes nommeacutement srsquoeacutetaient en effet

pencheacutes sur des questions aussi preacutecises que lrsquouniteacute narrative du reacutecit Aristote se voit en effet

dans la neacutecessiteacute de contester le fait que laquo comme certains (τινες) le croient raquo lrsquouniteacute du mythos

vient de ce qursquoelle porte sur laquo un heacuteros unique (περὶ ἕνα) raquo (Poet 81451a16) Il est vrai que les

individus deacutesigneacutes dans ce passage sont possiblement des poegravetes auteurs de poegravemes

laquo biographiques raquo comme des Theacuteseacuteides ou des Heacuteracleacuteides plutocirct que des critiques ou des

theacuteoriciens Mais Aristote ne leur precircte pas moins ici fucirct-ce implicitement un preacutecepte technique

consciemment appliqueacute De mecircme lrsquoeacutetymologie ancienne qursquoil rapporte du mot drame ainsi

deacutesigneacute laquo selon certains raquo parce que les œuvres de ce type laquo imitent des gens en action

(δρῶντας) raquo (Poet 31448a29) teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct porteacute par des preacutedeacutecesseurs drsquoAristote au

genre dramatique et agrave certaines de ses caracteacuteristiques mimeacutetiques

Les successeurs drsquoAristote ont produit abondamment de traiteacutes sur des thegravemes litteacuteraires

geacuteneacuteralement sous la forme que Pfeiffer21 deacutesigne par lrsquoexpression περί-literature ouvrages sur

divers genres poeacutetiques sur des poegravetes individuels ou encore sur des œuvres particuliegraveres de ces

derniers De ces ouvrages il ne reste geacuteneacuteralement que les titres et quelques fragments

19 Cf Gudeman 1931

20 Sur la critique anteacuterieure agrave Aristote et Platon voir Lanata 1963 et Ledbetter 2003

21 Cf Pfeiffer 1968 146 218 275

10

Contrairement agrave la litteacuterature technique sur la composition poeacutetique les manuels de rheacutetorique

ont eacuteteacute plutocirct bien traiteacutes par la tradition22 Or agrave divers points de vue rheacutetorique et poeacutetique

partagent les mecircmes preacuteoccupations et les mecircmes proceacutedeacutes De plus les theacuteoriciens du discours

rheacutetorique recourent constamment agrave des exemples tireacutes des poegravetes pour illustrer leurs ideacutees et

eacutemettent souvent des remarques critiques en passant Les traiteacutes de rheacutetorique constituent donc

des sources essentielles agrave lrsquohistoire de la theacuteorie litteacuteraire ancienne Dans cette cateacutegorie le texte

qui me sera le plus utile dans cette eacutetude est le traiteacute Du style du pseudo-Deacutemeacutetrios un auteur

influenceacute par la theacuteorie peacuteripateacuteticienne datant vraisemblablement du deacutebut de lrsquoeacutepoque

helleacutenistique23

Enfin je ferai freacutequemment reacutefeacuterence agrave des traiteacutes drsquoorientations diverses qui sont

particuliegraverement difficiles agrave ranger dans nos cateacutegories modernes tels que les Alleacutegories

drsquoHomegravere drsquoHeacuteraclite et les Bioi anciens des poegravetes lesquels combinent souvent reacutecit

biographique et eacuteleacutements critiques

(b) La litteacuterature zeacuteteacutematique

Pour Aristote dont lrsquoessentiel des postulats theacuteoriques est eacutevidemment contenu dans la

Poeacutetique un grand nombre drsquoinformations preacutecieuses ont aussi eacuteteacute conserveacutees dans la tradition

de la litteacuterature laquo zeacuteteacutematique raquo un genre extrecircmement feacutecond chez les critiques anciens

Le dialogue entre Aristote et ses contemporains est drsquoailleurs surtout audible agrave travers les

nombreux eacutechos conserveacutes de ces discussions de nature zeacuteteacutematique Lrsquoimplication drsquoAristote

dans ces deacutebats peut ecirctre reconstitueacutee agrave partir du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique et de

lrsquoensemble des fragments attribuables agrave son ouvrage perdu de Questions Homeacuteriques (fr 142 agrave

179 dans lrsquoeacutedition de V Rose) Crsquoest donc en grande part gracircce agrave ces textes qursquoil sera possible de

localiser la position drsquoAristote par rapport agrave ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute dans le domaine de la critique

litteacuteraire

22 Ceci srsquoexplique notamment par la diffeacuterence entre les finaliteacutes respectives de ces disciplines la rheacutetorique qui vise agrave la production du discours avait une place dominante dans lrsquoeacuteducation ancienne Classen 1995

23 Pour une analyse remarquablement deacutetailleacutee des diverses hypothegraveses sur lrsquoidentiteacute et lrsquoeacutepoque de Deacutemeacutetrios voir Chiron 2002 xiii-xl

11

Les ζητήματα (autrement appeleacutes προβλήματα ou ἀπορήματα) comme le nom lrsquoindique

sont au sens technique des problegravemes qui apparaissent agrave la lecture de textes litteacuteraires et qui

appellent naturellement agrave en fournir des solutions (λύσεις) Ces problegravemes ainsi que leurs

solutions sont de plusieurs natures et peuvent porter sur tous les deacutetails drsquoun reacutecit susceptibles de

provoquer la perplexiteacute drsquoun lecteur attentif incoheacuterence narrative impossibiliteacute theacuteorique

usage drsquoun terme incongru comportement immoral de personnages preacutesumeacutes irreacuteprochables etc

Lrsquoidentification des problegravemes et la recherche de solutions relegravevent traditionnellement de la

critique homeacuterique24 et remontent agrave une eacutepoque indeacutetermineacutee qui preacutecegravede toutefois certainement

celle drsquoAristote25 Ce dernier a reacutedigeacute un recueil de ces problegravemes ndash possiblement le premier dans

le genre ndash dont les fragments disponibles aujourdrsquohui se trouvent en grande majoriteacute dans les

scholies via le propre recueil de Porphyre le dernier repreacutesentant connu de cette meacutethode

Le seacuterieux relatif qui eacutetait attacheacute agrave la pratique des zecirctecircmata est un objet de meacutesentente entre

les historiens26 Bien que les traces des deacutebats anciens sur certains points de deacutetail nous semblent

parfois drsquoun caractegravere ludique qui frise la futiliteacute drsquoautres eacuteleacutements eacutetaient vraisemblablement

lrsquoobjet de preacuteoccupations reacuteelles et pouvaient aller jusqursquoagrave encourager lrsquoatheacutetegravese ou la conjecture

Crsquoest le cas notamment des objections moralisantes opposeacutees au texte parfois suffisantes aux

yeux drsquoindividus comme Heacuteraclite ou Platon27 pour justifier une refonte radicale des fondements

culturels de lrsquoeacuteducation grecque passant drsquoabord par la censure des poegravemes homeacuteriques De plus

le zegravele avec lequel les eacuterudits alexandrins se sont consacreacutes agrave des questions semblables deacutemontre

combien la pratique des zecirctecircmata fucirct-elle drsquoabord attribuable aux philosophes et aux sophistes

constitue un aspect essentiel de lrsquohistoire de la philologie ancienne

24 Les problegravemes et solutions qui portent sur le texte drsquoHomegravere sont de loin les mieux repreacutesenteacutes dans les sources mais la zecirctecircsis nrsquoeacutetait pas une activiteacute confineacutee agrave la critique homeacuterique le meacutetricien Heacutephaiumlston (IIe siegravece apregraves J-C) aurait composeacute des livres de solutions aux textes dramatiques comiques et tragiques (cf Souda sv Ἡφαιστίων = η 659) Quelques zecirctecircmata sont conserveacutes dans les scholies aux tragiques

25 Cf Pfeiffer 1968 69 Un portrait geacuteneacuteral (mais erroneacute dans les deacutetails) du deacuteveloppement de la zeacuteteacutematique est donneacute par Apfel 1938

26 Lehrs (1882 197-221) suivi par Pfeiffer (1968 70) distingue fermement la philologie laquo seacuterieuse raquo des Alexandrins de la tradition philosophico-rheacutetorique et attribue agrave cette derniegravere seulement un inteacuterecirct authentique pour les zecirctecircmata Cette distinction est aujourdrsquohui fortement contesteacutee cf Turner 1968 110-1 Slater 1982 337 n8 et 1989 40-1

27 Cf Heacuteraclite B 42 DK Plat Resp 2377a-3403c

12

Il est vraisemblable que la forme du zecirctecircma soit le reacutesultat des attaques des nombreux

deacutetracteurs drsquoHomegravere qui eacutemergent agrave la fin de lrsquoeacutepoque archaiumlque avant de devenir ce

divertissement pour intellectuels qursquoil restera bien au-delagrave de lrsquoeacutepoque alexandrine Outre la

tradition philosophique geacuteneacuteralement hostile ou du moins meacutefiante envers les poegravetes28 la

critique pointilleuse parfois capricieuse des vers homeacuteriques est eacutegalement repreacutesenteacutee par les

sophistes et rheacuteteurs de la premiegravere geacuteneacuteration jusqursquoau IVe siegravecle avant J-C environ Elle trouve

une sorte drsquoachegravevement dans les eacutecrits poleacutemiques drsquoun certain Zoiumlle29 (le bien surnommeacute

laquo fouet drsquoHomegravere raquo Ὁμηρομάστιξ) auxquels le recueil des Questions homeacuteriques drsquoAristote eacutetait

vraisemblablement destineacute agrave reacutepondre Enfin les discussions prenant la forme de questions

homeacuteriques restegraverent populaires dans les cercles litteacuteraires amateurs jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque romaine

comme en teacutemoigne la litteacuterature sympotique de Plutarque et drsquoAtheacuteneacutee

Qursquoil soit eacutenonceacute de faccedilon reacuteellement reacuteprobatrice ou seulement agrave titre de deacutefi intellectuel ou

mecircme drsquoexercice rheacutetorique le zecirctecircma est reacuteveacutelateur de certains preacutesupposeacutes chez celui qui le

souligne ou qui srsquoemploie agrave le reacutesoudre Le trouble qui donne lieu agrave une remarque de cette nature

ne srsquoexplique en effet que si les attentes du lecteur quelles qursquoelles soient ont eacuteteacute deacuteccedilues Ce

sentiment est drsquoailleurs perceptible dans lrsquoexposeacute mecircme de nombreux zecirctecircmata qui commencent

de faccedilon quasi formulaire par les mots laquo pourquoihellip raquo (διὰ τίhellip) ou encore laquo on pourrait

srsquoeacutetonner de ce quehellip raquo (θαυμάσαι δrsquo ἄν τιςhellip) Il ne faut pas srsquoy meacuteprendre loin drsquoavoir la

signification favorable deacutesignant lrsquoexcitation et lrsquointeacuterecirct susciteacutes par le reacutecit qursquoil veacutehicule autre

part dans la litteacuterature critique le verbe θαυμάζειν traduit ici le fait drsquoecirctre deacutesagreacuteablement

surpris par un deacutetail particulier De plus cette surprise a lrsquoeffet de deacutetourner lrsquoattention du lecteur

du reacutecit lui-mecircme vers son mode de production lrsquoillusion fictionnelle srsquoeffondre devant ce qui

apparaicirct comme une erreur du poegravete Les solutions agrave ces problegravemes permettent quant agrave elles de

deacutecider dans quelle mesure les attentes du lecteur sont raisonnables ou doivent ecirctre reacuteeacutevalueacutees

Elles fournissent donc de faccedilon indirecte des indices sur les normes techniques acceptables

28 Du moins jusqursquoagrave lrsquoavegravenement des eacutecoles peacuteripateacuteticienne et stoiumlcienne qui avec les Neacuteo-platoniciens repreacutesentent un courant plutocirct indulgent sinon admiratif envers les poegravetes et leur enseignement

29 Les fragments de Zoiumlle sont rassembleacutes par Friedlaumlnder 1895

13

suivies par le poegravete ou encore sur les diverses approches interpreacutetatives agrave la disposition du

lecteur30

La pratique des zecirctecircmata a joui drsquoune remarquable populariteacute aupregraves de plusieurs philosophes

du Lyceacutee et montre que ceux-ci agrave deacutefaut de deacutevelopper tregraves avant le travail de theacuteorisation

formelle de lrsquoart poeacutetique qursquoavait initieacute leur maicirctre se sont largement adonneacutes aux eacutetudes

litteacuteraires au niveau micro-textuel Par ailleurs lrsquointeacutegration dans la Poeacutetique drsquoun chapitre

portant speacutecifiquement sur les problegravemes et solutions si elle est bien le fait drsquoAristote31 suggegravere

que ce dernier nrsquoestimait pas que ce volet empirique32 eacutetait eacutetranger agrave ses recherches theacuteoriques

sur la nature de lrsquoart poeacutetique Les jeux aporeacutematiques auxquels donne lieu lrsquoeacutetude des textes

poeacutetiques ne lui semblaient pas indignes des activiteacutes drsquoun philosophe puisque le zecirctecircma agrave

lrsquoinstar des eacuteclectiques Problegravemes transmis sous le nom drsquoAristote fournit une occasion

privileacutegieacutee de se mesurer agrave lrsquoaporie et plus geacuteneacuteralement agrave lrsquoinattendu laquo Celui qui est en

difficulteacute et qui srsquoeacutetonne (ὁ δ᾽ ἀπορῶν καὶ θαυμάζων) se juge ignorant crsquoest pourquoi celui qui

aime les mythes est drsquoune certaine faccedilon philosophe (ὁ φιλόμυθος φιλόσοφός πώς ἐστιν) car le

mythe se compose de choses eacutetonnantes raquo (Metaph Α982b17)

La litteacuterature zeacuteteacutematique constitue une grande part des donneacutees philologiques examineacutees dans

cette thegravese La raison en est drsquoune part qursquoune vaste proportion des commentaires drsquoAristote sur

lrsquoeacutepopeacutee est tireacutee de son recueil de Questions homeacuteriques (son traiteacute de poeacutetique accordant

relativement peu drsquoattention au genre eacutepique) et drsquoautre part que le travail des Alexandrins peut

lui-mecircme agrave certains eacutegards ecirctre consideacutereacute comme faisant partie de cette tradition Crsquoest

lrsquoopinion de W J Slater (1989 40)

[T]he extraordinary lust for Homeric athetesis cannot really be explained by a desire to cleanse the text of Homer since it was an exegetical operation not a textual one It is an instrument for the interpretation of Homeric problems in the tradition of the Λυτικοί the propounders and solvers of problems who begin with the sophists and end with Porphyry

30 Cf Heath 2009 252 laquo engaging with apparent faults provides a lesson in poetics raquo

31 Lrsquoauthenticiteacute du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique est peu contesteacutee aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute nieacutee cateacutegoriquement au XIXe siegravecle notamment par Susemihl (1891 I 164 n847)

32 Ce volet qui correspond agrave ce que jrsquoappelle la critique poeacutetique est partie inteacutegrante des preacuteoccupations drsquoAristote dans la Poeacutetique des remarques sur la rectitude ou la leacutegitimiteacute des eacuteloges et des blacircmes adresseacutes agrave tel poegravete sont disperseacutees tout au long du traiteacute (par ex 1453a24-6 1456a5-7)

14

Slater fait cependant erreur en distinguant trop strictement les activiteacutes exeacutegeacutetiques et

textuelles des Alexandrins srsquoil est vrai que lrsquoatheacutetegravese constitue un outil privileacutegieacute pour se

deacutebarrasser des encombrants zecirctecircmata ceci nrsquoest en rien incompatible avec la recherche de la

pureteacute originelle du texte homeacuterique agrave laquelle les Alexandrins percevaient preacuteciseacutement de tels

problegravemes comme une atteinte Un vers probleacutematique srsquoil ne peut ecirctre expliqueacute par quelque

solution plausible est ipso facto soupccedilonneacute drsquoinauthenticiteacute en cela les opeacuterations exeacutegeacutetiques et

textuelles sont indissociables

Porphyre que Slater place agrave la fin de la tradition zeacuteteacutematique est une source agrave laquelle il sera

reacuteguliegraverement fait reacutefeacuterence dans cette eacutetude Les restes conserveacutes de ses Questions homeacuteriques

sont extrecircmement preacutecieux en raison du caractegravere syncreacutetique des informations que contenaient

ces recueils Porphyre avait tregraves certainement agrave sa disposition les Questions homeacuteriques

drsquoAristote et possiblement celles drsquoHeacuteraclide du Pont en plus de divers teacutemoignages sur

Aristarque et sur drsquoautres grammairiens issus de tous les horizons Porphyre a aussi lrsquohabitude de

juxtaposer ces analyses heacuteteacuterogegravenes drsquoune maniegravere qui met particuliegraverement bien en lumiegravere les

contrastes entre les approches des diverses eacutecoles repreacutesenteacutees

(c) Scholies et autres sources drsquoAristarque

En ce qui concerne Aristarque la vaste majoriteacute des informations conserveacutees agrave son sujet se

trouve agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoimmense corpus de scholies en particulier agrave Homegravere dont une partie fut

constitueacutee agrave partir des commentaires et des traiteacutes alexandrins Une eacutetape cruciale dans lrsquohistoire

de la constitution de ce corpus est repreacutesenteacutee par ce que les savants33 ont pris lrsquohabitude

drsquoappeler le Viermaumlnnerkommentar ce commentaire anonyme baseacute sur les travaux

drsquoAristonicos Didyme Nicanor et Heacuterodien se trouve derriegravere une grande quantiteacute de scholies agrave

lrsquoIliade Or les quatre grammairiens tout juste nommeacutes srsquoeacutetaient reacutefeacutereacutes eux-mecircmes de faccedilon

reacutepeacuteteacutee aux opinions drsquoAristarque Cela est particuliegraverement vrai drsquoAristonicos dont lrsquoouvrage

Sur les signes critiques drsquoAristarque fut amplement utiliseacute par lrsquoauteur du Viermaumlnnerkommentar

Aussi le contenu des scholies qui signalent la preacutesence drsquoun signe critique aristarquien est

normalement attribueacute agrave cet ouvrage drsquoAristonicos et indirectement aux commentaires originaux

33 Cf Erbse 1960 Van der Valk 1963-64

15

drsquoAristarque Il arrive eacutegalement que le nom drsquoAristarque ou encore une peacuteriphrase eacutequivalente

(telle la formule οἱ περὶ Ἀρίσταρχον)34 apparaisse en toutes lettres suivi drsquoune opinion

ponctuelle du grammairien sur diverses questions choix de leccedilon rejet drsquoun vers commentaire

stylistique ou grammatical

Il reste que dans bien des cas un laquo fragment raquo drsquoAristarque se reacuteduit agrave un choix textuel voire agrave

la simple preacutesence drsquoun symbole en marge du texte commenteacute35 Le symbole dont il est fait le

plus souvent mention est la diplecirc (διπλῆ) laquelle marquait dans les eacuteditions aristarquiennes

drsquoHomegravere non seulement les passages par rapport auxquels Aristarque se trouvait en deacutesaccord

avec des interpregravetes ou eacutediteurs anteacuterieurs36 mais aussi divers eacuteleacutements dignes drsquointeacuterecirct Les vers

sur lesquels Aristarque srsquoopposait speacutecifiquement agrave Zeacutenodote eacutetaient marqueacutes de la diplecirc pointeacutee

(διπλῆ περιεστιγμένη) Lrsquoobelos signalait les atheacutetegraveses Ces divers symboles renvoyaient le

lecteur au commentaire seacutepareacute qui accompagnait originellement le texte

En utilisant ce mateacuteriel il faut tenir compte drsquoune caracteacuteristique essentielle du travail des

philologues alexandrins soit son orientation fortement poleacutemique de leur production nous

avons conserveacute un grand nombre de titres drsquoouvrages avec la forme πρόςhellip (τινατινας) ce qui

suggegravere qursquoil srsquoagissait drsquoœuvres principalement destineacutees agrave la reacutefutation ou du moins agrave la

correction de travaux preacuteceacutedents37 Cette caracteacuteristique doit toujours ecirctre conserveacutee agrave lrsquoesprit

lorsque lrsquoon tente drsquoidentifier la teneur preacutecise drsquoun commentaire scholiastique apparemment

isoleacute Dans la mesure du possible il est souhaitable de comparer ces commentaires aux opinions

entretenues par drsquoautres personnes qui se sont inteacuteresseacutees aux mecircmes passages De telles

comparaisons seront continuellement reacutealiseacutees au cours de cette eacutetude afin de mettre en eacutevidence

la speacutecificiteacute des interpreacutetations drsquoAristarque par rapport aux lectures concurrentes

En ce qui concerne les questions drsquoattribution du mateacuteriel scholiastique la populariteacute mecircme

drsquoAristarque consideacutereacute par les Anciens comme le grammairien par excellence est agrave double

tranchant Si elle a contribueacute agrave augmenter le nombre de commentaires aristarquiens venus jusqursquoagrave

34 Cette eacutequivalence a eacuteteacute montreacutee par Dubuisson 1977

35 Cf Montanari 1997

36 Pfeiffer 1968 218

37 Cf Slater 1989a

16

nous ce nombre mecircme devient toutefois objet de doute lorsque lrsquoon constate que des ideacutees

retraccedilables chez des individus anteacuterieurs sont parfois attribueacutees agrave Aristarque dont le nom ceacutelegravebre

eacuteclipsait ceux de personnages plus obscurs que les scholiaste ne jugeaient pas bon drsquoenregistrer38

Un exemple de ceci concerne le Peacuteripateacuteticien Chameacuteleacuteon

ἀπομηνίσαντος ὑφ ἕν ἡ δὲ ἀπό ἀντὶ τῆς ἐπί ὡς laquo Πριάμῳ ἐπεμήνιε δίῳ raquo ἢ παντελῶς μηνίσαντος Χαμαιλέων δὲ γράφει ἐπιμηνίσαντος

ἀπομηνίσαντος en un seul mot et ἀπὸ est au sens de ἐπί (contre) comme dans laquo en colegravere contre le divin Priam raquo (13460) Ou alors eacutequivalent agrave laquo absolument en colegravere raquo Mais Chameacuteleacuteon eacutecrit ἐπιμηνίσαντος (schol T Il 1962 ex ex + Did)

ἀπομηνίσας Ἀρίσταρχος ἐπιμηνίσας

ἀπομηνίσας Aristarque lteacutecritgt ἐπιμηνίσας (schol T Il 7230 Did)

Dans ce cas-ci le nom de Chameacuteleacuteon a eacuteteacute transmis de sorte qursquoil est difficile de dire si

Aristarque srsquoest directement inspireacute de lui ou si les scholiastes ont faussement attribueacute agrave

Aristarque une lecture de Chameacuteleacuteon39 Or agrave lrsquoinstar des travaux alexandrins un grand nombre

de fragments peacuteripateacuteticiens relatifs agrave la critique litteacuteraire se trouvent dans les scholies ougrave leur

survie fut mal assureacutee en raison mecircme de cette laquo compeacutetition raquo avec leurs illustres successeurs

Finalement les traces du travail drsquoAristarque se trouvent eacuteparpilleacutees un peu partout dans la

litteacuterature eacuterudite ancienne comme les scholies agrave Aristophane ou agrave Pindare les encyclopeacutedies

byzantines et les lexiques ainsi que chez divers auteurs piqueacutes de discussions grammaticales en

tecircte de liste desquels se trouve Atheacuteneacutee La fiabiliteacute relative de ces sources est variable comme

on peut srsquoen rendre compte agrave partir de lrsquoexemple qui suit

Une opinion reacutepandue veut que les grammairiens drsquoAlexandrie y compris Aristarque aient eacuteteacute

souvent influenceacutes par des consideacuterations morales dans la reacutealisation de leurs eacuteditions et

commentaires Cette opinion remonte au moins agrave Plutarque qui attribue notamment agrave la laquo peur raquo

drsquoAristarque son rejet des vers Il 9458-61 ougrave Pheacutenix raconte comment lrsquoideacutee lui a jadis traverseacute

lrsquoesprit de tuer son pegravere ὁ μὲν οὖν Ἀρίσταρχος ἐξεῖλε ταῦτα τὰ ἔπη φοβηθείς40 (Quomodo

38 Crsquoest eacutegalement le cas drsquoAristophane de Byzance agrave qui furent faussement attribueacutees un grand nombre drsquohypotheseis dramatiques (notamment les hypotheseis en vers)

39 Comme le croit Scorza 1934 5

40 Cette phrase qui se termine de faccedilon laquo strangely abrupt raquo (Hunter amp Russell 2011 151) contenait peut-ecirctre agrave lrsquoorigine une raison de la laquo peur raquo drsquoAristarque

17

adul 26f) Or les vers en question sont absents de nos manuscrits et ne sont connus que gracircce agrave

Plutarque qui les cite (en partie) agrave deux autres reprises dans son œuvre41 Il y a deacutebat agrave savoir si

ces vers sont authentiques et le cas eacutecheacuteant si Aristarque est bel et bien responsable de la

disparition de ces vers de la vulgate Agrave lrsquoinstar de Plutarque Van der Valk croit qursquoAristarque a

eacuteteacute effaroucheacute par le passage et lrsquoa par conseacutequent supprimeacute laquo Arist wanted the Homeric heroes

to behave in a decent manner and for this reason he sometimes altered the text raquo (1963-64 II

484)

La laquo peur raquo drsquoAristarque est eacutevidemment lrsquoexplication personnelle par Plutarque de lrsquoabsence

des vers 458-61 dans la tradition manuscrite de lrsquoIliade Pourtant il est bien connu qursquoAristarque

nrsquoavait pas lrsquohabitude de supprimer les vers qursquoil soupccedilonnait drsquoecirctre interpoleacutes mais qursquoil se

contentait de les signaler par lrsquoobelos42 (crsquoest lagrave le sens de lrsquoopeacuteration textuelle appeleacutee atheacutetegravese)

Par conseacutequent il pourrait difficilement ecirctre responsable de lrsquoabsence de ces vers dans la

tradition manuscrite De plus agrave supposer qursquoil ait bel et bien atheacutetiseacute ces vers dans son eacutedition

drsquoautres types de preuves pourraient expliquer cette deacutecision eacuteditoriale

1) Les preuves internes les homeacuteristes modernes font reacuteguliegraverement remarquer que la poeacutesie

homeacuterique eacutevite habituellement les reacutefeacuterences aux meurtres intra-familiaux ce en quoi elle se

distingue des poegravemes dits cycliques43 Le rejet de ces vers pourrait donc reacutesulter de lrsquoapplication

par Aristarque de son principe exeacutegeacutetique consistant agrave rendre Homegravere fidegravele agrave lui-mecircme principe

dont il sera souvent question dans cette eacutetude

2) Les preuves externes lrsquoexamen de la tradition papyrologique drsquoHomegravere deacutemontre que ces

vers constituent une interpolation (quoique relativement preacutecoce) et qursquoils eacutetaient absents de la

plupart des manuscrits utiliseacutes par Aristarque44 Par conseacutequent celui-ci nrsquoa probablement mecircme

pas eu agrave atheacutetiser ces vers mais ils les aura simplement ignoreacutes dans son eacutedition de lrsquoIliade se

fondant en cela sur des documents fiables

Tout cela tend agrave suggeacuterer que ce teacutemoignage de Plutarque ne peut pas ecirctre utiliseacute en toute

confiance Crsquoest drsquoailleurs le cas de nombreux autres teacutemoignages ougrave il est question drsquoAristarque

41 Mor 72b Vit Coriol 32

42 Cf (inter alios) Nagy 2000

43 Cf Griffin 1977

18

une figure dont la ceacuteleacutebriteacute attirait sur son nom une panoplie drsquoalleacutegations bonnes ou mauvaises

vraies ou fausses

Section (iv) Preacutecisions meacutethodologiques

Lrsquoordre drsquoexposition suivi dans cette thegravese reflegravetera celui des recherches qui en ont preacuteceacutedeacute la

reacutedaction dans un premier temps il mrsquoa sembleacute neacutecessaire de montrer lrsquooriginaliteacute de la position

drsquoAristote et de ses disciples par rapport agrave leurs preacutedeacutecesseurs et leurs contemporains sans quoi

la preacutesence drsquoideacutees semblables chez Aristarque ne serait pas significative dans un deuxiegraveme

temps je me suis employeacutee agrave mettre en lumiegravere le partage de ces ideacutees par Aristarque en mecircme

temps que la rareteacute relative de ces ideacutees dans le reste de la theacuteorie litteacuteraire helleacutenistique ndash sans

quoi encore une fois toute ressemblance risquerait drsquoecirctre accidentelle

Des comparaisons ponctuelles entre Aristarque et le Peacuteripatos seront parfois reacutealiseacutees agrave

lrsquooccasion de lrsquoexamen de questions philologiques preacutecises Toutefois dans son ensemble cette

thegravese offre des traitements seacutepareacutes des approches peacuteripateacuteticienne et aristarquienne afin de

permettre des analyses en profondeur des principes geacuteneacuteraux qui caracteacuterisent lrsquoune et lrsquoautre de

ces approches Je me dois de preacuteciser que mon but nrsquoest pas tant de deacutemontrer la valeur objective

de la theacuteorie drsquoAristote et de la pratique drsquoAristarque que de pointer vers leur parenteacute

intellectuelle On verra agrave lrsquooccasion que ces derniers offrent parfois des jugements sur certains

deacutetails qui sont inacceptables aux yeux des philologues modernes mais dont lrsquointeacuterecirct repose sur

les indices qursquoils nous donnent sur les conceptions litteacuteraires sous-jacentes

Le principal obstacle agrave une comparaison efficace entre Peacuteripateacuteticiens et Alexandrins ne tient

pas comme on le preacutetend parfois agrave ce que les premiers appartiennent agrave la tradition de la

laquo sublime raquo philosophie tandis que les seconds eacutevoluent dans le regravegne sublunaire de la philologie

et de la grammaire Cette distinction entre les disciplines dans lesquelles lrsquohistoire moderne

classe ces penseurs srsquoavegravere finalement assez peu pertinente du moment que lrsquoon reconnaicirct que

les Peacuteripateacuteticiens dans le cadre de leurs eacutetudes fort diversifieacutees ont bel et bien pratiqueacute une

44 Apthorp 1998

19

forme de philologie et que les Alexandrins Aristarque au premier chef possegravedent une forme de

philosophie de la litteacuterature suffisamment coheacuterente pour qursquoon puisse en discerner les formes

La veacuteritable difficulteacute consiste plutocirct agrave comparer des travaux qui la plupart du temps ont

toute la geacuteneacuteraliteacute de la theacuteorie avec des bribes de commentaires ponctuels qui srsquoils deacutependent

drsquoune theacuteorie en sont neacuteanmoins des applications pratiques En effet le traiteacute de Poeacutetique

drsquoAristote est un objet tout agrave fait atypique dans lrsquohistoire de la critique ancienne laquelle eacutetait

beaucoup plus souvent pratique que theacuteorique45

De plus mecircme dans les cas ougrave lrsquoon possegravede des donneacutees preacutecises sur lrsquoanalyse particuliegravere

faite par Aristote ou par un autre de tel passage une autre diffeacuterence essentielle divise les deux

eacutecoles En effet une vaste proportion des commentaires conserveacutes qui deacuterivent drsquoAristarque

consiste agrave signaler le fait que ce dernier proposait lrsquoatheacutetegravese drsquoun vers ou encore rejetait la

proposition drsquoatheacutetegravese drsquoun preacutedeacutecesseur Lrsquoatheacutetegravese repreacutesente un acte fondamental du travail

eacuteditorial des Alexandrins dont lrsquoobjectif ultime eacutetait de recouvrer le texte homeacuterique originel

(Ur-Homer) se trouvant derriegravere les accreacutetions dues agrave des interventions rhapsodiques voire

grammaticales46 Cette pratique eacutetant plus ou moins reacuteserveacutee agrave lrsquoactiviteacute philologique au sens

strict on nrsquoen trouve pas drsquoexemples chez Aristote qui nrsquoa probablement jamais reacutealiseacute une

eacutedition drsquoHomegravere47 Aussi lagrave ougrave Aristarque peut faire usage de cet outil puissant par exemple

lorsqursquoil se trouve devant un vers dont la preacutesence est simplement injustifiable48 Aristote parce

que sa lecture nrsquoest pas orienteacutee vers la discrimination entre le texte authentique et les

interpolations se voit plutocirct dans la neacutecessiteacute drsquoimaginer une solution dont la complexiteacute est

drsquoautant plus importante que le vers a plus de chances drsquoecirctre inauthentique Aussi sur nombre de

problegravemes individuels les reacuteponses donneacutees par les deux hommes diffegraverent forceacutement puisque

45 Cf Russell 1981 9 Montanari (1993 263 n62) note que lrsquoabsence de citations de la Poeacutetique drsquoAristote dans les scholies ne prouve rien du tout le format des scholies explique naturellement cette absence et le traiteacute sans ecirctre citeacute directement fournit neacuteanmoins des laquo instruments de penseacutee et des positions theacuteoriques raquo

46 Voir par ex schol A Il 20269-72a Ariston ougrave Aristarque accuse un individu (vraisemblablement un grammairien eacutetant donneacute ses motifs) drsquoavoir inseacutereacute des vers uniquement dans le but de creacuteer un zecirctecircma

47 Il srsquoagit lagrave drsquoune question deacutebattue (cf Pfeiffer 1968 72) mais dont la reacutesolution a peu drsquoimpact sur cette eacutetude

48 Ces vers sont nombreux comme lrsquoa montreacute Bolling 1925

20

Aristarque se preacutevaut de la possibiliteacute de rejeter un texte qursquoAristote par hypothegravese ne se permet

pas de remettre en question49

Pourtant cette diffeacuterence de meacutethode devient moins importante lorsque lrsquoon considegravere la

contribution des Peacuteripateacuteticiens apregraves Aristote Praxiphane de Mytilegravene reacuteguliegraverement associeacute au

deacuteveloppement de la grammatikecirc dans les sources anciennes50 est lrsquoauteur drsquoau moins une

atheacutetegravese celle du proegraveme du poegraveme heacutesiodique Les Travaux et les jours une atheacutetegravese approuveacutee

par Aristarque (cf infra p 300sqq) Hieacuteronymos qui a pu subir lrsquoinfluence de Praxiphane agrave

Rhodes srsquoest vraisemblablement inteacuteresseacute au problegraveme de lrsquoauthenticiteacute du Bouclier attribueacute agrave

Heacutesiode 51 agrave lrsquoinstar drsquoailleurs des bibliotheacutecaires alexandrins Apollonios de Rhodes et

Aristophane de Byzance52 On conserve eacutegalement les traces drsquoune interrogation de Chameacuteleacuteon

sur lrsquoattribution et la forme exactes drsquoun vers lyrique53 La preacuteoccupation envers lrsquoauthenticiteacute

des œuvres attacheacutees aux noms de grands poegravetes est non seulement neacutecessaires aux activiteacutes de

classement et de constitution de corpora canoniques typiques des Alexandrins mais elle est

eacutegalement indissociable de leurs abondantes recherches sur les bioi des poegravetes pour les

grammairiens anciens la bibliographie drsquoun auteur est partie inteacutegrante de sa biographie

Enfin une derniegravere difficulteacute reacuteside dans le vocabulaire technique de la critique litteacuteraire

ancienne qui preacutesente assez peu drsquouniformiteacute et de coheacuterence Il est donc risqueacute de se fonder sur

des recherches eacutetroitement lexicales pour tirer des conclusions Par exemple srsquoil est vrai que des

termes communs utiliseacutes par Aristote dans son analyse de la trageacutedie (tels pathos ecircthos ou

oikonomia) se retrouvent abondamment dans les scholies aux tragiques en revanche les termes

plus speacutecifiquement aristoteacuteliciens (mythos catharsis hamartia) nrsquoy paraissent pas du moins pas

avec le sens technique que leur donne Aristote54 bien que les scholiastes fassent parfois allusion

agrave des notions semblables agrave lrsquoaide de tournures peacuteriphrastiques De plus la plus grande partie du

49 Crsquoest le cas par exemple des vers Il 20269-72 rejeteacutes par Aristarque et laquo solutionneacutes raquo par Aristote en Poet 251461a31-34 Sur le conservatisme textuel des premiers critiques drsquoHomegravere voir Cassio 2002

50 Cf fr 8 9 10 Wehrli

51 Cf Martano 2004

52 Cf Hyp A [Hes] Scut (ed Martano 2002)

53 Cf fr 29a-b-c Wehrli Le mecircme problegraveme a eacuteteacute eacutetudieacute par Eacuteratosthegravene qui srsquoest peut-ecirctre reacutefeacutereacute au Περὶ Στησιχόρου de Chameacuteleacuteon cf schol vet Ar Nub 967b et Arrighetti 1968 89

54 Cf Easterling 2006 25

21

vocabulaire critique appartient tout aussi bien au vocabulaire quotidien du grec ndash qursquoon pense agrave

des termes comme πιθανός καλός ἴδιον etc Ce caractegravere non technique de la terminologie

critique vient encore compromettre la validiteacute drsquoune meacutethode centreacutee sur la comparaison lexicale

Dans ce domaine il est donc neacutecessaire de faire des enquecirctes sur le contenu plutocirct que sur la

forme de ces termes55 on verra souvent comment Aristarque sur diverses questions partage

lrsquoesprit peacuteripateacuteticien sans toutefois faire usage du lexique correspondant

Eacutetant donneacutees ces contraintes le mode de deacutemonstration utiliseacute dans cette eacutetude repose en

grande part sur des contrastes suggestifs qui montrent que les membres du Peacuteripatos drsquoune part

et Aristarque drsquoautre part approchent le discours poeacutetique drsquoune faccedilon qui srsquooppose agrave la

reacuteception traditionnelle des poegravetes ou encore agrave des eacutecoles de lecture diffeacuterentes Ces

comparaisons seront reacutealiseacutees en ayant eacutegard agrave deux aspects fondamentaux de la critique litteacuteraire

ancienne le type drsquointerpreacutetation commandeacutee par le discours poeacutetique (Partie I) et la distinction

des diverses voix qui srsquoy font entendre (Partie II) La premiegravere partie sera consacreacutee agrave identifier

preacuteciseacutement la position du Peacuteripatos et drsquoAristarque par rapport agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique et agrave

drsquoautres types de lectures insuffisamment adapteacutees agrave la nature particuliegravere du produit de lrsquoart

poeacutetique ces deacuteveloppements ont comme preacutemisse lrsquoideacutee que le choix drsquoune meacutethode

exeacutegeacutetique est indissociable drsquoune theacuteorie poeacutetique sous-jacente56 Dans la seconde partie le

point de contraste sera plutocirct repreacutesenteacute par la tendance reacutepandue chez les lecteurs anciens agrave

consideacuterer la poeacutesie comme un discours univoque dans lequel le poegravete est en quelque sorte

omnipreacutesent et fait constamment entendre sa propre voix Les deux parties de cette thegravese sont

donc ultimement destineacutees agrave montrer que la speacutecificiteacute du discours poeacutetique qursquoil doit agrave sa nature

mimeacutetique et agrave sa polyphonie57 nrsquoa eacuteteacute veacuteritablement reconnue que dans lrsquoeacutecole drsquoAristote et

chez Aristarque

55 Cf Schironi 2009 280-1

56 Cf Montanari 1987 17

57 Jrsquoemprunte ce concept agrave M Bakhtine qui y voit le trait essentiel de la poeacutetique dostoiumlevskienne (Bakhtine 1970)

22

Section (v) Eacuteditions et traductions utiliseacutees

Malgreacute lrsquointeacuterecirct grandissant pour la theacuteorie litteacuteraire ancienne dans la recherche contemporaine

et lrsquoapparition progressive de nouvelles eacuteditions des nombreux corpora scholiastiques une

grande partie du mateacuteriel de base essentiel au type drsquoeacutetude preacutesenteacutee dans cette thegravese manque

encore agrave lrsquoappel ou nrsquoest disponible que dans des eacuteditions deacuteficientes Fort heureusement la

source principale drsquoAristarque soit le groupe de scholies A deacuterivant en vaste majoriteacute du

manuscrit de Venise de lrsquoIliade est aiseacutement accessible dans lrsquoeacutedition monumentale de H Erbse

en sept volumes (1969-88)

Quant aux scholies agrave lrsquoIliade qui pour une raison ou une autre ont eacuteteacute exclues par Erbse de sa

collection58 je les ai consulteacutees dans les eacuteditions suivantes Nicole (Les Scolies genevoises de

lrsquoIliade 1891) Van Thiel (Scholia D in Iliadem 2000) MacPhail (Porphyryrsquos Homeric

Questions on the Iliad 2010) Schrader (Porphyrii Quaestionum Homericarum ad Odysseam

pertinentium reliquias 1890) Pour les scholies agrave lrsquoOdysseacutee jrsquoai ducirc me contenter de la vieille

eacutedition de Dindorf (Scholia Graeca in Homeri Odysseam 1855) sauf pour les deux premiers

chants dont les scholies ont eacuteteacute reacutecemmement reacuteeacutediteacutees par Pontani (Scholia Graeca in Odysseam

1 Scholia ad libros a-b 2007)

Au moment de terminer cette thegravese de nouvelles eacuteditions des fragments de Chameacuteleacuteon

Praxiphane et Aristoxegravene venaient tout juste drsquoobtenir lrsquoimprimatur Ces philosophes sont donc

ici citeacutes drsquoapregraves la numeacuterotation et le texte de Wehrli Pour les autres membres du Peacuteripatos

jrsquoutilise les eacuteditions reacutecentes de Fortenbaugh et al qui srsquoaccompagnent de traductions et de

commentaires (voir bibliographie pour les deacutetails) Les fragments drsquoAristote sont citeacutes drsquoapregraves la

numeacuterotation de lrsquoeacutedition de V Rose (1886) pour laquelle jrsquoai volontairement opteacute au lieu de

lrsquoeacutedition plus reacutecente de O Gigon (1987)

Les textes citeacutes dans cette thegravese sont toujours accompagneacutes drsquoune traduction Dans la mesure

du possible jrsquoai utiliseacute des traductions franccedilaises existantes qui ont eacuteteacute modifieacutees agrave lrsquooccasion

(ce que le cas eacutecheacuteant je signale ad loc) Lorsqursquoil srsquoagit de textes connus la traduction apparaicirct

parfois seule sans ecirctre preacuteceacutedeacutee du texte grec ou latin original afin drsquoeacuteviter drsquoalourdir les

58 Pour les deacutetails sur les critegraveres de seacutelection de Erbse voir Dickey 2007 21

23

citations Toutefois pour un tregraves grand nombre de textes utiliseacutes dans cette thegravese (scholies

commentaires drsquoEustathe et de Porphyre) il nrsquoexiste pas de traduction disponible en franccedilais ni

mecircme dans bien des cas en quelque langue moderne que ce soit59 Aussi sauf autrement preacuteciseacute

toutes les traductions de scholies et drsquoautres commentaires anciens preacutesentes dans cette eacutetude sont

les miennes Dans le cas drsquoautres types de textes lorsque je fournis une traduction personnelle

cela est signaleacute par les mots laquo je traduis raquo

Pour les autres auteurs les traductions suivantes sont citeacutees dans cette thegravese

Arist Poeacutetique Dupont-Roc amp Lallot Meacutetaphysique Duminil amp Jaulin Rheacutetorique

Chiron Politique Pellegrin

Deacutemeacutetrios Du Style Chiron

Heacuteraclite Alleacutegories drsquoHomegravere Buffiegravere

Heacutesiode Les Travaux et les Jours Backegraves

Homegravere Mazon pour lrsquoIliade Beacuterard pour lrsquoOdysseacutee (Ces traductions sont parfois fortement

modifieacutees notamment lorsque des vers homeacuteriques sont citeacutes dans les scholies afin que le sens

des commentaires du scholiaste soit clair)

[Longin] Du Sublime Pigeaud

Platon traductions reacutecentes parues chez Flammarion dirigeacutees par L Brisson (traducteurs

divers)

Plutarque Comment lire les poegravetes Philippon

59 Lrsquoideacutee de reacutealiser des traductions du mateacuteriel scholiastique semble tout juste avoir effleureacute lrsquoesprit des philologues contemporains Agrave lrsquoheure qursquoil est il existe agrave ma connaissance deux projets de ce type en cours 1) une traduction des scholies (anciennes et byzantines) agrave la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode preacutepareacutee par G Most et 2) une traduction des scholies anciennes agrave Pindare preacutepareacutee par une eacutequipe de recherche agrave lrsquoUniversiteacute de Franche-Comteacute (S David C Daude E Geny et C Muckensturm-Poulle) Les derniegraveres anneacutees ont vu la publication de deux traductions partielles de corpora de scholies chez les Belles Lettres Scholies agrave Apollonios de Rhodes par G Lachenaud (2010) et Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos drsquoAristophane par M Chantry (2009) Rutherford 1896 fournit une traduction (tregraves) partielle des scholies agrave Aristophane

Partie I Comment lire les poegravetes

Le titre de cette premiegravere partie srsquoinspire de celui drsquoun traiteacute de Plutarque dans lequel ce

dernier preacutesente une typologie tripartite du lectorat de la poeacutesie

En lisant les poegravemes lrsquoun butine lrsquohistoire (τὴν ἱστορίαν) lrsquoautre srsquoattache agrave la beauteacute des mots et agrave leur arrangement (τῷ κάλλει καὶ τῇ κατασκευῇ τῶν ὀνομάτων) [hellip] les autres srsquoappliquent aux passages agrave porteacutee morale (τῶν πρὸς τὸ ἦθος εἰρημένων) pour en tirer profit [hellip] Il serait eacutetrange de voir lrsquoamateur drsquohistoires (τὸν μὲν φιλόμυθον) ne laisser passer aucune forme de reacutecit originale et extraordinaire (τὰ καινῶς ἱστορούμενα καὶ περιττῶς) lrsquoamateur de beau langage (τὸν φιλόλογον) ne rien laisser eacutechapper de ce qui est exprimeacute dans une langue pure et conforme aux regravegles de lrsquoart (τὰ καθαρῶς πεφρασμένα καὶ ῥητορικῶς) tandis que lrsquoamateur de grandeur morale et de belle conduite (τὸν δὲ φιλότιμον καὶ φιλόκαλον) celui qui srsquoapplique agrave lire des poegravemes non pour se divertir mais pour y trouver des leccedilons nrsquoeacutecouterait que distraitement et neacutegligemment les exhortations au courage agrave la sagesse agrave la justice qursquoils font entendre (Plut Quomodo adul 30c-e trad Philippon modifieacutee)

Plutarque qui se range reacutesolument au nombre de ceux qui recherchent dans la poeacutesie la beauteacute

morale distingue de son propre groupe celui du philomythos et celui du philologos lesquels

srsquointeacuteressent respectivement au reacutecit et agrave la langue des poegravemes Comme on le verra au fil des

quatre premiers chapitres la distinction de Plutarque srsquoavegravere remarquablement apte agrave couvrir les

diverses approches anciennes de la poeacutesie lrsquoapproche narrative du philomythos60 lrsquoapproche

rheacutetorique du philologos et lrsquoapproche alleacutegorico-morale du philokalos

Dans un ouvrage reacutecent61 P Struck a drsquoailleurs insisteacute sur la rupture fondamentale existant

entre les attitudes respectives de la longue tradition grecque drsquointerpreacutetation alleacutegorique drsquoune

part et de la tradition rheacutetorique drsquoautre part Drsquoapregraves Struck lrsquoapproche rheacutetorique de la poeacutesie

dont Aristote et Aristarque constituent des figures de proue se caracteacuterise par la mise en place de

la clarteacute comme vertu suprecircme du discours par opposition agrave la tradition alleacutegorique qui valorise

une forme drsquoobscuriteacute de lrsquoexpression jugeacutee neacutecessaire pour veacutehiculer certaines veacuteriteacutes

60 Eacutetant donneacute que Plutarque attribue au philomythos un inteacuterecirct pour la nouveauteacute et lrsquoeacutetrange (cf τὰ καινῶς ἱστορούμενα καὶ περιττῶς) il semble qursquoil faille comprendre le terme historia non pas au sens de faits historiques mais bien de reacutecit

61 Struck 2004 partic chap 1 lrsquoideacutee geacuteneacuterale avait deacutejagrave eacuteteacute esquisseacutee dans Struck 1995

25

Bien que le mot rheacutetorique ne me paraisse pas mauvais pour reacutesumer les caracteacuteristiques de

lrsquoapproche peacuteripateacutetico-alexandrine ndash jrsquoemploierai drsquoailleurs agrave lrsquooccasion ce terme au cours de la

preacutesente eacutetude ndash lrsquoimportance que Struck donne agrave la notion de clarteacute dans ce systegraveme

drsquointerpreacutetation me semble excessive Certes lrsquoeacutetude de la critique litteacuteraire ancienne intimement

mecircleacutee comme elle lrsquoest aux diverses branches de la grammatikecirc est indissociable de lrsquoeacutetude de la

rheacutetorique ancienne car les deux domaines empruntent lrsquoun agrave lrsquoautre leurs cateacutegories drsquoanalyse

sans qursquoil soit mecircme possible de deacuteterminer exactement lequel a historiquement preacuteceacutedeacute lrsquoautre62

Mais il nrsquoen reste pas moins vrai qursquoAristote et ses successeurs ont accordeacute agrave la sphegravere du

poeacutetique un statut particulier qui engendre ses exigences propres parmi lesquelles la clarteacute nrsquoa

pas la position toute-puissante que lui reconnaicirct Struck Srsquoil fallait placer Aristote quelque part

dans le scheacutema plutarquien nul doute que ce serait dans la cateacutegorie des philomythoi et non dans

celui des philologoi

Lrsquoobjectif de cette premiegravere partie sera de mettre en lumiegravere cette speacutecificiteacute de lrsquoapproche de

la poeacutesie que lrsquoon retrouve agrave la fois dans le Peacuteripatos et chez Aristarque une approche

proprement poeacutetique srsquoopposant non seulement agrave la tradition alleacutegorique mais aussi agrave une autre

forme de survalorisation du contenu du discours que je deacutesignerai par le terme laquo litteacuteralisme raquo

62 Sur les ressemblances et les diffeacuterences entre ces deux domaines de recherche anciens voir Classen 1995

Chapitre 1 Lrsquoalternative exeacutegeacutetique preacute-aristoteacutelicienne

Les raisons qui ont rendu ceacutelegravebre le traiteacute de Poeacutetique drsquoAristote sont nombreuses mais on

doit certainement compter parmi les plus importantes drsquoentre elles lrsquoaptitude exceptionnelle du

philosophe agrave adopter une posture exeacutegeacutetique qui eacutevite agrave la fois le litteacuteralisme et lrsquoalleacutegorie ces

Charybde et Scylla de la critique ancienne Cet eacutetat de fait rarement porteacute explicitement au creacutedit

drsquoAristote est pourtant tout sauf banal si lrsquoon considegravere que la quasi-totaliteacute des critiques connus

avant lui sont tombeacutes dans lrsquoun ou lrsquoautre de ces excegraves interpreacutetatifs comme il apparaicirctra agrave lrsquoissue

du bref tour drsquohorizon offert par ce chapitre

Section (i) Lrsquoalleacutegorie et les deacutebuts de la critique litteacuteraire

Les interpreacutetations alleacutegoriques anciennes ont parfois de quoi susciter la perplexiteacute et mecircme

lrsquoexaspeacuteration Cela est ducirc non seulement au caractegravere fantaisiste de nombre drsquointerpreacutetations

particuliegraveres mais aussi agrave la deacutemarche elle-mecircme dont la neacutecessiteacute paraicirct souvent nulle agrave des

yeux modernes habitueacutes agrave lrsquoexistence drsquoune cateacutegorie litteacuteraire autonome qui ne doit rien aux

autres types de discours Il faut pourtant reconnaicirctre que lrsquointerpreacutetation alleacutegorique a eu la part

large chez les critiques anciens et que les recherches reacutecentes ont deacutefinitivement eacutecarteacute la

possibiliteacute de la releacuteguer agrave un courant secondaire en marge de la longue histoire ancienne de la

lecture aboutissant agrave la philologie eacuteclaireacutee des Alexandrins63

De plus malgreacute tout son eacuteloignement de ce qui nous semble ecirctre une lecture spontaneacutee et

obvie lrsquointerpreacutetation alleacutegorique est chronologiquement la premiegravere position exeacutegeacutetique

repreacutesenteacutee dans la critique litteacuteraire grecque en la personne de Pheacutereacutecyde de Syros (fl c 544

avant J-C) suivi peu apregraves par Theacuteagegravene de Rheacutegion (fl c 525 avant J-C) Dans le cas de

63 Struck (2004 17-8) fait remarquer agrave juste titre lrsquoabondance de traiteacutes alleacutegoriques issus de lrsquoAntiquiteacute et la place importante des commentaires alleacutegoriques dans les scholies anciennes Du banal point de vue de la proportion des textes conserveacutes le courant alleacutegorique est approximativement aussi bien repreacutesenteacute dans les sources de la critique litteacuteraire ancienne que le courant laquo conventionnel raquo celui de la tradition rheacutetorico-philologique Cf Lamberton 2002 186 laquo like it or not those readings were everywhere raquo

27

Pheacutereacutecyde on a conserveacute ses interpreacutetations de deux vers homeacuteriques particuliers (cf B 5 DK)

Dans celui de Theacuteagegravene crsquoest le principe geacuteneacuteral de son exeacutegegravese qui a eacuteteacute rapporteacute (voir infra)

De plus mecircme si lrsquoon souhaite contester la creacutedibiliteacute des teacutemoignages portant sur ces deux

figures obscures lrsquoantiquiteacute relative de la meacutethode alleacutegorique est malgreacute tout confirmeacutee par le

fait que le plus ancien texte exeacutegeacutetique grec conserveacute ndash un commentaire agrave un poegraveme

cosmogonique orphique conserveacute sur le papyrus de Derveni et datant approximativement de 400

avant J-C64 ndash consiste preacuteciseacutement en un morceau drsquointerpreacutetation alleacutegorique

Theacuteagegravene de Rheacutegion est lrsquoobjet de teacutemoignages fort diffeacuterents ougrave lui est accordeacute lrsquohonneur

drsquoecirctre lrsquoinitiateur agrave la fois de la meacutethode alleacutegorique65 et de la discipline grammaticale (voire de

la critique textuelle66) Cette combinaison drsquointeacuterecircts ne doit pas surprendre pratiquement tous les

eacuterudits anciens que lrsquoon peut associer au courant alleacutegorique ont tout aussi bien utiliseacute des

meacutethodes de lecture sobrement philologiques et relevant de la critique litteacuteraire telle qursquoon la

connaicirct67 Par opposition certains critiques agrave commencer par Aristote se rattachent au courant

de la meacutethode philologique traditionnelle et font totalement lrsquoeacuteconomie de lrsquoalleacutegoregravese Il

deviendra clair agrave lrsquoissue des trois premiers chapitres de cette eacutetude que cette abstention mecircme est

significative et teacutemoigne de la reconnaissance par ces critiques drsquoune cateacutegorie indeacutependante

celle du laquo poeacutetique raquo

64 Les deacutebats se poursuivent autour de cette question mais les datations reacutecentes sont geacuteneacuteralement plutocirct hautes voir Ford 2002 73 (avec bibliographie) En ce qui concerne lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur Janko 1997 propose quelques noms plausibles voir la revue de litteacuterature dans lrsquointroduction de Kouremenos Paraacutessoglou amp Tsantsanoglou 2006 (qui ne proposent pas de solution deacutefinitive)

65 Voir toutefois Tate 1927 qui a le premier souligneacute la nature alleacutegorique drsquoune interpreacutetation homeacuterique attribueacutee agrave Pheacutereacutecyde de Syros (fr B 5 D-K) lequel preacutecegravede Theacuteagegravene de quelques deacutecennies

66 Cf schol A Il 1381 Sur la base de cette unique variante textuelle attribueacutee agrave Theacuteagegravene Cantarella (1967 22-23) conclut preacutecipitamment que celui-ci avait reacutealiseacute une eacutedition complegravete de lrsquoIliade anticipant de beaucoup les eacuteditions homeacuteriques κατrsquo ἄνδρα

67 Cf Struck 2004 18

28

(a) Origines de lrsquoalleacutegoregravese

La creacutedibiliteacute du texte qui attribue la paterniteacute de la meacutethode alleacutegorique agrave Theacuteagegravene est peu

contesteacutee68 Le teacutemoignage en question qui se trouve chez Porphyre survient agrave lrsquooccasion drsquoun

commentaire sur lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie dans lrsquoIliade (chants 21-22)

τοῦ ἀσυμφόρου μὲν ὁ περὶ θεῶν ἔχεται καθόλου λόγος ὁμοίως δὲ καὶ τοῦ ἀπρεποῦςmiddot οὐ γὰρ πρέποντας τοὺς ὑπὲρ τῶν θεῶν μύθους φησίν

πρὸς δὲ τὴν τοιαύτην κατηγορίαν οἱ μὲν ἀπὸ τῆς λέξεως ἐπιλύουσιν ἀλληγορίᾳ πάντα εἰρῆσθαι νομίζοντες ὑπὲρ τῆς τῶν στοιχείων φύσεως οἷον ἐν ταῖς ἐναντιώσεσι τῶν θεῶν καὶ γάρ φασι τὸ ξηρὸν τῷ ὑγρῷ καὶ τὸ θερμὸν τῷ ψυχρῷ μάχεσθαι καὶ τὸ κοῦφον τῷ βαρεῖ ἔτι δὲ τὸ μὲν ὕδωρ σβεστικὸν εἶναι τοῦ πυρός τὸ δὲ πῦρ ξηραντικὸν τοῦ ὕδατος ὁμοίως δὲ καὶ πᾶσι στοιχείοις ἐξ ὧν τὸ πᾶν συνέστηκεν ὑπάρχει ἡ ἐναντίωσις καὶ κατὰ μέρος μὲν ἐπιδέχεσθαι φθορὰν ἅπαξ τὰ πάντα δὲ μένειν αἰωνίως [hellip] οὗτος μὲν οὖν τρόπος ἀπολογίας ἀρχαῖος ὢν πάνυ καὶ ἀπὸ Θεαγένους τοῦ Ῥηγίνου ὃς πρῶτος ἔγραψε περὶ Ὁμήρου τοιοῦτός ἐστιν ἀπὸ τῆς λέξεως

Son69 exposeacute agrave propos des dieux lthomeacuteriquesgt srsquoattaque geacuteneacuteralement agrave ce qui est nuisible tout comme agrave ce qui est impropre en effet ltlrsquoaccusateurgt affirme que ses reacutecits sur les dieux ne sont pas approprieacutes

Face agrave une telle accusation certains lrsquoinnocentent sur la base de lrsquoexpression estimant que tout a eacuteteacute dit par alleacutegorie et porte sur la nature des eacuteleacutements par exemple lors des confrontations entre les dieux En effet disent-ils le sec combat lrsquohumide le chaud le froid et le leacuteger le lourd de plus lrsquoeau eacuteteint le feu et le feu assegraveche lrsquoair De mecircme pour tous les eacuteleacutements dont le monde est composeacute il existe un contraire et srsquoils sont susceptibles individuellement de se corrompre tout agrave fait leur totaliteacute pourtant subsiste eacuteternellement [Srsquoensuivent plusieurs exemples de correspondances entre les dieux de la mythologie et diverses reacutealiteacutes naturelles ou

68 Wehrli (1928 89-91) et Schrader (1880-82 384) attribuent le contenu de ce texte agrave une source stoiumlcienne cf les arguments contraires de Peacutepin (1958 99 n16) et Lamberton (2002 188) Pfeiffer (1968 10) admet agrave la fois lrsquoorigine archaiumlque de la meacutethode alleacutegorique et lrsquoexistence drsquoune source intermeacutediaire stoiumlcienne dans le teacutemoignage de Porphyre

69 Ma traduction de la premiegravere phrase de ce texte srsquoeacutecarte largement de toutes les traductions que jrsquoai consulteacutees lesquelles supposent que le mot λόγος deacutesigne la description homeacuterique des dieux et que le verbe φησίν a pour sujet Homegravere (ce qui donne laquo Le discours drsquoHomegravere sur les dieux est geacuteneacuteralement nuisible de mecircme qursquoimpropre car il raconte sur les dieux des histoires qui ne sont pas approprieacutees raquo) Suivant la suggestion de Svenbro (1976 114 218) je crois que le sujet de φησίν est un accusateur inconnu (Platon par exemple peut-ecirctre mentionneacute originellement dans le passage de Porphyre drsquoougrave cet extrait a eacuteteacute tireacute) mais contrairement agrave Svenbro je considegravere que cette personne est eacutegalement lrsquoauteur du λόγος sur les dieux (ie sur les dieux tels que repreacutesenteacutes par Homegravere) mentionneacute au deacutebut de la phrase En Resp 377e-378d Platon deacutenonce tout autant le danger que la fausseteacute des reacutecits traditionnels sur les dieux affirmant par la bouche de Socrate que ces reacutecits laquo mecircme srsquoils sont vrais raquo ne devraient pas ecirctre raconteacutes aux jeunes gens en raison de lrsquoeffet deacuteleacutetegravere qursquoils ont sur eux Ceci pourrait correspondre agrave la double accusation agrave premiegravere vue redondante rapporteacutee par Porphyre (ἀσυμφόρουhellip ὁμοίως δὲ καὶ ἀπρεποῦς) La suite du texte ne fournit drsquoailleurs une deacutefense que de la seconde accusation (celle de non-conformiteacute agrave la reacutealiteacute ἀπρεποῦς du portrait des dieux) laquelle est ici au centre des preacuteoccupations de Porphyre qui reacutepegravete avant de preacutesenter ses solutions que lrsquoaccusateur οὐ γὰρ πρέποντας τοὺς ὑπὲρ τῶν θεῶν μύθους φησίν

29

psychologiques] Ce mode de deacutefense qui est tregraves ancien et qui remonte agrave Theacuteagegravene de Rheacutegion le premier agrave avoir eacutecrit sur Homegravere consiste donc agrave se fonder ainsi sur lrsquoexpression (Porph QHI ad 2067-75 1-7 MacPhail)

Il est certainement remarquable que le tout premier individu connu pour avoir eacutecrit sur

Homegravere soit en mecircme temps lrsquoauteur drsquoune meacutethode de lecture alleacutegorique que Porphyre

identifie par ailleurs agrave un mode de deacutefense Bien qursquoil nrsquoy ait aucune bonne raison de nier

lrsquoimportance historique de Theacuteagegravene dans lrsquoeacutemergence de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique drsquoHomegravere

certaines preacutecautions srsquoimposent pourtant afin de recevoir adeacutequatement ce teacutemoignage de

Porphyre

Drsquoabord la preacutesence du terme ἀλληγορία au deacutebut du texte ne doit pas ecirctre mise au compte

de Theacuteagegravene qui a veacutecu agrave une eacutepoque preacuteceacutedant de plusieurs siegravecles le moment de la premiegravere

attestation de ce mot Plutarque (Quomodo adul 19e) nous informe que lrsquousage de ἀλληγορία est

drsquoorigine reacutecente et qursquoon appelait laquo autrefois raquo ὑπόνοια ce qui agrave son eacutepoque est deacutesigneacute par

ἀλληγορία Il est agrave remarquer que lrsquoun et lrsquoautre termes peuvent ecirctre utiliseacutes agrave la fois au sens

productif (action drsquoencodage du poegravete) et au sens reacuteceptif (action interpreacutetative du lecteur) bien

que seul le premier sens srsquoapplique dans le passage qui nous occupe

De plus Porphyre preacutesente la lecture alleacutegorique comme srsquoil srsquoagissait essentiellement drsquoun

mode de deacutefense contre lrsquoaccusation drsquoinconvenance agrave laquelle faisaient face les poegravemes

drsquoHomegravere Cette ideacutee a profondeacutement influenceacute la compreacutehension moderne des origines de

lrsquoalleacutegorie qui sont reacuteguliegraverement associeacutees chez les historiens de la critique ancienne agrave une

volonteacute apologeacutetique neacutee en reacuteaction aux calomnies profeacutereacutees contre Homegravere

Ce portrait a pourtant eacuteteacute contesteacute de faccedilon convaincante par J Tate dans une seacuterie drsquoarticles

(1927 1929 1934) dont les conclusions sont geacuteneacuteralement ignoreacutees Selon Tate la naissance de

lrsquointerpreacutetation alleacutegorique nrsquoest pas une simple reacuteaction crsquoest-agrave-dire une strateacutegie eacutelaboreacutee en

vue de reacutepondre aux accusations porteacutees contre les poegravetes Elle reflegravete plus vraisemblablement

une prise de position positive ainsi qursquoune volonteacute de saisir des significations dont la preacutesence est

sincegraverement supposeacutee chez le poegravete ndash ce dernier eacutetant conccedilu comme un individu ayant un accegraves

privileacutegieacute au savoir70 Un tel usage de lrsquoalleacutegorie traduit la confiance en la valeur de veacuteriteacute

70 Perret (1982) rejette semblablement lrsquoideacutee drsquoune origine apologeacutetique de lrsquoalleacutegorie et attribue cette pratique agrave la croyance en lrsquoinspiration divine des poegravetes

30

attacheacutee au discours du poegravete plutocirct qursquoune reacuteaction deacutefensive cherchant une justification

drsquoHomegravere lagrave ougrave elle le peut fucirct-ce dans les exeacutegegraveses les plus improbables Tate aurait pu ajouter

que le fait qursquoun grand nombre drsquointerpreacutetations alleacutegoriques concernent des personnages divins

peut tregraves bien srsquoexpliquer autrement que par un souci de neutraliser des impieacuteteacutes potentielles en

effet la pratique de lrsquoalleacutegorie est vraisemblablement apparue dans des milieux religieux chez

des individus non seulement porteacutes vers lrsquousage drsquoun langage obscur mais aussi animeacutes par des

preacuteoccupations mythologiques et theacuteogoniques Cela est le cas de Pheacutereacutecyde le premier

alleacutegoriste connu

καὶ διηγούμενός γε τὰ Ὁμηρικὰ ἔπη φησὶ λόγους εἶναι τοῦ θεοῦ πρὸς τὴν ὕλην τοὺς λόγους τοῦ Διὸς πρὸς τὴν Ἥραν τοὺς δὲ πρὸς τὴν ὕλην λόγους αἰνίττεσθαι ὡς ἄρα ἐξ ἀρχῆς αὐτὴν πλημμελῶς ἔχουσαν διαλαβὼν ἀναλογίαις τισὶ συνέδησε καὶ ἐκόσμησεν ὁ θεός καὶ ὅτι τοὺς περὶ αὐτὴν δαίμονας ὅσοι ὑβρισταί τούτους ἀπορριπτεῖ κολάζων αὐτοὺς τῆι δεῦρο ὁδῶι ταῦτα δὲ τὰ Ὁμήρου ἔπη οὕτω νοηθέντα τὸν Φερεκύδην φησὶν εἰρηκέναι τὸ laquo κείνης δὲ τῆς μοίρας ἔνερθέν ἐστιν ἡ ταρταρίη μοῖραmiddot φυλάσσουσι δ αὐτὴν θυγατέρες Βορέου Ἅρπυιαί τε καὶ Θύελλαmiddot ἔνθα Ζεὺς ἐκβάλλει θεῶν ὅταν τις ἐξυβρίσηι raquo

Commentant les vers drsquoHomegravere [Il 1518-2471] ltCelsegt affirme que les mots adresseacutes par Zeus agrave Heacutera sont ceux du dieu agrave la matiegravere et que ces mots adresseacutes agrave la matiegravere signifient alleacutegoriquement que le dieu srsquoest saisi de la matiegravere originellement dans un eacutetat de confusion puis lrsquoa lieacutee suivant certaines proportions et lrsquoa mise en ordre De plus afin de punir les dieux insolents qui se liguent avec la matiegravere il les jette agrave travers la route qui passe ici [ie la terre] Il affirme que Pheacutereacutecyde ayant ainsi compris ces vers drsquoHomegravere a dit laquo En-deccedilagrave de notre zone se trouve celle du Tartare gardeacutee par les Harpies filles de Boreacutee et par Thyella Crsquoest lagrave que Zeus preacutecipite les dieux qui se reacutevoltent raquo (Pherec B 5 DK = Origen C Cels VI42)

Pheacutereacutecyde eacutetant avant tout un auteur de theacuteogonies lrsquointerpreacutetation particuliegravere qursquoil donne

des vers homeacuteriques sert agrave appuyer sa propre conception du monde elle-mecircme exposeacutee sous une

forme narrative et mythologique On peut donc supposer que puisque les individus comme

Pheacutereacutecyde faisaient eux-mecircmes usage drsquoun tel mode drsquoexpression dans la preacutesentation de leurs

doctrines religieuses ils ont cru percevoir une deacutemarche semblable chez les poegravetes comme

Homegravere72

Certes lrsquoalleacutegorie srsquoest ensuite reacuteveacuteleacutee tregraves utile pour les auteurs dont lrsquoobjectif eacutetait

ouvertement apologeacutetique tel Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste dont une phrase ceacutelegravebre est couramment

71 Ces vers ceacutelegravebres sont ceux ougrave Zeus rappelle agrave Heacutera comment il lrsquoa autrefois suspendue au ciel par une chaicircne drsquoor interdisant aux autres dieux de lui venir en aide et punissant ceux qui tentaient de la faire en les preacutecipitant vers la terre Il est aussi fait allusion agrave cet eacuteveacutenement aux vers Il 1590-4

72 Cf Tate 1927

31

citeacutee agrave lrsquoappui de lrsquoexplication historique traditionnelle des deacutebuts de lrsquoalleacutegorie laquo Tout chez

[Homegravere] nrsquoest qursquoimpieacuteteacute si rien nrsquoest alleacutegorique raquo (11)73 Pourtant mecircme agrave une eacutepoque

tardive lrsquointerpreacutetation alleacutegorique ne srsquoest jamais confineacutee agrave une fonction apologeacutetique chez

lrsquoauteur du traiteacute pseudo-plutarquien Sur la vie et la poeacutesie drsquoHomegravere reacutedigeacute entre le Ier et le IIe

siegravecles apregraves J-C son usage est drsquoune extrecircme varieacuteteacute et inclut la deacutemonstration de la

connaissance par Homegravere de toutes les doctrines imaginables scientifiques philosophiques ou

morales aussi bien que des deacutefenses explicites contre des accusations drsquoimmoralisme74

Finalement il convient de remarquer que Porphyre rattache le type drsquointerpreacutetation en cause agrave

une approche laquo baseacutee sur lrsquoexpression raquo (ἀπὸ τῆς λέξεως) Agrave lrsquoinstar des autres alleacutegoristes

anciens Porphyre ne fait pas la distinction moderne entre lrsquoalleacutegorie comme trope rheacutetorique que

lrsquoon peut subsumer sous la cateacutegorie de la lexis et lrsquoalleacutegorie au sens fort qui consiste agrave retracer

chez un auteur les traces drsquoune doctrine camoufleacutee sous forme poeacutetique 75 De plus et

contrairement agrave lrsquoideacutee reccedilue la meacutethode alleacutegorique est apparemment conccedilue comme une

meacutethode exeacutegeacutetique immanente crsquoest-agrave-dire baseacutee sur une caracteacuteristique interne soit la langue

du texte lui-mecircme et non sur lrsquoimportation drsquoeacuteleacutements eacutetrangers agrave celui-ci76 Il nrsquoen reste pas

moins que la faccedilon dont Porphyre lui-mecircme pratique lrsquoalleacutegorie au premier chef dans son traiteacute

Sur la caverne des nymphes consiste agrave rassembler des donneacutees historiques ethnologiques

mythologiques et cultuelles drsquoorigines nombreuses agrave lrsquointeacuterieur drsquoune analyse incroyablement

syncreacutetique qui ne pourrait que difficilement ecirctre dite baseacutee sur le texte drsquoHomegravere

Tout preacutecieux soit-il le teacutemoignage de Porphyre est tardif et finalement assez peu informatif

sur les circonstances historiques et intellectuelles de lrsquoapparition de la lecture alleacutegorique Agrave cocircteacute

de lrsquohypothegravese sociologique mise de lrsquoavant par A Ford (2002 75-80) voulant que celle-ci ait

eacuteteacute importeacutee de milieux cultuels agrave vocation initiatique pour ecirctre appliqueacutee dans une perspective

eacutelitiste agrave des textes populaires comme lrsquoeacutepopeacutee on peut eacutegalement invoquer le contexte

73 Cf la formulation semblable de [Long] Subl 97

74 Voir lrsquoeacutedition de ce texte par Keaney amp Lamberton 1996

75 Entre ces deux types drsquoalleacutegorie il y a eacutevidemment un saut qualitatif (cf Chiron 2005) Srsquoil est vrai que les alleacutegoristes ne reconnaissent pas lrsquoexistence de ce saut (cf Heracl All 51-16 et passim) il semble au contraire ecirctre pris pour acquis chez les non-alleacutegoristes comme Aristarque (cf infra chap 4 sect (i)a et (ii)a)

76 Cf Lamberton 2002 189

32

philosophique de lrsquoeacutepoque et plus preacuteciseacutement les speacuteculations sur la nature du langage

repreacutesenteacutees par des individus comme Heacuteraclite et Deacutemocrite

Heacuteraclite est un personnage geacuteneacuteralement neacutegligeacute par les historiens de la theacuteorie litteacuteraire ce

qui srsquoexplique en partie par la difficulteacute notoire que repreacutesente lrsquoeacutetude de ses fragments Ses ideacutees

sur le langage et sur son interpreacutetation peuvent toutefois ecirctre eacuteclaireacutees et compleacutementeacutees si lrsquoon

tient compte des positions deacutefendues par lrsquoheacuteracliteacuteen Cratyle dans le dialogue platonicien du

mecircme nom Ce dernier endosse une conception naturaliste du langage selon laquelle les mots ont

un lien intrinsegraveque avec les choses qursquoils deacutesignent et ne sont pas que des signes arbitrairement

associeacutes agrave leur reacutefeacuterent

Les affirmations les plus ceacutelegravebres de Deacutemocrite sur la poeacutesie sont eacutevidemment celles qui

portent sur lrsquoinspiration Drsquoapregraves des teacutemoignages divers77 Deacutemocrite aurait consideacutereacute la folie

ou plutocirct lrsquoenthousiasme comme une condition neacutecessaire de la production poeacutetique du moins

de celle de bonne qualiteacute Ford (2002 165-172) a reacutecemment fourni une analyse deacutetailleacutee de ces

teacutemoignages reacuteveacutelant le rocircle important joueacute par Deacutemocrite dans lrsquoeacutemergence de la notion de

poegraveme comme artefact

Ford ne fait toutefois aucune mention du lien unissant possiblement la theacuteorie mateacuterialiste de

Deacutemocrite agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Un tel lien paraicirct toutefois justifieacute au regard du

fragment suivant78

ὁ μὲν Δημόκριτος περὶ Ὁμήρου φησὶν οὕτωςmiddot laquo Ὅμηρος φύσεως λαχὼν θεαζούσης ἐπέων κόσμον ἐτεκτήνατο παντοίων raquo

Deacutemocrite srsquoexprime ainsi agrave propos drsquoHomegravere laquo Homegravere ayant eacuteteacute doteacute drsquoune nature inspireacutee79 a reacutealiseacute un ouvrage fait de mots de toutes sortes raquo (68 B 21 DK)

Il est probable que le mot κόσμος implique ici davantage que le seul concept abstrait

laquo drsquoarrangement raquo ndash auquel cas il serait plus naturel de prendre ἐπέων au sens de laquo poegravemes raquo et de

comprendre qursquoil est fait simplement reacutefeacuterence agrave lrsquoorganisation des parties qui composent les

poegravemes homeacuteriques La preacutesence du verbe ἐτεκτήνατο suggegravere fortement lrsquoideacutee drsquoune

77 Cf fr 2-3 in Lanata 1963

78 Obbink 2010 17 fait une allusion bregraveve agrave ce fragment mais neacuteglige drsquoen donner un commentaire veacuteritablement eacuteclairant

79 Pour une justification de cette traduction du verbe θεάζειν voir Delatte 1934 32-3

33

construction mateacuterielle ordonneacutee eacutetant donneacute le sens freacutequent de κόσμος dans le langage des

philosophes il est vraisemblable de songer ici agrave une allusion agrave laquo lrsquounivers raquo De plus lrsquoeacutepithegravete

παντοίων vient raffermir cette impression que pour Deacutemocrite Homegravere a creacuteeacute un monde agrave

lrsquoimage de lrsquounivers crsquoest-agrave-dire renfermant lrsquointeacutegraliteacute des choses Ce statut deacutemiurgique

drsquoHomegravere est renforceacute par le mot θεαζούσης

La formule ἐπέων κόσμον παντοίων paraicirct donc extrecircmement riche drsquoimplications Agrave lrsquoinstar

de la conception mateacuterialiste du son (et donc de la poeacutesie) comme une structure drsquoatomes elle

suggegravere lrsquoideacutee drsquoune correspondance voire drsquoune continuiteacute entre lrsquounivers mateacuteriel et celui du

langage Or cette ideacutee semble eacutegalement se trouver derriegravere un texte consistant en une

interpreacutetation alleacutegorique extrecircme80 drsquoun poegraveme orphique soit le commentaire du fameux

papyrus de Derveni

Le papyrus de Derveni est un document drsquointeacuterecirct extraordinaire qui a drsquoailleurs fait lrsquoobjet de

nombreuses discussions dans les derniegraveres deacutecennies La raison pour laquelle il mrsquoapparaicirct

neacuteanmoins neacutecessaire drsquoen dire ici quelques mots est la suivante ce texte illustre

particuliegraverement bien la mentaliteacute geacuteneacuterale des commentateurs alleacutegoristes pour qui il nrsquoexiste

pas de diffeacuterence fondamentale entre le texte poeacutetique et la reacutealiteacute dans laquelle il srsquoincarne

Entre le texte et le monde il y a au contraire une veacuteritable continuiteacute qui se reacutealise agrave travers les

mots dont la forme loin drsquoecirctre indiffeacuterente est le reflet ontologiquement exact des choses81

Cette croyance va de pair avec lrsquohabitude des alleacutegoristes laquo forts raquo tel Porphyre agrave invoquer

toutes les donneacutees de la reacutealiteacute disponibles pour eacuteclairer le texte et vice versa82

Dans un article fondamental M Henry (1986) a deacutemontreacute la preacutesence de plusieurs

preacuteoccupations philosophiques relatives agrave la nature du langage chez lrsquoauteur du commentaire de

Derveni En particulier examinant lrsquoexploitation par lrsquoauteur de la synonymie la polyseacutemie et

lrsquoeacutetymologie elle conclut que ce dernier considegravere les mots comme des entiteacutes malleacuteables

laquo colleacutees raquo au monde et capables de changer de forme et de signification en fonction du contexte

80 Obbink 2010 19

81 Burkert 1970 deacutecrit la coiumlncidence entre cosmogonie et onomatogonie chez lrsquoauteur de Derveni

82 Cf Struck 2004 75 qui identifie comme un trait distinctif de la lecture alleacutegorique lrsquoideacutee que la reacutealiteacute vers laquelle pointe le texte laquo will itself have signifying power and bring along with it to the inside of the poem a whole host of attendant significations raquo

34

dans lequel elles sont utiliseacutees Ce caractegravere polymorphe et multifonctionnel des mots traduit des

qualiteacutes identiques se trouvant dans les objets et chez les agents de la cosmogonie drsquoOrpheacutee

Henry insiste eacutegalement sur le caractegravere multi-forme du texte que lrsquoauteur de Derveni se

propose drsquointerpreacuteter ce texte au sens large incluant non seulement le poegraveme orphique commenteacute

mais aussi nombre drsquoautres pheacutenomegravenes dont la signification est sujette agrave lrsquoexeacutegegravese tels les

oracles et les rituels Dans tous les cas lrsquoobjectif de lrsquoauteur du commentaire est drsquoextirper de ces

laquo textes raquo des prescriptions concregravetes et pratiques dont la compreacutehension exacte peut seule

assurer le salut de la personne qui les reccediloit (Ce souci envers les effets neacutefastes possiblement

susciteacutes par une mauvaise interpreacutetation est partageacute par Platon qui srsquoinscrit semblablement dans

une poeacutetique pratique et appliqueacutee) Puisque lrsquoobjet du commentateur de Derveni inclut agrave la fois

les mots (le poegraveme orphique) et les actions (rituels etc) crsquoest donc que ces deux objets

drsquointerpreacutetation sont consideacutereacutes comme eacutegaux du moins du point de vue du sens qursquoon peut en

extraire De plus les conseacutequences pratiques qui deacutecoulent du contenu du poegraveme confegraverent agrave ce

dernier une sorte de pouvoir magique crsquoest-agrave-dire une capaciteacute agrave laquo infiltrer raquo le monde reacuteel et agrave

lrsquoaffecter agrave la maniegravere drsquoun objet mateacuteriel

Pour les fins de cette eacutetude il me sera suffisant de conclure ainsi la poeacutetique implicite chez

lrsquoauteur de Derveni est tout ce qursquoil y a de plus eacuteloigneacute de lrsquoideacutee de fiction laquelle implique la

creacuteation drsquoune reacutealiteacute parallegravele et indeacutependante du lieu de cette creacuteation crsquoest-agrave-dire le texte Loin

drsquoecirctre une simple reacuteponse aux diffamations contre les poegravetes traditionnels la critique litteacuteraire

grecque commence ainsi son existence dans une perspective reacutesolument philosophique selon

laquelle le texte poeacutetique est immanent au monde et contient donc veacuteritablement bien

qursquoobscureacutement lrsquoexpression de diverses reacutealiteacutes Cela explique pourquoi il faudra attendre aussi

longtemps pour voir lrsquoeacutemergence drsquoune theacuteorie comme celle drsquoAristote qui accorde au poegraveme un

statut ontologique beaucoup moins deacutependant des contraintes du reacuteel

(b) Populariteacute de la meacutethode alleacutegorique

Parmi les successeurs de Pheacutereacutecyde et de Theacuteagegravene agrave la fin de lrsquoeacutepoque archaiumlque et agrave

lrsquoeacutepoque classique lrsquointerpreacutetation alleacutegorique est sans aucun doute resteacutee preacutedominante Parmi

les fragments drsquoauteurs preacuteplatoniciens que lrsquoon peut rattacher de pregraves ou de loin agrave des travaux

de critique litteacuteraire un nombre eacutetonnant deacutemontrent une sympathie sinon un franc penchant

35

pour lrsquoalleacutegoregravese De plus on ne peut pas affirmer que cette meacutethode nrsquoeacutetait connue qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de cercles restreints drsquointellectuels ou drsquoinitieacutes Agrave moins de supposer qursquoAristophane

se soit risqueacute agrave composer un prologue abscons pour la majoriteacute de son public on doit conclure agrave

la relative diffusion de cette meacutethode sur la base de son entreacutee en matiegravere dans la Paix ougrave lrsquoun

des serviteurs commente ainsi la preacutesence du bousier geacuteant qursquoil est occupeacute agrave nourrir

PREMIER SERVITEUR Il se pourrait bien degraves lors qursquoun des spectateurs un jeune homme qui se croit malin (δοκησίσοφος) dise laquo Qursquoest-ce que ce sujet-lagrave Agrave quoi rime (πρὸς τί) cet escarbot  raquo Puis un Ionien assis agrave ses cocircteacutes de reacutepondre laquo Agrave mon avis crsquoest une allusion (αἰνίσσεται) agrave Cleacuteon la faccedilon sans vergogne dont cet animal mange lrsquoordure raquo (38-48 trad Van Daele)

Bien qursquoils ne soient pas confineacutes agrave lrsquousage des alleacutegoristes le verbe αἰνίσσεσθαι ainsi que le

substantif αἴνιγμα sont les termes les plus courants dans le vocabulaire des alleacutegoristes de cette

eacutepoque83 Ce sont notamment ceux que le commentateur de Derveni utilise agrave de nombreuses

reprises pour deacutesigner le mode drsquoexpression du poegravete dont il interpregravete les mots Comme lrsquoa

proposeacute Rosen84 la mention de lrsquoIonien pourrait ecirctre une allusion aux influences agrave la fois

eacutesopiennes et iambiques dont se reacuteclame Aristophane dans ce passage mais il se peut eacutegalement

que la plaisanterie soit dirigeacutee contre la gent philosophique85 historiquement associeacutee agrave lrsquoIonie et

dans la comeacutedie aristophanienne toujours prompte agrave exercer sa curiositeacute sur tous les sujets tout

vils soient-ils Quoi qursquoil en soit de lrsquoidentiteacute exacte de cet Ionien il joue ici le rocircle drsquoun

spectateur prompt agrave repeacuterer sur scegravene la preacutesence laquo drsquoeacutenigmes raquo ndash une activiteacute qursquoAristophane

imagine comiquement exerceacutee sur sa propre creacuteation un animal abject tout ce qursquoil y a de plus

terre-agrave-terre

Au IVe siegravecle Xeacutenophon et Platon teacutemoins privileacutegieacutes des discussions tenues agrave lrsquointeacuterieur des

cercles litteacuteraires et philosophiques drsquoAthegravenes nous donnent des indices immanquables de la

populariteacute durable de cette pratique Le texte le plus flagrant agrave cet eacutegard est le suivant tireacute du

Banquet de Xeacutenophon

Mon pegravere reacutepondit Nikeacuteratos qui veillait agrave ce que je devinsse un homme de bien mrsquoa obligeacute agrave apprendre tous les vers drsquoHomegravere Aussi pourrais-je maintenant reacuteciter par cœur drsquoun bout agrave

83 Cf Struck 2004 chap 1

84 Rosen 1984

85 Cf Struck 2004 41

36

lrsquoautre lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee ndash Ignores-tu fit Antisthegravene que tous les rhapsodes eux aussi savent ces vers ndash Comment pourrais-je lrsquoignorer moi qui suis leur auditeur presque quotidien ndash Connais-tu donc une engeance plus sotte que celle des rhapsodes ndash Non par Zeus reacutepondit Nikeacuteratos non vraiment je ne le crois pas ndash Il est clair en effet dit Socrate qursquoils ne connaissent pas le sens cacheacute des vers (τὰς ὑπονοίας) Mais toi tu as donneacute force argent agrave Steacutesimbrote agrave Anaximandre et agrave quantiteacute drsquoautres si bien que rien ne trsquoeacutechappe de ce qursquoils contiennent de preacutecieux (Xen Symp 36 trad Ollier)

Lrsquoallusion de Socrate au laquo sens cacheacute raquo a parfois eacuteteacute interpreacuteteacutee comme eacutetant dirigeacutee contre

Antisthegravene agrave qui Socrate donne immeacutediatement la reacuteplique dans le texte Toutefois les

teacutemoignages en faveur drsquoun Antisthegravene partisan de lrsquoalleacutegorie sont peu probants (voir infra sect

(iii)) Socrate pourrait tout aussi bien ecirctre en train de faire un clin drsquooeil complice agrave Antisthegravene86

agrave supposer que celui-ci ait lui aussi exprimeacute des reacuteserves face aux eacutelucubrations de certains

interpregravetes contemporains drsquoHomegravere tels que ce Steacutesimbrote et cet Anaximandre (qui usaient

probablement de meacutethodes alleacutegoriques semblables)87 Une autre possibiliteacute agrave consideacuterer est que

Socrate ait lui-mecircme pris au seacuterieux la meacutethode alleacutegorique qursquoon le voit utiliser avec un

meacutelange de seacuterieux et drsquoironie difficile agrave eacutevaluer en plusieurs autres passages de Xeacutenophon88

Steacutesimbrote est aussi mentionneacute par Platon parmi un groupe drsquohomeacuteristes ceacutelegravebres laquo Ni

Meacutetrodore de Lampsaque ni Steacutesimbrote de Thasos ni Glaucon raquo ne savent de lrsquoavis du

rhapsode Ion parler mieux que lui sur Homegravere (Ion 530c) Ion nrsquoen dit pas plus sur le contenu

des enseignements de ces personnages Mais Meacutetrodore si lrsquoon en croit drsquoautres teacutemoignages fut

le laquo premier raquo89 agrave pratiquer lrsquoalleacutegorie physique des poegravemes homeacuteriques ndash une meacutethode qui fut

apparemment reprise par drsquoautres membres de lrsquoeacutecole anaxagoreacuteenne90

La position de Platon lui-mecircme sur le sujet est freacutequemment citeacutee mais on a souvent tendance

agrave la simplifier Lrsquoopinion reccedilue qui consiste agrave dire que Platon rejetait la lecture alleacutegorique des

poegravetes repose avant tout sur le passage suivant

Ces histoires de combats de geacuteants et toutes ces querelles de toutes sortes qui conduisent des dieux et des heacuteros agrave affronter leurs proches et ceux de leur entourage qursquoon eacutevite de les raconter et de les repreacutesenter en peinture [hellip] Mais de raconter que Heacutera a eacuteteacute enchaicircneacutee par son fils que

86 Cf Richardson 2006 [1975] 81

87 Cf Richardson 2006 [1975] 75-7 88 Voir eg Symp 830 (sur le rapt de Ganymegravede)

89 Meacutetrodore fr 61 A 2 DK Cf supra le teacutemoignage qui fait plutocirct de Theacuteagegravene le pegravere de cette meacutethode

90 Cf Meacutetrodore fr 61 A 6 (sur οἱ Ἀναξαγόρειοι)

37

Heacutephaiumlstos a eacuteteacute jeteacute dans un preacutecipice par son pegravere parce qursquoil avait voulu proteacuteger sa megravere assaillie de coups et tous ces combats de dieux que Homegravere a mis dans ses poegravemes cela il ne faut pas lrsquoadmettre dans la citeacute que ces poegravemes aient eacuteteacute composeacutes ou non avec des sens cacheacutes Car un jeune nrsquoest pas en mesure de distinguer entre ce qui a un sens cacheacute et ce qui nrsquoen a pas (Resp 378c-d trad Leroux modifieacutee)

Comme certains lrsquoont deacutejagrave fait remarquer91 Platon nrsquoexprime ici aucune opinion sur la

preacutesence ou lrsquoabsence de sens cacheacutes dans les paroles du poegravete De fait on ne trouve nulle part

dans son œuvre une affirmation claire sur cette question Son point de vue est purement pratique

et orienteacute sur la reacuteception de lrsquoœuvre sens cacheacutes ou pas ceux-ci exigeraient de toute faccedilon

beaucoup trop drsquoefforts de la part drsquoun public qui srsquoavegravere le plus souvent incapable de voir

au-delagrave du sens obvie ndash et moralement condamnable ndash de lrsquoœuvre92

La remarque de Socrate au deacutebut du Phegravedre (229c-230a) ougrave il exprime son deacutesinteacuterecirct vis-agrave-vis

des interpreacutetations alleacutegoriques de certains mythes est tout aussi utilitariste et tout aussi peu

ideacuteologique il nrsquoa affirme-t-il laquo absolument aucun loisir agrave consacrer agrave cet exercice raquo exeacutegeacutetique

auquel se livrent les savants eacutetant donneacute lrsquoeffort constant qursquoil deacuteploie pour se connaicirctre

lui-mecircme Ainsi tout meacutefiant soit-il face aux reacuteeacutelaborations des laquo doctes raquo sur les monstres de la

mythologie Platon nrsquoen reste pas moins muet sur les fondements (ou lrsquoinexistence de

fondements) de la lecture alleacutegorique Mais ses reacutefeacuterences nombreuses agrave ceux qui la pratiquent

constitue un teacutemoignage clair de la populariteacute de lrsquoalleacutegoregravese aupregraves des intellectuels de son

eacutepoque93

Il est par ailleurs remarquable que lrsquoauteur du dialogue pseudo-platonicien Second Alcibiade

fasse prononcer par Socrate cette affirmation extrecircme voulant que la poeacutesie soit par nature

eacutenigmatique

Le poegravete srsquoexprime en termes voileacutes (αἰνίττεται) comme le font presque tous les autres poegravetes Crsquoest que par nature la poeacutesie dans son ensemble srsquoexprime en termes voileacutes (ἔστιν τε γὰρ φύσει ποιητικὴ ἡ σύμπασα αἰνιγματώδης) et il nrsquoest pas donneacute agrave nrsquoimporte qui drsquoen saisir le

91 Cf Tate 1929 146-147

92 Ce point de vue explique peut-ecirctre le paradoxe apparent entre le laquo rejet raquo par Platon de lrsquoalleacutegoregravese et sa propre pratique de lrsquoalleacutegorie Celle-ci se caracteacuterise en effet par la preacutesence de cleacutes interpreacutetatives que Platon fournit dans les passages des dialogues qui preacutecegravedent ou qui suivent immeacutediatement les reacutecits alleacutegoriques Platon semble avoir voulu faire en sorte qursquoavec de telles cleacutes en main ses lecteurs ne courent pas le risque de srsquoeacutegarer dans les labyrinthes de sens de lrsquoalleacutegorie

93 Cf Tulli 1987 48 Ford 2002 81 laquo Plato objected more to the wide dissemination of such readings than to the readings themselves raquo

38

sens En outre agrave cette tendance naturelle vient srsquoajouter le fait que lorsque la poeacutesie srsquoempare drsquoun homme jaloux qui ne souhaite pas divulguer son savoir mais qui cherche plutocirct agrave nous le cacher (ἀποκρύπτεσθαι) le plus possible il devient extrecircmement difficile de comprendre ce que veut dire tel ou tel poegravete (Alc min 147b-c)

Peu importe lrsquointention ironique de Socrate lorsqursquoil affirme que la poeacutesie ne peut ecirctre

comprise que par une eacutelite et que les poegravetes camouflent jalousement leur savoir il reste que ses

propos sur la nature eacutenigmatique de la poeacutesie reflegravete tregraves vraisemblablement une opinion

populaire agrave lrsquoeacutepoque de la reacutedaction de ce dialogue

Section (ii) Lrsquoanalyse du discours et la lecture litteacuterale

Cette section sera consacreacutee agrave montrer comment les deacuteveloppements reacutealiseacutes au Ve siegravecle par

les sophistes les philosophes et autres scrutateurs du discours laissent entrevoir par contraste

avec la tradition alleacutegorisante une conception rigide du langage ougrave celui-ci est consideacutereacute comme

un outil difficile agrave maicirctriser mais doteacute drsquoun usage bien preacutecis traduire le reacuteel en mots posseacutedant

une correspondance terme agrave terme avec les choses auxquelles ils reacutefegraverent

(a) Les sophistes et lrsquousage du logos normativiteacute et exactitude

Le rocircle des sophistes et des rheacuteteurs dans les premiers deacuteveloppements de la critique litteacuteraire

grecque semble avoir eu une importance agrave la mesure de la difficulteacute que lrsquoon eacuteprouve agrave en eacutevaluer

la teneur Il est indeacuteniable que les travaux grammaticaux meneacutes par des personnages tels que

Prodicos et Protagoras ont encourageacute ces deacuteveloppements en particulier au niveau micro-textuel

et philologique De plus lrsquoapproche rheacutetorique94 sur la poeacutesie qursquoils ont typiquement adopteacutee est

resteacutee dominante dans lrsquohistoire posteacuterieure de la critique litteacuteraire y compris chez Aristote et les

Alexandrins Qursquoen est-il toutefois de leur position par rapport au type drsquointerpreacutetation agrave adopter

devant le discours poeacutetique

94 Par exemple voir Prot A 30 DK (= schol pap Il 21240) au sujet de la fonction drsquoun eacutepisode particulier de lrsquoIliade (fonction de transition et drsquoeacuteloge drsquoAchille)

39

Les opinions modernes sur le rapport des sophistes agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique sont en

deacutesaccord complet95 Ce deacutesaccord repose certainement sur lrsquousage impreacutecis que lrsquoon fait parfois

du terme alleacutegorie Par exemple le fait que Prodicos soit lrsquoauteur drsquoune sorte drsquoalleacutegorie morale

ndash nommeacutement lrsquoapologue drsquoHeacuteraclegraves paraphraseacute par Xeacutenophon (Mem II121-34) ndash permet-il

drsquoaffirmer qursquoil eacutetait eacutegalement un partisan de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique des poegravetes Rien nrsquoest moins

sucircr Agrave ce compte-lagrave tous ceux qui font usage litteacuteraire de lrsquoalleacutegorie y compris Platon seraient

du mecircme coup des alleacutegoristes au sens de Theacuteagegravene

De plus bien que certains sophistes notoires attribuent en toutes lettres agrave Homegravere et agrave drsquoautres

poegravetes le statut de proto-sophistes deacutesirant veacutehiculer leurs ideacutees sous une forme imageacutee et

populaire96 une telle affirmation relegraveve vraisemblablement drsquoune strateacutegie drsquoappropriation par la

sophistique de la culture traditionnelle97 une source de prestige justifiant leur activiteacute (par

opposition au choix platonicien drsquoune rivaliteacute franche) Dans les faits nous nrsquoavons aucune

attestation drsquoune interpreacutetation alleacutegorique drsquoHomegravere par lrsquoun ou lrsquoautre des grands sophistes

Ceci eacutevidemment ne veut pas dire que leurs preacutetentions agrave ecirctre les heacuteritiers intellectuels

drsquoHomegravere nrsquoen ont pas encourageacute drsquoautres agrave pratiquer lrsquoalleacutegorie avec plus drsquoingeacutenuiteacute98

Les bribes de travaux que lrsquoon conserve du mouvement sophistique suggegraverent que ceux-ci sont

davantage axeacutes sur la production que sur la critique du discours De plus au lieu de baser leur

doctrine linguistique sur lrsquousage des grands modegraveles de la litteacuterature du passeacute les sophistes

deacuteveloppent plus volontiers des cadres theacuteoriques abstraits fournissant drsquoabord des regravegles agrave

suivre et secondairement des critegraveres drsquoeacutevaluation applicables reacutetrospectivement aux textes

poeacutetiques ou autres Prodicos qui srsquoest employeacute agrave eacutetablir des distinctions strictes entre des mots

apparemment synonymes constitue un bon exemple de lrsquoaspiration sophistique agrave la mise en place

drsquoun langage normatif et refleacutetant du plus pregraves possible les choses qursquoil deacutesigne Pour Prodicos

95 Cf (inter alios) Peacutepin 1958 103 laquo Lrsquoalleacutegorie naissante fut enfin adopteacutee par la sophistique raquo contra Pfeiffer 1968 237 laquo In the fifth and fourth centuries Anaxagorasrsquo pupil Metrodorus from Lampsacus seems to have been a true allegorist but not Democritus or any of the Sophists raquo

96 Cf les paroles prononceacutees par Protagoras en Prot 316d Socrate ne dit pas autre chose en Tht 180c

97 Cf Snell 1982 [1946] 115

98 Cf Richardson 2006 [1975] 67 laquo What one can perhaps say is that their attitude to the poets as sophistic predecessors helped to create a climate of opinion in which less enlightened figures might pursue their own theories about Homerrsquos true meanings raquo

40

un mot unique traduit une reacutealiteacute unique deacutetermineacutee pas question de faire dire aux mots autre

chose que ce agrave quoi ils ont eacuteteacute attribueacutes que ce soit par nature ou par convention

Or face agrave ces normes contraignantes et eacutelaboreacutees a priori les auteurs de la peacuteriode

preacutesophistique sont bien souvent pris en deacutefaut En ce qui concerne speacutecifiquement la poeacutesie il

mrsquoapparaicirct que lrsquoattitude geacuteneacuterale des sophistes est de consideacuterer les poegravetes comme des locuteurs

ordinaires dont le discours peut donc ecirctre soumis agrave des critegraveres drsquoappreacuteciation identiques agrave ceux

qui srsquoappliquent aux autres genres de textes veacuteriteacute preacutecision reacutealisme conformiteacute aux regravegles de

la rheacutetorique Ce type de lecture colleacute agrave la lettre qui ne consent pas plus drsquoeffort de flexibiliteacute

exeacutegeacutetique devant un poegraveme que devant un traiteacute crsquoest ce que jrsquoappelle ici agrave deacutefaut drsquoun autre

terme le litteacuteralisme le poegraveme est examineacute dans les moindres deacutetails de son mode drsquoexpression

afin de veacuterifier son niveau de correspondance avec les donneacutees du reacuteel

Cette attitude en conduit certains agrave blacircmer les poegravetes pour leur manque drsquoexactitude sur la

base notamment drsquoarguments grammaticaux Crsquoest le cas de Protagoras dont on connaicirct la

ceacutelegravebre reacuteprimande agrave lrsquoendroit de laquo lrsquoordre raquo qursquoHomegravere adresse agrave la deacuteesse au deacutebut de lrsquoIliade

selon lui il eucirct eacuteteacute neacutecessaire en lrsquooccurrence drsquoutiliser lrsquooptatif (le mode de la priegravere) plutocirct que

lrsquoimpeacuteratif (celui de lrsquoordre) (Prot A 29 DK = Arist Poet 1456b15-17) La minutie excessive

illustreacutee par le reproche strictement linguistique de Protagoras apparaicirct comme un trait

typiquement sophistique La contradiction dans le poegraveme de Simonide que deacutenonce le Protagoras

de Platon dans le dialogue eacuteponyme est du mecircme ordre et mecircme srsquoil srsquoy mecircle une part de

parodie la performance du sophiste que deacutecrit Platon est vraisemblablement baseacutee sur les

recherches reacuteelles de lrsquoinventeur de lrsquoorthoepeia99 De nombreux autres exemples de cette sorte

de critique se trouvent dans le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique drsquoAristote

Le mouvement sophistique comprend certes des traces drsquoune approche plus souple qui

reconnaicirct en apparence la leacutegitimiteacute de lrsquoinexactitude poeacutetique On pense notamment agrave deux

textes soit 1) lrsquoargument des Dissoi logoi (310) voulant que laquo dans la trageacutedie comme dans la

peinture le meilleur est celui qui trompe en donnant la plus grande impression de veacuteriteacute raquo100 et

2) la remarque fort semblable de Gorgias au sujet de la trageacutedie ougrave laquo celui qui trompe est plus

99 Cf Pfeiffer 1968 33

100 ἐν γὰρ τραγωιδοποιίαι καὶ ζωγραφίαι ὅστις τὰ πλεῖστα ἐξαπατῆι ὅμοια τοῖς ἀληθινοῖς ποιέων οὗτος ἄριστος

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juste que celui qui ne le fait pas et celui qui est berneacute plus sage que celui qui ne lrsquoest pas raquo (B 23

DK)101 Toutefois loin de repreacutesenter un pas vers la deacutelimitation drsquoune sphegravere indeacutependante pour

le discours poeacutetique ces propos ne reacutesultent guegravere plus que de lrsquoapplication agrave un cas particulier

drsquoune conception geacuteneacuterale de la nature du langage Selon Gorgias la poeacutesie se deacutefinit simplement

comme laquo un discours ayant une mesure raquo102 Or son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene srsquoemploie longuement agrave

montrer que tout discours versifieacute ou non agit agrave la faccedilon drsquoune drogue et possegravede un fort pouvoir

de fascination Les affirmations sophistiques sur lrsquoillusion leacutegitime de la trageacutedie ne sont donc

pas tant le fruit drsquoun deacuteveloppement dans le domaine de la theacuteorie litteacuteraire ou estheacutetique qursquoun

corollaire de la thegravese sophistique fondamentale de lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoexpression langagiegravere de la

veacuteriteacute (si veacuteriteacute il y a)103 La deacutefinition purement formelle de la poeacutesie donneacutee par Gorgias est

aussi clairement impuissante agrave fournir des caracteacuteristiques ontologiques distinctives agrave cette

espegravece du discours104

(b) Poeacutesie et fausseteacute factuelle

Les premiers historiens soucieux de deacutepartager le champ de leur discipline de celui des

poegravetes soulignent quant agrave eux les inexactitudes factuelles de ces derniers aussi souvent qursquoils le

peuvent afin de prendre clairement leurs distances par rapport agrave eux Ici encore crsquoest une sorte

de litteacuteralisme qui opegravere le fait qursquoun historien juge neacutecessaire de consideacuterer fucirct-ce pour le

rejeter explicitement le laquo teacutemoignage raquo drsquoHomegravere deacutemontre suffisamment que celui-ci est

malgreacute ses faiblesses compteacute au nombre des auteurs qui ont quelque chose agrave dire sur les faits

passeacutes105 Heacuterodote et Thucydide usent donc geacuteneacuteralement drsquoHomegravere comme drsquoune source

qualitativement comparable agrave drsquoautres bien qursquoil reconnaissent son habitude drsquoembellir les faits

101 ἡ τραγωιδία [hellip] ἣν ὅ τ ἀπατήσας δικαιότερος τοῦ μὴ ἀπατήσαντος καὶ ὁ ἀπατηθεὶς σοφώτερος τοῦ μὴ ἀπατηθέντος

102 Hel 9 τὴν ποίησιν ἅπασαν καὶ νομίζω καὶ ὀνομάζω λόγον ἔχοντα μέτρον

103 Cf Untersteiner 1993 [1967] I 275-6 qui parle drsquoune laquo preacutedominance du moment gnoseacuteologique sur le moment estheacutetique raquo chez Gorgias Segal 1962 offre un traitement deacutetailleacute de la theacuteorie du logos de Gorgias

104 La situation est comparable du cocircteacute des alleacutegoristes selon Heacuteraclite (All 512) prosateurs et poegravetes font semblablement usage de lrsquoalleacutegorie et leurs discours sont apparemment de nature homogegravene

105 Cf Richardson 1992 32 Ford 2002 146-152 Sur le traitement drsquoHomegravere par Heacuterodote et Thucydide comme un laquo historien manqueacute raquo cf Graziosi 2002 111-123

42

ou de les modifier agrave son profit Agrave leur yeux la poeacutesie est essentiellement une relation de faits

historiques agrave laquelle srsquoajoute une pointe drsquoagreacutement

Crsquoest toutefois du cocircteacute des philosophes que le litteacuteralisme montre son visage le plus feacuteroce

Aux poegravetes est attribueacutee la preacutetention de connaicirctre non seulement la reacutealiteacute naturelle et politique

du monde ici-bas mais aussi les intrigues les plus secregravetes de lrsquoOlympe et de lrsquoHadegraves Crsquoest ainsi

que le Platon de la Reacutepublique reprenant agrave son compte lrsquoaffirmation solonienne passeacutee au rang

de lieu commun voulant que laquo les poegravetes disent beaucoup de mensonges raquo (fr 29 West)106 y va

drsquoune longue liste de fausseteacutes couramment eacutemises par ceux-ci les plus scandaleuses eacutetant

eacutevidemment celles qui concernent les dieux et les heacuteros En dehors du sens litteacuteral de ces

affirmations il nrsquoest pas impossible aux yeux de Platon de supposer la preacutesence de

significations cacheacutees retraccedilables par une lecture alleacutegorique Mais Platon pour les raisons

eacutenonceacutees plus haut srsquoen deacutesinteacuteresse Or entre lrsquoalleacutegorie et le litteacuteralisme il ne se trouve pour lui

aucune voie intermeacutediaire agrave deacutefaut drsquoune autre option les propos poeacutetiques doivent ecirctre jugeacutes agrave

la lettre et sous ce rapport ils ne repreacutesentent guegravere mieux qursquoun tissu de mensonges

Section (iii) Glaucon et Antisthegravene

Dans la foule diffuse des premiers exeacutegegravetes et critiques drsquoHomegravere deux personnages

pourraient faire exception au scheacutema bipartite que jrsquoai preacutesenteacute et suivant lequel ces critiques se

distribuent entre alleacutegoristes et litteacuteralistes Il srsquoagit drsquoAntisthegravene le ceacutelegravebre socratique et de

Glaucon un individu beaucoup plus obscur

Aristote mentionne explicitement Glaucon agrave titre drsquoauteur drsquoun principe exeacutegeacutetique

fondamental auquel il se rallie lui-mecircme ou plutocirct il cite Glaucon pour sa condamnation drsquoun

type de lecture qursquoil condamne lui aussi107

106 Citeacute comme un proverbe par Aristote en Metaph Α 983a3 (κατὰ τὴν παροιμίαν πολλὰ ψεύδονται ἀοιδοί) Le contexte est une critique drsquoune affirmation agrave teneur laquo philosophique raquo de Simonide (eacutegalement examineacutee chez Pl Prot 341e) sur la jalousie divine Lrsquoideacutee geacuteneacuterale remonte agrave Heacutesiode (Theog 27-8)

107 Jrsquoadopte la lecture de ce passage ambigu privileacutegieacutee notamment par Lucas 1968 et Dupont-Roc amp Lallot 1980 Drsquoautres traducteurs (tels Hardy 1961 et Janko 1987) comprennent toutefois qursquoAristote srsquooppose en fait ici agrave Glaucon et le compte au nombre des laquo certains raquo (ἔνιοι) qui imposent leurs preacuteconceptions au texte poeacutetique

43

Dans les cas eacutegalement ougrave le sens drsquoun mot semble introduire une contradiction il faut examiner combien de sens il peut avoir [hellip] La meacutethode est agrave lrsquoopposeacute de celle dont parle Glaucon Certains selon lui partant illogiquement (ἀλόγως) drsquoune ideacutee preacuteconccedilue argumentent apregraves avoir eux-mecircmes deacutejagrave trancheacute et imputant au poegravete drsquoavoir dit ce qursquoils croient le critiquent si cela est en contradiction avec leur opinion personnelle (Poet 251461a31-b3 trad Dupont-Roc amp Lallot modifieacutee)

Lrsquoidentiteacute de ce Glaucon et en particulier la question de savoir srsquoil ne fait qursquoun avec Glaucos

de Rheacutegion sont des problegravemes notoires auxquels il ne semble pas y avoir de solution possible

dans lrsquoeacutetat actuel des teacutemoignages disponibles108 Selon toute vraisemblance il srsquoagit du mecircme

Glaucon mentionneacute par Platon au nombre de ceux que le rhapsode Ion de son propre avis

surpasse dans lrsquoart drsquoexposer sur Homegravere laquo de belles et nombreuses penseacutees (διανοίας)109 raquo (Ion

530c) Bien que dans ce passage de lrsquoIon Glaucon soit nommeacute aux cocircteacutes drsquoautres critiques qui

ont pratiqueacute lrsquoalleacutegorie (Steacutesimbrote de Thasos et Meacutetrodore de Lampsaque) cela ne prouve

aucunement que Glaucon ait lui aussi eacuteteacute un alleacutegoriste110 Agrave vrai dire le passage de la Poeacutetique

ougrave Aristote fait reacutefeacuterence agrave ce personnage suggegravere plutocirct le contraire Glaucon aurait

explicitement rejeteacute lrsquoapproche de ceux qui ndash agrave lrsquoinstar des alleacutegoristes bien qursquoils ne soient pas

directement deacutesigneacutes ndash soumettent les textes poeacutetiques agrave leurs propres preacutesupposeacutes111 Toutefois

la mention des critiques adresseacutees au poegravete par ces individus suggegraverent que ces derniers

appartiennent plutocirct agrave la cateacutegorie des lecteurs rigides de la poeacutesie pour qui il existe des donneacutees

factuelles fermes auxquelles les propos poeacutetiques doivent se soumettre sous peine drsquoaccusation

drsquoerreur

De plus si lrsquoon a raison de voir dans le texte qui suit une citation de Glaucon dont le nom se

serait en lrsquooccurrence corrompu en Glaucos112 alors le caractegravere particuliegraverement flexible de son

approche interpreacutetative est encore confirmeacute (le texte en question preacutesente un problegraveme homeacuterique

108 Cf Hiller 1886 431 Lanata 1963 279-81 Huxley 1968 52 Richardson 2006 [1975] 79

109 Lrsquousage du terme dianoia par Ion nrsquoest pas innocent et suggegravere que ce sont les penseacutees du poegravete lui-mecircme (ie son laquo intention seacutemantique raquo) que le rhapsode sait exposer mieux que les autres

110 Pace Buffiegravere 1956 133

111 Lrsquoexemple que donne Aristote pour cette approche nrsquoimplique pas une interpreacutetation alleacutegorique mais plutocirct un preacutesupposeacute mythologique erroneacute (laquo le cas drsquoIcarios raquo) Par ailleurs le passage est probleacutematique car lrsquoexemple drsquoIcarios est totalement inapproprieacute pour illustrer la situation annonceacutee au deacutebut laquo Lorsque le mot paraicirct signifier quelque chose de contradictoirehellip raquo Par contraste avec les autres cas de laquo contradiction raquo qui se trouvent dans ce chapitre et qui consistent en des contradictions internes aux poegravemes le problegraveme relatif agrave Icarios laquo contredit raquo plutocirct une preacuteconception soit lrsquoideacutee qursquoIcarios reacuteside agrave Sparte (cf Lucas 1968 247)

112 Heitz 1865 260 n2 Schrader 1880 168 Richardson 2006 [1975] 79

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baseacute sur le vers de lrsquoIliade 11636 laquo Tout autre aurait peine agrave bouger la coupe de la table

lorsqursquoelle est pleine mais le vieux Nestor lui la soulegraveve sans peine raquo)

διὰ τί πεποίηκε μόνον τὸν Νέστορα αἴροντα τὸ ἔκπομα οὐ γὰρ εἰκὸς ῥᾷον αἴρειν νεωτέρων

Στησίμβροτος μὲν οὖν φησιν ἵνα δοκῇ εἰκότως πολλὰ ἔτη βεβιωκέναιmiddot εἰ γὰρ παράμονος ἡ ἰσχὺς καὶ οὐχ ὑπὸ γήρως μεμάρανται καὶ τὰ τῆς ζωῆς εὔλογον εἶναι παραπλήσια

Ἀντισθένης δέmiddot laquo οὐ περὶ τῆς κατὰ χεῖρα βαρύτητος λέγει ἀλλ ὅτι οὐκ ἐμεθύσκετο σημαίνειmiddot ἀλλ ἔφερε ῥᾳδίως τὸν οἶνον raquo

Γλαύκων113 δέ ὅτι κατὰ διάμετρον ἐλάμβανε τὰ ὦτα ἐκ μέσου δὲ πᾶν εὔφορον

Ἀριστοτέλης δὲ τὸ laquo Νέστωρ ὁ γέρων raquo ἀπὸ κοινοῦ ἔφη δεῖν ἀκούειν ἐπὶ τοῦ laquo ἄλλος raquo ἵν ᾖ laquo ἄλλος μὲν γέρων μογέων ἀποκινήσασκε τραπέζης Νέστωρ δ ὁ γέρων ἀμογητὶ ἄειρεν raquo πρὸς γὰρ τοὺς καθ ἡλικίαν ὁμοίους γενέσθαι τὴν σύγκρισιν

Pourquoi Homegravere a-t-il fait en sorte que Nestor soit le seul agrave ecirctre capable de soulever la coupe En effet il nrsquoest pas vraisemblable qursquoil la soulegraveve plus facilement que des hommes plus jeunes

Steacutesimbrote dit que crsquoest afin qursquoil paraisse vraisemblable qursquoil ait veacutecu une longue vie car si sa force est intacte et nrsquoa pas eacuteteacute diminueacutee par la vieillesse alors il est logique qursquoil en soit de mecircme pour son eacutenergie vitale

Selon Antisthegravene (fr 191 Giannantoni) Homegravere ne parle pas de la lourdeur pour la main qui soulegraveve mais il veut plutocirct dire que Nestor ne srsquoenivrait pas il supportait facilement le vin

Glaucos [Glaucon] dit que Nestor prenait les anses de la coupe agrave partir de points opposeacutes et qursquoil est facile de soulever nrsquoimporte quoi agrave partir du milieu

Aristote114 dit qursquoil faut prendre les mots laquo le vieillard Nestor raquo en commun avec le mot laquo autre raquo de sorte que le sens de la phrase soit laquo Un autre vieillard la bougerait avec peine de la table mais le vieillard Nestor la soulegraveve sans peine raquo et que la comparaison se fasse avec des hommes de son acircge (Porph QHI ad 11637 1-6 MacPhail)

Jrsquoaurai lrsquooccasion de revenir sur ce problegraveme homeacuterique en apparence insignifiant qui a

pourtant mobiliseacute les efforts drsquoun grand nombre de commentateurs anciens En ce qui concerne

Glaucon il suffit de constater que de toutes les solutions concurrentes preacutesenteacutees dans ce texte (agrave

lrsquoexclusion peut-ecirctre de celle drsquoAristote de nature purement syntaxique mais improbable) la

sienne est certainement la plus triviale En termes modernes elle consiste agrave produire une

113 La correction de Γλαῦκος en Γλαύκων est inseacutereacutee dans le texte dans lrsquoeacutedition reacutecente de MacPhail

114 Rose rejette le texte qui suit des fragments authentiques drsquoAristote et propose de lire laquo Aristarque raquo agrave la place de laquo Aristote raquo (1863 166) Contra Heitz 1869 140 et Schrader 1880 168 Un texte drsquoAtheacuteneacutee rapporte lrsquoopinion drsquoAristarque sur ce vers (cf infra ch 4 sect (ii)d) qui ne correspond pas agrave celle donneacutee ici il est donc preacutefeacuterable de conserver la leccedilon laquo Aristote raquo

45

laquo naturalisation raquo115 drsquoun eacuteleacutement du reacutecit crsquoest-agrave-dire agrave fournir une hypothegravese explicative ou

encore des preacutecisions qui ne sont pas formuleacutees dans le texte mais qursquoil revient au lecteur de

preacutesumer en lrsquooccurrence le fait que Nestor connaissait une technique particuliegravere pour soulever

sa lourde coupe Bien que totalement gratuite crsquoest-agrave-dire non fondeacutee sur quelque indice que ce

soit agrave lrsquointeacuterieur du texte homeacuterique cette solution eacutevite de faire appel agrave une signification

hypotheacutetique et contre-intuitive du vers homeacuterique

Lrsquointeacuterecirct drsquoAntisthegravene pour les eacutetudes homeacuteriques est amplement attesteacute et les fragments

pertinents suggegraverent une approche modeacutereacutee de lrsquointerpreacutetation poeacutetique La solution qursquoil offre

dans le texte tout juste preacutesenteacute ndash Nestor laquo supportait sans effort raquo non pas la coupe mais son

contenu ndash constitue probablement le cas ougrave il srsquoeacuteloigne le plus drsquoune lecture litteacuterale dans les

fragments conserveacutes mais il ne srsquoagit pas encore drsquoune interpreacutetation alleacutegorique116 La grande

majoriteacute de ses commentaires de nature litteacuteraire en particulier dans le cadre de ses solutions agrave

des problegravemes homeacuteriques font plutocirct preuve drsquoune attention au deacutetail et surtout drsquoune finesse

psychologique certaine qui nrsquoest pas sans anticiper celle drsquoAristote Par exemple sa solution au

problegraveme ceacutelegravebre laquo Pourquoi Ulysse a-t-il refuseacute lrsquooffre de Calypsocirc de le rendre immortel  raquo est

la suivante laquo Ulysse parce qursquoil est sage sait que les gens amoureux disent beaucoup de

mensonges et font des promesses impossibles raquo117 Aristote sur la mecircme question fournit une

explication tregraves semblable laquo Elle deacuteclarait certes qursquoelle le rendrait immortel mais lui srsquoen

meacutefiait et crsquoest par meacutefiance qursquoil a refuseacute raquo (fr 178 Rose) Ces solutions sont remarquables tant

par leur ressemblance que parce qursquoelles srsquoabstiennent toutes deux drsquoexploiter philosophiquement

un eacuteleacutement du reacutecit qui se precircte facilement agrave la recherche de sens eacutesoteacuteriques118

Qui plus est Dion Chrysostome (Or 534-5) attribue agrave Antisthegravene le meacuterite drsquoavoir le premier

affirmeacute que le contenu des poegravemes homeacuteriques laquo relegraveve parfois de lrsquoopinion parfois de la veacuteriteacute raquo

115 Jrsquoemploie ici le concept deacutecrit par Scodel 1999 20

116 Cf Tate 1953 18 (qui reacutefute lrsquoargument de Houmlistad 1951) La solution drsquoAntisthegravene nrsquoest pas tant une exposition drsquoun sens cacheacute qursquoune interpreacutetation peacutedante de lrsquoadverbe ἀμογητί au sens de laquo sans maux de tecircte subseacutequents raquo Contra Peacutepin 1993

117 Fr 188 Giannantoni (apud Porph QHO p 6917-18 Schrader Ἀντισθένης φησὶν εἰδέναι σοφὸν ὄντα τὸν Ὀδυσσέα ὅτι οἱ ἐρῶντες πολλὰ ψεύδονται καὶ τὰ ἀδύνατα παραγγέλλονται) Comme le souligne Caizzi (1966 107) laquo non vi egrave traccia di esegesi allegorica raquo Sur lrsquointeacuterecirct drsquoAntisthegravene pour Ulysse voir Leacutevystone 2005

118 Par contraste voir les deacuteveloppements extensifs de Porphyre sur les deux types drsquoimmortaliteacute celle des sages tel Ulysse et celle des diviniteacutes telle Calypsocirc (ad Od 7258 = QHO p 695-7016 Schrader)

46

(ὁ δὲ λόγος οὗτος Ἀντισθένους ἐστὶ πρότερον ὅτι τὰ μὲν δόξῃ τὰ δὲ ἀληθείᾳ εἴρηται τῷ

ποιητῇ) ndash bien que toujours selon Dion il nrsquoait pas deacuteveloppeacute en profondeur cette ideacutee reprise et

eacutelaboreacutee par Zeacutenon Comme lrsquoa deacutemontreacute Tate (1930 7-8) ce principe de lecture fondeacute sur une

distinction eacutepisteacutemologique eacuteleacutementaire dans la penseacutee drsquoAntisthegravene et de ses contemporains nrsquoa

rien agrave voir avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Il sert uniquement agrave expliquer la preacutesence de

certaines contradictions dans le texte homeacuterique en distribuant les diverses croyances exprimeacutees

chez Homegravere entre drsquoun cocircteacute celles qui reflegravetent les connaissances reacuteelles du poegravete en tant que

deacutetenteur de savoir et de lrsquoautre celles qui reflegravetent les ideacutees communes partageacutees par la

multitude La reconnaissance par Antisthegravene de propos poeacutetiques relevant de la doxa rappelle

drsquoailleurs lrsquoattitude drsquoAristote dans la Poeacutetique qui attribue sans plus srsquoen soucier la preacutesence

chez les poegravetes drsquoeacuteleacutements faux ou impossibles agrave lrsquoopinion commune (cf 1460b35 οὕτω

φασίν 1461b10 πρὸς τὴν δόξαν)

Section (iv) Conclusion

Mis agrave part Glaucon et Antisthegravene dont les travaux sur Homegravere ne permettent toutefois qursquoune

reconstruction bien fragmentaire les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote se montrent donc globalement des

interpregravetes soit trop audacieux soit au contraire trop seacutevegraveres Dans tous les cas crsquoest un

attachement agrave un contenu doctrinal ou encore au deacutetail de la lettre qui dicte leur lecture des

poegravetes Il est drsquoailleurs significatif que lrsquoon trouve reacuteguliegraverement des interpreacutetations historiques

litteacuteralistes et des interpreacutetations alleacutegoriques chez une mecircme personne119 si comme on le verra

la poeacutetique aristoteacutelicienne se distingue agrave la fois des unes et des autres en revanche celles-ci ne

srsquoexcluent pas neacutecessairement entre elles

Dans le cadre drsquoune alternative aussi contraignante il nrsquoest pas surprenant que la poeacutesie ait eacuteteacute

incapable de se meacutenager une place agrave part aux yeux des critiques Comme on le verra dans ce qui

va suivre il nrsquoy a pas de doute que crsquoest agrave Aristote que lrsquoon doit les conditions neacutecessaires agrave

lrsquoeacutemergence de la sphegravere indeacutependante du laquo poeacutetique raquo

119 Crsquoest le cas de Porphyre ce qui apparaicirct si lrsquoon compare ses Questions homeacuteriques agrave son traiteacute Sur la caverne des nymphes Mais ce dernier traiteacute preacutesente lui-mecircme une combinaison drsquointerpreacutetations litteacuterales et drsquointerpreacutetation alleacutegoriques cf Peacutepin 1966 239

Chapitre 2 Aristote et lrsquoalleacutegorie

Ce chapitre sera exclusivement consacreacute agrave Aristote Il est en grande part destineacute agrave clarifier le

rapport que ce dernier entretient avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de laquelle certains tentent

parfois ndash agrave tort ndash de le rapprocher

Section (i) Le champ theacuteorique de la Poeacutetique

En regard de la place importante des alleacutegoristes dans lrsquohistoire grecque de la reacuteception de la

poeacutesie il peut agrave premiegravere vue sembler remarquable que dans la totaliteacute du texte de la Poeacutetique

Aristote ne fasse aucune mention si implicite soit-elle de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des

poegravemes en particulier de ceux drsquoHomegravere Certes la Poeacutetique nrsquoest pas un traiteacute drsquohermeacuteneutique

et sa preacuteoccupation centrale nrsquoest pas de formuler des regravegles de lecture mais plutocirct des regravegles de

composition Pourtant on peut penser que les unes et les autres se doivent drsquoecirctre en eacutetroite

correacutelation agrave quoi bon respecter des critegraveres preacutecis de composition si ce nrsquoest dans le but

drsquoobtenir un certain effet aupregraves du public ndash effet qui deacutepend neacutecessairement pour sa reacutealisation

que le poegraveme soit entendu drsquoune maniegravere deacutetermineacutee Que cette compreacutehension se produise agrave un

niveau de conscience eacuteleveacute et proprement cognitif ou qursquoelle se limite agrave une sorte drsquointuition

susciteacutee par une reacuteaction eacutemotive et preacutediscursive elle sera dans tous les cas le reacutesultat drsquoun

effort communicatif de la part du poegravete Par conseacutequent laquo alleacutegorie raquo et laquo alleacutegoregravese raquo forment les

deux versants compleacutementaires drsquoun seul et mecircme mode de communication ndash la premiegravere

deacutesignant lrsquoeacutelaboration poeacutetique du mateacuteriau sous forme alleacutegorique et la seconde le processus

interpreacutetatif permettant de parvenir agrave ce mateacuteriau

Il nrsquoest pourtant pas veacuteritablement eacutetonnant que lrsquoalleacutegorie au sens restreint que je viens

drsquoidentifier ne trouve aucune place dans la Poeacutetique et ce pour une raison preacutecise lrsquointention

signifiante du poegravete que celui-ci peut deacutecider ou non drsquoincarner sous forme alleacutegorique doit

48

neacutecessairement relever de lrsquoune ou lrsquoautre de ces deux composantes de lrsquoœuvre120 qursquoAristote

appelle la dianoia et la lexis La premiegravere est en effet deacutefinie comme laquo la faculteacute de dire ce que

la situation implique et ce qui convient raquo crsquoest-agrave-dire laquo les formes dans lesquelles on deacutemontre

que quelque chose est ou nrsquoest pas ou dans lesquelles on eacutenonce une veacuteriteacute geacuteneacuterale raquo

(1450b4-12) crsquoest pour ainsi dire le contenu discursif du poegraveme tel qursquoil est exposeacute dans les

discours des personnages121 Or lrsquoeacutetude de la dianoia est explicitement exclue de la Poeacutetique au

motif qursquoelle a eacuteteacute meneacutee dans les traiteacutes de rheacutetorique

Ce qui concerne la penseacutee laissons-le dans la Rheacutetorique cela relegraveve plus proprement de cette eacutetude Relegraveve de la penseacutee tout ce qui doit ecirctre produit par la parole on y distingue comme parties deacutemontrer reacutefuter produire des eacutemotions violentes (comme la pitieacute la frayeur la colegravere et autres de ce genre) et aussi lrsquoeffet drsquoamplification et les effets de reacuteduction (Poet 191456a34-b2)

Lrsquoeacutetude de la lexis eacutetroitement lieacutee agrave la dianoia puisqursquoelle en est lrsquoexpression verbale est

esquisseacutee au chapitre dix-neuf et deacuteveloppeacutee aux chapitres vingt agrave vingt-deux Cette large section

comprend une analyse grammaticale deacutetailleacutee des laquo parties raquo de la lexis dont certaines seulement

possegravedent des proprieacuteteacutes signifiantes Crsquoest le cas du nom (ὄνομα) du verbe (ῥῆμα) de la flexion

(πτῶσις) et de lrsquoeacutenonceacute (λόγος) On trouve ensuite une classification des types de laquo mots raquo

(ὀνόματα) selon lrsquousage qui en est fait (usage courant emprunt meacutetaphore ornement) les

modifications morphologiques qursquoils subissent (nom forgeacute allongeacute eacutecourteacute alteacutereacute) et le genre

Enfin Aristote preacutesente briegravevement agrave lrsquoissue de cette section (chap 22) le principe fondamental

qui fait la qualiteacute de lrsquoexpression (λέξεως ἀρετή) soit la clarteacute combineacutee agrave une touche

drsquoexotisme (σαφῆ καὶ μὴ ταπεινὴν εἶναι 221458a18)

Ce juste milieu est obtenu par lrsquousage de mots laquo courants raquo (κυρία) agreacutementeacutes de mots

laquo inhabituels raquo (ξενικά) la meacutetaphore eacutetant parmi ces derniers le proceacutedeacute le plus important agrave

120 La distinction entre les parties (μέρη) apparaicirct dans le cadre de lrsquoeacutetude de la trageacutedie (Poet chap 6) mais srsquoapplique aussi agrave lrsquoeacutepopeacutee qui possegravede les mecircmes parties agrave lrsquoexception du chant et du spectacle (cf Poet 241459b10) Bien que la tradition alleacutegorique en raison des teacutemoignages disponibles nous apparaisse surtout preacuteoccupeacutee par lrsquoexeacutegegravese de lrsquoeacutepopeacutee drsquoautres genres dont la trageacutedie eacutetaient vraisemblablement lrsquoobjet drsquointerpreacutetations alleacutegoriques Voir par exemple les scholies aux vers 73 et 78 de lrsquoHippolyte drsquoEuripide (examineacutees par Hunter 2009)

121 Il ne semble pas que la dianoia soit la faccedilon aristoteacutelicienne de deacutesigner quelque chose tel que le laquo thegraveme raquo ou le laquo message raquo du poegraveme cf Porter 2008 292 laquo he favors poetryrsquos formal and discursive aspects action character [hellip] thought as revelatory of charactermdashbut not as revelatory of poetic ‛meaningrsquo let alone of the poetrsquos meaning neither of which has any relevance for Aristotle raquo Cf Dale 1969 qui relegraveve nombre de difficulteacutes lieacutees agrave lrsquointroduction de la dianoia dans la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote

49

maicirctriser (cf 221459a4-8) Or un recours excessif agrave la meacutetaphore transforme le poegraveme en

eacutenigme laquelle consiste agrave laquo dire des choses reacuteelles par des associations impossibles raquo

(αἰνίγματός τε γὰρ ἰδέα αὕτη ἐστί τὸ λέγοντα ὑπάρχοντα ἀδύνατα συνάψαι Poet

221458a24-27) crsquoest-agrave-dire par des associations de mots qui pris litteacuteralement expriment des

choses impossibles tout en disant pourtant des choses laquo qui sont raquo (ὑπάρχοντα) Lrsquoerreur

stylistique que repreacutesente lrsquoeacutenigme nrsquoa donc rien agrave voir avec lrsquoerreur poeacutetique dont il est question

notamment au chapitre vingt-cinq consistant agrave repreacutesenter des choses impossibles122 Ce dernier

type drsquoerreur tient agrave lrsquoobjet (impossible) de la mimecircsis et non agrave lrsquoexpression linguistique par

laquelle il est repreacutesenteacute La deacutefinition de lrsquoeacutenigme que donne Aristote preacutesuppose au contraire

que crsquoest une reacutealiteacute que lrsquoauteur qui srsquoexprime eacutenigmatiquement cherche agrave exprimer Cela

concorde tout agrave fait avec lrsquoentreprise des alleacutegoristes pour qui le discours poeacutetique eacutenigmatique

cache un contenu qui possegravede une veacuteriteacute litteacuterale

Le sujet de la lexis est toutefois traiteacute de faccedilon beaucoup plus complegravete dans les douze

premiers chapitres du dernier livre de la Rheacutetorique ougrave il semble effectivement avoir davantage

sa place ce livre est presque tout entier consacreacute aux qualiteacutes du style123 sans drsquoailleurs

preacutesenter de distinction tregraves ferme entre prose et poeacutesie tandis que dans la Poeacutetique Aristote ne

srsquointeacuteresse agrave cette question que de faccedilon marginale La forme verbale que doivent prendre les

penseacutees du poegraveme ainsi que le contenu de ces penseacutees elles-mecircmes sont donc des

preacuteoccupations qui se situent pour Aristote en dehors du champ strict de la poeacutetique et qui se

rattachent au domaine plus ample de la rheacutetorique

Qursquoen est-il maintenant de lrsquoalleacutegoregravese cette meacutethode de lecture qui repose sur la perception

du caractegravere alleacutegorique (reacuteel ou imagineacute) drsquoun poegraveme Le texte aristoteacutelicien qui se rapproche le

plus drsquoune theacuteorie de la reacuteception est le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique dont le sujet explicite

est en veacuteriteacute beaucoup plus modeste puisqursquoil srsquoannonce comme un reacutepertoire des laquo problegravemes et

solutions raquo adresseacutes aux œuvres poeacutetiques Crsquoest pourtant dans ce texte plus que dans tout autre

que lrsquoon devrait srsquoattendre agrave trouver lrsquoexposeacute de la position aristoteacutelicienne sur lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique srsquoil en est une Cela semblerait drsquoautant plus naturel que celle-ci est toute deacutesigneacutee

122 Cf Berra 2008 380

123 Le dernier livre de la Rheacutetorique telle qursquoelle nous est parvenue correspond vraisemblablement agrave lrsquoouvrage intituleacute Περὶ λέξεως dans les listes anciennes des ouvrages drsquoAristote (Moraux 1951 103)

50

pour fournir des solutions agrave certains passages particuliegraverement difficiles agrave justifier Or ce

chapitre pas plus que le reste du traiteacute ne fait allusion aux interpreacutetations par lrsquoalleacutegorie qui

avaient pourtant cours depuis longtemps chez les lecteurs drsquoHomegravere Parmi les types de solution

laquo selon lrsquoexpression raquo (κατὰ λέξιν) ndash parmi lesquelles agrave en croire Porphyre lrsquoon devrait avoir le

plus de chance de trouver lrsquoalleacutegoregravese ndash mecircme la solution baseacutee sur la meacutetaphore ne srsquoen

approche aucunement les deux exemples que donne Aristote consiste en de banales substitutions

drsquoun mot pour un autre de sens rapprocheacute (251461a16-21)

Section (ii) Les Questions homeacuteriques et lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

Cette absence de toute allusion agrave lrsquoalleacutegorie agrave lrsquointeacuterieur des prescriptions theacuteoriques de la

Poeacutetique est drsquoautant plus remarquable que les fragments conserveacutes des Questions homeacuteriques

drsquoAristote qui forment le pendant pratique de ce volet theacuteorique comprennent quelques cas ougrave

les interpreacutetations drsquoAristote semblent agrave premiegravere vue du moins revecirctir un caractegravere alleacutegorique

Ces textes sont geacuteneacuteralement ignoreacutes des commentateurs124 qui attribuent agrave Aristote une

indiffeacuterence voire une attitude de rejet face agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Inversement ils sont

lrsquoobjet drsquoune surinterpreacutetation de la part drsquoautres savants125 presseacutes de justifier leur propre inteacuterecirct

pour lrsquoalleacutegorie ancienne en invoquant celui drsquoAristote le plus ceacutelegravebre des critiques litteacuteraires

grecs Eacutetant donneacute le deacutesaccord moderne concernant le parti pris par Aristote entre alleacutegoristes et

anti-alleacutegoristes un examen minutieux de ces textes srsquoimpose afin drsquoen appreacutecier correctement la

teneur

(a) Mantique et alleacutegorie (Questions homeacuteriques fr 145 Rose)

Lamberton et Keaney (1992 xiii-xv) identifient quatre passages qualifiables selon eux de

solutions alleacutegoriques Lrsquoun drsquoentre eux correspond au fragment 145 Rose126 qui rapporte la

solution aristoteacutelicienne agrave un curieux problegraveme Dans un eacutepisode ceacutelegravebre de lrsquoIliade (2301-329)

124 Hintenlang 1961 140 Pfeiffer 1968 237 Struck 1995 et 2004 Ford 2002 88

125 Buffiegravere 1956 245 Lamberton amp Keaney 1992 xiii-xv

126 Ce fragment est citeacute textuellement et commenteacute amplement infra p 181sqq

51

Ulysse tente de rassurer les troupes en leur rappelant certains eacuteveacutenements ayant preacuteceacutedeacute ceux

raconteacutes dans le poegraveme alors que les Grecs se trouvaient agrave Aulis sur le point de voguer vers

Troie un preacutesage se produisit Ils virent un serpent deacutevorer huit moineaux et leur megravere puis se

meacutetamorphoser en pierre Le devin Calchas annonccedila alors aux Grecs la signification du preacutesage

les oiseaux deacutevoreacutes indiquent que les Grecs prendront Troie agrave la dixiegraveme anneacutee de combat Agrave ce

reacutecit drsquoUlysse Aristote objecte que 1) le silence de Calchas sur la signification agrave donner agrave la

peacutetrification du serpent est eacutetrange et 2) les oiseaux eacutetaient au total au nombre de neuf de sorte

que le symbolisme numeacuterique du preacutesage semble inadeacutequat

La deuxiegraveme partie du problegraveme se laisse aiseacutement reacutesoudre laquo la ville fut prise au bout de

neuf anneacutees en effet cela arriva alors que la dixiegraveme anneacutee commenccedilait mais Calchas tient

compte des anneacutees compleacuteteacutees aussi le nombre des oiseaux morts et des anneacutees est-il en bon

accord raquo Quant agrave lrsquointerpreacutetation incomplegravete du preacutesage que fait Calchas on peut lrsquoexpliquer

drsquoapregraves le contexte ougrave il srsquoest produit la peacutetrification eacutetait vraisemblablement laquo un symbole de

lenteur ndash soit quelque chose appartenant deacutejagrave au passeacute et qui ne suscitait plus la crainte raquo Si tel

eacutetait bien le cas il nrsquoy avait nul besoin pour Ulysse lorsqursquoil rapportait les propos de Calchas de

revenir sur cet eacuteleacutement particulier du preacutesage puisque les Grecs se trouvaient deacutesormais dans une

situation ougrave ils avaient deacutejagrave veacutecu les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification ndash la lenteur des

neuf anneacutees de guerre eacutecouleacutees127

Cette solution aristoteacutelicienne nrsquoa certainement rien drsquoalleacutegorique Comme Lamberton et

Keaney le mentionnent eux-mecircmes128 le passage homeacuterique qui fait lrsquoobjet des commentaires

drsquoAristote appartient deacutejagrave au niveau narratif le plus superficiel agrave un contexte ougrave le symbole joue

un rocircle important Calchas eacutetant un devin son rocircle est de montrer aux profanes la signification

cacheacutee drsquoeacuteveacutenements hors du commun Lrsquoidentification que fait Aristote entre la peacutetrification du

serpent et la lenteur est simplement un moyen de fournir les raisons qui expliquent le

127 Plus loin dans le mecircme texte (QHI ad 2305-329 25 MacPhail) Porphyre preacutecise qursquoAristote pense agrave la lenteur et agrave la dureteacute de la guerre qui devait durer dix ans ἡ δὲ τοῦ δράκοντος ἀπολίθωσις κατὰ μὲν Ἀριστοτέλην τὴν βραδυτῆτα ἐδήλου καὶ τὸ σκληρὸν τοῦ πολέμου

128 Cf 1992 xiv laquo The context demands that this element be a sign a σημεῖον and the interpretation offered supplies a glaring omission raquo

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comportement inattendu de Calchas129 et non une explication de nature alleacutegorique ndash laquelle

consisterait plutocirct agrave introduire dans lrsquoexeacutegegravese du poegraveme un symbolisme qui ne srsquoy trouvait pas

deacutejagrave Que la meacutetamorphose dans le contexte narratif ougrave elle se produit est un preacutesage exigeant

une interpreacutetation ne fait aucun doute et nrsquoimporte quel lecteur alleacutegoriste ou non en

conviendrait

Ce problegraveme entretient drsquoailleurs une certaine ressemblance avec cet autre qui traite

eacutegalement de mantique et dont la solution est fournie par Meacutegaclide un exeacutegegravete de lrsquoeacutecole

peacuteripateacuteticienne130

Ζωίλος ὁ κληθεὶς Ὁμηρομάστιξ [hellip] ἄλλα τε πολλὰ Ὁμήρου κατηγορεῖ καὶ τὰ περὶ τοῦ ἐρωδιοῦ ὃν ἐν τῇ Νυκτεγερσίᾳ ἔπεμψε τοῖς περὶ τὸν Ὀδυσσέα ἡ Ἀθηνᾶ ὃν φησὶν laquo οὐκ εἶδον ὀφθαλμοῖσιν |hellip| ἀλλὰ κλάγξαντος ἄκουσαν raquo πῶς γὰρ φησὶ laquo χαῖρε δὲ τῷ ὄρνιθrsquo Ὀδυσσεύς raquo εἰκὸς γὰρ ἦν ὑπολαβεῖν περιβοήτους ἔσεσθαι φωνὴ γὰρ σημεῖόν ἐστι τοῖς λανθάνειν προαιρουμένοις ὑπεναντίον

Μεγακλείδης ὅτι μαντικῶς ταῦτα ἐποίησεmiddot δηλοῖ γὰρ ὅτι φωνὴν ἤκουσαν μόνον οὐκοῦν οὕτως ἀπέβη τὸ μέλλονmiddot αὐτοὶ μὲν γὰρ ὑπὸ τῶν πολεμίων οὐκ ὤφθησαν ἤκουσαν δὲ τὰ βουλεύματα καὶ τὰς τάξεις Δόλωνος ἐξαγγείλαντος πῶς ἂν οὖν οἰωνὸς σαφέστερος φανείη

Zoiumlle surnommeacute laquo le fouet drsquoHomegravere raquo [hellip] accuse Homegravere de nombreuses choses et lui reproche en particulier le passage avec le heacuteron qursquoAtheacutena envoie agrave Ulysse et agrave Diomegravede dans lrsquoeacutepisode de La veille de nuit131 et que ceux-ci dit Homegravere laquo ne voient pas avec leurs yeux [hellip] mais ils entendent son cri raquo (Il 10276) En effet pourquoi dit-il que laquo Ulysse se reacutejouit du preacutesage raquo (Il 10277) Car il aurait eacuteteacute normal de leur part de supposer qursquoils allaient ecirctre repeacutereacutes puisque le bruit est un signe qui srsquooppose agrave ceux qui tentent de passer inaperccedilus

Meacutegaclide affirme qursquoHomegravere a composeacute ce passage agrave la faccedilon des devins en effet il rend eacutevident le fait que les deux hommes ont seulement entendu le son ltdu heacuterongt Eh bien crsquoest de cette faccedilon que les eacuteveacutenements suivants se sont deacuterouleacutes en effet eux-mecircmes nrsquoont pas eacuteteacute vus par les ennemis mais ils ont entendu leurs desseins et leurs positions gracircce agrave la trahison de Dolon Comment donc un preacutesage pourrait-il se manifester plus clairement (Porph QHI ad 10276 1-7 MacPhail = Meacutegaclide fr 11 Janko)

Ici encore comme au cas preacuteceacutedent la solution de Meacutegaclide consiste agrave fournir une

interpreacutetation du preacutesage qui puisse rendre compte de la reacuteaction des personnages agrave lrsquointeacuterieur du

129 Lamberton et Keaney reconnaissent eacutegalement le caractegravere psychologique de ce zecirctecircma laquo Aristotle as often seems to have been concerned to pry into the motives and the latent dynamics of the interaction of characters What he interrogates here is Calchasrsquos silence his failure to interpret what so obviously needs interpretation raquo (1992 xiv n 22) Cf Bouchard 2010 320

130 Chameacuteleacuteon et lui sont simultaneacutement qualifieacutes de Περιπατητικοί chez Tatien (Ad Gr 312)

131 Crsquoest le titre donneacute par les Anciens (cf Hyp II [Eur] Rh) au chant 10 de lrsquoIliade que les Modernes appellent plutocirct la Dolonie

53

reacutecit et non une interpreacutetation visant agrave en extrapoler des enseignements cacheacutes sous forme

symbolique Lorsqursquoil affirme qursquoHomegravere a composeacute la scegravene μαντικῶς laquo agrave la faccedilon des

devins raquo cela ne signifie pas qursquoil lui attribue en personne un mode drsquoexpression voileacute semblable

agrave celui des oracles dont lrsquoart de la divination reacutevegravele les significations Meacutegaclide veut dire

simplement qursquoHomegravere a composeacute une scegravene dans laquelle au niveau narratif la mantique joue

un rocircle ndash une affirmation par ailleurs eacutevidente puisqursquoon voit mal quelle serait la fonction du

heacuteron envoyeacute par Atheacutena srsquoil ne srsquoagissait pas effectivement drsquoun preacutesage Le tout est

drsquoexpliquer la reacuteaction enjoueacutee drsquoUlysse devant ce preacutesage ce qui exige drsquoabord comme dans le

cas de Calchas qursquoune hypothegravese approprieacutee soit fournie concernant le sens du preacutesage Celle de

Meacutegaclide pour alambiqueacutee qursquoelle soit ne vise pourtant qursquoagrave reacutesoudre le problegraveme de

lrsquoincoheacuterence apparente entre la joie drsquoUlysse et le bruit dont lrsquooccurrence soudaine peut agrave

premiegravere vue sembler contraire aux inteacuterecircts du heacuteros

Des commentaires quasi identiques sur ce passage homeacuterique se retrouvent dans les scholies

dont lrsquoun est vraisemblablement attribuable agrave Aristarque

τοὶ δ οὐκ ἴδον ὀφθαλμοῖσιν ὅτι καὶ αὐτοὶ ὑπὸ πολεμίων ἔμελλον οὐχ ὁραθέντες τὰ βουλεύματα αὐτῶν παρὰ Δόλωνος ἀκούειν ἄλλως τε ὅτι οὐκ αἴσιος ὁ ἐρωδιὸς ὁ ὁρώμενος ὑπὸ τῶν εἰς ἐνέδραν ἀπιόντων

laquo ils ne le virent pas de leurs yeux raquo ltla diplecirc gt parce qursquoeux aussi sont sur le point drsquoentendre de Dolon les desseins des ennemis sans avoir eacuteteacute vus par eux Et aussi parce que le fait de voir un heacuteron nrsquoest pas un preacutesage favorable pour ceux qui srsquoen vont en embuscade (schol A Il 10275a Ariston())

Si comme il apparaicirct la premiegravere partie de cette scholie remonte bien agrave Aristarque132 alors il

est peu probable que celui-ci nrsquoait pas eu de quelque faccedilon accegraves agrave la solution de Meacutegaclide dont

lrsquooriginaliteacute est trop frappante pour que lrsquoon puisse attribuer la concordance des deux explications

agrave une coiumlncidence crsquoest-agrave-dire agrave des deacuteveloppements indeacutependants

132 Le point drsquointerrogation exprime lrsquoheacutesitation de Erbse agrave cet eacutegard motiveacutee par lrsquoabsence drsquoun siglum devant le vers 275 (lequel peut fort bien avoir eacuteteacute omis par erreur) La formulation ὅτιhellip est toutefois typique des reacutefeacuterences drsquoAristonicos agrave Aristarque Le mot ἄλλως qui deacutebute la seconde phrase introduit reacuteguliegraverement un commentaire de source diffeacuterente

54

(b) Meacutetaphore et alleacutegorie (QH fr 153 Rose)

Une deuxiegraveme solution soi-disant alleacutegorique imagineacutee par Aristote serait celle qursquoil offre au

problegraveme suivant issu drsquoune contradiction apparente dans le texte du poegravete

διὰ τί ποτὲ μέν φησι τὴν κεφαλὴν τῆς Γοργόνος ἐν Ἅιδου εἶναι λέγων laquo μή μοι Γοργείην κεφαλὴν δεινοῖο πελώρου ἐξ Ἀίδου πέμψειε raquo ποτὲ δὲ τὴν Ἀθηνᾶν ἔχειν ἐν τῇ αἰγίδι λέγων laquo βάλετ αἰγίδα θυσανόεσσαν raquo καὶ ἐπάγει laquo ἐν δ Ἔρις ἐν δ Ἀλκή ἐν δὲ κρυόεσσα Ἰωκή ἐν δέ τε Γοργείη κεφαλὴ δεινοῖο πελώρου raquo φησὶ δ Ἀριστοτέλης ὅτι μήποτε ἐν τῇ ἀσπίδι οὐκ αὐτὴν εἶχε τὴν κεφαλὴν τῆς Γοργόνος ὥσπερ οὐδὲ τὴν Ἔριν οὐδὲ τὴν κρυόεσσαν Ἰωκήν ἀλλὰ τὸ ἐκ τῆς Γοργόνος γιγνόμενον τοῖς ἐνορῶσι πάθος καταπληκτικόν

Pourquoi Homegravere dit-il quelque part que la tecircte de la Gorgone se trouve dans lrsquoHadegraves soit dans les vers suivants laquo de peur que du fond de lrsquoHadegraves elle mrsquoenvoie la tecircte de Gorgocirc ce monstre terrible raquo (Od 11634-5) tandis qursquoailleurs il dit que crsquoest Atheacutena qui la tient sur son eacutegide laquo elle jette lrsquoeacutegide frangeacutee raquo (Il 5738) ajoutant laquo ougrave se trouvent Querelle Vaillance Poursuite glaciale et la tecircte de Gorgocirc ce monstre terrible raquo (5740-1) Aristote dit qursquoAtheacutena nrsquoavait peut-ecirctre pas la tecircte mecircme de la Gorgone sur son eacutegide tout comme elle nrsquoavait pas non plus laquo la Querelle raquo ni laquo la Poursuite glaciale raquo mais qursquoHomegravere parlait plutocirct de lrsquoeffet de stupeacutefaction provoqueacute par la Gorgone sur ceux qui la regardent (fr 153 Rose = Porph QHI ad 5738 1-2 MacPhail)

Cette solution ne consiste guegravere plus qursquoagrave pointer vers le caractegravere meacutetonymique de la

reacutefeacuterence agrave la Gorgone au vers Il 5741 La contradiction entre le vers de lrsquoOdysseacutee et celui de

lrsquoIliade serait donc inexistante puisque dans le premier cas il est veacuteritablement question de la

tecircte de la Gorgone qui se trouve dans lrsquoHadegraves tandis que dans le second Homegravere ne parle pas

de la tecircte de la Gorgone litteacuteralement (οὐκ αὐτὴνhellip τὴν κεφαλήν) mais il exprime simplement

lrsquoeffet par la cause Contrairement agrave ce qursquoon aurait pu attendre de la part drsquoun interpregravete

alleacutegoriste la tecircte de la Gorgone nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoune alleacutegorisation veacuteritable puisque Homegravere

y fait reacutefeacuterence de faccedilon agrave la fois litteacuterale et meacutetaphorique

(c) Analogie et alleacutegorie (QH fr 149)

Un autre cas de contradiction entre des vers tireacutes des deux poegravemes homeacuteriques qui se voit

reacutesolu par une solution drsquoapparence vaguement alleacutegorique est le suivant pourquoi alors que

dans lrsquoIliade Agamemnon srsquoadresse agrave Heacutelios en disant laquo toi Soleil qui vois tout et entends tout raquo

(5277) Ulysse parle-t-il dans lrsquoOdysseacutee drsquoune messagegravere Lampeacutetie qui se charge drsquoinformer

Heacutelios du massacre de ses vaches (12374-5) La reacuteponse drsquoAristote va comme suit

λύων δ Ἀριστοτέλης φησίν ἤτοι ὅτι πάντα μὲν ὁρᾷ ἥλιος ἀλλ οὐχὶ ἅμα ἢ ὅτι τῷ ἡλίῳ ἦν τὸ ἐξαγγεῖλαν ἡ Λαμπετία ὥσπερ τῷ ἀνθρώπῳ ἡ ὄψιςmiddot ἢ ὅτι φησίν ἁρμόττον ἦν εἰπεῖν οὕτως

55

τόν τε Ἀγαμέμνονα ὁρκίζοντα ἐν τῇ μονομαχίᾳ laquo ἠέλιός θ ὃς πάντ ἐφορᾷς καὶ πάντ ἐπακούεις raquo καὶ τὸν Ὀδυσσέα πρὸς τοὺς ἑταίρους λέγονταmiddot οὐ γὰρ δὴ καὶ τὰ ἐν ᾅδου ὁρᾷ

Aristote pour reacutesoudre le problegraveme dit que soit Heacutelios voit tout mais pas tout en mecircme temps soit ce qui lrsquoa mis au courant ltdu massacre des vachesgt crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoillumination raquo (Λαμπετία) appartenait agrave Heacutelios comme la vue133 appartient agrave lrsquohomme Ou encore dit-il crsquoest qursquoil eacutetait convenable qursquoils parlent comme ils lrsquoont fait Agamemnon en disant laquo toi Soleil qui vois tout et entends tout raquo puisqursquoil eacutetait en train de precircter serment lors de lrsquoeacutepisode du duel et aussi Ulysse lorsqursquoil parlait agrave ses compagnons134 En effet Heacutelios ne voit quand mecircme pas aussi ce qui se passe dans lrsquoHadegraves (fr 149 Rose = Porph QHO p 1135-17 Schrader)

Les possibiliteacutes de solution que donne Aristote dans ce texte ne sont pas moins de trois et

deux drsquoentre elles ont un caractegravere tout agrave fait prosaiumlque Dans un premier temps Aristote suit la

recommandation qursquoil fait lui-mecircme quelque part dans la Poeacutetique

Pour les contradictions la forme qursquoelles prennent dans le texte doit ecirctre examineacutee selon les meacutethodes de la reacutefutation dans les discours en se demandant srsquoil srsquoagit bien de la mecircme chose en relation avec la mecircme chose et sur le mecircme mode en confrontant le poegravete aussi soit avec ce qursquoil dit lui-mecircme soit avec la position drsquoun homme senseacute (Poet 251461b15-18)

Ainsi agrave strictement parler le texte drsquoHomegravere nrsquoimplique pas que lrsquoomniscience drsquoHeacutelios soit

absolue et le mot laquo tout raquo pourrait signifier que son regard est dirigeacute sur toutes les reacutealiteacutes tour agrave

tour plutocirct que simultaneacutement Une autre solution consiste agrave invoquer le kairos des paroles

prononceacutees par chacun des personnages il est normal qursquoAgamemnon dans le contexte drsquoun

serment prenne solennellement Heacutelios agrave teacutemoin et en appelle agrave la puissance de son regard mais

Ulysse qui vient de raconter la faccedilon dont ses compagnons ont immoleacute les vaches drsquoHeacutelios

pourrait difficilement parler comme si ce dernier avait une connaissance entiegravere de tous les

eacuteveacutenements qui se produisent sans quoi on comprendrait mal comment Heacutelios aurait pu laisser

133 La traduction de ὄψις par laquo songe raquo est aussi possible dans le contexte eacutetant donneacute le rocircle traditionnel du songe comme messager Toutefois cet usage nrsquoest pas attesteacute chez Aristote chez qui la faculteacute de la vision est le sens le plus freacutequent revecirctu par ce mot (cf Bonitz ad loc)

134 Schrader (1890 144) suppose ici une lacune qursquoil propose de combler agrave lrsquoaide de la schol Od 12323 laquo Ils nrsquoauraient pu manger les vaches agrave lrsquoinsu de celui qui voit tout drsquoapregraves les paroles avec lesquelles Agamemnon menace les Troyens lorsqursquoil invoque des teacutemoins agrave lrsquoappui des serments raquo (φαγόντες οὐκ ἂν λάθοιμεν τὸν πάντα ἐφορῶντα καθὰ καὶ Ἀγαμέμνων πρὸ τῶν ὁρκίων ἐκφοβεῖ τοὺς Τρῶας τοῖς ἐπιμαρτυρουμένοις) La vraisemblance du reacutecit drsquoUlysse aurait donc eacuteteacute compromise srsquoil avait tenu compte de lrsquoomniscience attribueacutee agrave Heacutelios dans les vers de lrsquoIliade

56

un tel massacre se produire Les paroles drsquoAgamemnon ne sont donc probablement pas agrave prendre

agrave la lettre apregraves tout Heacutelios ignore au moins ce qui se passe dans lrsquoHadegraves135

Ainsi des trois solutions fournies pour ce problegraveme seule la comparaison eacutetablie entre

Lampeacutetie et la vision humaine peut preacutetendre au titre drsquointerpreacutetation alleacutegorique Agrave strictement

parler il srsquoagit drsquoune meacutetaphore obtenue par analogie telle qursquoAristote deacutefinit cette notion en

Poet 1457b6-18 laquo La meacutetaphore est lrsquoapplication drsquoun nom impropre par deacuteplacement soit du

genre agrave lrsquoespegravece soit de lrsquoespegravece au genre soit de lrsquoespegravece agrave lrsquoespegravece soit selon un rapport

drsquoanalogie [hellip] Il y a analogie lorsque le second terme est au premier ce que le quatriegraveme est au

troisiegraveme raquo Aristote propose ici justement lrsquoideacutee que Lampeacutetie est agrave Heacutelios ce que la vision est agrave

lrsquohomme crsquoest-agrave-dire une faculteacute Cette explication repose eacutevidemment sur la forme du nom

Λαμπετίη lieacutee eacutetymologiquement aux mots λαμπάς (lampe) et λάμπω (briller ou illuminer)

Lrsquoaction drsquoilluminer eacutetant preacuteciseacutement celle qursquoexerce Heacutelios Aristote propose de consideacuterer

Lampeacutetie comme une faculteacute interne du dieu agrave lrsquoinstar de la vision humain136

Bien que lrsquoeacutetymologie soit un outil privileacutegieacute des alleacutegoristes elle nrsquoen est pas moins utiliseacutee

par agrave peu pregraves tous les eacuterudits anciens ndash y compris Aristarque Comme on le verra dans une

section posteacuterieure (chap 4 sect (i)c) les eacutetymologies de noms divins de ce dernier ont comme

caracteacuteristique distinctive non seulement de rester dans les marges de la vraisemblance

linguistique mais aussi de concorder avec la fonction narrative des figures divines concerneacutees

Or cela est eacutegalement le cas de lrsquoeacutetymologie aristoteacutelicienne du nom Lampeacutetie

Remarquablement le principal exemple que donne Aristote de la meacutetaphore par analogie dans

la Poeacutetique concerne eacutegalement des attributs divins exprimeacutes en termes de reacutealiteacutes humaines laquo la

coupe est agrave Dionysos ce que le bouclier est agrave Aregraves on appellera donc la coupe bouclier de

Dionysos et le bouclier coupe drsquoAregraves raquo (1457b20-2) Un transfert analogique semblable appliqueacute

au cas drsquoHeacutelios se scheacutematise de la faccedilon suivante

135 Cet ajout drsquoAristote nrsquoest pas totalement hors de contexte puisqursquoaux vers 12382-3 soit une dizaine de vers apregraves la reacutefeacuterence probleacutematique agrave Lampeacutetie Heacutelios prononce lui-mecircme la menace suivante en cas de non-compensation par Zeus de la perte de ses vaches laquo Si je nrsquoen obtiens pas la ranccedilon que jrsquoattends je plonge dans lrsquoHadegraves et brille pour les morts raquo

136 Cette explication a possiblement quelque chose agrave voir avec la theacuteorie physique empeacutedocleacuteenne rapporteacutee par Aristote (De sensu 437b23= Empeacutedocle fr B 84 DK) voulant que la vision soit produite par la projection de lumiegravere hors de lrsquoœil et par la reacuteception drsquoeffluves venant des objets vus

57

ecirctre animeacute faculteacute croisement analogique

homme vision (ὄψις) ie perception Le regard est la lumiegravere de lrsquohomme

Heacutelios illumination (λαμπετία) Lrsquoillumination est le regard du soleil

Le rapport drsquoanalogie est certes plus complexe ici car les deux membres nrsquoen sont pas aussi

aiseacutement comparables que Dionysos et Aregraves Mais il nrsquoen demeure pas moins que pas plus dans

le cas drsquoHeacutelios et Lampeacutetie que dans celui de Dionysos et sa coupe ou encore drsquoAregraves et son

bouclier Aristote ne fait explicitement reacutefeacuterence agrave une personnification ou agrave une alleacutegorisation

Lampeacutetie laquo appartient agrave Heacutelios raquo agrave lrsquoinstar de la coupe et du bouclier qui en tant qursquoattributs

divins appartiennent agrave Dionysos et agrave Aregraves Ainsi donc il est clair que crsquoest sur le concept

drsquoanalogie que repose la deuxiegraveme solution aristoteacutelicienne agrave ce problegraveme homeacuterique

Par ailleurs Aristarque fait usage du concept de meacutetaphore dans un contexte fort semblable agrave

celui ougrave il est question de Lampeacutetie Au sujet du vers Il 249 laquo ltLrsquoauroregthellip annonccedilant

(ἐρέουσα) le jour agrave Zeus et aux autres immortels raquo on trouve le commentaire suivant

ἐρέουσα ὅτι μεταφορικῶς τὸ ἐρέουσα ἀντὶ τοῦ σημαίνουσα

annonccedilant ltla diplecircgt parce que par meacutetaphore il dit laquo annonccedilant raquo au sens de laquo signalant raquo (schol A Il 249b Ariston)

En recourant agrave la notion de meacutetaphore Aristarque eacutevite agrave lrsquoinstar drsquoAristote une

personnification complegravete de la figure de lrsquoaurore personnification que suggegravere le verbe laquo parler raquo

(ἐρέουσα)

(d) Les vaches drsquoHeacutelios (QH fr 175 Rose)

Le dernier texte rangeacute au nombre des interpreacutetations alleacutegoriques drsquoAristote par Lamberton et

Keaney concerne eacutegalement un eacuteleacutement mythologique relatif agrave Heacutelios Aux vers de lrsquoOdysseacutee

12127-131 Circeacute preacutedit agrave Ulysse son arriveacutee future sur une icircle ougrave paissent des animaux fort

particuliers (ceux-lagrave mecircmes qui seront massacreacutes par ses compagnons) laquo Puis vous arriverez agrave

58

lrsquoicircle du Trident ougrave pacircturent en foule les vaches du Soleil et ses grasses brebis Sept hardes de

brebis et sept troupeaux de vaches de cinquante chacun y vivent toujours beaux sans connaicirctre

jamais la naissance ou la mort raquo

Eustathe dans son commentaire de lrsquoOdysseacutee rapporte la chose suivante

ἰστέον δὲ ὅτι τὰς ἀγέλας ταύτας καὶ μάλιστα τὰς τῶν βοῶν φασὶ τὸν Ἀριστοτέλην ἀλληγορεῖν εἰς τὰς κατὰ δωδεκάδα τῶν σεληνιακῶν μηνῶν ἡμέρας γινομένας πεντήκοντα πρὸς ταῖς τριακοσίαις ὅσος καὶ ὁ ἀριθμὸς ταῖς ἑπτὰ ἀγέλαις ἐχούσαις ἀνὰ πεντήκοντα ζῷα διὸ οὔτε γόνον αὐτῶν γίνεσθαι Ὅμηρος λέγει οὔτε φθοράνmiddot τὸ γὰρ αὐτὸ ποσὸν ἀεὶ ταῖς τοιαύταις ἡμέραις μένει

Il faut savoir que lrsquoon dit qursquoAristote interpregravete ces troupeaux et en particulier les troupeaux de vaches comme une expression alleacutegorique des jours selon les douze mois lunaires qui sont au nombre de trois cent cinquante et le nombre est eacutegal pour les sept troupeaux qui possegravedent chacun cinquante becirctes Crsquoest pourquoi Homegravere dit qursquoil ne se produit parmi elles ni naissance ni deacutecegraves en effet leur quantiteacute reste toujours eacutegale agrave ces jours-lagrave (fr 175 Rose = Eust Od 21823-27)137

Ce fragment srsquoil est bien attribuable agrave Aristote138 constitue certainement le teacutemoignage le

plus seacuterieux en faveur de lrsquoideacutee drsquoune adheacutesion aristoteacutelicienne agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la

poeacutesie homeacuterique139 Mais eacutetrangement les partisans les plus fervents de cette ideacutee contestent

lrsquoauthenticiteacute du fragment140 laquo This sounds more like the author of the pseudo-Aristotelian

treatise ldquoOn the cosmosrdquo than the authentic Aristotle [hellip] [T]his egregious bit of physical

allegory with its strongly Stoic flavor might be an intrusion into the fragmented corpus of

Aristotelian readings of Homer [hellip] raquo (Lamberton amp Keaney 1992 xiii-xiv)

137 Cf schol QVind Od 12129 laquo Aristote dit que crsquoest conformeacutement agrave la nature qursquoHomegravere parle des jours de lrsquoanneacutee lunaire qui sont au nombre de 350 En effet si tu multiplies le nombre cinquante par sept tu obtiendras le reacutesultat 350 raquo (Ἀριστοτέλης φυσικῶς τὰς κατὰ σελήνην ἡμέρας αὐτὸν λέγειν φησὶ τνʹ οὔσας τὸν γὰρ πεντήκοντα ἀριθμὸν ἑπταπλασιάσας εἰς τὸν τριακοστὸν πεντηκοστὸν περιεστάναι εὑρήσεις)

138 Lrsquointeacuterecirct drsquoAristote pour ce passage homeacuterique semble agrave premiegravere vue attesteacute par la preacutesence du titre suivant dans lrsquoappendice drsquoune liste anonyme ancienne des ouvrages drsquoAristote (Rose 1886 p 16142) laquo τί δήποτε Ὅμηρος ἐποίησε τὰς Ἡλίου βοῦς  raquo Moraux (1951 275-7) sur la base de comparaisons avec drsquoautres catalogues juge toutefois que ce titre est interpoleacute

139 Plusieurs commentateurs considegraverent drsquoailleurs ce fragment comme lrsquounique exemple possible drsquoalleacutegoregravese dans le corps aristoteacutelicien eg Cucchiarelli 1997 225-6 Most 2010 26 n1

140 On peut comparer le fragment numeacuteroteacute 30a dans le recueil Aristoteles pseudepigraphus de Rose qui remonte eacutegalement agrave Eustathe (ad Od 1262) et qui preacutesente une interpreacutetation laquo aristoteacutelicienne raquo drsquoun passage drsquoHomegravere en rapport avec la nutrition des dieux par laquo exhalations raquo (une autre alleacutegorie agrave connotations stoiumlciennes) Selon Janko (1991 57-8) la discussion entre Aristote et deux autres interlocuteurs qui est rapporteacutee dans ce passage drsquoEustathe laquo appears to be a joke derived from a full text of the lost Strange History I of the paradoxographer and forger Ptolemy son of Hephaestion also known as Ptolemy Chennus raquo Sur le manque de jugement drsquoEustathe dans son usage de certaines sources voir Wilson 1983 196-204

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Drsquoautres commentateurs sans remettre en question lrsquoorigine aristoteacutelicienne de cette

interpreacutetation en nient la valeur alleacutegorisante en soulignant les eacuteleacutements qui la distinguent des

veacuteritables alleacutegories physico-philosophiques A Cucchiarelli (1997 226 n34) relegraveve deux

eacuteleacutements de cette sorte 1) lrsquointerpreacutetation vise agrave reacutesoudre un problegraveme exeacutegeacutetique reacuteel soit

lrsquoeacutetrange preacutecision du texte drsquoHomegravere qui donne le nombre exact de tecirctes de chaque troupeau

(un autre deacutetail digne drsquoexplication serait lrsquoimmortaliteacute de ces animaux)141 2) elle manifeste un

souci de respecter le contexte culturel et historique du poegravete au lieu drsquoattribuer agrave celui-ci des

connaissances drsquoun acircge posteacuterieur Pour R Janko les choses sont encore plus simples agrave ses

yeux laquo Aristotle is right not allegorizing raquo142 en signalant la correspondance numeacuterique entre les

vaches et les jours de lrsquoanneacutee lunaire Toutefois srsquoil est vrai qursquoAristote a bel et bien raison agrave ce

sujet ce nrsquoest pas tant parce qursquoil associe le nombre des animaux au nombre reacuteel des jours de

lrsquoanneacutee lunaire que parce qursquoil eacutetablit ce lien en se fondant sur le contexte historique qursquoil precircte

au poegravete En effet Aristote sait qursquoagrave son eacutepoque le calendrier de lrsquoanneacutee lunaire compte 354

jours et non 350 (cf Ath Pol 432) Aussi son interpreacutetation naturaliste des 350 vaches du soleil

constitue probablement une tentative drsquoeacutelucider un symbole rattacheacute agrave un culte historique

consacreacute agrave Heacutelios

Ainsi donc quoi qursquoil en soit de lrsquoorigine authentiquement aristoteacutelicienne du fragment ce

dernier constituerait un teacutemoignage unique et encore fragile de lrsquoexistence drsquoune approche

alleacutegorique chez Aristote

En reacutesumeacute les quelques passages tout juste examineacutes sur lesquels on peut ecirctre tenteacute de

srsquoappuyer pour attribuer agrave Aristote un emploi occasionnel de lrsquoalleacutegoregravese constituent apregraves mucircr

examen des teacutemoignages pour le moins douteux Du mecircme coup ces passages ont partiellement

reacuteveacuteleacute comment la lecture aristoteacutelicienne peut faire preuve drsquoune souplesse qui la soustrait aux

piegraveges de lrsquoapproche inverse celle que jrsquoai appeleacutee laquo litteacuteralisme raquo Cela est particuliegraverement

visible dans les fragments 153 et 149 ougrave il a recours agrave des arguments fondeacutes sur la notion de

meacutetaphore (plutocirct qursquoagrave celle beaucoup plus compromettante drsquoalleacutegorie) Ainsi si la tecircte de la

Gorgone ne se trouve pas litteacuteralement sur lrsquoeacutegide drsquoAtheacutena elle nrsquoen est pas davantage

transformeacutee en un symbole arbitraire drsquoune reacutealiteacute externe crsquoest-agrave-dire eacuteleveacutee au rang drsquoalleacutegorie

141 Lucien (De astro 22) adopte lui aussi une interpreacutetation physique de ces troupeaux

142 Janko 1998 (texte non pagineacute)

60

Elle fonctionne plutocirct comme meacutetaphore (de type meacutetonymique) soit comme un proceacutedeacute qui est

typiquement exerceacute par les poegravetes Or la meacutetaphore contrairement agrave lrsquoalleacutegorie ne dit pas autre

chose elle dit simplement autrement Lrsquoimportance qursquoaccorde Aristote agrave la meacutetaphore dans le

discours poeacutetique va de pair avec la posture exeacutegeacutetique particuliegravere entre alleacutegorie et litteacuteralisme

qursquoil adopte face agrave ce discours

Section (iii) Lrsquoalleacutegoregravese dans les œuvres non philologiques drsquoAristote

Paradoxalement les textes aristoteacuteliciens qui ont fait endosser par certains diverses versions

de lrsquoideacutee selon laquelle laquo Aristote srsquointeacuteresse agrave lrsquoalleacutegorie qursquoil va jusqursquoagrave pratiquer raquo143 se

trouvent le plus souvent agrave lrsquoexteacuterieur de contextes litteacuteraires et philologiques Les uns

appartiennent en effet agrave des discussions physiques les autres sont des remarques de nature

morale

(a) La veacuteriteacute des mythes

Voyons drsquoabord le texte ougrave Aristote formule les soi-disant postulats theacuteoriques144 sur lesquels

il fonderait sa pratique de lrsquoalleacutegorie

Une tradition laisseacutee agrave la posteacuteriteacute par lrsquoantiquiteacute la plus reculeacutee sous forme de mythe (παρὰ τῶν ἀρχαίων καὶ παμπαλαίων ἐν μύθου σχήματι) dit que ces corps divins sont des dieux et que le divin enveloppe la nature tout entiegravere Le reste a eacuteteacute ajouteacute par la suite sous forme de mythe (μυθικῶς) pour persuader la multitude et pour servir les lois et lrsquointeacuterecirct commun On dit en effet que les dieux sont de forme humaine et semblables agrave certains des autres animaux et on tient drsquoautres propos en accord avec ceux-lagrave et proches de ce qursquoon a dit Si on en seacutepare le premier point lui-mecircme pour ne retenir que lui crsquoest-agrave-dire la croyance que les premiegraveres substances eacutetaient des dieux on pourra penser que cela a eacuteteacute divinement dit et que chaque art et chaque philosophie ayant vraisemblablement eacuteteacute dans la mesure du possible deacutecouverts plusieurs fois et agrave nouveau perdus ces opinions drsquoil y a bien longtemps ont eacuteteacute sauvegardeacutees comme des vestiges jusqursquoagrave maintenant145 Donc lrsquoopinion ancestrale celle qui vient des premiers penseurs est dans

143 Brisson 1996 58

144 Cf Montanari 1993 260 n55 laquo una sorta di giustificazione teorica della pratica dellrsquoallegoria raquo

145 Un fragment drsquoAristote (13 Rose) montre qursquoil entretient une opinion semblable concernant lrsquoorigine des proverbes lesquels seraient laquo les vestiges preacuteserveacutes gracircce agrave leur concision et leur acuiteacute drsquoune philosophie antique perdue lors des grandes catastrophes humaines raquo (Ἀριστοτέλης φησὶν ὅτι παλαιᾶς εἰσι φιλοσοφίας ἐν ταῖς μεγίσταις ἀνθρώπων φθοραῖς ἀπολομένης ἐγκαταλείμματα περισωθέντα διὰ συντομίαν καὶ δεξιότητα)

61

cette mesure seulement eacutevidente agrave nos yeux (ἡ μὲν οὖν πάτριος δόξα καὶ ἡ παρὰ τῶν πρώτων ἐπὶ τοσοῦτον ἡμῖν φανερὰ μόνον) (Metaph Λ81074b1-14)

Une remarque srsquoimpose drsquoembleacutee au sujet de ce passage crsquoest qursquoil ne fait aucune mention

explicite du travail poeacutetique Aristote expose plutocirct la faccedilon dont agrave son avis se reacutevegravele une forme

de continuiteacute intellectuelle entre les intuitions qursquoont eu laquo les Anciens raquo au sujet des dieux et la

theacuteorie meacutetaphysique agrave laquelle sont parvenus les philosophes de son eacutepoque Entre ces deux

pocircles chronologiques de la reacuteflexion humaine srsquointerposent toutefois des eacuteleacutements introduits

laquo sous forme mythique raquo dans le but de laquo persuader la multitude et pour servir les lois et lrsquointeacuterecirct

commun raquo

Le passage constitue donc une explication de nature eacutetiologique sur lrsquoorigine et la fonction des

mythes de la religion populaire Srsquoil est bien question de lrsquointervention des poegravetes dans ce

passage ce ne peut ecirctre qursquoagrave cette eacutetape intermeacutediaire lors de laquelle loin drsquoexprimer de faccedilon

symbolique des veacuteriteacutes philosophiques on a plutocirct deacuteformeacute ces veacuteriteacutes en accordant aux reacutecits

une indeacutependance narrative ayant pour effet drsquoajouter laquo drsquoautres propos raquo qui nrsquoont plus rien agrave

voir avec le contenu theacuteorique primordial et que le philosophe se doit drsquoeacutecarter ndash et non

drsquointerpreacuteter ndash srsquoil veut acceacuteder agrave ce contenu146 En effet il est peu probable que des poegravetes

comme Homegravere et Heacutesiode soient viseacutes par lrsquoexpression laquo une tradition laisseacutee agrave la posteacuteriteacute par

lrsquoantiquiteacute la plus reculeacutee [hellip] raquo qui souligne emphatiquement lrsquoarchaiumlsme extrecircme de cette

tradition147 Les poegravetes srsquoils sont bien les individus responsables de cette transmission deacuteformeacutee

drsquointuitions philosophiques fondamentales ne sont donc aucunement consideacutereacutes comme des

sages exprimant des veacuteriteacutes sous forme poeacutetique comme le croient les alleacutegoristes Cela dit

Aristote rattache plus vraisemblablement cette eacutetape de popularisation des mythes au travail des

politiciens et des leacutegislateurs qursquoagrave celui des poegravetes

146 Cf Hintenlang 1961 137 laquo Diese Worte sind keine prinzipielle Rechtfertigung fuumlr die allegorische Ausdeutung der uumlberlieferten Mythen raquo Ciceacuteron precircte une opinion semblable agrave celle drsquoAristote agrave son porte-parole stoiumlcien Balbus (cf Nat D 263-72) qui loin de procircner lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des poegravetes endosserait plutocirct laquo a theory of cultural transmission degeneration and modification raquo (Long 1992 53)

147 Cf Metaph Α3983b27-984a2 ougrave Aristote rapporte que certains attribuent aux laquo tout premiers des Anciens raquo laquo bien avant la geacuteneacuteration actuelle les premiers theacuteologiens raquo une position proche de celle de Thalegraves sur la fonction substantielle de lrsquoeau selon Bollack (1997 139) suivi par Laks (2004 218) ces laquo premiers theacuteologiens raquo sont des individus bien anteacuterieurs agrave Homegravere et Heacutesiode

62

(b) Tradition poeacutetique et doctrines physiques

En dehors de cet exposeacute de principe on trouve quelques passages aristoteacuteliciens qui font

apparemment reacutefeacuterence agrave la signification cosmologique de divers eacuteleacutements relevant de la

mythologie traditionnelle ou encore drsquoun passage preacutecis tireacute drsquoun poegraveme Les plus probants ou

plutocirct les plus freacutequemment citeacutes par les commentateurs148 sont les suivants

1 Par macircle nous entendons lrsquoecirctre qui engendre dans un autre et par femelle lrsquoecirctre qui engendre en soi Voilagrave pourquoi quand on parle de lrsquounivers (ἐν τῷ ὅλῳ) on attribue (ὀνομάζουσιν) agrave la terre une nature feacuteminine et le nom de megravere et au ciel au soleil et aux autres corps du mecircme genre le nom (προσαγορεύουσιν) de geacuteneacuterateurs et de pegraveres (Gen an 12716a13-17) (trad Louis)

2 [Au sujet du cycle des pluies] il faut le concevoir comme un fleuve qui coule en cercle vers le haut et vers le bas commun agrave lrsquoair et agrave lrsquoeau en effet lorsque le Soleil est proche le fleuve de la vapeur coule vers le haut et lorsqursquoil srsquoeacuteloigne celui de lrsquoeau vers le bas Et cela entend se produire perpeacutetuellement selon cet ordre de sorte que si les hommes de jadis donnaient un sens cacheacute agrave lrsquoOceacutean (εἴπερ ᾐνίττοντο τὸν ὠκεανὸν οἱ πρότερον) peut-ecirctre parlaient-ils de ce fleuve qui coule en cercle autour de la Terre (Mete 19347a2-8) (trad Groisard)

3 Agrave ceux qui adoptent cette opinion [scil lrsquohypothegravese du premier moteur non mucirc et externe au monde] il peut sembler qursquoHomegravere a eu raison de dire (δόξειεν ἂν τοῖς οὕτως ὑπολαμβάνουσιν εὖ εἰρῆσθαι Ὁμήρῳ) laquo Vous nrsquoameacutenerez pas du ciel agrave la terre Zeus qui est au-dessus de tous quelque peine que vous preniez accrochez-vous tous dieux et deacuteesses raquo (Il 820-22)149 Car ce qui est absolument immobile ne peut ecirctre mucirc par rien Ainsi se trouve reacutesolu eacutegalement le vieux problegraveme de la possibiliteacute ou de lrsquoimpossibiliteacute pour le systegraveme ceacuteleste de se dissocier srsquoil deacutepend drsquoun principe immobile (De motu an 4699b35-700a3) (trad Louis modifieacutee)

Dans ce troisiegraveme et dernier passage la formulation utiliseacutee par Aristote pour introduire les

vers homeacuteriques laquo il peut leur sembler qursquoHomegravere a eu raison de direhellip raquo indique qursquoil se

dissocie plutocirct qursquoil ne se rapproche150 de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de ces vers qui faisaient

deacutejagrave lrsquoobjet de lrsquoattention des lecteurs alleacutegoristes depuis une eacutepoque reculeacutee151 Une autre

interpreacutetation possible de ce passage 152 consiste agrave attribuer lrsquoexpression τοῖς οὕτως

ὑπολαμβάνουσιν agrave ceux qui croient agrave lrsquoinverse drsquoAristote que le premier moteur se situe agrave

148 Peacutepin (1958 121-4) notamment met ces passages de lrsquoavant pour dire qursquoAristote pratique lrsquoalleacutegorie

149 Ces vers appartiennent au passage de lrsquoIliade ougrave Zeus dans un accegraves de fanfaronnade propose aux autres dieux de leur prouver sa supeacuterioriteacute en leur lanccedilant du ciel un cacircble drsquoor auquel tous pourront en vain srsquoaccrocher et tirer sans parvenir lui agrave le faire bouger de sa place Sur les interpreacutetations anciennes de ce passage voir Leacutevecircque 1959

150 Cf Hintenlang 1961 136

151 Leacutevecircque 1959 55

152 Preacutefeacutereacutee par Nussbaum 1978 320

63

lrsquointeacuterieur du systegraveme du monde Dans ce cas la reacutefeacuterence agrave Homegravere devrait ecirctre comprise

comme une objection agrave leur endroit laquo Il semblerait qursquoHomegravere a eu raison de dire agrave ceux qui

pensent ainsi [hellip] raquo Eacutevidemment une telle reacutefeacuterence nrsquoaurait guegravere drsquoautre rocircle agrave jouer ici que de

creacuteer un effet rheacutetorique agrave lrsquoappui de la theacuteorie aristoteacutelicienne du premier moteur153 comme le

suggegravere lrsquoemploi du verbe δοκεῖν

Le premier passage tireacute de la Geacuteneacuteration des animaux est interpreacuteteacute par Peacutepin (1958 122)

comme une reacutefeacuterence aux laquo noces drsquoOuranos et de Gaia dont le reacutecit encombre la Theacuteogonie

drsquoHeacutesiode raquo dont Aristote offrirait ici une interpreacutetation alleacutegorique Si crsquoeacutetait bien le cas la

reacutefeacuterence serait alors pour le moins obscure selon toute apparence Aristote ne parle ici que

drsquoune habitude de langage concernant le genre de certains mots utiliseacutes dans un contexte

cosmologique (ἐν τῷ ὅλῳ) (et non dans un contexte poeacutetique) Cette remarque semble davantage

relever de la tradition des recherches eacutetymologiques (telles que parodieacutee par Socrate dans le

Cratyle) que de la physique alleacutegorique drsquoun Heacuteraclite

Le deuxiegraveme passage est plus inteacuteressant en raison de la preacutesence du verbe αἰνίττεσθαι bien

que son spectre de significations soit plutocirct large154 agrave lrsquoeacutepoque preacutehelleacutenistique ce mot deacutesigne

dans bien des cas le mode drsquoexpression qui portera posteacuterieurement le nom drsquoalleacutegorie La phrase

ougrave se trouve le mot est eacutegalement reacuteveacutelatrice laquo Si vraiment (εἴπερ) les Anciens ont fait drsquoOceacutean

une eacutenigme [hellip] raquo Le doute exprimeacute par Aristote indique qursquoil prend ici position dans un deacutebat

preacuteexistant sur la valeur symbolique de lrsquoOceacutean dans les theacuteologies anciennes En particulier il

pourrait faire reacutefeacuterence agrave lrsquointerpreacutetation deacutefendue par certains155 de lrsquoOceacutean comme symbole de

lrsquoeacuteleacutement eau telle qursquoil y fait allusion en Metaph Α3983b27-984a2 ou encore comme

symbole de lrsquoeacuteleacutement air la diviniteacute agrave laquelle lrsquoauteur du commentaire reacutedigeacute sur le papyrus de

Derveni156 identifie par une alleacutegorie paradoxale lrsquoOceacutean de la theacuteogonie orphique

153 Cf Nussbaum (1978 321) selon qui ce passage est peut-ecirctre une reacuteponse agrave Pl Tht 153c qui exploite eacutegalement ces vers homeacuteriques de faccedilon laquo ironiquement raquo alleacutegorique

154 Struck (2004 39-50) exagegravere la speacutecificiteacute seacutemantique de ce verbe qui signifie non seulement lrsquoexpression alleacutegorique mais aussi toute forme de discours plus ou moins indirect

155 Notamment Hippias drsquoapregraves Laks (2004 213)

156 Cf col XXIII laquo Crsquoest ce vers-lagrave qui a eacuteteacute composeacute de maniegravere agrave conduire sur une fausse piste et si pour le grand nombre il nrsquoest pas clair pour ceux en revanche qui le comprennent correctement il est parfaitement clair qursquoOceacuteanos crsquoest lrsquoair or lrsquoair crsquoest Zeus raquo (trad Jourdan)

64

La suggestion drsquoAristote consisterait alors en une sorte de juste milieu reacutealisant un compromis

entre la trivialiteacute de lrsquoidentification laquo Oceacutean = eau raquo et le caractegravere extrecircmement contre-intuitif de

celle entre lrsquoOceacutean et lrsquoair Si donc lrsquoon deacutebarrasse le laquo si vraiment raquo drsquoAristote de lrsquoeacuteleacutement de

doute qursquoil comporte quant agrave la volonteacute des Anciens de construire une eacutenigme autour de la figure

de lrsquoOceacutean157 on se retrouve alors effectivement avec une quasi-alleacutegorie aristoteacutelicienne qui

possegravede toutefois la vertu par contraste avec celle du papyrus de Derveni de reposer sur

laquo lrsquoemploi reacutegleacute de la meacutetaphore raquo158 Or lrsquoemploi reacutegleacute du discours meacutetaphorique constitue

preacuteciseacutement un trait distinctif de theacuteorie poeacutetique aristoteacutelicienne

De plus lrsquoidentiteacute des anciens qui auraient ainsi fait de la nature reacuteelle drsquoOceacutean une sorte

drsquoeacutenigme est elle-mecircme eacutenigmatique si lrsquoon se fie au texte de Metaph Α3983b20-984a2 il

srsquoagirait plutocirct que de poegravetes drsquoindividus drsquoune eacutepoque beaucoup plus ancienne et qui sont

explicitement deacutesigneacutes par lrsquoexpression laquo les premiers theacuteologiens raquo159

Θαλῆς μὲν ὁ τῆς τοιαύτης ἀρχηγὸς φιλοσοφίας ὕδωρ φησὶν εἶναι [hellip] εἰσὶ δέ τινες οἳ καὶ τοὺς παμπαλαίους καὶ πολὺ πρὸ τῆς νῦν γενέσεως καὶ πρώτους θεολογήσαντας οὕτως οἴονται περὶ τῆς φύσεως ὑπολαβεῖνmiddot Ὠκεανόν τε γὰρ καὶ Τηθὺν ἐποίησαν τῆς γενέσεως πατέρας καὶ τὸν ὅρκον τῶν θεῶν ὕδωρ τὴν καλουμένην ὑπ αὐτῶν Στύγα160middot [hellip] εἰ μὲν οὖν ἀρχαία τις αὕτη καὶ παλαιὰ τετύχηκεν οὖσα περὶ τῆς φύσεως ἡ δόξα τάχ ἂν ἄδηλον εἴη Θαλῆς μέντοι λέγεται οὕτως ἀποφήνασθαι περὶ τῆς πρώτης αἰτίας

Thalegraves le fondateur de cette sorte de philosophie affirme que ltle principegt crsquoest lrsquoeau [hellip] Mais certains161 pensent que les tout premiers des anciens aussi bien avant la geacuteneacuteration actuelle les premiers theacuteologiens ont eu cette conception sur la nature en effet ils ont fait drsquoOkeacuteanos et de Teacutethys les parents de la geacuteneacuteration et ils ont fait de lrsquoeau celle qursquoils appellent laquo Styx raquo le serment des dieux [hellip] Ainsi donc si cette opinion primitive et ancienne srsquoadonnait agrave porter sur la nature cela ne serait peut-ecirctre pas eacutevident tandis que Thalegraves est dit avoir donneacute une explication de ce

157 Notons qursquoAristote souscrirait alors agrave lrsquoideacutee drsquoun alleacutegorisme laquo fort raquo pratiqueacute par ces individus selon la distinction preacutesenteacutee par Long (1992 43) entre lrsquoalleacutegorie en tant que forme deacutelibeacutereacutement choisie par le locuteur et lrsquoalleacutegorie comme mode drsquointerpreacutetation encourageacute par la richesse theacutematique drsquoun texte sans eacutegard agrave lrsquointention de lrsquoauteur cf Tate (1934 105-14) qui fait une distinction semblable entre laquo historic interpretation raquo et laquo intrinsic interpretation raquo

158 Laks 2004 214 Comme le souligne celui-ci lrsquointerpreacutetation drsquoAristote qui identifie lrsquoOceacutean au cycle des pluies a le meacuterite de tenir compte de sa circulariteacute de plus elle integravegre en quelque sorte les opinions de ses devanciers puisque ce cycle comporte agrave la fois des phases de pluie (eau) et drsquoeacutevaporation (air)

159 Heacuterodote (223) qui rejette lrsquoexistence du fleuve Oceacutean en attribue lrsquoinvention agrave laquo Homegravere ou quelque autre poegravete plus ancien raquo (Ὅμηρον δὲ ἤ τινα τῶν πρότερον γενομένων ποιητέων)

160 Les mots τῶν ποιητῶν qui suivent immeacutediatement Στύγα dans le texte sont supprimeacutes comme une glose par Ross

161 Selon Snell 1944 la personne critiqueacutee par Aristote serait Hippias (cf 86 B 6 DK)

65

genre au sujet de la premiegravere cause (Metaph Α3983b20-984a3 trad Duminil amp Jaulin modifieacutee)

La derniegravere phrase de ce texte difficile semble indiquer qursquoAristote nrsquoest pas convaincu que le

discours de ces laquo theacuteologiens raquo qui qursquoils soient porte reacuteellement laquo sur la nature raquo ndash autrement dit

qursquoil repreacutesente veacuteritablement une alleacutegorie physique162 En effet lrsquoheacutesitation exprimeacutee agrave la toute

fin du passage (τάχ ἂν ἄδηλον εἴη) peut srsquointerpreacuteter de deux maniegraveres soit elle concerne la

premiegravere moitieacute de la phrase et Aristote veut dire qursquoil nrsquoest pas sucircr que lrsquoopinion attribueacutee aux

laquo anciens raquo relegraveve vraiment du discours sur la nature soit elle porte sur le caractegravere obscur de la

faccedilon dont se sont exprimeacutes les premiers theacuteologiens qui dans lrsquohypothegravese ougrave ils ont vraiment

parleacute de la nature lrsquoauraient fait de faccedilon peu eacutevidente (par contraste avec Thalegraves) Cette

deuxiegraveme possibiliteacute drsquointerpreacutetation est toutefois moins vraisemblable que la premiegravere puisque

lrsquoobjectif drsquoAristote dans ce passage est de distinguer lrsquoapproche scientifique de Thalegraves de

lrsquoapproche mythique de ces anciens theacuteologiens et par le fait mecircme de justifier le statut de Thalegraves

de laquo chef de file raquo (ἀρχηγός) de la philosophie naturelle163 Les mots περὶ τῆς φύσεως de la

derniegravere phrase doivent donc ecirctre lus de faccedilon preacutedicative et non adjectivale (comme le

comprennent Duminil et Jaulin agrave lrsquoencontre de la plupart des traductions anteacuterieures) Aristote

ne srsquointerroge pas agrave savoir si cette opinion est vraiment ancienne (au contraire il insiste fortement

sur cette ancienneteacute cf τοὺς παμπαλαίους καὶ πολὺ πρὸ τῆς νῦν γενέσεως) mais plutocirct si elle

doit ecirctre consideacutereacutee comme un discours portant sur la nature ndash une question agrave laquelle il donne

tous les indices de croire que la reacuteponse est non

(c) Tradition poeacutetique et doctrines morales

Les textes tout juste examineacutes ont reacuteveacuteleacute la part drsquoexageacuteration dans lrsquoopinion voulant

qursquoAristote traitacirct fucirct-ce occasionnellement les anciens poegravetes comme des physiologues

srsquoexprimant par lrsquoalleacutegorie Qursquoen est-il maintenant des doctrines morales et psychologiques qursquoil

162 Par contraste Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste attribue avec une confiance eacuteclatante la paterniteacute de la theacuteorie de Thalegraves agrave Homegravere (223-6) laquo Prenez Thalegraves de Milet on admet qursquoil placcedila le premier agrave lrsquoorigine de lrsquounivers lrsquoeau comme eacuteleacutement primitif [hellip] Mais quel est le vrai pegravere de cette opinion Nrsquoest-ce pas Homegravere quand il a dit ldquoOceacutean pegravere de tous les ecirctresrdquo (Il XIV 246) raquo

163 Cf Mansfeld 1985 115-7

66

semble parfois relever chez ces mecircmes poegravetes Deux passages de la Politique164 sont ici agrave

consideacuterer

1 Il semble en effet que ce nrsquoest pas sans raison (οὐκ ἀλόγως) que le premier qui a eacutecrit cette fable (ὁ μυθολογήσας πρῶτος) a conjugueacute Aregraves et Aphrodite car tous les gens de cette sorte [scil les peuples guerriers] semblent bien porteacutes sur lrsquoamour soit des hommes soit des femmes (Pol 291269b27-31)165

2 [I]l y a quelque chose de raisonnable (εὐλόγως δ ἔχει) dans la fable raconteacutee par les anciens agrave propos des flucirctes On raconte en effet qursquoAtheacutena qui avait inventeacute les flucirctes les rejeta Il nrsquoest assureacutement pas faux de dire que crsquoest agrave cause de la deacuteformation du visage entraicircneacutee par le jeu de la flucircte que la deacuteesse se serait facirccheacutee cependant il est plus vraisemblable que crsquoest parce qursquoen ce qui concerne lrsquoesprit lrsquoapprentissage de la flucircte nrsquoa aucun effet or crsquoest agrave Atheacutena que nous rapportons la science et lrsquoart (Pol 861341b1-8)

Les expressions adverbiales οὐκ ἀλόγως et εὐλόγως qui se trouvent dans ces passages ne

semblent guegravere signifier autre chose qursquoune coiumlncidence heureuse que lrsquoon pourrait rendre plus

preacuteciseacutement par laquo crsquoest avec bon sens que hellip raquo ou laquo il y a du vrai dans ce qui est dit hellip raquo Dans le

premier cas Aristote fait reacutefeacuterence agrave un eacutepisode homeacuterique166 ceacutelegravebre agrave la fois pour son caractegravere

poleacutemique et pour son potentiel comique celui des amours adultegraveres drsquoAregraves et Aphrodite qui

aboutissent agrave lrsquoenchaicircnement des deux amants sous les yeux des dieux amuseacutes (Od 8266-369)

On ne peut certainement pas qualifier seacuterieusement drsquoalleacutegoregravese cette allusion spirituelle dans

laquelle Aristote relegraveve tout au plus un parallegravele litteacuteraire (accidentel) pour lrsquoideacutee qursquoil vient de

preacutesenter167 Eacutetant donneacute lrsquoampleur du scandale susciteacute par cet eacutepisode chez certains lecteurs

164 Eacutegalement citeacutes par Peacutepin (1958 123) comme exemples drsquoalleacutegories aristoteacuteliciennes

165 Roumlmer (1884 307) fait un rapprochement explicite entre ce passage de la Politique et lrsquointerpreacutetation laquo alleacutegorique raquo du fr 175

166 Homegravere est donc ici deacutesigneacute par lrsquoexpression laquo le mythologue raquo (ὁ μυθολογήσας) comparer avec les laquo theacuteologiens raquo (οἱ θεολογήσαντες) supra

167 Cf Hintenlang 1961 136 Le caractegravere comique est explicitement suggeacutereacute agrave lrsquointeacuterieur mecircme du reacutecit au cours duquel Deacutemodocos mentionne agrave deux reprises le rire des dieux (8326 343) Bien que le reacutecit possegravede une valeur theacutematique laquo seacuterieuse raquo dans le cadre du poegraveme nommeacutement en offrant un parallegravele divin agrave une situation qui srsquoapplique potentiellement agrave Ulysse la speacutecificiteacute olympienne du contexte dans lequel il se deacuteroule lui retire toute valeur tragique Le contraste entre la vengeance sanglante drsquoUlysse contre les preacutetendants et lrsquoarrangement agrave lrsquoamiable entre Aregraves et Heacutephaiumlstos illustre drsquoailleurs ce principe de la cosmologie homeacuterique selon lequel laquo there is no tragedy on the Olympus raquo (Brown 1989 291 cf Burkert 1960 140) Lrsquoeacutepisode avec ses menues polissonneries et ses conflits vite reacutesorbeacutes se conforme donc parfaitement agrave la deacutefinition aristoteacutelicienne du comique laquo un deacutefaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction raquo (Poet 51449a33) ainsi qursquoagrave un scheacutema narratif qursquoAristote associe agrave la comeacutedie laquo les personnages qui dans lrsquohistoire sont les pires ennemis Oreste et Eacutegisthe par exemple srsquoen vont amis agrave la fin et personne nrsquoest tueacute par personne raquo (Poet 131453a37-9)

67

anciens168 il est improbable que cette bregraveve allusion puisse ecirctre consideacutereacutee comme une apologie

alleacutegorisante169

Par ailleurs le contenu mecircme de cette remarque est ambigu soit i) Aristote veut dire qursquoAregraves

en tant que symbole de lrsquoesprit guerrier srsquounit agrave Aphrodite en tant que symbole de lrsquoamour

auquel cas lrsquoeacutepisode homeacuterique serait bien une sorte de repreacutesentation symbolique de

lrsquoassociation que fait Aristote drsquoun trait psychologique (la concupiscence) avec un trait culturel

(la propension agrave la guerre) soit ii) il veut tout bonnement dire que lrsquoeacutepisode en question est

psychologiquement vraisemblable puisque tous les guerriers et Aregraves en particulier sont

effectivement porteacutes aux plaisirs de lrsquoamour Cette seconde option est drsquoautant plus plausible que

la lecture aristoteacutelicienne de lrsquoeacutepopeacutee tend en ce qui concerne la psychologie du comportement agrave

traiter les personnages divins sur le mecircme plan que les personnages humains (voir infra chap 3

sect (ii)) Or si crsquoest bien lagrave le sens de la remarque drsquoAristote celle-ci nrsquoa rien drsquoalleacutegorique ndash

pas plus du moins que cette autre qui constitue une reacuteponse agrave un problegraveme homeacuterique preacutecis et

ougrave se trouve une ideacutee semblable

διὰ τί τὸν Ἀλέξανδρον πεποίηκεν οὕτως ἄθλιον ὥστε μὴ μόνον ἡττηθῆναι μονομαχοῦντα ἀλλὰ καὶ φυγεῖν καὶ ἀφροδισίων μεμνημένον εὐθὺς καὶ ἐρᾶν μάλιστα τότε φάσκοντα καὶ οὕτως ἀσώτως διακεῖσθαι

Ἀριστοτέλης μὲν φησὶν εἰκότως ἐρωτικῶς μὲν γὰρ καὶ πρότερον διέκειτο ἐπέτεινε δὲ τότε πάντες γάρ ὅταν μὴ ἐξῇ ἢ φοβῶνται μὴ οὐχ ἕξουσι τότrsquo ἐρῶσι μάλιστα διὸ καὶ νουθετούμενοι ἐπιτείνουσι μᾶλλον ἐκείνῳ δὲ ἡ μάχη τοῦτο ἐποίηκεν

Pourquoi Homegravere a-t-il repreacutesenteacute Alexandre comme un homme tellement miseacuterable que non seulement il a le dessous dans le duel mais en plus il prend la fuite puis songeant immeacutediatement agrave lrsquoamour et affirmant en avoir particuliegraverement le deacutesir agrave ce moment-lagrave il se trouve dans un tel eacutetat de deacutebauche

Aristote dit que cela est normal en effet il eacutetait deacutejagrave de disposition amoureuse avant ltle duelgt mais cela srsquoest intensifieacute agrave ce moment-lagrave Car pour tous les hommes lorsqursquoil est impossible ltdrsquoavoir quelque chosegt ou bien lorsqursquoils ont peur de ne pas lrsquoavoir crsquoest agrave ce moment-lagrave qursquoils deacutesirent le plus cette chose Crsquoest pourquoi mecircme si on le leur reproche ce sentiment srsquoaccroicirct

168 Cf Pl Resp 390c Zoiumlle fr 38 Friedlaumlnder Heacuteraclite (All 692) reacutesume ainsi tous ces griefs laquo Ils font tout un drame des amours drsquoAregraves et drsquoAphrodite et proclament sur tous les tons que crsquoest une fable impie raquo

169 Parmi les interpreacutetations alleacutegoriques anciennes de cet eacutepisode on trouve notamment 1) une alleacutegorie physique selon laquelle il srsquoagirait drsquoune repreacutesentation des ideacutees de lrsquoeacutecole sicilienne sur lrsquounion de la discorde et de lrsquoamitieacute (Heraclit All 697-11) 2) une alleacutegorie technique sur le travail de la forge (Heraclit All 6912-16) 3) une alleacutegorie eacutethico-politique par laquelle Homegravere en montrant un barde (Deacutemodocos) en train de chanter un tel reacutecit agrave la table des Pheacuteaciens un peuple notoirement dissolu aurait illustreacute la coiumlncidence de la corruption des moeurs et de celle de la culture (Plut Quomodo adul 19f)

68

encore Et agrave celui-lagrave [scil Alexandre] crsquoest la bataille qui a produit cet effet (Porph QHI ad 3441 1-5 MacPhail = fr 150 Rose)

Crsquoest tregraves vraisemblablement agrave ce mecircme eacuterotisme du guerrier qui explique autant les gestes

du dieu Aregraves que ceux de lrsquohumain Alexandre que fait allusion Aristote en Pol 291269b27-31

Une telle explication relegraveve de la psychologie et non de lrsquoalleacutegorie

Le second texte citeacute de la Politique fait reacutefeacuterence au mythe de la trouvaille de la flucircte par

Atheacutena un mythe qui semble avoir eacuteteacute traiteacute de faccedilon concurrente par deux poegravetes lyriques du Ve

siegravecle avant J-C Dans la version de Meacutelanippide (fr 2 Page) la deacuteesse aurait rejeteacute lrsquoinstrument

en lrsquoappelant laquo laideur et ruine du corps raquo (αἴσχεα σώματι λύμα) Teacutelestegraves en reacuteponse agrave

Meacutelanippide conteste la vraisemblance de cet eacuteveacutenement pourquoi Atheacutena que Clocircthocirc destine

de toute faccedilon agrave une eacuteternelle virginiteacute srsquooffusquerait-elle de son apparence Dans le mecircme

poegraveme Teacutelestegraves procegravede agrave un eacuteloge de la flucircte

Je ne peux pas croire en mon cœur que la divine Atheacutena la sage deacuteesse (σοφὰνhellip δίαν Ἀθάναν) pris ce sage instrument (σοφὸνhellip ὄργανον) dans les bosquets montagneux et effrayeacutee par la laideur qui offense le regard la lanccedila de nouveau hors de ses mains [hellip] Non cette histoire est inutile et contraire agrave la danse raconteacutee par des bardes insenseacutes et venue jusqursquoen Gregravece ndash un reproche envieux fait par les mortels agrave une sage discipline (σοφᾶςhellip τέχνας) (fr 1 Page)

Il est manifeste que la pratique de la flucircte dont Teacutelestegraves dans ce poegraveme deacutefend agrave reacutepeacutetition

les qualiteacutes intellectuelles en lrsquoassociant eacutetroitement agrave Atheacutena eacutetait lrsquoobjet drsquoun deacutebat parmi les

Anciens autour de ces mecircmes qualiteacutes170 ndash un deacutebat dont Aristote se fait lrsquoeacutecho dans le passage

de la Politique qui nous occupe171 Les deux interpreacutetations que donne Aristote du reacutecit du rejet

de la flucircte par Atheacutena loin de repreacutesenter le fruit de ses propres efforts drsquoalleacutegoregravese sont donc

tout bonnement un rappel de ce deacutebat dans lequel Aristote prend place parmi les deacutetracteurs de

lrsquoinstrument ndash et donne conseacutequemment sa faveur agrave celle de ces interpreacutetations qui sert le mieux

ses propres ideacutees sur le choix des disciplines musicales qui doivent ecirctre pratiqueacutees par les

citoyens drsquoune citeacute Encore une fois ce passage ne peut ecirctre lu comme davantage qursquoune

exploitation par Aristote drsquoun mythe connu voire simplement des caracteacuteristiques mythologiques

170 Atheacuteneacutee (8337e-f) rapporte un ancien distique sur la stupiditeacute notoire des joueurs drsquoaulos laquo Chez lrsquoaulegravete les dieux nrsquoont pas implanteacute lrsquoesprit car son esprit srsquoenvole en mecircme temps qursquoil souffle raquo (Ἀνδρὶ μὲν αὐλητῆρι θεοὶ νόον οὐκ ἐνέφυσαν ἀλλrsquo ἅμα τῷ φυσῆν χὠ νόος ἐκπέταται)

171 Sur lrsquohistoire culturelle de lrsquoaulos voir Wilson 2003

69

traditionnelles drsquoAtheacutena qui dans le fonds commun de la religion grecque en font la deacuteesse de

lrsquointelligence

Section (iv) Conclusion

Lrsquoexamen des textes aristoteacuteliciens dans lesquels certains ont vu un motif pour placer Aristote

dans les rangs des alleacutegoristes a suffisamment montreacute je crois lrsquoinsuffisance de ce motif Cela

dit et bien qursquoil nrsquoy ait manifestement pas lieu de lui attribuer des tendances alleacutegoristes il est

vrai qursquoAristote ne se consacre pas non plus agrave une reacutefutation en regravegle de lrsquoalleacutegoregravese poeacutetique

dont il ne fait jamais mention Mais lrsquoabsence de reacutefeacuterence explicite agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

nrsquoimplique pas que celle-ci nrsquoait pu constituer une position antagoniste aux yeux drsquoAristote dont

les adversaires theacuteoriques sont bien souvent anonymes dans la Poeacutetique172

De plus lrsquoinsistance avec laquelle Aristote affirme que laquo il nrsquoy a rien de commun agrave Homegravere et

agrave Empeacutedocle sinon le megravetre si bien qursquoil est leacutegitime drsquoappeler lrsquoun poegravete et lrsquoautre naturaliste

plutocirct que poegravete raquo (Poet 11447b17-19) reacutevegravele peut-ecirctre une reacutesistance agrave lrsquoalleacutegorie physique173

laquelle tend preacuteciseacutement agrave confondre poegravete et naturaliste Du moins cette affirmation eacutetablit-elle

clairement que lrsquoidentiteacute du poegravete et celle du naturaliste doivent ecirctre deacutetermineacutees sur la base du

contenu plutocirct que la forme meacutetrique Dans le chapitre suivant il sera preacuteciseacutement question des

caracteacuteristiques distinctives de lrsquoœuvre poeacutetique centreacutees sur la notion de mimecircsis

172 Cf Gudeman 1931

173 Cf Porter 1992 95 Struck 2004 67

Chapitre 3 Les principes de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique peacuteripateacuteticienne

Lrsquoobjectif de ce chapitre sera de montrer comment la conception mimeacutetique de la poeacutesie qui

est celle drsquoAristote permet drsquoexpliquer la position drsquoeacutequilibre exceptionnelle que ce dernier et

ses disciples agrave sa suite adoptent entre alleacutegorie et litteacuteralisme La theacuteorie de la mimecircsis nrsquoest pas

entiegraverement une invention drsquoAristote car on en trouve quelques anticipations degraves le Ve siegravecle

avant J-C bien que ce soit plutocirct chez les poegravetes que chez leurs critiques Aucun de ces textes

toutefois ne peut veacuteritablement ecirctre compareacute agrave la position aristoteacutelicienne qui preacutesente tous les

caractegraveres formels drsquoune deacutefinition

Eacutetant donneacutee lrsquoimportance qursquoacquirent les eacutetudes litteacuteraires dans lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne

apregraves Aristote174 il est tout agrave fait remarquable de constater qursquoaucun de ses disciples directs ou

indirects nrsquoa laisseacute de traces de quelque interpreacutetation alleacutegorique que ce soit175 La populariteacute de

ce type de lecture aupregraves des autres milieux philosophiques et philologiques contemporains

permet certainement par contraste de consideacuterer comme un trait typiquement peacuteripateacuteticien ce

rejet (toujours implicite)176 de lrsquoalleacutegoregravese Eacutevidemment il serait meacutethodologiquement risqueacute

drsquoavancer lrsquoargument de lrsquoabsence de textes agrave saveur alleacutegorique dans les fragments des

Peacuteripateacuteticiens pour en tirer des conclusions deacutefinitives Aussi crsquoest par un examen attentif des

principes theacuteoriques drsquoAristote et des bribes conserveacutees du travail critique de ses disciples que

lrsquoon sera en mesure de montrer la valeur nettement anti-alleacutegorique ndash mais aussi anti-litteacuteraliste ndash

de lrsquoapproche peacuteripateacuteticienne sur la poeacutesie

En un premier temps me basant sur les eacuteleacutements doctrinaux essentiels de la poeacutetique

aristoteacutelicienne je montrerai comment celle-ci permet drsquoattribuer agrave la poeacutesie une place autonome

174 Cf Zeller 1897 II 447 Podlecki 1969

175 Cf Most 2010 27 Le cas de Palaiphatos ne fait pas exception son Περὶ ἄπιστα ne contient pas drsquointerpreacutetations alleacutegoriques mais des hypothegraveses historiques concernant les faits reacuteels qui ont pu ecirctre agrave lrsquoorigine de certains mythes

176 Il est concevable qursquoAristote avait preacutesenteacute une argumentation formelle contre lrsquoalleacutegorie en quelque partie perdue des Questions homeacuteriques du dialogue Sur les poegravetes ou de la seconde moitieacute de la Poeacutetique mais comme lrsquoaffirme Hintenlang (1961 141) il est impossible de le savoir drsquoapregraves lrsquoeacutetat des teacutemoignages

71

dans le champ du discours crsquoest-agrave-dire un statut exceptionnel qui la soustrait au dilemme entre

une lecture litteacuterale et une lecture alleacutegorique

Pour fins drsquoillustration jrsquoexaminerai ensuite quelques exemples de la faccedilon dont les

personnages divins et humains de la poeacutesie sont consideacutereacutes par les Peacuteripateacuteticiens car les

repreacutesentations du divin constituent un terreau particuliegraverement fertile de la lecture alleacutegorique

face agrave laquelle les analyses peacuteripateacuteticiennes forment un contraste frappant

La section suivante sera consacreacutee agrave mettre en eacutevidence le caractegravere reacutevolutionnaire de

lrsquoemphase theacuteorique placeacutee sur le mythos par Aristote ainsi que les conseacutequences produites par

ce deacuteplacement pour le deacuteveloppement drsquoune theacuteorie poeacutetique de plus en plus deacutetacheacutee des

contraintes du discours rheacutetorique et du discours historique

Enfin jrsquoexaminerai quelques teacutemoignages illustrant le type drsquoapproche poeacutetique privileacutegieacutee

par les membres de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne soit une lecture se situant geacuteneacuteralement hors du

champ de la veacuterification historique et de la lecture alleacutegorique

Section (i) Le statut eacutepisteacutemologique de la μίμησις

Dans un ouvrage sur lrsquoapparition de la notion de fiction en Gregravece M Finkelberg177 attribue agrave

Platon lrsquoeacutemergence de cette notion au sens approximativement moderne drsquoun discours deacutebarrasseacute

des contraintes de la dichotomie vraifaux Finkelberg insiste en effet sur lrsquoheacuteritage par Aristote

de la theacuteorie platonicienne de la mimecircsis Or elle ne semble faire aucune diffeacuterence entre les

usages platonicien et aristoteacutelicien du terme μίμησις Le but de cette section sera de montrer que

crsquoest chez Aristote et pas avant que la mimecircsis acquiert un statut ontologique et eacutepisteacutemologique

que lrsquoon peut agrave bon droit rapprocher du concept de laquo fiction raquo

(a) Au-delagrave du reacutealisme

Les deacuteveloppements platoniciens les plus extensifs sur le statut des arts mimeacutetiques et de leurs

produits se trouvent au livre dix de la Reacutepublique Platon en arrive agrave la conclusion que ces

177 Finkelberg 1998 181-91

72

produits sont laquo au troisiegraveme rang raquo par rapport au reacuteel crsquoest-agrave-dire en deccedilagrave des objets mateacuteriels

repreacutesenteacutes eux-mecircmes eacutetant en deccedilagrave des formes intelligibles ayant inspireacute le travail de lrsquoartisan

Dans la theacuteorie platonicienne lrsquoobjet mimeacutetique se situe donc agrave lrsquoun des extrecircmes du spectre du

reacuteel lequel se deacutecline sur une ligne continue caracteacuteriseacutee par une hieacuterarchie dans le niveau de

reacutealiteacute des objets Le μίμημα et la forme intelligible occupant tous deux une place sur cette ligne

ils sont naturellement compareacutes lrsquoun agrave lrsquoautre et eacutevalueacutes en fonction drsquoun critegravere identique soit

leur valeur de reacutealiteacute

Par contraste il est eacutevident que lrsquousage aristoteacutelicien du terme mimecircsis et des mots de mecircme

famille nrsquoimplique aucunement une banale reproduction de la reacutealiteacute drsquoougrave lrsquoinsuffisance ndash pour

ne pas dire lrsquoinexactitude ndash du mot laquo imitation raquo reacuteguliegraverement adopteacute par les traducteurs de la

Poeacutetique Le fait qursquoAristote rejette lrsquohypothegravese fondamentale de lrsquoexistence de formes

platoniciennes modegraveles intelligibles dont le monde nrsquoest qursquoune imitation nrsquoest eacutevidemment pas

eacutetranger agrave lrsquousage particulier qursquoil fait de mimecircsis

De plus mecircme si lrsquoon met de cocircteacute cette prise de position meacutetaphysique essentielle il faut se

garder de croire que le terme mimecircsis pourrait neacuteanmoins conserver chez Aristote le sens

drsquoimitation mais entre les seuls niveaux infeacuterieurs de la hieacuterarchie platonicienne ie lrsquoobjet

concret et la repreacutesentation artistique Bien au contraire toute la theacuteorie aristoteacutelicienne de la

composition poeacutetique suppose une activiteacute productrice baseacutee sur lrsquoexploitation de donneacutees de

nature diverse ndash cognitives eacutethiques rheacutetoriques ndash parmi lesquels le laquo reacutealisme raquo (pour employer

un terme dont il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalent chez Aristote) nrsquooccupe qursquoune place mineure

En veacuteriteacute seuls deux eacuteleacutements figurant au nombre des prescriptions drsquoAristote suggegraverent un

rapport de correspondance explicite entre le poegraveme et le reacuteel 1) parmi les quatre exigences

relatives aux personnages drsquoune trageacutedie celle de la ressemblance (τὸ ὅμοιον)178 2) parmi les

regravegles geacuteneacuterales de la constitution de lrsquointrigue celle de la neacutecessiteacute et de la vraisemblance179

Toutefois comme je le montrerai agrave lrsquoinstant ces deux eacuteleacutements de reacutealisme sont largement

supplanteacutes par une tendance inverse qui tout au long de la Poeacutetique contribue agrave souligner

lrsquoindeacutependance de la sphegravere du poeacutetique et la nature du poegraveme comme artefact

178 Cf Poet 151454a24

179 Cf Poet 71451a12 (inter alia)

73

Au deacutebut du chapitre quinze de la Poeacutetique Aristote preacutesente comme caracteacuteristiques

souhaitables des personnages tragiques la bonteacute (τὸ χρηστόν) la convenance (τὸ ἁρμόττον) la

ressemblance (τὸ ὅμοιον) et la constance (τὸ ὁμαλόν) La signification exacte de lrsquoeacutepithegravete

ὅμοιον est incertaine drsquoautant plus qursquoAristote ne fournit aucun exemple pour lrsquoillustrer

contrairement aux trois autres caracteacuteristiques mais le sens le plus probable180 est celui de

ressemblance agrave laquo lrsquoecirctre humain raquo en geacuteneacuteral Or une exigence drsquoune telle impreacutecision laisse

eacutevidemment place agrave une mesure consideacuterable de non-ressemblance181 drsquoautant plus qursquoAristote

songe vraisemblablement agrave un modegravele humain geacuteneacuterique et non agrave des modegraveles individuels

crsquoest-agrave-dire historiques

Drsquoautre part le critegravere de ressemblance est en contradiction potentielle avec les trois autres

critegraveres qui le dominent numeacuteriquement et qui ont certainement la preacuteseacuteance182 La bonteacute (ou

encore la qualiteacute) des personnages de la trageacutedie est un eacuteleacutement essentiel au genre deacutejagrave

mentionneacute par Aristote en drsquoautres occasions dans la Poeacutetique Encore une fois le sens du terme

χρηστόν est discutable mais il semble faire reacutefeacuterence agrave des caracteacuteristiques agrave la fois morales et

sociales (le protagoniste doit ecirctre vertueux et appartenir agrave lrsquoune des grandes familles

aristocratiques de la tradition heacuteroiumlque) Quoi qursquoil en soit Aristote identifie explicitement

comme un trait geacuteneacuterique de la trageacutedie le fait que ses personnages sont supeacuterieurs aux ecirctres

humains laquo comme nous raquo crsquoest-agrave-dire laquo normaux raquo (cf Poet 1448a18 1454b9) Une telle

prescription constitue une sorte de mise agrave lrsquoeacutecart du reacutealisme du moins en ce qui concerne un

deacutetail preacutecis en faveur drsquoune adheacutesion agrave une convention du genre (tragique et eacutepique)183

180 Cf Lucas 1968 158

181 Cf Lucas 1968 158 Si toutefois comme le proposent certains (cf Hardy 1961 ad loc) Aristote entend plutocirct par ὅμοιον la ressemblance drsquoun personnage au prototype mythologique fourni par la tradition alors cette exigence est plus indeacutependante encore de la notion de reacutealisme puisque la mythologie abonde en personnages doteacutes de traits invraisemblables voire fantastiques Une telle signification de ὅμοιον est de toute faccedilon improbable car les personnages mythologiques ont des traits tellement diversifieacutes drsquoune version poeacutetique agrave lrsquoautre qursquoil est pratiquement impossible de parler de laquo prototype raquo mythologique

182 Aristote semble ecirctre conscient de cette contradiction potentielle du moins de la diffeacuterence importante entre la ressemblance et les autres critegraveres laquo Le troisiegraveme [scil but agrave viser] crsquoest la ressemblance ce qui est autre chose (ἕτερον) que de faire un caractegravere qui a qualiteacute ou convenance raquo (1454a24-5)

183 Cette convention semble avoir deacutejagrave eacuteteacute reconnue par le poegravete Aristophane qui raille Euripide pour ses repreacutesentations laquo reacutealistes raquo de personnages en haillons deacutepourvus de lrsquohabituelle distinction aristocratique des personnages tragiques

74

Quant agrave la convenance et la constance ce sont des critegraveres de coheacuterence interne

respectivement applicables agrave lrsquoespegravece et agrave lrsquoindividu τὸ ἁρμόττον deacutesigne ce qui convient au

type de personnage repreacutesenteacute τὸ ὁμαλόν lrsquoeacutegaliteacute de tempeacuterament du personnage individuel

dont le comportement doit preacutesenter suffisamment de stabiliteacute et de preacutedictibiliteacute Or

lrsquoapplication de ces critegraveres ne repose que partiellement sur une comparaison avec la reacutealiteacute En

effet les individus reacuteels preacutesentent parfois un comportement beaucoup plus erratique que ne le

font les personnages eacutepureacutes quasi unidimensionnels que requiegraverent lrsquouniteacute et lrsquointelligibiliteacute du

reacutecit selon Aristote ndash que lrsquoon songe au cas drsquoIphigeacutenie dont Aristote critique le brusque

changement drsquoattitude dans lrsquoIphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide (Poet 151454a31-33)

Essentiel agrave lrsquointelligibiliteacute selon Aristote est eacutegalement le caractegravere neacutecessaire de la seacutequence

des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes dans le deacuteveloppement de lrsquointrigue Agrave premiegravere vue la neacutecessiteacute

inheacuterente agrave lrsquointrigue pourrait ecirctre consideacutereacutee comme une exigence relevant du reacutealisme srsquoil

srsquoagissait de reacutealiser un reflet fidegravele de la neacutecessiteacute qui regravegne (partiellement du moins) dans le

monde de lrsquoempirie Ce nrsquoest toutefois pas le cas Crsquoest bien plutocirct en tant que construction

indeacutependante du reacuteel que la trame dramatique se doit de preacutesenter les apparences de la neacutecessiteacute

Lrsquointrigue reacutesulte en effet de la seacutelection drsquoune suite drsquoeacuteveacutenements en vue de la repreacutesentation

drsquoune action (praxis) unique Or cette uniteacute de lrsquoaction est commandeacutee par lrsquoobjet mimeacutetique

lui-mecircme (lequel est comparable agrave un ecirctre vivant) ainsi que par les conditions cognitives de la

reacuteception de lrsquoœuvre Crsquoest donc dire qursquoelle nrsquoest pas commandeacutee par la nature du monde reacuteel

lequel se caracteacuterise plutocirct par une surabondance de faits disparates et sans liens apparents Ce

processus de seacutelection dans lrsquoeacutelaboration de lrsquointrigue qui vise agrave un produit uniforme et universel

crsquoest ce qui rapproche le travail du poegravete de celui du philosophe et qui lrsquoeacuteloigne de celui de

lrsquohistorien184 En effet la diffeacuterence entre ceux-ci

est que lrsquoun dit ce qui a eu lieu lrsquoautre ce qui pourrait avoir lieu [hellip] La poeacutesie traite plutocirct du geacuteneacuteral la chronique du particulier Le laquo geacuteneacuteral raquo crsquoest le type de chose qursquoun certain type drsquohomme fait ou dit vraisemblablement ou neacutecessairement [hellip] Le laquo particulier raquo crsquoest ce qursquoa fait Alcibiade ou ce qui lui est arriveacute (Poet 91451b4-11)

Les poegravetes qui ont composeacute des Heacuteracleacuteides ou des Theacuteseacuteides ont donc commis une erreur

puisque le sujet mecircme de leurs compositions est impropre agrave lrsquoart poeacutetique et relegraveve de cette

184 La notion laquo drsquohistoire tragique raquo critiqueacutee par Polybe sorte de meacutelange entre les genres tragique et historique nrsquoa vraisemblablement rien avoir avec le Peacuteripatos cf Brink 1960

75

sous-cateacutegorie de lrsquohistoire qursquoest la biographie En effet laquo il se produit dans la vie drsquoun individu

unique un nombre eacuteleveacute voire infini drsquoeacuteveacutenements dont certains ne forment en rien une uniteacute et

de mecircme un individu unique accomplit un grand nombre drsquoactions qui ne forment en rien une

action une raquo (Poet 81451a18-19) Une relation toute deacutetailleacutee fucirct-elle des exploits de Theacuteseacutee

ou drsquoAlcibiade peut certainement constituer un portrait exact drsquoun pan de la reacutealiteacute mais elle

nrsquoen est pas moins eacutetrangegravere agrave la nature mimeacutetique de lrsquoobjet poeacutetique

(b) Le poeacutetique une nouvelle cateacutegorie discursive

La deacutelimitation de la sphegravere du poeacutetique dont Aristote agrave deacutefaut de concurrents identifiables

doit ecirctre consideacutereacute lrsquoauteur consiste ainsi agrave tailler dans le champ du discours une section

intermeacutediaire entre la fausseteacute et la veacuteriteacute Le discours du poegravete contrairement agrave celui du

philosophe de lrsquohistorien ou de lrsquoauteur de tekhnai est deacutepourvu de valeur de veacuteriteacute Ni vrai ni

faux il est plutocirct laquo bien raquo ou laquo mal raquo reacutealiseacute crsquoest-agrave-dire soit en conformiteacute soit en rupture avec

les standards de lrsquoart comme tout autre artefact humain La poeacutesie devient chez Aristote une

espegravece de la mimecircsis mais ce avant drsquoecirctre une espegravece du discours

Cette transformation opegravere une veacuteritable reacutevolution dans la penseacutee ancienne sur la poeacutesie On

ne trouve rien de comparable chez les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote alors que les alleacutegoristes

perccediloivent chez les poegravetes une volonteacute de diffusion occulte de veacuteriteacutes supeacuterieures les penseurs

drsquoenvergure tels Gorgias et Platon assimilent la poeacutesie agrave un mode drsquoexpression voueacute agrave la

tromperie et agrave lrsquoillusion et surtout dans le cas de Platon constamment diminueacute par la

comparaison avec drsquoautres modes jugeacutes plus veacuteridiques Il revient agrave Aristote drsquoavoir soustrait

lrsquoart poeacutetique agrave toute comparaison de cet ordre le poegravete chez lui nrsquoest jamais compareacute qursquoagrave

drsquoautres poegravetes185

Lrsquoexpression la plus claire et la plus provocante par Aristote de cette exemption du poeacutetique

des critegraveres habituels du discours se trouve peut-ecirctre dans son admiration paradoxale pour la

185 Je fais ici abstraction des nombreux passages ougrave Aristote fait un usage ponctuel et opportuniste de citations poeacutetiques agrave lrsquoappui drsquoune ideacutee dans le cadre drsquoune argumentation Un tel usage consiste tout au plus agrave relever des correspondances accidentelles et ne preacutesume en rien de la laquo veacuteriteacute raquo intrinsegraveque des mots des poegravetes citeacutes Platon lui-mecircme qursquoon ne peut certes soupccedilonner drsquoaccorder une creacuteance excessive aux poegravetes utilise ce proceacutedeacute que Tate (1934 112) deacutesigne par lrsquoexpression laquo interpreacutetation alleacutegorique artificielle raquo (artificial allegorism)

76

faccedilon dont Homegravere a laquo appris aux autres la faccedilon dont on doit dire des mensonges (ψευδῆ λέγειν

ὡς δεῖ) raquo (Poet 241460a20) Le laquo mensonge raquo apparaicirct ici comme un art agrave pratiquer selon des

regravegles preacutecises (ὡς δεῖ)

De plus comme Aristote le preacutecise immeacutediatement le ψευδῆ λέγειν en question deacutesigne

lrsquousage du paralogisme consistant agrave deacuteduire du conseacutequent la veacuteriteacute de lrsquoanteacuteceacutedent sur la base de

la relation drsquoimplication du conseacutequent par le preacuteceacutedent laquo Les gens srsquoimaginent que lorsque tel

fait entraicircne tel autre ou tel eacuteveacutenement tel autre lrsquoexistence du second implique celle du fait ou

de lrsquoeacuteveacutenement premier ndash or crsquoest faux (ψεῦδος) raquo (241460a21-23) Les laquo mensonges raquo

drsquoHomegravere nrsquoont donc rien agrave voir avec le topos ancien concernant le caractegravere fictionnel (ie

laquo mensonger raquo) des propos des poegravetes186 dont la premiegravere occurrence remonte aussi loin que le

proegraveme de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode voire qursquoHomegravere187 Ils sont plutocirct agrave rapprocher de la

preacutemisse de la Rheacutetorique selon laquelle le grand public est geacuteneacuteralement incapable de suivre un

raisonnement soutenu et accepte facilement les conclusions tireacutees drsquoun paralogisme Agrave lrsquoinstar de

lrsquoorateur les propos du poegravete se voient ainsi fermement rattacheacutes agrave la sphegravere du vraisemblable (τὸ

εἰκός)188

Par contraste avec lrsquoindiffeacuterence relative qursquoil affiche face aux critegraveres de reacutealisme et de veacuteriteacute

lrsquoinsistance drsquoAristote agrave souligner lrsquoimportance de la coheacuterence interne des divers eacuteleacutements du

reacutecit est tout agrave fait remarquable La justesse de la construction poeacutetique est tout entiegravere tourneacutee

vers lrsquointeacuterieur vers lrsquoeacutelaboration drsquoun monde coheacuterent par rapport agrave lui-mecircme et minimalement

redevable au modegravele reacuteel dont il est une sorte de rappel volontairement alteacutereacute

Cette rupture avec la conception ancienne de la mimecircsis poeacutetique qui subordonnait avec

beaucoup plus de force le μίμημα agrave son modegravele a eacutevidemment des conseacutequences du point de vue

du type de lecture que commande la poeacutesie La position theacuteorique standard preacute-aristoteacutelicienne

sur la poeacutesie qui se reacutesume dans la remarque suivante de Platon laquo Tout ce que disent les

conteurs drsquohistoires et les poegravetes nrsquoest-il pas le reacutecit raconteacute drsquoeacuteveacutenements ou passeacutes ou preacutesents

186 Cf Gallavotti 1968 241

187 Theog 27-28 Od 11363-66

188 Lrsquointerpeacuteneacutetration des cateacutegories poeacutetiques et rheacutetoriques est particuliegraverement claire dans le cas du terme meacutelioratif πιθανός que lrsquoon retrouve reacuteguliegraverement dans les scholies aux poegravetes au sens non pas drsquoargument persuasif mais de scegravene laquo reacutealiste raquo (cf Jouanna 2001 12)

77

ou futurs (διήγησις [hellip] ἢ γεγονότων ἢ ὄντων ἢ μελλόντων) raquo (Resp 392d) implique une

relation de correspondance entre le discours poeacutetique et la reacutealiteacute historique une relation dont

lrsquoexactitude peut ecirctre objectivement eacutevalueacutee Dans un tel modegravele eacutetant donneacutee lrsquoinexactitude

manifeste ndash ie litteacuterale ndash du discours poeacutetique par rapport agrave la reacutealiteacute qursquoil doit rendre ou encore

par rapport agrave une norme morale consideacutereacutee comme vraie il devient neacutecessaire si lrsquoon doit

laquo sauver raquo le poegravete drsquoadapter sa lecture afin drsquoecirctre en mesure de trouver chez lui ce qui doit par

hypothegravese srsquoy trouver Le modegravele mimeacutetique de la poeacutesie inaugureacute par Aristote remplace la

formule platonicienne qui fait appel agrave des eacuteveacutenements appartenant au temps reacuteel (passeacute preacutesent

ou futur) par une formule de modaliteacute potentielle crsquoest-agrave-dire atemporelle laquo le rocircle du poegravete est

de dire non pas ce qui a lieu reacuteellement mais ce qui pourrait avoir lieu (οἷα ἂν γένοιτο) dans

lrsquoordre du vraisemblable ou du neacutecessaire raquo (Poet 91451a36-37)

De plus lrsquoobjet de la mimecircsis au sens aristoteacutelicien est lrsquoaction ou encore lrsquoeacuteveacutenement189 ce

qui lrsquooppose eacutegalement au modegravele stoiumlcien dans lequel la poeacutesie est deacutefinie comme laquo une forme

poeacutetique qui a un sens contenant une imitation de choses divines et humaines raquo (ποίησις δέ ἐστι

σημαντικὸν ποίημα μίμησιν περιέχον θείων καὶ ἀνθρωπείων)190 Cette deacutefinition stoiumlcienne

qui preacutesuppose la preacutesence de reacutealiteacutes de deux ordres distincts repreacutesenteacutees dans les poegravemes est

tout agrave fait en accord avec la pratique de lrsquoalleacutegorie typique de cette eacutecole191 Par contraste parce

qursquoil reacuteduit lrsquoimportance drsquoune telle comparaison avec la reacutealiteacute ndash permanente ou historique ndash le

modegravele aristoteacutelicien supprime toute neacutecessiteacute de recours agrave lrsquoalleacutegorie

(c) Meacutegaclide et le πλάσμα

Une notion eacutetroitement lieacutee agrave celle de mimecircsis mais que je nrsquoai pas eu lrsquooccasion de

mentionner jusqursquoici est celle de πλάσμα le plus souvent rendu par les mots laquo fiction raquo ou

189 Aristote parle tantocirct drsquoune imitation laquo drsquohommes en action raquo (πράττοντας) tantocirct drsquoune imitation laquo drsquoactions raquo (πράξεις) (cf Poet 1448a1 1449b25)

190 Diog Laert 760 ougrave la deacutefinition est attribueacutee agrave Posidonios Cf les deacutefinitions de divers genres poeacutetiques remontant vraisemblablement agrave Theacuteophraste infra section (iii) de ce chapitre

191 DeLacy (1948 262) fait remarquer agrave juste titre que lrsquousage des termes relatifs agrave la mimecircsis par les Stoiumlciens est intimement lieacute agrave leur pratique de lrsquoalleacutegoregravese (et donc fondamentalement distinct de lrsquousage aristoteacutelicien) Sur lrsquoexacerbation de la dichotomie humaindivin dans la tradition alleacutegorique voir infra section (ii)

78

laquo invention raquo Ce terme figure dans deux fragments attribueacutes au Peacuteripateacuteticien Meacutegaclide dont

lrsquointerpreacutetation reacuteguliegraverement donneacutee par les commentateurs me semble erroneacutee

Le premier texte porte sur le passage de lrsquoIliade ougrave Hector reste seul devant les portes de

Troie attendant de pied ferme le combat avec Achille pendant que celui-ci court en vain dans la

plaine agrave la poursuite drsquoApollon qui a pris les traits drsquoun guerrier troyen pour le berner

ἄξιον ζητήσεως πῶς ἀπόντος Ἀχιλλέως μηδεὶς πολεμεῖ Ἕκτορι ἢ τάχα συνεπορεύοντο αὐτῷ καὶ οἱ λοιποὶ ἀριστεῖς διώκοντι Ἀπόλλωνα Μεγακλείδης δέ φησι ταῦτα πάντα πλάσματα εἶναι

Il vaut la peine de se demander comment il se fait que personne nrsquoattaque Hector pendant qursquoAchille est au loin Peut-ecirctre que les autres heacuteros sont partis avec lui agrave la poursuite drsquoApollon Mais Meacutegaclide dit que toutes ces choses sont des inventions (schol b Il 2236 ex = fr 6b Janko)

Lrsquoexpression laquo toutes ces choses raquo (ταῦτα πάντα) englobe apparemment plusieurs

eacuteveacutenements et notamment lrsquoeacutepisode du duel lui-mecircme entre Achille et Hector comme le reacutevegravele

le second commentaire de Meacutegaclide ougrave intervient le terme πλάσμα

Μεγακλείδης πλαστὴν εἶναι τὴν μονομαχίαν φησίνmiddot daggerπῶς γὰρ τὰ Ἡφαιστότευκτα ὅπλα εἰσίν

Μεγακλείδης πλάσμα εἶναί φησι τοῦτο τὸ μονομάχιονmiddot πῶς γὰρ τοσαύτας μυριάδας νεύματι Ἀχιλλεὺς ἀπέστρεφεν

Meacutegaclide affirme que le duel est inventeacute car comment les armes faites par Heacutephaiumlstos hellip [texte corrompu] (schol T Il 22205-7a1)

Meacutegaclide affirme que ce duel est une invention car comment Achille a-t-il arrecircteacute des hommes aussi nombreux par un signe de tecircte (schol b Il 22205-7a2)

Meacutegaclide a donc avanceacute au moins deux arguments pour appuyer son opinion selon laquelle

cet eacutepisode est une laquo invention raquo Lrsquoun est lrsquoinvraisemblance attacheacutee agrave la scegravene ougrave Achille par un

simple signe empecircche lrsquoarmeacutee grecque de srsquoen prendre agrave Hector afin de se reacuteserver la gloire de le

tuer lui-mecircme Lrsquoautre est difficile agrave reconstituer en raison de la lacune dans le texte mais la

reacutefeacuterence aux laquo armes drsquoHeacutephaiumlstos raquo montre qursquoil concerne soit lrsquoarmure porteacutee par Achille lors

de ce duel soit celle porteacutee par Hector ndash toutes deux eacutetant lrsquoœuvre drsquoHeacutephaiumlstos

Aristote dans la Poeacutetique fait aussi allusion agrave lrsquoun des problegravemes mentionneacutes par Meacutegaclide

soit le caractegravere laquo irrationnel raquo (τὸ ἄλογον) de la scegravene avec Achille retenant lrsquoarmeacutee laquo la scegravene

de la poursuite drsquoHector serait comique au theacuteacirctre ndash drsquoun cocircteacute la foule debout qui ne le poursuit

79

pas de lrsquoautre Achille qui la contient drsquoun signe de tecircte ndash mais dans lrsquoeacutepopeacutee cela ne se

remarque pas raquo (241460a14-17) Selon Gudeman (1934 ad loc) Aristote offrirait lagrave une reacuteponse

agrave Meacutegaclide agrave qui Gudeman attribue par ailleurs une disposition drsquoesprit semblable agrave celle de

Zoiumlle192 crsquoest-agrave-dire une volonteacute excessive de critiquer Homegravere jusque dans les moindres deacutetails

Gudeman est en cela influenceacute par lrsquousage du mot πλάσμα par Meacutegaclide qursquoil juge drsquoembleacutee

ecirctre un terme peacutejoratif193

Certaines raisons laissent pourtant croire que ce jugement sur la position de Meacutegaclide

pourrait ecirctre erroneacute Drsquoune part Meacutegaclide est apparu ailleurs comme lrsquoauteur drsquoune deacutefense

drsquoHomegravere preacuteciseacutement contre ce Zoiumlle deacutefense emphatique srsquoil en est une et qui semble plutocirct le

placer aux rangs des λυτικοί soit en position antagoniste avec Zoiumlle194 Drsquoautre part il deacutemontre

en au moins une autre occasion qursquoil possegravede des outils de lecture sophistiqueacutes qui deacutementent le

jugement reacutepandu selon lequel son approche litteacuteraire est laquo naiumlve raquo195 Il srsquoagit drsquoailleurs drsquoune

reacuteponse offerte agrave un autre problegraveme homeacuterique ce qui confirme son rocircle de λυτικός (Patrocle se

preacuteparant agrave affronter les Troyens revecirct les armes drsquoAchille mais ne prend pas sa lance dont le

poegravete dit que seul Achille peut la soulever)

διὰ τί οὖν μόνον τὸ Πηλιωτικὸν αὐτῷ ἀναρμοστεῖ δόρυ τῶν ἄλλων ἁρμοσάντων ὅπλων Μεγακλείδης ἐν δευτέρῳ Περὶ Ὁμήρου προοικονομεῖσθαί φησιν Ὅμηρον τὴν ὁπλοποιΐανmiddot καὶ ἐπειδὴ τὰς μὲν ἄλλας ὕλας ἐξ ὧν ὁ Ἥφαιστος ἐδημιούργει τὰ ὅπλα τὸν χρυσὸν καὶ τὸν ἄργυρον οὐκ ἀπίθανον εἶναι καὶ ἐν οὐρανῷ δένδρον δὲ οὐράνιον λέγειν καταγελαστότατον ἦν διὰ τοῦτο τὰ μὲν λοιπὰ ὅπλα πεποίηκε τὸν Πάτροκλον φέροντα ἃ καὶ ἀπολόμενα ἐτύγχανεν ἂν τῆς Ἡφαίστου δημιουργίας μόνον δὲ τὸ δόρυ ἐάσαντα ἵνα σωθῇ καταλειπόμενονmiddot τοῦτο γὰρ ἀπολόμενον οὐκ ἂν ὁ Ἥφαιστος κατεσκεύασε πιθανῶς διὰ τὸ τὴν ὕλην αὐτοῦ μὴ οὐράνιον ἀλλ ἔγγειον καὶ Πηλιῶτιν εἶναι

Pourquoi donc est-ce uniquement la lance du Peacutelion qui ne lui convient pas alors que les autres piegraveces de lrsquoarmement lui vont bien Meacutegaclide dans le deuxiegraveme livre de son Sur Homegravere dit qursquoHomegravere preacutepare la scegravene de la fabrication des armes Et crsquoest parce que dans le cas des autres mateacuteriaux avec lesquels Heacutephaiumlstos fabrique les armes soit lrsquoor et lrsquoargent il nrsquoeacutetait pas invraisemblable qursquoon en trouve dans le ciel tandis qursquoil aurait eacuteteacute fort ridicule de parler drsquoun arbre ceacuteleste Crsquoest pour cette raison qursquoil a fait en sorte que Patrocle emporte les autres armes ndash que une fois perdues ltAchillegt pourrait obtenir gracircce au travail drsquoHeacutephaiumlstos ndash et qursquoil laisse uniquement la lance afin que resteacutee derriegravere elle soit sauveacutee Car celle-ci si elle avait eacuteteacute perdue

192 Janko 2000 143 fait eacutegalement un rapprochement entre Meacutegaclide et Zoiumlle

193 Cf Papadopoulou (1999 204-6) qui attribue semblablement une eacutevaluation neacutegative agrave Meacutegaclide

194 Cf fr 11 Janko (supra p 52) en particulier lrsquoexclamation laquo πῶς ἂν οὖν οἰωνὸς σαφέστερος φανείη  raquo

195 Pace Janko 2000 143 laquo Megaclidesrsquo decidedly naiumlve approach to myth raquo

80

Heacutephaiumlstos nrsquoaurait pu la remplacer de faccedilon vraisemblable puisque le bois dont elle est faite nrsquoest pas un mateacuteriau ceacuteleste mais terrestre originaire du Peacutelion (schol A Il 16140b Porph vel D)

La preacutesence du verbe προοικονομεῖσθαι dans ce texte est remarquable Il srsquoagit lagrave de lrsquoune

des plus anciennes occurrences de ce terme technique de la critique litteacuteraire ancienne qui

deacutesigne par lagrave le travail drsquoanticipation du poegravete dans la disposition des eacuteveacutenements du reacutecit196 En

plus drsquouser de ce terme technique typique drsquoune conception artisanale de la poeacutesie Meacutegaclide

porte attention agrave la conformiteacute de la scegravene avec ce qui apparaicirct adeacutequat agrave la digniteacute divine

puisqursquoil serait laquo hautement ridicule raquo (καταγελαστότατον) de repreacutesenter Heacutephaiumlstos travaillant

le bois Homegravere a fait en sorte que la lance drsquoAchille nrsquoait pas agrave ecirctre remplaceacutee Cette remarque

semble motiveacutee par des preacuteoccupations rheacutetoriques197 davantage que par un souci de pieacuteteacute ou de

reacutealisme

Agrave lrsquoappui de lrsquoideacutee selon laquelle Meacutegaclide use du terme plasma de faccedilon neacutegative

Papadopoulou avance le commentaire suivant qui porte sur le discours de deacutefi qursquoadresse

Tleacutepolegraveme agrave Sarpeacutedon juste avant leur affrontement dans lrsquoIliade (Tleacutepolegraveme se vante drsquoecirctre un

descendant drsquoHeacuteraclegraves qui aurait jadis mis Troie agrave sac)

εὖ τὸ παράδειγμα τῆς Ἡρακλέους ἀρετῆς ὅτι οὐκ ἄλλοθεν αὐτὸ φέρει ἢ ἐκ τῆς νῦν πολεμουμένης πόλεως Μενεκλῆς [Μεγακλῆς ] δέ φησιν ἐψεῦσθαι τὴν ἐπὶ Ἴλιον στρατείαν

[Il eacutevoque] de faccedilon approprieacutee lrsquoexemple de la valeur drsquoHeacuteraclegraves parce qursquoil ne prend pas cet exemple ailleurs que dans la ville mecircme qui est attaqueacutee agrave ce moment-lagrave Mais Meacutegaclegraves dit que cette campagne contre Troie est faussement raconteacutee (schol bT Il 5640 ex)

La correction de Μενεκλῆς en Μεγακλῆς (proposeacutee par Muumlller cf FHG 4443) ainsi que

lrsquoidentification de ce Meacutegaclegraves agrave Meacutegaclide sont geacuteneacuteralement accepteacutees198 notamment sur la

base de ce texte tireacute drsquoAtheacuteneacutee

Μεγακλείδης ἐπιτιμᾷ τοῖς μεθ Ὅμηρον καὶ Ἡσίοδον ποιηταῖς ὅσοι περὶ Ἡρακλέους εἰρήκασιν ὡς στρατοπέδων ἡγεῖτο καὶ πόλεις ᾕρειmiddot ὃς μεθ ἡδονῆς πλείστης τὸν μετ ἀνθρώπων βίον διετέλεσε [hellip] τοῦτον οὖν φησίν οἱ νέοι ποιηταὶ κατασκευάζουσιν ἐν λῃστοῦ σχήματι μόνον περιπορευόμενον ξύλον ἔχοντα καὶ λεοντῆν καὶ τόξαmiddot καὶ ταῦτα πλάσαι πρῶτον Στησίχορον τὸν Ἱμεραῖον

196 Cf Nuumlnlist 2009 29

197 Selon Aristote (Rh 31408a10-14) le fait de parler noblement de choses triviales est une faute de convenance qui fait laquo tomber dans la comeacutedie raquo

198 Cf Erbse ad loc (app crit)

81

Meacutegaclide critique les poegravetes posteacuterieurs agrave Homegravere et agrave Heacutesiode qui deacuteclarent qursquoHeacuteraclegraves a conduit des armeacutees et pris des villes alors qursquoil a passeacute sa vie terrestre dans le plus grand plaisir possible [hellip] Ce sont donc les poegravetes reacutecents dit-il qui font de lui un errant solitaire habilleacute en brigand avec une massue une peau de lion et un arc Et le premier agrave avoir inventeacute ces choses est Steacutesichore drsquoHimegravere (Ath 12512e-f)

Combinant ces deux teacutemoignages sur Meacutegaclide Papadopoulou en conclut qursquoil consideacuterait

avec meacutefiance lrsquoinvention poeacutetique laquelle serait associeacutee au mensonge (ἐψεῦσθαι) et par

conseacutequent agrave la fausseteacute Mais si le verbe ἐψεῦσθαι qui apparaicirct dans la scholie au vers 5640 est

compris comme se rapportant agrave Homegravere alors les deux textes tout juste citeacutes sont difficilement

reacuteconciliables Atheacuteneacutee affirme explicitement que la critique de Meacutegaclide concernant la

repreacutesentation drsquoHeacuteraclegraves srsquoadresse aux poegravetes apregraves Homegravere et Heacutesiode crsquoest-agrave-dire aux

neoteroi ce nrsquoest pas avant Steacutesichore pense-t-il qursquoHeacuteraclegraves a endosseacute son costume de guerrier

austegravere Lrsquoimplication semble ecirctre que la repreacutesentation homeacuterique drsquoHeacuteraclegraves est correcte agrave ses

yeux et qursquoil nrsquoy a pas lieu de convaincre Homegravere de mensonge agrave cet eacutegard

Aussi consideacuterant que crsquoest en fait Tleacutepolegraveme qui rapporte les exploits anciens drsquoHeacuteraclegraves agrave

Troie il semble plus naturel de penser que le laquo mensonge raquo en question est attribueacute agrave ce

personnage et non au poegravete Cela est drsquoautant plus probable que Tleacutepolegraveme quelques lignes

avant de vanter les exploits de son ancecirctre accuse justement de mensonge ceux qui font de

Sarpeacutedon un descendant de Zeus alleacuteguant que son ennemi nrsquoest pas agrave la hauteur de cette

reacuteputation199 Le commentaire de Meacutegaclide serait donc une faccedilon de souligner que crsquoest en fait

Tleacutepolegraveme qui par vantardise invente ce reacutecit afin de glorifier sa propre ligneacutee Une telle lecture

est tout agrave fait autoriseacutee par le texte de la scholie qui ne preacutecise pas quel est le compleacutement

drsquoagent du verbe ἐψεῦσθαι (le texte fort elliptique est probablement mutileacute) Μεγακλῆς δέ

φησιν ἐψεῦσθαι τὴν ἐπὶ Ἴλιον στρατείαν

Ces diverses consideacuterations laissent penser que Meacutegaclide pourrait fort bien avoir voulu

exprimer autre chose qursquoune critique en qualifiant lrsquoeacutepisode du duel de plasma Tout comme

Aristote dans le cas du rempart acheacuteen (voir infra chap 5 sect (ii)) il est possible que son

commentaire ait fait originellement partie drsquoune reacuteponse offerte aux critiques nombreuses

adresseacutees agrave divers deacutetails relatifs agrave cet eacutepisode Plus preacuteciseacutement le fait de qualifier en bloc une

suite drsquoeacuteveacutenements (ταῦτα πάντα) drsquoinventions pourrait constituer un encouragement agrave

199 Il 5635 laquo On ment (ψευδόμενοι) quand on te dit descendant de Zeus porte-eacutegide raquo

82

abandonner la recherche de justifications narratives complexes dans lesquelles se speacutecialisent les

λυτικοί On verra dans le prochain chapitre qursquoune attitude semblable se manifeste reacuteguliegraverement

dans les commentaires drsquoAristarque

(d) La deacutesignation meacutetaphorique

Aristote admet non seulement le caractegravere singulier du statut ontologique du contenu du

discours poeacutetique mais aussi certaines qualiteacutes exceptionnelles attacheacutees agrave sa forme Le langage

poeacutetique preacutesente une diffeacuterence significative avec lrsquousage non poeacutetique en ce qursquoil recourt

davantage agrave lrsquoexpression figureacutee ndash au premier chef agrave la meacutetaphore Mais cette diffeacuterence est de

nature quantitative et non qualitative la meacutetaphore est une figure privileacutegieacutee tant pour les poegravetes

que les orateurs laquo car tout le monde en parlant fait usage de meacutetaphores raquo (πάντες γὰρ

μεταφοραῖς διαλέγονται) (Rh1404b34)200 Crsquoest donc dire que la meacutetaphore fait partie de

lrsquousage naturel et spontaneacute du langage bien que sa maicirctrise reacuteelle crsquoest-agrave-dire la composition de

bonnes meacutetaphores exige un talent qui nrsquoest pas uniformeacutement partageacute

La meacutetaphore est deacutefinie de faccedilon tregraves geacuteneacuterale comme lrsquoapplication agrave une chose drsquoun nom

impropre en vertu de la perception drsquoune certaine ressemblance201 Tout comme le concept de

mimecircsis celui de meacutetaphore implique donc un eacutequilibre deacutelicat entre ressemblance et

eacuteloignement202 et se rattache au travail poeacutetique plus qursquoagrave tout autre De plus tous deux se voient

attribueacutes une valeur agrave la fois heacutedoniste et didactique en vertu du pheacutenomegravene cognitif de la

reconnaissance Toutefois on ne voit nulle part Aristote reacutealiser un rapprochement theacuteorique

explicite entre lrsquoactiviteacute mimeacutetique et la stylisation lexicale meacutetaphorique ou autre ndash sauf

peut-ecirctre en une rare occasion Deacutecrivant lrsquoaptitude des mots exotiques agrave susciter chez les

auditeurs une agreacuteable surprise il ajoute

200 Cf Poet 221459a10-14 ougrave la meacutetaphore est associeacutee au megravetre iambique parce qursquoil est le plus proche de la langue parleacutee

201 Cf Poet 211457b6-7 ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορὰ 221459a7-8 τὸ γὰρ εὖ μεταφέρειν τὸ τὸ ὅμοιον θεωρεῖν ἐστιν

202 Cf Ricœur 1975 57

83

ἐπὶ μὲν οὖν τῶν μέτρων πολλά τε ποιεῖται οὕτω καὶ ἁρμόττει ἐκεῖ (πλέον γὰρ ἐξέστηκεν περὶ ἃ καὶ περὶ οὓς ὁ λόγος) ἐν δὲ τοῖς ψιλοῖς λόγοις πολλῷ ἐλάττωmiddot ἡ γὰρ ὑπόθεσις ἐλάττων ἐπεὶ καὶ ἐνταῦθα εἰ δοῦλος καλλιεποῖτο ἢ λίαν νέος ἀπρεπέστερον ἢ περὶ λίαν μικρῶν

En vers donc toutes sortes de noms produisent de lrsquoeacutetrangeteacute et ils sont lagrave agrave leur place car les choses et les personnes dont il y est question sont plus eacuteloigneacutes en prose au contraire on a beaucoup moins de latitude parce que le propos est plus modeste (en effet mecircme en vers agrave supposer qursquoun esclave srsquoexprime en termes choisis ou un trop jeune homme il y aurait disconvenance ou si lrsquoon parle de choses trop triviales) (Rh 31404b11-17 trad Chiron modifieacutee)

Ici les sujets respectifs de la poeacutesie et de la prose (cf περὶ ἃ καὶ περὶ οὕς ἡ ὑπόθεσις) sont

distingueacutes selon qursquoils srsquoeacuteloignent (ἐξέστηκεν) de la reacutealiteacute quotidienne ou qursquoils sont au

contraire modestes (ἐλάττων) et cette distinction en entraicircne une autre du point de vue de la

sophistication de langage qui est approprieacutee dans chaque cas

Finalement il est possible de deacutetecter dans une remarque qursquoAristote ne fait qursquoen passant un

contraste entre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique (erroneacutee) et lrsquoappreacutehension (correcte) des meacutetaphores

Agrave la fin de la Meacutetaphysique dans sa critique de la theacuteorie des nombres-principes des

Pythagoriciens chez qui Aristote deacutenonce la propension agrave eacutetablir des correspondances

numeacuteriques arbitraires apparaicirct la comparaison suivante pour le moins surprenante

ὅμοιοι δὴ καὶ οὗτοι τοῖς ἀρχαίοις Ὁμηρικοῖς οἳ μικρὰς ὁμοιότητας ὁρῶσι μεγάλας δὲ παρορῶσιν

Ainsi ils [les Pythagoriciens] ressemblent aux anciens interpregravetes drsquoHomegravere qui voient de petites ressemblances et en neacutegligent de grandes (Metaph Ν1093a27)

Aristote fait manifestement reacutefeacuterence agrave une approche preacutecise typique des anciens homeacuteristes

qursquoil place tous ensemble dans le mecircme panier et auxquels il attribue lrsquohabitude de relever

certaines ressemblances et drsquoen ignorer drsquoautres En deacutepit de sa briegraveveteacute ce texte mrsquoapparaicirct

susceptible de constituer une critique de la meacutethode alleacutegorique Les laquo petites ressemblances raquo

auxquelles srsquoattachent ces individus pourraient deacutesigner les rapports drsquoanalogie improbables que

les alleacutegoristes eacutetablissent entre des choses aussi diffeacuterentes qursquoun personnage poeacutetique ndash par

exemple Atheacutena ndash et une vertu ndash par exemple la sagesse Les laquo grandes ressemblances raquo seraient

quant agrave elles celles qui srsquoimposent avec une certaine eacutevidence agrave lrsquoinstar de celles qui sont

exprimeacutees par des meacutetaphores approprieacutees

84

Section (ii) Dieux et hommes dans la critique peacuteripateacuteticienne

Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de mentionner preacuteceacutedemment que les alleacutegoristes deacutemontrent un inteacuterecirct

particulier envers les personnages divins de la poeacutesie Pour cette raison une comparaison des

approches alleacutegorique et peacuteripateacuteticienne sur les eacuteleacutements narratifs de cet ordre aidera agrave mettre

davantage en eacutevidence le contraste formeacute par ces approches

En effet un eacuteleacutement constant ndash mais distinctif dans lrsquohistoire globale de la critique litteacuteraire

ancienne ndash se trouvant chez les Peacuteripateacuteticiens est la faccedilon dont est analyseacute le comportement des

personnages divins Alors que la tradition alleacutegorique srsquoadonne volontiers agrave une laquo sublimation raquo

des moindres deacutetails drsquoun reacutecit pour en faire des images mouvantes drsquoune veacuteriteacute eacuteternelle

percevant notamment dans les heacuteros de lrsquoeacutepopeacutee des incarnations humaines de reacutealiteacutes divines203

les Peacuteripateacuteticiens adoptent en quelque sorte la tendance inverse Dans un contexte poeacutetique les

agents divins ne leur apparaissent ni plus ni moins que comme des personnages dont les

caracteacuteristiques psychologiques srsquoapparentent agrave celles des hommes bien que leurs possibiliteacutes

drsquoaction soient par deacutefinition supeacuterieures Les dieux de la poeacutesie au lieu de refleacuteter une reacutealiteacute

theacuteologique ne sont plus que des acteurs dans des reacutecits

Cette tendance remonte certainement agrave Aristote lui-mecircme dont la conception laiumlque (de la

trageacutedie en particulier) exposeacutee dans la Poeacutetique a frappeacute plus drsquoun commentateur moderne Car

si drsquoautres Xeacutenophane par exemple (cf B 11 12 14 DK) avaient depuis longtemps remarqueacute

les traits anthropomorphiques des dieux homeacuteriques et heacutesiodiques ce rapprochement avait

auparavant toujours eacuteteacute eacutemis sur le mode de la deacutenonciation crsquoest-agrave-dire dans le but de

convaincre les poegravetes de fausseteacute Quelques exemples suffiront agrave illustrer le mode drsquoanalyse

typiquement peacuteripateacuteticien des portraits divins qui se trouvent chez les poegravetes mais je

preacutesenterai drsquoabord quelques textes illustrant le traitement alleacutegorique des personnages divins

afin de rendre plus clair le contraste qursquoil offre avec lrsquoapproche des Peacuteripateacuteticiens

203 Voir eg Meacutetrodore de Lampsaque A 4 DK

85

(a) Diviniteacute et alleacutegorie

Mecircme si la lecture alleacutegorique agrave travers sa longue tradition se reacuteduit difficilement agrave une

approche unifieacutee et systeacutematique certaines tendances peuvent neacuteanmoins ecirctre deacutegageacutees De faccedilon

geacuteneacuterale la lecture alleacutegorique se caracteacuterise notamment par un refus de consideacuterer les eacuteleacutements

drsquoun poegraveme comme des eacuteveacutenements singuliers et par le choix contraire drsquoune universalisation de

la signification de ces eacuteveacutenements De mecircme les personnages divins loin drsquoecirctre consideacutereacutes sous

le rapport de leur personnaliteacute individuelle (ecircthos) sont reacuteguliegraverement assimileacutes agrave des reacutealiteacutes

eacuteternelles et universelles

Bien sucircr cela nrsquoempecircche pas que les alleacutegoristes puissent agrave lrsquooccasion se satisfaire du sens

obvie du texte lequel suggegravere naturellement une seacutequence chronologiquement deacutetermineacutee

drsquoactions singuliegraveres Les heacutesitations qui agrave cet eacutegard caracteacuterisent bien souvent la lecture

alleacutegorique sont perceptibles dans le passage suivant qui constitue une note meacutethodologique de

Porphyre eacutemise agrave lrsquooccasion drsquoune discussion sur lrsquoeacutegide dans les poegravemes homeacuteriques (Porphyre

vient de deacutefendre lrsquoideacutee que le mot laquo eacutegide raquo deacutesigne chez Homegravere agrave la fois une tempecircte violente

et le bouclier de Zeus dont lrsquoagitation cause de telles tempecirctes)

καὶ ἐπ ἄλλων δὲ πλειόνων ὁ παραπλήσιος ὑπάρχει τρόπος ὥστε τοῖς πάθεσι καὶ τοῖς πράγμασιν ὁμωνύμους τινὰς ποιεῖν δαίμονας εἰδωλοποιουμένους εἰς κατασκευὰς μυθώδεις ἐφ ὧν οὐκ αὐτὸ τὸ ἀποτελούμενον δεῖ νοεῖν τὸ δὲ παρασκευαστικὸν τοῦ καθ ἡμᾶς ἐνεργουμένου συμπτώματος οἷον ἔρως ἐπὶ τοῦ πάθους αὐτοῦ λέγεται καὶ ἐπὶ τοῦ κατὰ τὸ παρασκευαστικὸν εἶδος λεγομένου καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα πλοῦτος ἔρις ὕβρις καὶ ὅσα ἄν τις ἀριθμήσειε ῥᾳδίως δεῖ γὰρ παραθεωρεῖν τὴν τῶν τοιούτων διαφοράν ὡς ὁπόταν εἴπωμεν laquo ὁ Ἔρως ἐνέβαλεν ἔρωτα τῷ δεῖνι raquo καὶ πάλιν laquo ἡ Ἔρις ἔριν raquo τοτὲ γὰρ ὡς θεὸν ἢ δαίμονά τινα δεῖ νοεῖν παρασκευαστικὸν τοῦ ὁμωνύμου συμπτώματος ἢ πάθους καὶ τοτὲ τὸ συμβαῖνον ἐξ ἐκείνου πάλιν ἀνάλογον πάθος ἢ σύμπτωμα

Dans bien drsquoautres cas aussi on trouve un proceacutedeacute semblable de sorte que le poegravete repreacutesente certaines diviniteacutes portant les mecircmes noms que les passions et les eacuteveacutenements comme des images forgeacutees en guise de constructions mythiques et en ce qui les concerne il faut penser non pas agrave la chose mecircme qui srsquoest produite mais plutocirct agrave ce qui cause la preacutesence de cette proprieacuteteacute en nous Par exemple laquo eacuterocircs raquo est dit agrave la fois de lrsquoaffect lui-mecircme et de ce qui est deacutesigneacute suivant le principe qui en est la cause et de mecircme pour toutes les notions de ce genre la richesse la querelle lrsquoinsolence et tout ce qui peut facilement ecirctre eacutenumeacutereacute En effet il faut consideacuterer la diffeacuterence entre ces choses tout comme lorsque nous disons laquo Eacuterocircs a produit le deacutesir (ἔρωτα) chez un tel raquo ou encore laquo Eacuteris a produit la querelle (ἔριν) raquo Car tantocirct il faut y penser comme agrave un dieu ou une diviniteacute quelconque qui est la cause de la proprieacuteteacute ou de lrsquoaffect du mecircme nom tantocirct il faut au contraire comprendre lrsquoaffect ou la proprieacuteteacute analogues qui reacutesultent de cette cause (Porph QHI ad 2447 20-22 MacPhail)

86

Porphyre srsquoinspire eacutevidemment ici de quelques textes platoniciens ougrave est exploreacute le problegraveme

de lrsquohomonymie entre la cause intelligible (la forme) et lrsquoeffet sensible Mais son postulat selon

lequel la repreacutesentation poeacutetique a souvent une signification qui va au-delagrave de laquo lrsquoeacuteveacutenement

immeacutediat raquo (αὐτὸ τὸ ἀποτελούμενον) et qui touche une reacutealiteacute eacuteternelle (εἶδος) est partageacute par

des alleacutegoristes de toutes les eacutecoles philosophiques Il va de soi que les dieux de la poeacutesie sont

reacuteguliegraverement mis agrave contribution dans ce contexte interpreacutetatif eacutetant donneacute lrsquousage freacutequent en

grec drsquoun terme unique pour deacutesigner agrave la fois une diviniteacute et une reacutealiteacute physique ou morale

La valeur geacuteneacuterale donneacutee agrave un eacutepisode particulier est bien illustreacutee dans le texte suivant ougrave

Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste soutenant que lrsquoApollon drsquoHomegravere repreacutesente le feu du soleil et Poseacuteidon

lrsquoeau explique ainsi leur antagonisme dans la Theacuteomachie

ἀεὶ γὰρ ἄπιστος ἔχθρα πυρὶ καὶ ὕδατι τῶν δύο στοιχείων ἐναντίαν πρὸς ἄλληλα φύσιν ἀποκεκληρωμένωνmiddot διὰ τοῦθ ὁ Ποσειδῶν ὑγρά τις ὕλη καὶ παρὰ τὴν πόσιν οὕτως ὠνομασμένος ἐξ ἀντιπάλου μάχεται ταῖς διαπύροις ἀκτῖσι τοῦ ἡλίου Πρὸς γὰρ Ἀπόλλωνα ποίαν ἔχει πρόφασιν ἐξαίρετον ἀπεχθείας

Depuis toujours une incroyable inimitieacute a opposeacute le feu et lrsquoeau le sort ayant assigneacute agrave ces deux eacuteleacutements une nature contraire Voilagrave pourquoi Poseacuteidon eacuteleacutement humide et dont le nom vient de posis boisson est lrsquoadversaire des rayons brucirclants du soleil Sinon aurait-il une raison speacuteciale drsquoen vouloir agrave Apollon (All 714-15)

Heacuteraclite rejette donc lrsquoideacutee drsquoune simple querelle opposant Apollon et Poseacuteidon comme

individus au profit drsquoune interpreacutetation universalisante baseacutee sur un eacutetat de fait permanent (ἀεὶ

γάρhellip)

Le mecircme contraste entre la valeur permanente de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique et la valeur

ponctuelle drsquoun eacuteleacutement narratif est illustreacute dans la scholie suivante au vers Od 122 qui rapporte

la preacutesence de Poseacuteidon chez les Eacutethiopiens lorsque commence lrsquoaction de lrsquoOdysseacutee

μυθικῶς μέν φασι τὸν Ποσειδῶνα εἰς Αἰθίοπας κατὰ καιρὸν ὡρισμένον παραγινόμενον παρ ἐκείνων τιμᾶσθαι ἀλληγορικῶς δὲ Ποσειδῶν λέγεται τὸ ὕδωρ ἐπεὶ δὲ τὸ ὕδωρ ἤτοι ὁ ὠκεανὸς τὴν πᾶσαν χθόνα κυκλοῖ καὶ ὅτι ὁ Νεῖλος κατὰ καιρὸν ὡρισμένον ἀρδεύει τὴν τῶν Αἰθιόπων γῆν καὶ αὔξει τὰ δένδρα διὰ τοῦτο λέγουσι τὸν Ποσειδῶνα ἤτοι τὸ ὕδωρ τιμᾶσθαι παρ αὐτῶν ὡς πολλῶν ἀγαθῶν ἐκείνοις παρεκτικόν

On dit drsquoune faccedilon mythique que Poseacuteidon se rendant aupregraves des Eacutethiopiens agrave un moment deacutetermineacute reccediloit drsquoeux des honneurs mais alleacutegoriquement lrsquoeau est appeleacutee Poseacuteidon Et puisque lrsquoeau crsquoest-agrave-dire lrsquooceacutean encercle toute la terre et parce que le Nil irrigue agrave un moment deacutetermineacute la terre des Eacutethiopiens et fait pousser les arbres on dit pour cette raison que Poseacuteidon crsquoest-agrave-dire lrsquoeau est honoreacute chez eux en tant que dispensateur de nombreux biens agrave leur endroit (schol DEJeR Od 122 Pontani)

87

Lrsquoexpression κατὰ καιρὸν ὡρισμένον qui se retrouve identiquement dans les deux

interpreacutetations proposeacutees pour le voyage de Poseacuteidon en Eacutethiopie possegravede pourtant une porteacutee

diffeacuterente dans lrsquoun et lrsquoautre cas Le point de vue laquo mythique raquo crsquoest-agrave-dire non alleacutegorique

consiste simplement agrave dire que le dieu srsquoest rendu laquo agrave un moment preacutecis raquo de lrsquohistoire qui est

raconteacutee dans lrsquoOdysseacutee lrsquoexpression κατὰ καιρὸν ὡρισμένον deacutesigne alors cet eacuteveacutenement

comme lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur qursquoil est effectivement puisque lrsquoabsence de Poseacuteidon du point de

vue narratif constitue le preacutetexte204 agrave lrsquoassembleacutee des autres dieux pendant laquelle le retour

drsquoUlysse sera deacutecreacuteteacute Du point de vue alleacutegorique toutefois ce mecircme eacuteveacutenement ponctuel en

apparence acquiert une signification permanente puisqursquoil repreacutesente un pheacutenomegravene naturel

cyclique soit lrsquoirrigation temporellement preacutecise (κατὰ καιρὸν ὡρισμένον) mais reacuteguliegravere des

terres par cet eacuteleacutement universel qursquoest lrsquoeau qui est en mecircme temps identifieacute agrave lrsquooceacutean autre

reacutealiteacute eacuteternelle et agrave lrsquoun de ses rejetons fluviaux le Nil205

Lrsquoexamen du traitement poeacutetique des dieux prend eacutegalement une place importante dans le

discours des alleacutegoristes en raison de la mission apologeacutetique que se donnent certains drsquoentre eux

dont les textes incidemment sont les mieux conserveacutes Crsquoest le cas drsquoHeacuteraclite dont le titre de

lrsquoouvrage freacutequemment rendu par Alleacutegories drsquoHomegravere est en fait Problegravemes homeacuteriques

concernant les repreacutesentations alleacutegoriques drsquoHomegravere au sujet des dieux (Ὁμηρικὰ προβλήματα

εἰς ἃ περὶ θεῶν Ὅμηρος ἠλληγόρησεν) Lrsquoobjectif explicite drsquoHeacuteraclite dans ce commentaire

est de deacutemontrer que la poeacutesie homeacuterique est conforme agrave la repreacutesentation des dieux comme ecirctres

immortels bienheureux et reacutesolument eacutetrangers agrave la condition humaine (cf All 2-3) Aussi

mecircme lorsqursquoil renonce agrave les traiter en pures abstractions et qursquoil en parle en termes relativement

traditionnels crsquoest-agrave-dire comme les dieux personnaliseacutes de la mythologie (Zeus Heacutera etc)

Heacuteraclite refuse-t-il de faire des personnages divins des agents ordinaires dont les

comportements et motivations pourraient faire lrsquoobjet drsquoanalyses psychologiques et conserve une

pieuse distance entre ces dieux et lui-mecircme

204 Sur les Eacutethiopiens comme moyen conventionnel de motiver lrsquoabsence drsquoun dieu de la scegravene principale des eacuteveacutenements cf de Jong 2001 10

205 Sur les identifications et synonymies multiples dans la tradition alleacutegorique cf Struck 2004 35

88

(b) Zeus et la Theacuteomachie

Les commentaires drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon sur la Theacuteomachie sont particuliegraverement

inteacuteressants lorsqursquoils sont consideacutereacutes sur lrsquoarriegravere-plan de la longue tradition alleacutegorique portant

sur cet eacutepisode

Ἀριστοτέλης ἐν Ἀπορήμασι ζητεῖ πῶς τῷ Ἄρει ἐπιπλήξας ὅτι αὐτῷ laquo ἔρις φίλον πόλεμοί τε raquo αὐτὸς γέγηθεν ἐπὶ τούτοις φησὶ δέmiddot laquo ὀρθῶς ἐπιτιμᾷ τῷ Ἄρειmiddot οὐ γὰρ ὅστις χαίρει οἴνῳ ἀλλ ὅστις αἰεὶ καὶ σφόδρα οἰνόφλυξ οὐδὲ φιλόμαχος ltἦν ὁ Ἄρης ὅτι τῷ πολεμεῖνgt ἔχαιρεν ἀλλ ὅτι αἰεί raquo

Χαμαιλέων ἐν αʹ περὶ τῆς Ἰλιάδος μέμφεται τὸ ἐθελόκακον τοῦ Διὸς καί φησιν laquo ὥσπερ εἴ τι καλὸν ἑώρα ἀλλ οὐ τὴν μεγίστην ἀτοπίαν raquo

ῥητέον οὖν ὅτι περὶ ἀρετῆς ἡμιλλῶντοmiddot οὐ γὰρ ἦσαν θνητοὶ ἵνα κινδυνεύσωσιν

Aristote dans ses Aporecircmata se demande comment il se fait que Zeus apregraves avoir blacircmeacute Aregraves en lui disant laquo la querelle et les guerres te plaisent raquo (Il 5891) se reacutejouit lui-mecircme de ces eacuteveacutenements [scil lors de lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie] Mais il dit que son reproche agrave Aregraves est correct car ce nrsquoest pas celui qui jouit du vin mais celui qui le fait constamment et avec excegraves qui est un ivrogne de mecircme ce nrsquoest pas parce qursquoil prend plaisir agrave la querelle mais parce qursquoil le fait constamment qursquoAregraves est un guerroyeur

Chameacuteleacuteon dans le premier livre de son ouvrage sur lrsquoIliade deacutenonce la perversiteacute206 de Zeus et dit laquo ltZeus agitgt comme srsquoil voyait lagrave quelque chose de beau et non la plus grande aberration raquo

En somme il faut dire que crsquoest au sujet de la vertu que les dieux combattent En effet ce nrsquoeacutetaient pas des mortels qui eussent eacuteteacute en ltreacuteelgt danger207 (schol Ge Il 21390a-b ex (Erbse) = Cham fr 18 Wehrli)

Plutocirct que de se contredire208 les commentaires respectifs drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon agrave ce

passage ne sont pas exactement du mecircme ordre Aristote cherchant une solution agrave lrsquoattitude

contradictoire de Zeus deacutefend lrsquoideacutee qursquoun deacutesir occasionnel pour le combat est acceptable et

que seule sa recherche permanente par Aregraves est condamneacutee par Zeus tandis que les propos de

Chameacuteleacuteon se limitent agrave une critique du comportement de Zeus face au spectacle des combats

divins Le fragment aristoteacutelicien qui srsquoinscrit manifestement dans la litteacuterature zeacuteteacutematique

206 Le mot ἐθελόκακον faiblement attesteacute signifie apparemment laquo coupable de lacirccheteacute volontaire raquo dans un contexte martial (LSJ sv) Je traduis ici en suivant la glose drsquoHeacutesychios sv ἐθελοκάκων (ε 645) τῶν κακὰ θελόντων

207 La formulation particuliegravere de cette phrase (commenccedilant par ῥητέον) exclut son appartenance agrave la citation de Chameacuteleacuteon pace Wehrli ad loc (suivi avec heacutesitation par Podlecki 1969 120) cf Heath 2009 260 n18

208 Contra Wehrli 1944-1959 IX 77 Podlecki 1969 120

89

(comme le confirme drsquoailleurs la reacutefeacuterence explicite dans la scholie) porte donc sur deux

passages juxtaposeacutes et en contradiction apparente lrsquoun avec lrsquoautre (Il 5891 et 21390) Celui de

Chameacuteleacuteon en revanche ne concerne apparemment que le passage de la Theacuteomachie209 Leur

succession dans les scholies ne doit pas donner lrsquoillusion que lrsquoun repreacutesente une reacuteponse agrave lrsquoautre

(bien que cela demeure possible)

Par ailleurs les deux commentaires entretiennent aussi une certaine ressemblance qui est

drsquoautant plus visible gracircce au contraste offert par la derniegravere phrase de la scholie Cette phrase

qui est apparemment une reacuteplique offerte par un commentateur anonyme agrave la critique de

Chameacuteleacuteon preacutesente un argument de nature quasi alleacutegorique agrave la deacutefense de la Theacuteomachie les

dieux ne combattent pas pour les mecircmes tristes motifs que les humains ndash passions gloire

richesse ndash mais plutocirct pour la vertu (περὶ ἀρετῆς) La diffeacuterence de statut entre hommes et dieux

est eacutegalement souligneacutee par les derniers mots du passage ougrave lrsquoimmortaliteacute des dieux qui rend

absurde lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable combat (lequel implique un danger de mort) est expresseacutement

opposeacutee au sort des mortels (θνητοί)

Lrsquointerpreacutetation du scholiaste voulant que les dieux qui figurent dans la Theacuteomachie soient en

fait en rivaliteacute pour lrsquoexcellence diffegravere en substance des autres interpreacutetations alleacutegoriques que

nous a leacutegueacutees la tradition agrave propos de ce ceacutelegravebre eacutepisode homeacuterique Celle de Theacuteagegravene de

Rheacutegion210 transmise par Porphyre repose plutocirct sur lrsquoopposition des eacuteleacutements naturels qui sont

dits porter les noms des dieux La mecircme explication se retrouve dans les Alleacutegories drsquoHomegravere

drsquoHeacuteraclite (52-58) qui accepte simultaneacutement une interpreacutetation alleacutegorique morale de la

confrontation divine Ces diverses alleacutegories partagent neacuteanmoins lrsquoideacutee drsquoune peacuterenniteacute de la

reacutealiteacute divine211 rendant impossible une lecture litteacuterale du combat des dieux dans la mesure ougrave

le combat compris dans sa version humaine est synonyme de mort et de destruction

Aristote et Chameacuteleacuteon quant agrave eux lisent ce passage drsquoun point de vue strictement humain

Le premier preacutesente une eacutevalution du caractegravere drsquoAregraves en des termes qui pourraient ecirctre tireacutes tout

209 Cf Scorza 1934 5 contra Giordano 1977 124

210 Agrave strictement parler le texte de Porphyre ne dit pas clairement que cette interpreacutetation particuliegravere de la Theacuteomachie est celle de Theacuteagegravene mais plutocirct que le mode drsquoexplication agrave laquelle elle appartient (ie lrsquoalleacutegoregravese) remonte agrave Theacuteagegravene

211 Voir supra dans lrsquointerpreacutetation de Theacuteagegravene ougrave il est preacuteciseacute que si les parties qui forment lrsquounivers sont sujettes agrave la destruction le tout pourtant laquo subsiste eacuteternellement raquo

90

droit de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque agrave lrsquoinstar des ivrognes qui abusent du vin Aregraves est porteacute avec

excegraves aux choses de la guerre et crsquoest en cela que consiste veacuteritablement le reproche de Zeus ndash

lrsquoimplication eacutetant qursquoun plaisir modeacutereacute pris au vin ou agrave la guerre nrsquoest pas blacircmable Le fait que

en lrsquooccurrence le caractegravere examineacute soit celui drsquoun dieu ne semble avoir aucune importance

pour Aristote

Lrsquoopinion de Chameacuteleacuteon est plus difficile agrave cerner eacutetant donneacutee la briegraveveteacute de la citation

Comme une majoriteacute de lecteurs anciens il est apparemment sensible au caractegravere

potentiellement scandaleux de la Theacuteomachie qursquoil deacutesigne par lrsquoexpression μεγίστη ἀτοπία

laquo aberration extrecircme raquo Mais lrsquoobjet explicite de son reproche est plutocirct la laquo perversiteacute raquo de Zeus

qui se reacutejouit du spectacle en question laquo comme srsquoil srsquoagissait de quelque chose de beau raquo Tout

comme Aristote le fait avec Aregraves Chameacuteleacuteon blacircme drsquoabord chez Zeus un deacutefaut de caractegravere

celui-ci se reacutejouit en contemplant des eacuteveacutenements qui devraient susciter la reacuteaction contraire ce

qui dans la perspective de lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne deacutemontre avant tout une disposition acquise

par une mauvaise eacuteducation des plaisirs

Dans les deux cas on a donc affaire agrave une analyse de nature purement eacutethique portant sur une

diviniteacute alors qursquoAristote en principe restreint le champ de lrsquoeacutethique aux seules affaires

humaines La conclusion srsquoimpose que ces dieux ne sont pas tant consideacutereacutes comme des dieux

que comme des personnages divins qui srsquoapparentent aux hommes sur nombre de points Le

poegravete en ce qui concerne la partie de son travail consacreacutee agrave lrsquoecircthopoiiumla peut apparemment

utiliser des modegraveles identiques pour les caractegraveres humains et divins Ceci entraicircne une sorte de

trivialisation de la dimension religieuse de la poeacutesie qui est tout agrave fait agrave contre-courant de la

lecture alleacutegorique

(c) Circeacute Calypsocirc et Inocirc

Lrsquoun des extraits du travail philologique drsquoAristote qui portent le plus directement sur la

question du contraste entre hommes et dieux est aussi malheureusement lrsquoun de ceux dont

lrsquointerpreacutetation est la plus complexe Les textes qui vont suivre relatent la faccedilon dont Aristote et

Chameacuteleacuteon agrave sa suite se sont pencheacutes sur le problegraveme de la caracteacuterisation de trois diviniteacutes

homeacuteriques soit Circeacute Calypsocirc et Inocirc

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1 ζητεῖ Ἀριστοτέλης διὰ τί τὴν Καλυψὼ καὶ τὴν Κίρκην καὶ τὴν Ἰνὼ αὐδηέσσας λέγει μόνας πᾶσαι γὰρ καὶ αἱ ἄλλαι φωνὴν εἶχον καὶ λῦσαι μὲν οὐ βεβούληται μεταγράφει δὲ ποτὲ μὲν εἰς τὸ αὐλήεσσα ἐξ οὗ δηλοῦσθαί φησιν ὅτι μονώδεις ἦσανmiddot ἐπὶ δὲ τῆς Ἰνοῦς οὐδήεσσα τοῦτο γὰρ πάσαις ὑπῆρχεν αὐταῖς καὶ μόναις πᾶσαι γὰρ αὗται ἐπὶ γῆς ᾤκουν Aristote se demande pour quelle raison le poegravete deacutesigne seulement Calypsocirc Circeacute et Inocirc par le terme αὐδήεσσα (laquo doteacutees de voix raquo) puisque toutes les autres deacuteesses avaient aussi une voix Et il nrsquoa pas voulu fournir de solution mais il remplace parfois le mot par αὐλήεσσα terme par lequel dit-il on veut dire qursquoelles sont solitaires (μονώδεις) Mais en ce qui concerne Inocirc il eacutecrit οὐδήεσσα En effet ce terme convient agrave toutes ces deacuteesses et agrave elles seules car elles habitaient toutes sur la terre (schol EPQT Od 5334 (e Porph)) 2 ὁ μὲν Ἀριστοφάνης τὰς ἀνθρωποειδεῖς θεὰς αὐδηέσσας φησὶν οἱονεὶ φωνὴν μετειληφυίας ὁ δὲ Ἀριστοτέλης οὐδήεσσαν λέγει οἱονεὶ ἐπίγειον οὕτως καὶ Χαμαιλέων Aristophane ltde Byzancegt affirme que les deacuteesses agrave forme humaine sont appeleacutees αὐδηέσσας au sens de laquo qui ont reccedilu la voix en partage raquo mais Aristote dit οὐδήεσσα au sens de laquo qui vit sur terre raquo Chameacuteleacuteon fait de mecircme (schol HPQ Od 5334) 3 αὐδήεσσα Ἀριστοτέλης212 οὐδήεσσα

αὐδήεσσα Aristote lteacutecritgt213 οὐδήεσσα (schol H Od 10136)

Drsquoapregraves le premier texte Aristote aurait rejeteacute la leccedilon traditionnelle αὐδήεσσα ndash une eacutepithegravete

relativement commune signifiant laquo doteacutee de voix raquo214 ndash sous preacutetexte que ce mot qursquoHomegravere

reacuteserve agrave Calypsocirc Circeacute et Inocirc nrsquoa pourtant aucune force deacuteterminative puisque toutes les

deacuteesses ont une voix aussi lrsquoemploi restreint qursquoen fait Homegravere serait-il eacutetrange Mais la suite du

texte porte agrave confusion On rapporte drsquoune part qursquoAristote aurait proposeacute de remplacer le texte

de la vulgate par αὐλήεσσα (un terme dont la signification est par ailleurs inconnue)215 drsquoautre

212 Ἀριστοτέλης est une correction (justifieacutee agrave mon avis) de Schrader dans le manuscrit on trouve le nom Ἀρίσταρχος

213 Cet ajout srsquoimpose eacutetant donneacutee la description explicite par Porphyre de lrsquointervention drsquoAristote comme conjecture (μεταγράφει) qui exclut la possibiliteacute qursquoAristote ait simplement laquo lu raquo ce mot (ie qursquoil lrsquoait trouveacute dans le texte homeacuterique en sa possession) Il nrsquoest malheureusement pas toujours possible de suppleacuteer ainsi le contenu elliptique des scholies

214 Sur lrsquoapplication de cette eacutepithegravete aux trois deacuteesses voir Heath 2005 54

215 Agrave lrsquoinstar de οὐδήεσσα αὐλήεσσα semble ecirctre une creacuteation drsquoAristote ces deux mots nrsquoeacutetant nulle part attesteacutes Mais alors que le premier est certainement agrave rapprocher de οὖδας on ne voit pas drsquoougrave est venue lrsquoinspiration drsquoAristote pour le second de αὐλή (cour maison) ou encore de αὐλός (hautbois) Le problegraveme est que le terme employeacute dans la scholie pour expliciter le sens de αὐλήεσσα μονώδεις est lui-mecircme un hapax (la traduction par laquo solitaires raquo eacutetant donc purement hypotheacutetique) Si μονώδεις signifie veacuteritablement laquo solitaires raquo (sic LSJ sv) peut-ecirctre faut-il comprendre que les deacuteesses Circeacute et Calypsocirc sont dites laquo eacutequipeacutees drsquoune maison raquo parce qursquoelles vivent agrave lrsquoeacutecart des autres diviniteacutes qui habitent lrsquoOlympe Schrader (1890 184) qui corrige μονώδεις en μονῳδοί comprend αὐλήεσσα comme un deacuteriveacute de αὐλός srsquoappuyant sur un passage des Problegravemes pseudo-aristoteacuteliciens (199) ougrave le chant solo (monodie) auquel se precirctent Circeacute et Calypsocirc (cf Od 561 10221) est associeacute agrave lrsquoaulos

92

part qursquoil aurait aussi proposeacute οὐδήεσσα (un autre terme inconnu) Le plus simple est

probablement de supposer que αὐλήεσσα repreacutesente une premiegravere tentative de conjecture (cf

lrsquoexpression ποτὲ μὲν εἰς τὸ αὐλήεσσα) remplaceacutee par la suite par οὐδήεσσα qursquoil jugeait

mieux convenir aux trois deacuteesses ndash lrsquoeacutepithegravete αὐλήεσσα (quelle que soit sa signification) eacutetant

adapteacutee agrave Calypsocirc et Circeacute mais non agrave Inocirc Cela semble confirmeacute par les textes 2 et 3 le texte 2

ne mentionne que la proposition finale οὐδήεσσα de mecircme que le texte 3 qui porte sur le vers

Od 10136 ougrave il est question non plus drsquoInocirc mais de Circeacute Par ailleurs la fin du premier texte

fournit une explication de la signification de οὐδήεσσα (laquo vivant sur terre raquo)216 qursquoAristote aura

manifestement creacuteeacute par une deacuterivation du substantif τὸ οὖδας (le sol)

Remarquablement lrsquoauteur de la premiegravere note (Porphyre en lrsquooccurrence) ne considegravere pas la

conjecture drsquoAristote comme une laquo solution raquo (λύσις) Porphyre distingue donc fermement

lrsquoactiviteacute des λυτικοί de celle des critiques textuels Il reste maintenant agrave consideacuterer les raisons

qui ont pu pousser Aristote agrave outrepasser ainsi son rocircle de lytikos et agrave aller jusqursquoagrave proposer en

cette unique occasion une modification du texte (fucirct-ce de faccedilon maladroite217)

Les deux mots proposeacutes pour remplacer αὐδήεσσα caracteacuterisent les deacuteesses en fonction des

demeures qursquoelles habitent οὐδήεσσα selon les textes 1 et 2 deacutesigne une personne vivant sur

terre tandis que αὐλήεσσα implique selon toutes apparences une demeure retireacutee et solitaire Il

semble donc qursquoAristote et Chameacuteleacuteon aient jugeacute qursquoune telle caracteacuterisation de ces figures

divines eacutetait plus significative que celle fournie par lrsquoeacutepithegravete signifiant laquo doteacute de voix raquo laquelle

srsquoapplique indiffeacuteremment agrave tous les personnages divins Lrsquoopinion drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon

repose vraisemblablement sur le fait que tous les personnages homeacuteriques humains et divins

sont repreacutesenteacutes dans les poegravemes comme des locuteurs comparables srsquoexprimant par des mots

semblables que le poegravete rapporte reacuteguliegraverement au discours direct De ce point de vue ndash ie du

point de vue technique de la composition poeacutetique ndash il nrsquoy a pas de diffeacuterence significative entre

la voix des dieux et celle des humains

216 Cette description convient assez bien agrave Inocirc dans le passage qui nous occupe ougrave le poegravete raconte comment elle laquo jadis simple femme et doueacutee de la voix (βροτὸς αὐδήεσσα) devint au fond des mers Leucotheacutea et tient son rang parmi les dieux raquo (Od 5334-5) Lisant οὐδήεσσα en place de αὐδήεσσα Aristote souligne le contraste entre la vie anteacuterieure terrestre drsquoInocirc et la demeure sous-marine qursquoelle occupe apregraves sa deacuteification

217 Cette unique tentative de conjecture est qualifieacutee non sans raison de laquo disastrous raquo par Slater (1989 49)

93

Par contraste Aristophane de Byzance limite la porteacutee de lrsquoeacutepithegravete αὐδήεσσα agrave une cateacutegorie

de diviniteacutes nommeacutement aux deacuteesses laquo anthropoiumldes raquo (ἀνθρωποειδεῖς) que sont Circeacute et

Calypsocirc218 Lrsquoeacutepithegravete eacutetant ailleurs reacuteserveacutee aux mortels cette explication paraicirct en partie

justifieacutee Mais Aristophane tient aussi eacutevidemment compte drsquoune distinction neacutegligeacutee par Aristote

et Chameacuteleacuteon soit la distinction ontologique entre humains et dieux ndash les premiers eacutetant doueacutes de

voix par contraste avec les seconds qui ne le sont pas sauf quelques-uns dont le caractegravere

exceptionnel est preacuteciseacutement reacuteveacuteleacute par lrsquoemploi drsquoune eacutepithegravete typique des hommes On trouve

chez Porphyre des deacuteveloppements sur le problegraveme de la diffeacuterence entre hommes et dieux agrave cet

eacutegard

ὥσπερ ὅταν λέγῃ laquo καταθνητῶν ἀνθρώπων raquo ἀντιδιαστέλλει πρὸς τοὺς θεούς ὅτι ἐκεῖνοι ἀθάνατοι οὕτω καὶ ὅταν λέγῃ ἦ laquo νύ που ἀνθρώπων σχεδόν εἰμι αὐδηέντων raquo ἀντιδιαστέλλει πρὸς τοὺς θεούς ὅτι οἱ θεοὶ αὐδῇ τῇ αὐτῇ οὐ χρῶνται ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς Λευκοθέαςmiddot ἣ laquo πρὶν μὲν ἔην βροτὸς αὐδήεσσα raquo καὶ θνητῇ αὐδῇ χρωμένη καθὰ καὶ οἱ βροτοί [hellip] καὶ τὸ laquo Κίρκη ἐυπλόκαμος δεινὴ θεὸς αὐδήεσσα raquo σημαίνει ἀνθρωπιστὶ φθεγγομένη οὐχ ὡς θεόςmiddot διὰ σημείων γὰρ καὶ ὀνείρων καὶ ἱερείων καὶ οἰωνῶν καὶ θυσιῶν οὐκ αὐδῆς φθέγγονται οἱ θεοί τὸ δὲ laquo οἱ δ αἰεὶ βούλονται θεοὶ μεμνῆσθαι ἐφετμέων raquo τῶν θεοπροπιῶν λέγει

Comme lorsqursquoil dit laquo parmi les hommes mortels raquo (Il 6123) il les distingue des dieux puisque ceux-ci sont immortels de mecircme lorsqursquoil dit laquo peut-ecirctre suis-je agrave proximiteacute des hommes doueacutes de voix raquo (Od 6125) il les distingue semblablement des dieux parce que les dieux ne font pas usage de la mecircme voix Crsquoest la mecircme chose en ce qui concerne Leukotheacutea qui laquo jadis eacutetait une femme doueacutee de voix raquo et usait drsquoune voix mortelle la mecircme que les humains [hellip] Et le vers laquo Circeacute aux belles boucles terrible deacuteesse doueacutee de voix raquo (Od 10136) signifie qursquoelle srsquoexprime dans le langage humain et non comme une deacuteesse En effet les dieux srsquoexpriment non pas par la voix mais par des signes des songes des sacrifices des preacutesages et des rites Et lorsqursquoil dit laquo toujours les dieux veulent se souvenir de leurs ordres raquo (Od 4353) il parle des propheacuteties (Porph QHO ad 5334 p 5711-586 Schrader)

Lrsquoapproche de Porphyre repose sur des principes fonciegraverement theacuteologiques les dieux en

veacuteriteacute nrsquoont pas de voix mais ils communiquent par toutes sortes drsquoautres moyens avec les

hommes Aussi le fait que certaines deacuteesses srsquoexpriment avec une voix humaine est-il un eacuteleacutement

notable et exceptionnel Cette approche que Porphyre partage avec Aristophane offre un

contraste eacutevident avec la position drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon selon laquelle tous les dieux ndash du

moins faut-il supposer les dieux de la poeacutesie ndash parlent le langage des hommes et peuvent donc

ecirctre qualifieacutes de αὐδήεντες au mecircme titre que les mortels

218 Inocirc nrsquoest en effet appeleacutee αὐδήεσσα que par reacutefeacuterence agrave sa vie humaine anteacuterieure (ε 334-5)

94

(d) Psychologie divine

Plusieurs exemples de nature zeacuteteacutematique deacutemontrent la tendance drsquoAristote et de ses disciples

agrave expliquer le comportement des dieux homeacuteriques selon des modegraveles qui relegravevent de la

psychologie humaine Crsquoest le cas par exemple du problegraveme suivant (Agamemnon raconte

comment Heacutera pour tromper Zeus lrsquoavait jadis persuadeacute de faire le serment que lrsquoenfant neacute le

jour mecircme serait roi puis avait retardeacute la naissance drsquoHeacuteraklegraves et acceacuteleacutereacute celle drsquoun autre

garccedilon afin de priver Heacuteraklegraves des honneurs qui lui eacutetaient destineacutes)

διὰ τί ἡ Ἥρα ὀμόσαι προάγει τὸν Δία ἢ δῆλον ὡς οὐ ποιοῦντα ἃ ἂν φῇ εἰ δὲ τοῦτο διὰ τί οὐ κατανεῦσαι ἀλλὰ καὶ ὀμόσαι ἠξίωσεν ὡς καὶ ψευδομένου ἂν μὴ ὀμόσῃ ὁ δὲ ποιητής φησιν ἀληθεύειν laquo ὅ τι κεν κεφαλῇ κατανεύσῃ raquo

τὸ μὲν οὖν ὅλον μυθῶδεςmiddot καὶ γὰρ οὐδ ἀφ ἑαυτοῦ ταῦτά φησιν Ὅμηρος οὐδὲ γινόμενα εἰσάγει ἀλλ ὡς διαδεδομένων περὶ τὴν Ἡρακλέους γένεσιν μέμνηται

ῥητέον δὲ ὅτι καὶ ὁ μῦθος εἰκότως εἰσάγει τὴν Ἥραν ὁρκοῦσαν τὸν Δία πάντες γὰρ περὶ ὧν ἂν φοβῶνται μὴ ἄλλως ἀποβῇ πολὺ τῷ ἀσφαλεῖ προέχειν πειρῶνται διὸ καὶ ἡ Ἥρα ἅτε οὐ περὶ μικρῶν ἀγωνιζομένη καὶ τὸν Δία εἰδυῖα ὅτι αἰσθόμενος τὸν Ἡρακλέα δουλεύοντα ὑπεραγανακτήσει τῇ ἰσχυροτάτῃ ἀνάγκῃ κατέλαβεν αὐτόν οὕτως Ἀριστοτέλης

Pourquoi Heacutera pousse-t-elle Zeus agrave faire un serment Peut-ecirctre parce qursquoil est clair qursquoil ne fait pas ce qursquoil dit Mais si crsquoest le cas pourquoi a-t-elle jugeacute neacutecessaire non seulement qursquoil consente par un signe de tecircte mais qursquoil jure en plus comme si sans serment il allait mentir Le poegravete dit pourtant que se reacutealise laquo lrsquoarrecirct qursquoa confirmeacute un signe de [s]on front raquo (Il 1527)

Eh bien tout ceci relegraveve de la leacutegende En effet Homegravere ne raconte pas ces choses par lui-mecircme et il nrsquointroduit pas non plus des eacuteveacutenements reacuteels dans son reacutecit crsquoest plutocirct en tant qursquoeacuteleacutements traditionnels concernant la naissance drsquoHeacuteraklegraves qursquoil en parle

Mais il faut dire aussi que cette leacutegende preacutesente de faccedilon vraisemblable Zeus faisant un serment agrave Heacutera En effet lorsqursquoil est question des choses dont ils craignent qursquoelles ne tournent autrement ltque souhaiteacutegt tous tentent de se bien preacutemunir agrave lrsquoavance par mesure de seacutecuriteacute Crsquoest pourquoi Heacutera aussi retient Zeus avec la plus forte contrainte parce que ce sont des choses drsquoimportance pour lesquelles elle se deacutemegravene et parce qursquoelle sait qursquoil sera en grande colegravere en apprenant qursquoHeacuteraklegraves est esclave Crsquoest lrsquoexplication drsquoAristote (Porph QHI ad 19108 1-7 MacPhail = fr 163 Rose)

laquo Lrsquoexplication drsquoAristote raquo se reacuteduit tregraves probablement au seul dernier paragraphe qui

introduit explicitement une nouvelle solution (ῥητέον δὲ ὅτι καί) Alors que Porphyre (srsquoil parle

bien en son nom propre au second paragraphe) se contente de retirer agrave Homegravere la responsabiliteacute

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drsquoune histoire laquo traditionnelle raquo219 Aristote fournit une analyse psychologisante du comportement

drsquoHeacutera qui repreacutesente ni plus ni moins qursquoun cas particulier (διὸ καὶ ἡ Ἥρα) drsquoune certaine

habitude reacutepandue chez tout le monde (πάντες) Encore une fois lrsquoangoisse drsquoun personnage

divin devant une situation et les moyens disproportionneacutes employeacutes pour y remeacutedier sont

totalement assimilables agrave ce que ferait naturellement (εἰκότως) en pareille situation un ecirctre

humain

Le paralleacutelisme entre hommes et dieux qui preacutedomine dans lrsquoanalyse peacuteripateacuteticienne des

personnages poeacutetiques est encore plus explicite dans le cas qui suit

διὰ τί ὁ Ὀδυσσεὺς οὕτως ἀνοήτως εἰς τὸν Ποσειδῶνα ὠλιγώρησεν εἰπώνmiddot laquo ὡς οὐκ ὀφθαλμόν γ ἰήσεται οὐδ Ἐνοσίχθων raquo Ἀντισθένης μέν φησι διὰ τὸ εἰδέναι ὅτι οὐκ ἦν ἰατρὸς ὁ Ποσειδῶν ἀλλ ὁ Ἀπόλλωνmiddot Ἀριστοτέλης δὲ οὐχ ὅτι οὐ δυνήσεται ἀλλ ὅτι οὐ βουλήσεται διὰ τὴν πονηρίαν τοῦ Κύκλωπος

φασὶν ὅτι συνασεβεῖ τῷ Κύκλωπι καὶ ὁ Ὀδυσσεύς φαμὲν δὲ ὅτι διὰ τὴν τύφλωσιν οὐ διὰ τὰς φωνὰς ταύτας ὠργίσθη Ποσειδῶνmiddot τούτων γὰρ ὁ νοῦςmiddot οὐδὲ Ποσειδῶν ἰάσεται κακὸν ὄντα μὴ βουλόμενοςmiddot οὐ γὰρ μὴ δυνάμενος ἐδύνατο γὰρ ὁ Ποσειδῶν αὐτὸν θεραπεῦσαι οὐκ ἠβούλετο δὲ διὰ τὰς πονηρίας αὐτοῦ

διὰ τί οὖν ὁ Ποσειδῶν ὠργίσθη καίτοι μὴ χαλεπαίνων διὰ τὸ ἀπόφθεγμα ἀλλὰ διὰ τὴν τύφλωσιν laquo Κύκλωπος raquo γὰρ laquo κεχόλωται ὃν ὀφθαλμοῦ ἀλάωσε raquo καίπερ πονηροῦ ὄντος καὶ τοὺς ἑταίρους ἐκείνου κατεσθίοντος

λύων δὲ ὁ Ἀριστοτέλης φησὶ μὴ ταὐτὸν εἶναι ἐλευθέρῳ πρὸς δοῦλον καὶ δούλῳ πρὸς ἐλεύθερον οὐδὲ τοῖς ἐγγὺς τῶν θεῶν οὖσι πρὸς τοὺς ἄπωθεν ὁ δὲ Κύκλωψ ἦν μὲν ζημίας ἄξιος ἀλλ οὐκ Ὀδυσσεῖ κολαστέος ἀλλὰ τῷ Ποσειδῶνι καὶ εἰ πανταχοῦ νόμιμον τῷ φθειρομένῳ βοηθεῖν πολὺ μᾶλλον τῷ υἱῷmiddot καὶ ἦρχον ἀδικίας οἱ ἑταῖροι

Pourquoi Ulysse a-t-il aussi follement meacutepriseacute Poseacuteidon en disant laquo Aussi vrai que ton oeil ne sera pas gueacuteri mecircme par le Seigneur qui eacutebranle le sol raquo (Od 9525) Antisthegravene dit que crsquoest parce qursquoil sait que Poseacuteidon nrsquoest pas un meacutedecin (crsquoest Apollon qui lrsquoest) Mais selon Aristote ltUlysse veut diregt non pas que Poseacuteidon sera incapable de le gueacuterir mais plutocirct qursquoil ne le souhaitera pas agrave cause de la meacutechanceteacute du Cyclope

On dit qursquoUlysse partage lrsquoimpieacuteteacute du Cyclope Mais nous disons que la colegravere de Poseacuteidon nrsquoest pas due agrave ces paroles ltdrsquoUlyssegt mais au fait qursquoil lrsquoa rendu aveugle Voici en effet lrsquoesprit de ces paroles pas mecircme Poseacuteidon ne gueacuterira ce vaurien parce qursquoil ne le voudra pas non pas parce qursquoil en serait incapable Car Poseacuteidon avait le pouvoir de le soigner mais il ne le voulait pas agrave cause de ses actes honteux

219 Lrsquoexpression οὐδrsquo ἀφrsquo ἑαυτοῦ ταῦτά φησιν Ὅμηρος signifie apparemment laquo Homegravere nrsquoa pas tireacute ces choses de lui-mecircme raquo (ie ne les a pas inventeacutees) Porphyre distingue donc les eacuteleacutements laquo traditionnels raquo (μυθῶδες) de lrsquoinvention drsquoune part et de la veacuteriteacute historique (οὐδὲ γινόμενα) drsquoautre part

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Comment se fait-il alors que Poseacuteidon soit en colegravere non pas agrave cause de lrsquoinsulte drsquoUlysse mais de lrsquoaveuglement En effet ltle poegravete ditgt laquo il est en colegravere agrave cause du Cyclope qursquoUlysse a aveugleacute raquo (Od 169) et pourtant crsquoeacutetait un vaurien qui avait deacutevoreacute les compagnons drsquoUlysse

La solution drsquoAristote consiste agrave dire que ce nrsquoest pas la mecircme chose qui est due agrave un homme libre face agrave un esclave et agrave un esclave face agrave un homme libre ni agrave ceux qui sont pregraves des dieux face agrave ceux qui en sont eacuteloigneacutes Le Cyclope meacuteritait une punition mais ce nrsquoest pas par Ulysse qursquoil devait ecirctre puni mais bien par Poseacuteidon et si crsquoest lrsquousage partout que de venir en aide agrave une personne blesseacutee crsquoest drsquoautant plus justifieacute srsquoil srsquoagit drsquoun fils De plus ce sont les compagnons qui ont les premiers agi injustement (Porph QHO ad 9525 = fr 174 Rose)

Mis agrave part la derniegravere phrase de ce texte (qui nrsquoest vraisemblablement pas partie de la solution

aristoteacutelicienne)220 on retrouve agrave nouveau une analyse des motivations drsquoun personnage divin qui

est calqueacute sur les hommes Le passage comporte mecircme une sorte de theacuteorie socio-theacuteologique ad

hoc assimilant la relation des hommes aux dieux agrave celle qui lie les esclaves agrave leurs maicirctres le cas

drsquoUlysse est compareacute agrave celui drsquoun esclave qui devant la meacutechanceteacute de son maicirctre se fait

lui-mecircme justice au lieu de laisser ce soin agrave un justicier mieux autoriseacute Quant agrave Poseacuteidon il a

agi laquo comme crsquoest la coutume partout raquo (πανταχοῦ νόμιμον) en vengeant lrsquooutrage fait agrave lrsquoun de

ses proches

(e) Anthropomorphisme et αὔξησις

Lrsquoapproche peacuteripateacuteticienne sur les dieux de la poeacutesie entretient des ressemblances avec ce

que dit Porphyre au sujet de ceux qui plutocirct que de deacutefendre la Theacuteomachie en ayant recours agrave

lrsquoalleacutegorie font appel agrave lrsquoargument ἀπὸ τοῦ καιροῦ ndash une expression qui comporte des sens

varieacutes mais qui se reacutefegravere manifestement ici agrave lrsquoeacutepoque du poegravete

οἱ δ ἀπὸ τοῦ καιροῦ τοῦ τότε κατὰ τὴν Ἑλλάδα παραμυθοῦνταιmiddot βασιλευομένης γὰρ τότε τῆς Ἑλλάδος καὶ κοινῇ καὶ κατὰ πόλεις τὸ τῶν βασιλέων γένος αὔξοντας ποιεῖν [ἀπὸ τοῦ]221 ὡς ἂν μὴ παντάπασι πόρρω εἶναι δοκῇ ἡ ἀνθρωπίνη φύσις τῆς θείας ὑποπλάττειν δὲ καὶ περὶ θεῶν ὁποῖα περὶ ἀνθρώπων ὁρῶμεν φάσκοντας

220 Cette derniegravere remarque est totalement inapproprieacutee dans le contexte et semble vaguement faire allusion agrave laquo lrsquoinjustice raquo dont les compagnons drsquoUlysse se sont rendus coupables agrave lrsquoendroit drsquoHeacutelios et agrave laquelle Homegravere dans le proegraveme de lrsquoOdysseacutee (17-9) attribue leur treacutepas (cf Hintenlang 1961 98) Qui plus est Aristote nrsquoa pas lrsquohabitude drsquoinvoquer des principes de justice poeacutetique dans sa lecture des poegravemes

221 Jrsquointroduis moi-mecircme ces crochets dans le texte Les mots ἀπὸ τοῦ (inexplicables ici) pourraient ecirctre le produit drsquoune dittographie (cf ἀπὸ τοῦ καιροῦ plus haut) ou alors avoir eacuteteacute originellement suivis drsquoun substantif (καιροῦ ou autre)

97

Drsquoautres argumentent du point de vue historique222 se reacutefeacuterant aux circonstances de la Gregravece agrave cette eacutepoque en effet dans son ensemble ainsi que dans ses citeacutes la Gregravece eacutetait gouverneacutee par des rois et ennoblissant les geacuteneacutealogies royales les poegravetes composaient leurs poegravemes de sorte que la nature humaine nrsquoapparaisse pas entiegraverement opposeacutee agrave la nature divine fabriquant leurs reacutecits ils preacutetendaient que ce que nous voyons parmi les humains se passe de mecircme chez les dieux (Porph QHI ad 2067-75 9-10 MacPhail trad in Svenbro 1976 218-19)

Il est agrave noter que la traduction de Svenbro citeacutee ici est largement supeacuterieure agrave la traduction

reacutecente de MacPhail (laquo he depicts the race of kings increasing raquo) qui est simplement impossible

Le verbe αὔξοντας doit eacutevidemment avoir ici le sens technique que lui donne la rheacutetorique

laquo exalter glorifier raquo Une telle lecture a le meacuterite drsquoecirctre coheacuterente avec la suite du texte puisque

le rapprochement que les poegravetes sont dits reacutealiser entre dieux et hommes correspond

naturellement agrave une forme de glorification de ces derniers223

Deacutejagrave au IVe siegravecle Isocrate (Ev 9) avait souligneacute la repreacutesentation particuliegravere des dieux que

font les poegravetes qui srsquoadonnent agrave la poeacutesie de lrsquoeacuteloge laquo Les poegravetes disposent (τοῖς ποιηταῖς

δέδονται) de nombreux proceacutedeacutes drsquoornement Ils ont faculteacute (οἷόν τrsquo αὐτοῖς ποιῆσαι) de mettre

les dieux en contact avec les hommes ils les font parler venir en aide quand ils le veulent (οἷς

ἂν βουληθῶσιν) agrave leurs personnages raquo (trad Breacutemond) La multipliciteacute de termes relatifs agrave la

permission et agrave la possibiliteacute va de pair avec lrsquoobjectif drsquoIsocrate qui est de deacutemontrer la difficulteacute

de sa propre entreprise (ie la production drsquoun eacuteloge en prose) par contraste avec la faciliteacute qui

caracteacuterise le travail des poegravetes agrave qui est conceacutedeacutee une licence particuliegravere relativement au

contenu et au style224 La preacutesence des dieux dans les affaires humaines ndash qui est une forme

drsquoanthropomorphisation des dieux ndash apparaicirct donc comme une strateacutegie rheacutetorique des poegravetes qui

souhaitent augmenter le prestige de leurs personnages humains en mecircme temps que comme un

artifice fictionnel reacuteserveacute agrave la poeacutesie En effet le contexte du passage indique clairement que les

poegravetes sont ici consideacutereacutes en tant qursquoauteurs drsquoeacuteloges225 aussi la reacutefeacuterence aux agissements

222 Une autre traduction possible de ἀπὸ τοῦ καιροῦ serait laquo du point de vue rheacutetorique raquo puisqursquoil est ici question drsquoeacuteloge Le sens temporel de καιρός me semble toutefois plus probable en raison de la preacutesence de lrsquoadverbe τότε

223 Dans un commentaire au vers Il 1340 (1-4 MacPhail) Porphyre affirme eacutegalement que laquo Homegravere a le premier placeacute le roi entre les hommes et les dieux raquo (Ὁμήρου πρώτου μεταξὺ θεῶν τε καὶ ἀνθρώπων θέντος τὸν βασιλέα)

224 Cf Meijering 1987 62-3

225 Cf sect6 laquo lorsqursquoon voit les contemporains de la guerre de Troie et leurs successeurs ceacuteleacutebreacutes dans les chants et les trageacutedies raquo (ὅταν ὁρᾷ τοὺς μὲν περὶ τὰ Τρωϊκὰ καὶ τοὺς ἐπέκεινα γενομένους ὑμνουμένους καὶ τραγῳδουμένους) et sect11 laquo il faut tenter lrsquoexpeacuterience et voir si la parole oratoire peut ceacuteleacutebrer les grands hommes

98

humains des dieux de la poeacutesie doit-elle ecirctre comprise comme un proceacutedeacute poeacutetique propre agrave

produire un effet encomiastique

Un commentaire attribueacute agrave Protagoras semble confirmer ce rapport ancien entre lrsquoeacuteloge et la

repreacutesentation de relations eacutetroites entre dieux et hommes

Πρωταγόρας φησ[ὶ πρὸ]ς τὸ διαλαβεῖν τὴν μάχην τὸ ἐ[πεισό]διον γεγονέναι τὸ ἑξ ῆ ς τῆ ς Ξά[νθου κα]ὶ θνητοῦ μάχης ἵν εἰς τὴν θ ε ομ[αχία]ν μεταβῆltιgtmiddot τάχα δὲ ἵνα καὶ τὸ ν [Ἀχιλ]λ έ[α] αὐξήσηltιgt καὶ προκαταπονή σ [ας τοῖς προ]τ έ ρ οις κινδύνοις ποιήσηltιgt [αὐτὸν ]ς καταλαμβάνοντα τὸ [πεδίον

Protagoras dit que lrsquoeacutepisode qui suit le combat entre le Xanthe et un mortel sert agrave introduire un intermegravede dans la bataille afin de faire une transition vers la Theacuteomachie et peut-ecirctre aussi dans le but de glorifier Achille et apregraves lrsquoavoir preacutealablement eacutepuiseacute par des dangers anteacuterieurs de faire en sorte qursquoil arrive dans la plaine [hellip ]226 (schol pap Il 21240)

Puisque laquo le combat entre le Xanthe et un mortel raquo est eacutevidemment celui qui oppose Achille au

fleuve Scamandre (autrement appeleacute laquo Xanthe raquo) lrsquoeacutepisode intermeacutediaire auquel Protagoras fait

reacutefeacuterence ne peut qursquoecirctre celui ougrave Heacutephaiumlstos sur lrsquoordre drsquoHeacutera enflamme la plaine inondeacutee et

le cours du Xanthe afin de sauver Achille de ce dernier dont la fureur menace drsquoengloutir le

heacuteros Sous lrsquoeffet du feu les flots du Xanthe bouillonnent si bien que celui-ci doit implorer la

pitieacute drsquoHeacutera afin qursquoelle fasse cesser ses souffrances Devant sa demande Heacutera enjoint agrave son fils

drsquoarrecircter ses assauts sur le fleuve arguant qursquoil laquo ne sied pas pour des mortels de maltraiter ainsi

un dieu immortel raquo (21380) ndash faccedilon quelque peu impreacutecise de dire que le parti pris drsquoHeacutera pour

Achille un mortel ne doit pas conduire agrave ce qursquoun immortel soit molesteacute Si tocirct Heacutephaiumlstos et

Xanthe seacutepareacutes

Heacutera les contient malgreacute sa propre colegravere Mais alors crsquoest au milieu des autres dieux qursquoune peacutenible querelle vient srsquoabattre lourdement Leurs cœurs au fond drsquoeux-mecircmes flottent dans deux sens contraires Ils se ruent les uns sur les autres dans un terrible fracas (21384-7)

Selon Protagoras la lutte qui oppose un mortel (Achille) et un immortel (le fleuve) en

suscitant lrsquointervention des autres diviniteacutes (Heacutera et Heacutephaiumlstos qui protegravegent Achille) constitue

une transition efficace entre les combats humains (qui occupent le deacutebut du chant) et la

aussi dignement que les chants et les vers (ἀποπειρατέον τῶν λόγων ἐστὶν εἰ καὶ τοῦτο δυνήσονται τοὺς ἀγαθοὺς ἄνδρας εὐλογεῖν μηδὲν χεῖρον τῶν ἐν ταῖς ᾠδαῖς καὶ τοῖς μέτροις ἐγκωμιαζόντων)

226 Le papyrus devient illisible en cet endroit

99

subseacutequente Theacuteomachie QursquoAchille se batte contre un dieu fait partie de sa glorification en

mecircme temps que les deux regravegnes (humain et divin) se voient progressivement mis en contact

Il est inteacuteressant de remarquer que le rapprochement entre hommes et dieux que jrsquoai jusqursquoici

preacutesenteacute comme une tendance typique de la branche rheacutetorique de la poeacutetique grecque227 est

explicitement contrasteacute avec lrsquoalleacutegorie par lrsquoempereur Julien ndash lui-mecircme en bon

Neacuteo-platonicien un repreacutesentant tardif de la tradition alleacutegorique

κατὰ μὲν τὴν διάνοιαν ἀπεμφαίνοντες ὅταν οἱ μῦθοι γίγνωνται περὶ τῶν θείων αὐτόθεν ἡμῖν ὥσπερ βοῶσι καὶ διαμαρτύρονται μὴ πιστεύειν ἁπλῶς ἀλλὰ τὸ λεληθὸς σκοπεῖν καὶ διερευνᾶσθαι Τοσούτῳ δ ἐστὶ κρεῖττον ἐν τούτοις τοῦ σεμνοῦ τὸ ἀπεμφαῖνον ὅσῳ διὰ μὲν ἐκείνου καλοὺς λίαν καὶ μεγάλους καὶ ἀγαθούς ἀνθρώπους δὲ ὅμως τοὺς θεοὺς κίνδυνος νομίσαι διὰ δὲ τῶν ἀπεμφαινόντων ὑπεριδόντας τῶν ἐν τῷ φανερῷ λεγομένων ἐπὶ τὴν ἐξῃρημένην αὐτῶν οὐσίαν καὶ ὑπερέχουσαν πάντα τὰ ὄντα καθαρὰν νόησιν ἐλπὶς ἀναδραμεῖν

Chaque fois que les mythes relatifs aux veacuteriteacutes divines preacutesentent une invraisemblance de penseacutee ils nous crient sur-le-champ pour ainsi dire et nous attestent qursquoil ne faut pas les croire agrave la lettre mais examiner et explorer leur sens cacheacute En ce domaine lrsquoinvraisemblance est drsquoautant supeacuterieure agrave la graviteacute que celle-ci risque de faire passer les dieux pour extrecircmement beaux grands et bons mais cependant pour des hommes tandis que lrsquoemploi de lrsquoinvraisemblance permet lrsquoespoir de remonter en regardant au-delagrave de ce qui est exprimeacute en termes clairs jusqursquoagrave lrsquoessence abstraite des dieux et jusqursquoagrave la penseacutee pure transcendant tout ce qui existe (Julian In Heracl 171-11 trad Rochefort)

Pour Julien lrsquoabsurditeacute de certains reacutecits en commandant une lecture alleacutegorique a ceci

drsquoavantageux que paradoxalement elle pointe sans eacutequivoque vers le divin tandis que

lrsquoexpression laquo seacuterieuse raquo (σεμνός) entraicircne une confusion inacceptable des hommes et des dieux ndash

ces derniers eacutetant lrsquoobjet drsquoune repreacutesentation eacutelogieuse mais pouvant tout aussi bien convenir agrave

des hommes La fonction de respect des limites entre hommes et dieux attribueacutee agrave lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique se trouvait deacutejagrave exposeacutee chez lrsquoauteur du traiteacute Du sublime

De nature sublime sont aussi les visions de la Theacuteomachie [hellip] [T]out en mecircme temps le ciel et lrsquoHadegraves les choses mortelles et les choses immortelles tout en mecircme temps dans la lutte combat ensemble et ensemble participe au danger Mais ces choses sont terribles et sauf agrave les prendre de

227 Cf schol S Arat 57-11 Martin laquo Crsquoest peut-ecirctre par cette licence poeacutetique qursquoil fait de nos ancecirctres et aiumleuls des enfants des dieux comme dans la formule ldquopegravere des hommes et des dieuxrdquo Mais Aratos pourrait songer au fait que nous avons eacuteteacute creacuteeacutes par la nature et par les dieux gracircce agrave la providence raquo (ἴσως μὲν ἐκ ποιητικῆς ταύτης ἀδείας τοὺς προγόνους καὶ προπάτορας ἡμῶν θεῶν παῖδας ὡς τὸ laquo πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε raquo δύναιτο δ ἂν νοεῖν ὁ Ἄρατος τὸ δημιουργεῖσθαι ἡμᾶς ὑπό τε φύσεως καὶ θεῶν διὰ τὴν πρόνοιαν) La notion de laquo licence poeacutetique raquo ici contrasteacutee avec une lecture philosophique relegraveve eacutegalement de la tradition rheacutetorique et non de la tradition alleacutegorique

100

maniegravere alleacutegorique parfaitement impies et ne respectant pas la convenance Car agrave mon sens Homegravere quand il nous livre les blessures des dieux leurs colegraveres leurs vengeances leurs larmes leurs chaicircnes leurs passions confuses des hommes qui furent agrave Troie dans la mesure ougrave il lrsquoa pu il a fait des dieux et des dieux il a fait des hommes Mais nous dans le malheur il nous reste un refuge agrave nos maux crsquoest la mort tandis que pour les dieux ce nrsquoest pas tant leur nature que leur misegravere qursquoHomegravere a faite eacuteternelle Mais bien meilleurs que les passages consacreacutes agrave la Theacuteomachie ce sont ceux qui preacutesentent pur et grand le divin comme il lrsquoest en veacuteriteacute et sans meacutelange ([Long] Subl 6-8)

Selon le pseudo-Longin si les eacuteveacutenements cataclysmiques de la Theacuteomachie possegravedent une

grandeur suffisante pour toucher au sublime il nrsquoen reste pas moins que seule lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique peut sauver de lrsquoinconvenance une telle fusion du mortel et de lrsquoimmortel de

lrsquohumain et du divin Et tout aussi sublime que soit la Theacuteomachie la repreacutesentation sans

meacutelange du divin lui est toutefois supeacuterieure

Les individus qui drsquoapregraves Porphyre considegraverent lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie ἀπὸ τοῦ καιροῦ

adoptent donc une attitude tout autre que celle des alleacutegoristes Agrave leurs yeux les eacutepisodes comme

celui-ci constituent simplement une strateacutegie rheacutetorique de glorification de la part drsquoHomegravere en

vue de rapprocher la race des rois de celle des dieux et ce non pas tant en repreacutesentant les

hommes sous des traits divins que les dieux sous des traits humains Il est certes difficile de

deacutecider avec certitude de lrsquoidentiteacute des individus qui auraient avanceacute cette explication mais agrave la

fois lrsquoideacutee drsquoun portrait ameacutelioreacute (αὔξησις) des protagonistes de lrsquoeacutepopeacutee et celle drsquoune

fabrication des personnages divins sur le modegravele des hommes se conforment agrave lrsquoapproche

peacuteripateacuteticienne La premiegravere de ces ideacutees est eacutevidemment preacutesente dans la Poeacutetique drsquoAristote

(cf 1449a10) Quant agrave la seconde elle ressort de faccedilon subtile des quelques fragments des

Peacuteripateacuteticiens qui portent sur le traitement poeacutetique des dieux comme il a eacuteteacute vu dans les

sous-sections preacuteceacutedentes

Cet aspect particulier de la critique litteacuteraire peacuteripateacuteticienne est peut-ecirctre agrave mettre en lien avec

un type drsquoeacutetude qui semble avoir eu la faveur de plusieurs membres du Lyceacutee et dont lrsquoexemple

premier remonte agrave Aristote lui-mecircme lrsquoeacutetude des caractegraveres agrave laquelle les Peacuteripateacuteticiens se sont

abondamment livreacutes en suivant souvent le modegravele geacuteneacuterique du portrait de caractegravere228 Les

228 Cf Volt 2007 Mis agrave part les ceacutelegravebres Caractegraveres de Theacuteophraste on pense eacutegalement aux travaux du mecircme genre par Ariston (cf Vogt 2006) et Lycon (cf Fortenbaugh 2004)

101

caractegraveres deacutepeints par les poegravetes leur offraient des occasions privileacutegieacutees drsquoanalyse de caractegraveres

moraux et de ce point de vue les personnages divins ne faisaient pas exception

Section (iii) Le mythos comme produit de la mimecircsis

Lrsquointeacuterecirct de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne pour lrsquoanalyse des caractegraveres ne doit toutefois pas faire

perdre de vue un eacuteleacutement doctrinal essentiel agrave la theacuteorie poeacutetique deacuteveloppeacutee au sein de cette

eacutecole je parle de la preacuteseacuteance du mythos sur lrsquoecircthos un principe qui a acquis le statut de lieu

commun chez les commentateurs de la Poeacutetique drsquoAristote mais dont la valeur poleacutemique et

innovatrice est rarement reconnue

Dans la section preacuteceacutedente je me suis surtout employeacutee agrave souligner la distance qui seacutepare

lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la lecture peacuteripateacuteticienne Dans ce qui suit il sera davantage

question des diffeacuterences entre cette derniegravere et la tradition rheacutetorique agrave laquelle Struck (2004)

voudrait pourtant la reacuteduire Ces diffeacuterences comme on le verra reposent en grande part sur le

rocircle joueacute par les notions drsquoecircthos et de personnage dans la composition poeacutetique et dans la

constitution des genres litteacuteraires

(a) Le sujet des poegravemes homeacuteriques

Une approche feacuteconde pour obtenir des informations sur lrsquoeacutetat de la theacuteorie poeacutetique agrave

lrsquoeacutepoque preacute-aristoteacutelicienne consiste agrave regrouper des passages qui traitent de la question du

laquo sujet raquo des poegravemes traditionnels ndash les poegravemes homeacuteriques eacutetant eacutevidemment les plus souvent

discuteacutes agrave cet eacutegard comme agrave tous les autres La comparaison de ces textes permet en effet de

conclure qursquoavant Aristote la theacuteorie grecque consideacuterait la poeacutesie comme essentiellement

consacreacutee au portrait de caractegravere (ecircthos) ce en quoi le discours poeacutetique se trouvait plus ou

moins reacuteduit au rang de discours historique etou rheacutetorique

Il faut eacutevidemment excepter de ce scheacutema geacuteneacuteral les lectures alleacutegoriques qui reconnaissent

agrave la poeacutesie des significations allant bien au-delagrave de toute cateacutegorisation Un bon exemple est

fourni par Anaxagore qui apparemment

102

fut le premier agrave faire apparaicirctre que les poegravemes drsquoHomegravere ont pour objet la vertu et la justice (περὶ ἀρετῆς καὶ δικαιοσύνης) et Meacutetrodore de Lampsaque qui eacutetait son disciple soutint encore davantage ce type drsquoexplication (ἐπὶ πλεῖον δὲ προστῆναι τοῦ λόγου) crsquoest lui qui le premier srsquoest inteacuteresseacute agrave la faccedilon dont le poegravete traite de la nature (τὴν φυσικὴν πραγματείαν) (Diog Laert 211 trad Narcy)

Bien qursquoil nrsquoy ait pas drsquoautres teacutemoignages attestant qursquoAnaxagore eacutetait un alleacutegoriste et

mecircme srsquoil est possible que ce texte ne rapporte rien de plus que sa reconnaissance de la valeur

didactico-morale traditionnellement attribueacutee aux poegravemes homeacuteriques le fait que son disciple

Meacutetrodore un alleacutegoriste au sens fort soit dit avoir fait usage du mecircme systegraveme drsquoexplication

(λόγος) que son maicirctre suggegravere fortement qursquoAnaxagore lui-mecircme eacutetait alleacutegoriste En effet on

voit mal ce qursquoil pourrait y avoir de commun entre la lecture moralisante du maicirctre et la lecture

physique du disciple si ce nrsquoeacutetait le mode drsquointerpreacutetation lui-mecircme (par opposition au contenu)

La conclusion la plus eacutevidente permise par ce texte est donc qursquoAnaxagore srsquoest concentreacute sur

lrsquoalleacutegorie morale et son disciple Meacutetrodore sur lrsquoalleacutegorie physique ndash ce dernier fait eacutetant

confirmeacute par un certain nombre drsquoautres teacutemoignages Selon Meacutetrodore les heacuteros drsquoHomegravere

repreacutesentent des eacuteleacutements naturels et les dieux des parties du corps humain229 Les autres

alleacutegoristes offrent des interpreacutetations diffeacuterentes mais tous partagent lrsquoavis que les personnages

poeacutetiques ne sont ni des eacutevocations de heacuteros appartenant agrave un passeacute lointain ni des creacuteations

uniques drsquoun poegravete individuel mais plutocirct des images de reacutealiteacutes universelles et intemporelles

Alors que la quecircte drsquoune veacuteriteacute poeacutetique par les alleacutegoristes retire toute signification agrave

lrsquoindividualiteacute des personnages litteacuteraires le courant exeacutegeacutetique plus conventionnel celui auquel

appartiennent notamment les sophistes se concentre preacuteciseacutement sur cet aspect Des informations

importantes se trouvent chez Platon une source utile non seulement en tant que penseur original

ayant apporteacute une contribution personnelle agrave la theacuteorie de la poeacutesie et de la mimecircsis mais aussi

en tant que teacutemoin des deacutebats de son eacutepoque

Dans lrsquoAlcibiade Socrate deacutecrit de la faccedilon suivante le laquo sujet raquo de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee

drsquoune faccedilon qui rappelle en partie le fragment drsquoAnaxagore citeacute plus haut

Ces poegravemes nrsquoont-ils pas pour sujet des diffeacuterends sur des choses justes et injustes (οὐκοῦν ταῦτα ποιήματά ἐστι περὶ περὶ διαφορᾶς δικαίων τε καὶ ἀδίκων) [hellip] Et les combats et les morts

229 Cf 61 A 4 DK

103

qursquoil y eut entre les Acheacuteens et les Troyens crsquoest agrave cause de ce deacutesaccord comme ce fut aussi le cas entre les preacutetendants de Peacuteneacutelope et Ulysse (Alc 112b)

Drsquoapregraves Socrate dans ce passage les poegravemes homeacuteriques contre toute apparence portent sur

le mecircme sujet lequel agit comme une sorte de cadre theacutematique srsquoappliquant aux deux poegravemes

Lrsquoideacutee selon laquelle la justice est une notion dont la deacutefinition diverge drsquoun individu et drsquoun

peuple agrave lrsquoautre est une thegravese notoirement lieacutee au nom des sophistes Aussi lrsquoaffirmation de

Socrate voulant qursquoHomegravere ait souhaiteacute illustrer cette divergence drsquoopinion par les exemples des

conflits entre Acheacuteens et Troyens drsquoune part et entre Ulysse et les preacutetendants drsquoautre part

suggegravere une assimilation drsquoHomegravere au mouvement sophistique plutocirct qursquoau groupe des prophegravetes

inspireacutes srsquoexprimant sous forme alleacutegorique Socrate traite ici Homegravere comme un intellectuel se

faisant le heacuteraut drsquoune thegravese unique claire et preacutecise Cette approche theacutematique des poegravemes

homeacuteriques est dicteacutee agrave la fois par la rivaliteacute geacuteneacuteraliseacutee entre Platon et Homegravere et par lrsquoidentiteacute

particuliegravere de lrsquointerlocuteur de Socrate dans ce dialogue (Alcibiade) qui srsquointeacuteresse davantage agrave

la politique qursquoagrave la critique litteacuteraire

Dans lrsquoIon ougrave son interlocuteur est un rhapsode Socrate donne drsquoailleurs une liste beaucoup

plus deacutetailleacutee du contenu des poegravemes homeacuteriques

Homegravere parle-t-il de choses diffeacuterentes de celles dont parlent tous les autres poegravetes Nrsquoest-ce pas de la guerre qursquoil traite le plus souvent et des relations que les hommes (quand ils sont bons mauvais profanes ou hommes de lrsquoart) entretiennent les uns avec les autres (περὶ πολέμου τε [hellip] καὶ περὶ ὁμιλιῶν πρὸς ἀλλήλους ἀνθρώπων ἀγαθῶν τε καὶ κακῶν καὶ ἰδιωτῶν καὶ δημιουργῶν) ne montre-t-il pas comment les dieux se conduisent dans les relations qursquoils ont entre eux et agrave lrsquoeacutegard des hommes (καὶ περὶ θεῶν πρὸς ἀλλήλους καὶ πρὸς ἀνθρώπους ὁμιλούντων ὡς ὁμιλοῦσι) ne parle-t-il pas des pheacutenomegravenes du ciel et de ceux de lrsquoHadegraves nrsquoexpose-t-il pas les geacuteneacutealogies des dieux et celles des heacuteros (καὶ περὶ τῶν οὐρανίων παθημάτων καὶ περὶ τῶν ἐν Ἅιδου καὶ γενέσεις καὶ θεῶν καὶ ἡρώων) Ne sont-ce pas lagrave les sujets (οὐ ταῦτά ἐστι περὶ ὧν) sur lesquels Homegravere a composeacute sa poeacutesie  (Ion 531c)

Lrsquoextension cosmique du mateacuteriel poeacutetique drsquoHomegravere lequel comprend ici la totaliteacute des

pheacutenomegravenes terrestres ceacutelestes et chtoniens est eacutevidemment une maniegravere ironique de la part de

Socrate de pointer vers la diversiteacute suspecte de la connaissance preacutesumeacutee du poegravete Mais en ce

qui concerne les personnages humains il est curieux de noter comment Socrate prend la peine

drsquoen eacutenumeacuterer quatre cateacutegories les bons les mauvais les profanes et les professionnels Cette

104

liste accorde une signication poeacutetique agrave deux types de traits individuels soit la valeur morale et

lrsquohabileteacute technique230

(b) Caractegraveres et paradigmes

Des classifications de cette nature semblent avoir eacuteteacute courantes dans les eacutetudes litteacuteraires des

sophistes Cela est rendu le plus eacutevident par le texte suivant tireacute de lrsquoHippias mineur ougrave Socrate

introduit le thegraveme du dialogue agrave lrsquooccasion drsquoune discussion suivant une confeacuterence donneacutee par

Hippias sur des thegravemes poeacutetiques

Socrate Jrsquoai entendu plusieurs fois ton pegravere Apeacutemantos dire lui aussi que des poegravemes homeacuteriques lrsquoIliade eacutetait plus belle que lrsquoOdysseacutee tout autant qursquoAchille eacutetait meilleur qursquoUlysse il affirmait en effet que des deux poegravemes lrsquoun avait eacuteteacute composeacute en fonction drsquoUlysse lrsquoautre drsquoAchille (τὸ μὲν εἰς Ὀδυσσέα ἔφη πεποιῆσθαι τὸ δ εἰς Ἀχιλλέα) [] Hippias [hellip] Jrsquoaffirme en effet qursquoHomegravere a repreacutesenteacute Achille comme lrsquohomme le meilleur (ἄριστον) parmi ceux qui se sont rendus en Troade Nestor comme le plus savant (σοφώτατον) Ulysse comme le plus double (πολυτροπώτατον) [Hippias cite ici quelques vers tireacutes de lrsquoeacutepisode iliadique de lrsquoambassade aupregraves drsquoAchille intituleacute laquo Les Priegraveres raquo (Λιταί)] Dans ces vers Homegravere manifeste le caractegravere (τρόπον) de chacun de ces deux hommes Achille serait sincegravere et simple (ἁπλοῦς) Ulysse double (πολύτροπος) et trompeur (Hp mi 363b-365b)

Pour Hippias les personnages homeacuteriques sont donc polariseacutes en types eacutethiques et

psychologiques ce sont les repreacutesentants de certains traits de caractegravere qursquoils incarnent

superlativement On remarquera qursquoentre une telle approche et celle alleacutegorique qui consiste agrave

eacutelever les personnages poeacutetiques au rang de symboles il nrsquoy a guegravere plus qursquoun pas231

Lrsquointeacuterecirct drsquoHippias pour lrsquoanalyse des caractegraveres va de pair avec lrsquoideacutee que Socrate assigne

indirectement au sophiste voulant que lrsquoIliade soit composeacutee en fonction drsquoAchille et lrsquoOdysseacutee

en fonction drsquoUlysse Non seulement ces poegravemes sont conccedilus comme des reflets ou encore des

glorifications (selon le sens agrave donner agrave la preacuteposition εἰς) des deux heacuteros mais la qualiteacute geacuteneacuterale

230 Sur lrsquohabileteacute technique paradigmatique cf Xen Symp 46 laquo Le sage Homegravere a embrasseacute dans ses poegravemes presque tout ce qui a trait agrave la vie humaine (περὶ πάντων τῶν ἀνθρωπίνων) Donc quiconque parmi vous veut devenir habile agrave diriger sa maison agrave parler au peuple agrave commander des armeacutees et se rendre semble agrave Achille agrave Ajax agrave Nestor ou agrave Ulysse [hellip] raquo

231 On peut drsquoailleurs comparer les mots suivants drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste agrave ceux drsquoHippias laquo reacutecits drsquoHomegravere biographies de heacuteros dialogues de Platon amours de garccedilons Tout respire chez Homegravere une noble vertu prudence drsquoUlysse courage drsquoAjax sagesse de Peacuteneacutelope parfaite justice de Nestor pieacuteteacute filiale de Teacuteleacutemaque amitieacute merveilleusement fidegravele drsquoAchille raquo (All 781-3)

105

de chaque poegraveme deacutepend qui plus est de celle de leur protagoniste puisque lrsquoIliade est deacuteclareacutee

supeacuterieure agrave lrsquoOdysseacutee dans la mesure ougrave Achille est meilleur qursquoUlysse

La critique morale drsquoHippias a apparemment eacuteteacute contesteacutee par Antisthegravene dont on conserve

une discussion deacutetailleacutee sur le sens de lrsquoeacutepithegravete polytropos laquelle apparaicirct dans le tout premier

vers de lrsquoOdysseacutee pour qualifier Ulysse

οὐκ ἐπαινεῖν φησιν Ἀντισθένης Ὅμηρον τὸν Ὀδυσσέα μᾶλλον ἢ ψέγειν λέγοντα αὐτὸν laquo πολύτροπον raquo οὔκουν τὸν Ἀχιλλέα καὶ τὸν Αἴαντα πολυτρόπους πεποιηκέναι ἀλλ ἁπλοῦς καὶ γεννάδας οὐδὲ τὸν Νέστορα τὸν σοφόν οὐ μὰ Δία δόλιον καὶ παλίμβολον τὸ ἦθος ἀλλ ἁπλῶς τῷ Ἀγαμέμνονι συνόντα καὶ τοῖς ἄλλοις ἅπασι καὶ εἰς τὸ στρατόπεδον εἴτι ἀγαθὸν εἶχε συμβουλεύοντα καὶ οὐκ ἀποκρυπτόμενον καὶ τοσοῦτον ἀπεῖχε τοῦ τὸν τοιοῦτον τρόπον ἀποδέχεσθαι ὁ Ἀχιλλεύς ὡς ἐχθρὸν ἡγεῖσθαι ὁμοίως τῷ θανάτῳ ἐκεῖνον laquo ὅς χ ἕτερον μὲν κεύθῃ ἐνὶ φρεσίν ἄλλο δὲ βάζει raquo λύων οὖν ὁ Ἀντισθένης φησίmiddot τί οὖν ἆρα γε πονηρὸς ὁ Ὀδυσσεὺς ὅτι πολύτροπος ἐρρήθη καὶ μήν διότι σοφός οὕτως αὐτὸν προσείρηκεν μήποτε οὖν τρόπος τὸ μέν τι σημαίνει τὸ ἦθος τὸ δέ τι σημαίνει τὴν τοῦ λόγου χρῆσιν εὔτροπος γὰρ ἀνὴρ ὁ τὸ ἦθος ἔχων εἰς τὸ εὖ τετραμμένον τρόποι δὲ λόγων dagger αἴτιοι αἱ dagger πλάσειςmiddot [hellip] εἰ δὲ οἱ σοφοὶ δεινοί εἰσι διαλέγεσθαι ἐπίστανται καὶ τὸ αὐτὸ νόημα κατὰ πολλοὺς τρόπους λέγεινmiddot ἐπιστάμενοι δὲ πολλοὺς τρόπους λόγων περὶ τοῦ αὐτοῦ πολύτροποι ἂν εἶεν εἰ δὲ σοφοὶ καὶ ἀγαθοί εἰσι διὰ τοῦτό φησι τὸν Ὀδυσσέα Ὅμηρος σοφὸν ὄντα πολύτροπον εἶναι ὅτι δὴ τοῖς ἀνθρώποις ἠπίστατο πολλοῖς τρόποις συνεῖναι

En appelant Ulysse polytropos selon Antisthegravene Homegravere nrsquoentend pas plus le louer que le blacircmer Certes le poegravete nrsquoa pas fait en sorte qursquoAchille et Ajax soient polytropoi mais simples et nobles Et le sage Nestor non plus par Zeus il ne lui a pas donneacute un caractegravere ruseacute et changeant mais crsquoest un simple compagnon drsquoAgamemnon et de tous les autres donnant sans arriegravere-penseacutee agrave tout le camp ses bons conseils Achille lui est si loin drsquoavoir un tel caractegravere qursquoil pense haiumlssable agrave lrsquoeacutegal de la mort lrsquohomme laquo qui a dans son cœur une chose et sur les legravevres une autre raquo (Il 9313)

Antisthegravene reacutesout donc ainsi la difficulteacute Que penser Ulysse serait-il donc malhonnecircte parce qursquoil est appeleacute polytropos Crsquoest plutocirct parce qursquoil est sage qursquoHomegravere lrsquoappelle ainsi Le mot tropos peut avoir tantocirct le sens de laquo caractegravere raquo tantocirct le sens de laquo tournure de langage raquo En effet lrsquohomme eutropos est celui qui a le caractegravere tourneacute vers le bien Et les tropes sont dagger les diffeacuterentes faccedilons de dagger modeler un discours [hellip] Si les sages sont habiles agrave discuter ils savent aussi exprimer la mecircme penseacutee avec plusieurs tournures (tropoi) et puisqursquoils connaissent plusieurs tournures de langage pour la mecircme ideacutee ils meacuteriteraient le nom de polytropoi Or srsquoils sont sages ils sont aussi bons

Crsquoest pourquoi Homegravere dit qursquoUlysse parce qursquoil est sage est polytropos parce qursquoil savait justement interagir avec les hommes de nombreuses maniegraveres (schol Od 11 l1 e Porph Pontani)

Lrsquointerpreacutetation de polytropos que donne Antisthegravene consiste agrave remplacer la signification

morale qursquoy avait attacheacutee Hippias par une signification technique avec polytropos Homegravere ne

veut pas dire qursquoUlysse est mauvais mais qursquoil est capable drsquoadapter ses paroles agrave des

106

interlocuteurs diffeacuterents Polytropos devient ainsi lrsquoexpression de lrsquohabileteacute rheacutetorique drsquoUlysse

au lieu de celle de sa fameuse dupliciteacute232 Par ailleurs les discours Ajax et Ulysse composeacutes par

Antisthegravene233 dans lesquels les deux personnages diffegraverent grandement tant par leur faccedilon de

srsquoexprimer que dans leur caractegravere eacutetaient peut-ecirctre destineacutes agrave illustrer agrave la fois diffeacuterents styles

oratoires et la technique de lrsquoecircthopoiiumla234 Lrsquoexistence durable de tels deacutebats eacutethico-poeacutetiques

chez les critiques de lrsquoeacutepoque helleacutenistique est eacutegalement confirmeacutee par nombre drsquoautres

teacutemoignages235

(c) Les origines de la conception prosopocentrique de la poeacutesie

Deux facteurs me semblent ecirctre en mesure drsquoexpliquer lrsquoimportance accordeacutee agrave lrsquoanalyse des

caracteacuteristiques individuelles des personnages poeacutetiques dans la critique preacute-aristoteacutelicienne

Un premier facteur reacuteside dans lrsquohabitude attesteacutee deacutejagrave chez les poegravetes de lrsquoeacutepoque archaiumlque

de comparer la poeacutesie agrave drsquoautres formes drsquoart qui sont par nature beaucoup plus statiques comme

la peinture et la sculpture236 Lrsquoideacutee selon laquelle ces deux arts ont pour fonction de repreacutesenter

lrsquoecircthos de lrsquoacircme (τῆς ψυχῆς ἦθος) et ce peu importe si les sujets deacutepeints sont immobiles ou en

mouvement (καὶ ἑστώτων καὶ κινουμένων ἀνθρώπων) est deacutefendue par le Socrate de

Xeacutenophon dans la discussion meneacutee avec les deux artistes rapporteacutee dans les Meacutemorables

(3103-5) Malgreacute la diversiteacute de ses usages le mot ecircthos possegravede tout au long de son histoire des

connotations de stabiliteacute et fait habituellement reacutefeacuterence aux traits de personnaliteacute durables drsquoune

232 Sur la laquo reacutehabilitation raquo drsquoUlysse chez les Socratiques voir Giuliano 2004 Leacutevystone 2005

233 Preacutesenteacutes et traduits par Goulet-Cazeacute 1992

234 Cf Kennedy 1957 28

235 Cf la remarque acerbe de Diogegravene le cynique se plaignant que les grammairiens perdent leur temps agrave deacutenoncer les vices drsquoUlysse tandis qursquoils ferment les yeux sur leurs propres travers (Diog Laert 627) τούς τε γραμματικοὺς ἐθαύμαζε τὰ μὲν τοῦ Ὀδυσσέως κακὰ ἀναζητοῦντας τὰ δ ἴδια ἀγνοοῦντας La valeur morale drsquoAchille est deacutecrieacutee par le Stoiumlcien Perseacutee eacutelegraveve de Zeacutenon ainsi que par Crategraves de Mallos (ou peut-ecirctre Crategraves le cynique cf les remarques de Broggiato 2002 142) κατὰ Κράτητα καὶ Περσαῖον οὔτε φρόνιμος οὔτε σώφρων οὔτε ἀνδρεῖος [scil Αχιλλεύς] (schol T Il 166c ex) Le scholiaste qui rapporte cette position pour la contredire classe quant agrave lui Achille comme laquo un philosophe pythagoricien plutocirct qursquoun soldat raquo (Πυθαγορικός ἐστι μᾶλλον φιλόσοφος ἢ στρατιώτης) en raison de ses pratiques religieuses et considegravere que laquo la croyance en les dieux est une source pour toute la vertu (πηγὴ γάρ τίς ἐστι τῆς ἄλλης ἀρετῆς τὸ δοκεῖν θεοὺς εἶναι)

236 Sur les parallegraveles entre art plastique et poeacutesie agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque Webster 1939

107

personne237 En tant qursquoentiteacute conccedilue comme immobile lrsquoecircthos apparaicirct naturellement comme le

sujet par excellence drsquoun artiste visuel

Longtemps avant Aristote on trouve de nombreuses attestations de cette analogie entre la

poeacutesie et la peinture ou la sculpture le plus souvent au profit de la poeacutesie dont les poegravetes

lyriques clament la supeacuterioriteacute sur les autres formes drsquoart Ces poegravetes avancent typiquement lrsquoideacutee

que la poeacutesie en raison de ses qualiteacutes auditives et mobiles fournit agrave ses sujets une gloire plus

durable que ne le font la pierre ou le marbre et constitue aussi un meacutedium supeacuterieur pour

deacutepeindre les caractegraveres238 Ainsi bien que ces poegravetes fassent valoir la nature dynamique de leur

meacutedium cela reste dans le but de se preacutesenter comme les preacuteservateurs les plus efficaces drsquoune

reacutealiteacute statique et (du moins le souhaitent-ils) impeacuterissable soit la gloire et la renommeacutee des

hommes qui font lrsquoobjet de leurs eacuteloges Leur argument consiste donc agrave dire qursquoagrave la fois les arts

visuels et la poeacutesie sont adapteacutes agrave la repreacutesentation de lrsquoecircthos mais que la poeacutesie est supeacuterieure

aux autres arts agrave cet eacutegard

Le second facteur qui agrave mon avis explique lrsquoimportance traditionnelle de lrsquoecircthos dans les

premiers deacuteveloppements de la theacuteorie poeacutetique grecque est lrsquoomnipreacutesence des preacuteoccupations

rheacutetoriques lesquelles se traduisent par une tendance forte agrave consideacuterer les poegravemes comme des

exemples de discours eacutepideacuteictiques crsquoest-agrave-dire comme des eacuteloges ou des blacircmes Cela est bien

sucircr partiellement la conseacutequence de la nature mecircme de lrsquoeacutepopeacutee qui eacutetait et est encore consideacutereacutee

comme un genre dont la fonction essentielle est la transmission du κλέος des heacuteros traditionnels

de la Gregravece La premiegravere phrase du texte rapportant lrsquoanalyse de polytropos par Antisthegravene (supra

p 105) semble indiquer que ce dernier srsquoadressait agrave des adversaires selon qui Homegravere avait

neacutecessairement voulu blacircmer ou faire lrsquoeacuteloge drsquoUlysse (ἐπαινεῖνhellip ψέγειν) en le qualifiant ainsi

Dans une logique semblable Isocrate interpregravete spontaneacutement lrsquoIliade comme un monument

eacuteleveacute aux guerriers acheacuteens

Certains parmi les Homeacuterides racontent aussi qursquoHeacutelegravene se preacutesenta devant Homegravere une nuit et lui ordonna de composer un poegraveme sur les soldats qui avaient fait campagne contre Troie (περὶ τῶν στρατευσαμένων ἐπὶ Τροίαν) elle voulait rendre leur sort plus enviable que la vie des hommes ordinaires ils racontent que crsquoest en partie agrave cause de lrsquoart drsquoHomegravere mais surtout agrave cause drsquoelle

237 Cf Woerther 2007

238 Cf Ford 2002 chap 4-5

108

(μάλιστα δὲ διὰ ταύτην) que ce poegraveme fut peacuteneacutetreacute drsquoun tel charme et devint si ceacutelegravebre (ἐπαφρόδιτον καὶ παρὰ πᾶσιν ὀνομαστὴν) (Isoc Hel 65 trad Breacutemond modifieacutee)

Isocrate assimile lrsquoIliade agrave une oraison funegravebre un genre litteacuteraire ougrave la soi-disant bonne

fortune des soldats morts agrave la guerre repreacutesentait un lieu commun De plus la derniegravere phrase

suggegravere que crsquoest la preacutesence mecircme drsquoHeacutelegravene dans le poegraveme qui rend ce dernier laquo charmant et

ceacutelegravebre raquo vraisemblablement parce qursquoHeacutelegravene elle-mecircme est laquo charmante et ceacutelegravebre raquo sa beauteacute

eacutetant renommeacutee agrave travers le monde (Lrsquoadjectif ἐπαφρόδιτον ici appliqueacute agrave lrsquoIliade serait

eacutevidemment tout aussi sinon plus approprieacute pour deacutecrire Heacutelegravene) Tout comme dans le texte de

lrsquoHippias mineur dont il a eacuteteacute question ci-haut Isocrate parle drsquoune qualiteacute propre agrave un

personnage comme affectant la qualiteacute drsquoun poegraveme entier239

La conception traditionnelle de lrsquoeacutepopeacutee comme eacuteloge a perdureacute apregraves Aristote On en trouve

notamment des traces nombreuses dans le corpus des scholies exeacutegeacutetiques agrave lrsquoIliade Par

exemple des notes au tout premier vers du poegraveme soulegravevent les inteacuteressantes questions du titre et

du premier mot du poegraveme

πάλιν ζητεῖται διὰ τί Ἀχιλλέως ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον ἀριστεύοντος οὐκ Ἀχίλλειαν ὡς Ὀδύσσειαν ἐπέγραψε τὸ σωμάτιον240 φαμὲν δ ὅτι ἐκεῖ μέν ἅτε μόνως ἐφ ἑνὸς ἥρωος τοῦ λόγου πλακέντος καλῶς καὶ τοὔνομα τέθειται ἐνταῦθα δέ εἰ καὶ μᾶλλον τῶν ἄλλων Ἀχιλλεὺς ἠρίστευεν ἀλλά γε καὶ οἱ λοιποὶ ἀριστεύοντες φαίνονταιmiddot οὐ γὰρ μόνον τοῦτον οἷος ἦν δηλῶσαι βούλεται ἀλλὰ σχεδὸν ἅπαντας ὅπου γε καὶ ἐξισοῖ τινας αὐτῷ ἔκ τινος οὖν ὀνομάσαι μὴ ἔχων αὐτό ἀπὸ τῆς πόλεως ὀνομάζει καὶ τὸ αὐτοῦ καλῶς ὑποφαίνει ὄνομα

On se demande pourquoi alors qursquoAchille est geacuteneacuteralement le meilleur il nrsquoa pas intituleacute son ouvrage Achilleacutee de faccedilon analogue agrave lrsquoOdysseacutee Nous reacutepondons que pour ce dernier poegraveme puisque le reacutecit a eacuteteacute seulement composeacute au sujet drsquoun heacuteros unique crsquoest correctement que le titre a eacuteteacute donneacute Mais dans ce cas-ci mecircme si Achille est meilleur que les autres les autres aussi se montrent tout de mecircme heacuteroiumlques Car le poegravete ne voulait pas seulement montrer sa valeur agrave lui mais celle de tous ou presque puisqursquoil fait de certains son eacutegal Ne sachant donc pas sur la base de qui intituler son poegraveme il lrsquoa intituleacute agrave partir de la ville et son titre paraicirct reacuteussi (schol bT Il 11b ex)

239 Isocrate (ou encore les Homeacuterides) a peut-ecirctre eacuteteacute inspireacute agrave inventer cette histoire par le ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade (6357-8) ougrave Heacutelegravene tente de consoler Hector de leur malheur en mentionnant leur futur statut de sujets de chansons

240 Pour cet usage de σωμάτιον au sens de laquo poegraveme complet raquo cf Heracl All 12 [Long] Subl 913 (ougrave le mot semble srsquoopposer agrave ποίηματα laquo parties drsquoun poegraveme raquo

109

ζητοῦσι διὰ τί ἀπὸ τῆς μήνιδος ἤρξατο οὕτω δυσφήμου ὀνόματος διὰ δύο ταῦτα πρῶτον μέν ἵν ἐκ τοῦ πάθους ἀποκαθαρεύσῃ241 τὸ τοιοῦτο μόριον τῆς ψυχῆς καὶ προσεκτικωτέρους τοὺς ἀκροατὰς ἐπὶ τοῦ μεγέθους ποιήσῃ καὶ προεθίσῃ φέρειν γενναίως ἡμᾶς τὰ πάθη μέλλων πολέμους ἀπαγγέλλεινmiddot δεύτερον δέ ἵνα τὰ ἐγκώμια τῶν Ἑλλήνων πιθανώτερα ποιήσῃ ἐπεὶ δὲ ἔμελλε νικῶντας ἀποφαίνειν τοὺς Ἕλληνας εἰκότως νῦν κατατρέχει ἀξιοπιστότερος ὤν242 ἐκ τοῦ μὴ πάντα χαρίζεσθαι τῷ ἐκείνων ἐπαίνῳ

Ils se demandent pourquoi il a commenceacute avec le mot laquo colegravere raquo qui est drsquoaussi mauvais augure Crsquoest pour deux raisons premiegraverement afin de nettoyer de cette passion cette partie de lrsquoacircme de rendre les auditeurs plus attentifs agrave la grandeur et de nous habituer agrave supporter noblement nos malheurs alors qursquoil srsquoapprecircte agrave narrer des guerres Deuxiegravemement afin de rendre plus persuasifs ses eacuteloges des Grecs Puisqursquoil srsquoapprecirctait agrave montrer les Grecs vainqueurs ici il acquiert de la creacutedibiliteacute en les attaquant et en ne srsquoadonnant pas agrave tous eacutegards agrave leur eacuteloge (schol AT Il 11a D)

Dans une scholie au deuxiegraveme vers du poegraveme on va jusqursquoagrave expliquer lrsquousage du pronom ἡ

(dont lrsquoanteacuteceacutedent est la μῆνις du premier vers μῆνινhellip οὐλομένην ἣ μυρί Ἀχαιοῖς ἄλγε

ἔθηκε) agrave la volonteacute du poegravete de diminuer les torts drsquoAchille

ῥητορικὴ ἡ μετάληψιςmiddot παρὸν γὰρ ἦν φάναιmiddot laquo ὃς μυρί Ἀχαιοῖς ἄλγε ἔθηκεν raquomiddot ἀλλ ὡς φιλέλλην οὐ τῷ ἥρωϊ ἐπάγει τὴν βλασφημίαν ἀλλὰ τῷ πάθει

Le changement de genre est rheacutetorique en effet il eacutetait possible de dire laquo lui [scil Achille] qui causa tant de souffrances aux Acheacuteens raquo Mais comme le poegravete est du parti des Grecs son accusation porte non pas sur le heacuteros mais sur la passion (schol bT Il 12b ex)

Ces textes attribuent agrave Homegravere une approche deacutecideacutement rheacutetorique des sujets de ses poegravemes

crsquoest lrsquoeacuteloge des Grecs et en particulier drsquoAchille et drsquoUlysse qui est consideacutereacute comme le motif

principal de la composition de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee

Agrave une eacutepoque beaucoup plus basse on entend encore le rheacuteteur Libanios exposer un avis tout

agrave fait semblable

ὅτι πᾶς τις ὁμολογήσειεν ἂν ἐγκώμιον ἐκείνῳ τοῦ πολυπλανοῦς ἀνδρὸς τὴν Ὀδύσσειαν πεποιῆσθαι καὶ δεδόσθαι παρ Ὁμήρου τούτῳ μόνῳ τοσοῦτον ὁπόσον τοῖς ἄλλοις ἅπασι τὴν μὲν γὰρ Ἰλιάδα κοινὸν ἔπαινον συγκεῖσθαι θατέρᾳ δὲ τὸν Ὀδυσσέα τετιμῆσθαι [hellip] τῷ μὲν οὖν Ὁμήρῳ ποιεῖν ἐπῆλθεν εἰς ἄνδρα θαυμαστὸν ἔπαινον

Tous conviendront que lrsquoOdysseacutee a eacuteteacute composeacutee par Homegravere en guise drsquoeacuteloge de lrsquohomme errant et que ce poegravete a donneacute agrave celui-lagrave seul autant drsquoimportance qursquoagrave tous les autres reacuteunis Car lrsquoIliade

241 Je mrsquoeacuteloigne ici de la leccedilon choisie par Erbse ἀποκαταρρεύσῃ ἀποκαθαρεύσῃ est preacutefeacutereacute par Van Thiel 2000 ad loc

242 Le texte qursquoimprime Erbse est εἰκότως daggerοὐ κατατρέχει ἀξιοπιστότερονdagger je cite ici la correction qursquoil propose dans son apparat ad loc

110

a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteloge commun tandis qursquoUlysse a eacuteteacute honoreacute de la faccedilon contraire [] Ainsi il est venu agrave lrsquoideacutee drsquoHomegravere de faire lrsquoeacuteloge drsquoun homme admirable (Lib Ap Soc 123-125 je traduis)

Aux yeux de Libanios Homegravere est avant tout un compositeur drsquoeacuteloges et ses deux œuvres

majeures ne diffeacuterent que par le mode choisi (commun ou individuel) pour reacutealiser ces eacuteloges

(d) Ecircthos et mythos chez Aristote

Les textes examineacutes jusqursquoici dans cette section contribuent agrave eacutelucider la teneur de plusieurs

passages aux allures eacutetrangement poleacutemiques dans la Poeacutetique drsquoAristote Ce dernier fait agrave

maintes reprises des assertions eacutenergiques sur des enjeux essentiels lieacutes au rocircle constitutif des

personnages dans la composition poeacutetique La plus freacutequemment citeacutee est la suivante

Lrsquouniteacute de lrsquohistoire ne vient pas comme certains (τινες) le croient de ce qursquoelle a un heacuteros unique (ἐὰν περὶ ἕνα ᾖ) Car il se produit dans la vie drsquoun individu unique un nombre eacuteleveacute voire infini drsquoeacuteveacutenements dont certains ne forment en rien une uniteacute et de mecircme un individu unique accomplit un grand nombre drsquoactions qui ne forment en rien une action une Aussi semble-t-il bien que tous les poegravetes qui ont composeacute une Heacuteracleacuteide une Theacuteseacuteide ou des poegravemes de ce genre se soient fourvoyeacutes ils croient que parce que Heacuteraclegraves eacutetait un individu unique il srsquoensuit que lrsquohistoire elle aussi est une Mais Homegravere qui est incomparable sous tous les autres rapports semble lagrave aussi avoir vu juste que cela srsquoexplique par sa connaissance de lrsquoart ou par son geacutenie naturel en composant lrsquoOdysseacutee il nrsquoa pas raconteacute tout ce qui a pu arriver agrave Ulysse [] mais crsquoest autour drsquoune action une au sens ougrave nous lrsquoentendons qursquoil a agenceacute lrsquoOdysseacutee et pareillement lrsquoIliade raquo (Poet 81451a1-29)

La conception prosopocentrique de la poeacutesie (ie celle qui fait des protagonistes lrsquoeacuteleacutement

focal du poegraveme) rejeteacutee par Aristote est ici clairement attribueacutee aux poegravetes mecircmes qui ont

composeacute des œuvres autour drsquoun personnage particulier Pourtant les laquo gens raquo non identifieacutes

(τινες) qui deacutefendent cette conception pourraient tout aussi bien inclure les critiques et les

theacuteoriciens qui accordent une importance indue agrave la composante ecircthos dans la construction

poeacutetique ce qui comme on le verra contribue agrave brouiller la distinction essentielle entre la poeacutesie

et lrsquoart rheacutetorique En plus des sophistes comme Hippias il est probable que Platon soit aussi viseacute

par ce passage puisque lrsquoessentiel des deacuteveloppements sur les dangers de la poeacutesie dans le

troisiegraveme livre de la Reacutepublique porte sur lrsquoinfluence deacuteleacutetegravere qursquoaurait sur les gardiens

lrsquoimitation drsquohommes (ou drsquoanimaux) divers

Ailleurs (cf Poet 61450a15-39) Aristote deacutesigne expresseacutement le mythos comme la laquo partie raquo

la plus importante du poegraveme tandis que lrsquoecircthos est explicitement releacutegueacute au deuxiegraveme rang ndash un

111

classement ouvertement poleacutemique selon toute vraisemblance Cela va de pair avec ses

affirmations reacutepeacuteteacutes et emphatiques dans le chapitre six de lrsquoideacutee que la poeacutesie est une imitation

non pas drsquohommes mais drsquoactions et que la repreacutesentation des caractegraveres nrsquoest que le reacutesultat

secondaire de la repreacutesentation drsquoactions reacutealiseacutees par des personnages doteacutes de ces caractegraveres

ἔστιν τε μίμησις πράξεως καὶ διὰ ταύτην μάλιστα τῶν πραττόντων (1450b3) Selon A

Gudeman (1931) qui accorde une importance particuliegravere aux sources drsquoAristote dans son

commentaire de la Poeacutetique ce dernier tentait probablement de reacutepliquer agrave un traiteacute de poeacutetique

circulant agrave son eacutepoque et ougrave lrsquoecircthos eacutetait deacutefini comme lrsquoobjet propre de la mimecircsis

Agrave vrai dire cette ideacutee paraicirct avoir eacuteteacute partageacutee tout aussi bien par certains poegravetes Aristote

rapporte que Sophocle aurait contrasteacute sa propre habitude de repreacutesenter les hommes laquo comme ils

devraient ecirctre raquo et celle drsquoEuripide qui les rendait laquo tels qursquoils sont raquo (Poet 251460b33-4)

Lrsquointeacuterecirct conscient de Sophocle pour lrsquoecircthos est eacutegalement attesteacute par Plutarque (De prof virt

79b) selon qui le poegravete aurait affirmeacute que son style avait atteint son niveau supeacuterieur (βέλτιστον)

lorsqursquoil eacutetait devenu ἠθικώτατον ndash ce qui signifie vraisemblablement quelque chose comme

laquo refleacutetant fortement les caractegraveres raquo243 Enfin lrsquohabitude reacutepandue des trageacutediens de titrer leurs

piegraveces drsquoapregraves le nom du protagoniste244 est peut-ecirctre aussi agrave mettre au compte de cette tendance

prosopocentrique

La reacutetrogradation que fait subir Aristote agrave lrsquoeacuteleacutement ecircthos dans sa hieacuterarchie des parties du

poegraveme est eacutegalement coheacuterente avec son affirmation selon laquelle les poegravetes deacutebutants ainsi que

les premiers poegravetes de lrsquohistoire maicirctrisent lrsquoart du portrait de caractegravere mais non la construction

des intrigues (cf Poet 61450a35-37) il y a une coiumlncidence naturelle entre lrsquoimportance

relative des parties de la poeacutesie et le niveau de progregraves technique requis pour les utiliser

correctement Par ailleurs le passage du portrait de caractegravere agrave lrsquoeacutelaboration drsquointrigues

complexes eacutetait typiquement illustreacute par les Anciens par le contraste entre Eschyle et la trageacutedie

posteacuterieure comme crsquoest le cas dans le texte suivant tireacute de la Vita anonyme drsquoEschyle

243 Cf Ael VH 221 qui fait dire au poegravete Agathon qursquoil connaicirct bien les caractegraveres notamment en raison de son art poeacutetique εἰ δέ τι καὶ ἐγὼ ἠθῶν ἐπαΐω τῇ τε ἄλλῃ καὶ ἐκ ποιητικῆς [hellip]

244 Selon Haigh 1896 397 il nrsquoy a pas de raison de croire que les titres conserveacutes ndash dont lrsquoeacutecrasante majoriteacute sont constitueacutes par le nom propre du protagoniste ou bien par un nom geacuteneacuterique deacutesignant les membres du chœur lequel agit comme un personnage individuel dans la trageacutedie grecque ndash ne remontent pas aux trageacutediens eux-mecircmes qui devaient forceacutement donner des titres agrave leurs productions pour fins de publiciteacute avant les festivals

112

αἵ τε διαθέσεις τῶν δραμάτων οὐ πολλὰς αὐτῶι περιπετείας καὶ πλοκὰς ἔχουσιν ὡς παρὰ τοῖς νεωτέροιςmiddot μόνον γὰρ ζηλοῖ τὸ βάρος περιτιθέναι τοῖς προσώποις ἀρχαῖον εἶναι κρίνων τοῦτο τὸ μέρος ltτὸgt μεγαλοπρεπές τε καὶ ἡρωϊκόν τὸ δὲ πανοῦργον κομψοπρεπές245 τε καὶ γνωμολογικὸν ἀλλότριον τῆς τραγωιδίας ἡγούμενος

La disposition de ses piegraveces impliquait peu de renversements et de complications comme on en trouve chez les poegravetes plus reacutecents Car seul lui importait de donner de la graviteacute agrave ses personnages estimant que cet eacuteleacutement ndash ce qui est magnifique et de caractegravere heacuteroiumlque ndash est veacuteneacuterable et jugeant que la subtiliteacute adroite et sentencieuse est une chose eacutetrangegravere agrave la trageacutedie (Vita Aeschyli 113 je traduis)

De plus la mention que fait Aristote de la pratique ancienne du portrait de caractegravere doit

certainement ecirctre lieacutee agrave cette autre assertion historique (cf Poet 41448b24-7) drsquoune importance

capitale dans la theacuteorie aristoteacutelicienne de la genegravese de la poeacutesie voulant qursquoagrave lrsquoeacutepoque de ses

premiers balbutiements cet art ait pris la forme drsquoeacuteloges drsquohymnes et de blacircmes ndash des

performances eacutevidemment destineacutees agrave honorer ou agrave vilipender des individus (humains ou divins)

preacutecis Le Peacuteripateacuteticien Chameacuteleacuteon offre drsquoailleurs un reacutecit de lrsquoeacutevolution de la trageacutedie qui

concorde avec lrsquoapproche aristoteacutelicienne

οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον Ἐπιγένους τοῦ Σικυωνίου τραγῳδίαν εἰς τὸν Διόνυσον ποιήσαντος ἐπεφώνησάν τινες τοῦτοmiddot ὅθεν ἡ παροιμία

βέλτιον δὲ οὕτως τὸ πρόσθεν εἰς τὸν Διόνυσον γράφοντες τούτοις ἠγωνίζοντο ἅπερ καὶ Σατυρικὰ ἐλέγετοmiddot ὕστερον δὲ μεταβάντες εἰς τὸ τραγῳδίας γράφειν κατὰ μικρὸν εἰς μύθους καὶ ἱστορίας ἐτράπησαν μηκέτι τοῦ Διονύσου μνημονεύοντεςmiddot ὅθεν τοῦτο καὶ ἐπεφώνησαν καὶ Χαμαιλέων ἐν τῷ περὶ Θέσπιδος τὰ παραπλήσια ἱστορεῖ

laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Certains srsquoexclamegraverent ainsi lorsque Eacutepigegravene de Sikyon composa une trageacutedie sur Dionysos246 et crsquoest de lagrave que vient le proverbe

Mais voici une meilleure explication Auparavant ceux qui eacutecrivaient des piegraveces sur Dionysos concouraient avec ces ltdramesgt qui eacutetaient aussi appeleacutes Satyrica Plus tard lorsqursquoils eurent changeacute pour la composition de trageacutedies ils se tournegraverent progressivement vers les histoires et les reacutecits sans plus faire mention de Dionysos Crsquoest pour cela que les gens srsquoexclamaient ainsi Et Chameacuteleacuteon donne une version semblable dans son livre Sur Thespis (Cham fr 38 = Souda ο 806)

Selon Chameacuteleacuteon le deacuteveloppement de la trageacutedie va de pair avec la composition de reacutecits

lesquels remplacent la figure de Dionysos comme preacuteoccupation centrale des poegravetes Plus

difficile agrave interpreacuteter est la nature exacte des piegraveces (τούτοις sans anteacuteceacutedent ce qui suggegravere

245 Cf Plut Quomodo adul 28a qui rapproche semblablement κομψόν et πανοῦργον (agrave propos de personnages drsquoEuripide)

246 Apparemment ceux qui se seraient exclameacutes ainsi consideacuteraient qursquoune trageacutedie eacutetait en soi inapproprieacutee pour honorer Dionysos (cf Mirhady 2012)

113

qursquoon a affaire agrave la citation drsquoun extrait et non agrave une paraphrase) avec lesquelles les poegravetes

concouraient laquo auparavant raquo et qui sont laquo aussi raquo appeleacutees satyrica Ce terme habituel pour

deacutesigner le drame satyrique pourrait ici avoir le sens eacutelargi de laquo chants dionysiaques raquo et inclure agrave

la fois le dithyrambe et les chants phalliques qursquoAristote associe aux deacutebuts du theacuteacirctre (cf Poet

41449a9-13) et auxquels il renvoie possiblement par lrsquoexpression laquo lrsquoeacuteleacutement satyrique raquo (τὸ

σατυρικόν 1449a20 cf 1449a22 διὰ τὸ σατυρικὴνhellip εἶναι τὴν ποίησιν) En effet des

teacutemoignages tardifs qui semblent reposer sur les ideacutees de Chameacuteleacuteon preacutesentent un portrait plus

preacutecis de lrsquoeacutevolution respective des genres tragique et satyrique Le plus explicite est celui qui se

trouve dans le recueil de proverbes de Zeacutenobios

Οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον ἐπὶ τῶν τὰ μὴ προσήκοντα τοῖς ὑποκειμένοις λεγόντων ἡ παροιμία εἴρηται Ἐπειδὴ τῶν χορῶν ἐξ ἀρχῆς εἰθισμένων διθύραμβον ᾄδειν εἰς τὸν Διόνυσον οἱ ποιηταὶ ὕστερον ἐκβάντες τὴν συνήθειαν ταύτην Αἴαντας καὶ Κενταύρους γράφειν ἐπεχείρουν Ὅθεν οἱ θεώμενοι σκώπτοντες ἔλεγον Οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον Διὰ γοῦν τοῦτο τοὺς Σατύρους ὕστερον ἔδοξεν αὐτοῖς προεισάγειν ἵνα μὴ δοκῶσιν ἐπιλανθάνεσθαι τοῦ θεοῦ

laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Ce proverbe srsquoapplique agrave ceux qui ne disent pas les choses qui conviennent agrave la situation La raison est qursquoalors que les chœurs avaient depuis le deacutebut lrsquohabitude de chanter un dithyrambe en lrsquohonneur de Dionysos les poegravetes srsquoeacutecartegraverent ensuite de cette pratique et entreprirent de composer des Ajax et des Centaures Agrave partir de ce moment les spectateurs par moquerie disaient laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Crsquoest drsquoailleurs pour cela qursquoils srsquoavisegraverent par la suite drsquointroduire les satyres afin de ne pas donner lrsquoimpression drsquooublier le dieu (Zen 540)

On peut comparer le texte suivant

Φρυνίχου καὶ Αἰσχύλου τὴν τραγῳδίαν εἰς μύθους καὶ πάθη προαγόντων ἐλέχθη τὸ lsquoτί ταῦτα πρὸς τὸν Διόνυσον rsquo

Lorsque Phrynichos et Eschyle entraicircnegraverent la trageacutedie vers les histoires et les souffrances on dit laquo Qursquoest-ce que cela a agrave voir avec Dionysos  raquo (Plut Quaest conv 615a)

Combineacute avec les quelques remarques aristoteacuteliciennes sur le σατυρικόν ces teacutemoignages

dont le contenu remonte probablement agrave Chameacuteleacuteon suggegraverent que le modegravele historique

peacuteripateacuteticien avait la forme suivante les origines du drame se trouvent dans la ceacuteleacutebration de

certains rituels en lrsquohonneur de Dionysos impliquant des satyres et des eacuteleacutements humoristiques

(cf Arist Poet 1449a19-20 ἐκhellip λέξεως γελοίας διὰ τὸ ἐκ σατυρικοῦ μεταβαλεῖν ὀψὲ

ἀπεσεμνύνθη laquo deacutelaissant lrsquoexpression comique qursquoelle tenait de son origine satyrique la

trageacutedie prit sur le tard de la graviteacute raquo) Ces formes primitives et improviseacutees donnegraverent lieu par

diffeacuterenciation agrave la comeacutedie et agrave la trageacutedie des formes dramatiques acheveacutees dans lesquelles

114

Dionysos et son cortegravege de satyres ne trouvaient toutefois plus de place ce qui suscita lrsquoinvention

du drame satyrique speacutecialement deacutedieacute agrave conserver la meacutemoire des origines dionysiaques du

drame et combinant des traits des deux modes dramatiques majeurs issus de ces origines En

particulier la trageacutedie est le produit drsquoune innovation formelle soit le deacuteveloppement des

intrigues et drsquoune innovation de contenu lrsquointroduction de laquo souffrances raquo (πάθη) agrave la place des

plaisanteries247

Lrsquoimplication principale de cette histoire litteacuteraire peacuteripateacuteticienne est qursquoen abandonnant des

formes primitives centreacutees sur un seul protagoniste et en adoptant des modes drsquoexpression

veacuteritablement mimeacutetiques les poegravetes ont du mecircme coup abandonneacute lrsquoindividuel pour le geacuteneacuteral

et lrsquoactuel pour le potentiel Crsquoest drsquoailleurs la raison pour laquelle Aristote prescrit une meacutethode

de composition qui consiste agrave eacutelaborer drsquoabord la totaliteacute de lrsquointrigue et agrave distribuer ensuite des

noms aux personnages (Poet 171455a35-b13 cf 91451b8-23) nrsquoimporte quels noms font

lrsquoaffaire puisque le poegraveme ne porte pas sur ces personnes mais bien sur ce qursquoils font et sur les

succegraves et les eacutechecs qui leur eacutechoient Pour Aristote la composition poeacutetique srsquointeacuteresse aux

histoires plutocirct qursquoaux personnes et en conseacutequence ses proprieacuteteacutes cognitives relegravevent davantage

de la creacuteation et de lrsquoeacutelaboration structurelle que de la meacutemoire et la commeacutemoration De plus en

tant que reacutealiteacute mobile lrsquoaction (praxis) apparaicirct comme un objet drsquoimitation beaucoup plus

abstrait que lrsquoecircthos cette dichotomie entre abstrait et concret ou encore forme et matiegravere est

eacutegalement suggeacutereacutee par la comparaison utiliseacutee par Aristote de lrsquoecircthos aux couleurs drsquoune image

drsquoune part et du mythos au contour (εἰκών) drsquoautre part (cf Poet 61450a38-b4)

Ainsi ce deacuteplacement de lrsquoecircthos en deuxiegraveme position ne se limite pas agrave eacutetablir une hieacuterarchie

purement conceptuelle entre les parties de la poeacutesie il a surtout pour effet de minimiser le lien

entre poeacutesie et rheacutetorique au profit de la reconnaissance de la nature proprement mimeacutetique de la

poeacutesie Ce deacuteplacement constitue donc un moyen suppleacutementaire par lequel le traiteacute aristoteacutelicien

parvient agrave deacutelimiter une place speacutecifique pour la poeacutesie dans le vaste champ du logos248

Lrsquoinsistance avec laquelle il affirme que la poeacutesie ne repreacutesente pas lrsquoecircthos par des actions mais

247 Sur ce scheacutema analytique cf Seaford 1984 10-12

248 Drsquoautres facteurs peuvent eacutevidemment aussi rendre compte de la position drsquoAristote notamment le fait que la Poeacutetique traite en grande part de la trageacutedie un peu de lrsquoeacutepopeacutee et pas du tout de la poeacutesie lyrique Ce dernier genre en particulier est essentiellement laquo aristocratique raquo ie destineacute agrave glorifier des individus et par contraste la trageacutedie apparaicirct comme un genre beaucoup plus anhistorique et laquo deacutemocratique raquo

115

bien des actions accomplies par des personnages qui se trouvent posseacuteder un ecircthos mrsquoapparaicirct en

effet comme une faccedilon de prendre ses distances avec la conception rheacutetorique de la poeacutesie Chez

les rheacuteteurs tels Isocrate qui font des commentaires reacuteflexifs sur leurs propres techniques

drsquoeacutecriture il est clair que le fait de rapporter les faits et gestes drsquoun individu par exemple dans le

contexte drsquoun discours eacutepideacuteictique a pour objectif de produire une image particuliegravere de la

personnaliteacute de ce sujet Entre la conception rheacutetorique du portrait de caractegravere drsquoun Isocrate et la

conception poeacutetique drsquoAristote les rocircles respectifs de lrsquoecircthos et de la praxis sont donc renverseacutes

Bien que la poeacutesie et la rheacutetorique soient clairement distingueacutees chez Aristote ce dernier

reconnaicirct pour les deux types de locuteurs la neacutecessiteacute drsquoexposer preacutecocement le sujet drsquoun

discours ou drsquoun poegraveme La raison de cette recommandation est nulle autre que lrsquoexigence de

clarteacute comme le suggegraverent les occurrences reacutepeacuteteacutees de termes relatifs agrave la deacutesignation dans le

texte suivant

τὰ δὲ τοῦ δικανικοῦ προοίμια δεῖ λαβεῖν ὅτι ταὐτὸ δύναται ὅπερ τῶν δραμάτων οἱ πρόλογοι καὶ τῶν ἐπῶν τὰ προοίμιαmiddot [hellip] ἐν δὲ προλόγοις καὶ ἔπεσι δεῖγμά ἐστιν τοῦ λόγου ἵνα προειδῶσι περὶ οὗ ὁ λόγος καὶ μὴ κρέμηται ἡ διάνοιαmiddot τὸ γὰρ ἀόριστον πλανᾷmiddot ὁ δοὺς οὖν ὥσπερ εἰς τὴν χεῖρα τὴν ἀρχὴν ποιεῖ ἐχόμενον ἀκολουθεῖν τῷ λόγῳ διὰ τοῦτο laquo μῆνιν ἄειδε θεά raquo laquo ἄνδρα μοι ἔννεπε μοῦσα raquo laquo ἥγεό μοι λόγον ἄλλον ὅπως Ἀσίας ἀπὸ γαίης ἦλθεν ἐς Εὐρώπην πόλεμος μέγας raquo καὶ οἱ τραγικοὶ δηλοῦσι περὶ οὗ τὸ δρᾶμα [hellip] καὶ ἡ κωμῳδία ὡσαύτως τὸ μὲν οὖν ἀναγκαιότατον ἔργον τοῦ προοιμίου καὶ ἴδιον τοῦτο δηλῶσαι τί ἐστιν τὸ τέλος οὗ ἕνεκα ὁ λόγος

Il faut comprendre que les exordes du judiciaire jouent le mecircme rocircle que les prologues des piegraveces de theacuteacirctre et les exordes des eacutepopeacutees [hellip] Dans les prologues et dans les eacutepopeacutees lrsquoexorde donne un aperccedilu du discours afin que les auditeurs sachent agrave lrsquoavance sur quoi il porte et que la penseacutee ne reste pas en suspens car ce qui nrsquoest pas deacutefini eacutegare Par conseacutequent celui qui leur met pour ainsi dire le deacutebut dans la main leur permet de pouvoir suivre le discours Crsquoest la raison drsquoecirctre de laquo Chante la querelle deacuteesse raquo laquo Raconte-moi le heacuteros Muse raquo laquo Guide-moi dans une nouvelle histoire comment depuis la terre drsquoAsie vint en Europe une grande guerre raquo Les Tragiques eux aussi indiquent sur quoi portent la piegravece [hellip] La comeacutedie fait de mecircme La fonction la plus neacutecessaire de lrsquoexorde celle qui lui est propre est donc de faire savoir agrave quoi tend le discours (Rh 3141415a9-23 trad Chiron modifieacutee)

Homegravere qui comme toujours fournit un exemple parfait du respect des regravegles de composition

donne donc lui aussi le sujet de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee degraves le proegraveme Pourtant on peut prendre

la mesure de la distance qui seacutepare Aristote de la poeacutetique implicite chez lrsquoauteur de ces poegravemes

en comparant le reacutesumeacute que donne le philosophe de lrsquoOdysseacutee

Le sujet (ὁ λόγος) de lrsquoOdysseacutee nrsquoest pas long un homme erre loin de son pays durant de nombreuses anneacutees surveilleacute de pregraves par Poseacuteidon totalement isoleacute Chez lui les choses vont de telle sorte que sa fortune est dilapideacutee par les preacutetendants son fils exposeacute agrave leurs complots

116

Maltraiteacute par les tempecirctes il arrive se fait reconnaicirctre de quelques amis puis il attaque il est sauveacute et eacutecrase ses ennemis (Poet 171455b16-23)

avec le tout premier vers du proegraveme homeacuterique tronqueacute drsquoun mot crucial dans la citation

qursquoen fait Aristote dans le passage de la Rheacutetorique reproduit ci-haut laquo Dis-moi Muse lrsquohomme

polytroposhellip raquo Bien que la synopsis aristoteacutelicienne de lrsquoOdysseacutee soit geacuteneacuteralement adeacutequate un

deacutetail important y est en effet remarquablement absent soit la qualiteacute distinctive drsquoUlysse

indiqueacutee par lrsquoeacutepithegravete polytropos Cette eacutepithegravete exprime eacutevidemment une caracteacuteristique

essentielle du heacuteros Pourtant Aristote lrsquoignore dans son reacutesumeacute ce qui confirme la radicaliteacute de

sa position selon laquelle les traits de caractegravere ne sont pas un eacuteleacutement constitutif de la substance

drsquoun poegraveme La synopsis qursquoil donne quelques lignes avant (Poet 171455b2-12) de lrsquoIphigeacutenie

en Tauride est semblablement deacutepourvue de toute reacutefeacuterence aux traits de caractegravere des

personnages Seule semble compter la seacutequence des eacuteveacutenements les plus significatifs et en

particulier le destin final des protagonistes Ulysse se fait reconnaicirctre puis est sauveacute et eacutecrase ses

ennemis de mecircme qursquoOreste se fait reconnaicirctre (ἀνεγνώρισεν) et obtient par lagrave le salut

(ἐντεῦθεν ἡ σωτηρία)

Certes Aristote ne neacuteglige pas totalement le traitement de lrsquoecircthos dans la Poeacutetique et il y a

mecircme tout un chapitre (quinze) consacreacute aux regravegles agrave suivre agrave cet eacutegard Il nrsquoen reste pas moins

que ces prescriptions concernent un eacuteleacutement de lrsquoart jugeacute secondaire crsquoest-agrave-dire subordonneacute agrave

celui du mythos Par ailleurs mecircme le ceacutelegravebre passage dans lequel Aristote offre un portrait

typique du soi-disant heacuteros tragique semble comporter un eacuteleacutement de poleacutemique contre les

promoteurs de lrsquoecircthos dans ce portrait eacutetonnamment vague le protagoniste nrsquoest ni vraiment bon

ni vraiment mauvais mais quelque part entre les deux quoique plus pregraves de bon que de mauvais

Cette description a certainement de quoi rendre perplexe mais une chose au moins est sucircre il

faut eacuteviter les figures extrecircmes et paradigmatiques tels que le laquo bon raquo et le laquo vilain raquo Ceci va agrave

lrsquoencontre du modegravele drsquoHippias ougrave les personnages poeacutetiques sont preacuteciseacutement des figures

extrecircmes

Le rocircle le plus important rempli par lrsquoecircthos dans la theacuteorie aristoteacutelicienne est certainement

celui de deacuteterminer (du moins partiellement) le genre auquel appartient une composition Du

point de vue geacuteneacuterique la comeacutedie diffegravere eacutevidemment de la trageacutedie et de lrsquoeacutepopeacutee parce qursquoelle

met en scegravene des personnages humbles plutocirct que des personnages nobles Et du point de vue

117

speacutecifique lrsquoimportance relative de lrsquoecircthos dans le drame constitue un critegravere de distinction entre

les types de trageacutedie et drsquoeacutepopeacutee

Lrsquoeacutepopeacutee doit comporter les mecircmes espegraveces que la trageacutedie elle peut ecirctre simple ou complexe centreacutee sur les caractegraveres ou sur les effets violents (ἁπλῆν ἢ πεπλεγμένην ἢ ἠθικὴν ἢ παθητικήν) [hellip] Chacun de ses [scil Homegravere] deux poegravemes a sa composition propre lrsquoIliade simple et agrave effets violents lrsquoOdysseacutee complexe (ce nrsquoest que reconnaissance drsquoun bout agrave lrsquoautre) et centreacutee sur le caractegravere (Poet 241459b8-16)

Cette caracteacuterisation particuliegravere des poegravemes homeacuteriques ndash lrsquoIliade simple et patheacutetique

lrsquoOdysseacutee complexe et eacutethique ndash soulegraveve bien des questions drsquointerpreacutetation quoique le contraste

ici preacutesenteacute repose au moins partiellement sur le grand nombre de scegravenes de reconnaissance dans

lrsquoOdysseacutee comme Aristote le dit explicitement Mais il est inteacuteressant de noter que ce dernier

deacutecrit la structure de lrsquoIliade agrave lrsquoaide de la mecircme eacutepithegravete utiliseacutee par Hippias pour deacutecrire le

heacuteros de lrsquoIliade nommeacutement laquo simple raquo (ἁπλοῦς) Semblablement il est certainement leacutegitime

drsquoextrapoler sur la base des propos drsquoAristote que la complexiteacute de lrsquoOdysseacutee puisqursquoelle

deacutepend de ses nombreuses scegravenes de reconnaissance est le reacutesultat direct de la qualiteacute particuliegravere

drsquoUlysse ndash qursquoon la considegravere comme un trait de caractegravere ou comme une habileteacute technique ndash

nommeacutement sa polytropia En effet la polytropia du heacuteros est le plus typiquement illustreacutee par

son habitude de camoufler son identiteacute veacuteritable ce qui creacutee les conditions neacutecessaires agrave de

potentielles scegravenes de reconnaissances

Ainsi donc il existe probablement apregraves tout un lien intime entre le reacutecit complexe

(πεπλεγμένος) et le personnage πολύτροπος un lien que suggegravere aussi la ressemblance

seacutemantique entre ces deux termes le verbe πλέκειν qui signifie laquo tramer raquo rend parfaitement

bien lrsquoactiviteacute de lrsquoindividu πολύτροπος En accordant agrave la distinction entre structure simple et

complexe une importance supeacuterieure agrave la distinction traditionnelle entre les types de caractegravere

Aristote eacutelegraveve neacuteanmoins de faccedilon significative le niveau drsquoabstraction des critegraveres de

classification des genres poeacutetiques

Je concluerai cette section par quelques remarques sur lrsquoimportance que revecirct le deacuteplacement

aristoteacutelicien de lrsquoecircthos au mythos

Comme le reacutevegravelent les textes preacutesenteacutes dans cette section lrsquointeacuterecirct envers le potentiel de

repreacutesentation de lrsquoecircthos reconnu agrave la poeacutesie avant Aristote peut ecirctre interpreacuteteacute comme traduisant

diverses postures theacuteoriques agrave lrsquoendroit de ce type de discours Pour un auteur de textes

118

rheacutetoriques la technique de lrsquoecircthopoiiumla remplit plusieurs fonctions par exemple dans un

contexte judiciaire creacuteer des arguments baseacutes sur des comportements lieacutes de faccedilon vraisemblable

agrave tel ou tel profil psychologique (focus sur lrsquoecircthos au sens geacuteneacuterique) ou encore dans un

contexte eacutepideacuteictique deacutepeindre le caractegravere louable ou blacircmable drsquoune personne agrave travers ses

actions (focus sur lrsquoecircthos au sens individuel) Dans le premier cas la notion drsquoecircthos a valeur de

modegravele universel dans le second le caractegravere drsquoun individu est lrsquoobjet drsquoune description qui agrave

deacutefaut de lrsquoecirctre se preacutetend litteacuterale crsquoest-agrave-dire historique

Par contraste le mythos aristoteacutelicien est un objet mimeacutetique beaucoup plus eacutevanescent et

difficile agrave saisir que lrsquoecircthos Contrairement agrave lrsquoecircthos le mythos au sens aristoteacutelicien ne peut tout

simplement pas ecirctre consideacutereacute comme la transcription litteacuterale drsquoune chose reacuteelle Le mythos est

une notion abstraite qui deacutesigne proprement le produit de lrsquoactiviteacute mimeacutetique du poegravete et non le

compte-rendu agrave vocation litteacuterale drsquoun historien drsquoun rheacuteteur ou drsquoun scientifique

(e) Les genres poeacutetiques selon Theacuteophraste

Theacuteophraste est bien connu en tant qursquoauteur des Caractegraveres ce texte eacutetonnant constitueacute drsquoune

suite de descriptions de traits de caractegravere incarneacutes par des personnages qui semblent tout droit

sortis de la Nouvelle comeacutedie La teneur exacte de ce texte ndash eacutethique rheacutetorique poeacutetique ndash reste

encore aujourdrsquohui un sujet de deacutebat Quoi qursquoil en soit des motivations de Theacuteophraste derriegravere

la reacutedaction de ce texte249 il ne faut eacutevidemment pas y voir lagrave un deacutesaveu de la theacuteorie poeacutetique

aristoteacutelicienne qui place lrsquoecircthos en position secondaire dans lrsquoactiviteacute mimeacutetique Bien au

contraire la nature purement descriptive des portraits de Theacuteophraste lequel se contente de

mettre en scegravene des personnages en action et ne fournit pour ainsi dire jamais drsquoanalyse des

motifs psychologiques derriegravere leurs agissements suggegravere un inteacuterecirct envers les laquo reacutegulariteacutes

superficielles raquo 250 dans le comportement des personnages telles qursquoelles srsquoexpriment dans

lrsquoaction et non telles qursquoelles reacutesultent de certaines dispositions

249 Il est fort possible que les Caractegraveres tels que nous les avons conserveacutes sont une compilation de passages extraits drsquoun traiteacute quelconque rassembleacutes en un ouvrage autonome pour des fins peacutedagogiques rheacutetoriques ou morales Rostagni 1920 et Ussher 1977 croient que ces extraits appartenaient originellement agrave un traiteacute sur la comeacutedie

250 Fortenbaugh 1994

119

Qui plus est les deacutefinitions de cinq genres litteacuteraires deacuterivant vraisemblablement de

Theacuteophraste deacutemontrent que ce dernier ne srsquoest pas tellement eacutecarteacute de son maicirctre sur la question

de la nature de lrsquoimitation poeacutetique251 Ces deacutefinitions nous sont transmises par le grammairien

latin Diomegravede dans son Ars Grammatica (chapitre 3)

epos dicitur Graece carmine hexametro divinarum rerum et heroicarum humanarumque conprehensio quod a Graecis ita definitum est ἔπος ἐστὶν περιοχὴ θείων τε καὶ ἡρωϊκῶν καὶ ἀνθρωπίνων πραγμάτων [hellip]

tragoedia est heroicae fortunae in adversis conprehensio a Theophrasto ita definita est τραγῳδία ἐστὶν ἡρωϊκῆς τύχης περίστασις [hellip]

comoedia est privatae civilisque fortunae sine periculo vitae conprehensio apud Graecos ita definita κωμῳδία ἐστὶν ἰδιωτικῶν πραγμάτων ἀκίνδυνος περιοχή [hellip]

quare varia definitione discretae sunt altera enim ἀκίνδυνος περιοχή altera τύχης περίστασις dicta est [hellip]

satyrica est apud Graecos fabula in qua item tragici poetae non heroas aut reges sed satyros induxerunt ludendi causa iocandique simul ut spectator inter res tragicas seriasque satyrorum iocis et lusibus delectaretur [hellip]

mimus est sermonis cuius libet imitatio et motus sine reverentia vel factorum et dictorum turpium cum lascivia imitatio a Graecis ita definitus μῖμός ἐστιν μίμησις βίου τά τε συγκεχωρημένα καὶ ἀσυγχώρητα περιέχων

En grec on appelle laquo eacutepopeacutee raquo un reacutecit en vers hexameacutetriques embrassant des affaires divines heacuteroiumlques et humaines Crsquoest ce que les Grecs deacutefinissent ainsi laquo lrsquoeacutepopeacutee est un reacutecit qui embrasse des affaires divines heacuteroiumlques et humaines raquo [hellip]

La trageacutedie est un reacutecit qui embrasse un destin de heacuteros dans lrsquoadversiteacute Elle est ainsi deacutefinie par Theacuteophraste laquo La trageacutedie est une vissicitude drsquoun destin heacuteroiumlque raquo [hellip]

La comeacutedie est un reacutecit qui embrasse un destin individuel et modeste sans qursquoil y ait danger de mort Elle est ainsi deacutefinie par les Grecs laquo La comeacutedie est un reacutecit deacutepourvu de danger qui embrasse des affaires de personnages ordinaires raquo [hellip]

Ainsi la comeacutedie et la trageacutedie diffegraverent par leur deacutefinition En effet lrsquoune est appeleacutee laquo reacutecit deacutepourvu de danger raquo lrsquoautre laquo vissicitude drsquoun destin raquo [hellip]

Le drame satyrique chez les Grecs est une piegravece dans laquelle encore une fois les poegravetes tragiques introduisaient non pas des heacuteros ou des rois mais des satyres agrave des fins ludiques et humoristiques et aussi afin de faire plaisir au spectateur gracircce agrave lrsquohumour et aux jeux des satyres au beau milieu drsquoeacuteveacutenements tragiques et seacuterieux [hellip]

251 Lrsquoallure aristoteacutelicienne de ces deacutefinitions induit mecircme A P McMahon (1917 43-6) agrave croire que Theacuteophraste les a tout bonnement copieacutees mot pour mot drsquoAristote vraisemblablement du dialogue perdu Sur les poegravetes Sur la non-originaliteacute de la theacuteorie poeacutetique de Theacuteophraste par rapport agrave Aristote cf Rostagni 1922 105 Grube 1952

120

Le mime est une imitation de nrsquoimporte quel discours et mouvement deacutepourvue de retenue ou encore une imitation de gestes et de mots disgracieux accompagneacutee de deacutepravation Il est ainsi deacutefini par les Grecs laquo le mime est une imitation de la vie comprenant agrave la fois des eacuteleacutements permis et non permis raquo (Theophr fr 708 FHSampG)

Il convient drsquoabord de noter que seule la deacutefinition de la trageacutedie est ici explicitement

rapporteacutee agrave Theacuteophraste et qursquoil existe plusieurs bonnes raisons de douter de lrsquoexactitude de

lrsquoattribution des autres deacutefinitions au mecircme Theacuteophraste252 Quoiqursquoil semble impossible de

reacutegler cette question de faccedilon deacutefinitive je consideacutererai ici toutes ces deacutefinitions comme

authentiquement theacuteophrastiennes en raison de la grande similitude conceptuelle et lexicale qui

existe entre elles253

Nous ne posseacutedons pas de deacutefinition par Aristote de lrsquoeacutepopeacutee comparable agrave celle citeacutee dans le

passage de Diomegravede mais il semble que cette derniegravere ne contredit en rien lrsquoesprit aristoteacutelicien

Lrsquoeacutepopeacutee y est deacutecrite comme un reacutecit drsquoeacuteveacutenements (πραγμάτων) affectant des personnages de

toutes natures divine heacuteroiumlque (ie moitieacute-divine) et humaine Bien que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee

mettent en scegravene des individus nobles mais entiegraverement humains aux cocircteacutes de dieux et de heacuteros il

est possible que le mot ἀνθρώπινος vise ici agrave deacutesigner des personnages non seulement humains

mais en quelque sorte laquo trop humains raquo on pense agrave Margitegraves anti-heacuteros drsquoun poegraveme eacutepique

eacuteponyme qursquoAristote jugeait authentiquement homeacuterique254 De plus le terme θεῖα eacutevoque

certainement les eacuteleacutements extraordinaires dont Aristote a explicitement reconnu la preacutesence

leacutegitime dans lrsquoeacutepopeacutee (cf Poet 241459b11-17 en plus du caractegravere divin de nombre drsquoacteurs

dans la narration eacutepique255

La deacutefinition theacuteophrastienne de la trageacutedie est souvent deacutecrite comme eacutetant deacutefectueuse ou

incomplegravete et il est bien sucircr tregraves possible que lrsquoon ait ici affaire agrave une version amputeacutee Ce qursquoil

252 Voir Fortenbaugh 2005 356-64 pour une preacutesentation deacutetailleacutee de ces arguments Toutefois Fortenbaugh ne tranche pas deacutefinitivement en faveur ou en deacutefaveur de lrsquoattribution des deacutefinitions autres que celle de la trageacutedie agrave Theacuteophraste Dosi (1960 600-1) accepte cette attribution (du moins en ce qui concerne lrsquoeacutepopeacutee la comeacutedie et le mime puisqursquoelle ne fait aucune mention de la deacutefinition du drame satyrique) Cf Rostagni 1922 126-8 Janko 1984 48-9

253 Cf Reich 1903 265

254 Le verbe ἐξανθρωπίζειν apparaicirct agrave deux reprises dans ce qui est apparemment une citation du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes chez Philodegraveme (De poem 4 col 111 12-15 20-1) au sujet de poegravetes qui auraient tenteacute laquo drsquohumaniser raquo la trageacutedie ou laquo drsquohumaniser raquo ndash ie deacutepreacutecier ndash un personnage noble Cf Janko 2010 337

255 Cf Dosi 1960 603

121

en reste nrsquoest pourtant pas aussi deacutecevant qursquoon le dit Le mot περίστασις est un eacuteleacutement

particuliegraverement inteacuteressant de cette deacutefinition mais sa signification exacte est difficile agrave

deacuteterminer Deux traductions en sont possibles 1) crise situation grave ou 2) renversement Le

deacutesavantage de la seconde traduction est qursquoelle restreint la porteacutee de la deacutefinition aux seules

trageacutedies qui comportent un renversement ndash ce qursquoAristote deacutesigne par περιπέτεια sans toutefois

faire de la preacutesence de cet eacuteleacutement une condition essentielle de lrsquoexistence drsquoune trageacutedie De

plus en se fondant sur lrsquousage de περίστασις dans les sources rheacutetoriques A Dosi (1960

601-2) a persuasivement proposeacute la traduction de ce mot par laquo eacuteveacutenement raquo (vicenda) avec dans

le cas de la deacutefinition de la trageacutedie une connotation peacutejorative particuliegravere (vicenda

catastrofica) Le sens 1) semble donc ecirctre de mise

Dosi donne toutefois une interpreacutetation tendancieuse de certains eacuteleacutements dans les textes

techniques ougrave se trouvent des occurrences du mot περίστασις Or cette interpreacutetation erroneacutee

lrsquoamegravene agrave tirer des conclusions tregraves importantes concernant la theacuteorie poeacutetique de Theacuteophraste

des conclusions qui ne sont toutefois pas autoriseacutees comme on le comprendra sous peu

Le premier passage dont le contenu remonte probablement agrave Hermagoras va comme suit

ὑπόθεσις ἐστὶ πρᾶγμα ἀμφισβήτησιν λογικὴν ἐπιδεχόμενον μεθrsquo ὡρισμένων προσώπων περιστάσεως

Une cause [litt une hypothegravese] est une affaire comportant une controverse formelle et impliquant un eacuteveacutenement affectant des individus deacutetermineacutes256

Tregraves semblable est le second extrait tireacute des Progymnasmata drsquoHermogegravene

Τῆς θέσεως ὅρον ἀποδεδώκασι τὸ τὴν θέσιν εἶναι ἐπίσκεψίν τινος πράγματος θεωρουμένου ἀμοιροῦσαν πάσης ἰδικῆς περιστάσεως [hellip] ἐὰν ὡρισμένον πρόσωπον λάβωμεν καὶ περίστασίν τινα καὶ οὕτω τὴν διέξοδον τῶν λόγων ποιώμεθα οὐ θέσις ἔσται ἀλλ ὑπόθεσις

Les theacuteoriciens ont deacutefini la thegravese comme lrsquoexamen sans qursquointervienne aucune circonstance particuliegravere drsquoun sujet de discussion [hellip] Si nous prenons une personne deacutefinie et une circonstance preacutecise et si nous reacuteglons lagrave-dessus le deacuteroulement de nos propos nous nrsquoaurons plus une thegravese mais une cause [litt une hypothegravese] (Hermog Prog 111-17 trad Patillon)

Dosi (1960 601-2) interpregravete les mots ὡρισμένων προσώπων du premier passage au sens de

laquo personaggi realithinsp raquo (je souligne) et ajoute que Theacuteophraste a choisi le terme περίστασις dans sa

256 Texte citeacute et attribueacute agrave Hermagoras par Dosi 1960 601 qui renvoie agrave Striller 1886 Je nrsquoai pas eacuteteacute en mesure drsquoidentifier la source exacte de la citation

122

deacutefinition de la trageacutedie parce que celle-ci laquo si fonda sulla tradizione storica raquo Attribuant agrave

Theacuteophraste une telle reconnaissance du caractegravere historique de la trageacutedie Dosi va jusqursquoagrave

conclure que ce dernier est agrave lrsquoorigine de la distinction helleacutenistique tripartite entre ἱστορία

πλάσμα et μῦθος257 chacun de ces termes eacutetant respectivement lieacutes aux trois genres que sont la

trageacutedie la comeacutedie et lrsquoeacutepopeacutee

Les deux extraits citeacutes ci-haut ougrave apparaicirct le terme περίστασις ne suggegraverent pourtant

aucunement que ce mot deacutesigne un eacuteveacutenement historique concernant des personnes reacuteelles Dans

le premier passage il est stipuleacute que dans lrsquohypothesis ndash qui dans un contexte de rheacutetorique

scolaire est un exercice consistant agrave deacutefendre lrsquoun et lrsquoautre partis drsquoun deacutebat de nature juridique

ndash on examine un cas preacutecis de controverse crsquoest-agrave-dire une situation qui affecte par hypothegravese

des individus deacutetermineacutes (ὡρισμένων προσώπων) Or laquo deacutetermineacutes raquo nrsquoest eacutevidemment pas

eacutequivalent agrave laquo reacuteels raquo ou laquo historiques raquo Drsquoailleurs la distinction eacutetablie dans le second texte entre

les deux types drsquoexercice rheacutetorique que sont la θέσις et lrsquoὑπόθεσις repose non pas sur

lrsquohistoriciteacute des faits mais sur le caractegravere deacutetermineacute ou indeacutetermineacute des circonstances relatives

au sujet de lrsquoexercice Celui-ci peut en effet porter sur une question abstraite consideacutereacutee drsquoun

point de vue geacuteneacuteral (eg laquo Faut-il se marier  raquo) ou bien sur un cas concret et preacutecis (laquo Cet

homme doit-il se marier  raquo) Or les cas laquo concrets raquo qui font lrsquoobjet des Progymnasmata ne sont

pas neacutecessairement historiques Les rheacuteteurs tirent tout aussi bien leurs exemples de reacutecits

mythologiques voire de situations inventeacutees258

Bref le mot περίστασις ne possegravede pas les connotations que lui precircte Dosi et sur lesquelles

cette derniegravere fonde fragilement son attribution agrave Theacuteophraste drsquoun lien entre trageacutedie et ἱστορία

Lrsquousage par Theacuteophraste de περίστασις loin de deacutemontrer que celui-ci ignore laquo lrsquointerpreacutetation

rationaliste et philosophique raquo du mythos aristoteacutelicien pour laquo entrer dans un ordre drsquoideacutees plus

257 Cette theacuteorie est geacuteneacuteralement associeacutee au nom drsquoAscleacutepiade de Myrleacutee (cf Meijering 1987 76-8)

258 Cf Van Mal-Maeder 2007 5 (concernant les sujets de controversiae version romaniseacutee des hypotheseis grecques)

123

pratique raquo259 conserve donc tout le caractegravere abstrait du μῦθος ou encore de la πρᾶξις

drsquoAristote

Le mot περιοχή qui figure dans la deacutefinition suivante de la comeacutedie (ainsi que dans celle de

lrsquoeacutepopeacutee) ne semble pas se distinguer de περίστασις agrave cet eacutegard tous deux ont ici le sens

geacuteneacuteral de laquo contenu raquo laquo histoire raquo ou laquo eacuteveacutenement raquo portant sur des personnages preacutecis

Toutefois περιοχή est vraisemblablement deacutepourvu des connotations neacutegatives de περίστασις

qui mrsquoont ameneacutee agrave proposer la traduction de ce dernier mot par laquo vissicitude raquo Cela est

drsquoailleurs rendu explicite par la preacutesence de lrsquoeacutepithegravete ἀκίνδυνος qui reprend assez fidegravelement

lrsquoideacutee aristoteacutelicienne du comique (Poet 51449a34-5) laquo un deacutefaut ou une laideur qui ne causent

ni douleur ni destruction (ἁμάρτημά τι καὶ αἶσχος ἀνώδυνον καὶ οὐ φθαρτικόν) raquo

Alors que cette derniegravere deacutefinition porte sur laquo le comique raquo (τὸ γελοῖον) qui chez les Grecs est

drsquoabord conccedilu comme une eacutemotion (ou encore comme une caracteacuteristique du style propre agrave

susciter cette eacutemotion) la deacutefinition theacuteophrastienne se preacutesente plutocirct comme une deacutefinition de

la comeacutedie crsquoest-agrave-dire du genre de composition lieacute au comique Ceci explique lrsquousage du mot

ἀκίνδυνος lequel qualifie non pas le comique lui-mecircme mais bien le type drsquoeacuteveacutenements

raconteacutes capable de creacuteer un tel effet la comeacutedie raconte une histoire dans laquelle les

personnages ne sont pas exposeacutes agrave un veacuteritable danger Le fait que ces eacuteveacutenements affectent des

individus laquo ordinaires raquo (ἰδιωτικῶν) par contraste avec les heacuteros de la trageacutedie est aussi

eacutevidemment agrave rapprocher des remarques drsquoAristote sur la laquo bassesse raquo des personnages comiques

Grosso modo en lrsquoabsence drsquoune deacutefinition complegravete de la comeacutedie dans la partie conserveacutee de

la Poeacutetique on doit admettre que celle de Theacuteophraste srsquoharmonise assez bien avec les quelques

obiter dicta drsquoAristote sur le sujet

Il est remarquable que les trois deacutefinitions que je viens drsquoexaminer mecircme si elles font une

place importante aux types de personnages preacutesents dans chaque genre sont neacuteanmoins

construites de faccedilon agrave placer lrsquoaction en leur centre On notera agrave cet eacutegard les constructions

peacuteriphrastiques qui sont utiliseacutees lrsquoeacutepopeacutee raconte des laquo eacuteveacutenements divins heacuteroiumlques et

humains raquo la trageacutedie laquo un destin heacuteroiumlque raquo la comeacutedie laquo des eacuteveacutenements typiques des gens

259 Dosi 1960 604 laquo Teofrasto invece trascurando questa [scil celle drsquoAristote] interpretazione razionalistica e filosofica della poesia ed entrando in un ordino di idee piugrave pratico ha rivolto la sua attenzione come dimontrano queste definizioni allrsquoopera concreta [hellip] raquo

124

ordinaires raquo Au lieu de deacutesigner directement les agents de ces histoires ndash θεοί ἥρωες

ἄνθρωποι ἰδιῶται ndash ces deacutefinitions placent en position centrale les eacuteveacutenements (πραγμάτων) ou

la fortune (τύχη) qualifieacutes par des adjectifs preacutecisant les types de personnages impliqueacutes θείων

ἡρωϊκῶν ἀνθρωπίνων ἰδιωτικῶν Ceci ne me semble pas indiffeacuterent eu eacutegard agrave ma discussion

anteacuterieure sur la preacuteeacuteminence du mythos sur lrsquoecircthos

La deacutefinition du drame satyrique rapporteacutee par Diomegravede est probablement celle qui peut avec

le moins drsquoassurance ecirctre attribueacutee agrave Theacuteophraste notamment parce qursquoelle nrsquoest donneacutee qursquoen

latin sans citation directe drsquoune source grecque De plus cette deacutefinition semble ecirctre une

paraphrase260 partielle du passage suivant drsquoHorace

Celui qui disputa avec un poegraveme tragique un bouc de peu de prix bientocirct aussi montra nus sur la scegravene les agrestes satyres et avec rudesse mais sans abdiquer sa graviteacute (asper incolumi gravitate) il se risqua agrave la plaisanterie (iocum) il fallait en effet des seacuteductions et une agreacuteable nouveauteacute (illecebrishellip et grata novitate) pour retenir un spectateur revenant des sacrifices plein de vin et ne connaissant plus de loi Mais la regravegle agrave suivre pour faire bien accueillir les Satyres rieurs les Satyres insolents et pour passer du seacuterieux au plaisant (vertere seria ludo) crsquoest que le dieu ou le heacuteros mis en scegravene quel qursquoil soit vu naguegravere dans lrsquoeacuteclat de la pourpre et de lrsquoor ne srsquoabaisse point par un langage terre agrave terre jusqursquoau niveau des boutiques obscures et non plus en eacutevitant de ramper ne coure pas apregraves les nuages et le vide Se reacutepandre en vers badins nrsquoest pas digne de la trageacutedie et pareille agrave la matrone contrainte de danser aux jours de fecircte elle ne se mecirclera point sans quelque honte aux Satyres effronteacutes (Ars poetica 220-33 trad Villeneuve)

Diomegravede reprend visiblement certains eacuteleacutements de la discussion drsquoHorace sur le drame

satyrique ce dernier est composeacute par le poegravete tragique (cf Diomegravede tragici poetae Horace

carmine qui tragicohellip certavit) afin de faire plaisir au spectateur (cf Diomegravede ut spectatorhellip

delectaretur Horace illecebrishellip et grata novitate) gracircce agrave la plaisanterie (cf Diomegravede

ludendi causa iocandique Horace iocum vertere seria ludo) mais agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre

geacuteneacuteralement seacuterieux (cf Diomegravede inter res tragicas seriasque Horace incolumi gravitate)

Quant agrave la preacutecision de Diomegravede agrave premiegravere vue eacutetrange selon laquelle les trageacutediens

introduisent des satyres laquo et non des heacuteros ou des rois raquo agrave des fins humoristiques elle ne signifie

eacutevidemment pas que ce type de drame est deacutepourvu de personnages heacuteroiumlques (ce qui serait tout

simplement faux) mais plutocirct que son contenu comique repose uniquement sur la preacutesence des

satyres Cela srsquoaccorde avec la recommandation drsquoHorace de ne pas placer les dieux et heacuteros de

260 Cf Seaford 1984 26

125

la trageacutedie en posture ridicule mais de conserver leur digniteacute aux eacuteleacutements tragiques placeacutes au

milieu des laquo satyres effronteacutes raquo

Si Diomegravede reprend Horace ce dernier est en revanche clairement influenceacute par des ideacutees

peacuteripateacuteticiennes Ses prescriptions relatives agrave la composition de drames satyriques sont

empreintes de lrsquoideacuteal de mesotecircs peacuteripateacuteticien et placent ce type de drame quelque part entre la

comeacutedie et la trageacutedie

De plus il y a eacutegalement plusieurs bonnes raisons pour identifier Theacuteophraste261 comme une

autre source de Diomegravede dont la plus importante me semble ecirctre la suivante au deacutebut du

chapitre dans lequel sont citeacutees les deacutefinitions de la trageacutedie la comeacutedie le drame satyrique et le

mime (Ars grammatica p 48227-8) Diomegravede preacutesente ces quatre genres litteacuteraires comme des

sous-divisions du genre mimeacutetique Or une classification semblable se trouve dans le Tractatus

Coislinianus un traiteacute drsquoorigine peacuteripateacuteticienne Cette division en quatre du genre mimeacutetique est

geacuteneacuteralement attribueacutee agrave Theacuteophraste262 voire agrave Aristote263 Mecircme si Diomegravede est deacutependant

drsquoHorace cela nrsquoempecircche pas qursquoagrave la fois Diomegravede et Horace deacutependent eacutegalement de sources

peacuteripateacuteticiennes

La deacutefinition du drame satyrique preacutesente un inteacuterecirct particulier car elle est la seule agrave contenir

une affirmation relative agrave la fonction de ce genre litteacuteraire les satyres y sont preacutesents laquo agrave des fins

ludiques et humoristiques (ludendi causa iocandique) raquo et dans le but de laquo faire plaisir au

spectateur [hellip] au beau milieu (inter) drsquoeacuteveacutenements tragiques et seacuterieux raquo Il existe une certaine

incertitude sur le sens de la preacuteposition inter dans ce passage une incertitude qui affecte notre

connaissance deacutejagrave tregraves partielle du drame satyrique dans lrsquohistoire du theacuteacirctre grec Suivant

lrsquointerpreacutetation la plus reacutepandue Diomegravede fait ici reacutefeacuterence agrave la place du drame satyrique dans les

concours dramatiques atheacuteniens soit agrave la fin drsquoune trilogie tragique et avant le deacutebut drsquoune

nouvelle trilogie tragique ndash drsquoougrave lrsquoexpression laquo entre des trageacutedies raquo (inter res tragicas seriasque)

Ce teacutemoignage viendrait ainsi agrave lrsquoappui de la theacuteorie moderne voulant que la fonction du drame

261 Cf Fortenbaugh 2005 361-2

262 Rostagni 1922 126-7 Dosi 1960 600

263 Janko 1984 135

126

satyrique eacutetait de fournir aux spectateurs un laquo soulagement comique raquo un relacircchement de la

tension psychologique creacuteeacutee par lrsquointensiteacute eacutemotionnelle des trageacutedies

Il est toutefois eacutegalement possible de comprendre inter comme deacutesignant le cadre du drame

satyrique lui-mecircme ce dernier eacutetant alors conccedilu comme une piegravece globalement tragique (= res

tragicas seriasque) qui toutefois comprend (inter) des eacuteleacutements leacutegers et humoristiques La

deacutefinition consisterait ainsi agrave identifier des eacuteleacutements speacutecifiques ndash le rire et le jeu ndash permettant de

distinguer le drame satyrique au sein du genre tragique auquel il appartient Cette deuxiegraveme

interpreacutetation acquiert une certaine vraisemblance du fait que Diomegravede commence sa deacutefinition

en mentionnant que ce sont les poegravetes tragiques (tragici poetae) qui composent de telles piegraveces

et elle srsquoaccorde mieux que lrsquoautre au traitement drsquoHorace

Quoi qursquoil en soit du sens exact de ces mots et du rocircle de Theacuteophraste dans lrsquoeacutelaboration de la

deacutefinition du drame satyrique celle-ci comporte certainement plusieurs eacutechos de la doctrine

aristoteacutelicienne Il nrsquoy a aucun traitement du genre satyrique dans la partie conserveacutee de la

Poeacutetique mais un passage particulier malheureusement tregraves corrompu semble avoir fait

originellement partie drsquoune discussion sur ce sujet

ἐν δὲ ταῖς περιπετείαις καὶ ἐν τοῖς ἁπλοῖς πράγμασι στοχάζονται ὧν βούλονται τῷ θαυμαστῷmiddot τραγικὸν γὰρ τοῦτο καὶ φιλάνθρωπον ἔστιν δὲ τοῦτο ὅταν ὁ σοφὸς μὲν μετὰ πονηρίας δ ἐξαπατηθῇ ὥσπερ Σίσυφος καὶ ὁ ἀνδρεῖος μὲν ἄδικος δὲ ἡττηθῇ

Avec les coups de theacuteacirctre et les actions simples les auteurs cherchent agrave atteindre leur but par lrsquoeffet de surprise car cela est tragique et philanthrocircpon Cela se produit lorsqursquoun heacuteros habile mais meacutechant comme Sisyphe est trompeacute ou lorsqursquoun heacuteros courageux mais injuste est vaincu (Poet 181456a19-23)

Se fondant sur la mention de Sisyphe certains ont fait la suggestion plausible qursquoAristote

songe ici au drame satyrique En effet de nombreuses piegraveces appartenant agrave ce genre dont on ne

conserve que les titres eacutetaient justement titreacutees drsquoapregraves ce personnage De plus le fait

qursquoAristote contrairement agrave son habitude donne simplement Sisyphe en guise drsquoexemple sans

preacuteciser un auteur ni une piegravece en particulier suggegravere que ce personnage est nommeacute en raison de

certaines caracteacuteristiques typiques plus ou moins identiques agrave lrsquointeacuterieur des diffeacuterents

traitements qui en sont faits Or une telle homogeacuteneacuteiteacute de traitement implique vraisemblablement

un type unique de trageacutedie et dans ce cas-ci encore plus vraisemblablement ce type singulier

qursquoest le drame satyrique

127

Si ce texte porte bien sur le drame satyrique il faut alors conclure qursquoAristote reconnaicirct agrave ce

dernier certaines qualiteacutes exceptionnelles qui le mettent agrave part des autres types de drames La

combinaison laquo tragique et philanthrocircponthinsp raquo est particuliegraverement intriguante puisque ce sont lagrave des

termes qui dans le reste du traiteacute semblent presque mutuellement exclusifs philanthrocircpon a tregraves

certainement ici le sens de laquo agreacuteable populaire raquo264 et Aristote srsquoen sert pour deacutecrire certains

scheacutemas de trageacutedie qui agrave lrsquoinstar de la comeacutedie satisfont les attentes morales du public mais qui

ne procurent pas le laquo plaisir propre raquo de la trageacutedie τὸ τραγικόν265 Or une telle combinaison

drsquoeacutepithegravetes semble particuliegraverement adapteacutee au drame satyrique lequel comprend des eacuteleacutements agrave

la fois comiques et tragiques266 mais reste neacuteanmoins geacuteneacuteriquement affilieacute agrave la trageacutedie de par

sa place agrave lrsquointeacuterieur des teacutetralogies Selon des eacutetudes reacutecentes le drame satyrique preacutesentait

habituellement une structure narrative moralement simple se terminant de faccedilon heureuse Il est

donc possible qursquoAristote fasse ici allusion agrave lrsquoeffet attrayant du drame satyrique une formule agrave

succegraves avec laquelle les trageacutediens concluaient leurs performances

Ainsi sans contester lrsquoappartenance geacuteneacuterique du drame satyrique agrave la trageacutedie Aristote en

reconnaissait vraisemblablement les caracteacuteristiques distinctives notamment son aptitude

particuliegravere agrave plaire au public Cette caracteacuteristique est eacutegalement preacutesente dans la deacutefinition

laquo theacuteophrastienne raquo transmise par Diomegravede le drame satyrique met en scegravene des personnages de

satyres laquo afin de reacutejouir le spectateur raquo ut spectator [hellip] delectaretur

Par ailleurs quelques teacutemoignages suggegraverent qursquoagrave lrsquoeacutepoque alexandrine cette speacutecificiteacute du

drame satyrique fut exacerbeacutee au point que ce dernier se vit veacuteritablement distingueacute du genre

tragique et davantage rapprocheacute du genre comique Ainsi concernant le classement de lrsquoOrestie

drsquoEschyle

τετραλογίαν φέρουσι τὴν Ὀρέστειαν αἱ διδασκαλίαι Ἀγαμέμνονα Χοηφόρους Εὐμενίδας Πρωτέα σατυρικόν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀπολλώνιος τριλογίαν λέγουσι χωρὶς τῶν σατυρικῶν

Dans les Didascalies lrsquoOrestie est enregistreacutee comme une teacutetralogie incluant Agamemnon les Choeacutephores les Eumeacutenides et le drame satyrique Proteacutee Aristarque et Apollonios disent qursquoil srsquoagit drsquoune trilogie en seacuteparant les drames satyriques (schol Ar Ran 1124)

264 Cf de Montmollin 1965

265 Cf Bouchard 2012 (agrave paraicirctre)

266 Cf Demetr Eloc 169 qui appelle ce genre laquo une trageacutedie humoristique raquo (τραγῳδίαν παίζουσαν)

128

Le nom drsquoApollonios aux cocircteacutes de celui de son maicirctre Aristarque267 montre que la distinction

ferme entre trageacutedie et drame satyrique avait fait eacutecole De plus lrsquousage du pluriel τῶν

σατυρικῶν suggegravere que cette distinction ne vaut pas seulement dans le cas de lrsquoOrestie mais que

tous les drames satyriques sont laquo seacutepareacutes raquo du reste de leurs teacutetralogies par ces grammairiens268

Cette seacuteparation entre les deux types de drame paraicirct drsquoautant plus radicale que la teacutetralogie en

question fait pourtant partie de celles relativement rares269 qui preacutesentent justement une

veacuteritable uniteacute theacutematique La seule raison possible pour seacuteparer la piegravece Proteacutee des trois autres

est donc geacuteneacuterique

De plus dans la remarque suivante dont au moins le deacutebut remonte probablement agrave

Aristophane de Byzance270 source de plusieurs hypotheseis transmises dans certains manuscrits

des trageacutedies grecques271 un lien est eacutetabli entre le laquo comique raquo et le laquo satyrique raquo

τὸ δὲ δρᾶμα κωμικωτέραν ἔχει τὴν καταστροφήν [hellip]

τὸ δὲ δρᾶμά ἐστι σατυρικώτερον ὅτι εἰς χαρὰν καὶ ἡδονὴν καταστρέφει παρὰ τὸ τραγικόν ἐκβάλλεται ὡς ἀνοίκεια τῆς τραγικῆς ποιήσεως ὅ τε Ὀρέστης καὶ ἡ Ἄλκηστις ὡς ἐκ συμφορᾶς μὲν ἀρχόμενα εἰς εὐδαιμονίαν δὲ καὶ χαρὰν λήξαντα ἅ ἐστι μᾶλλον κωμῳδίας ἐχόμενα

Cette piegravece [scil Alceste] a un finale quelque peu comique [hellip]

Elle ressemble plutocirct agrave un drame satyrique parce qursquoelle aboutit agrave la joie et agrave un plaisir qui nrsquoest pas proprement tragique272

Les piegraveces Oreste et Alceste sont exclues du corpus tragique pour des raisons de non-conformiteacute commenccedilant dans le malheur elles se terminent dans le bonheur et la joie ce qui relegraveve davantage de la comeacutedie (Hyp II Eur Alc 21-22 27-31 Meacuteridier)

267 Sur cet Apollonios auteur drsquoun commentaire drsquoAristophane Boudreaux 1919 77-8

268 Cf Muzzolon 2005 100

269 Cf Seaford 1984 21-3

270 Contra Zuntz 1963 140 n6 qui taxe ces lignes de laquo silly aesthetic speculation raquo interpoleacutees dans lrsquohypothegravese originale drsquoAristophane

271 Sur les Hypotheseis drsquoAristophane de Byzance voir Nauck 1848 252-63 Achelis 1913 1914 Brown 1987 Ce dernier est excessivement sceptique quant agrave la paterniteacute drsquoAristophane pour la plupart des Hypotheseis mais il compte la seconde hypothesis de lrsquoAlceste parmi les trois plus susceptibles drsquoecirctre authentiques (avec Or II et Bacch II)

272 Suivant la lecture de Meijering (1987 218) et contre lrsquointerpreacutetation habituelle de cette scholie je lie lrsquoexpression παρὰ τὸ τραγικόν au seul mot ἡδονήν (plutocirct qursquoagrave la proposition εἰς χαρὰν καὶ ἡδονὴν καταστρέφει soit laquo contre lrsquousage tragique raquo) il est en effet plus naturel de parler de laquo plaisir raquo (ἡδονή) dans le cas des spectateurs que dans celui des personnages

129

La trageacutedie Alceste est ici tour agrave tour compareacutee agrave un drame satyrique puis agrave une comeacutedie

Comme le souligne Meijering (1987 215) ces deux comparaisons sont incompatibles et leur

juxtaposition trahit certainement des origines distinctes De plus le rapprochement entre les

piegraveces Oreste et Alceste remonte vraisemblablement agrave une eacutepoque posteacuterieure agrave la constitution de

lrsquoeacutedition  seacutelective de dix piegraveces drsquoEuripide ce qui expliquerait qursquoil ne soit fait aucune mention

de piegraveces comme Heacutelegravene Ion ou Iphigeacutenie agrave Tauris dans ce passage Pour toutes ces raisons je

consideacutererai que le contenu de lrsquohypothesis agrave partir de ἐκβάλλεται nrsquoest pas drsquoorigine

aristophanienne et donc que seules les deux premiegraveres phrases de ce texte le sont Celles-ci font

eacutetat de la fin laquo comique raquo de cette piegravece laquelle lui donne lrsquoallure drsquoun drame satyrique ainsi

que du plaisir non proprement tragique qursquoen tirent les spectateurs Le comique et le plaisir

associeacutes au drame satyrique sont eacutegalement des eacuteleacutements preacutesents dans la deacutefinition citeacutee par

Diomegravede

La remarque drsquoAristophane sur la nature satyrique de lrsquoAlceste a certainement quelque chose agrave

voir avec le problegraveme historique poseacute par la preacutesence de cette piegravece agrave la fin de la teacutetralogie

drsquoEuripide lagrave ougrave devrait preacuteciseacutement figurer un drame satyrique273 En effet lrsquoAlceste ne remplit

pas le critegravere premier et fondamental du drame satyrique soit un chœur composeacute de satyres Il est

possible qursquoAristophane ait tenteacute de reacutesoudre ce problegraveme notoire en proposant des critegraveres

geacuteneacuteriques drsquoun autre ordre pour ce type de drame Son argumentation aurait eacuteteacute la suivante en

deacutepit de lrsquoabsence de satyres parmi les personnages de la piegravece lrsquoAlceste occupe leacutegitimement sa

place au terme de la teacutetralogie car elle preacutesente par ailleurs des traits structurels (un deacutenouement

heureux) et une fonction psychologique (le plaisir des spectateurs) typiques du drame satyrique

Si tel est bien le sens de la remarque drsquoAristophane celui-ci aura admis une reacuteduction de

lrsquoimportance des types de personnages pour lrsquoidentification du genre dramatique au profit de

critegraveres de nature plus complexe Ceci constituerait une version radicaliseacutee de la diminution

aristoteacutelicienne du rocircle poeacutetique des personnages puisque Aristote et Theacuteophraste eux-mecircmes

considegraverent toujours ces derniers comme des eacuteleacutements cruciaux dans la deacutefinition des genres

Il me reste maintenant agrave commenter briegravevement la derniegravere deacutefinition citeacutee dans le texte de

Diomegravede soit celle du mime Lrsquoopinion geacuteneacuterale veut que Theacuteophraste ait eacuteteacute le premier agrave

273 Pour une tentative drsquoexplication reacutecente de cette anomalie voir Marshall 2000

130

reconnaicirctre le mime comme une sous-division de la poeacutesie dramatique rendant ainsi explicite

une ideacutee qui nrsquoest que suggeacutereacutee dans la Poeacutetique drsquoAristote (cf 11447b10) Cette innovation

attribueacutee agrave Theacuteophraste rend drsquoautant plus vraisemblable qursquoil soit lrsquoauteur de la deacutefinition

rapporteacutee par Diomegravede

Cette deacutefinition entretient des ressemblances certaines avec les preacuteceacutedentes notamment en

raison de lrsquoimportance donneacutee aux actions (τὰ συγκεχωρημένα καὶ ἀσυγχώρητα) que contient

(περιέχων) ce type de drame Lrsquoapparition du terme μίμησις semble eacutevidemment lrsquoen distinguer

mais il nrsquoest nul besoin de supposer que son absence dans les autres deacutefinitions implique un rejet

de la nature mimeacutetique des genres autres que le mime La parenteacute eacutetymologique entre μῖμος et

μίμησις explique naturellement lrsquousage de ce dernier terme Enfin la formule relativement vague

laquo imitation de la vie raquo semble impliquer que le genre du mime est particuliegraverement inclusif en ce

qui a trait agrave la nature des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes ceux-ci comprennent drsquoailleurs tout autant les

actions laquo correctes raquo (συγκεχωρημένα) que les actions laquo incorrectes raquo (ἀσυγχώρητα)

Contrairement aux autres deacutefinitions celle-ci ne pose aucune restriction quant aux types de

personnages impliqueacutes

Ainsi les deacutefinitions theacuteophrastiennes de lrsquoeacutepopeacutee et des quatre grands genres dramatiques ne

sont pas veacuteritablement en rupture avec les principes de la poeacutetique aristoteacutelicienne comme on

peut le croire agrave premiegravere vue274 On peut donc consideacuterer agrave bon droit qursquoil existe une telle chose

qursquoune theacuteorie peacuteripateacuteticienne des genres coheacuterente et fondeacutee sur des critegraveres solides

notamment sur la primauteacute de lrsquoaction sur lrsquoecircthos

(f) Les Hypotheseis de Diceacutearque

Lrsquoun des pans de lrsquoeacuterudition helleacutenistique ougrave lrsquoinfluence des Peacuteripateacuteticiens dans lrsquoimportance

qursquoils accordent au mythos se fait le plus clairement sentir est sans conteste la constitution de

divers corpora drsquohypotheseis terme par lequel les Grecs deacutesignaient des reacutesumeacutes drsquointrigues de

textes dramatiques Les traces de cette activiteacute critique se trouvent aujourdrsquohui dans les

manuscrits des drames eux-mecircmes ougrave lrsquohypothesis preacutecegravede reacuteguliegraverement la piegravece dont elle offre

274 Contra Reich 1903 264

131

le reacutesumeacute ainsi que dans un nombre croissant de papyrus ougrave apparaissent souvent des listes

drsquohypotheseis autonomes non accompagneacutees par le texte des piegraveces concerneacutees

Les eacutetudes fondamentales de Schneidewin Trendelenburg Achelis et surtout Zuntz275 ont peu

agrave peu reacuteveacuteleacute lrsquoexistence de trois types drsquohypotheseis preacutesentes dans ces sources dont les origines

sont clairement distinctes

1) Les hypotheseis byzantines verbeuses et remplies drsquoinformations impertinentes

2) Les hypotheseis savantes fruit du travail drsquoAristophane de Byzance et comportant

typiquement les rubriques suivantes276 bref reacutesumeacute de lrsquointrigue traitement du mecircme sujet par

lrsquoun des autres grands trageacutediens lieu de lrsquoaction composition du chœur personnage prononccedilant

le prologue autres personnages du drame date de performance identiteacute des poegravetes rivaux et

titres de leurs piegraveces reacutesultats du concours place de la piegravece dans la chronologie de lrsquoœuvre de

lrsquoauteur jugement estheacutetique sommaire liste des parties principales de la piegravece

3) Les hypotheseis laquo populaires raquo destineacutees au grand public et se limitant agrave preacutesenter le

contenu des drames sans ajouter de deacutetails eacuterudits

Alors que les deux premiers types drsquohypotheseis ont des formes homogegravenes et un style

facilement reconnaissable et posent relativement peu de problegravemes drsquoattribution la situation est

tout autre pour le troisiegraveme type Eacutetant donneacutee la correspondance verbatim entre certaines

introductions preacuteceacutedant les piegraveces dans les manuscrits et des listes de reacutesumeacutes de drames

transmises dans les papyrus il ne fait pas de doute que les hypotheseis de cette cateacutegorie

remontent ultimement agrave une source unique un ouvrage que Zuntz (1955 135) a baptiseacute laquo Reacutecits

tireacutes drsquoEuripide raquo (Tales from Euripides) (Cette appellation freacutequemment reacutecupeacutereacutee par les

commentateurs posteacuterieurs devrait ecirctre abandonneacutee puisqursquoagrave cette cateacutegorie appartiennent non

seulement des hypotheseis agrave Euripide mais aussi agrave Sophocle277) Bien que lrsquoexistence drsquoune telle

source soit geacuteneacuteralement accepteacutee drsquoimportantes questions ont eacuteteacute souleveacutees au sujet de lrsquoauteur

ainsi que du format et du contenu originels de cet ouvrage

275 Schneidewin 1852 Trendelenburg 1867 Achelis 1913 1914 Zuntz 1955 Cf Moore 1901

276 Moore 1901 287-8

277 Cf Van Rossum-Steenbeek 1998 2

132

Le personnage principal au centre des deacutebats reacutecents sur cette question est Diceacutearque

philosophe et critique litteacuteraire du deacutebut du Peacuteripatos (fl 320-300 av J-C) Trois teacutemoignages

suggegraverent que Diceacutearque est lrsquoauteur drsquoun livre drsquohypotheseis et appuient donc partiellement

lrsquoattribution qui lui est faite de lrsquoorigine des hypotheseis laquo narratives raquo278

1 καθ ἕνα μὲν τρόπον ἡ δραματικὴ περιπέτεια καθὸ καὶ τραγικὴν καὶ κωμικὴν ὑπόθεσιν εἶναι λέγομεν καὶ Δικαιάρχου τινὰς ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους μύθων οὐκ ἄλλο τι καλοῦντες ὑπόθεσιν ἢ τὴν τοῦ δράματος περιπέτειαν

Lrsquoun des sens [scil du mot hypothesis] est la progression drsquoun drame comme lorsque nous parlons drsquoune hypothesis tragique ou comique ou bien de certaines Hypotheseis des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle par Diceacutearque ne deacutesignant avec le mot hypothesis rien drsquoautre que la progression de la piegravece (Sext Emp Math 33)

2 τοῦτο τὸ δρᾶμα ἔνιοι νόθον ὑπενόησαν Εὐριπίδου δὲ μὴ εἶναιmiddot τὸν γὰρ Σοφόκλειον μᾶλλον ὑποφαίνειν χαρακτῆρα ἐν μέντοι ταῖς Διδασκαλίαις ὡς γνήσιον ἀναγέγραπται καὶ ἡ περὶ τὰ μετάρσια δὲ ἐν αὐτῷ πολυπραγμοσύνη τὸν Εὐριπίδην ὁμολογεῖ

πρόλογοι δὲ διττοὶ φέρονται ὁ γοῦν Δικαίαρχος279 ἐκτιθεὶς τὴν ὑπόθεσιν τοῦ Ῥήσου γράφει κατὰ λέξιν οὕτωςmiddot laquo ltῬῆσος οὗ ἀρχήgt280 ldquoΝῦν εὐσέληνον φέγγος ἡ διφρήλατοςrdquo καὶ ἐν ἐνίοις δὲ τῶν ἀντιγράφων ἕτερός τις φέρεται πρόλογος πεζὸς πάνυ καὶ οὐ πρέπων Εὐριπίδῃmiddot καὶ τάχα ἄν τινες τῶν ὑποκριτῶν διεσκευακότες εἶεν αὐτόν ἔχει δὲ οὕτως κτλ raquo

Certains soupccedilonnent cette piegravece (scil Rheacutesos) drsquoecirctre inauthentique et non veacuteritablement drsquoEuripide car le style en paraicirct plutocirct typique de Sophocle Pourtant dans les Didascalies elle est reacutepertorieacutee parmi les piegraveces authentiques De plus lrsquointeacuterecirct excessif qursquoon y trouve envers les pheacutenomegravenes ceacutelestes srsquoaccorde avec Euripide

Il y a deux prologues transmis pour cette piegravece Du moins Diceacutearque en exposant le reacutesumeacute de Rheacutesos eacutecrit verbatim ce qui suit laquo le Rheacutesos qui commence ainsi ldquoMaintenant ltlrsquoAuroregt monteacutee sur un chariot ltchassegt la brillante lumiegravere de la lunerdquo281 Mais dans certaines copies on trouve un autre prologue tout agrave fait trivial et indigne drsquoEuripide Il srsquoagit peut-ecirctre drsquoune interpolation par des acteurs Ce prologue va comme suit [suit la citation drsquoun prologue de onze lignes] raquo (Hyp b [Eur] Rh 40-52 Diggle)

278 Jrsquoutiliserai deacutesormais ce terme suggeacutereacute par Van Rossum-Steenbeek 1998 pour deacutesigner ce groupe drsquohypotheseis

279 Pour une deacutefense de cette conjecture proposeacutee par Nauck contre la lecture δικαίαν des manuscrits voir Liapis 2001

280 Je comble la lacune ici preacutesente dans le texte sur la base de la suggestion de Luppe 1990

281 Cette traduction est baseacutee sur la conjecture de Diggle ad loc cf Liapis 2001 314

133

3 Dans lrsquoun des manuscrits contenant lrsquoAlceste drsquoEuripide la premiegravere hypothesis est explicitement attribueacutee agrave Diceacutearque ὑπόθεσις Ἀλκήστιδος Δικαιάρχου (κτλ)

Le premier teacutemoignage fait eacutetat de lrsquoexistence drsquoun recueil drsquohypotheseis qui agrave lrsquoeacutepoque de

Sextus eacutetait bien connu et circulait sous le nom de Diceacutearque De plus dans la forme sous

laquelle Sextus connaissait cet ouvrage celui-ci ne contenait laquo rien drsquoautre raquo (οὐκ ἄλλο τι) que

des reacutesumeacutes drsquointrigues donc aucune information eacuterudite ou didascalique

Le deuxiegraveme teacutemoignage pose le problegraveme de lrsquoextension exacte de la citation de Diceacutearque

Si le premier paragraphe (sur lrsquoauthenticiteacute de la piegravece) paraicirct totalement deacutetachable du second et

donc tregraves possiblement issu drsquoune source diffeacuterente282 en revanche V Liapis (2001 317-20

2012 64) a persuasivement deacutefendu lrsquoattribution agrave Diceacutearque de la totaliteacute du deuxiegraveme

paragraphe incluant donc agrave la fois la citation du premier prologue et celle du second prologue283

Les opposants agrave cette vue preacutetendent que le vocabulaire de la phrase qui introduit le second

prologue est typique drsquoune peacuteriode posteacuterieure284 agrave celle de Diceacutearque Pourtant la reacutefeacuterence au

caractegravere laquo prosaiumlque raquo et laquo inapproprieacute raquo de ce prologue a des eacutechos nettement peacuteripateacuteticiens de

mecircme que lrsquohypothegravese drsquoune intervention eacuteditoriale par des acteurs Aristote lui-mecircme dans un

passage de la Poeacutetique (91451b33-52a1) deacuteplore le fait que les acteurs influencent les

compositions des poegravetes lesquels introduisent parfois des eacutepisodes hors de propos dans leurs

piegraveces laquo agrave cause des acteurs parce qursquoils composent pour des concours raquo ndash crsquoest-agrave-dire selon

toute apparence parce que les acteurs exigent davantage de temps de parole afin de mettre en

valeur leur talent285 Diceacutearque pourrait fort bien avoir avanceacute lrsquoideacutee drsquoune pratique encore plus

interventionniste de la part des acteurs de lrsquoinfluence indirecte sur les compositions des poegravetes

laquo forceacutes raquo (cf ἀναγκάζονται) de satisfaire les exigences des acteurs agrave lrsquointervention directe de

ceux-ci dans les textes des poegravetes il nrsquoy a guegravere plus qursquoun pas

Si lrsquoattribution agrave Diceacutearque des informations sur les deux prologues est exacte cela signifie

que lrsquoœuvre dans laquelle ce dernier srsquoest employeacute agrave laquo preacutesenter des intrigues raquo (cf ἐκτιθεὶς τὴν

ὑπόθεσιν) contenait eacutegalement les eacuteleacutements suivants des discussions de nature textuelle

282 Cf Carrara 1992 39 contra Martano 2004 468

283 Contra Ritchie 1964 32 Luppe 2001 330

284 Cf Ritchie 1964 31

285 Des prix drsquointerpreacutetation eacutetaient deacutecerneacutes aux acteurs tragiques agrave partir de 449 avant J-C

134

comme en fait foi la comparaison de deux versions connues de Diceacutearque pour le prologue de la

piegravece ainsi que la remarque sur lrsquointerpolation probable par des acteurs des discussions critiques

ou estheacutetiques telle la critique du caractegravere peu poeacutetique et inapproprieacute du second prologue

Quant au troisiegraveme teacutemoignage il confirme le soupccedilon drsquoun lien entre Diceacutearque et les

hypotheseis narratives puisque cette premiegravere hypothesis drsquoAlceste ici attribueacutee en toutes lettres

agrave Diceacutearque est tregraves certainement une version abreacutegeacutee drsquoun texte semblable se trouvant dans un

papyrus appartenant agrave la cateacutegorie des hypotheseis narratives286

Lrsquoargument le plus important287 des opposants agrave la paterniteacute de Diceacutearque en ce qui concerne

le recueil drsquohypotheseis narratives est le suivant le format de ces textes est trop modeste et

indigne de la personnaliteacute scientifique de Diceacutearque qui eacutetait selon toute apparence un penseur

original et eacuterudit En effet ces hypotheseis ne sont pas des analyses critiques des piegraveces mais de

simples exposeacutes narratifs additionneacutes de certains deacutetails qui suggegraverent des preacuteoccupations

mythographiques plutocirct que poeacutetiques

Cet argument a toutefois eacuteteacute rejeteacute par Liapis (2001 325-8) qui souligne agrave quel point un

ouvrage comme ce que lrsquoon imagine avoir eacuteteacute les Ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους

μύθων de Diceacutearque est propice au pillage et agrave la constitution drsquoune anthologie reacutepondant agrave des

besoins scolaires divers rheacutetoriques mythographiques ou autres Il est donc tout agrave fait

concevable que lrsquoouvrage de Diceacutearque originellement tregraves riche en informations eacuterudites et en

commentaires critiques soit lrsquoancecirctre lointain du recueil drsquohypotheseis narratives connus de

Sextus un livre formeacute drsquoun collage drsquoextraits de Diceacutearque ayant acquis une existence autonome

En guise de parallegravele Liapis fournit lrsquoexemple suivant drsquoun ouvrage (perdu) de critique litteacuteraire

apparemment tregraves ambitieux mais portant un titre modeste

Γλαῦκος ἐν τοῖς περὶ Αἰσχύλου μύθων ἐκ τῶν Φοινισσῶν φησὶ Φρυνίχου τοὺς Πέρσας παραπεποιῆσθαι ὃς ἐκτίθησι καὶ τὴν ἀρχὴν τοῦ δράματος ταύτην laquo τάδ ἐστὶ Περσῶν τῶν πάλαι βεβηκότων raquo πλὴν ἐκεῖ εὐνοῦχός ἐστιν ὁ ἀγγέλλων ἐν ἀρχῇ τὴν Ξέρξου ἧτταν

286 Cf Turner 1962 Haslam 1975 152-3 Rusten 1982 360

287 Je passe par-dessus les deux autres arguments nommeacutement 1) lrsquoinexistence drsquoune eacutedition complegravete drsquoEuripide agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque (ce qui loin de le contredire srsquoaccorde avec le format des hypotheseis narratives cf Luppe 2001 332 Liapis 2001 324) et 2) lrsquousage drsquoun ordre alphabeacutetique dans le recueil drsquohypotheseis lequel nrsquoest pas neacutecessairement anachronique agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque (cf Van Rossum-Steenbeek 1998 4) et pourrait de toute faccedilon avoir eacuteteacute introduit posteacuterieurement puisque lrsquoouvrage de ce dernier a eacuteteacute fortement remanieacute (cf Liapis 2001 324)

135

στορνύς τε θρόνους τινὰς τοῖς τῆς ἀρχῆς παρέδροις ἐνταῦθα δὲ προλογίζει χορὸς πρεσβυτῶν

Glaukos dans son ouvrage Sur les reacutecits drsquoEschyle dit que les Perses sont une adaptation des Pheacuteniciens de Phrynichos Il fournit le deacutebut de cette piegravece laquo Ces choses appartiennent aux Perses partis autrefois raquo La diffeacuterence est que dans le drame de Phrynichos crsquoest un eunuque qui annonce au deacutebut la deacutefaite de Xerxegraves et qui recouvre des siegraveges pour les conseillers qui figurent au deacutebut de la piegravece tandis qursquoici [scil chez Eschyle] crsquoest le chœur de vieillards qui prononce le prologue (Hyp Aesch Pers 1-7)

Lrsquoouvrage de Glaukos loin de se limiter agrave la preacutesentation des mythoi drsquoEschyle contenait

manifestement des analyses comparatives entre les trageacutediens La mention de lrsquoincipit de la piegravece

de Phrynichos ainsi que lrsquointeacuterecirct envers la question de lrsquoinfluence entre les poegravetes et la forme des

prologues sont drsquoailleurs des eacuteleacutements typiques du travail de Diceacutearque comme le reacutevegravelent les

fragments deacutejagrave citeacutes et drsquoautres qui le seront bientocirct Lrsquoantiquiteacute relative de Glaukos288 deacutemontre

lrsquoerreur de ceux qui jugent que le contenu de la troisiegraveme hypothesis du Rheacutesos ndash en particulier la

note sur le problegraveme de lrsquoauthenticiteacute de la piegravece ndash doit forceacutement ecirctre rapporteacute au milieu de la

peacuteriode helleacutenistique sinon plus tard

Eacutevidemment il demeure difficile de se faire une ideacutee preacutecise du contenu originel du livre de

Diceacutearque et en particulier des caracteacuteristiques propres agrave ses exposeacutes des mythoi de drames

sophocleacuteens et euripideacuteens En vue drsquoune reconstruction partielle de ce contenu on peut ajouter

aux trois teacutemoignages citeacutes ci-haut les suivants

4 Δικαίαρχος δὲ Αἴαντος Θάνατον ἐπιγράφει ἐν δὲ ταῖς διδασκαλίαις ψιλῶς Αἴας ἀναγέγραπται

Diceacutearque donne agrave cette piegravece le titre La Mort drsquoAjax mais dans les Didascalies elle est enregistreacutee simplement sous le titre Ajax (Hyp Soph Aj 15-16 = fr 113 Mirhady)

5 τὸ δρᾶμα δοκεῖ ὑποβαλέσθαι παρὰ Νεόφρονος διασκευάσας ὡς Δικαίαρχος ἐν πρώτῳ τοῦ τῆς Ἑλλάδος βίου καὶ Ἀριστοτέλης ἐν ὑπομνήμασι

Dans cette piegravece [scil Meacutedeacutee] ltEuripidegt semble srsquoecirctre approprieacute la piegravece de Neacuteophron apregraves lrsquoavoir remanieacute comme le disent Diceacutearque dans le premier livre de sa Vie de la Gregravece et Aristote dans ses Commentaires (Hyp I Eur Med 25-7 = fr 62 Mirhady)

6 ὁ Τύραννος Οἰδίπους ἐπὶ διακρίσει θατέρου ἐπιγέγραπται χαριέντως δὲ Τύραννον ἅπαντες αὐτὸν ἐπιγράφουσιν ὡς ἐξέχοντα πάσης τῆς Σοφοκλέους ποιήσεως καίπερ ἡττηθέντα ὑπὸ Φιλοκλέους ὥς φησι Δικαίαρχος εἰσὶ δὲ καὶ οἱ πρότερον οὐ τύραννον αὐτὸν ἑπιγράφοντες διὰ τοὺς χρόνους τῶν διδασκαλιῶν καὶ διὰ τὰ πράγματα

288 Ses eacutecrits datent vraisemblablement de la fin du Ve siegravecle ou du deacutebut du 4e siegravecle avant J-C (cf Jacoby 1910)

136

La piegravece Œdipe-Roi a eacuteteacute ainsi intituleacutee afin de la distinguer de lrsquoautre [scil Œdipe agrave Colone] Tous lui donnent gracieusement ce titre de Roi parce qursquoelle surpasse toute lrsquoœuvre de Sophocle bien qursquoelle ait eacuteteacute battue par Philoclegraves comme le dit Diceacutearque Mais il y en a drsquoautres qui lrsquointitulent Premier Œdipe au lieu drsquoŒdipe-Roi agrave cause de lrsquoordre chronologique des performances et agrave cause des eacuteveacutenements raconteacutes (Hyp II Soph OT = fr 101 Mirhady)

Ces textes deacutemontrent lrsquointeacuterecirct de Diceacutearque envers des questions drsquohistoire litteacuteraire telles

que lrsquoinfluence (voire le plagiat) entre auteurs et les titres des drames Mis agrave part le texte 5 qui se

reacutefegravere explicitement agrave lrsquoouvrage drsquoanthropologie culturelle de Diceacutearque intituleacute Vie de la Gregravece

ces textes font vraisemblablement reacutefeacuterence agrave des travaux de critique litteacuteraire de ce dernier On

peut penser au Περὶ Διονυσιακῶν ἀγώνων (cf fr 99 Mirhady) ou encore au titre citeacute par Sextus

Ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους μύθων ou aux deux Il existe drsquoailleurs une raison

particuliegravere de consideacuterer ce dernier titre comme eacutetant authentiquement celui drsquoun ouvrage de

Diceacutearque289 dans le langage technique drsquoAristote le mot μῦθος deacutesigne agrave peu pregraves ce que les

critiques helleacutenistiques appellent ὑπόθεσις soit la seacutequence des eacuteveacutenements principaux drsquoun

reacutecit290 La construction apparemment pleacuteonastique du titre Ὑποθέσεις τῶνhellip μύθων srsquoexplique

si ce titre au lieu drsquoavoir eacuteteacute forgeacute agrave une eacutepoque posteacuterieure agrave lrsquoapparition de lrsquousage de

ὑπόθεσις au sens de μῦθος remonte plutocirct agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque pour qui ce titre devait

signifier quelque chose comme Exposeacutes des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle De tels exposeacutes

auraient naturellement pu contenir des informations didascaliques et des eacuteleacutements critiques agrave

lrsquoinstar des Hypotheseis drsquoAristophane de Byzance et des notices preacutesentes dans les eacuteditions

modernes des trageacutediens grecs

Neacuteanmoins en regard des textes 1 et 3 citeacutes ci-haut il reste probable que cet ouvrage contenait

principalement des reacutesumeacutes des intrigues des deux trageacutediens Or la question se pose

naturellement des motifs scientifiques pour lesquels Diceacutearque srsquoest precircteacute agrave ce type drsquoexercice

On peut drsquoembleacutee exclure les preacuteoccupations mythographiques auxquelles on a souvent voulu

reacuteduire lrsquoouvrage de Diceacutearque rien ne laisse croire que ce dernier se soit occupeacute de reconstituer

289 Kassel 1985 soulegraveve quelques difficulteacutes relatives agrave ce titre et conteste la valeur du teacutemoignage de Sextus

290 Lrsquoeacutequivalence entre mythos et hypothesis ne saurait ecirctre parfaite si ce nrsquoest qursquoen raison de la polyseacutemie du dernier terme Alors que le mythos aristoteacutelicien deacutesigne la disposition des eacuteveacutenements telle que reacutealiseacutee par le poegravete (cf Poet 61450a15 ἡ τῶν πραγμάτων σύστασις) les hypotheseis anciennes se preacutesentent parfois sous la forme drsquoune description chronologiquement ordonneacutee des eacuteveacutenements constituants du mythe concerneacute ndash autrement dit lrsquohypothesis apparaicirct parfois comme lrsquoeacutequivalent de ce que les narratologues modernes appellent fabula Cela toutefois est surtout vrai des hypotheseis narratives qui reacutepondent agrave des preacuteoccupations mythographiques

137

tel ou tel mythe en combinant des sources diverses ou de comparer des versions drsquoun mythe

entre elles Les deux titres possibles nommeacutes ci-haut pour lrsquoouvrage en question ndash Sur les

concours de Dionysos et les Hypotheseis des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle ndash pointent

deacutecideacutement vers une approche litteacuteraire et historique du drame crsquoest-agrave-dire centreacutee sur les œuvres

particuliegraveres des poegravetes par opposition agrave une approche mythographique De plus le format des

Hypotheseis nous interdit de croire que leur fonction eacutetait de remplacer les piegraveces originales sur

lesquelles elles eacutetaient fondeacutees dans les papyrus ces Hypotheseis commencent invariablement

par le titre de la piegravece suivie de son incipit puis du reacutesumeacute agrave proprement parler Or la preacutesence de

lrsquoincipit dans cette collection de papyrus (ainsi drsquoailleurs que dans le fragment de Diceacutearque sur

les prologues du Rheacutesos ce qui constitue un autre point de connexion entre Diceacutearque et le

contenu de ces papyrus) visiblement destineacutee agrave lrsquoidentification de la piegravece nrsquoaurait aucun sens si

le reacutesumeacute nrsquoeacutetait pas conccedilu comme une introduction ou un commentaire agrave la piegravece elle-mecircme

mais comme un texte indeacutependant reacutedigeacute pour un public priveacute (mateacuteriellement ou

intellectuellement) drsquoun accegraves aux textes tragiques originaux291

Bien que fort speacuteculative je souhaiterais hasarder la reacuteponse suivante agrave la question de la place

des Hypotheseis dans le travail de Diceacutearque La preacutesentation seacutequentielle des eacuteveacutenements du

drame telle qursquoon la trouve dans lrsquohypothesis agrave Alceste (la plus sucircrement attribuable agrave Diceacutearque)

et dans drsquoautres semblables possegravede une sorte de neutraliteacute descriptive deacuteconcertante qui nrsquoest

pas sans rappeler la faccedilon dont Aristote expose les synopsis de lrsquoOdysseacutee et drsquoIphigeacutenie en

Tauride dans la Poeacutetique Il est donc possible que les reacutesumeacutes de Diceacutearque srsquointeacutegraient

originellement agrave une discussion telle qursquoon en trouve dans la Poeacutetique drsquoAristote sur les types

drsquointrigues distingueacutees sur la base de certains eacuteleacutements-cleacutes du mythos comme la reconnaissance

le deacutenouement heureux ou malheureux les actes violents commis entre membres de mecircme

famille etc Ces eacuteleacutements sont drsquoailleurs tous preacutesents dans lrsquohypothesis de lrsquoAlceste

Ἀπόλλων ᾐτήσατο παρὰ τῶν Μοιρῶν ὅπως ὁ Ἄδμητος τελευτᾶν μέλλων παράσχῃ τὸν ὑπὲρ ἑαυτοῦ ἑκόντα τεθνηξόμενον ἵνα ἴσον τῷ προτέρῳ χρόνον ζήσῃ καὶ δὴ Ἄλκηστις ἡ γυνὴ τοῦ Ἀδμήτου ἐπέδωκεν ἑαυτὴν οὐδετέρου τῶν γονέων θελήσαντος ὑπὲρ τοῦ παιδὸς ἀποθανεῖν μετ οὐ πολὺ δὲ ταύτης τῆς συμφορᾶς γενομένης Ἡρακλῆς παραγενόμενος καὶ μαθὼν παρά τινος θεράποντος τὰ περὶ τὴν Ἄλκηστιν ἐπορεύθη ἐπὶ τὸν τάφον καὶ τὸν Θάνατον ἀποστῆναι ποιήσας ἐσθῆτι καλύπτει τὴν γυναῖκα τὸν δὲ Ἄδμητον ἠξίου λαβόντα

291 Cf Liapis 2001 324

138

αὐτὴν τηρεῖν εἰληφέναι γὰρ αὐτὴν πάλης ἆθλον ἔλεγε μὴ βουλομένου δὲ ἐκείνου ἔδειξεν ἣν ἐπένθει

Apollon avait demandeacute aux Moires qursquoAdmegravete qui eacutetait sur le point de mourir fournisse un remplaccedilant qui accepterait de mourir agrave sa place afin qursquoil puisse vivre un temps eacutegal agrave ce qursquoil avait deacutejagrave veacutecu Et crsquoest Alceste lrsquoeacutepouse drsquoAdmegravete qui srsquooffrit car ni lrsquoun ni lrsquoautre de ses parents nrsquoacceptaient de mourir pour leur fils Peu de temps apregraves ce malheur Heacuteraclegraves arriveacute sur les lieux et informeacute par un serviteur des eacuteveacutenements concernant Alceste se rendit agrave sa tombe et ayant fait en sorte que la Mort se retire il cacha la femme sous un voile et demandeacute agrave Admegravete de la prendre sous sa protection car il disait lrsquoavoir gagneacutee lors drsquoun concours de lutte Mais comme Admegravete refusait il lui reacuteveacutela la femme qursquoil pleurait (Hyp I Eur Alc eacuted Meacuteridier)

Ce reacutesumeacute comprend en effet des mentions appuyeacutees des relations familiales entre les

personnages (γυνή γονέων παιδός) de la situation de malheur (συμφορᾶς) qui caracteacuterise lrsquoeacutetat

initial de lrsquoaction ainsi que de lrsquoeacutepisode final de reconnaissance dans lequel Heacuteraclegraves reacutevegravele

(ἔδειξεν) lrsquoidentiteacute de la femme voileacutee On peut aiseacutement concevoir comment ces eacuteleacutements

narratifs ont pu preacutesenter de lrsquointeacuterecirct aux yeux drsquoun disciple formeacute agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote Il est

eacutegalement possible que Diceacutearque ait commenteacute et compareacute les maniegraveres particuliegraveres dont

Sophocle et Euripide ont traiteacute diffeacuterents sujets292

Par ailleurs les deux remarques rapporteacutees agrave Diceacutearque qui concernent des titres de drames

(textes 4 et 6 ci-haut) ont eacutegalement une pertinence pour la question de la preacutepondeacuterance du

mythos chez les Peacuteripateacuteticiens Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de mentionner la pratique courante des

trageacutediens de titrer leurs piegraveces drsquoapregraves le nom du protagoniste Or il est eacutevident que les titres ont

parfois eacuteteacute modifieacutes par les critiques posteacuterieurs qui faisaient reacutefeacuterence agrave ces piegraveces

probablement afin de dissiper la confusion entraicircneacutee par la reacuteutilisation freacutequente de titres

identiques non seulement drsquoun auteur agrave lrsquoautre mais mecircme chez un seul et mecircme auteur

Crsquoest le cas de la piegravece Ajax pour laquelle lrsquohypothesis nous apprend lrsquoexistence de deux titres

concurrents en circulation dans lrsquoAntiquiteacute La Mort drsquoAjax qui est le titre privileacutegieacute par

Diceacutearque en deacutepit de celui sous lequel la piegravece eacutetait listeacutee dans les Didascalies de son maicirctre

Aristote et Ajax au fouet (Αἴας Μαστιγοφόρος) un titre qui nrsquoest attribueacute agrave personne en

particulier et qui fait reacutefeacuterence agrave la scegravene ougrave Ajax dans sa folie fouette un beacutelier qursquoil croit ecirctre

Ulysse293 Par rapport agrave Ajax titre laquo simple raquo (cf ψιλῶς) qui correspond au nom du protagoniste

292 Cf Luppe 1985 611

293 Cf Hyp Soph Aj 12-14

139

et agrave Ajax au fouet qui fait eacutecho agrave une scegravene certes saisissante mais neacuteanmoins anecdotique de la

piegravece le titre choisi par Diceacutearque deacutesigne un eacuteveacutenement (au lieu drsquoun personnage) de cette

piegravece qui plus est il srsquoagit drsquoun eacuteveacutenement qursquoon peut agrave bon droit consideacuterer comme le plus

important du drame et comme le plus repreacutesentatif de ce πάθος tragique dont Aristote considegravere

que lrsquoAjax est un exemple privileacutegieacute294

Le texte portant sur le titre drsquoŒdipe-Roi est plus complexe et vient confirmer le caractegravere

raffineacute de lrsquoestheacutetique de Diceacutearque Ce dernier deacutecegravele dans lrsquoeacutepithegravete τύραννος du titre

traditionnellement comprise comme deacutecrivant la position drsquoŒdipe au deacutebut du drame une

allusion agrave la qualiteacute de cette piegravece qursquoil juge laquo reine raquo de lrsquoœuvre de Sophocle (agrave lrsquoinstar

drsquoAristote qui la traite comme un paradigme de la trageacutedie ideacuteale) Il va jusqursquoagrave suggeacuterer que

cette eacutepithegravete est ajouteacutee par les critiques en guise de compensation laquo courtoise raquo (cf

χαριέντως)295 de la deacutefaite essuyeacutee par Sophocle lors de la repreacutesentation de la piegravece Par

contraste le titre concurrent (agrave nouveau drsquoorigine anonyme) Premier Œdipe repose sur des

critegraveres externes au drame et agrave sa valeur soit la date de performance et lrsquoordre des eacuteveacutenements de

la vie drsquoŒdipe reconstitueacute drsquoun point de vue mythographique

Je concluerai cette section avec une derniegravere remarque au sujet de cette mecircme hypothesis agrave

Œdipe-Roi Il paraicirct eacutetrange de la part de Diceacutearque drsquoattribuer la deacutefaite de Sophocle au profit de

Philoclegraves agrave cette seule piegravece (cf ἡττηθέντα [scil ὁ Τύραννος Οἰδίπους] ὑπὸ Φιλοκλέους)

puisque les prix des concours dramatiques eacutetaient deacutecerneacutes non pas aux piegraveces individuelles mais

aux teacutetralogies dont elles faisaient partie Or cette tendance agrave faire reacutefeacuterence aux drames en

ignorant le contexte de leur mode de production est tout agrave fait typique des critiques anciens Elle

est peut-ecirctre due au fait qursquoagrave partir drsquoune eacutepoque relativement haute les productions tragiques

eacutetaient formeacutees drsquoune seacutequence de quatre drames narrativement indeacutependants En fait il semble

que les termes laquo trilogie raquo et laquo teacutetralogie raquo eacutetaient reacuteserveacutes aux (rares) productions posseacutedant un

294 Cf Poet 181455b35-6 ougrave laquo les piegraveces sur Ajax raquo (οἱ Αἴαντες) sont donneacutees comme exemple du type de trageacutedie παθητική

295 Ceci reflegravete une attitude reacutepandue chez les critiques anciens nommeacutement la reconnaissance drsquoun contraste entre le goucirct populaire tel qursquoil srsquoexprime notamment dans les reacutesultats des concours dramatiques et le goucirct raffineacute des connaisseurs cf Bouchard (2012 agrave paraicirctre)

140

cadre theacutematique veacuteritablement unifieacute telle lrsquoOrestie ndash des productions drsquoailleurs devenues en

voie drsquoextinction degraves lrsquoeacutepoque de Sophocle296

Ceci pourrait donc justifier la faccedilon dont les critiques anciens font porter leurs analyses sur des

piegraveces individuelles drsquoautant plus que certaines drsquoentre elles devaient ecirctre consideacutereacutees comme le

laquo moment fort raquo de toute la production et que les juges eacutetaient confronteacutes agrave la tacircche complexe de

classer trois groupes de performances chacun eacutetant composeacute de trois ou quatre piegraveces Il est donc

tout agrave fait concevable qursquoune piegravece particuliegraverement appreacutecieacutee ait pu entraicircner la victoire de la

production agrave laquelle elle appartenait Accorder ou expliquer une victoire sur la base drsquoune

unique piegravece semble ecirctre une sorte de reacuteflexe de simplification que lrsquoon peut comprendre de la

part du public comme de celle des critiques

Par ailleurs le cadre theacuteorique drsquoAristote dans la Poeacutetique reacutecupeacutereacute par ses successeurs prend

continuellement pour acquis que les poegravemes ndash crsquoest-agrave-dire les entiteacutes discregravetes qui sont les

produits de lrsquoimitation du poegravete (μιμήματα) ndash appartenant au genre de la trageacutedie sont des piegraveces

et non des teacutetra- ou des triptyques Aristote impose en effet des exigences extrecircmes de coheacutesion

au poegraveme tragique

De mecircme que dans les autres arts de repreacutesentation lrsquouniteacute de la repreacutesentation provient de lrsquouniteacute de lrsquoobjet de mecircme lrsquohistoire qui est repreacutesentation drsquoaction doit lrsquoecirctre drsquoune action une et qui forme un tout et les parties que constituent les faits doivent ecirctre agenceacutees de telle sorte que si lrsquoune drsquoelles est deacuteplaceacutee ou supprimeacutee le tout soit disloqueacute et bouleverseacute Car ce dont lrsquoadjonction ou la suppression nrsquoa aucune conseacutequence visible nrsquoest pas une partie du tout (Poet 81451a30-35)

Eacutetant donneacutees ces preacutemisses theacuteoriques il est normal que les analyses aristoteacuteliciennes soient

centreacutees sur les piegraveces et non sur les teacutetralogies composeacutees par les trageacutediens lesquelles devaient

lui apparaicirctre comme des laquo assemblages raquo plus ou moins arbitraires

Pour en revenir agrave Diceacutearque il est impossible de savoir quel mode de classification des drames

il avait employeacute dans son ouvrage contenant les Hypotheseis drsquoEuripide et de Sophocle par

teacutetralogie par thegraveme par ordre alphabeacutetique 297 Bien qursquoAristote lui-mecircme dans la Poeacutetique et

296 Cf Pickard-Cambridge 1968 80-1 Selon Haigh (1896 123) lrsquoomission par Aristote de toute reacutefeacuterence au mode de composition en teacutetralogies est agrave mettre en lien avec son deacutesinteacuterecirct relatif envers Eschyle

297 Les fragments sur papyrus qui remontent agrave cet ouvrage sont en ordre alphabeacutetique mais il nrsquoest pas certain que cet ordre eacutetait originellement celui de Diceacutearque cf Liapis 2001 324 qui suggegravere que laquo the thematic criterion would have been more appropriate raquo

141

ailleurs ne parle jamais en termes de teacutetralogies et traite les drames individuels comme des

entiteacutes complegravetes ses Didascalies en tant que reacutepertoire de donneacutees historiques laquo brutes raquo

suivaient eacutevidemment lrsquoordre chronologique des performances lesquels apparaissaient donc sous

la forme drsquoune liste de teacutetralogies Mais Diceacutearque en analysant ces donneacutees pouvait fort bien

avoir employeacute un ordre diffeacuterent drsquoautant plus que les laquo teacutetralogies raquo ne formaient pas

veacuteritablement des œuvres unifieacutees

Quoi qursquoil en soit il est certain que cette reconnaissance du caractegravere arbitraire de

lrsquoarrangement des piegraveces en teacutetralogies srsquoest transmise aux Alexandrins comme le reacutevegravele la

pratique taxonomique de Callimaque dont les Pinakes listaient les drames par ordre

alphabeacutetique298 Comme leurs preacutedeacutecesseurs peacuteripateacuteticiens les grammairiens drsquoAlexandrie dans

leur travail sur la trageacutedie consideacuteraient que le drame individuel constituait lrsquouniteacute complegravete en

elle-mecircme du poegraveme De plus la preacuteparation par Aristophane de Byzance drsquoHypotheseis

dramatiques ayant un format vraisemblablement comparable agrave celles de Diceacutearque ndash ie

comportant agrave la fois un reacutesumeacute de lrsquointrigue et divers deacutetails eacuterudits ndash deacutemontre que son approche

combine les deux aspects principaux de la critique peacuteripateacuteticienne du genre dramatique la prise

en compte des donneacutees historiques et lrsquoanalyse formelle du mythos

(g) Deacutemeacutetrios de Phalegravere et la socircphrosynecirc drsquoHomegravere

Parmi les nombreux points de connexion qui unissent les travaux de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne

sur la poeacutesie agrave ceux du Museacutee lrsquoun des plus intriguants est certainement la coiumlncidence entre des

commentaires issus de Deacutemeacutetrios de Phalegravere drsquoune part drsquoAristophane de Byzance et

drsquoAristarque drsquoautre part sur le vers suivant de lrsquoOdysseacutee (23296) laquo Heureux ils [Ulysse et

Peacuteneacutelope] se rendirent agrave la loi de lrsquoancienne couche raquo (ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν

ἵκοντο)299

298 Cf Pfeiffer 1968 129

299 Jrsquooffre ici une traduction litteacuterale de ce vers difficile Au lieu du sens classique de laquo loi raquo le sens agrave donner agrave θεσμός (un hapax chez Homegravere) est peut-ecirctre en fait le sens mateacuteriel (laquo lieu emplacement ltdu litgt raquo) qui est le sens originel du mot (cf Chantraine ad loc) Quoi qursquoil en soit il est certain que les critiques anciens donnaient agrave ce mot son sens classique

142

Les commentaires alexandrins agrave ce vers seront discuteacutes dans une section ulteacuterieure Stobeacutee

qui a consulteacute un florilegravege de passages homeacuteriques drsquoHermippe nous apprend que laquo Deacutemeacutetrios de

Phalegravere disait qursquoil [Homegravere] avait composeacute ces mots en ayant en vue la tempeacuterance raquo

(Δημήτριος ὁ Φαληρεὺς εἰς σωφροσύνην ἔλεγεν ταῦτα ποιεῖν) 300 La teneur de cette

affirmation de Deacutemeacutetrios est pour le moins eacutenigmatique Selon F Montanari301 lrsquoexplication la

plus plausible serait la suivante le vers qui preacutesente les eacutepoux reacuteunis dans la couche conjugale

est un modegravele de σωφροσύνη en ce qursquoil symbolise la patience et la tempeacuterance deacuteployeacutees agrave la

fois par Ulysse et par Peacuteneacutelope qui ont continuellement repousseacute la tentation de rompre le lien

conjugal pendant les longues anneacutees ougrave ils ont eacuteteacute seacutepareacutes

Eacutetant donneacutee la position importante occupeacutee par ce vers dans le poegraveme ndash position drsquoailleurs

discuteacutee par les Anciens comme on le verra plus loin ndash cette interpreacutetation suggegravere que

Deacutemeacutetrios lisait lrsquoOdysseacutee comme une sorte de ceacuteleacutebration de la socircphrosynecirc drsquoUlysse et de

Peacuteneacutelope voire de la socircphrosynecirc en geacuteneacuteral Deacutemeacutetrios nous apparaicirctrait ainsi comme un critique

essentiellement moraliste voire symboliste302 selon que lrsquoexpression εἰς σωφροσύνην est

comprise comme faisant reacutefeacuterence au laquo message raquo global du poegraveme ou bien agrave la seule

signification des mots λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν lesquels formeraient une sorte de locution

meacutetaphorique deacutesignant la socircphrosynecirc Lrsquoexplication de Montanari attribue donc agrave Deacutemeacutetrios une

interpreacutetation morale de ce vers dont le contenu ne paraicirct pourtant pas agrave premiegravere vue comporter

de connotations morales explicites Certes le vers comprend le terme hautement normatif

θεσμός que les Anciens ont agrave coup sucircr compris en son sens classique de laquo loi raquo mais cela ne

suffit pas encore pour rendre compte de la qualification quelque peu excessive de ce vers par

Deacutemeacutetrios

Jrsquoaimerais proposer ici une autre explication qui consiste agrave lire la remarque de Deacutemeacutetrios

comme un commentaire stylistique Ce vers qui deacutenote tout bonnement une relation sexuelle

entre les eacutepoux exprime cette ideacutee avec une retenue et une pudeur remarquables notamment par

300 Fr 145 SOD (= 193 Wehrli) = Stob 3543

301 Cf Montanari 2000 404 2001 148 2012

302 Il est par contre tregraves improbable qursquoil faille interpreacuteter le fragment de Deacutemeacutetrios comme exprimant lrsquoavis que le vers 23296 constitue la fin reacuteelle de lrsquoOdysseacutee comme le suggegravere Wehrli (1944-1959 IV 86) suivi par Podlecki 1969 117

143

lrsquousage drsquoune tournure peacuteriphrastique (λέκτροιο παλαιοῦ θεσμόν) Or le terme σωφροσύνη et

les mots de mecircme famille sont largement attesteacutes dans le discours critique ancien pour deacutesigner

divers traits stylistiques recommandables303 en particulier la laquo retenue raquo de lrsquoexpression Un

exemple de ceci se trouve chez lrsquoauteur du traiteacute Du style un homonyme (vraisemblablement

posteacuterieur drsquoun siegravecle et demi environ304) de Deacutemeacutetrios de Phalegravere dont la confusion avec ce

dernier fut faciliteacutee par les nombreux eacutechos peacuteripateacuteticiens qui parsegravement ce traiteacute

ltLe risible et le gracieuxgt diffegraverent aussi par le style mecircme Le gracieux srsquoexprime avec des ornements et agrave lrsquoaide de ces beaux vocables qui constituent le principal moyen de produire les gracircces [hellip] Le risible lui est le fait de mots familiers et plus communs [hellip] En fait les gracircces demandent de la retenue (αἱ μέντοι χάριτές εἰσιν μετὰ σωφροσύνης) faire des phrases sur un sujet risible cela revient agrave parer un singe (Demetr Eloc 165)

Lrsquointerpreacutetation stylistique du mot σωφροσύνη dans le fragment de Deacutemeacutetrios acquiert une

vraisemblance supeacuterieure si lrsquoon tient compte des autres textes qui nous renseignent sur les

habitudes stylistiques de Deacutemeacutetrios lui-mecircme Dans ses discours ce dernier est consideacutereacute par

Ciceacuteron305 comme le maicirctre du style laquo moyen raquo ce genre laquo modeacutereacute et meacutelangeacute raquo (modica ac

temperata) qui eacutevite agrave la fois lrsquoemphase du style grandiose et la trivialiteacute du style simple306 Or

certains indices laissent croire que les Anciens avaient eacutetabli une relation particuliegravere entre le

style moyen et la socircphrosynecirc une relation par ailleurs naturelle puisque lrsquoideacutee de modeacuteration de

rejet de lrsquoexcegraves est centrale dans le terme socircphrosynecirc aussi bien que dans les descriptions

rheacutetoriques du style moyen307 Bref il nrsquoest pas impossible que Deacutemeacutetrios en tant qursquoadepte

lui-mecircme drsquoun style laquo retenu raquo ait releveacute la preacutesence de cette mecircme qualiteacute dans le vers

homeacuterique qui nous occupe Si crsquoest bien le cas alors on peut rejeter lrsquohypothegravese selon laquelle

Deacutemeacutetrios se serait significativement eacuteloigneacute des preacuteceptes aristoteacuteliciens en voyant dans

303 Cf North 1948 3 qui preacutecise que laquo the manifold implications of the word socircphrosyne in ethics forbade its limitation to any one significance in criticism raquo Cf Van Hook 1905 32 pour une liste de passages ougrave figurent des mots de mecircme famille que σωφρονίζειν dans des discussions stylistiques

304 Voir la reconstitution historique de Chiron 2002 xxxix

305 Orat 2691-96 = Dem Phal fr 124 SOD Cf fr 119 120 121 122 (tireacutes de Ciceacuteron eacutegalement) et fr 125 (de Quintilien)

306 Denys drsquoHalicarnasse (Comp 244-5) attribue agrave Homegravere lrsquousage du style moyen (μεσότης) laquo partout dans son œuvre raquo (πᾶςhellip τόπος)

307 Cf North 1948 10-11

144

lrsquoOdysseacutee non pas un reacutecit avec une intrigue complexe mais bien lrsquoincarnation de la notion

abstraite de socircphrosynecirc ou encore un eacuteloge de lrsquoecircthos tempeacuterant drsquoUlysse et Peacuteneacutelope

Section (iv) Conclusion

Dans ce chapitre qui srsquoachegraveve jrsquoai voulu montrer que tant dans ses fondements philosophiques

que dans ses applications particuliegraveres lrsquointerpreacutetation peacuteripateacuteticienne des poegravetes se distingue de

la lecture traditionnelle agrave divers niveaux La notion de mimecircsis telle qursquoelle est reacutecupeacutereacutee et

redeacutefinie par Aristote implique une distanciation nette avec les critegraveres de reacutealisme qui preacutevalent

ailleurs surtout si elle est combineacutee agrave lrsquoideacutee drsquouniteacute narrative sur laquelle il insiste constamment

Les alleacutegoristes qui recherchent dans la poeacutesie lrsquoexpression de veacuteriteacutes cacheacutees le plus souvent

theacuteologiques srsquoattardent en geacuteneacuteral agrave des passages choisis ougrave ils croient retrouver des bribes de

savoir eacuteparpilleacutes Par lagrave ils sont plutocirct indiffeacuterents agrave la structure architechtonique du poegraveme agrave son

uniteacute essentielle Agrave lrsquoinverse lrsquoimportance primordiale que les Peacuteripateacuteticiens accordent au

mythos releacuteguant tout autant les figures divines qursquohumaines au rang drsquoagents au service du reacutecit

va de pair avec la reconnaissance du poegraveme comme produit fini et autonome dont la signification

ne peut ecirctre appreacutehendeacutee qursquoen tenant compte de sa totaliteacute

Chapitre 4 Lrsquoexeacutegegravese aristarquienne drsquoHomegravere

Je deacutebuterai ce nouveau chapitre en citant un passage cleacute pour le sujet de la preacutesente eacutetude

πολλοὶ δὲ καὶ ἄλλοι γεγράφασιν οἱ μὲν ἄντικρυς ἐγκωμιάζοντες τὸν ποιητὴν ἅμα καὶ δηλοῦντες ἔνια τῶν ὑπ αὐτοῦ λεγομένων οἱ δὲ αὐτὸ τοῦτο τὴν διάνοιαν ἐξηγούμενοι οὐ μόνον Ἀρίσταρχος καὶ Κράτης καὶ ἕτεροι πλείους τῶν ὕστερον γραμματικῶν κληθέντων πρότερον δὲ κριτικῶν καὶ δὴ καὶ αὐτὸς Ἀριστοτέλης ἀφ οὗ φασι τὴν κριτικήν τε καὶ γραμματικὴν ἀρχὴν λαβεῖν ἐν πολλοῖς διαλόγοις περὶ τοῦ ποιητοῦ διέξεισι θαυμάζων αὐτὸν ὡς τὸ πολὺ καὶ τιμῶν ἔτι δὲ Ἡρακλείδης ὁ Ποντικός

Beaucoup drsquoautres ont aussi eacutecrit ltsur Homegraveregt les uns en faisant ouvertement lrsquoeacuteloge du poegravete tout en expliquant certaines de ses paroles les autres en cherchant de cette mecircme faccedilon agrave eacutelucider sa penseacutee ltet parmi ces derniers se trouventgt non seulement Aristarque et Crategraves mais aussi beaucoup drsquoautres parmi ceux qursquoon appela par la suite laquo grammairiens raquo mais drsquoabord laquo critiques raquo De fait Aristote lui-mecircme gracircce agrave qui dit-on la critique et la grammaire ont vu le jour discute de ce poegravete dans de nombreux dialogues en lui teacutemoignant la plupart du temps de lrsquoadmiration et du respect comme le fait aussi Heacuteraclide du Pont (Dio Chrys Or 531 je traduis)

Dans ce texte Dion deacutecrit une tradition exeacutegeacutetique sur Homegravere qui commence avec Aristote et

se poursuit avec Aristarque et Crategraves agrave qui il attribue un deacutesir identique drsquointerpreacuteter la laquo penseacutee raquo

(διάνοια) du poegravete Comme on le verra dans ce qui suit la faccedilon dont Aristarque se propose

drsquoeacuteclairer le texte homeacuterique diffegravere pourtant fondamentalement de celle de Crategraves

Dans les histoires de la philologie ancienne la contribution de lrsquoeacutecole alexandrine

drsquoAristarque en particulier est reacuteguliegraverement pointeacutee comme inaugurant lrsquoavegravenement drsquoune

meacutethode de critique textuelle rigoureuse voire laquo moderne raquo En comparaison avec le reste des

commentaires contemporains sur Homegravere ndash avec ceux des savants de Pergame notamment avec

lesquels on la compare volontiers ndash la lecture drsquoAristarque reacutevegravele effectivement une approche

exceptionnellement lucide Ce sera la tacircche de ce chapitre que drsquoen preacuteciser la teneur

Section (i) Aristarque et les alleacutegoristes

Lrsquoallure moderne de la philologie alexandrine est partiellement lrsquoeffet drsquoune absence celle de

toute interpreacutetation alleacutegorique que ce soit au sein des exeacutegegraveses conserveacutees issues de ce milieu

146

scientifique308 Ici comme dans le reste de cette eacutetude je me limiterai geacuteneacuteralement agrave consideacuterer

la position drsquoAristarque sur cette question

Comme dans le cas drsquoAristote cette position est souvent deacutecrite par les chercheurs modernes

par des affirmations trancheacutees De faccedilon geacuteneacuteraliseacutee on a fait drsquoAristarque le repreacutesentant drsquoun

point de vue ouvertement anti-alleacutegorique309 Ce point de vue srsquoincarnerait notamment dans les

escarmouches freacutequentes lrsquoopposant agrave Crategraves de Mallos le philologue stoiumlcisant de la

bibliothegraveque de Pergame Pourtant la reacuteputation drsquoanti-alleacutegorisme drsquoAristarque repose sur

quelques passages teacutenus dont la porteacutee meacuterite certainement drsquoecirctre reacuteeacutevalueacutee ndash drsquoautant plus que

la leacutegitimiteacute de cette reacuteputation a eacuteteacute reacutecemment contesteacutee310

(a) Schol D ad Il 5385

Le principal teacutemoignage sur lequel repose lrsquoideacutee drsquoun Aristarque explicitement opposeacute agrave

lrsquoalleacutegoregravese drsquoHomegravere est le suivant

Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ laquo τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ περιεργαζομένους raquo

Aristarque demande que lrsquoon laquo accepte ce qui est preacutesenteacute par le poegravete de faccedilon plutocirct mythique en vertu de la licence poeacutetique sans broder inutilement agrave lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute par le poegravete raquo (schol D Il 5385)

La suite du texte de la scholie preacutesente quelques interpreacutetations de teneurs tregraves diffeacuterentes sur

le passage homeacuterique en question dans la scholie (soit le reacutecit fait par Dioneacute des souffrances

subies par Aregraves Heacutera et Hadegraves par la main de mortels en Il 5382-404) Deux de ces

interpreacutetations sont alleacutegoriques une autre consiste en une rationalisation agrave la faccedilon de

Palaiphatos du mythe drsquoAregraves ligoteacute par Otos et Eacutephialte

La phrase attribueacutee agrave Aristarque constitue une occurrence exceptionnelle dans lrsquoensemble des

sources des Alexandrins et ce pour deux raisons 1) il srsquoagit apparemment drsquoune citation directe

308 La seule exception notable eacutetant Agathoclegraves un disciple de Zeacutenodote ayant apparemment proposeacute une identification alleacutegorique de la figure drsquoHeacutera avec lrsquounivers (fr 11 Montanari) Sur la connaissance possible drsquoAgathoclegraves par Crategraves voir Broggiato 2002 lxi-lxii

309 Lehrs 1882 162 Bachmann 1902 34 Roumlmer 1924 153

310 Cf Nuumlnlist 2011

147

sinon litteacuterale drsquoAristarque 2) elle expose un principe exeacutegeacutetique avec un niveau de geacuteneacuteraliteacute

eacuteleveacute par rapport aux remarques ponctuelles auxquelles on est habituellement limiteacute lorsqursquoon

cherche agrave reconstituer la meacutethode eacuteditoriale drsquoAristarque

Toutes les traductions de cette scholie qui se trouvent dans les eacutetudes modernes311 supposent

naturellement que lrsquoadverbe μυθικώτερον modifie le verbe qui suit immeacutediatement

(ἐκδέχεσθαι) et srsquoapprochent par conseacutequent de la traduction qui a eacuteteacute donneacutee ici Suivant cette

traduction le mot μυθικώτερον et lrsquoexpression κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν sont pratiquement

eacutequivalents et srsquoadditionnent lrsquoun agrave lrsquoautre pour plaider en faveur de la liberteacute fictionnelle du

poegravete ndash agrave cette diffeacuterence pregraves que μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι se reacutefegravere agrave lrsquoattitude de lrsquointerpregravete

qui est commandeacutee par le fait que le poegravete opegravere κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν la premiegravere

expression est donc logiquement une sorte de corollaire de la seconde

Une telle affirmation est toutefois eacutetonnante de la part drsquoAristarque chez qui on trouve ici une

position plus libeacuterale que ce agrave quoi lrsquoon pourrait srsquoattendre Il est tout simplement faux de dire

qursquoAristarque ainsi drsquoailleurs que ses preacutedeacutecesseurs Aristophane et Zeacutenodote recevaient la

totaliteacute des poegravemes homeacuteriques laquo de faccedilon fictionnelle en vertu de la licence poeacutetique raquo Au

contraire leurs interventions sur le texte homeacuterique prouvent que celui-ci eacutetait lrsquoobjet drsquoune

critique attentive et que certains eacuteleacutements du poegraveme ndash pour des raisons diverses ndash eacutetaient

consideacutereacutes comme blacircmables (et conseacutequemment taxeacutes drsquointerpolations) La licence poeacutetique

nrsquoeacutetait donc certainement pas un argument apologeacutetique universel

Or il serait grammaticalement concevable de restreindre la porteacutee du principe drsquoAristarque

aux seuls passages homeacuteriques qui preacutesentent un caractegravere laquo mythique raquo Ce sens est obtenu si

lrsquoon rattache lrsquoadverbe μυθικώτερον au groupe de mots qui le preacutecegravede τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ

ποιητοῦ plutocirct qursquoau verbe qui suit ἐκδέχεσθαι La signification de cette note serait alors la

suivante laquo Aristarque juge bon de comprendre en fonction de la licence poeacutetique les choses que

le poegravete dit drsquoune faccedilon mythique (etc) raquo

Toutefois en plus drsquoaller agrave lrsquoencontre du sens naturellement suggeacutereacute par lrsquoordre des mots la

vraisemblance de cette lecture est compromise en raison de la signification mal assureacutee de

311 Cf eg Nuumlnlist 2011 106

148

lrsquoadverbe μυθικώτερον (une forme pauvrement attesteacutee de lrsquoadjectif reacutepandu μυθικός)312

Deacutesigne-t-il simplement comme le croit Nuumlnlist (2011 107) la nature fictionnelle du discours

poeacutetique (auquel cas lrsquointerpreacutetation habituelle laquo recevoir drsquoune faccedilon plus fictionnelle raquo serait

approprieacutee) Ou srsquoagit-il plutocirct drsquoun terme plus preacutecis servant agrave identifier une cateacutegorie

deacutetermineacutee de passages homeacuteriques marqueacutes par leur traits laquo mythiques raquo La seconde option a

un certain attrait puisque le commentaire drsquoAristarque est preacuteciseacutement rapporteacute dans une scholie

agrave un tel passage homeacuterique ougrave sont reacutesumeacutees sous une forme quasi mythographique trois

histoires de conflits impliquant des mortels et des dieux et dans lesquels les premiers ont le

dessus sur les seconds Lrsquousage de la forme comparative dans μυθικώτερον qui peut agrave premiegravere

vue appuyer lrsquointerpreacutetation traditionnelle laquo recevoir drsquoune faccedilon plus fictionnelle raquo ne constitue

pas un eacuteleacutement concluant puisque les comparatifs superflus crsquoest-agrave-dire utiliseacutes comme

eacutequivalents agrave des formes positives abondent dans la langue des scholiastes et des

grammairiens313

Srsquoil y a effectivement lieu de limiter le champ drsquoapplication du principe drsquoAristarque cela

veut dire que la reconnaissance de la leacutegitimiteacute de la licence poeacutetique doit srsquoexercer tout

particuliegraverement lagrave ougrave le poegravete introduit des eacuteleacutements narratifs qui relegravevent de la leacutegende ou de la

tradition ndash ou plus particuliegraverement encore lagrave ougrave il fait allusion agrave des reacutecits qui concernent les

dieux comme le suggegravere la nature du passage homeacuterique qui commande lrsquoexposition du principe

exeacutegeacutetique Le principe fait donc la promotion drsquoune indulgence critique vraisemblablement en

reacuteponse agrave des deacutenonciations du caractegravere irreacutealiste voire immoral de tels reacutecits Ceci nrsquoest pas

sans rappeler un point de vue aristoteacutelicien dont lrsquoexposition est aussi ceacutelegravebre que laconique

Si on objecte qursquoune chose nrsquoest pas vraie il se peut que par ailleurs elle soit comme elle doit ecirctre ndash crsquoest ainsi que Sophocle disait qursquoil faisait quant agrave lui les hommes tels qursquoils doivent ecirctre et Euripide tels qursquoils sont ndash crsquoest de lagrave qursquoil faut tirer la solution Si ce nrsquoest ni lrsquoun ni lrsquoautre on peut arguer que laquo crsquoest ce qursquoon dit raquo (οὕτω φασίν) ndash crsquoest le cas par exemple de ce qui concerne

312 Lrsquoadverbe μυθικῶς apparaicirct en seize occasions dans le groupe de textes suivants les Alleacutegories drsquoHomegravere drsquoHeacuteraclite les Questions homeacuteriques de Porphyre et les scholies homeacuteriques (tous types confondus) Sur ce total une seule occurrence (schol T Od 103) preacutesente un lien entre cet adverbe et lrsquoacte drsquointerpreacuteter οἱ μὲν μυθικῶς ἀπέδοσαν (hellip) Dans tous les autres cas soit (le plus souvent) lrsquoadverbe srsquoapplique agrave la faccedilon dont le poegravete srsquoexprime (eg μυθικῶς λέγει) soit il est utiliseacute de faccedilon isoleacutee sans qursquoil soit possible de dire srsquoil faut sous-entendre lrsquoaction de dire ou bien drsquointerpreacuteter

313 Cf Dickey 2007 116

149

les dieux Il est bien possible que drsquoen parler comme on fait ne soit ni mieux ni vrai mais si cela se trouve comme ce qursquoen pensait Xeacutenophane ndash en tout cas crsquoest ce qursquoon dit (251460b32-61a1)

Ce passage de la Poeacutetique est le seul ougrave il est fait allusion aux critiques de la repreacutesentation

poeacutetique des dieux comme celles de Xeacutenophane et (vraisemblablement) de Platon Cette allusion

se limite pourtant agrave quelques mots pour le moins vagues τὰ περὶ θεῶν laquo ce qui concerne les

dieux raquo La reacuteponse que suggegravere Aristote agrave de telles critiques est drsquoailleurs tout aussi vague

laquo crsquoest ce qursquoon dit raquo La toleacuterance aristoteacutelicienne face au traitement poeacutetique des personnages

divins ne pourrait ecirctre mieux illustreacutee que par le ton placide de ce court passage qui repreacutesentait

lrsquooccasion ou jamais de reacuteveacuteler si seulement elles avaient existeacute ses velleacuteiteacutes alleacutegoriques

Bien que plus affirmative dans son mode drsquoexpression la recommandation drsquoAristarque de

recevoir les eacuteleacutements laquo mythiques raquo en fonction de la licence poeacutetique nrsquoen reacutevegravele pas moins une

attitude semblable Dans le cas drsquoAristarque toutefois crsquoest agrave la licence poeacutetique (ποιητικὴν

ἐξουσίαν) crsquoest-agrave-dire au mode drsquoexpression plutocirct qursquoagrave la laquo tradition raquo (οὕτω φασιν) qursquoest

attribueacute le caractegravere arbitraire de certains eacuteleacutements poeacutetiques La ressemblance est drsquoautant plus

significative qursquoAristote et Aristarque font la promotion de ce laisser-aller relatif en reacuteponse agrave un

type de critique particuliegraverement virulent celui qui concerne la repreacutesentation divine La nature

du passage homeacuterique ougrave lrsquoon trouve le commentaire drsquoAristarque est importante agrave cet eacutegard

non seulement ce passage relate des exemples de souffrances divines mais ces souffrances leur

sont qui plus est infligeacutees par des mortels Or une telle confusion des regravegnes humain et divin

ougrave des ecirctres laquo infeacuterieurs raquo ont le dessus sur leurs maicirctres est inacceptable aux yeux des

alleacutegoristes qui cultivent soigneusement la distinction entre hommes et dieux dans leur lecture

des textes poeacutetiques tandis qursquoAristote ndash suivi par Aristarque ndash attribue tout bonnement une telle

confusion agrave la liberteacute particuliegravere dont jouit le discours poeacutetique

Il y a eacutegalement lieu de se demander si la premiegravere moitieacute de la citation drsquoAristarque qui se

trouve dans la scholie D sur laquelle ont porteacute mes derniegraveres remarques doit ecirctre comprise de

faccedilon indeacutependante ou non de la seconde moitieacute ougrave lrsquoon trouve lrsquoessentiel de la position

anti-alleacutegorique traditionnellement attribueacutee agrave Aristarque laquo hellip sans broder inutilement agrave

lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute par le poegravete raquo La plupart des savants considegraverent les deux

parties de la phrase comme eacutetroitement lieacutees et compleacutementaires Aristarque demanderait ainsi

que lrsquoon reconnaisse au poegravete son droit agrave la fiction au lieu de chercher agrave expliquer par des

interpreacutetations alleacutegoriques baseacutees sur des eacuteleacutements exteacuterieurs des passages pouvant provoquer

150

la perplexiteacute ou lrsquoindignation Prendre les deux membres de la phrase comme parties drsquoune

recommandation unique vient donc appuyer lrsquointerpreacutetation traditionnelle (anti-alleacutegorique) de la

scholie Or il semble preacuteciseacutement plus naturel de lire ce texte comme un tout plutocirct que comme

une juxtaposition de deux directives indeacutependantes comme le fait R Nuumlnlist (voir infra)

Lrsquoorientation anti-alleacutegorique de la scholie semble aussi ecirctre confirmeacutee par un texte quasi

parallegravele qui se trouve chez Eustathe dans son commentaire agrave ce mecircme passage de lrsquoIliade

ἡ δὲ ἀλληγορία εἰ καὶ ὁ Ἀρίσταρχος ἠξίου ὡς προεγράφη μηδέν τι τῶν παρὰ τῇ ποιήσει μυθικῶν περιεργάζεσθαι ἀλληγορικῶς ἔξω τῶν φραζομένων [hellip]

Mecircme si Aristarque demande comme il a eacuteteacute eacutecrit plus haut de ne broder de faccedilon alleacutegorique et agrave lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute aucun des eacuteleacutements fictionnels du poegraveme il srsquoagit ltbel et biengt drsquoune alleacutegorie [hellip] (Eust Il 210113-15 Van der Valk)

Il apparaicirct incontestable que le texte drsquoEustathe fait reacutefeacuterence agrave la mecircme prescription

aristarquienne que celle dont il est question agrave la scholie D comme le suggegraverent les eacutetroites

ressemblances terminologiques entre les deux passages les verbes ἀξιοῦν et περιεργάζεσθαι

et surtout lrsquoexpression ἔξω τῶν φραζομένων Lrsquoadverbe μυθικώτερον de la scholie D est

toutefois absent ici ougrave lrsquoon trouve agrave la place le substantif τὰ μυθικά ndash laquo les eacuteleacutements

fictionnelsmythiques du reacutecit raquo ndash ce qui tend agrave confirmer lrsquointerpreacutetation non traditionnelle de

μυθικώτερον (proposeacutee supra) dans la scholie en question De plus le travail du laquo poegravete raquo (ὑπὸ

τοῦ ποιητοῦ) est remplaceacute par laquo le poegraveme raquo (παρὰ τῇ ποιήσει) Enfin dans le teacutemoignage

drsquoEustathe figure surtout le terme crucial ἀλληγορικῶς Il nrsquoy a donc pas de doute qursquoEustathe

croyait qursquoAristarque avait exprimeacute ouvertement une opinion contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

Pourtant il faut encore se demander srsquoil srsquoagit lagrave de la part drsquoEustathe drsquoune infeacuterence autoriseacutee

par le contenu de la scholie D ougrave il nrsquoest pas fait mention directement de lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique

Selon Nuumlnlist la reacuteponse est non 314 Eustathe aurait interpoleacute ἀλληγορικῶς dans sa

paraphrase du contenu de la scholie D La raison de cette interpolation serait la suivante laquo For

Eustathius and his contemporaries the terms μυθικῶς and ἀλληγορικῶς are technical

expressions that are diametrically opposed In his parlance μυθικῶς essentially means

‛non-allegoricallyrsquo raquo (Nuumlnlist 2011 110) Si lrsquoon suppose que la source de la scholie D et celle

314 Cf Pfeiffer 1968 227 laquo Eust [hellip] probably lsquointerpolatedrsquo ἀλληγορικῶς raquo

151

drsquoEustathe sont identiques ce qui est vraisemblable Eustathe aurait donc naturellement vu dans

le μυθικώτερον de la scholie D une prescription anti-alleacutegorique Toutefois le contraste

μυθικῶςἀλληγορικῶς nrsquoexistant pas encore agrave lrsquoeacutepoque drsquoAristarque on ne pourrait attribuer agrave

ce dernier une telle prescription sur la base de son usage de lrsquoadverbe μυθικώτερον

De plus toujours drsquoapregraves Nuumlnlist les mots μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ

περιεργαζομένους nrsquoont pas neacutecessairement agrave ecirctre compris comme une reacutefeacuterence agrave la pratique

des alleacutegoristes Ils sont plutocirct agrave rapprocher de la formule ceacutelegravebre qui se trouve chez Porphyre

(QH I sect 56 Sodano) Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν laquo expliquer Homegravere par Homegravere raquo un

principe exeacutegeacutetique dont lrsquoesprit sinon la lettre semble bien remonter agrave Aristarque lui-mecircme315

Or ce principe nrsquoentretiendrait aucun lien particulier avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Il

exprimerait plutocirct la seule neacutecessiteacute pour lrsquohomeacuteriste de tenir compte de la totaliteacute des pratiques

poeacutetiques drsquoHomegravere tout aussi bien en terme de forme (usage lexical style etc) que de contenu

(coheacuterence du reacutecit cadre mythologique etc) La citation drsquoAristarque dans le contexte du

passage homeacuterique preacutesentant les trois exemples de blessure divine pourrait donc faire reacutefeacuterence

agrave de potentiels deacuteveloppements mythographiques reacutealiseacutes par des lecteurs drsquoHomegravere agrave partir de ce

passage Dans ce cas le commentaire drsquoAristarque viserait agrave deacutecourager de tels deacuteveloppements

en reacuteaffirmant par une voie neacutegative (laquo sans introduire des eacuteleacutements externes raquo) un principe

autrement exprimable de faccedilon positive (laquo eacuteclairer Homegravere par Homegravere raquo)

Eacutevidemment la question de la porteacutee exacte de la scholie et sa pertinence dans un eacuteventuel

deacutebat sur lrsquoalleacutegorie deacutependent avant tout de lrsquoincertitude qui srsquoattache aux mots mecircmes du

texte si ἐκδέχεσθαι dans la premiegravere partie de la phrase fait clairement allusion agrave lrsquoacte de

comprendre que dire de περιεργάζεσθαι qui deacutesigne ici lrsquoactiviteacute explicitement rejeteacutee par

Aristarque Le terme a-t-il des connotations relatives agrave lrsquointerpreacutetation drsquoHomegravere ou deacutesigne-t-il

uniquement le fait drsquoeacutelaborer drsquooffrir des deacuteveloppements nouveaux

Un texte tireacute des scholies semble plaider en faveur de cette derniegravere option Lrsquoordre

qursquoAgamemnon adresse au songe messager en Il 210 πάντα μάλrsquo ἀτρεκέως ἀγορευέμεν ὡς

ἐπιτέλλω (laquo dis tout exactement comme je te lrsquoordonne raquo) est ainsi commenteacute par un scholiaste

315 Sur la paterniteacute aristarquienne de cette formule voir infra Sect iv (a)

152

dans une note qui illustre remarquablement la tendance moralisatrice et peacutedagogique typique du

corpus des scholies exeacutegeacutetiques

διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ περισσὸν τῶν ἀκουομένων περιεργάζεσθαι

[Le poegravete] apprend aux messagers agrave ne pas ajouter de deacutetails additionnels agrave ce qursquoils ont entendu (schol bT Il 210 ex)

La scholie genevoise au mecircme vers est encore plus explicite

διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ πλείονα λέγειν καὶ περιεργάζεσθαι τῶν ἀκουομένων

[Le poegravete] apprend aux messagers agrave ne rien dire de plus que ce qursquoils ont entendu et agrave ne pas faire de deacuteveloppements additionnels (schol G Il 210)

Lrsquousage du verbe περιεργάζεσθαι dans ces deux derniegraveres occurrences semble confirmer

lrsquohypothegravese de Nuumlnlist la recommandation drsquoAristarque serait bel et bien de srsquoabstenir de

deacutevelopper le contenu (mythographique en lrsquooccurrence) de certains passages homeacuteriques or

rien ne suggegravere qursquoune telle recommandation aurait ducirc ecirctre speacutecifiquement adresseacutee aux

alleacutegoristes

Toutefois le mecircme verbe est utiliseacute ailleurs par Eustathe dans un passage qui oppose

directement περιεργάζεσθαι agrave lrsquoalleacutegorie et qui constitue drsquoailleurs un teacutemoignage

suppleacutementaire sur la position drsquoAristarque Le passage en question porte sur lrsquoeacutepisode

homeacuterique ceacutelegravebre (Il 143-52) de la descente sur terre drsquoApollon venu punir les Acheacuteens du

mauvais traitement reacuteserveacute agrave son precirctre Chrysegraves par lrsquoenvoi drsquoune peste repreacutesenteacutee par Homegravere

comme des flegraveches qursquoApollon deacutecoche sur lrsquoarmeacutee avec son arc (le texte qui suit est preacuteceacutedeacute

chez Eustathe par la remarque que les arts comme les eacuteleacutements sont attribueacutes agrave des diviniteacutes

preacutecises dans la mythologie)

ὁ τοίνυν μῦθος οὕτω τὰ πάντα διανέμων προϊστᾷ καὶ τῆς τοξευτικῆς τέχνης τὸν Ἀπόλλωνα κοινωνὸν αὐτῷ διδοὺς καὶ τὴν Ἄρτεμιν καὶ ἡ μὲν ἀλληγορία ταῦτα νοεῖ λέγεσθαι ἢ διὰ τὸ ἐν ἀκτινοβολίαις ἑκηβόλον τῶν τοιούτων ἀστέρων ἤγουν Ἀπόλλωνος ἡλίου καὶ Ἀρτέμιδος σελήνης ἢ καὶ ὅτι δοκοῦσιν οὗτοι συνεπαρήγειν τι τοῖς τοξεύουσιν

ὁ δὲ μῦθος οὐδὲν τοιοῦτον περιεργαζόμενος λέγει σωματικώτερον ὅτι τε φαρέτραν ὁ Ἀπόλλων ἐνάπτεται καὶ τόξον χειρίζεται καὶ ὀϊστὸν ἀφίησι καὶ βάλλει καὶ οἱ βαλλόμενοι πίπτουσι καὶ πυκναὶ πυραὶ αὐτῶν καίονται ἃ δὴ καὶ ἀποδέχεται Ἀρίσταρχος ὥς φασιν οἱ παλαιοί ἐκεῖνος γάρ ὡς καὶ προείρηται οὐδέν τι τῶν παρ Ὁμήρῳ ἀλληγορεῖν ἤθελεν οἷον τὸν Δία εἰς οὐρανὸν ἀνάγειν ἢ ἥλιον ἢ ἀέρα ἢ νοῦν Ἀθηνᾶν δὲ εἰς φρόνησιν ἢ γῆν ἢ αἰθέρα Ἥραν δὲ εἰς ἀέρα ἢ βασιλείαν Ἄρην δὲ εἰς θυμὸν ἢ πόλεμον καὶ Ἥφαιστον εἰς πῦρ καὶ ἄλλους εἰς ἄλλαmiddot ἀλλὰ πάντα κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον τοῦ μύθου ἐνόει εἰ

153

δὲ καὶ τρόπος ποιητικὸς ἡ ἀλληγορία ἀλλ ἐκεῖνος ἀλληγορίαν ῥητορικὴν ἐνόει τουτέστι σχῆμά τι ῥητορικὸν ἀλληγορίαν οὕτω καλούμενον περὶ οὗ ἐν τοῖς μετὰ ταῦτα ῥηθήσεται

Le reacutecit en distribuant ainsi toutes choses fait aussi drsquoApollon le repreacutesentant de lrsquoart de lrsquoarcher lui donnant Arteacutemis comme associeacutee Et lrsquoalleacutegorie [ie les alleacutegoristes] pour sa part comprend que ces choses sont raconteacutees soit agrave cause de la distance de rayonnement de tels astres crsquoest-agrave-dire Apollon le soleil et Arteacutemis la lune316 soit parce que ces derniers ont la reacuteputation de venir en aide agrave ceux qui tirent agrave lrsquoarc

Mais le reacutecit ne deacuteveloppe rien de tel et dit plus litteacuteralement qursquoApollon saisit son carquois manipule son arc tire une flegraveche et atteint son but et que les hommes atteints tombent et que de nombreux bucircchers funegravebres brucirclent Crsquoest drsquoailleurs aussi ce que comprend Aristarque comme le disent les Anciens Celui-ci en effet comme il a eacuteteacute dit auparavant ne veut rien interpreacuteter alleacutegoriquement de ce qui se trouve chez Homegravere comme par exemple reconduire Zeus au ciel au soleil agrave lrsquoair ou agrave lrsquointellect Atheacutena agrave la sagesse agrave la terre ou agrave lrsquoeacutether Heacutera agrave lrsquoair ou agrave la royauteacute Aregraves au courage ou agrave la guerre Heacutephaiumlstos au feu et les autres dieux agrave autre chose Plutocirct il croyait que tout devait ecirctre compris en conformiteacute avec ce qui est preacutesenteacute et ce qui se manifeste dans le reacutecit Et mecircme si lrsquoalleacutegorie est un trope poeacutetique lui entendait toutefois une alleacutegorie au sens rheacutetorique crsquoest-agrave-dire une sorte de figure rheacutetorique ainsi appeleacutee alleacutegorie dont il sera question par la suite (Eust Il 16515-29 Van der Valk)

Le commentaire drsquoEustathe bien qursquoil reprenne agrave certains eacutegards le contenu de la scholie D agrave

Il 5385 ndash en particulier le verbe περιεργάζεσθαι ici clairement associeacute agrave lrsquoapproche

alleacutegorique ndash nrsquoen est pas non plus une reacutepeacutetition exacte et fournit des eacuteleacutements nouveaux au

sujet de lrsquoattitude drsquoAristarque Sa posture anti-alleacutegoriste srsquoadditionne ou a pour corollaire une

volonteacute de comprendre le contenu du reacutecit laquo en conformiteacute avec ce qui est preacutesenteacute et ce qui se

manifeste raquo (κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον) Les termes choisis par Eustathe

semblent avoir pour objectif de souligner la superficialiteacute volontaire de la lecture aristarquienne

son refus de chercher des significations sous-jacentes (telles qursquoelles sont exprimeacutees par le terme

ὑπόνοια) Ce commentaire donne lrsquoimpression drsquoecirctre une conclusion geacuteneacuterale qursquoEustathe tire de

ses observations de la meacutethode drsquoAristarque plutocirct qursquoune reacuteeacutelaboration du contenu de la scholie

D (ou de sa source) Or le constat drsquoEustathe est bel et bien qursquoAristarque laquo refusait raquo

systeacutematiquement (οὐδὲνhellip ἤθελεν) la lecture alleacutegorique drsquoHomegravere

Agrave lrsquoalleacutegoregravese agrave proprement parler Eustathe oppose la figure rheacutetorique de lrsquoalleacutegorie une

notion dont Aristarque a apparemment fait usage La derniegravere phrase du passage drsquoEustathe nrsquoest

en veacuteriteacute pas tregraves claire mais elle semble supposer une distinction entre un usage laquo poeacutetique raquo et

316 Les deux exemples drsquointerpreacutetation alleacutegorique que donne Eustathe reflegravetent le fait que la nature et les arts sont lieacutes aux dieux dans le mythe drsquoougrave drsquoune part lrsquoalleacutegorie physique (Apollon et Arteacutemis identiques au soleil et agrave la lune) et drsquoautre part lrsquoalleacutegorie technique (Apollon et Arteacutemis repreacutesentants de lrsquoart de lrsquoarcher)

154

un usage laquo rheacutetorique raquo de lrsquoalleacutegorie Dans un article important mais pourtant neacutegligeacute A

Cucchiarelli (1997) a montreacute qursquoAristarque dans ses commentaires stylistiques deacutesigne

habituellement par le mot laquo meacutetaphore raquo ce qursquoEustathe appelle ici laquo alleacutegorie rheacutetorique raquo

Lrsquoalleacutegorie rheacutetorique dont Eustathe attribue agrave Aristarque la reconnaissance de la leacutegitimiteacute ne

consiste donc guegravere plus qursquoen un mode drsquoexpression meacutetaphorique abondamment utiliseacute par les

poegravetes Aristote voit semblablement dans la meacutetaphore la ressource lexicale principale du poegravete

sans pour autant admettre que cet usage particulier du langage justifie les interpreacutetations

excessives des alleacutegoristes

Il y a drsquoailleurs encore un autre passage ougrave Eustathe parle de la meacutethode interpreacutetative

drsquoAristarque en termes geacuteneacuteraux et la preacutesente agrave lrsquointeacuterieur drsquoun contraste avec des approches

concurrentes Ce texte se situe dans une section introductive agrave son gigantesque Commentaire agrave

lrsquoIliade

τὴν Ὁμήρου ποίησιν οἱ μὲν εἰς τὸ παντελὲς ἐσκίασαν καὶ ὡς οἷον αἰσχυνόμενοι ἐὰν ὁ ποιητὴς ἀνθρωπίνως λαλῇ ἀνήγαγον πάντα καὶ εἰς ἀλληγορίαν μετέθεντο καὶ οὐ μόνον εἴ τί που μυθικόν ἀλλὰ καὶ τὰ ὁμολογουμένως ἱστορούμενα τὸν Ἀγαμέμνονα τὸν Ἀχιλλέα τὸν Νέστορα τὸν Ὀδυσσέα τοὺς λοιποὺς ἥρωας ὡς δοκεῖν τὸν ποιητὴν ἐν ὀνείροις ἡμῖν ὁμιλεῖν ἕτεροι δὲ ἀπεναντίας πάντῃ ἐκείνοις ἐλθόντες ἐξέσπασαν τὰ Ὁμηρικὰ πτερὰ καὶ οὐκ ἀφῆκαν αὐτὸν πτερύσσεσθαι ὅλως μετέωρον ἀλλὰ τοῦ φαινομένου γενόμενοι μόνου καὶ κατασπάσαντες τοῦ ἀναγωγικοῦ ὕψους τὸν ποιητὴν οὐδὲν οὐδ ὅλως ἀφῆκαν ἀλληγορεῖσθαι παρ αὐτῷ ἀλλὰ καὶ τὰς ἱστορίας ἀφῆκαν οὕτως ἔχειν καλῶς γε τοῦτο ποιοῦντες καὶ τοὺς μύθους δὲ ἀπαραποιήτους εἰς ἀλληγορίαν εἶναι προσέταξαν ἐν οἷς ὡς καὶ ἐν τοῖς ἑξῆς δηλωθήσεται καὶ ὁ Ἀρίσταρχος οὐ πάνυ καλῶς τοῦτο νομοθετήσας

Les uns ont mis totalement dans lrsquoombre la poeacutesie drsquoHomegravere et comme srsquoils ressentaient de la honte agrave lrsquoideacutee que le poegravete srsquoexprime de faccedilon humaine ils ont tout tireacute vers le haut et transposeacute vers lrsquoalleacutegorie et ce non seulement pour quelque deacutetail mythique mais aussi dans le cas des choses qui sont reconnues pour historiques comme Agamemnon Achille Nestor Ulysse et le reste des heacuteros de sorte que le poegravete semble srsquoadresser agrave nous dans des songes

Drsquoautres allant dans une direction totalement inverse agrave ceux-ci ont arracheacute les ailes homeacuteriques et ne lrsquoont pas laisseacute planer dans les hauteurs absolues mais plutocirct domineacutes par la seule apparence et ayant tireacute vers le bas le poegravete de sa hauteur sublime ils nrsquoont rien laisseacute drsquoaucune faccedilon ecirctre interpreacuteteacute alleacutegoriquement chez lui mais agrave la fois ils ont laisseacute les eacuteleacutements historiques tels qursquoils sont ndash ce qui est certes correct ndash et agrave la fois ils prescrivent que les eacuteleacutements mythiques aussi soient laisseacutes inchangeacutes par lrsquoalleacutegorie Parmi ceux-ci comme il sera aussi montreacute dans la suite on trouve mecircme Aristarque qui agrave cet eacutegard nrsquoa pas du tout donneacute de bonnes regravegles (Eust Il 148-23 Van der Valk)

Encore une fois il est improbable que cette opinion drsquoEustathe soit uniquement motiveacutee par le

commentaire drsquoAristarque sur sa propre meacutethode rapporteacute dans la scholie D Plus

vraisemblablement Eustathe exprime ici un constat fondeacute sur ses vastes lectures et en particulier

155

sur sa connaissance des travaux drsquoAristarque auxquels il avait accegraves dans une mesure supeacuterieure

agrave la nocirctre317 Agrave ses yeux la lecture drsquoAristarque est non seulement opposeacutee agrave celle des

alleacutegoristes mais elle pegraveche mecircme par lrsquoexcegraves contraire et laquo coupe les ailes raquo drsquoHomegravere pour

lrsquoempecirccher de srsquoeacutelever vers les hauteurs auxquelles appartient sa poeacutesie

Lrsquohypothegravese de Nuumlnlist selon laquelle la scholie D ne vise pas lrsquoalleacutegorie a aussi pour

conseacutequence (clairement admise cf 2011 109) de seacuteparer radicalement les deux parties de la

recommandation drsquoAristarque qui nrsquoont pratiquement plus rien agrave voir lrsquoune avec lrsquoautre 1) il

faut recevoir les reacutecits mythiques en tenant compte de la licence poeacutetique 2) il ne faut pas

introduire dans lrsquointerpreacutetation des reacutecits des eacuteleacutements qui leur sont exteacuterieurs (ie lrsquointerpreacutetation

doit ecirctre textimmanent) Pourtant la formulation compacte de la scholie D porte intuitivement agrave

croire qursquoAristarque exprime ici un principe unique

De plus Nuumlnlist avance deux autres laquo observations mineures raquo qui plaident selon lui contre la

signification anti-alleacutegorique de la scholie Or ces observations qui mrsquoapparaissent plutocirct

essentielles agrave son hypothegravese sont fort contestables comme je le montrerai sous peu Les

arguments en question sont les suivants 1) lrsquoinvocation de la licence poeacutetique par Aristarque

aurait eacuteteacute contre-productive dans un deacutebat contre les alleacutegoristes car ceux-ci pouvaient tout aussi

bien lrsquoinvoquer agrave leur profit 2) lrsquoexpression ἔξω τῶν φραζομένων est inapproprieacutee pour deacutecrire

la pratique des alleacutegoristes puisque ces derniers se reacuteclamaient en fait drsquoune interpreacutetation

interne du texte homeacuterique comme le suggegravere lrsquousage du terme ὑπόνοια (sous-entendu)

Premiegraverement loin drsquoecirctre un atout entre les mains des alleacutegoristes lrsquoargument de la licence

poeacutetique va tout agrave fait agrave contre-courant de ceux-ci Du point de vue alleacutegoriste le texte poeacutetique

se caracteacuterise par une absence totale drsquoarbitraire et par un reacuteseau de significations deacutetermineacutees

qursquoil revient agrave lrsquointerpregravete habile drsquoidentifier Par contraste la reconnaissance de lrsquoexistence

leacutegitime de quelque chose comme la licence poeacutetique a pour effet de soustraire le discours du

poegravete aux exigences seacutemantiques qui srsquoimposent habituellement Elle est en fait le premier pas

vers la deacutelimitation drsquoune sphegravere du poeacutetique strictement indeacutependante de toute autre sphegravere du

discours (scientifique moral ou autre)

317 Cf Browning 1992 142

156

Lrsquoargument de la licence poeacutetique semble donc particuliegraverement efficace dans le cadre drsquoune

attaque de principe contre lrsquoalleacutegoregravese qui refuse systeacutematiquement de voir chez le poegravete autre

chose qursquoun naturaliste ou un moraliste Si les alleacutegoristes attribuent aux poegravetes le choix drsquoun

mode drsquoexpression particulier (le mode laquo voileacute raquo ou laquo cacheacute raquo) jamais ils ne deacutesignent ce choix

comme eacutetant justifieacute par la licence poeacutetique Cette expression ou drsquoautres eacutequivalentes sont

utiliseacutees dans les sources par des auteurs qui ont manifestement une conception eacutelaboreacutee de

lrsquoestheacutetique litteacuteraire318 Par exemple on trouve dans une scholie au premier vers de lrsquoIliade la

reacuteponse suivante agrave une critique ceacutelegravebre de Protagoras

ἄειδε ὅτι κατὰ τὴν ποιητικὴν ἤτοι ἄδειαν ἢ συνήθειαν λαμβάνει τὰ προστακτικὰ ἀντὶ εὐκτικῶνmiddot [hellip] δεύτερον δέ ὅτι οὐ κατὰ ἀλήθειαν ταῖς Μούσαις ἐπιτάσσουσιν ἀλλ ἑαυτοῖς

laquo Chante raquo Crsquoest par licence ou bien par habitude poeacutetique qursquoil se sert de lrsquoimpeacuteratif au lieu de lrsquooptatif [suivent quelques exemples drsquoinvocations agrave lrsquoimpeacuteratif tireacutes drsquoHeacutesiode Pindare et Antimaque de Colophon] deuxiegravemement crsquoest parce que ces poegravetes ne srsquoadressent pas vraiment aux Muses mais agrave eux-mecircmes (schol AT Il 11d ex)

De plus une occurrence particuliegravere de cette expression se trouvant chez un auteur alleacutegoriste

sert preacuteciseacutement agrave deacutesigner une approche antagoniste agrave la sienne Porphyre dans le cadre des

consideacuterations meacutethodologiques qui forment lrsquointroduction de son ceacutelegravebre traiteacute alleacutegorique Sur

la caverne des nymphes dit la chose suivante

Drsquoune part ce nrsquoest pas sur une relation drsquoeacuteleacutements transmis par lrsquohistoire (οὐ καθ ἱστορίαν παρειληφὼς μνήμην τῶν παραδοθέντων) que se fonde la description du poegravete en effet aucun de ceux qui ont deacutecrit lrsquoicircle en deacutetail ne parle drsquoun tel antre ainsi que le remarque Cronius Par ailleurs il serait absurde que le poegravete inventant un antre par licence poeacutetique (κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν πλάσσων ἄντρον) ait espeacutereacute faire croire par une fable inventeacutee au hasard et par caprice (τὸ προστυχὸν καὶ ὡς ἔτυχε πλάσας) qursquoun homme ait ainsi construit en Ithaque des routes pour les hommes et pour les dieux ou mecircme qursquoagrave deacutefaut drsquoun homme la nature eucirct eacutetabli lagrave un chemin pour la descente de tous les hommes et encore un autre pour lrsquoascension des dieux [hellip] Alors la description eacutetant pleine de telles obscuriteacutes (ἀσαφειῶν) il faut en conclure que ce nrsquoest point une fable imagineacutee au hasard et pour le simple plaisir de lrsquoesprit (πλάσμα μὲν ὡς ἔτυχεν εἰς ψυχαγωγίαν πεποιημένον) et qursquoil nrsquoest pas contenu non plus le rapport drsquoune observation des lieux (ἱστορίας τοπικῆς περιήγησιν) mais il faut y voir une alleacutegorie du poegravete (ἀλληγορεῖν δέ τι δι αὐτοῦ τὸν ποιητήν) (De antr nymph 2-4 trad Le Lay modifieacutee)

Le ton de ce passage indique clairement que Porphyre rejette lrsquoargument de la licence

poeacutetique qursquoavaient vraisemblablement invoqueacute des preacutedeacutecesseurs pour rendre compte des

318 Voir eg Strab 1217 schol A Il 2228 schol G Il 2204 (ces deux derniegraveres scholies attribuent agrave la licence poeacutetique le pheacutenomegravene de laquo meacutetaplasme raquo ie la formation drsquoun cas grammatical drsquoun mot sur la base drsquoun nominatif non existant)

157

eacutetrangeteacutes dans la description de la caverne des nymphes pour proposer agrave la place une

interpreacutetation alleacutegorique La justification qursquoil donne de son approche alleacutegorique isole cette

derniegravere tregraves distinctement du litteacuteralisme historique drsquoune part et de la fiction laquo libre raquo drsquoautre

part On peut comparer lrsquoattitude drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui eacutemet une reacuteflexion semblable

eacutegalement au deacutebut de son ouvrage

On fait agrave Homegravere un procegraves colossal acharneacute pour son irreacuteveacuterence envers la diviniteacute Tout chez lui nrsquoest qursquoimpieacuteteacute si rien nrsquoest alleacutegorique Des contes sacrilegraveges un tissu de folies blaspheacutematoires eacutetalent leur deacutelire agrave travers les deux poegravemes si lrsquoon croit que ces choses sont dites selon une tradition poeacutetique (κατὰ ποιητικὴν παράδοσιν) sans vue savante aucune qui srsquoy trouvacirct cacheacutee derriegravere une figure alleacutegorique (ἄνευ φιλοσόφου θεωρίας μηδενὸς αὐτοῖς ὑφεδρεύοντος ἀλληγορικοῦ τρόπου νομίζοι εἰρῆσθαι) Homegravere est un Salmoneacutee ou un Tantale (Heraclit All 11-3 trad Buffiegravere modifieacutee)

Bien qursquoil nrsquoutilise pas le terme exact de laquo licence raquo poeacutetique (ἐξουσία ou ἄδεια)319 Heacuteraclite

eacutetablit un contraste clair entre sa propre lecture alleacutegorique et ceux qui attribuent tout bonnement

les impieacuteteacutes drsquoHomegravere agrave la tradition (παράδοσις) poeacutetique ndash autrement dit agrave une faccedilon

particuliegravere de preacutesenter les faits qui est propre aux poegravetes

Deuxiegravemement si les alleacutegoristes considegraverent effectivement que leurs interpreacutetations sont des

infeacuterences justifieacutees laquo internes raquo parce que baseacutees sur le texte homeacuterique320 cela ne veut

eacutevidemment pas dire que leurs adversaires en jugent autant De fait lrsquoaccusation drsquoimporter des

eacuteleacutements laquo de lrsquoexteacuterieur raquo paraicirct naturelle dans lrsquoargumentaire des anti-alleacutegoristes qui

considegraverent que les alleacutegoristes exploitent de faccedilon utilitariste les textes poeacutetiques et leur

imposent leurs propres ideacutees321

Bref si le contenu ndash certes ambigu ndash de la scholie D ne permet pas de trancher deacutecideacutement sur

son orientation poleacutemique contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique une telle orientation reste malgreacute

tout probable sur la base des indices que je viens de pointer Mecircme srsquoil est vrai comme le font

remarquer Pfeiffer et Nuumlnlist que cette affirmation drsquoAristarque dans sa forme actuelle semble

319 La notion drsquoexousia eacutetait beaucoup plus souvent utiliseacutee pour deacutefendre des passages invraisemblables ou fantastiques que des passages moralement offensants cf Koning 2010 96

320 Cela nrsquoest drsquoailleurs pas toujours le cas Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste (303) dans lrsquointroduction agrave son interpreacutetation alleacutegorique du mecircme passage que celui qui nous occupe (les blessures des dieux au chant cinq de lrsquoIliade) affirme avec fierteacute que pour chacun des griefs exposeacutes par ses preacutedeacutecesseurs il donnera une explication laquo qui ne sort jamais du domaine philosophiquethinsp raquo (οὐδεμιᾶς ἐκτὸς ὄντα φιλοσοφίας οὐδεμιᾶς devrait peut-ecirctre ecirctre corrigeacute en οὐδαμῶς cf Russell 2005 ad loc)

321 Cf eg Cic Nat D 141 (sur Chrysippe)

158

ecirctre drsquoune geacuteneacuteraliteacute extrecircme (crsquoest-agrave-dire non neacutecessairement dirigeacutee contre lrsquoalleacutegorie) cela ne

veut eacutevidemment pas dire que le contexte originel dans lequel elle a eacuteteacute eacutelaboreacutee nrsquoavait pas une

orientation preacutecise une grande part du travail qui incombe aux lecteurs des scholies consiste

preacuteciseacutement agrave reconstituer les deacutebats et les discussions poleacutemiques dans lesquels srsquoinscrit le plus

souvent le mateacuteriel critique transmis dans les scholies Dans le cas particulier de la scholie qui

nous occupe on voit mal les raisons pour lesquelles Aristarque aurait souhaiteacute srsquoen prendre

laquo geacuteneacuteralement raquo aux deacuteveloppements des mythographes Par ailleurs lrsquoideacutee qursquoil se soit exprimeacute

en une occasion au moins sur une pratique exeacutegeacutetique dont il srsquoabstient ostensiblement acquiert

une vraisemblance geacuteneacuterale en raison de la populariteacute mecircme de cette pratique dans lrsquohistoire

ancienne des eacutetudes homeacuteriques

(b) LrsquoOlympe homeacuterique

Les scholies homeacuteriques qui rapportent les opinions drsquoAristarque contiennent un nombre

impressionnant de remarques identiques ou semblables ougrave il est affirmeacute que ce qursquoHomegravere

appelle Olympe est une montagne de Maceacutedoine et non le ciel comme certains preacutedeacutecesseurs ou

contemporains drsquoAristarque lrsquoavaient soutenu Or un texte des scholies D suggegravere que

lrsquoinsistance drsquoAristarque agrave nier lrsquoidentification de lrsquoOlympe avec le ciel doit ecirctre comprise

comme une prise de position contre lrsquoalleacutegorie

Ὀλύμπια δώματ ἔχοντες οἱ τὸν Ὄλυμπον κατοικοῦντες Ὄλυμπος δὲ κατὰ μὲν Ὅμηρον ὄρος τῆς Μακεδονίας μέγιστον ἱερὸν τῶν θεῶν κατὰ δὲ ἀλληγορίαν Ὄλυμπός ἐστιν ὁ οὐρανός παρὰ τὸ ὁλολαμπὴς εἶναι

laquo qui ont une demeure olympienne raquo les habitants de lrsquoOlympe Selon Homegravere lrsquoOlympe est une haute montagne de Maceacutedoine sacreacutee et appartenant aux dieux Selon lrsquointerpreacutetation alleacutegorique lrsquoOlympe est le ciel parce qursquoil brille sur toutes choses (ὁλολαμπὴς) (schol D Il 118)

Schmidt (1976 86) interpregravete le contraste κατὰ μὲν Ὅμηρον κατὰ δὲ ἀλληγορίαν comme

reacuteveacutelateur drsquoune opposition entre Aristarque et les alleacutegoristes Cette interpreacutetation est

vraisemblable pour deux raisons 1) Lrsquoexpression καθrsquo Ὅμηρον traduit un eacutetat drsquoesprit

typiquement aristarquien consistant agrave la fois en une volonteacute drsquoappreacutehender la signification voulue

159

par Homegravere322 et la neacutecessiteacute agrave cette fin drsquoavoir recours agrave Homegravere lui-mecircme (Ὅμηρον ἐξ

Ὁμήρου σαφηνίζειν) 2) Lrsquoopinion consistant agrave dire que lrsquoOlympe est une montagne est sans

conteste partageacutee par Aristarque tandis qursquoil a explicitement rejeteacute lrsquoautre membre de

lrsquoalternative Or cette position loin drsquoecirctre trop eacutevidente pour ecirctre consideacutereacutee comme un trait

distinctif de la lecture aristarquienne eacutetait apparemment marginale chez les interpregravetes anciens

chez qui lrsquoeacutequation Ὄλυμπος = οὐρανός constituait la communis opinio323 deacutejagrave lrsquoauteur du

commentaire conserveacute sur le papyrus de Derveni juge neacutecessaire de la reacutefuter ndash bien que ce soit

afin de lui substituer une nouvelle interpreacutetation alleacutegorique plus contre-intuitive encore selon

laquelle lrsquoOlympe est en fait identifiable au temps (χρόνος) (cf col XII)

Il nrsquoest pas impossible que la prise de position drsquoAristarque sur la nature de lrsquoOlympe doive

ecirctre comprise comme une sorte de reacuteplique agrave une lecture alleacutegorisante de Crategraves Au vers de

lrsquoIliade 1591 ougrave Heacutephaiumlstos raconte comment Zeus lrsquoa autrefois laquo pris par le pied et preacutecipiteacute du

seuil sacreacute raquo ῥῖψε ποδὸς τεταγὼν ἀπὸ βηλοῦ θεσπεσίοιο Crategraves aurait privileacutegieacute la leccedilon

βῆλος soit un mot propeacuterispomegravene drsquoorigine chaldeacuteenne signifiant laquo le ciel raquo (cf fr 21

Broggiato) tandis que les suivants drsquoAristarque (οἱ Ἀριστάρχειοι) optaient pour une forme

oxytone (telle que transmise dans la vulgate) signifiant laquo le seuil raquo (cf schol D Il 1591)

Comme le souligne Nuumlnlist (2011 112) cette divergence de vues sur le sens de βηλόςβῆλος

nrsquoimplique pas neacutecessairement lrsquoexistence drsquoune poleacutemique explicite entre Crategraves et Aristarque

sur le principe mecircme de lrsquoalleacutegorie324 mais elle ajoute une piegravece au dossier qui fait drsquoAristarque

un critique geacuteneacuteralement opposeacute agrave des interpreacutetations rivales de nature alleacutegorique En effet non

seulement la leccedilon βῆλος implique une eacutequation entre lrsquoOlympe et le ciel mais elle accompagne

aussi lrsquoune des interpreacutetations alleacutegoriques les plus ceacutelegravebres du reacutepertoire de Crategraves celle qui

322 Aristarque eacutetait jugeacute sans eacutegal pour ce qui est de laquo deviner raquo le contenu de penseacutee des poegravemes (dianoia) cf Ath 14643c

323 Cf Schironi 2001 15

324 La rivaliteacute geacuteneacuterale entre les deux grammairiens est pourtant attesteacutee dans la Souda sv Ἀρίσταρχος (α 3892) laquo Aristarque eacutetait un disciple drsquoAristophane le grammairien et il eacutetait tregraves souvent en opposition avec Crategraves le grammairien pergamien oeuvrant agrave Pergame raquo (μαθητὴς δὲ γέγονεν Ἀριστοφάνους τοῦ γραμματικοῦ καὶ Κράτητι τῷ γραμματικῷ Περγαμηνῷ πλεῖστα διημιλλήσατο ἐν Περγάμῳ) De plus dans le groupe de commentaires qui preacutecegravedent le corpus de scholies D baptiseacute par West Appendix romana (West 2003 453) ougrave se trouve une liste des symboles critiques drsquoAristarque il est mentionneacute que la diplecirc pointeacutee indiquait les deacutesaccords drsquoAristarque avec Zeacutenodote et Crategraves laquo ἡ δὲ περιεστιγμένη διπλῆ πρὸς τὰς γραφὰς τὰς Ζηνοδοτείας καὶ Κράτητος hellip raquo

160

porte sur le reacutecit drsquoHeacutephaiumlstos jeteacute sur terre par Zeus Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui en est la source

srsquoeacutetonne lui-mecircme de lrsquoaudace de cette interpreacutetation

Je ne veux pas mrsquoattarder ici car crsquoest une histoire baroque (τερατείαν τινὰ) agrave la theacuteorie de Crategraves Zeus selon lui aurait entrepris un jour de mesurer lrsquounivers agrave lrsquoaide de deux flambeaux animeacutes drsquoune vitesse eacutegale Heacutephaiumlstos et Heacutelios Pour juger des dimensions du monde il lanccedila le premier drsquoen haut de lrsquoendroit que le poegravete appelle le seuil (ἀπὸ τοῦ βηλοῦ καλουμένου) et laissa le second parcourir lrsquoespace du levant au couchant Tous deux mirent le mecircme temps et crsquoest ce qui explique ce passage laquo en mecircme temps que le soleil se couchait Heacutephaiumlstos tomba agrave Lemnos raquo (Il 1592) (All 272-3 = fr 3 Broggiato trad Buffiegravere modifieacutee)

J Porter (1992 96) tient agrave distinguer cette theacuteorie cosmique de Crategraves de lrsquoauthentique

meacutethode alleacutegorique exemplifieacutee par Heacuteraclite Mais le fait que ce dernier revendique la

connaissance de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique correcte du passage homeacuterique et y oppose

lrsquointerpreacutetation fantaisiste de Crategraves ne signifie eacutevidemment pas que ce dernier ne puisse ecirctre

compteacute au nombre des alleacutegoristes Certes il y a effectivement quelque chose drsquoexceptionnel

dans cette interpreacutetation particuliegravere de Crategraves mais ce nrsquoest pas tant agrave mon sens son caractegravere

hyperbolique que le fait qursquoelle consiste agrave remplacer un reacutecit mythologique par un autre reacutecit

mythologique Mais elle nrsquoen eacutechappe pas davantage au caractegravere geacuteneacuteral de lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique que jrsquoai eu lrsquooccasion de deacutecrire preacuteceacutedemment soit la volonteacute de faire drsquoune histoire

le symbole drsquoune reacutealiteacute statique ndash dans ce cas-ci la taille de lrsquounivers325

(c) Eacutetymologie et alleacutegorie

La signification du nom Olympe deacutefendue par les alleacutegoristes est un cas particulier de la

pratique ancienne de lrsquoeacutetymologie une pratique qui semble avoir eu beaucoup de succegraves dans la

tradition alleacutegorique

Il faut toutefois preacuteciser que les recherches eacutetymologiques eacutetaient fort reacutepandues chez les

grammairiens et ce mecircme agrave lrsquoexteacuterieur de la tradition alleacutegorique Dans les fragments

drsquoAristarque lui-mecircme on retrouve un certain nombre drsquoexplications eacutetymologiques portant

notamment sur des eacutepithegravetes divines utiliseacutees par Homegravere Les eacutetymologies aristarquiennes

preacutesentent pourtant des caracteacuteristiques particuliegraveres qui les distinguent fermement des

eacutetymologies agrave finaliteacute alleacutegorique

325 Sur la poeacutetique de Crategraves en geacuteneacuteral voir Asmis 1991

161

La caracteacuteristique principale des eacutetymologies drsquoAristarque est qursquoelles font appel agrave des

qualiteacutes ou des activiteacutes propres aux diviniteacutes agrave qui sont accolleacutees les eacutepithegravetes326 Par exemple

dans le cas de lrsquoeacutepithegravete drsquoAtheacutena Ἀλαλκομενηίς (cf Il 48 5908) voici son explication

1 καὶ laquo Ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη raquo παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις ἀπὸ τῆς ἐνεργείας ἡ ἀπαλέξουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις οἵ φασιν ἀπὸ Ἀλαλκομενίου τόπου τινὸς εἰρῆσθαι

Et laquo Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne raquo drsquoapregraves ceux qui raisonnent correctement srsquoexplique par lrsquoactiviteacute de la deacuteesse celle qui laquo repousse raquo (ἀπαλέξουσα) les ennemis avec sa propre force Car nous ne sommes pas persuadeacutes par les Neoteroi qui affirment qursquoelle est deacutesigneacutee ainsi agrave cause drsquoun endroit qui srsquoappelle Alalcomenion (schol D Il 5422 ll 27-30)

2 Ἀλαλκομένιον πόλις Βοιωτίας ἀπὸ τοῦ Ἀλαλκομενέως ὃς καὶ ἵδρυσε τὴν Ἀθηνᾶν Ἀλαλκομενηίδα οὐ γὰρ παρὰ τὸ ἀλαλκεῖν ὡς Ἀρίσταρχοςmiddot ἦν γὰρ ἂν καὶ Ἀλαλκηίςmiddot

Ἀλαλκομένιον Une citeacute de Beacuteotie fondeacutee par Alalcomeacuteneacutee qui a aussi construit un temple pour Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne car cette eacutepithegravete ne vient pas du verbe laquo repousser raquo (ἀλαλκεῖν) comme le pensait Aristarque En effet dans ce cas on aurait eu Ἀλαλκηίς [scil et non Ἀλαλκομενηῒς] (Steph Byz Ethnica 6812 Meineke)

Alors que le second texte nomme expresseacutement Aristarque le premier fait mention de

lrsquoopinion des Neoteroi ce qui est aussi un indice de la paterniteacute aristarquienne de cette ideacutee

Aristarque fournit une eacutetymologie comparable pour lrsquoeacutepithegravete notoirement mysteacuterieuse

drsquoHermegraves Ἀργειφόντης

Ἀργειφόντηςmiddot παρὰ τὸ ἐναργεῖς τὰς φαντασίας ποιεῖν ὥς φασιν Ἀλεξίων καὶ Ἀρχίας καὶ Ἀρίσταρχοςmiddot ἢ ἀριφόντης ὁ μεγάλως φανταζόμενος τοῖς ὀνείροις ὡς Δίδυμος καὶ Τρύφων

Ἀργειφόντης Du fait qursquoil rend les images claires comme lrsquoaffirment Alexion (fr 4 Berndt) Archias et Aristarque Ou alors crsquoest au sens de laquo extrecircmement brillant raquo comme un homme qui apparaicirct grandiose gracircce aux songes comme le croient Didyme et Tryphon (Et Gud 1858)

Tel que le suggegravere Schironi (2003 72) cette information provient vraisemblablement du

commentaire drsquoAristarque agrave Heacutesiode eacutetant donneacute le texte suivant qui se trouve dans le mecircme

lexique byzantin

Ἀργειφόντηςmiddot παρὰ τὸ ἐναργεῖς τὰς φαντασίας ποιεῖν οὕτως εὗρον ἐν Ὑπομνήματι τοῦ Ἡσιόδου

Ἀργειφόντης Du fait qursquoil rend les images claires Crsquoest ce que jrsquoai trouveacute dans le Commentaire agrave Heacutesiode (Et Gud 18616)

326 Cf Schironi 2003

162

Enfin un dernier exemple celui de lrsquoeacutepithegravete drsquoApollon ἰήιος permet drsquoillustrer la meacutethode

eacutetymologique drsquoAristarque

ἤϊε Ἀρίσταρχος δασύνει ἀπὸ τῆς ἕσεως τῶν βελῶν οἱ δὲ περὶ τὸν Κράτητα ψιλῶς ἀπὸ τῆς ἰάσεωςmiddot καὶ οὕτως ἐπείσθησαν οἱ γραμματικοὶ πρὸς διάφορον ἐτυμολογίαν διαφόρως ἀναγινώσκειν

ἤϊε Aristarque place un esprit rude rapportant le mot au fait de laquo lancer raquo (ἕσεως) des flegraveches [Ceux du cercle de] Crategraves lrsquoeacutecrivent avec un esprit doux le liant agrave lrsquoacte de gueacuterison (ἰάσεως) Ainsi les grammairiens ont eacuteteacute inclineacutes agrave des lectures diffeacuterentes en raison drsquoeacutetymologies diffeacuterentes (schol A Il 15365a Hrd)

ἤϊε Ἀρίσταρχος δασύνει παρὰ τὴν ἕσιν τῶν βελῶνmiddot [hellip] οἱ δὲ παρὰ τὴν ἴασιν ἢ παρὰ τὸ ἰέναιmiddot ἥλιος γάρ ἐστιν ἔστι δὲ περιπαθὴς ἡ ἀναφώνησις καὶ ἐμφαντικὴ τῆς δυνάμεως τοῦ θείου

ἤϊε Aristarque place un esprit rude par comparaison avec le fait de laquo lancer raquo (ἕσιν) des flegraveches [hellip] Drsquoautres font le rapprochement avec la gueacuterison (ἴασιν) ou au fait de se deacuteplacer (ἰέναι) en effet il srsquoagit du soleil Lrsquoapostrophe327 est porteuse drsquoeacutemotion et suggegravere la puissance de la diviniteacute (schol bT Il 15365b ex)

Les explications aristarquiennes des eacutepithegravetes drsquoAtheacutena Hermegraves et Apollon se reacutefegraverent ainsi agrave

des activiteacutes ou des caracteacuteristiques typiques de ces trois dieux328 protection guerriegravere offerte

par Atheacutena empire drsquoHermegraves sur les songes archerie drsquoApollon Cela est remarquable si lrsquoon

tient compte du fait que la majoriteacute des eacutetymologies concurrentes dans ces mecircmes cas font plutocirct

reacutefeacuterence agrave des lieux de cultes ou encore agrave des reacutecits mythologiques qursquoAristarque jugeait

inconnus drsquoHomegravere Ainsi Eacutetienne de Byzance conteste lrsquoeacutetymologie aristarquienne drsquoAtheacutena

Ἀλαλκομενηίς et preacutefegravere agrave lrsquoinstar des Neoteroi faire de cette eacutepithegravete un toponyme (cf textes

citeacutes ci-haut) Pour Ἀργειφόντης on apprend que les Neoteroi lrsquoexpliquaient par le mythe voulant

qursquoHermegraves ait tueacute Argos le gardien drsquoIocirc

Ἀργεϊφόντης ὁ Ἑρμῆς ἤτοι ὁ ἀργὸς φόνου ἢ ὁ ἐν Ἄργει πρῶτον πεφηνὼς ἢ ὁ ἐναργῶς φαίνωνmiddot εἰρηνικὸς γὰρ ὁ θεὸς καὶ ἀψευδής οἱ δὲ νεώτεροι ὅτι Ἄργον ἐφόνευσε τὸν πανόπτην

Ἀργεϊφόντης Il srsquoagit drsquoHermegraves soit parce qursquoil se tient loin du meurtre (ἀργὸς φόνου) soit parce qursquoil srsquoest manifesteacute pour la premiegravere fois agrave Argos soit parce qursquoil fait des apparitions

327 Dans le vers en question le narrateur agrave la deuxiegraveme personne srsquoadresse agrave Apollon en train drsquoabattre dramatiquement le rempart acheacuteen sur les apostrophes voir infra chap 7 sect (ii)

328 Certes Aristarque explique lrsquoeacutepithegravete Λυκηγενής drsquoApollon en la liant agrave la Lycie de Troade Λυκηγενέϊ ὅτι ἀπὸ τῆς Τρωϊκῆς Λυκίας ἐξ ἧς ἐστιν ὁ Πάνδαρος (schol A Il 4101a Ariston) Mais dans le contexte cette eacutetymologie est tout agrave fait approprieacutee non seulement agrave cause du suffixe -γενής mais aussi parce qursquoil est question drsquoune priegravere adresseacutee agrave Apollon par Pandaros lrsquoarcher lycien

163

brillantes En effet ce dieu est pacifique et veacuteridique Mais les Neoteroi disent que crsquoest parce qursquoil a tueacute Argos celui qui voit tout (schol Hes Op 77d)

Quant agrave lrsquoeacutetymologie de ἰήιος proposeacutee par Crategraves elle fait elle aussi appel agrave une activiteacute

drsquoApollon soit agrave ses pouvoirs gueacuterisseurs mais elle est aussi possiblement due agrave ses alleacutegeances

alleacutegoristes En effet Crategraves accepte lrsquoidentification alleacutegorique drsquoApollon au soleil

ἀέκοντα ζητεῖται διὰ τί ἄκοντά φησι τὸν ἥλιον δῦναι Κράτης μὲν τὸν αὐτὸν Ἀπόλλωνα εἶναι καὶ ἥλιονmiddot ἐπιτυγχανόντων οὖν τῶν Τρώων χρονίζειν ἡδόμενόν τε καὶ μηκύνοντα αὐτοῖς τὸ ἐπίτευγμα Ἥραν δὲ τὰ ἐναντία βουλομένην ἀναγκάζειν αὐτὸν δύνειν329

laquo malgreacute lui raquo On se demande pourquoi Homegravere dit que le soleil se couche laquo malgreacute lui raquo Crategraves pour sa part dit qursquoApollon et le soleil sont la mecircme personne aussi les Troyens ayant reacuteussi agrave reacutesister Apollon se reacutejouit et prolonge leur succegraves tandis qursquoHeacutera qui souhaite le contraire le force agrave se coucher (schol A Il 18240b Porph)

Or il y a un lien explicite entre la gueacuterison (mais aussi le mouvement) et le soleil dans la

scholie exeacutegeacutetique citeacutee ci-haut (cf παρὰ τὴν ἴασιν ἢ παρὰ τὸ ἰέναι ἥλιος γάρ ἐστιν) qui

rapporte lrsquoeacutetymologie drsquoAristarque et les deux autres eacutetymologies concurrentes Cela repose

vraisemblablement sur le fait que le soleil eacutetait consideacutereacute comme un astre bienfaisant propice agrave la

vie des animaux Lrsquoeacutetymologie ἰήιος-ἴασις de Crategraves semble donc indissociable de cette

identification drsquoApollon au soleil Notons par ailleurs que cette eacutetymologie ne tient aucunement

compte du rocircle drsquoApollon dans lrsquoIliade bien au contraire lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur des eacuteveacutenements

du poegraveme est preacuteciseacutement une calamiteacute envoyeacutee par le dieu ce dernier eacutetant repreacutesenteacute comme

atteignant ses victimes de flegraveches multiples330 Lrsquoeacutetymologie drsquoAristarque peu importe sa valeur

objective srsquoavegravere donc encore une fois eacutetroitement lieacutee au contexte homeacuterique

La meacutethode eacutetymologique drsquoAristarque est refleacuteteacutee chez son disciple Apollodore auteur du

premier traiteacute alexandrin entiegraverement consacreacute agrave lrsquoeacutetymologie331 Ce dernier eacutetait en effet reacuteticent

329 La suite de la scholie propose une interpreacutetation alleacutegorique encore plus sophistiqueacutee laquo Agathoclegraves dit pour conclure que le soleil chez Homegravere se deacuteplace en sens contraire du ciel et qursquoil est tireacute par son mouvement circulaire en effet Homegravere dit que la nature de toutes choses est Heacutera avec le vers laquo As-tu donc oublieacute le jour ougrave tu eacutetais suspendue dans les airs raquo (Il 1518) et qursquoelle tire le soleil contre son greacute vers le couchant sous la contrainte du mouvement circulaire raquo (Ἀγαθοκλῆς δέ φησιν συνάγεσθαι ὅτι καθ Ὅμηρον ἐναντίως τῷ οὐρανῷ φέρεται ὁ ἥλιος τῇ δὲ δίνῃ αὐτοῦ συνέλκεταιmiddot Ἥραν γὰρ εἶναι τὴν τοῦ παντὸς φύσιν ἐκ τοῦ laquo ἦ οὐ μέμνῃ ὅτε τ ἐκρέμω ὑψόθεν raquo ἕλκεσθαι δὲ ἄκοντα τὸν ἥλιον ὑπὸ τῆς δίνης ὑπὸ τὰς δυσμάς)

330 Cf Il 144-53 au vers 47 Apollon est compareacute agrave la nuit (νυκτὶ ἐοικώς) ce qui aux yeux drsquoAristarque devait aussi contredire son identification au soleil

331 Cf Pfeiffer 1968 260

164

agrave deacuteriver les noms divins des lieux de culte comme on lrsquoapprend gracircce au texte suivant tireacute de

son ouvrage Περὶ θεῶν

Κύπρις τὸ ἐπίθετον Ἀφροδίτης ὃ οὐκ ἐνόησαν οἱ πρὸ ἡμῶν τί σημαίνει συμπλανηθέντες τῷ Ἡσιόδῳ ἔδοξαν ὅτι Κύπρις λέγεται ὥς φησιν Ἡσίοδος Κυπρογένεια διότι γεννᾶται ἐν τῷ laquo περικλύστῳ ἐνὶ Κύπρῳ raquo ὥσπερ καὶ τὴν φιλομειδῆ ὅτι laquo μηδέων ἐξεφαάνθη raquo Ὅμηρος δ οὐκ εἶπεν ἀλλὰ τὴν μειδιάματα φιλοῦσαν οἷον ἱλαρὰν διὰ τὴν ἐγκειμένην αὐτῇ δύναμιν ἀπὸ τῆς συνουσίας ὥσπερ οὖν τὸ πῦρ Ἥφαιστον λέγει ὁμωνύμως τῷ εὑρόντι οὕτω καὶ τὴν Ἀφροδίτην ποτὲ τὴν ἀνδρὸς πρὸς γυναῖκα συνουσίαν ἡνίκrsquo ἂν περὶ τῶν μνηστήρων λέγειmiddot laquo καὶ ἐκλελάθοντ Ἀφροδίτης ἣν ἄρα ὑπὸ μνηστῆρσιν ἔχον μίσγοντο δὲ λάθρῃ raquo

τὸ οὖν ἐπίθετον τὸ διὰ τοῦ laquo Κύπρις raquo σημαινόμενον ἀπὸ τῆς περὶ αὐτὴν δυνάμεως Ὁμήρῳ παρείληπται ἔστιν οὖν κατὰ συγκοπὴν εἰρημένον κύπορις ἡ τὸ κύειν πορίσκουσα ἴδιον γὰρ τῆς Ἀφροδίτης τοῦτο οὐ γὰρ ἄλλως γυναῖκες κυΐσκουσι χωρὶς τῆς Ἀφροδισιακῆς συνουσίας τὸ δὲ πλανῆσαν τὸν Ἡσίοδον καὶ τοὺς ἄλλους ἐστὶ τὸ ἐν τῇ Θ ῥαψῳδίᾳ λεγόμενονmiddot laquo ἡ δ ἄρα Κύπρον ἵκανε φιλομειδὴς Ἀφροδίτη ἐς Πάφον ἔνθα δέ οἱ τέμενος βωμός τε θυήεις οὐκ εἴ τις δὲ ἔν τινι τόπῳ τετίμηται κεῖθι καὶ γεγέννηται καὶ διὰ τοῦτο τῷ ἐπιθέτῳ κοσμεῖται

οὐδέποτε γοῦν Δήλιος ὁ Ἀπόλλων παρ Ὁμήρῳ οὐδὲ Πύθιος καίτοι γε καὶ ἑκάτερον τῶν ἱερῶν οἶδε δι ὧν φησι ποτὲ μέν laquo Δήλῳ δή ποτε τοῖον Ἀπόλλωνος παρὰ βωμῷ φοίνικος νέον ἔρνος ἀνερχόμενον ἐνόησα raquo ποτὲ δέ laquo οὐδ ὅσα λάϊνος οὐδὸς ἀφήτορος ἐντὸς ἐέργει Φοίβου Ἀπόλλωνος Πυθοῖ ἐνὶ πετρηέσσῃ

οὐδ ἐπεί φησιν laquo ἵκετο εἰς Αἰγὰς ὅθι οἱ κλυτὰ δώματα ἔασιν raquo Αἰγαῖός ποτε εἴρηται ὁ Ποσειδῶν παρ Ὁμήρῳ

καὶ ἡ Κυθέρεια δὲ καθ Ὅμηρον οὐχ ὅτι laquo προσέκυρσε Κυθήροις raquo οἶδε μὲν γὰρ τὰ Κύθηρα οὐκ ἀπὸ τούτου δὲ εἴρηται Κυθέρεια δὲ ἡ κευθόμενον ἔχουσα ἐν ἑαυτῇ τὸν πᾶσι τῆς ἐρωτικῆς φιλίας ἐξηρτημένον ἱμάντα οἷον τὸν ἔρωτα ὃν πᾶσι τοῖς νέοις ἀφίησι διὰ γὰρ τοῦ κεστοῦ ταῦτα παρέπεταιmiddot laquo ἔνθ ἔνι μὲν φιλότης ἔνι δ ἵμερος ἐν δ ὀαριστὺς πάρφασις ἥ τ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων raquo

ἐπεί τοι laquo καὶ Ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη raquo παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις ἀπὸ τῆς ἐνεργείας ἡ ἀπαλέξουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις οἵ φασιν ἀπὸ Ἀλαλκομενίου τόπου τινὸς εἰρῆσθαι

οὐδ ὡς Ἐρατοσθένης παρήκουσεν Ὁμήρου εἰπόντος laquo Ἑρμείας ἀκάκητα raquo ὅτι ἀπὸ Ἀκακησίου ὄρους ἀλλὰ μηδενὸς κακοῦ μεταδοτικός ἐπεὶ καὶ laquo δοτὴρ ἐάων raquo

πᾶν γοῦν ἀπὸ τῶν παρεπομένων τοῖς θεοῖς καὶ γὰρ ἡ γλαυκῶπις οὐκ ἀπὸ τοῦ laquo ἥ τ ἄκρης θῖνα Γλαυκώπιον ἵζει raquo ἀλλ ἀπὸ τῆς περὶ τὴν πρόσοψιν τῶν ὀφθαλμῶν καταπλήξεως καί τἆλλα δὲ τῶν ἐπιθέτων ἐπιοῦσιν ἡμῖν πάρεστιν ὁρᾶν οὐκ ἀπὸ τῶν ἱερῶν τόπων ὠνομασμένα ἀπὸ δὲ τῶν ἐνεργειῶν τῶν ψυχικῶν ἢ διὰ συμβεβηκότων περὶ τὸ σῶμα [hellip]

καὶ γὰρ εἴ ποτε σπανίως ἐπίθετα ἐξενήνοχε ἀπὸ τόπου ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου κατὰ τὸ εἰκὸς αὐτὰ λέγει

Κύπρις lrsquoeacutepithegravete drsquoAphrodite dont ceux qui nous ont preacuteceacutedeacute ignoraient la signification Ils croyaient partageant lrsquoerreur drsquoHeacutesiode qursquoelle est appeleacutee Kupris en tant qursquooriginaire de Chypre comme le dit Heacutesiode parce qursquoelle est neacutee laquo agrave Chypre battue des flots raquo et de mecircme

165

pour lrsquoeacutepithegravete Philomeides parce qursquoelle est laquo issue du sexe raquo [scil drsquoOuranos] (Theog 200) Mais Homegravere ne dit pas cela il lrsquoappelle laquo celle qui aime les sourires raquo comme une personne enjoueacutee agrave cause du pouvoir qui lui est imparti dans lrsquounion sexuelle

Ainsi tout comme il appelle le feu laquo Heacutephaiumlstos raquo drsquoapregraves celui qui en est lrsquoinventeur de mecircme il appelle parfois laquo Aphrodite raquo lrsquounion de lrsquohomme et de la femme comme agrave chaque fois qursquoil parle des preacutetendants laquo Et faites-leur oublier Aphrodite dont elles jouissaient gracircce aux preacutetendants en srsquounissant agrave eux en cachette raquo (Od 22444-5) Ainsi Homegravere utilise lrsquoeacutepithegravete qui a la forme Κύπρις agrave cause du pouvoir de la deacuteesse Ce mot est eacutequivalent agrave une forme abreacutegeacutee de κύπορις soit laquo ce qui permet la conception raquo (κύειν πορίσκουσα) Ceci est en effet lrsquoapanage drsquoAphrodite car les femmes ne peuvent pas concevoir autrement que par lrsquounion sexuelle Ce qui a induit en erreur Heacutesiode et les autres crsquoest ce qursquoon trouve dans le chant 8 de lrsquoOdysseacutee laquo Elle alla agrave Chypre Aphrodite φιλομειδὴς vers Paphos retrouver son enclos lrsquoencens de son autel raquo (Od 8362-3) Il nrsquoest pas vrai que si une diviniteacute est honoreacutee quelque part alors elle est forceacutement neacutee lagrave-bas et que le nom qursquoon lui donne en deacuterive aussi En tout cas jamais Apollon nrsquoest appeleacute laquo deacutelien raquo ou laquo pythien raquo chez Homegravere bien que ce dernier connaisse chacun de ces sanctuaires puisqursquoil dit quelque part laquo Agrave Deacutelos autrefois agrave lrsquoautel drsquoApollon jrsquoai vu mecircme beauteacute le rejet drsquoun palmier qui montait vers le ciel raquo (Od 6162-3) et ailleurs laquo Pas mecircme celles qursquoenferme le seuil de pierre de Phoebos Apollon le Deacutecocheur de flegraveches dans Pythocirc la Rocheuse raquo (Il 9404-5)

Et mecircme si Homegravere dit laquo Il srsquoen fut vers Eacutegeacutees et son temple fameux raquo (Od 5381) Poseacuteidon nrsquoest nulle part appeleacute laquo Eacutegeacuteen raquo dans ses poegravemes

Et lrsquoeacutepithegravete laquo Cytheacutereacutee raquo pour Homegravere ne vient pas du fait qursquoelle laquo toucha agrave Cythegravere raquo (Theog 198) ndash car il connaicirct ce lieu mais ne dit pas qursquoelle en vient laquo Cytheacutereacutee raquo crsquoest celle qui tient cacheacute (κευθόμενον) en elle la ceinture magique de laquelle deacutepend pour tous le lien eacuterotique crsquoest-agrave-dire le deacutesir (ἔρωτα) qursquoelle provoque chez tous les jeunes gens Car les choses suivantes apparaissent gracircce agrave ce charme laquo Lagrave sont tendresse deacutesir entretien amoureux aux propos seacuteducteurs qui trompent le cœur des plus sages raquo (Il 14216-7)

Et laquo Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne raquo drsquoapregraves ceux qui raisonnent correctement srsquoexplique par lrsquoactiviteacute de la deacuteesse celle qui laquo repousse raquo (ἀπαλέξουσα) les ennemis avec sa propre force Car nous ne sommes pas persuadeacutes par les Neoteroi qui affirment qursquoelle est deacutesigneacutee ainsi agrave cause drsquoun endroit qui srsquoappelle Alalcomenion

Nous ne pensons pas non plus comme Eacuteratosthegravene qui se meacuteprend lorsque Homegravere dit Hermegraves akakecircta croyant que cela vient du mont Akakecircsios lrsquoeacutepithegravete deacuterive plutocirct du fait qursquoHermegraves ne distribue pas de maux332 puisqursquoil est aussi appeleacute laquo dispensateur de biens raquo

Ainsi toutes les appellations reposent sur des caracteacuteristiques des dieux Par exemple γλαυκῶπις ne vient pas du fait qursquoelle laquo a eacutetabli le Glaukocircpion temple au sommet de lrsquoAcropole raquo333 mais plutocirct de la stupeur qui frappe agrave la vue de ses yeux334 Et de mecircme il est possible de voir si nous

332 Apollodore interpregravete donc ἀκάκητα comme eacutetant formeacute drsquoun α privatif et de κακητα laquo qui fait le mal raquo

333 Call Hec fr 238 Pfeiffer

334 Apollodore fonde ici son eacutetymologie sur la combinaison de mots de mecircme famille que ὄψις (vue) et γλαυκιάω (regarder feacuterocement) Sur les eacutetymologies laquo non explicites raquo dans les traiteacutes anciens voir Peraki-Kyriakidou 2002

166

les examinons que les autres eacutepithegravetes aussi ne tiennent pas leurs noms des lieux sacreacutes mais des fonctions de lrsquoacircme ou alors des caracteacuteristiques du corps [hellip] Car mecircme si rarement Homegravere creacutee ici ou lagrave des eacutepithegravetes agrave partir drsquoun lieu il fait dire cela par un personnage heacuteroiumlque suivant le vraisemblable (schol D Il 5422 ll 1-49)

La meacutethode eacutetymologique adopteacutee par Aristarque et Apollodore telle qursquoelle est appliqueacutee aux

eacutepithegravetes divines drsquoHomegravere va de pair avec la conception poeacutetique des personnages divins que

jrsquoai preacutesenteacutee comme eacutetant caracteacuteristique de la lecture peacuteripateacuteticienne et alexandrine En effet

cette meacutethode fait en sorte drsquoaccorder aux eacutepithegravetes une valeur fonctionnelle dans le reacutecit

homeacuterique au lieu de la valeur historique que leur donnent les partisans de lrsquoeacutetymologie

toponymique ou bien de la valeur symbolique que leur donnent les alleacutegoristes Il est drsquoailleurs

remarquable qursquoAristarque attribue agrave Homegravere une meacutethode identique lorsqursquoil srsquoagit de forger

des noms propres pour des personnages humains comme on peut le constater drsquoapregraves le texte

suivant

Ἁρμονίδεω ὅτι ὀνοματοθετικὸς ὁ ποιητής καὶ ἐν Ὀδυσσείᾳ παραπλησίως ποιεῖmiddot οἰκεῖον γὰρ τέκτονος τὸ ἁρμόζειν κἀκεῖmiddot laquo Τερπιάδης δέ τ ἀοιδός raquo καὶ ὅτι ἀμφίβολον πότερον ὁ Φέρεκλος ἔπηξεν τὰς ναῦς ἢ ὁ Ἁρμονίδης ἐφ ἃ καὶ Ἀρίσταρχος φέρεται

laquo ltTectongt fils drsquoHarmon raquo ltla diplecircgt parce que le poegravete aime inventer des noms et il en compose en suivant la mecircme meacutethode dans lrsquoOdysseacutee En effet le fait drsquoharmoniser (ἁρμόζειν) est propre au charpentier (τέκτων) et dans lrsquoautre poegraveme aussi laquo ltPheacutemiosgt lrsquoaegravede fils de Terpegraves raquo (Od 22330) Et il y a ambiguiumlteacute agrave savoir si crsquoest Pheacutereacuteclos ou Harmon qui a construit les vaisseaux ce agrave quoi Aristarque fait eacutegalement reacutefeacuterence (schol A Il 560a Ariston)

Il est clair qursquoaux yeux drsquoAristarque les noms des divers personnages mentionneacutes dans cette

scholie ne sont pas traditionnels mais le fruit de lrsquoinvention drsquoHomegravere puisqursquoils reflegravetent

preacuteciseacutement les activiteacutes des personnages en question335 le passage de lrsquoIliade fait allusion agrave la

succession laquo Pheacutereacuteclos fils de Tecton fils drsquoHarmon raquo trois noms approprieacutes dans le contexte

puisqursquoil est question de la construction des navires de Pacircris336 quant agrave Pheacutemios (Reacuteputation) agrave

son pegravere Terpegraves (Charme) leurs noms eacutevoquent eacutevidemment le meacutetier de poegravete Lrsquoonomastique

drsquoAristarque suit donc le mecircme principe dans le cas des personnages humains et divins celui du

rocircle narratif assumeacute par le personnage

335 Cf Bachmann 1902 18

336 Cela est le plus eacutevident dans le cas drsquoHarmon (Ajusteur) et Tecton (Bacirctisseur) mais agrave un autre niveau on peut interpreacuteter de la mecircme faccedilon le nom de Pheacutereacuteclos litteacuteralement laquo Celui qui porte la gloire raquo (scil avec les navires qursquoil construit)

167

Je concluerai cette section par un dernier exemple comparable aux preacuteceacutedents bien qursquoil ne

srsquoagisse pas dans ce cas drsquoune analyse drsquoune laquo eacutepithegravete raquo divine au sens technique mais plutocirct

drsquoune explication drsquoun terme appliqueacute en une occasion unique agrave Calliopeacutee la derniegravere des neuf

Muses eacutenumeacutereacutees par Heacutesiode en Op 79 Καλλιόπη θmiddot ἡ δὲ προφερεστάτη ἐστὶν ἁπασέων

εἰσὶ δὲ τὰ τῶν Μουσῶν εὑρήματα ταῦτα Κλειὼ ῥητορικήν Εὐτέρπη αὐλητικήν Θάλεια κωμῳδίαν Μελπομένη τραγῳδίαν Τερψιχόρη κιθαρῳδίαν Ἐρατὼ ποίησιν Πολύμνια γεωμετρίαν Οὐρανία ἀστρονομίαν Καλλιόπη ἔπη ἣν καὶ προφερεστάτην εἶπε πασῶν ὅτι πάσης ἐπιστήμης ὁ λόγος ἀνώτερος ἢ διὰ τὸ τὴν ποιητικὴν ἀνωτέραν εἶναι

Ἀρίσταρχος τὸ laquo προφερεστάτη raquo ἀντὶ τοῦ πρεσβυτάτη ἤκουσεν ὥστε ἄδηλον πότερον τῇ τιμῇ ἢ τῷ χρόνῳ laquo προφερεστάτη raquomiddot οἱ δὲ ἐντιμοτάτη

Voici quelles sont les inventions des Muses la rheacutetorique pour Kleiocirc lrsquoart de la flucircte pour Euterpe la comeacutedie pour Thaleia la trageacutedie pour Melpomegravene la citharodie pour Terpsichore la poeacutesie pour Eratocirc la geacuteomeacutetrie pour Polymnia lrsquoastronomie pour Ourania lrsquoeacutepopeacutee pour Calliopeacutee Le poegravete appelle celle-ci laquo premiegravere de toutes raquo parce que le logos est plus eacuteleveacute que tout savoir ou encore parce que crsquoest lrsquoart poeacutetique qui est plus eacuteleveacute

Aristarque a compris laquo premiegravere raquo au sens de laquo la plus ancienne raquo Aussi il nrsquoest pas clair si elle est dite laquo premiegravere raquo au sens honorifique ou au sens temporel drsquoautres pensent que le mot veut dire laquo la plus honoreacutee raquo (schol R2WLZT Hes Theog 76)

Encore ici lrsquointerpreacutetation particuliegravere drsquoAristarque offre un contraste frappant avec une

interpreacutetation concurrente Le superlatif προφερεστάτη drsquoHeacutesiode srsquoil est pris au sens privileacutegieacute

par lrsquoauteur de la scholie commande eacutevidemment des deacuteveloppements exeacutegeacutetiques

minimalement eacutelaboreacutes pourquoi Heacutesiode deacutesigne-t-il Calliopeacutee comme la plus laquo honorable raquo

des Muses Le scholiaste reacutepond agrave cette question en recourant agrave une analyse eacutetymologique du

nom de la Muse relevant la ressemblance des deux syllabes finales de Καλλιόπη au mot ἔπος

(mise en eacutevidence par la juxtaposition Καλλιόπη-ἔπη dans le texte de la scholie) il interpregravete ce

nom en fonction des deux significations principales de ἔπος soit laquo mot raquo et laquo vers poeacutetique raquo et en

deacuteduit que le poegravete signifie par lagrave la valeur de la poeacutesie ou du logos en geacuteneacuteral Face agrave cette

lecture celle drsquoAristarque apparaicirct beaucoup plus simple et nrsquoexige aucune explication

suppleacutementaire Heacutesiode fait de Calliopeacutee la plus ancienne des Muses exprimant par lagrave les

mecircmes preacuteoccupations geacuteneacutealogiques et plus geacuteneacuteralement chronologiques qui animent le reste

de son poegraveme

168

(d) Heacutelegravene et Aphrodite

Dans une section preacuteceacutedente jrsquoai deacuteveloppeacute lrsquoargument selon lequel la faccedilon particuliegravere dont

les Peacuteripateacuteticiens considegraverent les personnages divins de la poeacutesie pouvait ecirctre comprise comme

une forme drsquoanti-alleacutegorisme en ce sens qursquoelle consiste agrave traduire le divin en termes humains

plutocirct que lrsquoinverse Aux yeux des Peacuteripateacuteticiens le caractegravere anthropomorphique des diviniteacutes

constitue un trait typique du traitement poeacutetique et non une aberration theacuteologique ou une

impieacuteteacute

Or jamais les dieux homeacuteriques ne ressemblent autant aux hommes que dans lrsquohistoriette sur

lrsquoadultegravere entre Aregraves et Aphrodite chanteacutee par le barde Deacutemodocos agrave Ulysse et aux Pheacuteaciens au

huitiegraveme livre de lrsquoOdysseacutee337 Cet eacutepisode eacutetait lrsquoobjet de critiques morales virulentes comme de

deacutefenses chez les lecteurs anciens tandis que les philologues modernes de tradition analytique

remettent reacuteguliegraverement en question son authenticiteacute Il fut pourtant preacuteserveacute de lrsquoatheacutetegravese mecircme

partielle de la part drsquoAristarque ndash ce qui constitue drsquoailleurs une surprise pour certains qui lui

attribuent en geacuteneacuteral un souci excessif envers le critegravere du πρέπον voire une pudiciteacute mal agrave

propos338 Selon Van der Valk (1949 186 n5) Aristarque pourrait mecircme se trouver derriegravere la

deacutefense suivante des vers 8333-42 consideacutereacutes par certains critiques comme le summum du

scandale agrave lrsquointeacuterieur du reacutecit globalement scandaleux de lrsquoadultegravere divin (les vers 8333-42

relatent le bref dialogue entre Apollon et Hermegraves au cours duquel ce dernier affirme qursquoil

prendrait volontiers la place drsquoAregraves ligoteacute agrave Aphrodite par le piegravege drsquoHeacutephaiumlstos suscitant ainsi

le rire des autres dieux)

ἐπιτιμᾷ δὲ αὐτοῖς ὁ Ζωΐλος ἄτοπον εἶναι λέγων γελᾶν μὲν ἀκολάστως τοὺς θεοὺς ἐπὶ τοῖς τοιούτοις τὸν δ Ἑρμῆν εὔχεσθαι ἐναντίον τοῦ πατρὸς καὶ τῶν ἄλλων θεῶν ὁρώντων δεδέσθαι σὺν τῇ Ἀφροδίτῃ οὐκ εἰσὶ δὲ οἱ ποιητικοὶ θεοὶ φιλόσοφοι ἀλλὰ παίζονται339middot ἀλλὰ καὶ τὸ κάλλος ἠθέλησε δηλῶσαι τῆς Ἀφροδίτης ὡς καὶ ἐν Ἰλιάδι ἐπαινοῦντες οἱ δημογέροντες

337 Cf Burkert 1960 sur lrsquoallure anthropomorphique des dieux dans cet eacutepisode

338 Crsquoest le cas notamment de Van der Valk qui qualifie de laquo remarquable raquo (1949 186) le fait qursquoAristarque ne condamne pas le passage tout en ajoutant laquo This agrees with the practice of Aristarch to apply no ethical but aesthetic standards raquo (1949 186 n5) Cette derniegravere remarque contredit elle-mecircme la position explicite de Van der Valk (1949 1963-64 passim) sur la preacutetendue sensibiliteacute morale excessive des Alexandrins

339 Je nrsquoai pas drsquoexplication pour cet usage de la forme meacutedio-passive du verbe παίζω V Liapis (communication priveacutee) suggegravere la possibiliteacute que le verbe soit au passif et signifie que les dieux sont comme des jouets ie des objets drsquoamusement pour le poegravete

169

Zoiumlle les critique disant qursquoil est inapproprieacute que les dieux rient licentieusement de tels eacuteveacutenements et qursquoHermegraves exprime le souhait drsquoecirctre lieacute agrave Aphrodite sous le regard direct de son pegravere et des autres dieux Mais les dieux de la poeacutesie ne sont pas des sages ils srsquoamusent Mais crsquoest aussi qursquoltHomegraveregt voulait mettre en eacutevidence la beauteacute drsquoAphrodite comme avec les vieillards qui font un eacuteloge ltdrsquoHeacutelegravenegt dans lrsquoIliade (schol T Od 8332)

Le premier argument de cette deacutefense est formuleacute de faccedilon fort inteacuteressante οἱ ποιητικοὶ

θεοί les dieux tels que repreacutesenteacutes par les poegravetes ne sont pas des laquo philosophes raquo crsquoest-agrave-dire

qursquoils ne sont pas tenus drsquoincarner un ideacuteal particulier de savoir ou de morale La qualification

ποιητικοί laisse entendre que les dieux de la poeacutesie sont le produit drsquoune version particuliegravere du

divin qui est propre aux poegravetes et qui ne correspond pas neacutecessairement agrave lrsquoideacutee que lrsquoon se fait

des dieux dans la reacutealiteacute340 Cette version preacutesente les dieux srsquoadonnant au jeu une activiteacute

eacuteminemment humaine Lrsquoesprit de ce commentaire est comparable agrave la note suivante

(vraisemblablement mutileacutee341) qui remonte agrave Aristarque au sujet du vers Il 1606 (laquo deacutesireux de

dormir chacun [scil des dieux] rentre chez soi raquo) laquo ltla diplecircgt parce que selon le poegravete agrave la fois

les dieux et les hommes rentrent agrave la maison et srsquoendorment raquo342 Aristarque aura peut-ecirctre eacuteteacute

pousseacute par le vers parallegravele Od 1424343 (agrave propos des preacutetendants) agrave relever le partage par les

hommes et les dieux de cette routine plutocirct terre-agrave-terre

Bien que Van der Valk suggegravere de faccedilon quelque peu arbitraire la paterniteacute aristarquienne de

la scholie agrave Od 8332 la derniegravere phrase qui fait appel agrave un parallegravele de lrsquoIliade constitue

certainement un argument en faveur de cette paterniteacute La scegravene iliadique dont il est question est

celle qui ouvre lrsquoeacutepisode anciennement deacutesigneacute sous le nom de Τειχοσκοπία (laquo lrsquoobservation sur

les remparts raquo) au chant trois Heacutelegravene pousseacutee par Iris quitte sa chambre et se rend sur les murs

340 Cf schol T Il 24526 ex ougrave le scholiaste distingue entre une occasion ougrave Homegravere parle du laquo divin veacuteritable raquo ndash lequel correspond agrave lrsquoideacutee eacutepicurienne de lrsquoimpassibiliteacute des dieux ndash et celles ougrave il met en scegravene laquo les dieux poeacutetiques raquo crsquoest-agrave-dire des dieux qui souffrent de passions humaines (νῦν τὸ φύσει θεῖόν φησι τοὺς δὲ ποιητικοὺς λυπουμένους εἰσάγει)

341 Cf Erbse ad loc

342 ὅτι οἱ θεοὶ καὶ οἱ ἄνθρωποι κατὰ τὸν ποιητὴν ἀναλύουσιν οἴκαδε καὶ κοιμῶνται (schol A Il 1606a Ariston)

343 Une scholie agrave ce vers rapporte une lecture concurrente drsquoAristophane de Byzance transmise dans laquo lrsquoeacutedition drsquoArgolide raquo Cette version du vers Od 1424 implique que les preacutetendants srsquoendorment sur place (ie dans le palais drsquoUlysse) au lieu de rentrer chez eux ἔνιοι laquo δὴ τότε κοιμήσαντο καὶ ὕπνου δῶρον ἕλοντο raquo μεταποιηθῆναι δέ φασιν ὑπὸ Ἀριστοφάνους τὸν στίχον ἐν δὲ τῇ Ἀργολικῇ προστέθειται (schol DEHMaO Od 1424 Did) Dans le deacutebat ancien sur la question du lieu ougrave logent les preacutetendants Aristarque aura donc deacutefendu la position voulant que chacun retourne chez soi apregraves avoir passeacute la journeacutee chez Ulysse

170

de Troie afin de contempler le spectacle des deux armeacutees Lorsqursquoils lrsquoaperccediloivent les chefs acircgeacutes

de la ville eacutechangent drsquoabord quelques paroles admiratives devant sa beauteacute allant mecircme jusqursquoagrave

dire que cette beauteacute justifie le conflit entre Grecs et Troyens Une scholie au vers 155 (laquo Agrave voix

basse [ἧκα] ils eacutechangent des mots aileacutes raquo) porte sur un deacutesaccord entre Aristarque et Zeacutenodote agrave

propos du premier mot du vers

ὅτι Ζηνόδοτος γράφει ὦκα εἴτε δὲ ἐπὶ τῆς Ἑλένης ἐστίν ὅτι ὦκα ἐπορεύετο ἀπρεπὲς ἔσταιmiddot εἴτε ἐπὶ τῶν δημογερόντων ὅτι ὦκα διελέγοντο ἀνάρμοστονmiddot βραδυλόγοι γάρ εἰσιν οἱ γέροντες

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo ὦκα raquo (rapidement) [scil au lieu de ἧκα] Mais si le mot se rapporte agrave Heacutelegravene et que le sens est laquo elle se rendait rapidement raquo alors il y aura inconvenance Et srsquoil se rapporte aux chefs et que le sens est laquo ils parlaient rapidement raquo alors il y aura manque de conformiteacute car les vieillards ont un deacutebit lent (schol A Il 3155a Ariston)

Une autre scholie au mecircme vers attribueacutee agrave Nicanor par Erbse paraicirct prolonger ce

raisonnement et il est vraisemblable que son contenu deacuterive aussi drsquoAristarque

Πτολεμαῖος ὁ Ἀσκαλωνίτης ἐν τῷ Περὶ τῆς Κρατητείου αἱρέσεως φησίνmiddot laquo ὦκα γράφει ἀντὶ τοῦ ἦκα raquo καὶ ἀπολογούμενός φησιν ὅτι μετ αὐτὸ διασταλτέον ἵν ᾖ laquo Ἑλένην ἐπὶ πύργον ἰοῦσαν raquo ὦκα πρὸς δὲ τῷ μὴ ἁρμόζειν ἐπὶ τῆς Ἑλένης τὸ δρομαίαν αὐτὴν προσέρχεσθαι μὴ καὶ ἔτι καταλάβῃ αὐτοὺς ταῦτα διαλεγομένους καὶ ἡ ἀρετὴ τοῦ πρέποντος ἀφαιρεῖταιmiddot τὸ γὰρ ἦκα ἐπὶ πρεσβυτῶν ὡς οὐδὲν ἕτερον ἁρμόζει καὶ μάλιστα ὅτι κάλλος γυναικὸς θαυμάσαντες τῶν ἰδίων καταφρονοῦσι κινδύνων τοῦτο οὖν οὐκ ἦν πρέπον ἄλλον ἀκούειν ἀμφότερα δὲ ὁ ποιητὴς ἐφύλαξεν καὶ τὸ τῆς Ἑλένης ἐγκώμιον καὶ τὸ τοῖς πρεσβύταις πρέπον προσθεὶς τὸ ἦκα

Ptoleacutemeacutee drsquoAscalon dans son livre sur lrsquoeacutecole de Crategraves dit laquo il344 eacutecrit ὦκα au lieu de ἧκα raquo Et prenant sa deacutefense il dit qursquoil faut mettre un point apregraves ce mot afin drsquoavoir laquo Heacutelegravene se rendant agrave la tour en vitesse raquo (3154-5) Mais en plus du fait qursquoil ne sied pas agrave Heacutelegravene de se deacuteplacer agrave la course la qualiteacute de la convenance est deacutetruite de peur aussi qursquoelle les surprenne en train de parler de ces choses [scil drsquoelle] En effet le mot ἧκα convient mieux que tout autre aux vieillards et surtout parce que dans leur admiration de la beauteacute drsquoune femme ils font fi des dangers qui les menacent345 cela donc il ne convenait pas qursquoun autre lrsquoentende Le poegravete en ajoutant le mot ἧκα a ainsi preacuteserveacute les deux eacuteleacutements soit lrsquoeacuteloge drsquoHeacutelegravene et le convenable pour les vieillards (schol A Il 3155b Nic)

344 Le sujet de γράφει nrsquoest pas clair mais il srsquoagirait de Zeacutenodote selon Friedlaumlnder (1850 168) et Van der Valk (1963-1964 II 58 n248) Si crsquoest le cas il est drsquoautant plus vraisemblable que Nicanor suive ici Aristarque qui avait preacuteciseacutement critiqueacute Zeacutenodote sur ce vers Lrsquoouvrage de Ptoleacutemeacutee concernant Crategraves est autrement inconnu (cf Baege 1882 21)

345 Le raisonnement semble ecirctre que crsquoest le caractegravere potentiellement honteux des paroles des vieillards qui justifie qursquoelles soient prononceacutees agrave voix basse

171

Alors que la scholie 155a se contente de donner des arguments pour rejeter la leccedilon ὦκα la

scholie 155b en ajoute drsquoautres en faveur de ἧκα tout en reprenant lrsquoargument initial

drsquoAristarque contre le caractegravere inapproprieacute drsquoune Heacutelegravene allant agrave la course au sommet de la tour

La derniegravere phrase de la scholie 155b fait quant agrave elle eacutecho agrave la scholie T ad Od 8332 (citeacutee

ci-haut) dans lrsquoideacutee que la scegravene de la Τειχοσκοπία constitue un laquo eacuteloge raquo (ἐγκώμιον) drsquoHeacutelegravene

(cf schol T ad Od 8332 οἱ ἐπαινοῦντες)

Le rapprochement entre les deux scegravenes fait agrave la scholie T (ad Od 8332) srsquoavegravere

remarquablement pertinent Agrave la fois dans le passage de lrsquoOdysseacutee et dans celui de lrsquoIliade on a

affaire agrave une assembleacutee macircle (de dieux dans un cas drsquohommes dans lrsquoautre) admirant une femme

(ou une deacuteesse) drsquoune beauteacute exceptionnelle et poussant lrsquohyperbole jusqursquoagrave deacuteclarer que lrsquoon

peut accepter de grands malheurs pour prix de la possession de cette beauteacute ligoteacute en compagnie

drsquoAphrodite Hermegraves souhaiterait ainsi ecirctre humilieacute par le regard des autres dieux les vieillards

quant agrave eux reconnaissent qursquolaquo il nrsquoy a pas lieu de blacircmer les Troyens ni les Acheacuteens aux bonnes

jambiegraveres si pour une telle femme [Heacutelegravene] ils souffrent de si longs maux raquo (Il 3156-7) Les

deux scegravenes entretiennent donc une ressemblance certaine si ce nrsquoest que lrsquoune se deacuteroule chez

les dieux et lrsquoautre chez les hommes Mais cette diffeacuterence semble en lrsquooccurrence avoir eacuteteacute

neacutegligeable pour Aristarque srsquoil se trouve bien derriegravere les quelques commentaires tout juste

examineacutes Au contraire ces commentaires soulignent le paralleacutelisme des deux situations

Pour en revenir au chant de Deacutemodocos qui fut objet drsquoalleacutegoregraveses multiples chez les Grecs il

est tout agrave fait remarquable de constater combien Aristarque srsquoeacuteloigne significativement de ce type

de lecture et adopte ici encore une approche qui bien au contraire srsquoancre fermement dans le

contexte du passage homeacuterique Au vers Od 8352-3 Heacutephaiumlstos prieacute par Poseacuteidon de relacirccher

Aregraves enchaicircneacute en eacutechange drsquoune promesse de compensation de son affront exprime ainsi ses

reacuteserves face agrave la proposition de Poseacuteidon laquo Comment pourrais-je te lier devant les dieux

immortels (πῶς ἂν ἐγώ σε δέοιμι μετ ἀθανάτοισι θεοῖσιν) si Aregraves srsquoen va fuyant sa dette et

ses chaicircnes  raquo Une scholie agrave ce passage va comme suit

πῶς ἂν ἐγώ σε δέοιμι ὁ δὲ Ἀρίσταρχος πῶς ἂν εὐθύνοιμι γράφει

laquo Comment te lierais-je raquo Mais Aristarque eacutecrit laquo Comment te confondrais-je raquo (schol HMQTV Od 8352)

172

La leccedilon drsquoAristarque (qui est bien une leccedilon et non une paraphrase comme le reacutevegravele sans

eacutequivoque le verbe γράφει)346 est souvent reccedilue par les commentateurs avec une pointe de

deacuteception celui-lagrave mecircme qui dans le cas du ligotage des dieux rapporteacute par Dioneacute dans lrsquoIliade

(cf supra) plaidait pour une saine reconnaissance de la licence poeacutetique semble cette fois-ci

sacrifier au deacutecorum et agrave la morale conventionnelle Suivant Struck (2004 70) la proposition

drsquoAristarque laquo rules out the notion that a god might even bring up in anger the possibility of

actually binding another god raquo

Pourtant cette affirmation de Struck est en lrsquooccurrence inapproprieacutee puisqursquoAristarque nrsquoa

eacutemis aucune objection face au ligotage non seulement possible mais accompli drsquoun dieu par un

autre dieu celui drsquoAregraves par Heacutephaiumlstos De plus la lecture εὐθύνοιμι drsquoAristarque nrsquoa pas tant

pour effet de tempeacuterer le sacrilegravege potentiel que repreacutesente la scegravene que drsquoexacerber le cocircteacute

grotesque piteusement humain du comportement des dieux Le verbe εὐθύνειν relegraveve en effet

du monde politico-juridique agrave lrsquoinstar drsquoailleurs de plusieurs autres termes apparaissant dans les

lignes preacuteceacutedant celle qui nous concerne Poseacuteidon laquo promet raquo (ὑπίσχομαι) qursquoAregraves laquo paiera une

compensation suffisante raquo (τείσειν αἴσιμα) (8347-8) tandis qursquoHeacutephaiumlstos exprime des doutes

quant agrave la valeur de ces laquo garanties raquo (ἐγγύαι) (8351) et reacuteclame le droit de reacutecupeacuterer la dot

(ἔεδνα) verseacutee au pegravere de son eacutepouse (8318-9)

Ainsi puisque Aristarque propose de remplacer (et non drsquointerpreacuteter) δέοιμι par εὐθύνοιμι il

ne considegravere aucunement le premier verbe comme une meacutetaphore du second De plus ce

remplacement est vraisemblablement motiveacute par le contexte immeacutediat du passage ougrave abondent

des reacutefeacuterences saugrenues agrave la sphegravere humaine des contrats et des procegraves plutocirct que par un rejet

ideacuteologique de lrsquoimage du laquo dieu enchaicircneacute raquo Ici comme ailleurs Aristarque accepte pleinement le

caractegravere anthropomorphique du portrait homeacuterique des dieux

346 Contra Struck 2004 69 (laquo Aristarchus glossed the linehellip raquo) Garvie 1994 309 (laquo Aristarchus weakly took δέοιμι metaphorically as meaning εὐθύνοιμι raquo) La variante πῶς ἂν εὐθύνοιμι est meacutetriquement valable mecircme sans suppleacuteer le pronom de la deuxiegraveme personne (πῶς ἄν ltσrsquogt εὐθύνοιμι) comme le fait Beacuterard (app crit ad loc) puisque les regravegles de prosodie permettent lrsquoallongement du α dans ἄν particuliegraverement dans le premier pied (cf West 1982 38-9)

173

(e) Diviniteacutes homeacuteriques et anthropomorphisme

Une particulariteacute de la poeacutesie homeacuterique qui nrsquoa pu manquer drsquointeacuteresser les lecteurs anciens

(ainsi drsquoailleurs que les lecteurs modernes) est la faccedilon dont le poegravete met en scegravene des rapports

entre hommes et dieux notamment par le biais du proceacutedeacute narratif freacutequent consistant agrave

repreacutesenter un dieu qui a pris une forme humaine Devant de telles scegravenes Aristarque deacutemontre

encore une fois une prise de position coheacuterente qui va dans le sens drsquoune reconnaissance de la

leacutegitimiteacute poeacutetique drsquoune telle confusion entre le mortel et lrsquoimmortel

Un exemple notoire est la scegravene ougrave Aphrodite sous les traits drsquoune vieille femme tend une

chaise agrave Heacutelegravene afin que celle-ci ait un entretien avec Pacircris qursquoAphrodite vient de sauver des

mains de Meacuteneacutelas et de transporter dans sa chambre

ἡ δ εἰς ὑψόροφον ἀπὸ τούτου ἕως τοῦ laquo ἔνθα κάθιζ Ἑλένη raquo στίχοις τέσσαρσι παράκεινται διπλαῖ περιεστιγμέναι ὅτι Ζηνόδοτος μετετίθει τὴν συνέπειαν οὕτωςmiddot laquo ἀμφίπολοι μὲν ἔπειτα θοῶς ἐπὶ ἔργα τράποντο αὐτὴ δ ἀντίον ἷζεν Ἀλεξάνδροιο ἄνακτος (pro 3423-6) ὄσσε πάλιν κλίνασα πόσιν δ ἠνίπαπε μύθῳ raquo (3427)middot ἀπρεπὲς γὰρ αὐτῷ ἐφαίνετο τὸ τῇ Ἑλένῃ τὴν Ἀφροδίτην δίφρον βαστάζειν ἐπιλέλησται δὲ ὅτι γραῒ εἴκασται καὶ ταύτῃ τῇ μορφῇ τὰ προσήκοντα ἐπιτηδεύει

laquo Heacutelegravene va vers la chambre raquo Des diplai pointeacutes marquent les quatre vers agrave partir drsquoici jusqursquoagrave laquo ici srsquoassied Heacutelegravene raquo (3426) parce que Zeacutenodote modifie le passage ainsi laquo Les servantes se remettent promptement agrave leurs travaux (3422) et Heacutelegravene srsquoassied face au prince Alexandre et tout en deacutetournant les yeux de son eacutepoux le semonce en ces termes raquo Car il lui semble inconvenant qursquoAphrodite deacuteplace un siegravege pour Heacutelegravene Mais il oublie que la deacuteesse a pris lrsquoapparence drsquoune vieille femme et qursquoelle pose les gestes qui conviennent agrave cette forme (schol A Il 3423a Ariston)

Contrairement agrave Zeacutenodote on peut dire qursquoAristarque prend seacuterieusement la meacutetamorphose de

la deacuteesse dans la mesure ougrave il accepte jusqursquoau bout les conseacutequences narratives de cette

convention poeacutetique Pour fins de contraste on peut comparer sur cette mecircme scegravene le

commentaire drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui identifie alleacutegoriquement (dans ce cas-ci347) Aphrodite

agrave la passion amoureuse

Mais nrsquoest-il pas indeacutecent qursquoAphrodite pousse Heacutelegravene dans les bras drsquoAlexandre On ne prend pas garde que le poegravete deacutesigne par ce vocable la folie des passions amoureuses qui se fait toujours lrsquoentremetteuse et la servante des deacutesirs de la jeunesse Elle a bien trouveacute la place qursquoil lui faut (τόπον εὗρεν ἐπιτήδειον) drsquoougrave elle avancera le siegravege drsquoHeacutelegravene drsquoougrave par divers sortilegraveges elle

347 En drsquoautres circonstances (cf 304) Heacuteraclite fait drsquoAphrodite la personnification de la stupiditeacute des barbares Ce genre drsquoidentification laquo agrave la piegravece raquo adapteacutee aux circonstances narratives est typique des alleacutegoristes

174

excitera lrsquoamour en chacun drsquoeux alors qursquoAlexandre est encore eacutepris mais qursquoHeacutelegravene commence agrave changer de dispositions (Heraclit All 284-6)

Lrsquoallusion drsquoHeacuteraclite au fait qursquoAphrodite avance un siegravege agrave Heacutelegravene pourrait certes paraicirctre

eacutetrange si la scholie citeacutee preacuteceacutedemment ne nous informait pas de lrsquoimportance particuliegravere que

ce deacutetail avait eue dans le cadre des discussions alexandrines Heacuteraclite srsquoinspire ici

vraisemblablement de ces discussions comme le suggegraverent les mots qursquoil choisit Aphrodite

laquo servante raquo des deacutesirs occupe laquo une place convenable (ἐπιτήδειον) raquo pour donner un siegravege agrave

Heacutelegravene tout comme pour Aristarque la deacuteesse transformeacutee en vieille servante laquo srsquoadonne

(ἐπιτηδεύει) aux activiteacutes convenant agrave sa forme raquo Le contraste entre lrsquoexplication alleacutegorique

drsquoHeacuteraclite et la justification poeacutetique drsquoAristarque nrsquoen est que plus frappant

Par ailleurs la confusion que suscite ce genre de transformations divines chez les lecteurs

anciens est particuliegraverement perceptible dans la scholie exeacutegeacutetique agrave ce mecircme passage qui ajoute

aux teacutemoignages concernant son caractegravere zeacuteteacutematique

δίφρον ἑλοῦσαhellip Ἀφροδίτη εἰ μὲν ὡς γραῦς οὐκ ἄτοπονmiddot εἰ δὲ ὡς Ἀφροδίτη καὶ Ἀθηνᾶ λύχνον φαίνει Ὀδυσσεῖ καὶ οὐ θαυμαστόν εἰ ἀδελφῇ ὑπηρετεῖταιmiddot διὸ καὶ ἐπάγει laquo κούρη Διός raquo

laquo Ayant pris un siegravege Aphroditehellip raquo Si ltelle agit ainsigt en tant que vieille femme ce nrsquoest pas absurde mais si crsquoest en tant qursquoAphrodite ltalors on peut reacutepondre quegt mecircme Atheacutena procure de la lumiegravere pour Ulysse (cf Od 1933-4) Et ce nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle rende service agrave sa soeur crsquoest pour cette raison qursquoHomegravere appelle Heacutelegravene laquo fille de Zeus raquo [scil dans ce mecircme passage cf 3426] (schol bT Il 3424a ex)

Lrsquoauteur de cette scholie sans trancher sur la question de la nature divine ou humaine du

personnage dans le passage srsquoassure drsquoavoir une reacuteponse dans les deux cas le geste drsquoAphrodite

est normal srsquoil est celui de la vieille femme dont elle a pris lrsquoapparence et srsquoil est poseacute par la

deacuteesse elle-mecircme il nrsquoest pas sans parallegraveles puisque qursquoon voit drsquoautres dieux portant ce genre

drsquoassistance aux hommes dans les poegravemes homeacuteriques

Quant agrave Aristarque non seulement il conserve des vers supprimeacutes par Zeacutenodote dans lesquels

un personnage divin adopte un comportement humain mais il va jusqursquoagrave atheacutetiser lui-mecircme un

autre passage ougrave agrave lrsquoinverse une diviniteacute deacuteguiseacutee en homme ne se comporte pas de faccedilon

suffisamment conforme agrave son apparence La scholie suivante concerne le passage ougrave le narrateur

affirme qursquoIris envoyeacutee aux Troyens par Zeus prend les traits drsquoun fils de Priam Politegraves pour

srsquoadresser au roi

175

ἀθετεῖ τούτους Ἀρίσταρχος ὅτι πρῶτον μ(ὲν) οὐδέποτε ὑπὸ Διὸς πεμπομένη ἡ Ἶρις ὁμοιοῦταί τινι ἀλλ αἰεὶ αὐτοπρόσωπος παραγίνεται ἔτι δὲ κ(αὶ) ἡ ὑπόκρισις ἀπίθανοςmiddot εἰ γ(ὰρ) ἕνεκα τοῦ ψιλῶς εἰπεῖν ὅτι ἔρχονται παρῆκται ἡ Ἶρις τοῦτο κ(αὶ) ὁ Πολίτης ἠδύνατ ο ποιῆσαιmiddot εἰ δὲ πρ(ὸς) τοῦτο ἵνα οἱ πρότερον μὴ τολμῶντες ἐξελθεῖν ἐξέλθωσιν ltἡgt Ἶρις ἔστω λέγουσα ὡς κ(αὶ) παρὰ τοῦ Διὸς ἀπεσταλμένη ὅτι δὲ Ὅμηρος ὅταν τινὰ εἰκάζηltιgt τινί κ(αὶ) τοὺς πρέποντας λόγους περιτίθησιν δῆλον ἡ γοῦν ἀρχὴ οὐ Πολίτου (ἐστίν) ἀλλ ὑπὲρ τὸν Πολίτηνmiddot φησὶ γ(άρ) ldquoὦ γέρον αἰεί τοι μῦθοι φίλοι ἄκριτοί εἰσινrdquo τοῦτο εἰ μ(ὲν) ἡ Ἶρις λέγουσα πρεπόντως ἔχει εἰ δὲ ὁ υἱὸς πατρί ἀπρεπῶςmiddot ἔδει γ(ὰρ) λέγειν lsquoὦ πάτερrsquo

Aristarque atheacutetise ces vers drsquoune part parce que jamais Iris ne prend les traits de quelqursquoun drsquoautre lorsqursquoelle est envoyeacutee par Zeus mais au contraire elle se preacutesente toujours en personne Drsquoautre part le fait qursquoelle joue ce rocircle est invraisemblable car si Iris a eacuteteacute introduite uniquement pour dire que ltles Grecsgt approchaient alors Politegraves aurait pu faire cela lui-mecircme Mais si crsquoest dans le but de faire sortir de la ville ceux qui nrsquoosaient pas sortir auparavant alors qursquoIris livre son message telle qursquoelle a eacuteteacute envoyeacutee par Zeus Il est eacutevident qursquoHomegravere lorsqursquoil donne agrave un personnage lrsquoapparence drsquoun autre lui attribue aussi des paroles convenant agrave cette autre personne Drsquoailleurs le deacutebut du discours nrsquoest pas approprieacute agrave Politegraves il outrepasse son rang Car Iris dit laquo Ah vieillard tu nrsquoas donc plaisir qursquoaux propos sans fin  raquo Cela est approprieacute dans la bouche drsquoIris mais non dans celle drsquoun fils srsquoadressant agrave son pegravere Il aurait fallu dire laquo Ocirc mon pegravere raquo (schol pap Il 2791-5)

Ailleurs Aristarque rejette une leccedilon de Zeacutenodote sous preacutetexte que lrsquoeacutepithegravete qursquoil attribue

aux Muses nrsquoest jamais utiliseacutee pour les femmes grecques chez Homegravere

Ὀλύμπια δώματrsquo ἔχουσα ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo Ὀλυμπιάδες βαθύκολποι raquo οὐδέποτε δὲ τὰς Ἑλληνίδας γυναῖκας βαθυκόλπους εἴρηκεν ὥστε οὐδὲ τὰς Μούσας

laquo ltMusesgt qui habitez les demeures de lrsquoOlympe raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo habitantes de lrsquoOlympe aux ceintures profondes raquo Mais Homegravere nrsquoappelle jamais les femmes grecques laquo aux ceintures profondes raquo de sorte qursquoil nrsquoappelle pas les Muses ainsi non plus (schol A Il 2484 Ariston)

Ici Aristarque nrsquoadmet que partiellement lrsquoeacutequivalence poeacutetique entre personnages divins et

humains eacutetant donneacute que lrsquoeacutepithegravete en question apparaicirct trois fois dans le texte homeacuterique pour

qualifier les Troyennes cette eacutetrange remarque semble impliquer que les diviniteacutes peuvent certes

partager certaines qualiteacutes avec les mortels mais uniquement ceux de race grecque

Une exception possible agrave la toleacuterance drsquoAristarque face agrave lrsquoanthropomorphisme des diviniteacutes

homeacuteriques est constitueacutee par le ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade ougrave Atheacutena monte aux cocircteacutes de

Diomegravede sur un char lequel craque sous leur poids car srsquoexclame le narrateur laquo il porte une si

terrible deacuteesse et un tel heacuteros raquo Dans son commentaire agrave ce passage G S Kirk348 suggegravere que

crsquoest la repreacutesentation excessivement mateacuterielle de la deacuteesse qui aurait choqueacute Aristarque dans

348 Kirk 1985 II 146

176

ces vers laquo It was probably the theological implications of Athenarsquos sheer weight that distressed

him raquo Cela ne correspond toutefois pas agrave ce qui est rapporteacute dans la scholie concerneacutee

ἀθετοῦνται στίχοι δύο ὅτι οὐκ ἀναγκαῖοι καὶ γελοῖοι καί τι ἐναντίον ἔχοντες τί γάρ εἰ χείριστοι ἦσαν ταῖς ψυχαῖς εὐειδεῖς δὲ καὶ εὔσαρκοι

Les deux vers sont atheacutetiseacutes parce qursquoils ne sont pas neacutecessaires mais ridicules et ils contiennent un eacuteleacutement contradictoire Car qursquoen serait-il srsquoils eacutetaient miseacuterables par leur acircme mais beaux et robustes (schol A Il 5838-9 Ariston)

La nature exacte de la contradiction que croit relever Aristarque nrsquoest pas tregraves explicite mais

la meilleure interpreacutetation semble ecirctre la suivante Aristarque srsquooppose au rapprochement que

fait le poegravete entre les qualiteacutes morales drsquoAtheacutena (δεινή) et de Diomegravede (ἄριστον) et leur force

physique avanccedilant qursquoil serait tout agrave fait possible qursquoun personnage meacutediocre soit doteacute drsquoun

physique avantageux Aristarque voit donc dans le vers 839 qui lie le craquement du char agrave

lrsquoexcellence des deux personnages une implication laquo ridicule raquo et prend position en faveur de

lrsquoatheacutetegravese puisque ces vers ne sont par ailleurs pas neacutecessaires au reacutecit Loin drsquoavoir une teneur

theacuteologique ce commentaire traite au contraire en un seul bloc la relation entre les qualiteacutes

morales et la beauteacute chez lrsquoun et lrsquoautre des personnages lrsquoun divin et lrsquoautre humain Lrsquoobjection

drsquoAristarque srsquoapplique autant agrave Diomegravede qursquoagrave Atheacutena encore une fois les caracteacuteristiques des

hommes et des dieux sont homogegravenes

(f) Conclusion

Comme crsquoest le cas chez Aristote il faut convenir que lrsquoanti-alleacutegorisme drsquoAristarque est tout

au plus implicite crsquoest-agrave-dire qursquoil est davantage reconnaissable par lrsquoomission (significative) de

la lecture alleacutegorique ou encore par des prises de position marquant un contraste clair avec ce

type de lecture que par des discussions theacuteoriques sur la meacutethode alleacutegorique en tant que telle

Mais ce caractegravere implicite ne diminue pas pour autant la parenteacute intellectuelle drsquoAristote et

drsquoAristarque et il est raisonnable de baser sur ce rejet commun de lrsquoalleacutegorie lrsquoideacutee que le savoir

peacuteripateacuteticien devait ecirctre passeacute agrave Alexandrie349 Encore une fois il faut rappeler que crsquoest la

populariteacute geacuteneacuterale de lrsquoalleacutegoregravese aupregraves des critiques anciens chez qui on a parfois

lrsquoimpression qursquoelle constituait presque la lecture la plus naturelle qui rend aussi significative

349 Cf Hintenlang 1961 140

177

lrsquoabstention ostentatoire de lrsquoalleacutegoregravese qui caracteacuterise les deux eacutecoles qui font lrsquoobjet de cette

eacutetude

Section (ii) Les limites du litteacuteralisme

La formulation de la scholie D examineacutee ci-haut (section (i)a) ougrave Aristarque exprime sa

meacutefiance envers ceux qui laquo eacutelaborent agrave lrsquoexteacuterieur de ce qursquoa dit le poegravete raquo ne doit pas faire croire

qursquoil encourage par lagrave le lecteur agrave un litteacuteralisme strict Bien au contraire ses commentaires

reacutevegravelent le plus souvent une attitude interpreacutetative remarquablement eacutequilibreacutee et font preuve

drsquoune flexibiliteacute qui ne peut qursquoecirctre le reacutesultat de la reconnaissance drsquoun statut particulier au

discours du poegravete Les sections suivantes seront consacreacutees agrave exemplifier certains traits de la

critique drsquoAristarque par lesquels il se deacutemarque de la lecture excessivement litteacuterale qui

caracteacuterise nombre de ses contemporains

(a) La corde de la guerre

Dans la section preacuteceacutedente il a eacuteteacute question agrave quelques reprises du contraste offert entre les

interpreacutetations de Crategraves et drsquoAristarque sur diverses questions Dans le cas qui va suivre ougrave on

trouve eacutegalement un tel contraste les rocircles se voient en quelque sorte inverseacutes Aristarque

adoptant une lecture leacutegegraverement plus audacieuse que celle de Crategraves Les vers homeacuteriques

commenteacutes sont les suivants

τοὶ δ ἔριδος κρατερῆς καὶ ὁμοιΐου πτολέμοιο

πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροισι τάνυσσαν

ἄρρηκτόν τ ἄλυτόν τε τὸ πολλῶν γούνατ ἔλυσεν

Et ainsi ils tendaient la corde de la violente querelle et de la guerre eacutegale en alternance vers les uns et les autres ndash la corde incassable indeacutenouable qui deacutenoua les genoux de nombreux hommes (Il 13358-60)

Comme il est clair drsquoapregraves le contexte du passage ce sont Zeus et Poseacuteidon qui tirent la

laquo corde raquo de la guerre laquo eacutegale raquo les dieux entretiennent une situation stagnante rendant lrsquoissue de

la guerre indeacutecidable en raison du succegraves octroyeacute alternativement aux Troyens et aux Acheacuteens

178

Pour Crategraves toutefois les sujets du verbe τάνυσσαν sont non pas les dieux mais les deux

armeacutees

ὁ Ποσειδῶν καὶ ὁ Ζεὺς τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ τοῦ πολέμου συμπλέξαντες ἥπλωσαν αὐτὸ ἐπ ἀμφοτέρων τῶν στρατιωτῶν Κράτης δὲ ἐπὶ τῶν στρατευμάτων φησίνmiddot οἱ Τρῶες γὰρ καὶ οἱ Ἕλληνες

Poseacuteidon et Zeus ayant attacheacute ensemble les deux bouts de la corde celui de la querelle et celui de la guerre ont deacuteployeacute la corde sur les deux groupes de soldats Mais selon Crategraves Homegravere parle des armeacutees car ce sont les Troyens et les Grecs ltqui tirent la cordegt (schol T Il 13358-60b ex)

Lrsquointerpreacutetation qui preacutecegravede celle de Crategraves et qui deacutecrit une sorte de lasso entourant les deux

armeacutees est attribueacutee agrave Aristarque dans drsquoautres scholies

laquo πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροισι τάνυσσαν raquo διχῶς Ἀρίσταρχος καὶ laquo ἐπ ἀλλήλοισιν raquo ἓν δὲ δι ἀμφοτέρων τὸ λεγόμενον ὅτι ὁ Ποσειδῶν καὶ ὁ Ζεὺς τὸν πόλεμον τῇ ἔριδι συνέδησαν τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ πάλιν τὸ τοῦ πολέμου λαβόντες καὶ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροις ὥσπερ οἱ τὰ ἅμματα ποιοῦντες τόδε ἐπὶ τόδε οὕτως Ἀρίσταρχος

laquo ils tendaient la corde en alternance vers les uns et les autres raquo Selon Aristarque il y a une deuxiegraveme leccedilon possible laquo les uns contre les autres raquo Mais dans lrsquoun et lrsquoautre cas ce qui est dit est la mecircme chose Poseacuteidon et Zeus ont attacheacute la guerre agrave la querelle ayant pris le bout avec la querelle et ensuite celui de la guerre puis les ayant croiseacutes lrsquoun dans lrsquoautre comme ceux qui font des noeuds mettant ceci agrave travers ceci Crsquoest lrsquoexplication drsquoAristarque (schol A Il 13359a Did)

ἡ διπλῆ ὅτι παραλληγορεῖ δύο πέρατα ὑποτιθέμενος ἕτερον μὲν ἔριδος ἕτερον δὲ πολέμου ἐξαπτόμενα κατ ἀμφοτέρων τῶν στρατευμάτων

La diplecirc parce que le poegravete fait une sorte drsquoalleacutegorie350 il suppose qursquoil y a deux bouts de corde lrsquoun celui de la querelle lrsquoautre celui de la guerre et qursquoils sont attacheacutes aux deux armeacutees (schol A Il 13359a Ariston)

Or cette interpreacutetation est reprise mot pour mot par Eustathe qui sans mentionner que sa

source est Aristarque qualifie le passage homeacuterique agrave la fois de laquo meacutetaphore raquo et laquo drsquoalleacutegorie

rheacutetorique raquo

Ἡ δὲ μεταφορὰ γέγονεν εἰς τὴν μάχην ἀπὸ τῶν ἐν τοῖς σχοίνοις ἢ τοῖς ἱμᾶσι δεσμῶν ἃ δήσαντές τινες ἐξ ἄκρων εἶτα διαστάντες τανύουσιν ὡς ἂν ὁ δεσμὸς πυκνωθεὶς καὶ σφιγχθεὶς ἀσφαλισθῇ Παλαιὸς δὲ τίς φησιν οὕτωmiddot πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἀντὶ τοῦ μάχην παρατείναντες ἀπὸ τῶν ἐπιπλεκομένων σχοινίων κατὰ τὰ πέρατα [hellip] διὸ καὶ ἀλληγορικὴ ἡ παραβολή μᾶλλον δ αὐτόχρημα ῥητορικὴ ἀλληγορία τῇ συνδέσει τῆς ἔριδος καὶ τοῦ

350 Il est impossible de deacutecider si παραλληγρορεῖ (un hapax) a un sens diffeacuterent de la forme simple ἀλληγρορεῖ ni si lrsquousage de ce verbe remonte vraiment agrave Aristarque ou si Aristonicos paraphrase ce dernier (cf Nuumlnlist 2011 114)

179

πολέμου δηλοῦσα τὸ ἄλυτον τῆς τοῦ πολέμου συμπλοκῆς ἵνα νοηθεῖεν σωματικῶς ἄμφω δεθέντα ἡ ἔρις δηλαδὴ καὶ ὁ πόλεμος τανυσθῆναι καὶ οἷον ἐπιρριφῆναι τοῖς μαχομένοις μέρεσι καὶ ἑτέρως δὲ εἰπεῖν ῥητορικῶς ὁ τόπος ἠλληγόρηται ὡς μεταφέρων ἐπὶ τὴν μάχην τὰ κατὰ κυριολεξίαν ἴδια τοῦ τῶν σχοίνων δεσμοῦ τὸ πεῖραρ ὅ ἐστι τὸ πέρας τὴν κατὰ δεσμὸν ἐπάλλαξιν τὸν τανυσμόν τὸ ἄρρηκτον τὸ ἄλυτον ἵνα λέγῃ τρόπον τινα ὡς ὁ Ζεὺς καὶ ὁ Ποσειδῶν τὸν πόλεμον τῇ ἔριδι συνέδησαν τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ αὖ τὸ τοῦ πολέμου πέρας ὁμοῦ λαβόντες καὶ πρὸς ἄλληλα ἐπαλλάξαντες ὡς οἱ τὰ ἅμματα τόδε ἐπὶ τόδε ποιοῦντες ὥς φασιν οἱ παλαιοί

La meacutetaphore deacutesignant la bataille est construite par comparaison avec les noeuds des cordes et des laniegraveres certains les attachent agrave partir des extrecircmiteacutes puis les seacuteparent et tirent jusqursquoagrave ce que le noeud eacutepais et bien resserreacute soit solide Et un Ancien dit ceci le poegravete dit laquo tirant la corde raquo au sens de laquo prolonger la bataille raquo par comparaison avec les cordes entrecroiseacutees agrave partir des bouts [hellip] Crsquoest pourquoi la comparaison est alleacutegorique ou plutocirct il srsquoagit preacuteciseacutement drsquoune alleacutegorie rheacutetorique avec le noeud de la querelle et la guerre elle signifie le caractegravere indeacutenouable de la mecircleacutee guerriegravere afin que lrsquoon imagine de faccedilon concregravete que les deux choses lieacutees soit la querelle et la guerre sont tendues et pour ainsi dire jeteacutees sur les partis en lutte Autrement dit lrsquoideacutee a eacuteteacute exprimeacutee rheacutetoriquement comme une alleacutegorie en transfeacuterant agrave la bataille les choses qui dans un contexte litteacuteral sont propres au fait de lier des cordes la corde crsquoest-agrave-dire le bout de la corde lrsquoentrecroisement du noeud la tension le caractegravere incassable et indeacutenouable Ainsi il dit drsquoune certaine maniegravere que Zeus et Poseacuteidon ont attacheacute la guerre agrave la querelle ayant pris ensemble le bout avec la querelle ainsi que celui de la guerre puis les ayant croiseacutes lrsquoun vers lrsquoautre comme ceux qui font des noeuds mettant ceci agrave travers ceci drsquoapregraves ce que disent les Anciens (Eust Il 348434-48518)

Il nrsquoy a pas de doute que les laquo Anciens raquo auxquels la derniegravere phrase fait allusion deacutesignent

Aristarque comme le montre lrsquoeacutetroite proximiteacute textuelle avec la scholie drsquoAristonicos citeacutee plus

haut Ce passage tend donc agrave confirmer lrsquoavis de Cucchiarelli sur la correspondance entre

meacutetaphore et alleacutegorie rheacutetorique chez Aristarque (cf supra) Le caractegravere hautement imageacute de

ces vers nrsquoa donc pas eacutechappeacute agrave Aristarque mecircme si son interpreacutetation particuliegravere de la

meacutetaphore homeacuterique srsquoavegravere erroneacutee dans le deacutetail Ayant compris πεῖραρ au sens drsquoextreacutemiteacute

(au lieu de corde) et ἐπαλλάξαντες au sens drsquoentrecroiser (au lieu drsquoalterner) il a naturellement

imagineacute la forme drsquoun lasso enserreacutees dans lequel les deux armeacutees sont preacutecipiteacutees laquo lrsquoune contre

lrsquoautre raquo (drsquoougrave la variante ἐπ ἀλλήλοισιν pour ἐπ ἀμφοτέροισι) Crategraves qui imagine pour cette

scegravene une corde tendue dans les directions de lrsquoune et lrsquoautre armeacutees se rapproche davantage de

lrsquointerpreacutetation correcte sinon qursquoil attribue aux armeacutees plutocirct qursquoaux dieux ce jeu de tir agrave la

corde meacutetaphorique

180

(b) κατὰ τὸ σιωπώμενον

En deacutepit de la prescription soi-disant geacuteneacuterale eacutenonceacutee dans la scholie D au vers Il 5385

Aristarque dans un certain type de situation va jusqursquoagrave deacutefendre explicitement la neacutecessiteacute pour

le lecteur de laquo sortir raquo de laquo ce qursquoa dit le poegravete raquo en y devinant par lui-mecircme ce qui nrsquoa pas eacuteteacute dit

mais qui doit neacuteanmoins ecirctre compris En de nombreuses occasions il invoque ainsi le principe

critique de lrsquoimplicite le plus souvent deacutesigneacute par lrsquoexpression κατὰ τὸ σιωπώμενον Cet

argument dont lrsquousage par Aristarque et par les scholiastes est bien documenteacute sert agrave expliquer

qursquoun eacuteveacutenement particulier du reacutecit srsquoest produit laquo en silence raquo crsquoest-agrave-dire sans avoir eacuteteacute

repreacutesenteacute ou narreacute par le poegravete Dans certains cas ougrave les eacuteveacutenements omis sont insignifiants le

recours agrave cet argument paraicirct superflu Mais lorsque les omissions sont suffisamment

remarquables pour troubler le lecteur le principe de lrsquoimplicite devient parfois neacutecessaire afin de

garantir lrsquointeacutegriteacute du texte et preacutevenir lrsquoatheacutetegravese

Des exemples nombreux de lrsquousage de ce principe par Aristarque se trouvent chez Meinel

(1915 8-21) et Nuumlnlist (2009 157-63) Ce qui mrsquoimporte ici est de souligner les deux eacuteleacutements

faisant en sorte que lrsquoon peut dire que ce principe aristarquien a des eacutechos peacuteripateacuteticiens

Premiegraverement Aristarque fait reacuteguliegraverement appel agrave ce principe dans des contextes

zeacuteteacutematiques crsquoest-agrave-dire dans le but de reacutegler ce qui apparaicirct comme un problegraveme narratif

Lrsquoimportance de ce problegraveme semblait dans bien des cas suffisante pour justifier une atheacutetegravese de

la part de Zeacutenodote On peut avancer les deux exemples suivants qui sont tout agrave fait

repreacutesentatifs

1 (Zeus et Heacutera conversent lrsquoun avec lrsquoautre Or aux derniegraveres nouvelles (cf Il 1579) Heacutera

se trouvait sur lrsquoOlympe et Zeus sur le mont Ida)

Ἥρην δὲ προσέειπεν ὅτι Ζηνόδοτος καθόλου περιγράφει τὴν ὁμιλίαν τοῦ Διὸς καὶ τῆς Ἥρας οὐκ αἰσθόμενος ὅτι πολλὰ κατὰ συμπέρασμα λέγει ὁ ποιητὴς σιωπωμένως γεγονότα καὶ οὐ δέον ἐπιζητεῖν πῶς ἡ μικρὸν ἔμπροσθεν ἐπὶ τὸν Ὄλυμπον παρακεχωρηκυῖα νῦν ἐπὶ τῆς Ἴδης ἐστίν

laquo Il dit agrave Heacutera raquo ltla diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote condamne globalement la conversation entre Zeus et Heacutera [ie les vers 16432-58] ne se rendant pas compte que le poegravete raconte beaucoup de choses qui se sont produites tacitement en mentionnant la fin de lrsquoaction seulement et qursquoil ne faut pas chercher agrave savoir comment Heacutera qui srsquoeacutetait retireacutee peu auparavant sur lrsquoOlympe se trouve maintenant sur lrsquoIda (schol A Il 16432a Ariston)

181

2 (Pacircris raconte agrave Hector qursquoHeacutelegravene laquo par des mots apaisants raquo lrsquoa encourageacute agrave retourner au

combat Or la derniegravere fois ougrave on lrsquoa entendue (3427-36) les paroles drsquoHeacutelegravene agrave lrsquoendroit de

Pacircris eacutetaient tregraves dures)

νῦν δέ με παρειποῦσ ἄλοχος μαλακοῖς ἐπέεσσιν ὅτι οὐ κατὰ τὸ ῥητὸν παραγήοχε τὴν παραμυθίαν δεῖ δὲ κατὰ τὸ σιωπώμενον νοῆσαιmiddot διὸ καὶ εὑρίσκεται περὶ τὰ ὅπλα ἀσχολούμενος

laquo Agrave cette heure par des mots apaisants raquo ltla diplecirc gt parce que dans le texte elle ne lui donne pas cet encouragement il faut penser qursquoil srsquoest passeacute implicitement Crsquoest pour la mecircme raison ltqursquoHectorgt trouve ltPacircrisgt en train de srsquooccuper de ses armes [scil alors que dans la derniegravere scegravene il eacutetait au lit avec Heacutelegravene] (schol A Il 6337a Ariston)

Le recours au κατὰ τὸ σιωπώμενον ici comme ailleurs constitue donc un mode de solution

par naturalisation de la part drsquoAristarque crsquoest-agrave-dire suivant la deacutefinition de R Scodel (1999

20) la creacuteation drsquohypothegraveses explicatives servant agrave la fois agrave combler des lacunes narratives et agrave

justifier certaines invraisemblances Or ce mode de solution est caracteacuteristique de la meacutethode

drsquoAristote dans une grande proportion des fragments conserveacutes de ses Questions homeacuteriques

bien que ces fragments portent plus souvent sur des problegravemes de vraisemblance que sur des

omissions (et pourtant ces deux types de problegraveme se rejoignent preacuteciseacutement dans la mesure ougrave

ils sont semblablement reacutegleacutes par le recours agrave une explication omise par le poegravete)

Entre plusieurs exemples possibles on peut penser au suivant dont il a deacutejagrave eacuteteacute fait

briegravevement mention preacuteceacutedemment Il srsquoagit toutefois de lrsquoun des passages les plus ardus du

corpus fragmentaire des Questions homeacuteriques drsquoAristote en raison des dommages eacutevidents

subis par le texte Mises agrave part quelques corrections je donne ici le texte de lrsquoeacutedition la plus

reacutecente (identique agrave peu de chose pregraves agrave celui de Schrader) en en modifiant toutefois la

ponctuation agrave lrsquooccasion351

περὶ τούτων τῶν ἐπῶν ἠπόρησεν ὁ Ἀριστοτέλης τοιαῦταmiddot διὰ τί ὁ Κάλχας εἰ μὲν οὐδὲν ἦν τέρας τὸ γινόμενον ἐξηγεῖται ὡς τέρας τί γὰρ ἄτοπον ὑπὸ ὄφεως στρουθοὺς κατέδεσθαι ἢ τούτους ὀκτὼ εἶναι περὶ δὲ τοῦ λίθον γενέσθαι οὐδὲν λέγει ὃ ἦν μέγα

εἰ μὴ ἄρα εἰς τὸν ἀπόπλουν ἐσήμαινεν ὥς τινές φασιν οὐκ ἔδει δὲ ἀναμνῆσαιmiddot εἰκὸς γὰρ ἦν ὑπολαβεῖν καὶ εἰ μή τις ἔλεγε

351 La ponctuation de ce texte et la traduction qui lrsquoaccompagne ne rendent pas un sens satisfaisant Cela est drsquoailleurs le cas de toute la traduction de MacPhail qui est souvent inadeacutequate voire incoheacuterente

182

καὶ εἰ τότε ἀξίως ἔλεξε τοῦτο ὅτι οὐδὲ ἀπέδωκεν τὰ ἔτη τὸ τέρας352middot ἐνάτη γὰρ ἦν ἡ μήτηρ δεκάτῳ δὲ τὸ Ἴλιον ἥλω

φησὶν οὖν μὴ εἰς τὸν νόστον εἰρῆσθαι τὰ περὶ τῆς ἀπολιθώσεως τοῦ δράκοντος διὸ οὐδ ἐποίησε λέγονταmiddot οὔτε γὰρ πάντες ἄνοστοι ἐγένοντο γελοῖός τ ἂν ἦν οὐκ ἀποτρέπων τοῦ πλοῦ ἀλλὰ πλεῖν προτρεπόμενος οὓς ἐδήλου τὰ σημεῖα μὴ ἐπανήξειν

μήποτ οὖν φησί τὸ σημεῖον τὸ λίθον γενέσθαι βραδυτῆτος σημεῖον ἦν ὅπερ ἤδη ἐγεγόνει καὶ οὐκέτ ἦν φοβερόν

ἐλήφθη δὲ ἐν ἔτεσιν ἐννέα (τοῦ δεκάτου γὰρ ἔτους ἀρχομένου ἐγένετο) ἀριθμεῖ δὲ τὰ ὁλόκληρα ἔτη ὥστε συνᾴδει ὀρθῶς ὁ ἀριθμὸς τῶν ἀπολωλότων καὶ τῶν ἐτῶν

[Problegraveme 1] Aristote srsquointerroge de la faccedilon suivante au sujet de ces vers Pourquoi si ce qui srsquoest produit nrsquoest aucunement un preacutesage Calchas lrsquointerpregravete-t-il comme un preacutesage (car qursquoy a-t-il drsquoeacutetrange agrave ce que des moineaux soient deacutevoreacutes par un serpent ou agrave ce qursquoils soient au nombre de huit ) tandis qursquoil ne dit rien au sujet du changement en pierre ce qui eacutetait ltveacuteritablementgt extraordinaire

[Solution possible au problegraveme 1 de source anonyme] Agrave moins bien sucircr qursquoil ne lrsquoait interpreacuteteacute par rapport au retour en Gregravece comme le disent certains et qursquoil nrsquoeacutetait pas neacutecessaire de le mentionner car il eacutetait probable qursquoon le supposerait mecircme si personne nrsquoen parlait

[Problegraveme 2] ltAristote se demandegt aussi si ltCalchasgt a parleacute correctement agrave cette occasion car le preacutesage ne donne pas non plus le ltbon nombregt drsquoanneacutees En effet la megravere des oiseaux eacutetait la neuviegraveme mais Ilion fut prise agrave la dixiegraveme anneacutee

[Reacutefutation de la solution anonyme au problegraveme 1] Aristote dit donc que les eacuteveacutenements autour de la peacutetrification du serpent nrsquoont pas eacuteteacute expliqueacutes en reacutefeacuterence au retour des Grecs et crsquoest pourquoi Homegravere nrsquoa pas non plus fait dire cela agrave Calchas En effet ce ne sont pas tous les Grecs qui furent priveacutes du retour et ltCalchasgt aurait eacuteteacute ridicule drsquoinciter au deacutepart au lieu de les en dissuader ceux-lagrave pour qui les signes annonccedilaient qursquoils ne reviendraient pas du voyage

[Solution au problegraveme 1] Peut-ecirctre donc dit-il que ce signe cette transformation en pierre eacutetait un signe de lenteur soit de quelque chose qui srsquoeacutetait deacutejagrave produit et qui nrsquoeacutetait plus un motif de crainte

[Solution au problegraveme 2] Et la ville fut prise en neuf anneacutees (car cela se produisit alors que commenccedilait la dixiegraveme anneacutee) Mais il tient compte des anneacutees compleacuteteacutees de sorte que le nombre drsquooiseaux morts est en bon accord avec celui des anneacutees (fr 145 Rose = Porph QHI ad 2305-29 2-11 MacPhail)

Je me dois drsquoabord de commenter briegravevement le contenu de ce texte complexe ainsi que la

traduction que jrsquoen offre laquelle diffegravere sur certains points drsquoimportance des traductions

existantes Comme il apparaicirct clairement drsquoapregraves les divisions en six parties que jrsquoy ai inseacutereacutees ce

passage preacutesente deux problegravemes relatifs agrave lrsquoeacutepisode homeacuterique en question Pour le premier

352 Jrsquoadopte pour cette phrase les corrections de Rose deacutefendues agrave juste titre par Breitenberger 2006 381

183

problegraveme deux solutions sont offertes celle drsquoindividus anonymes (τινες) et celle drsquoAristote que

preacutecegravede une reacutefutation de la solution anonyme Pour le second problegraveme une seule solution est

offerte (vraisemblablement celle drsquoAristote)

La pire difficulteacute du texte se situe au quatriegraveme paragraphe ougrave sont preacutesenteacutees les deux

raisons pour lesquelles Aristote rejette lrsquoideacutee deacutefendue par certains que la peacutetrification

symbolise le retour par bateau de lrsquoarmeacutee grecque La premiegravere est que la preacutediction serait dans

les faits reacutefuteacutee puisque laquo ce ne sont pas tous les hommes qui furent priveacutes de retour raquo Au regard

de cette objection drsquoAristote on peut penser que les auteurs de la premiegravere solution proposeacutee

avaient reacutealiseacute un rapport de correspondance symbolique entre laquo peacutetrification raquo et laquo mort raquo Cette

correspondance se basait probablement sur le fait que la tradition mythographique (incluant

lrsquoOdysseacutee) rapportait un nombre important de guerriers disparus apregraves la guerre victimes de

diverses circonstances malheureuses lors du voyage de retour ndash des malheurs qui auraient donc

laquo peacutetrifieacute raquo (autrement dit arrecircteacute) ces hommes au milieu du voyage

La seconde raison drsquoAristote est exprimeacutee de faccedilon beaucoup plus ambigueuml γελοῖός τ ἂν ἦν

οὐκ ἀποτρέπων τοῦ πλοῦ ἀλλὰ πλεῖν προτρεπόμενος οὓς ἐδήλου τὰ σημεῖα μὴ ἐπανήξειν

Selon la paraphrase de F Montanari353 dans lrsquohypothegravese ougrave le preacutesage annonccedilait la mort des

Grecs apregraves le deacutepart de Troie crsquoest Ulysse qui aurait eacuteteacute laquo ridicule raquo (crsquoest-agrave-dire maladroit ou

contre-productif) laquo en incitant au deacutepart (πλεῖν) les hommes auxquels il tentait de montrer les

motifs (σημεῖα) de rester raquo Pourtant mecircme en adoptant lrsquohypothegravese peacutetrification = ἀπόπλους il

nrsquoy a rien qui suggegravere que le reacutecit drsquoUlysse pourrait avoir un tel effet sur lrsquoarmeacutee et lrsquoobjection

drsquoAristote nrsquoaurait aucun sens Bien au contraire lrsquoomission de lrsquointerpreacutetation (deacutefavorable) de

la peacutetrification du serpent dans le discours drsquoUlysse serait alors tout agrave fait explicable par son deacutesir

de retenir les hommes en neacutegligeant volontairement de leur rappeler les preacutedictions funestes de

Calchas concernant la suite des eacuteveacutenements apregraves la prise de Troie

La traduction de B Breitenberger est en apparence identique agrave la mienne (je traduis sa

traduction) laquo Il aurait eacuteteacute ridicule de ne pas empecirccher mais plutocirct drsquoinciter au deacutepart les

hommes condamneacutes par un preacutesage agrave ne pas revenir chez eux raquo Toutefois le commentaire qui

353 Montanari 2008 240 laquo Sarebbe ridiculo che Odisseo in qualche modo invitasse alla partenza gli uomini ai quali stava mostrando i motivi per restare raquo

184

lrsquoaccompagne montre que Breitenberger comprend le texte drsquoune faccedilon semblable agrave Montanari

crsquoest-agrave-dire en supposant que crsquoest Ulysse et non Calchas qui srsquoaveacutererait laquo ridicule raquo dans

lrsquohypothegravese ougrave la peacutetrification serait un symbole du retour pour Breitenberger Aristote

srsquoopposerait ainsi agrave lrsquoeacutequation peacutetrification = ἀπόπλους laquo en raison de la situation deacutecrite au

chant deux de lrsquoIliade ougrave la mention de cette interpreacutetation du preacutesage aurait eacuteteacute dommageable

puisqursquoUlysse aurait difficilement pu dissuader les Acheacuteens drsquoun deacutepart preacutecoce srsquoils devaient

craindre de ne plus pouvoir rentrer chez eux raquo354 Breitenberger semble ici avoir oublieacute qursquoUlysse

omet preacuteciseacutement de mentionner lrsquointerpreacutetation de la peacutetrification et que par conseacutequent son

discours nrsquoa rien de laquo kontraproduktiv raquo PuisqursquoUlysse ne dit justement rien du tout au sujet de la

peacutetrification ce nrsquoest pas sur la base du comportement drsquoUlysse qursquoAristote aurait eu des raisons

de srsquoopposer agrave lrsquoeacutequation peacutetrification-retour mais bien sur la base du comportement de Calchas

crsquoest ce dernier qui aurait ducirc dissuader lrsquoarmeacutee grecque de partir pour Troie

Par ailleurs ma traduction srsquoimpose eacutegalement en raison de certains deacutetails dans le choix des

mots qui laissent croire qursquoil est question ici du comportement de Calchas agrave Aulis et non de celui

drsquoUlysse agrave Troie σημεῖα dans le contexte signifie plus naturellement laquo signes preacutesages raquo que

laquo motifs raquo (dans lrsquointerpreacutetation de Montanari) et il semble que la navigation (πλοῦ πλεῖν) dont

il est ici question doit faire reacutefeacuterence au deacutepart pour Troie et non au retour de Troie (que les

Anciens deacutesignaient habituellement par les mots ἀπόπλους et ἀποπλεῖν)

Suivant ma traduction lrsquoexplication laquo naturaliste raquo drsquoAristote consiste donc agrave combler une

omission importante de la part du poegravete la peacutetrification du serpent eacutetant un symbole non pas du

retour mais bien des longues anneacutees de guerre eacutecouleacutees il eacutetait inutile de la part drsquoUlysse de

revenir sur cet eacuteleacutement preacutecis du preacutesage On note que cette explication tient compte de la

diffeacuterence temporelle entre lrsquoeacutepisode agrave Aulis ougrave lrsquointerpreacutetation avait eacuteteacute donneacutee par Calchas et

la situation laquo actuelle raquo ougrave Ulysse rappelle cet eacutepisode aux Acheacuteens une dizaine drsquoanneacutees plus

tard agrave un moment donc ougrave les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification sont passeacutes Aristote

suppose donc que mecircme si Calchas srsquoeacutetait originellement exprimeacute sur le sens de la peacutetrification

Ulysse qui cite pourtant Calchas au discours direct omet de reacutepeacuteter cette partie de son

354 Breitenberger 2006 382 laquo im Hinblick auf die in Ilias II geschilderte Situation in der die Erwaumlhnung einer solchen Deutung kontraproduktiv gewesen waumlre da Odysseus die Achaier kaum an der vorzeitigen Abfahrt haumltte hindern koumlnnen wenn sie befuumlrchten mussten gar nicht mehr nach Hause zuruumlckkehren zu koumlnnen raquo

185

interpreacutetation parce que son contenu nrsquoest plus pertinent Il nrsquoest donc pas neacutecessaire de croire

comme le fait Breitenberger (2006 382) qursquoAristote explique le preacutesage agrave lrsquoaide drsquoeacuteleacutements

laquo externes au poegraveme raquo laissant sans solution le problegraveme du silence de Calchas agrave Aulis

Remarquablement une note drsquoAristarque souligne eacutegalement la diffeacuterence non pas

temporelle mais locale entre le discours original de Calchas et le rappel qursquoen fait Ulysse (la

scholie fait allusion au fait qursquoUlysse en citant Calchas deacuteclare que les Grecs doivent rester non

pas laquo lagrave-bas raquo mais laquo ici raquo)

ὅτι τὸν τοῦ Κάλχαντος λόγον μεταλαβὼν ἐποίησεν ἐπὶ τῆς Αὐλίδος αὐτὸς ὢν ἐπὶ τῆς Τροίαςmiddot διὸ κέχρηται τῷ αὖθι τοπικῷ ἀντὶ τοῦ αὐτόθι ὅπου νῦν ἐσμεν

ltLa diplecircgt parce qursquoUlysse reproduit le discours de Calchas en le transfeacuterant drsquoAulis puisqursquoil est lui-mecircme agrave Troie Crsquoest pourquoi il utilise lrsquoadverbe de lieu laquo ici raquo au sens de laquo ici-mecircme raquo laquo lagrave ougrave nous nous trouvons raquo (schol A Il 2328b Ariston)

Il nrsquoest pas impossible que cette remarque en apparence insignifiante ait originellement fait

partie drsquoune discussion plus large sur la diffeacuterence de points de vue entre les paroles de Calchas

et la narration qursquoen fait Ulysse

Pour en revenir au zecirctecircma il faut reconnaicirctre que la solution qursquoen donne Aristote exige un

effort de naturalisation qui peut paraicirctre excessif en raison de lrsquoimportance des lacunes devant

ecirctre combleacutees Aussi il est inteacuteressant de noter qursquoen lrsquooccurrence Aristarque qui srsquoest aussi

occupeacute de ce passage a choisi de modifier le texte Ceci constitue drsquoailleurs un bon exemple de la

diffeacuterence essentielle qui caracteacuterise les activiteacutes drsquoAristote et drsquoAristarque en tant que critiques

le second ayant agrave sa porteacutee un outil (lrsquoatheacutetegravese) dont le premier est deacutepourvu355

La position drsquoAristarque sur ce problegraveme est contenue dans les scholies aux vers homeacuteriques

suivants (je donne le texte de la vulgate)

αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ τέκνα φάγε στρουθοῖο καὶ αὐτήν

τὸν μὲν ἀρίζηλον θῆκεν θεὸς ὅς περ ἔφηνεmiddot

λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω

Mais agrave peine eut-il mangeacute les petits passereaux et leur megravere avec eux que le dieu qui lrsquoavait fait paraicirctre en fit un prodige le fils de Cronos le fourbe lrsquoavait soudain changeacute en pierre (Il 2317-19)

355 Cf supra introduction

186

Une scholie nous informe drsquoabord drsquoun deacutesaccord entre Zeacutenodote et Aristarque sur la leccedilon agrave

adopter au vers 318

ἀρίζηλον ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo ἀρίδηλον raquo καὶ τὸν ἐχόμενον προσέθηκεν ltgt τὸ γὰρ laquo ἀρίδηλον raquo ἄγαν ἐμφανές ὅπερ ἀπίθανονmiddot ὃ γὰρ θεὸς ἂν356 πλάσῃ τοῦτο ἀναιρεῖ λέγει μέντοι γε ὅτι ὁ φήνας αὐτὸν θεὸς καὶ ἄδηλον ἐποίησεν

laquo prodigieux raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo brillant raquo et ajoute357 le vers suivant ltce qui est incorrectgt car le mot ἀρίδηλον signifie quelque chose drsquoextrecircmement visible ce qui nrsquoest pas creacutedible Car ce que le dieu creacutee il le retire Drsquoailleurs il dit bien que le dieu qui lrsquoa fait apparaicirctre lrsquoa aussi rendu invisible (schol A Il 2318 Ariston)

Quant au vers 319 il doit ecirctre supprimeacute selon Aristarque

λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου παῖς ἀγκυλομήτεω ἀθετεῖταιmiddot πιθανώτερον γὰρ αὐτὸν καθάπαξ πεποιηκέναι ἀφανῆ τὸν καὶ φήναντα θεόν

laquo le fils de Cronos le fourbe lrsquoavait soudain changeacute en pierre raquo ce vers est atheacutetiseacute Car il est plus creacutedible que le dieu qursquoil lrsquoa fait apparaicirctre le fasse aussi disparaicirctre une fois pour toutes (schol T Il 2319a Ariston)

Aristarque propose ainsi une double intervention eacuteditoriale dans ce passage remplacer le

texte des manuscrits ἀρίζηλον (ou encore la suggestion quasi eacutequivalente de Zeacutenodote

ἀρίδηλον) par ἀίζηλον (laquo invisible raquo)358 et supprimer le vers relatant la transformation en pierre

Ces deux propositions sont compleacutementaires Rejetant la peacutetrification du serpent Aristarque se

devait de proposer pour le vers preacuteceacutedent une lecture coheacuterente le plus simple est selon lui de

penser que le serpent disparaicirct qursquoil devient invisible un sens qui est obtenu en supprimant une

seule lettre (ἀρίζηλον devenant ἀίζηλον) Pour Zeacutenodote au contraire la peacutetrification du

serpent ce prodige le rend particuliegraverement laquo remarquable raquo (ἀρίζηλον)

Van der Valk (1963-64 146-8) attribue lrsquointervention drsquoAristarque sur ce passage agrave un

soi-disant rejet des eacutepisodes surnaturels allant de pair avec ce que Van der Valk appelle sa

posture laquo eacutevheacutemeacuteriste raquo Mais lrsquoatheacutetegravese du vers 319 et lrsquoalteacuteration du vers 318 pourraient ecirctre

dues agrave un autre motif soit agrave la bizarre absence de toute allusion agrave la peacutetrification dans les propos

de Calchas rapporteacutes par Ulysse ndash en drsquoautres termes cette atheacutetegravese constituerait la laquo solution raquo

356 Jrsquointroduis dans le texte citeacute la correction proposeacutee par Erbse dans son apparat critique ad loc

357 Il nrsquoest pas tout agrave fait clair si le verbe προστίθημι signifie ici que Zeacutenodote a lui-mecircme inseacutereacute ce vers (= Van der Valk 1963-64 II 146-7) ou bien qursquoil lrsquoa simplement conserveacute dans son texte (= Montanari 2008 238 n1)

358 Aristarque est tregraves vraisemblablement lrsquoauteur de cette leccedilon rapporteacutee par Apollonios le Sophiste (1628-9) (cf Van der Valk 1963-64 147)

187

aristarquienne agrave un problegraveme homeacuterique deacutejagrave traiteacute par Aristote Ce problegraveme est en effet bien

reacuteel et ne relegraveve pas tant du caractegravere surnaturel de lrsquoeacuteveacutenement repreacutesenteacute comme le croit Van

der Valk que du manque de coheacuterence narrative que preacutesente lrsquoomission de Calchas359 La

solution drsquoAristote faisant appel agrave une naturalisation trop complexe Aristarque aura choisi une

meacutethode plus simple et en mecircme temps plus radicale lagrave ougrave il aurait pu agrave lrsquoinstar drsquoAristote

deacutevelopper un argument baseacute sur le σιωπώμενον Cela confirme les observations de Nuumlnlist

(2009 162-3) selon qui Aristarque nrsquouse de ce principe que de faccedilon modeacutereacutee et dans la mesure

ougrave les eacuteleacutements qui font lrsquoobjet drsquoune omission peuvent ecirctre explicables sans trop de difficulteacutes

suppleacutementaires

Le second rapprochement qui peut ecirctre fait entre lrsquousage du κατὰ τὸ σιωπώμενον et la theacuteorie

peacuteripateacuteticienne est le suivant lrsquoargument du laquo silence raquo implique la preacutesence drsquoune forme de

coopeacuteration de la part du lecteur bien qursquoil soit exageacutereacute de parler dans ce contexte drsquoune

veacuteritable Rezeptionaumlsthetik360 Alors qursquoAristarque utilise cet argument drsquoune faccedilon agrave la fois

ponctuelle et apologeacutetique crsquoest-agrave-dire pour deacutefendre certains passages homeacuteriques preacutecis

Aristote et Theacuteophraste exposent en termes theacuteoriques et geacuteneacuteraux le bien-fondeacute de lrsquoomission de

certains eacuteleacutements dans un discours rheacutetorique

1 Lrsquoenthymegraveme se tire de propositions peu nombreuses voire souvent moins nombreuses que celles drsquoougrave lrsquoon tire le syllogisme primaire car si lrsquoune des propositions est connue il nrsquoest mecircme pas besoin de la formuler lrsquoauditeur la suppleacutee de lui-mecircme (Arist Rh 1357a16-18)

2 Voilagrave donc ougrave reacuteside la force persuasive ajoutons-y ce qursquoindique Theacuteophraste agrave savoir qursquoil ne faut pas parler longuement de tout en deacutetails mais laisser agrave lrsquoauditeur certaines choses agrave comprendre et agrave deacuteduire (συνιέναι καὶ λογίζεσθαι) par lui-mecircme en effet quand il a compris ce que vous avez tu il nrsquoest plus seulement un auditeur il devient votre teacutemoin et du coup il est mieux disposeacute il se croit intelligent gracircce agrave vous qui lui avez donneacute lrsquooccasion de comprendre Tout expliquer comme agrave un imbeacutecile peut passer pour une marque de meacutepris envers lrsquoauditeur (Demetr Eloc 222 = Theacuteo fr 696 Fortenbaugh)

Bien que certains eacuteleacutements du second texte suggegraverent qursquoil puisse avoir eacuteteacute tireacute drsquoune

discussion sur lrsquoargumentation rheacutetorique (agrave lrsquoinstar du premier texte) le plus probable361 reste

qursquoil deacuterive plutocirct drsquoun deacuteveloppement sur la narration soit un thegraveme qui inteacuteresse autant la

359 Cf Montanari 2008 241

360 Nuumlnlist 2009 166

361 Cf Fortenbaugh 2005 312

188

rheacutetorique que la poeacutetique proprement dite Theacuteophraste identifie deux eacuteleacutements pertinents

relevant de la psychologie de lrsquoauditeur drsquoune part et de faccedilon quelque peu paradoxale

lrsquoomission possegravede une force persuasive et mecircme visuelle en ce qursquoelle oblige lrsquoauditeur agrave

susciter en lui-mecircme par deacuteduction le spectacle des faits qui sont omis drsquoautre part elle donne

lrsquooccasion de flatter lrsquointelligence de lrsquoauditeur et par conseacutequent de le placer dans une

disposition bienvaillante envers lrsquoorateur ndash ce qui entraicircne en retour un accroissement de lrsquoeffet

persuasif puisque celui-ci repose en grande part sur la perception qursquoa lrsquoauditeur de celui qui

parle

Il est vrai qursquoil existe une diffeacuterence importante entre la faccedilon dont Aristarque drsquoune part

Aristote et Theacuteophraste drsquoautre part conccediloivent la place de lrsquoomission dans la narration Pour les

deux philosophes les omissions constituent un proceacutedeacute conscient visant agrave faire une composition

qui ne soit pas excessivement deacutetailleacutee sous peine drsquoennuyer ou pire de facirccher lrsquoauditeur de

plus les eacuteleacutements omis nrsquoen sont pas moins preacutesents agrave lrsquoesprit de lrsquoauditeur chez qui leur

absence mecircme peut susciter un suppleacutement drsquoenargeia puisque le processus cognitif auquel est

contraint lrsquoauditeur lrsquoamegravene de lui-mecircme agrave devenir laquo teacutemoin raquo des faits362

Les contextes dans lesquels sont transmis les commentaires aristarquiens sur les omissions

homeacuteriques sont eacutevidemment plus limiteacutes drsquoun point de vue theacuteorique Il srsquoagit le plus souvent de

contextes apologeacutetiques ougrave la tacircche drsquoAristarque (ou du scholiaste qui rapporte ses propos) est

moins de montrer les avantages drsquoun proceacutedeacute que de deacutefendre lrsquoeacutetat du texte par le recours agrave ce

proceacutedeacute De plus Aristarque ne semble pas srsquoecirctre inteacuteresseacute au potentiel drsquoenargeia que comporte

lrsquoomission Au contraire les omissions (inimportantes) doivent selon lui ecirctre ignoreacutees (cf οὐ

δέον ἐπιζητεῖν) en vertu drsquoun principe drsquoinattention ou encore de geacuteneacuterositeacute363 Quoi qursquoil en

soit lrsquointeacuterecirct qursquoaccordent Aristarque et les deux philosophes agrave la question de lrsquoomission reacutevegravele

une preacuteoccupation theacuteorique sous-jacente celle du problegraveme ontologique de la neacutecessaire

incompleacutetude de la repreacutesentation mimeacutetique un reacutecit ne pouvant pas ecirctre un reflet inteacutegral du

362 Sur le lien entre enargeia et visualisation voir Zanker 1981 Quelques paragraphes avant la citation de Theacuteophraste lrsquoauteur du traiteacute Du style (209) preacutesente au contraire comme une source drsquoenargeia laquo la preacutecision qui nrsquoomet ni ne retranche aucun deacutetail raquo (ἐξ ἀκριβολογίας καὶ τοῦ παραλείπειν μηδὲν μηδ ἐκτέμνειν) Crsquoest lagrave un exemple entre mille du caractegravere non systeacutematique de ce traiteacute ougrave les diffeacuterents proceacutedeacutes ainsi que les auteurs qui les illustrent sont reacuteguliegraverement rattacheacutes agrave tous les types de style mecircme les plus contradictoires

363 Sur ces deux strateacutegies deacuteployeacutees par le lecteur voir Scodel 1999 15-18

189

reacuteel il doit ecirctre constitueacute agrave partir drsquoun ensemble seacutelectif de faits qui mis les uns agrave la suite des

autres suffisent agrave donner impression drsquouniteacute et de totaliteacute malgreacute les laquo trous raquo ineacutevitables dans le

tissu narratif

(c) Singulariteacutes et hapax legomena

Dans une cateacutegorie proche du κατὰ τὸ σιωπώμενον se trouvent les eacuteleacutements narratifs qui bien

qursquoils paraissent commander un rappel ou un deacuteveloppement posteacuterieur srsquoavegraverent pourtant isoleacutes

et priveacutes de fonction claire dans le reacutecit Crsquoest le cas de la compeacutetence particuliegravere du personnage

de Meacutenestheacutee agrave la tecircte du contingent atheacutenien dans lrsquoIliade dont Homegravere mentionne qursquoil laquo nrsquoa

point encore trouveacute son eacutegal parmi les mortels pour ranger les chars et les hommes drsquoarmes

Nestor seul peut lutter avec lui parce qursquoil est son aicircneacute raquo (2553-5)

ὅτι Ζηνόδοτος ἀπὸ τούτου τρεῖς στίχους ἠθέτηκεν μήποτε διότι διὰ τῶν ἐπὶ μέρους οὐδέποτε αὐτὸν διατάσσοντα συνέστησεν πολλὰ μέντοι Ὅμηρος κεφαλαιωδῶς συνίστησιν αὐτὰ τὰ ἔργα παραλιπών ὡς τὴν Μαχάονος ἀριστείαν

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote atheacutetise trois vers agrave partir de 553 peut-ecirctre parce que jamais le poegravete nrsquoa introduit Meacutenestheacutee en train de placer ses troupes dans les sections suivantes du poegraveme Pourtant Homegravere introduit beaucoup drsquoeacuteleacutements sous forme condenseacutee en laissant tomber les actes mecircmes comme dans le cas des exploits de Machaon (cf 11506) (schol A Il 2553a Ariston)

Ici le problegraveme est que la faccedilon emphatique dont le poegravete souligne le talent particulier de

Meacutenestheacutee semble preacutedire qursquoil sera mis agrave profit en quelque lieu dans le poegraveme ce qui nrsquoest pas

le cas

Drsquoautres cas moins surprenants concernent un deacutetail dont la preacutesence paraicirct plus ou moins

utile ou approprieacute Par exemple lors de ses reproches agrave lrsquoendroit de Pacircris Hector deacutenonce la

frivoliteacute de son fregravere peu apte agrave la guerre mais pourvu drsquoune cithare et de laquo dons drsquoAphrodite raquo

ὅτι τινὲς μὴ εὑρίσκοντες κατὰ τὴν ποίησιν τὸν Ἀλέξανδρον κιθαρίζοντα μετέγραψαν laquo κίδαρις raquo τοῦτο δὲ πίλου γένος εἶναι λέγουσιν πολλὰ δέ ἐστιν ἅπαξ λεγόμενα παρὰ τῷ ποιητῇ

ltLa diplecircgt parce que certains changent le texte pour κίδαρις parce qursquoils ne voient pas Alexandre jouer de la cithare ailleurs dans le poegraveme et ils disent que κίδαρις est une sorte de couvre-chef Mais il y a beaucoup de singulariteacutes chez le poegravete (schol A Il 354a Ariston)

190

Ce texte deacutemontre que lrsquoexpression ἅπαξ λεγόμενα dans le contexte alexandrin deacutepasse

largement le simple sens grammatical de laquo mot attesteacute une seule fois raquo364 ce nrsquoest en effet pas le

mot κίθαρις qui est un hapax legomenon chez Homegravere ndash ce que savait eacutevidemment Aristarque ndash

mais plutocirct le fait qursquoAlexandre joue de cet instrument Lrsquoidentification de cet eacuteleacutement comme

hapax legomenon revient ici agrave accepter son caractegravere fortuit deacutepourvu de fonction narrative

La reconnaissance drsquoune part drsquoarbitraire dans la composition nrsquoeacutequivaut eacutevidemment pas agrave

attribuer pleine licence au poegravete drsquoeacutecrire une chose et de ne plus srsquoen soucier par la suite Il srsquoagit

plutocirct de distinguer entre les eacuteleacutements cruciaux du reacutecit et ceux qui peuvent srsquoaccommoder de cet

arbitraire bref de seacuteparer le substantiel de lrsquoaccidentel Cela est eacutevident dans les deux exemples

qui vont suivre

Le premier porte sur le problegraveme de la contradiction entre les vers de lrsquoIliade 245 et 1129-30

ougrave lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est respectivement deacutesigneacutee par les expressions laquo agrave clous drsquoargent raquo et

laquo agrave clous drsquoor raquo

ὅτι νῦν μὲν χρυσόηλον ἐν ἄλλοις δὲ laquo ἀργυρόηλον raquo ἤτοι κατ ἐπιφορὰν ἢ διὰ τὴν ἀριστείαν κοσμεῖ διαφορωτέρᾳ πανοπλίᾳ

ltLa diplecircgt parce qursquoici lrsquoeacutepeacutee a des clous drsquoor mais ailleurs (cf Il 245) elle est dite laquo agrave clous drsquoargent raquo Soit ltHomegravere dit cecigt sous lrsquoimpulsion du moment soit il eacutequipe ltAgamemnongt drsquoune armure supeacuterieure parce que crsquoest le moment de ses exploits (schol A Il 1130 Ariston)

La signification de lrsquoexpression κατrsquo ἐπιφοράν de prime abord incertaine srsquoeacuteclaire par la

comparaison avec la scholie au vers 245 qui preacutesente le mecircme problegraveme

ὅτι τὸ Ἀγαμέμνονος ξίφος νῦν μὲν ἀργυρόηλον ἐν ἄλλοις δὲ χρυσόηλον καὶ Εὐριπίδης laquo σφυρῶν σιδηρᾶ κέντρα raquo εἰπὼν ἐν ἄλλοις φησίmiddot laquo χρυσοδέτοις περόναις raquo τὰ τοιαῦτα δὲ κυρίως οὐ λέγεται ἀλλὰ κατrsquo ἐπιφοράν ἐστι ποιητικῆς ἀρεσκείας ὥσπερ δὲ τὰ περὶ τὸν θώρακα καὶ τὴν ἀσπίδα διαφορώτερον φράζει οὕτω καὶ τὸ ξίφος κοσμεῖ

ltLa diplecircgt parce qursquoici lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est agrave clous drsquoargent mais ailleurs elle a des clous drsquoor Euripide aussi apregraves avoir dit laquo des pointes de fer agrave travers les chevilles raquo (Phoen 26) dit ailleurs laquo des agrafes aux attaches drsquoor raquo (Phoen 805) De telles choses ne sont pas dites au sens propre mais elles reacutesultent de la spontaneacuteiteacute qui appartient agrave la licence365 poeacutetique Tout comme il deacutecrit ltdans ce contexte-lagrave [scil au deacutebut de lrsquoaristeia]gt drsquoune faccedilon autrement remarquable les

364 Contra Pfeiffer 1968 229

365 Litteacuteralement agrave la laquo complaisance raquo poeacutetique Le terme ἀρέσκεια reacutefegravere soit agrave lrsquoideacutee que les poegravetes choisissent de dire laquo ce qui leur plaicirct raquo agrave tout moment (cf Meijering 1987 66) soit agrave laquo lrsquoindulgence raquo dont les lecteurs font preuve envers les poegravetes en nrsquoexigeant pas drsquoeux une exactitude stricte

191

caracteacuteristiques de sa cuirasse et de son bouclier [cf 1119-28 32-40] de mecircme il ameacuteliore son eacutepeacutee (schol A Il 245a Ariston)

La contradiction entre les descriptions de lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est balayeacutee du revers de la

main par Aristarque et les deux arguments qursquoil avance pour en diminuer lrsquoimportance reposent

semblablement sur un preacutesupposeacute relatif agrave la technique poeacutetique 1) le poegravete a la liberteacute de

srsquoexprimer κατrsquo ἐπιφοράν ie de faccedilon plus ou moins arbitraire et sans srsquoen tenir agrave une

concordance stricte dans les deacutetails du reacutecit lesquels ne sont pas donneacutes pour eux-mecircmes ie

avec une valeur litteacuterale (κυρίως) mais ndash faut-il comprendre ndash en guise de simple ornement 2) le

contexte drsquoune aristeia (un moment consacreacute particuliegraverement agrave la glorification drsquoun personnage)

justifie que des deacutetails soient modifieacutes et adapteacutes agrave ce contexte (autrement dit une incoheacuterence

leacutegegravere est admissible devant la finaliteacute de lrsquoauxecircsis) Aristarque accorde donc au poegravete le droit de

composer de faccedilon relativement opportuniste agrave lrsquoinstar de lrsquoorateur

Lrsquoideacutee drsquoarbitraire connoteacutee par lrsquoexpression κατrsquo ἐπιφοράν est encore plus explicite dans

cette autre scholie aristarquienne

ἄρξασθαι φασίν τινες ἀπὸ Βοιωτῶν τὸν Ὅμηρον τοῦ καταλόγου εἰς κεχαρισμένον τῶν Μουσῶν ὧν ἐπεκαλέσατο αὐτόθι γὰρ ἐν Βοιωτίᾳ εἶναι τὸν Ἑλικῶνα τὸ ὄρος ὅπου σύνηθες αὐταῖς διατρίβειν [hellip] ἄλλοι δέ φασὶν οὐ διὰ τοῦτο ἀλλ ἐπεὶ πολλὰς πόλεις ἔχει ἡ Βοιωτία διὰ τοῦτο ἐντεῦθεν ἄρξασθαι αὐτὸν τοῦ καταλόγου [hellip] βέλτιον δὲ λέγειν αὐτὸν ἀπὸ Βοιωτῶν ἦρχθαι ἐπειδήπερ ἐν Αὐλίδι πόλει τῆς Βοιωτίας συνήχθη ἅπαν τὸ πλῆθος τῶν ἐπὶ τὴν Ἴλιον μελλόντων στρατεύειν [hellip] ὁ δὲ Ἀρίσταρχός φησὶν laquo κατὰ ἐπιφορὰν αὐτὸν ἀπὸ Βοιωτῶν τὴν ἀρχὴν πεποιῆσθαι εἰ γὰρ καὶ ἀπ ἄλλου ἔθνους ἤρξατο ἐζητοῦμεν ἂν τὴν αἰτίαν τῆς ἀρχῆς raquo

Certains disent qursquoHomegravere commence le Catalogue avec les Beacuteotiens par politesse envers les Muses qursquoil a invoqueacutees car crsquoest ici mecircme en Beacuteotie que se trouve le mont Heacutelicon ougrave elles ont lrsquohabitude de passer leur temps [hellip] Drsquoautres disent que ce nrsquoest pas pour cela mais plutocirct parce que la Beacuteotie comprend de nombreuses citeacutes voilagrave pourquoi il a commenceacute son Catalogue par lagrave [hellip] Mais il est preacutefeacuterable de dire qursquoil a commenceacute par les Beacuteotiens parce que crsquoest agrave Aulis citeacute de Beacuteotie que toute la foule de guerriers qui allaient combattre agrave Ilion a eacuteteacute rassembleacutee [hellip]

Aristarque quant agrave lui affirme que laquo crsquoest par hasard qursquoil a fait son entreacutee en matiegravere avec les Beacuteotiens car mecircme srsquoil avait commenceacute par un autre peuple nous chercherions ltaussigt la raison de ce commencement raquo (schol D Il 2494)

Lrsquoopinion drsquoAristarque sur cette question est confirmeacutee par une autre scholie au mecircme vers

ἦρκται δὲ ἀπὸ Βοιωτῶν κατὰ μὲν Ἀρίσταρχον οὐκ ἔκ τινος παρατηρήσεως κατὰ δὲ ἐνίους ἐπεὶ daggerμεσαιτάτῳdagger τῆςἙλλάδος ἡ Βοιωτίαmiddot ἔστι δrsquo αὐτῆς ἐξ ἀνατολῶν μὲν Εὔριπος ἐκ δυσμῶν δὲ Φωκίς βορείων δὲ Λοκρίς ἀπὸ δὲ μεσημβρίας Ἀττική ἢ ὅτι μέγιστον εἶχε ναυτικὸν ὡς Φοινίκων ἄποικος ἢ ὅτι ἐν Αὐλίδι συνήχθη τὸ ναυτικόν

192

Selon Aristarque ce nrsquoest pas sur la base drsquoune quelconque observation qursquoil a commenceacute par les Beacuteotiens mais selon certains366 crsquoest parce que la Beacuteotie se trouve en plein milieu de la Gregravece agrave lrsquoest se trouve lrsquoEuripe agrave lrsquoouest la Phocide au nord la Locride et au sud lrsquoAttique Ou alors crsquoest parce que les Beacuteotiens avaient la plus grosse flotte eacutetant une colonie pheacutenicienne ou encore parce que la flotte srsquoeacutetait assembleacutee agrave Aulis (schol b Il 2494-877 ex)

Devant la pleacutethore de speacuteculations concernant les motifs qui ont pousseacute le poegravete agrave deacutebuter son

long Catalogue des troupes par les Beacuteotiens Aristarque exprime lrsquoavis selon lequel il nrsquoy a tout

simplement aucune raison pour ce choix celui-ci a eacuteteacute fait κατrsquo ἐπιφοράν pour ainsi dire laquo au

petit bonheur raquo Son commentaire final rapporteacute dans la premiegravere scholie agrave savoir que le

laquo problegraveme raquo (ἐζητοῦμεν) exeacutegeacutetique se preacutesenterait peu importe lrsquoidentiteacute du peuple par lequel

Homegravere aurait pu commencer trahit une certaine exaspeacuteration de sa part agrave lrsquoendroit du reacuteflexe

zeacuteteacutematique des lecteurs anciens qui les fait rechercher constamment des justifications pour les

moindres deacutetails des poegravemes Mais il reacutevegravele surtout une attitude critique particuliegravere nommeacutement

la capaciteacute de suspendre occasionnellement le travail exeacutegeacutetique qui est habituellement de

rigueur Selon Aristarque la place des Beacuteotiens dans le Catalogue est un eacuteleacutement qui nrsquoa pas

besoin ndash mieux encore qui ne doit pas ndash faire lrsquoobjet drsquoune interpreacutetation Ce renoncement agrave

soumettre certains deacutetails du reacutecit agrave lrsquoanalyse de lrsquoexeacutegegravese deacutemontre mieux que toute autre

preuve peut-ecirctre combien Aristarque parvient agrave maintenir un point drsquoeacutequilibre entre le

litteacuteralisme et lrsquoalleacutegorie Dans la logique qui anime ces deux derniers modes de lecture un tel

renoncement est tout simplement impossible

Agrave lrsquoinverse certaines informations donneacutees une seule fois sous forme allusive ne se suffisent

pas elles-mecircmes et exigent en quelque sorte un deacuteveloppement sous peine de provoquer

lrsquoeacutetonnement voire la frustration des lecteurs Ainsi au sujet des vers suivants du Catalogue des

vaisseaux (2858-61) qui annoncent un eacuteveacutenement (la mort drsquoEnnome) dont il ne sera jamais plus

question par la suite

Les Mysiens eux ont agrave leur tecircte Chromis et Ennome interpregravete de preacutesages

Mais les preacutesages nrsquoauront pas su le preacuteserver du noir treacutepas

Il succombera sous les coups de lrsquoEacuteacide aux pieds rapides

pregraves du fleuve ougrave Achille abattra bien drsquoautres Troyens

366 La position drsquoAristarque srsquooppose agrave celle des laquo certains raquo ce que rend imparfaitement la traduction de ce passage par Borges 2011 162

193

La recommandation drsquoAristarque est la suivante

ἀθετοῦνται ἀμφότεροι ὅτι κατὰ τὴν παραποταμίαν μάχην οὐχ εὑρίσκεται ἐπrsquo ὀνόματι πίπτων εἴωθεν δὲ ὁ ποιητὴς τοὺς τῶν ἡγεμόνων θανάτους διαδήλως λέγειν ἐὰν δὲ μὴ ὁρισθῇ ὁ τόπος καὶ ὁ καιρός δύναται ὁ ἕτερος μένειν

Les deux vers (2860-1) sont atheacutetiseacutes parce qursquoil [Ennome] ne se trouve pas nommeacutement parmi ceux qui tombent lors de la bataille du fleuve (cf chant 21) Mais le poegravete a lrsquohabitude de raconter en deacutetail la mort des chefs Et si le lieu et le moment ne sont pas deacutefinis lrsquoautre vers peut ecirctre conserveacute (schol A Il 2860-1 Ariston)

Le scholiaste srsquooppose agrave lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque en objectant que les vers 860-1 sont

conformes agrave lrsquohabitude homeacuterique de livrer les circonstances dans lesquelles les personnages de

haut rang trouvent la mort Mais il est eacutevident qursquoAristarque nrsquoavait pas contesteacute lrsquoexistence de

cette habitude et que crsquoest la preacutecision des deacutetails offerts dans le Catalogue qui agrave ses yeux entre

en conflit avec lrsquoabsence de toute reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteveacutenement en question par la suite pourquoi

insister sur le fait que ce personnage peacuterira agrave lrsquooccasion de la bataille du fleuve si crsquoest pour

neacutegliger de traiter de cet eacuteveacutenement le moment venu Le scholiaste aura compris lrsquoargument

drsquoAristarque puisqursquoil propose finalement le compromis consistant agrave supprimer le vers 861 ougrave

se trouve une reacutefeacuterence claire agrave lrsquoeacutepisode de la bataille du fleuve mais agrave conserver le vers 860

qui attribue uniquement la mort drsquoEunnome agrave la main drsquoAchille La diffeacuterence entre ce cas-ci et

celui rapporteacute au deacutebut de cette sous-section (sur Meacutenestheacutee) est claire ici le poegravete annonce

explicitement un eacuteveacutenement devant se produire lors drsquoun eacutepisode posteacuterieur du poegraveme qui est

preacuteciseacutement identifiable dans le cas de Meacutenestheacutee il est seulement question des qualiteacutes du

personnage et non drsquoune occasion particuliegravere ougrave elles seraient mises agrave profit

(d) La coupe de Nestor

Peu de passages homeacuteriques ont eacuteteacute aussi discuteacutes par les Anciens que celui de la description

de la coupe de Nestor (Il 11632-37) Cet objet curieux suscitait lrsquointeacuterecirct agrave la fois en raison de sa

forme exceptionnelle que lrsquoon avait du mal agrave se repreacutesenter et du commentaire que fait Homegravere

agrave son sujet qui frappe par son invraisemblance laquo Tout autre aurait peine agrave la soulever de la table

alors qursquoelle est pleine le vieux Nestor lui la legraveve sans effort raquo (ἄλλος μὲν μογέων

ἀποκινήσασκε τραπέζης πλεῖον ἐόν Νέστωρ δ ὁ γέρων ἀμογητὶ ἄειρεν) (636-7)

194

Il a deacutejagrave eacuteteacute question preacuteceacutedemment de ce fameux problegraveme homeacuterique dont les solutions

offertes par les premiers lytikoi (Steacutesimbrote Antisthegravene Glaucon Aristote) reacutepertorieacutees par

Porphyre ont eacuteteacute citeacutees Mais les deacutebats autour de ce passage se sont prolongeacutes bien au-delagrave du

IVe siegravecle comme le reacutevegravele notamment un long texte drsquoAtheacuteneacutee (11487f-494b) relatant les

commentaires drsquoAscleacutepiade de Myrleacutee et drsquoautres grammairiens sur ce sujet La plus grande

partie de ce texte est en veacuteriteacute consacreacutee agrave lrsquoexposition drsquoune vaste interpreacutetation alleacutegorique des

diverses caracteacuteristiques de la coupe une interpreacutetation apparemment tireacutee du traiteacute drsquoAscleacutepiade

Sur la Nestoris mais dont ce dernier attribue la paterniteacute agrave la poeacutetesse Moirocirc et que Crategraves de

Mallos toujours selon Ascleacutepiade se serait ensuite approprieacutee pour la publier laquo comme si crsquoeacutetait

sa propre theacuteorie raquo (ὡς ἴδιον ἐκφέρει τὸν λόγον) Le problegraveme poseacute par lrsquoaptitude singuliegravere du

vieux Nestor agrave soulever la coupe se voit quant agrave lui offrir trois explications dont une seule

toutefois est directement attribueacutee agrave une personne en particulier

1) Selon laquo certains raquo le mot ἄλλος au vers 636 doit ecirctre lu ἀλλrsquo ὅς et ce pronom compris

comme se reacutefeacuterant au seul Machaon qui se trouve dans la tente avec Nestor le sens est alors

laquo lrsquoautre (scil Machaon) la soulegraveverait avec peine mais Nestor le fait facilement raquo Cette solution

est rejeteacutee par Ascleacutepiade sur la base drsquoarguments grammaticaux (493a-b)

2) Le sens des vers 636-7 est bien que Nestor est le seul parmi tous les hommes agrave soulever

facilement la coupe La chose srsquoexplique du fait que laquo Nestor aimant boire crsquoest parce qursquoil avait

une longue pratique derriegravere lui qursquoil avait la force de la prendre sans peine raquo (493c) Cette

solution qui rappelle la laquo naturalisation raquo de Glaucon du mecircme passage est apparemment celle

privileacutegieacutee par Ascleacutepiade

3) Socircsibios qualifieacute ironiquement ndash par Ascleacutepiade ou par Atheacuteneacutee ndash de laquo solutionneur

extraordinaire raquo (ὁ θαυμάσιος λυτικός) aurait proposeacute de lire le mot γέρων du vers 637 avec le

mot ἄλλος du vers preacuteceacutedent attribuant lrsquoarrangement particulier des mots dans ces vers agrave la

figure de laquo lrsquoanastrophe raquo Cette solution et drsquoautres du mecircme genre lui auraient mecircme valu les

moqueries de Ptoleacutemeacutee Philadelphe qui lrsquoaurait accuseacute de laquo srsquooccuper agrave produire des solutions

mal agrave propos (ἀπροσδιονύσους λύσεις) raquo (494b) Agrave peu de choses pregraves la solution de Socircsibios

correspond agrave celle drsquoAristote qui lrsquoaurait justifieacutee sur la base de la construction grammaticale

appeleacutee ἀπὸ κοινοῦ plutocirct que par la notion drsquoanastrophe ndash avec toutefois le mecircme reacutesultat du

195

point de vue du sens la force de Nestor est exceptionnelle par rapport agrave celle des autres

vieillards

Bien que de natures diffeacuterentes toutes ces solutions reacutevegravelent une atttitude semblable chez leurs

auteurs soit une forme de litteacuteralisme qui engendre naturellement de lrsquoinsatisfaction face au texte

transmis lequel se voit reacuteinterpreacuteteacute par des artifices grammaticaux (solutions 1 et 3) ou encore

laquo naturaliseacute raquo par des explications prosaiumlques agrave lrsquoextrecircme (solution 2) Par contraste avec ces

preacuteceacutedents la solution drsquoAristarque fait de nouveau preuve drsquoun rafraicircchissant bon sens

πρὸς τὸ ζητούμενον πῶς ὁ γέρων ἀμογητί οἱ δὲ ἄλλοι μετὰ κακοπαθίας οὐ δεῖ δὲ οὔτε δασύνειν τὴν προφορὰν οὔτε ἐπαίρειν τὴν προσῳδίαν ἀλλὰ νοεῖν ὅτι καὶ τοῦτο τῶν ἐπαίνων λεγομένων Νέστορός ἐστι καθάπερ καὶ τὸ laquo Νέστωρ δὲ πρῶτος κτύπον ἄϊε φώνησέν τε raquo

On pointe vers le problegraveme suivant comment se fait-il que le vieillard la soulegraveve facilement et les autres difficilement Il ne faut ni prononcer le mot avec une aspiration ni mettre un accent aigu367 mais il faut comprendre que ceci aussi fait partie des choses dites en guise drsquoeacuteloge de Nestor tout comme dans le vers laquo Nestor le premier perccediloit le bruit et parle raquo (10532) (schol A Il 11636a Ariston)

Heacuterodien qui reprend en deacutetail les deux propositions briegravevement mentionneacutees et rejeteacutees dans

la scholie drsquoAristonicos conclut finalement en faveur drsquoAristarque laquo Nous sommes drsquoaccord

avec Aristarque pour placer un esprit doux [ie conserver la leccedilon traditionnelle] puisque par ce

deacutetail aussi le poegravete fait voir la force du vieillard raquo (ἡμεῖς δὲ συγκατατιθέμεθα τῷ Ἀριστάρχῳ

ψιλοῦντι ἐπεὶ βούλεται ὁ ποιητὴς καὶ διὰ τούτου τὸ εὔρωστον τοῦ γέροντος παριστάνειν)

(schol A Il 11636b Hrd)

Ainsi selon Aristarque le texte nrsquoa pas besoin drsquoecirctre corrigeacute ni mecircme drsquoecirctre expliqueacute La

force exceptionnelle attribueacutee agrave Nestor est simplement destineacutee agrave exalter le personnage et

constitue donc une forme drsquoauxecircsis de la part drsquoHomegravere Devant cette finaliteacute poeacutetique peu

importe le caractegravere plus ou moins invraisemblable de ce deacutetail agrave lrsquoinstar de lrsquoacuiteacute auditive ndash

certes inapproprieacutee pour un vieillard ndash qursquoil deacutemontre autre part Le reacutealisme cegravede ici le pas agrave

lrsquohyperbole typique de lrsquoeacuteloge

Aristote donne drsquoailleurs une explication fort semblable agrave un autre problegraveme de

vraisemblance

367 Crsquoest-agrave-dire eacutecrire ἅλλος (= ὁ ἄλλος) dans le premier cas ἀλλrsquo ὅς dans le second (cf schol A 11636b Hrd)

196

διὰ τί τὴν Ἑλένην πεποίηκεν ἀγνοοῦσαν περὶ τῶν ἀδελφῶν ὅτι οὐ παρῆσαν δεκαετοῦς τοῦ πολέμου ὄντος καὶ αἰχμαλώτων πολλῶν γινομένων ἄλογον γάρ ἔτι δὲ καὶ εἰ ἠγνόει ἀλλ οὐκ ἦν ἀναγκαῖον μνησθῆναι τούτων οὐκ ἐρωτηθεῖσαν ὑπὸ τοῦ Πριάμου περὶ αὐτῶνmiddot οὐδὲ γὰρ πρὸς τὴν ποίησιν πρὸ ἔργου ἦν ἡ τούτων μνήμη

φησὶ μὲν οὖν Ἀριστοτέληςmiddot ἴσως ὑπὸ τοῦ Ἀλεξάνδρου ἐντυγχάνειν ἐφυλάττετο τοῖς αἰχμαλώτοις ἢ ὅπως τὸ ἦθος βελτίων φανῇ καὶ μὴ πολυπραγμονοίη οὐδὲ τοὺς ἀδελφοὺς ᾔδει ὅπου εἰσί

Pourquoi le poegravete a-t-il fait en sorte qursquoHeacutelegravene ignore lrsquoabsence de ses fregraveres alors que la guerre dure depuis dix ans et que beaucoup de prisonniers ont eacuteteacute faits Car cela est illogique De plus mecircme en admettant qursquoelle lrsquoignorait il nrsquoeacutetait pas neacutecessaire qursquoelle fasse mention drsquoeux puisque Priam ne lrsquoavait pas interrogeacutee agrave leur sujet Car leur mention ne remplit mecircme pas de fonction dans le poegraveme

Aristote dit peut-ecirctre qursquoAlexandre lrsquoavait empecirccheacutee de parler aux prisonniers Ou alors crsquoest afin qursquoelle paraisse avoir un caractegravere supeacuterieur et ne pas ecirctre trop curieuse qursquoelle ne sait mecircme pas ougrave sont ses fregraveres (fr 147 Rose)

Lrsquoinvraisemblance de lrsquoignorance drsquoHeacutelegravene du sort de ses fregraveres est donc expliqueacutee par un

critegravere agrave la fois poeacutetique et rheacutetorique soit la volonteacute du poegravete de donner agrave son personnage un

caractegravere de qualiteacute

(e) Les Neoteroi

La deacutenonciation par Aristarque de lrsquoexcegraves de litteacuteralisme qui se deacuteploie chez certains lecteurs

anciens est eacutegalement perceptible dans quelques commentaires portant sur les Neoteroi ndash une

expression dont la porteacutee varie selon les occasions mais qui deacutesigne de faccedilon geacuteneacuterale

lrsquoensemble des poegravetes posteacuterieurs agrave Homegravere le plus souvent ceux drsquoeacutepoque relativement haute (le

terme inclut notamment Heacutesiode les tragiques Archiloque Pindare ainsi que les poegravetes

cycliques) La singulariteacute drsquoHomegravere est freacutequemment souligneacutee par les diffeacuterences entre ses

conceptions mythologiques et celles des poegravetes posteacuterieurs au premier chef les kyklikoi qui sont

souvent lrsquoobjet des critiques drsquoAristarque en raison du nombre important drsquointerpolations qui leur

sont attribueacutees dans le texte homeacuterique Mais en certaines occasions Aristarque relegraveve plutocirct la

conformiteacute excessive des Neoteroi agrave Homegravere crsquoest-agrave-dire agrave des deacutetails deacutepourvus drsquoimportance

qui acquiegraverent chez eux une reacutealiteacute litteacuterale Par exemple au sujet du vers Il 6457 ougrave Hector

eacutevoquant la possibiliteacute de la chute de Troie envisage avec angoisse la scegravene drsquoenlegravevement

drsquoAndromaque son asservissement et sa reacuteduction au rang de porteuse drsquoeau

197

καί κεν ὕδωρ φορέοις ὅτι κατὰ τὸ προστυχὸν οὕτως εἰπόντος Ὁμήρου οἱ νεώτεροι τῷ ὄντι ὑδροφοροῦσαν εἰσάγουσιν αὐτήν

laquo peut-ecirctre porteras-tu lrsquoeau raquo la diplecirc parce que mecircme si Homegravere a dit cela au hasard les Neoteroi lrsquoont repreacutesenteacutee reacuteellement comme une porteuse drsquoeau (schol A Il 6457a Ariston)

Le contraste entre lrsquoinspiration du moment drsquoHomegravere (κατὰ τὸ προστυχόν) et la reacutealisation

litteacuterale (τῷ ὄντι) de la scegravene par les Neoteroi suggegravere une forme de critique agrave lrsquoendroit de ces

derniers Aristarque ne se contente pas ici de signaler qursquoHomegravere est la source de cette

repreacutesentation drsquoAndromaque il relegraveve aussi avec un brin de moquerie la lecture au pied de la

lettre des Neoteroi qui nrsquoont pas su saisir le caractegravere plus ou moins aleacuteatoire des propos

qursquoHomegravere precircte agrave Hector

Dans lrsquoexemple suivant crsquoest la nature meacutetaphorique plutocirct que stochastique drsquoun passage

homeacuterique qui eacutechappe agrave la lecture litteacuteraliste drsquoun neoteros Dans le Catalogue des vaisseaux le

poegravete mentionne la laquo merveilleuse opulence raquo (θεσπέσιον πλοῦτον) que Zeus a laquo reacutepandue raquo

(κατέχευε) sur les Rhodiens de Tleacutepolegraveme

ὅτι Πίνδαρος κυρίως δέδεκται χρυσὸν ὗσαι τὸν Δία Ὁμήρου μεταφορᾷ κεχρημένου διὰ τοῦ κατέχευε πρὸς ἔμφασιν τοῦ πλούτου

ltLa diplecircgt parce que Pindare (cf Ol 734) a compris litteacuteralement que Zeus a fait pleuvoir de lrsquoor mais Homegravere se sert drsquoune meacutetaphore avec le mot laquo reacutepandre raquo afin de suggeacuterer la richesse (schol A Il 2670 Ariston)

Les critiques drsquoAristarque agrave lrsquoendroit des Neoteroi sont souvent exprimeacutees par le terme

πλάσμα et autres de mecircme famille Mais ces critiques ne semblent pas tant motiveacutees par le

caractegravere fictionnel (laquo inventeacute raquo) des repreacutesentations des Neoteroi que par lrsquoerreur de lecture

qursquoelles supposent de la part de ceux-ci Un cas fameux est celui des vers Il 15-6 dont la

signification est encore discuteacutee aujourdrsquohui apregraves avoir briegravevement reacutesumeacute le thegraveme de son

poegraveme ndash la guerre et les morts nombreuses des Grecs en sol troyen ndash le narrateur eacutenonce les

paroles eacutenigmatiques laquo ainsi srsquoaccomplit la volonteacute de Zeus raquo (Διὸς δ ἐτελείετο βουλή) Au vers

suivant deacutebute une nouvelle proposition qui peut ecirctre lieacutee ou non avec le vers preacuteceacutedent laquo agrave

partir du moment ougrave srsquoeacuteleva la querellehellip raquo Le problegraveme est de deacuteterminer si le relatif ἐξ οὗ (laquo agrave

partir de raquo) fait reacutefeacuterence agrave lrsquoaccomplissement de la Διὸς βουλή (ie aux mots qui preacutecegravedent) ou

bien au tout premier vers du poegraveme Dans ce dernier cas le poegravete indiquerait le point de deacutepart de

sa narration laquo Chante deacuteesse [hellip] agrave partir du moment ougravehellip raquo

198

La plupart des commentateurs modernes tranchent en faveur de la seconde option notamment

en raison du paralleacutelisme qui est ainsi creacuteeacute entre le proegraveme de lrsquoIliade et celui de lrsquoOdysseacutee

Aristarque au contraire choisit la premiegravere solution

Διὸς δ ἐτελείετο βουλή ἐξ οὗ δὴ τὰ πρῶτα Ἀρίσταρχος συνάπτει ἵνα μὴ προοῦσά τις φαίνηται βουλὴ καθ Ἑλλήνων ἀλλ ἀφ οὗ χρόνου ἐγένετο ἡ μῆνις ἵνα μὴ τὰ παρὰ τοῖς νεωτέροις πλάσματα δεξώμεθα

laquo Et le plan de Zeus srsquoaccomplit agrave partir du moment ougrave pour la premiegravere foishellip raquo Aristarque lie ltces propositionsgt ensemble afin qursquoon nrsquoait pas lrsquoimpression qursquoil existe un certain laquo plan raquo dessineacute agrave lrsquoavance contre les Grecs Ce plan est plutocirct apparu au moment de la colegravere drsquoAchille de sorte que nous nrsquoacceptons pas les inventions qui se trouvent chez les Neoteroi (schol A Il 15-6 Ariston)

En eacutetablissant un rapport serreacute entre la querelle drsquoAchille et Agamemnon et la Διὸς βουλή

Aristarque eacutevite de laisser cette derniegravere expression isoleacutee et par conseacutequent priveacutee de sens

explicite la βουλή en question deacutesigne vraisemblablement la deacutecision de Zeus de donner aux

Troyens une victoire temporaire afin de satisfaire lrsquohonneur drsquoAchille leacuteseacute par la querelle Les

homeacuteristes modernes quant agrave eux vont souvent agrave lrsquoencontre de la directive drsquoAristarque et se

renseignent preacuteciseacutement aupregraves des Neoteroi afin drsquoexpliquer le sens de lrsquoexpression Διὸς βουλή

Dans les premiers vers des Chants chypriens il est fait allusion agrave lrsquoaccomplissement drsquoun plan

eacutelaboreacute par Zeus (avec des mots identiques agrave ceux du proegraveme de lrsquoIliade Διὸς δ ἐτελείετο

βουλή) et visant agrave alleacuteger la terre du poids des hommes en provoquant la guerre Selon cette

lecture la Διὸς βουλή est narrativement anteacuterieure aux eacuteveacutenements de lrsquoIliade comme le fait

remarquer Aristarque (προοῦσα)

Pour plusieurs homeacuteristes modernes qui considegraverent que le fonds narratif (par contraste avec

la composition finale) des poegravemes cycliques est anteacuterieur agrave la reacutedaction des poegravemes homeacuteriques

la proposition homeacuterique Διὸς δ ἐτελείετο βουλή constitue un clin drsquooeil agrave cette tradition

conserveacutee dans les poegravemes cycliques Pour Aristarque toutefois les poegravemes cycliques sont

clairement posteacuterieurs agrave Homegravere et celui-ci ne fait en aucun cas reacutefeacuterence agrave eux Par conseacutequent

son avis de laquo ne pas recevoir les inventions des Neoteroithinsp raquo ne consiste peut-ecirctre pas tant agrave rejeter

les poegravemes cycliques comme source pour lrsquoexeacutegegravese drsquoHomegravere qursquoagrave rejeter lrsquointerpreacutetation

particuliegravere drsquoHomegravere adopteacutee par les poegravetes cycliques ceux-ci ayant mal compris la syntaxe du

proegraveme iliadique et trouvant la proposition Διὸς δ ἐτελείετο βουλή sans reacutefeacuterent clair ils ont

199

supposeacute lrsquoexistence drsquoune veacuteritable Διὸς βουλή distincte des eacuteveacutenements de lrsquoIliade et ont

deacuteveloppeacute ce thegraveme dans les Chants cypriens

On peut ajouter que de faccedilon geacuteneacuterale le rapport drsquoAristarque aux Neoteroi deacutemontre qursquoil ne

considegravere pas Homegravere comme une source drsquoinformation qui pourrait ecirctre suppleacuteeacutee par les

informations trouvant chez drsquoautres poegravetes Homegravere est lrsquoauteur de son propre monde poeacutetique agrave

distinguer et non agrave concilier avec celui des autres poegravetes Ceux qui sont agrave la recherche drsquoune

veacuteriteacute litteacuterale dans la poeacutesie traditionnelle ont au contraire tout inteacuterecirct agrave additionner et agrave faire

concorder les teacutemoignages des divers poegravetes en vue de la reconstruction drsquoun portrait coheacuterent de

la reacutealiteacute historique

(f) Le traitement des eacuteleacutements fantastiques

Lrsquoattitude eacutequilibreacutee drsquoAristarque devant la nature fictionnelle de la composition poeacutetique est

particuliegraverement visible dans le traitement qursquoil offre des divers eacuteleacutements fantastiques qui

parsegravement les reacutecits

Pourtant selon Van der Valk (1949) qui a offert des discussions fondamentales de la critique

textuelle alexandrine Aristarque est coupable de rationalisation excessive et drsquoun rejet

ideacuteologique du surnaturel dans la poeacutesie Aux yeux de Van der Valk le grammairien

consideacutererait les eacuteleacutements fantastiques comme des erreurs poeacutetiques qui pour ecirctre corrigeacutees

commandent lrsquoatheacutetegravese la conjecture ou encore une justification quelconque Crsquoest lagrave

eacutevidemment precircter agrave Aristarque une lecture naiumlve et hyper-litteacuteraliste du moins hostile au

concept de fiction poeacutetique

Agrave lrsquoencontre des conclusions de Van der Valk on peut observer lrsquoattitude drsquoAristarque face agrave

certains passages homeacuteriques mettant en scegravene des ecirctres monstrueux ou fantastiques Lrsquoun porte

sur le geacuteant Briareacutee qursquoHomegravere appelle laquo lrsquoecirctre aux cent bras raquo (ἑκατόγχειρον) une appellation

qursquoAristarque accepte dans son sens le plus eacutevident en vertu du caractegravere mythique du

personnage

200

ὁ Ἀρίσταρχος κατὰ τὸ μυθικὸν ἑκατὸν χεῖρας ἔχοντα ltοἱ δὲgt368 οὐ διὰ τὸ πλῆθος τῶν χειρῶν ἀλλὰ διὰ τὸ μέγεθος οἷον ἑκατόμπηχυνmiddot χεῖρες γὰρ καὶ οἱ πήχεις συνωνύμως λέγονται

Aristarque ltdit quegt crsquoest en vertu de la fiction qursquoil possegravede cent mains drsquoautres ltdisent qursquoil est ainsi appeleacutegt non pas agrave cause du nombre de ses mains mais plutocirct agrave cause de sa taille comme dans lrsquoexpression laquo aux cent coudeacutees raquo En effet les bras sont eux aussi appeleacutes laquo mains raquo par synonymie (Ap Soph Lexicon sv ἑκατόγχειρον p 6515-17 Bekker)

Un cas semblable est celui des fregraveres Actorione dont il est fait mention agrave quelques reprises

chez Homegravere La physionomie exacte de ces ecirctres singuliers sur lesquels Homegravere srsquoexprime de

faccedilon ambigueuml (les deacutesignant par le terme δίδυμοι) eacutetait amplement discuteacutee par les Anciens

Apparemment Aristarque imaginait les Actorione sous la forme de siamois plutocirct que comme

des jumeaux ordinaires (cf schol A Il 23638-42 Ariston et infra sect iv (a)) Ces exemples

deacutemontrent qursquoAristarque ne srsquoopposait pas systeacutematiquement agrave la preacutesence drsquoecirctres fantastiques

ou exceptionnels dans les poegravemes homeacuteriques

Les deux exemples tout juste citeacutes sont toutefois des personnages drsquoimportance mineure

simplement mentionneacutes au passage par Homegravere La situation est diffeacuterente dans le cas du

Cyclope Polyphegraveme qui joue un rocircle de premier plan dans tout un chant de lrsquoOdysseacutee (intituleacute

Cyclopeia par les Anciens) Plusieurs indices laissent deviner lrsquoexistence de deacutebats sur certains

deacutetails de cet eacutepisode ceacutelegravebre degraves une tregraves haute eacutepoque369 Le statut particulier de Polyphegraveme

par rapport agrave ses confregraveres cyclopes semble notamment avoir causeacute problegraveme Apollonios le

sophiste rapporte ainsi lrsquoopinion suivante drsquoAristarque dans le contexte drsquoune discussion de

lrsquoadjectif ἀθέμιστος qursquoHomegravere applique aux Cyclopes dans lrsquoOdysseacutee

ἐν τῇ ι Ὀδυσσείας ἐπὶ τῶν Κυκλώπων ἐπιθέτου λεγομένου laquo Κυκλώπων δ ἐς γαῖαν ὑπερφιάλων ἀθεμίστων raquo ὁ γοῦν Ἡλιόδωρος Ἀρισταρχείως μεταφράζων φησί καθὸ οὐ κοινοῖς χρῶνται νόμοις ὁ γὰρ Ἀρίσταρχος λέγει δικαίους εἶναι τοὺς Κύκλωπας ἐκτὸς τοῦ Πολυφήμουmiddot φησὶ γοῦν περὶ αὐτῶν laquo θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ ἀλόχων οὐδ ἀλλήλων ἀλέγουσιν raquo ὁ δὲ Κύκλωψ ἐκ τῆς ἰδίας ἀσεβείας περὶ αὐτῶν φησὶν laquo οὐ γὰρ Κύκλωπες Διὸς αἰγιόχοιο ἀλέγουσιν raquomiddot ὅπερ ψεῦδοςmiddot αὐτοὶ γάρ εἰσιν οἱ λέγοντες laquo εἰ μὲν δὴ μήτις σε βιάζεται οἶον ἐόντα νοῦσον δ οὔπως ἔστι Διὸς μεγάλου ἀλέασθαι raquo καὶ ἔστιν ὅλος ὁ τόπος οὗτος τῶν προβλημάτων

Cette eacutepithegravete est utiliseacutee au sujet des Cyclopes dans le chant 9 de lrsquoOdysseacutee Heacuteliodore donnant une explication agrave la faccedilon drsquoAristarque dit que crsquoest parce qursquoils ne se servent pas de lois

368 Lrsquoinsertion (agrave mon avis neacutecessaire) de ces mots est proposeacutee par Lehrs 1882 178-9

369 Cf Jolivet 2005 qui traite des prolongements de ces deacutebats chez Virgile

201

communes En effet Aristarque dit que les Cyclopes sont justes agrave lrsquoexception de Polyphegraveme En tout cas le poegravete dit agrave leur sujet que laquo Chacun gouverne (θεμιστεύει) ses enfants et sa femme sans srsquooccuper des autres raquo Mais crsquoest agrave cause de sa propre impieacuteteacute que le Cyclope [scil Polyphegraveme] dit que laquo les Cyclopes ne se soucient pas de Zeus raquo ce qui est faux car eux-mecircmes disent laquo si personne ne te violente et que tu es seul peut-ecirctre Zeus trsquoa-t-il envoyeacute une maladie raquo Et ce passage au complet fait partie des Problegravemes (Ap Soph Lexicon p12 Bekker sv ἀθεμίστων)

Comme on lrsquoapprend dans les scholies le laquo problegraveme raquo particulier poseacute par la nature juste ou

injuste des Cyclopes repose sur le fait que ceux-ci jouissent drsquoun mode de vie aiseacute semblable agrave

celui drsquoun pays de Cocagne et que cela semble ecirctre en contradiction avec leur preacutetendue

meacutechanceteacute

πῶς ὑπερφιάλους καὶ ἀθεμίστους καὶ παρανόμους εἰπὼν τοὺς Κύκλωπας ἄφθονα παρὰ θεῶν αὐτοῖς ὑπάρχειν λέγει τὰ ἀγαθά ῥητέον οὖν ὅτι ὑπερφιάλους μὲν διὰ τὴν ὑπεροχὴν τοῦ σώματος ἀθεμίστους δὲ τοὺς μὴ νόμῳ χρωμένους ἐγγράφῳ διὰ τὸ ἕκαστον ἴδιον ἄρχεσθαιmiddot laquo θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ ἀλόχου raquo ὅπερ ἀνομίας σημεῖον Ἀντισθένης δέ φησιν ὅτι μόνον τὸν Πολύφημον εἶναι ἄδικονmiddot καὶ γὰρ οὗτος τοῦ Διὸς ὑπερόπτης ἐστίν οὐκοῦν οἱ λοιποὶ δίκαιοιmiddot διὰ τοῦτο γὰρ καὶ τὴν γῆν αὐτοῖς τὰ πάντα ἀναδιδόναι αὐτόματον καὶ τὸ μὴ ἐργάζεσθαι αὐτὴν δίκαιον ἔργον ἐστίν ἀλλ ἔμπροσθεν [βιαίως] βιαίους laquo οἵ σφεας σινέσκοντο raquo ὥσπερ καὶ τοὺς Γίγανταςmiddot laquo ὅσπερ ὑπερθύμοισι Γιγάντεσσιν βασίλευεν raquo ὥσπερ καὶ τοὺς Φαίακας βλαπτομένους ὑπ αὐτῶν μεταναστῆναι

Comment se fait-il qursquoapregraves avoir dit que les Cyclopes sont arrogants criminels et sans lois il affirme que les biens leur sont fournis en abondance par les dieux Il faut donc dire qursquoils sont dits laquo arrogants raquo en raison de la taille de leur corps et laquo sans lois raquo parce qursquoils ne font pas usage de la loi eacutecrite puisque chacun srsquooccupe de sa propre maison laquo chacun gouverne (θεμιστεύει) ses enfants et sa femme raquo (Od 9115) ce qui est un signe drsquoabsence de lois Mais selon Antisthegravene (fr 189 Giannantoni) seul Polyphegraveme est injuste car en effet celui-lagrave meacuteprise mecircme Zeus Ainsi donc les autres Cyclopes sont justes et crsquoest pour cette raison aussi que la terre leur fournit spontaneacutement toutes choses et que le fait de ne pas travailler la terre est une juste reacutecompense Mais auparavant ils eacutetaient violents laquo ils les violentaient raquo (Od 66) tout comme les Geacuteants laquo celui qui reacutegnait gracircce aux geacuteants au grand cœur raquo (Od 759) Cela est illustreacute par le fait que les Pheacuteaciens eacutemigregraverent parce que les Cyclopes leur faisaient du mal (schol T Od 9106)

Aristarque et Antisthegravene ont donc fourni une solution identique agrave ce problegraveme homeacuterique qui

met en jeu certains preacutesupposeacutes sur le rocircle des dieux dans lrsquoeacutetablissement de la justice cosmique

et dont la populariteacute a perdureacute jusqursquoagrave Philostrate qui y fait briegravevement allusion370 Il est en effet

fort probable que le commentaire drsquoAristarque sur lrsquoinjustice exceptionnelle de Polyphegraveme ait eacuteteacute

370 Ima 2181 laquo Ce sont en effet des Cyclopes pour lesquels comme le veulent les poegravetes je ne sais pour quel motif (οὐκ οἶδα ἐξ ὅτου) la terre est fertile sans culture raquo (trad Bougot-Lissarrague) Euripide a tregraves certainement tenu compte de ce zecirctecircma en composant le Cyclope piegravece dans laquelle il nrsquoest pas fait mention de lrsquoabondance spontaneacutee de la terre des Cyclopes sur les laquo corrections raquo par les tragiques des erreurs poeacutetiques de leurs preacutedeacutecesseurs voir Scodel 1999 chap 7

202

originellement susciteacute par le problegraveme auquel srsquoeacutetait attacheacute Antisthegravene bien qursquoil ne soit pas fait

mention de la prospeacuteriteacute de la terre des Cyclopes dans le passage drsquoApollonios On voit ainsi

Aristarque opeacuterer dans le cadre drsquoune sorte de logique mythologique dans le monde des

Cyclopes caracteacuteriseacute par une spontaneacuteiteacute fantastique de la nature Polyphegraveme apparaicirct comme un

eacuteleacutement discordant lrsquoexception qui confirme la regravegle et qui entraicircne les eacuteveacutenements de la

Cyclopeia Par ailleurs Aristarque srsquoest aussi exprimeacute favorablement sur drsquoautres deacutetails de cet

eacutepisode controverseacutes ou critiqueacutes par ses pairs telle la connaissance par Polyphegraveme de la langue

grecque et de la piraterie ndash laquo types de choses qui doivent ecirctre accordeacutees aux poegravetes raquo (schol

HMQR Od 371 δοτέον δὲ φησὶ τῷ ποιητῇ τὰ τοιαῦτα)

Un fragment drsquoAristote nous informe de lrsquointeacuterecirct accordeacute par ce dernier au mecircme personnage

de Polyphegraveme

ζητεῖ Ἀριστοτέλης πῶς ὁ Κύκλωψ ὁ Πολύφημος μήτε πατρὸς ὢν Κύκλωπος Ποσειδῶνος γὰρ ἦν μήτε μητρὸς Κύκλωψ ἐγένετο αὐτὸς δὲ ἑτέρῳ μύθῳ ἐπιλύεται καὶ γὰρ ἐκ Βορέου ἵπποι γίνονται καὶ ἐκ Ποσειδῶνος καὶ τῆς Μεδούσης ὁ Πήγασος ἵππος

Aristote se demande comment il se fait que le Cyclope Polyphegraveme a pu naicirctre Cyclope attendu que ni sa megravere ni son pegravere ne sont Cyclopes (crsquoest en effet le fils de Poseacuteidon) Et il donne une solution en faisant lui-mecircme appel agrave un autre mythe En effet Boreacutee aussi a engendreacute des chevaux et Poseacuteidon et Meacuteduse ont engendreacute le cheval Peacutegase (schol HQ Od 9106)

Crsquoest encore le caractegravere exceptionnel du personnage ndash cette fois en raison de ses origines ndash

dont il est question dans ces lignes La solution drsquoAristote qui se borne agrave invoquer des parallegraveles

mythologiques se suffit pourtant agrave elle-mecircme elle invite tout bonnement agrave ignorer les critegraveres

de la vraisemblance naturelle dans le domaine des filiations mythiques

En plus des personnages monstrueux les exemples suivants sont eacutegalement freacutequemment citeacutes

agrave lrsquoappui de lrsquoideacutee selon laquelle Aristarque fait preuve drsquoun rationalisme excessif dans son

interpreacutetation de la poeacutesie eacutepique Il srsquoagit dans les deux cas de passages ougrave des animaux utilisent

un langage humain371

1) ἀθετοῦνται στίχοι καὶ οὗτοι οἱ δύο ὅτι οὐκ ἀναγκαῖοί εἰσινmiddot οἴδαμεν γὰρ ὅτι ἡ πνοὴ ἐλαφροτάτη ἐστί τὸ δὲ καὶ προσθεῖναι laquo φασίν raquo ὡς ἀπὸ ἱστορίας ἐστὶ παρειληφότα ἀγνοούμενόν τι καὶ ἀπίθανον ἵππον λέγειν laquo φασίν raquo ὥσπερ ἄνδρα πολυίστορα

371 Cf Schroeder 2006 21 laquo Aristarchus disapproved of animals speaking as though they were humans raquo

203

(Sur les deux derniers vers du discours propheacutetique prononceacute par son cheval agrave Achille dans lrsquoIliade ) Deux lignes sont atheacutetiseacutees celle-ci et la suivante parce qursquoelles ne sont pas neacutecessaires  en effet nous savons deacutejagrave que ce vent est le plus rapide De plus le fait drsquoajouter laquo dit-on raquo comme srsquoil tenait cela drsquoune source historique est quelque peu maladroit et il est invraisemblable qursquoun cheval utilise les mots laquo dit-on raquo agrave la faccedilon drsquoun eacuterudit (schol A Il 19416-7)

2) τούτων δὲ τῶν στίχων ὁ Ἀρίσταρχος ὀβελίζει τοὺς τελευταίους ὡς ἀλόγῳ γνωμολογεῖν οὐκ ἂν προσῆκον

(Sur les deux derniers vers du discours du faucon de la fable heacutesiodique dans les Travaux et les jours ie les vers 210-11372 ) Aristarque place lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux derniers vers parce qursquoil ne convient pas agrave un animal de srsquoexprimer dans un style gnomologique (schol Hes Op 207-12)

Il est eacutevident qursquoici Aristarque ne srsquooppose aucunement au caractegravere en soi fantastique de ces

scegravenes ougrave figurent des animaux parlants si crsquoeacutetait le cas pourquoi se serait-il contenteacute de rejeter

la fin de ces deux discours plutocirct que les discours au grand complet Il semble plutocirct que ce soit

un banal critegravere de convenance qui ait ici dicteacute son jugement comme le reacutevegravelent les termes

employeacutes dans ces scholies (ἀπίθανον et οὐκhellip προσῆκον) Le grammairien se sera donc tout

bonnement offusqueacute de lrsquoeffet incongru produit par le ton quelque peu sentencieux adopteacute par des

personnages animaux dans ces deux passages en vertu de ce principe tout-puissant du πρέπον

qui est reacuteguliegraverement invoqueacute par les critiques anciens Implicite est donc la distinction entre

laquo parler avec un langage humain raquo et laquo parler de faccedilon sentencieuse raquo comme lrsquoa compris le

commentateur byzantin Jean Tzeacutetzegraves qui srsquooppose toutefois agrave lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque dans le

passage heacutesiodique

Καὶ οὕτως οὐδὲ ὁ παρὰ Πρόκλῳ Ἀρίσταρχος σχεῖ373 χώραν ὀβελίζειν τοὺς δύο στίχους τούτους τὸ ἐπιμύθιον Ἀκούσατε δὲ ὦ Πρόκλε τε καὶ Ἀρίσταρχε κἄν περ ἡμεῖς τοῦτο οὐ διορθώσαμεν οὐ γελοῖον ἦν καθ ἡμᾶς τὸ τὰ ἄλογα μὲν καὶ ἀνθρωπίνως λαλεῖν συγχωρεῖν μὴ μέντοι δὲ γνωμολογεῖν ἀλλ ἰστέον ὅτι ὁ λαλεῖν ἀνθρωπίνως εἰδὼς καὶ γνωμολογήσει θελήσας καὶ ᾧ τινι συγκεχώρηται τὸ λαλεῖν καὶ τὸ γνωμολογεῖν δηλονότι συγχωρηθήσεται

Et ainsi pas mecircme Aristarque citeacute par Proclos nrsquoavait lieu de placer lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux vers qui forment la morale de la fable Entendez ceci Proclos et Aristarque mecircme si nous

372 Pace Schroeder 2006 20 qui croit que ce sont les vers 211-2 qui ont eacuteteacute atheacutetiseacutes par Aristarque Le vers 212 (laquo Ainsi parlait le faucon qui vole vite lrsquooiseau qui deacuteploie ses ailes raquo) ougrave le narrateur referme la parenthegravese constitueacutee par la fable nrsquoa rien de gnomologique et on ne voit pas ce qursquoAristarque pourrait lui reprocher Les vers 210-11 quant agrave eux constituent une uniteacute de sens de forme globalement gnomologique laquo Il faut ecirctre fou pour vouloir se mesurer agrave plus fort que soi on est vaincu on a honte et en plus on doit souffrir raquo Waeschke 1874 167 considegravere comme moi que la note aristarquienne srsquoapplique aux vers 210-11

373 Sic Gaisford ad loc Il faut probablement corriger par ἔχει ou ἔσχε

204

nrsquoavons pas fait drsquoeacutedition de ce texte agrave notre avis il nrsquoy a rien de ridicule agrave accepter que des animaux parlent avec une voix humaine sans toutefois user de sentences Mais il faut se rendre compte que celui qui sait parler avec une voix humaine pourra tregraves bien prononcer des sentences srsquoil le veut et que si on accorde la parole agrave un personnage alors on lui accordera eacutevidemment aussi le fait de prononcer des sentences (schol Hes Op 200bis 25-32 ed Gaisford)

Lrsquoopinion de Tzeacutetegraves est eacutevidemment partiellement influenceacutee par le goucirct byzantin pour les

reacutecits agrave valeur morale Quant agrave Aristarque son atheacutetegravese est certainement motiveacutee par des raisons

stylistiques plutocirct que rationalistes Lrsquousage correct des maximes est en effet un sujet reacutecurrent

dans la theacuteorie rheacutetorique ancienne Aristote pour sa part en reacuteserve lrsquousage aux orateurs acircgeacutes et

expeacuterimenteacutes

ἁρμόττει δὲ γνωμολογεῖν ἡλικίᾳ μὲν πρεσβυτέρων περὶ δὲ τούτων ὧν ἔμπειρός τίς ἐστιν ὥστε τὸ μὲν μὴ τηλικοῦτον ὄντα γνωμολογεῖν ἀπρεπὲς ὥσπερ καὶ τὸ μυθολογεῖν περὶ δὲ ὧν ἄπειρος ἠλίθιον καὶ ἀπαίδευτον

Lrsquoexpression par maximes sied aux personnes avanceacutees en acircge et quand il srsquoagit de choses dont on a lrsquoexpeacuterience car profeacuterer des maximes sans ecirctre de cet acircge est inconvenant tout comme raconter des histoires Quant agrave le faire sur des questions dont on nrsquoa pas lrsquoexpeacuterience crsquoest ecirctre sot et mal eacuteleveacute (Rh 21395a2-6)

Ainsi les deux exemples drsquoanimaux parlants pour lesquels nous avons conserveacute les

commentaires drsquoAristarque soit le cheval lettreacute de lrsquoIliade et le faucon sentencieux des Travaux

nrsquoont certainement aucun poids dans le deacutebat sur la (non-)reconnaissance par Aristarque de la

leacutegitimiteacute de la preacutesence drsquoeacuteleacutements fantastiques dans la poeacutesie puisque ces commentaires se

contentent drsquooffrir une critique superficielle du style convenant aux personnages concerneacutes

(g) Conclusion

Les exemples examineacutes dans cette section deacutemontrent globalement qursquoAristarque ne partage

aucunement le principe exeacutegeacutetique reacutepandu par ailleurs selon lequel laquo rien nrsquoest dit en vain raquo

chez Homegravere Or ce principe reflegravete tout autant la lecture des alleacutegoristes que celle des

litteacuteralistes

Du cocircteacute des alleacutegoristes on peut comparer lrsquoattitude aristarquienne au principe

meacutethodologique qui est preacutesenteacute dans le papyrus de Derveni

ὅτι μὲν πᾶσαν τὴν πόησιν περὶ τῶν πραγμάτων αἰνίζεται καθrsquo ἔπος ἕκαστον ἀνάγκη λέγειν

Mais puisque le poegravete utilise un langage voileacute pour traiter de son sujet dans tout le poegraveme il est neacutecessaire de discuter chaque mot individuellement (col XIII5-6)

205

Lrsquoauteur de ce texte eacutetablit un lien direct entre le style alleacutegorique du poegraveme qursquoil commente

et une lecture complegravete qui examine le texte agrave la loupe afin drsquoen deacutetecter les moindres

implications

Chez le parti adverse celui des lecteurs scrupuleux agrave lrsquoaffucirct des erreurs factuelles et des

auto-contradictions mineures il nrsquoest pas davantage fait de place agrave lrsquoeacuteleacutement drsquoarbitraire qui

affecte neacutecessairement la composition poeacutetique Autrement dit il nrsquoy a pas de discrimination

exerceacutee entre des eacuteleacutements narratifs jugeacutes essentiels et donc soumis agrave des critegraveres stricts de

coheacuterence et drsquoautres consideacutereacutes comme secondaires lrsquointeacutegraliteacute des assertions du poegravete doit

former un tout homogegravene aussi solide et inalteacuterable que la reacutealiteacute qursquoelles ont la tacircche de refleacuteter

fidegravelement

Section (iii) Le τέλος de lrsquoOdysseacutee

La question de lrsquoimportance relative accordeacutee aux divers eacuteleacutements narratifs drsquoun poegraveme est

eacutetroitement lieacutee au type drsquointerpreacutetation que lrsquoon privileacutegie Aristote et son eacutecole qui souscrivent

agrave la theacuteorie poeacutetique de la mimecircsis reconnaissent simultaneacutement la primauteacute du mythos sur toute

autre chose et deacutefinissent ce dernier comme lrsquoensemble des eacuteveacutenements majeurs du reacutecit en

excluant les deacutetails ornementaux et les eacutepisodes Par contraste les lecteurs alleacutegoristes et

litteacuteralistes nrsquoexercent pas ce genre de discrimination et soumettent lrsquointeacutegraliteacute du poegraveme agrave

lrsquoanalyse

Or une telle discrimination a certainement eacuteteacute exerceacutee par les Alexandrins comme le

deacutemontrent deux notes portant sur la fin de lrsquoOdysseacutee Il a eacuteteacute question plus tocirct du commentaire

de Deacutemeacutetrios de Phalegravere sur le vers Od 23296 Or les scholies agrave ce mecircme vers nous livrent une

information extrecircmement inteacuteressante sur le compte drsquoAristophane de Byzance et drsquoAristarque

qursquoil est tentant de comparer au commentaire de Deacutemeacutetrios

1 ἀσπαστῶς καὶ ἐπιθυμητικῶς ὑπεμνήσθησαν τοῦ πάλαι τῆς συνουσίας νόμου Ἀριστοφάνης δὲ καὶ Ἀρίσταρχος πέρας τῆς Ὀδυσσείας τοῦτο ποιοῦνται

Pleins de joie et de deacutesir ils se souvinrent de leur habitude drsquoautrefois de faire lrsquoamour Aristophane et Aristarque considegraverent ce vers comme la limite de lrsquoOdysseacutee (schol MV Vind Od 23296)

2 τοῦτο τέλος τῆς Ὀδυσσείας φησὶν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης

206

Aristarque et Aristophane disent que ceci est la fin de lrsquoOdysseacutee (schol HMQ Od 23296)

Les expressions πέρας et τέλος pour deacutesigner (apparemment) la laquo limite raquo du poegraveme sont sans

parallegraveles dans le mateacuteriel critique alexandrin374 Les interpreacutetations possibles de ces termes dans

un tel contexte sont au nombre de deux comme lrsquoa remarqueacute Eustathe

1) Aristophane et Aristarque considegraverent que la fin authentique de lrsquoOdysseacutee se situe au vers

23296 crsquoest-agrave-dire que le reste du chant vingt-trois ainsi que la totaliteacute du chant vingt-quatre

constituent une vaste interpolation Eustathe preacutesente ainsi cette possibiliteacute

Ἰστέον δὲ ὅτι κατὰ τὴν τῶν παλαιῶν ἱστορίαν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης οἱ κορυφαῖοι τῶν τότε γραμματικῶν εἰς τὸ ὡς ἐρρήθη ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν ἵκοντο περατοῦσι τὴν Ὀδύσσειαν τὰ ἐφεξῆς ἕως τέλους τοῦ βιβλίου νοθεύοντες οἱ δὲ τοιοῦτοι πολλὰ τῶν καιριωτάτων περικόπτουσιν ὥς φασιν οἱ αὐτοῖς ἀντιπίπτοντες οἷον τὴν εὐθὺς ἐφεξῆς τῶν φθασάντων ῥητορικὴν ἀνακεφαλαίωσιν καὶ τὴν τῆς ὅλης ὡς εἰπεῖν Ὀδυσσείας ἐπιτομήν εἶτα καὶ τὸν ὕστερον ἀναγνωρισμὸν Ὀδυσσέως τὸν πρὸς τὸν Λαέρτην καὶ τὰ ἐκεῖ θαυμασίως πλαττόμενα καὶ ἄλλα οὐκ ὀλίγα εἰ δὲ διότι πολλὰ εὐανασκεύαστα ἐν τῇ ἀρχῇ τῆς ἐφεξῆς ῥαψῳδίας πεποίηνται διὰ τοῦτο ἐνταῦθα τὴν Ὀδύσσειαν ἀποτερματίζουσιν ἔστιν αὐτοῖς στενῶσαι καὶ συσφίγξαι καὶ οἷον σφηκῶσαι τὴν ὅλην ποίησιν ταύτην ἀφελομένους ἐκ μέσου τοῦ βιβλίου καὶ ὅσα ὁμοίως μυθικὰ καὶ οὐ πιθανὰ ἐν Φαιακίᾳ ἐλαλήθησαν

Il faut savoir que drsquoapregraves le teacutemoignage des Anciens les chefs de file des grammairiens de lrsquoeacutepoque Aristarque et Aristophane terminent lrsquoOdysseacutee au vers [23296] comme il a eacuteteacute dit et ils jugent tout le reste du poegraveme inauthentique Mais ces gens mutilent le poegraveme de nombreuses parties essentielles comme le disent leurs adversaires Par exemple tout de suite apregraves il y a la reacutecapitulation des eacuteveacutenements passeacutes suivant les regravegles de la rheacutetorique et pour ainsi dire le reacutesumeacute de lrsquoOdysseacutee au complet ensuite lrsquoeacutepisode de reconnaissance drsquoUlysse par Laeumlrte et les formidables inventions qursquoon trouve dans ce passage et bien drsquoautres choses encore Mais si leur motif pour tronquer lrsquoOdysseacutee agrave cet endroit est qursquoil y a beaucoup de choses qui meacuteriteraient drsquoecirctre supprimeacutees au deacutebut du chant suivant alors ils pouvaient tout aussi bien reacutetreacutecir resserrer et pour ainsi dire eacutetrangler le poegraveme au grand complet en retirant aussi du milieu de lrsquoouvrage toutes les choses eacutegalement fabuleuses et invraisemblables qui sont raconteacutees en Pheacuteacie (Eust Od 230824-33 Stallbaum)

2) Ils pensent que le vers 23296 constitue la fin de lrsquoaction principale du reacutecit autrement dit

que ce qui suit est une sorte drsquoajout eacutepisodique non essentiel (mais neacuteanmoins authentique)

Eustathe considegravere cette possibiliteacute en un second temps

εἴποι ἂν οὖν τις ὅτι Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης οἱ ῥηθέντες οὐ τὸ βιβλίον τῆς Ὀδυσσείας ἀλλὰ ἴσως τὰ καίρια ταύτης ἐνταῦθα συντετελέσθαι φασίν

374 Cf Pfeiffer 1968 175 qui preacutecise que la faccedilon normale de srsquoexprimer pour le scholiaste consiste agrave dire quels vers ont eacuteteacute laquo atheacutetiseacutes raquo (et non pas agrave identifier la laquo fin raquo du texte authentique) cf Gallavotti 1969 209

207

On pourrait donc dire que les grammairiens que jrsquoai nommeacutes Aristarque et Aristophane ont peut-ecirctre affirmeacute qursquoici se termine non pas lrsquoOdysseacutee elle-mecircme mais plutocirct les parties essentielles de ce poegraveme (Eust Od 230833-4 Stallbaum)

Alors que le terme πέρας de la premiegravere scholie dont le sens est clairement laquo limite raquo suggegravere

davantage la premiegravere interpreacutetation le terme τέλος de la seconde scholie est beaucoup plus

ambigu Il pourrait srsquoagir tout aussi bien de la laquo fin raquo au sens litteacuteral (ce qui appuierait la premiegravere

interpreacutetation) que de la laquo finaliteacute raquo du poegraveme (ce qui appuierait la seconde interpreacutetation)375

Eacutetant donneacutee son indeacutecision Eustathe nrsquoavait vraisemblablement pas accegraves agrave une information

plus complegravete que celle qui nous est livreacutee par les laconiques remarques des scholies soit le fait

qursquoAristarque et Aristophane consideacuteraient le vers 23296 comme le πέρας ou le τέλος du

poegraveme Il est impossible de savoir si les laquo adversaires raquo non identifieacutes des deux grammairiens

avaient une ideacutee plus preacutecise qursquoEustathe du sens de ces remarques dans leur contexte originel

Chez Aristote le terme τέλος possegravede eacutevidemment la signification philosophique de laquo finaliteacute

immanente raquo et ce dans plusieurs contextes Toutefois srsquoil est certainement conforme agrave la penseacutee

drsquoAristote de dire que le τέλος de lrsquoart poeacutetique (en geacuteneacuteral) est la repreacutesentation mimeacutetique

drsquoune action agrave lrsquoaide du langage376 ce que peut ecirctre le τέλος drsquoun poegraveme individuel est plus

difficile agrave cerner Un passage de la Poeacutetique semble attester qursquoil srsquoagit agrave la fois du deacutenouement

au sens chronologique et de quelque chose comme la laquo finaliteacute seacutemantique raquo du poegraveme

Il est bien clair que comme dans la trageacutedie les histoires doivent ecirctre construites en forme de drame et ecirctre centreacutees sur une action une qui forme un tout et va jusqursquoagrave son terme avec un commencement un milieu et une fin (περὶ μίαν πρᾶξιν ὅλην καὶ τελείαν ἔχουσαν ἀρχὴν καὶ μέσα καὶ τέλος) [hellip] Leur structure ne doit pas ecirctre semblable agrave celle des chroniques [hellip] car crsquoest dans la mecircme peacuteriode qursquoeurent lieu la bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en Sicile qui ne tendaient en rien vers le mecircme terme (οὐδὲν πρὸς τὸ αὐτὸ συντείνουσαι τέλος) et il se peut de mecircme que dans des peacuteriodes conseacutecutives se produisent lrsquoun apregraves lrsquoautre deux eacuteveacutenements qui nrsquoaboutissent en rien agrave un terme un (ἐξ ὧν ἓν οὐδὲν γίνεται τέλος) (Poet 231459a18-29)

La premiegravere occurrence de τέλος dans ce passage est purement quantitative il srsquoagit de la

laquo fin raquo au sens obvie de ce qui suit le milieu et le deacutebut Les deux autres occurrences suggegraverent

toutefois une notion plus abstraite la laquo fin raquo au sens qualitatif crsquoest ce agrave quoi tend (πρὸςhellip

συντείνουσαι) le reacutecit des eacuteveacutenements ce qui se deacutegage drsquoeux (ἐξ ὧνhellip γίνεται) Suivant

375 Cf Erbse 1972 174-7

376 Cf Poet 61450a22-23 τὰ πράγματα καὶ ὁ μῦθος τέλος τῆς τραγῳδίας τὸ δὲ τέλος μέγιστον ἁπάντων

208

lrsquousage de la Poeacutetique le τέλος drsquoune composition particuliegravere est donc vraisemblablement la

partie finale de la λύσις la fin de lrsquoaction principale377

Ce qursquoeacutetait lrsquoopinion personnelle drsquoAristote sur la fin de lrsquoOdysseacutee semble assez clair Dans la

Poeacutetique son reacutesumeacute de quelques lignes de lrsquohistoire (logos) de lrsquoOdysseacutee se termine avec la

victoire drsquoUlysse sur ses ennemis suite agrave quoi Aristote ajoute expresseacutement laquo Voilagrave le scheacutema

propre au poegraveme (τὸhellip ἴδιον) le reste ce sont des eacutepisodes raquo (1455b16-23) De plus lrsquousage

qursquoil fait de lrsquoOdysseacutee comme exemple de structure narrative double crsquoest-agrave-dire se terminant de

faccedilon heureuse pour les bons personnages et de faccedilon malheureuse pour les mauvais (τελευτῶσα

ἐξ ἐναντίας τοῖς βελτίοσι καὶ χείροσιν Poet 131453a31-33) suggegravere qursquoagrave ses yeux le

deacutenouement reacuteel du poegraveme consiste en ce double eacuteveacutenement la mort des preacutetendants et la

victoire drsquoUlysse En effet le dernier chant de lrsquoOdysseacutee fait eacutetat drsquoune reacuteconciliation entre la

famille drsquoUlysse et celles des preacutetendants et est donc vraisemblablement exteacuterieur agrave ce double

deacutenouement

Aristote deacutesigne donc vraisemblablement par lrsquoexpression ὁ λόγος τῆς Ὀδυσσείας lrsquouniteacute

formeacutee par la conjonction des eacuteveacutenements principaux du reacutecit (cf τὸ ἴδιον) On comparera Poet

201457a28-9 ougrave il donne deux sens possibles de ce qursquoest un laquo logos unique raquo (εἷςhellip λόγος)

laquo ou bien il signifie une chose une ou bien il est fait drsquoune pluraliteacute lieacutee par conjonction (ὁ ἓν

σημαίνων ἢ ὁ ἐκ πλειόνων συνδέσμῳ) ndash par exemple lrsquoIliade est une par conjonction la

deacutefinition de lrsquohomme parce qursquoelle signifie une chose une raquo Le fait que lrsquoIliade elle-mecircme soit

ici qualifieacutee de logos par contraste avec lrsquoexpression laquo le logos de lrsquoOdysseacuteethinsp raquo est probablement

de peu drsquoimportance Ces poegravemes acquiegraverent semblablement leur uniteacute par la conjonction de

parties multiples et non agrave la faccedilon drsquoune deacutefinition parce qursquoils laquo signifient raquo (σημαίνων) une

chose en particulier

Cette distinction entre les proprieacuteteacutes immeacutediatement signifiantes de lrsquoeacutenonceacute deacutefinitionnel et la

nature plus complexe de la construction drsquoun reacutecit mrsquoapparaicirct tregraves importante dans le contexte

anti-alleacutegorique dans lequel je place Aristote puisque les poegravemes homeacuteriques en tant que logoi

ne sont pas tenus de laquo signifier une chose une raquo il est inutile de deacuteployer le genre drsquoexeacutegegravese

377 Cf Gallavotti 1969 212

209

unificatrice des alleacutegoristes qui se donnent beaucoup de mal pour extraire des reacutecits poeacutetiques

des laquo messages raquo univoques

Pour en revenir agrave la position drsquoAristarque et drsquoAristophane sur la fin de lrsquoOdysseacutee il est fort

probable que les scholies doivent ecirctre comprises suivant la seconde possibiliteacute preacutesenteacutee par

Eustathe crsquoest-agrave-dire en donnant au mot τέλος le sens aristoteacutelicien de laquo fin de la πρᾶξις

mimeacutetique raquo Il y a pour cela une raison bien simple on sait par ailleurs qursquoAristarque a atheacutetiseacute

deux groupes de vers qui appartiennent agrave la partie posteacuterieure agrave 23296 soit 23310-43 et

241-204 (ce dernier groupe correspond agrave la seconde Nekuia eacutegalement soupccedilonneacutee par les

Modernes) Le premier de ces groupes de vers ougrave on trouve le reacutecit que fait Ulysse agrave Peacuteneacutelope de

ses aventures passeacutees (dont le lecteur contrairement agrave Peacuteneacutelope connaicirct deacutejagrave tous les deacutetails)

offre drsquoailleurs un contraste inteacuteressant entre les soucis parfois excessivement rheacutetoriques des

scholiastes et ceux drsquoAristarque qui reacutepugne agrave admettre les reacutepeacutetitions superflues

οὐ καλῶς ἠθέτησεν Ἀρίσταρχος τοὺς τρεῖς καὶ τριάκονταmiddot ῥητορικὴν γὰρ πεποίηκεν ἀνακεφαλαίωσιν καὶ ἐπιτομὴν τῆς Ὀδυσσείας

Aristarque a tort drsquoatheacutetiser ces trente-trois vers car Homegravere produit une reacutecapitulation conformeacutement aux regravegles rheacutetoriques et un reacutesumeacute de lrsquoOdysseacutee (schol QV Od 23310-43)

Mais pourquoi donc Aristarque aurait-il rejeteacute des parties drsquoun texte deacutejagrave rejeteacute en entier Cet

eacutetrange eacutetat de fait pourrait srsquoexpliquer par lrsquoune des hypothegraveses suivantes

1) Aristarque aurait fait la distinction entre drsquoune part la partie finale du poegraveme ajouteacutee par

un poegravete posteacuterieur agrave Homegravere et commenccedilant agrave 23297 et drsquoautre part certains passages au sein

de cette partie qui seraient dus agrave un interpolateur encore plus tardif378

2) Il consideacuterait inauthentique tout ce qui suit 23296 mais ce jugement reposait surtout sur les

deux groupes de vers particuliegraverement suspects que sont 23310-43 et 241-204379 Cette

hypothegravese ressemble agrave celle eacutemise par Eustathe selon qui les grammairiens ont peut-ecirctre tronqueacute

la fin du poegraveme laquo agrave cause des nombreuses choses meacuteritant drsquoecirctre retireacutees au deacutebut du chant

suivant raquo ndash en drsquoautres termes agrave cause de la seconde Nekuia

378 Cf Page 1955 131 n10

379 Cf Garbrah 1977 9

210

3) Lrsquoatheacutetegravese partielle et lrsquoatheacutetegravese totale de ce qui suit 23296 repreacutesentent deux eacutetapes

distinctes de la penseacutee drsquoAristarque380 qui a vraisemblablement produit deux commentaires

(mais une seule eacutedition) drsquoHomegravere381 au cours de sa carriegravere

Or ces trois explications mrsquoapparaissent toutes improbables La premiegravere attribue agrave Aristarque

une theacuteorie semblable agrave la theacuteorie analytique moderne qui srsquoemploie agrave distinguer les diverses

strates de reacutedaction des poegravemes homeacuteriques Agrave ce que lrsquoon sache la meacutethode drsquoAristarque

consistait toutefois simplement agrave distinguer le non-homeacuterique de lrsquoauthentiquement homeacuterique et

non agrave identifier plusieurs niveaux drsquointerpolation En drsquoautres termes en ce qui concerne

Aristarque il est anachronique de parler drsquoune atheacutetegravese dans une atheacutetegravese

La deuxiegraveme explication va eacutegalement agrave lrsquoencontre de la meacutethodologie geacuteneacuterale drsquoAristarque

Celui-ci ne semble aucunement se croire contraint de rejeter en bloc une section complegravete drsquoun

poegraveme simplement parce qursquoelle comporte des groupes de vers suspects Au contraire son travail

philologique fait toujours preuve drsquoune extrecircme minutie en identifiant soigneusement les vers

voire les demi-vers jugeacutes inauthentiques tout en conservant le plus possible le texte qui les

entoure Dans le cas de 23310-43 et 241-204 il est tout agrave fait concevable qursquoil ait proceacutedeacute ainsi

puisque le poegraveme une fois tronqueacute de ces deux sections reste parfaitement compreacutehensible et

les transitions entre les parties restantes ne posent pas problegraveme

Enfin la troisiegraveme explication est plus difficile agrave reacutefuter puisqursquoelle repose sur lrsquohypothegravese

drsquoun usage confus du mateacuteriel alexandrin par le scholiaste de lrsquoOdysseacutee ndash une hypothegravese que lrsquoon

doit toujours envisager lorsque lrsquoon travaille avec ce type de source Mais il serait tout de mecircme

eacutetrange que sur une question aussi cruciale que la fin de lrsquoOdysseacutee le scholiaste ait fourni autre

chose que la position deacutefinitive drsquoAristarque agrave supposer mecircme qursquoil avait accegraves agrave autre chose

qursquoagrave la version finale du commentaire du ceacutelegravebre grammairien

Ainsi donc si lrsquoon accepte que les scholies rapportant lrsquoatheacutetegravese totale et lrsquoatheacutetegravese partielle de

la fin de lrsquoOdysseacutee deacuterivent du mecircme commentaire reacuteviseacute drsquoAristarque alors il est neacutecessaire

pour eacuteliminer la contradiction apparente de supposer que les termes τέλος et πέρας ne doivent

pas ecirctre compris comme signalant le rejet complet de la fin de lrsquoOdysseacutee Je partage donc

380 Cf Moulton 1974 156

381 Cf Pfeiffer 1968 217 Montanari 2003

211

lrsquoopinion de H Erbse (1972 174-7) selon qui le mot τέλος aurait eacuteteacute utiliseacute par les grammairiens

alexandrins au sens aristoteacutelicien de laquo point culminant raquo pour ecirctre ensuite paraphraseacute

incorrectement avec le mot πέρας par un scholiaste mal aviseacute

Quoi qursquoil en soit il est eacutevident qursquoAristophane et Aristarque ont accordeacute une importance

majeure au vers 23296 de lrsquoOdysseacutee agrave lrsquoinstar de Deacutemeacutetrios qui y a lui aussi perccedilu une qualiteacute

particuliegravere Certes les commentaires des uns et de lrsquoautre sur ce vers sont trop brefs pour que

leur teneur puisse ecirctre estimeacutee avec certitude Mais en deacutepit de cette briegraveveteacute on ne peut manquer

drsquoecirctre frappeacute par une certaine ressemblance qui est peut-ecirctre de lrsquoordre de la coiumlncidence mais

peut-ecirctre aussi de la reacutefeacuterence volontaire Alors que Deacutemeacutetrios souligne la valeur laquo modeacutereacutee raquo

(que ce soit du point de vue du contenu ou de la forme) du vers Od 23296 la premiegravere des deux

scholies nous apprend que ce vers est en fait une laquo limite raquo ndash une notion qui est eacutevidemment

impliqueacutee dans lrsquoideacutee de modeacuteration (socircphrosynecirc)

Dans lrsquohypothegravese (probable) ougrave Aristophane et Aristarque connaissaient lrsquoappreacuteciation

particuliegravere de Deacutemeacutetrios de ce vers leur propre remarque sur ce vers comme limite ou fin de

lrsquoOdysseacutee pourrait ecirctre une sorte de clin drsquooeil agrave lrsquoendroit de Deacutemeacutetrios dont le jugement

estheacutetique rheacutetorique ou moral se verrait transformeacute dans le contexte particulier de la philologie

alexandrine en une position plus trancheacutee exprimeacutee dans les termes techniques de la critique

litteacuteraire etou textuelle

Section (iv) Le principe Ὅmicroηρον ἐξ Ὁmicroήρου σαφηνίζειν

Nulle discussion de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique drsquoAristarque ne peut eacuteviter de se confronter agrave cette

ceacutelegravebre maxime que lrsquoon trouve telle quelle chez Porphyre382 mais qui est souvent attribueacutee agrave

Aristarque par les historiens modernes383 Son origine exacte ainsi que la porteacutee de ses

applications demeurent jusqursquoagrave ce jour des questions controverseacutees Cette section aura pour

objectif de fournir un traitement nouveau de lrsquoune et lrsquoautre de ces questions

382 Porph QH 1 563-4 Sodano

383 Par ex Erbse 1960 61 laquo der aristarchische Grundsatz Homer aus Homer zu erklaumlren raquo Sur le deacutebat autour de lrsquoorigine exacte de la laquo maxime raquo Homerum ex Homero voir Pfeiffer 1968 226-7 Wilson 1971 et 1976 Lee 1975 Schaumlublin 1977 Porter 1992

212

(a) Aristarque et τὸ σαφηνίζειν

Dans son important ouvrage History of Classical Scholarship R Pfeiffer srsquoest attaqueacute agrave la

communis opinio voulant qursquoAristarque soit lrsquoauteur de la formule une opinion qui avait eacuteteacute

jusqursquoalors reacutepeacuteteacutee de faccedilon plus ou moins deacutesinvolte par les savants Pfeiffer objecta que laquo There

is no real evidence that Aristarchus ever uttered such a sentence raquo (1968 226) Tout en admettant

qursquoelle nrsquoeacutetait pas laquo against his spirit raquo (227) Pfeiffer refusa drsquoattribuer agrave Aristarque les ipsissima

verba de la maxime pour les raisons suivantes 1) Il nrsquoy a rien qui suggegravere que Porphyre songeait

agrave Aristarque dans les deux passages384 ougrave il fait reacutefeacuterence agrave ce principe interpreacutetatif 2) les

laquo scholars raquo (par opposition avec les philosophes tel Porphyre) nrsquoont pas lrsquohabitude drsquoeacutenoncer des

affirmations aussi geacuteneacuterales 3) le mot laquo rare raquo σαφηνίζειν nrsquoest pas utiliseacute dans les scholies

drsquoascendance alexandrine pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du critique ou de lrsquointerpregravete de la poeacutesie

Depuis lrsquoouvrage de Pfeiffer quelques publications ont fourni de nouvelles contributions au

deacutebat NG Wilson (1971 2007) a attireacute lrsquoattention sur une remarque spirituelle attribueacutee au

poegravete Agathon par Eacutelien (VH XIV13) qui si elle srsquoaveacuterait authentique et connue des savants

helleacutenistiques pourrait constituer la base drsquoune adaptation aristarquienne sous la forme Ὅμηρον

ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν Par la suite G Lee (1975) a proposeacute drsquoinverser les datations respectives

de ces deux eacutenonceacutes suivant une argumentation improbable contesteacutee par Wilson (1976) et

rejeteacutee par C Schauumlblin (1977) Ce dernier a eacutegalement deacutemontreacute que lrsquoideacutee selon laquelle un

auteur est le meilleur interpregravete de sa propre œuvre eacutetait reacutepandue dans lrsquoAntiquiteacute bien avant

Porphyre et suggeacutereacute que lrsquoorigine de la formule Homerum ex Homero devrait ecirctre situeacutee dans la

litteacuterature rheacutetorique judiciaire de lrsquoeacutepoque helleacutenistique

Je souhaiterais ici apporter quelques nouveaux arguments en faveur de la paterniteacute

aristarquienne de la formule en examinant point par point les trois objections preacutesenteacutees par

Pfeiffer en particulier la troisiegraveme La raison pour laquelle il me semble important drsquoidentifier les

ipsissima verba drsquoAristarque et non simplement de reconnaicirctre comme le fait Pfeiffer que la

formule est en accord avec sa meacutethodologie est la suivante lrsquoexposition par Aristarque drsquoun

principe sous cette forme geacuteneacuterale permettrait de conclure que ce dernier est agrave lrsquooccasion

384 Au deacutebut du premier livre de ses Questions homeacuteriques (I 112-14) Porphyre exprime le souhait de deacutemontrer que laquo αὐτὸς ἑαυτὸν τὰ πολλὰ Ὅμηρος ἐξηγεῖται raquo En cela il paraphrase tout simplement laquo his personal endeavor as an interpreter of Homer without repeating the formula with σαφηνίζειν raquo (Pfeiffer 1968 226)

213

explicite sur le sujet de sa propre deacutemarche scientifique ndash en deux mots qursquoil est conscient de la

laquo theacuteorie raquo interpreacutetative sur laquelle repose son travail385 En conseacutequence il serait drsquoautant plus

justifieacute de traiter les fragments aristarquiens non plus comme des jugements ponctuels et de

porteacutee limiteacutee au seul passage commenteacute mais comme les traces eacuteparses drsquoun veacuteritable systegraveme

unifieacute drsquointerpreacutetation

Des trois objections avanceacutees par Pfeiffer les deux premiegraveres sont les plus faciles agrave rejeter En

ce qui concerne la premiegravere objection Pfeiffer (227) fait lui-mecircme remarquer que lrsquoessai de

Porphyre qui commence avec lrsquoeacutenonciation de la maxime (la onziegraveme de ses Questions

homeacuteriques) contient une interpreacutetation eacutetymologique qui deacuterive drsquoAristarque386 ce qui lrsquoamegravene

agrave croire que Porphyre a ducirc preacuteserver une partie du commentaire de ce dernier sur le passage

homeacuterique concerneacute Or si crsquoest le cas cela implique que Porphyre avait bel et bien le travail

drsquoAristarque agrave lrsquoesprit en reacutedigeant cet essai La deuxiegraveme objection de Pfeiffer voulant qursquoun

principe drsquoune telle geacuteneacuteraliteacute doive ecirctre attribueacute agrave un philosophe plutocirct qursquoagrave un grammairien est

en soi peu convaincante et certainement en butte agrave une reacuteplique du type de celle eacutemise par J

Porter (1992 73) laquo The only real argument against the Aristarchan [sic] provenance of the

maxim is this maxim by Pfeiffer raquo

La troisiegraveme et derniegravere objection de Pfeiffer est plus seacuterieuse le verbe σαφηνίζειν tel qursquoil

est utiliseacute par les philologues alexandrins ne deacutesigne habituellement pas lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete

sur le texte du poegravete mais plutocirct le travail du poegravete lui-mecircme dont on dit qursquoil laquo rend eacutevident raquo

divers eacuteleacutements dans son reacutecit Wilson (2007 62 n53) fait mention drsquoune exception possible

dans la scholie h ad Il 1279 mais il admet qursquoil srsquoagit drsquoune source tardive Porter387 a

eacutegalement tenteacute de reacutefuter lrsquoaffirmation de Pfeiffer en avanccedilant lrsquoexemple suivant du verbe dans

une scholie agrave Il 23638-42 (Nestor racontant sa deacutefaite agrave la course de char aux mains des

jumeaux Actorione)

385 Cf Montanari 1997 285-6

386 HQ 1 5811-15 Sodano διὰ τί οὖν Ἀλήϊον [hellip] ἐκ τοῦ οἶον αὐτὸν ἐν αὐτῷ ἀλᾶσθαι Cf le commentaire drsquoAristarque schol A Il 6201 Ariston ὅτι παρετυμολογεῖ τὸ Ἀλήϊον ἀπὸ τῆς γενομένης ἐν αὐτῷ τοῦ Βελλεροφόντου πλάνης

387 Porter 1992 82-3 Je suis davantage sceptique en ce qui concerne lrsquoautre exemple du verbe σαφηνίζειν fourni par Porter (schol A Il 1349a) lequel deacuterive de Nicanor sans aucune reacutefeacuterence explicite agrave Aristarque

214

Ἀρίσταρχος δὲ διδύμους ἀκούει οὐχ οὕτως ὡς ἡμεῖς ἐν τῇ συνηθείᾳ νοοῦμεν οἷοι ἦσαν καὶ οἱ Διόσκοροι ἀλλὰ τοὺς διφυεῖς δύο ἔχοντας σώματα Ἡσιόδῳ μάρτυρι χρώμενος καὶ τοὺς συμπεφυκότας ἀλλήλοιςmiddot οὕτως γὰρ καὶ τὸ λεγόμενον ἐπ αὐτῶν σαφηνίζεσθαι ἄρισταmiddot ἀναστάντος γὰρ δὴ τοῦ Νέστορος ἐπὶ τὸν ἀγῶνα καὶ αὐτοὺς ἀναστῆναιmiddot εἶτα τὸν μὲν Νέστορα λέγειν ὡς οὐ δίκαιοι εἶεν ἀγωνίζεσθαι παρηλλαγμένοι τὴν φύσιν ὄντεςmiddot ὁ δὲ δῆμος συναγωνίζοιτο αὐτοῖς καὶ λέγοι ὡς εἶεν εἷς ἀμφότεροι καὶ διὰ τοῦτο ὀφείλοιεν ἑνὸς ἐπιβαίνειν ἅρματος ἅτε δὴ συμπεφυκότες καὶ κρατοῖέν γε οἱ πολλοίmiddot καὶ τοῦτο εἶναι τὸ laquo πλήθει πρόσθε βαλόντες raquo

Aristarque comprend le mot laquo jumeaux raquo non pas de la faccedilon dont nous avons lrsquohabitude de prendre ce mot (ie comme dans le cas des Dioscures) mais plutocirct comme srsquoil deacutesignait des hommes agrave double forme avec deux corps fusionneacutes lrsquoun dans lrsquoautre et il prend Heacutesiode388 agrave teacutemoin Car ainsi dit-il ce qui est dit agrave leur sujet est aussi parfaitement clarifieacute En effet apregraves que Nestor se soit leveacute pour concourir ltles Actorionegt se levegraverent agrave leur tour Puis Nestor dit qursquoil nrsquoeacutetait pas juste qursquoils prennent part agrave la compeacutetition eacutetant doteacutes de cette anatomie extraordinaire Mais le peuple prit leur parti disant que les deux ensemble formaient une seule personne et donc qursquoils devaient monter sur un char unique puisqursquoils eacutetaient en fait unis lrsquoun agrave lrsquoautre et crsquoest la foule qui eut le dernier mot Crsquoest lagrave le sens des mots laquo prendre les devants gracircce au nombre raquo (23639) (seconde moitieacute de la schol A Il 23638-42 Ariston)

Selon J Porter 389 laquo Aristarque raquo est lrsquoagent sous-entendu du verbe σαφηνίζεσθαι

Aristonicos voudrait dire que le reacutecit sur les Actorione qui comprend plusieurs deacutetails

eacutenigmatiques390 aurait eacuteteacute clarifieacute par Aristarque Toutefois lrsquousage du style indirect dans la

phrase concerneacutee suggegravere qursquoil srsquoagit plutocirct drsquoune citation drsquoAristarque par Aristonicos de sorte

que le terme crucial σαφηνίζεσθαι semble bel et bien lui ecirctre attribuable

Il est plus difficile de deacuteterminer ce qursquoil en est du reste de la scholie Lrsquoeacutelucidation finale de

lrsquoexpression homeacuterique πλήθει πρόσθε βαλόντες selon laquelle la deacutefaite de Nestor fut causeacutee

par la laquo foule raquo (πλήθει) qui permit aux Actorione de participer agrave la course malgreacute leur avantage

physique est pour le moins invraisemblable391 et le reacutecit extensif des eacuteveacutenements preacuteceacutedant le

388 Cf fr 18 M-W

389 Cf Porter 1992 83 n9 qui traduit laquo In this way what is said about them (τὸ λεγόμενον) is clarified [by Aristarchus]hellip raquo

390 Les nombreux zecirctecircmata concernant les Actorione sont eacutenumeacutereacutes au deacutebut de la mecircme scholie laquo Que veut dire ldquoπλήθει πρόσθε βαλόντεςrdquo Quelle eacutetait leur nature pour que le poegravete dise qursquoils ldquoeacutetaient jumeauxrdquo Quelle est leur technique de conduite de char et quelle est la cause de leur victoire raquo (τί ἐστι τὸ lsquoπλήθει πρόσθε βαλόντεςrsquo (639) καὶ ὁποῖοί τινες ἦσαν τὴν φύσιν ὡς λέγεσθαι ἐπ αὐτῶν lsquoοἱ δ ἄρ ἔσαν δίδυμοιrsquo (641) τίς τε τῆς ἁρματηλασίας ὁ τρόπος καὶ τί τὸ τῆς νίκης αἴτιον)

391 Cf Richardson 1993 239 laquo It looks as if Aristarchus took πλήθει as meaning ldquothrough the support of the crowdrdquo [hellip] But this would be an extremely compressed way of expressing this raquo

215

concours (la plainte de Nestor la foule prenant le parti des Actorione) contredit purement et

simplement lrsquohabitude drsquoAristarque ndash sinon sa laquo maxime raquo ndash de laquo clarifier Homegravere par Homegravere raquo

Certes on pourrait aussi faire remarquer que le fait qursquoAristarque fasse usage drsquoHeacutesiode

comme drsquoun laquo teacutemoin raquo agrave lrsquoappui drsquoune interpreacutetation particuliegravere drsquoun passage homeacuterique

contredit tout autant ce principe Severyns (1928 206-9) a toutefois montreacute que cette scholie fait

partie drsquoune discussion ancienne beaucoup plus vaste portant agrave la fois sur la nature et sur le nom

des Actorione discussion agrave lrsquooccasion de laquelle Aristarque avait attaqueacute une version du mythe

posteacuterieure agrave Heacutesiode (celle de Pheacutereacutecyde) dans cette version les Actorione eacutetaient eacutegalement

repreacutesenteacutes comme des ecirctres monstrueux pourvus de deux fois plus de jambes et de bras qursquoune

personne normale mais ils eacutetaient neacuteanmoins des jumeaux laquo normaux raquo crsquoest-agrave-dire non

rattacheacutes lrsquoun agrave lrsquoautre comme des siamois Devant deux possibiliteacutes mythologiques celle qui se

trouve chez Heacutesiode drsquoune part et celle des Neoteroi drsquoautre part Aristarque aura donc lu le

passage homeacuterique comme faisant partie de la tradition de la premiegravere de ces versions Cet usage

des donneacutees mythologiques fournies par Heacutesiode nrsquoest pas sans parallegraveles dans le commentaire

aristarquien drsquoHomegravere392

En ce qui concerne lrsquoeacutetat preacutesent de notre scholie on peut agrave bon droit soupccedilonner

qursquoAristonicos a imparfaitement compris lrsquoexplication par Aristarque de la preacutesence du mot

πλήθει dans le passage homeacuterique Aristarque lrsquoassociait vraisemblablement au nombre anormal

de membres et drsquoorganes des Actorione (ou encore au simple fait qursquoils se trouvaient agrave ecirctre deux

agrave conduire un char unique)393 Aristonicos en possession peut-ecirctre de la seule interpreacutetation

aristarquienne du terme δίδυμοι pourrait avoir imagineacute le reste du sceacutenario selon lequel les

Actorione se virent accorder de prendre part agrave la compeacutetition laquo gracircce agrave la foule raquo394

392 Cf Porter 1992 83

393 Eustathe semble croire qursquoAristarque liait πλήθει agrave la laquo paire raquo formeacutee par les Actorione Lui-mecircme comprend ce mot comme une reacutefeacuterence au nombre de leurs membres (Il 480219-80310 Van der Valk)

394 Une telle reacutepartition du contenu de la scholie est sous-entendue chez Van der Valk (1963-64 II 253-5) qui ne fait aucune mention du reacutecit de lrsquointervention du peuple dans son examen de lrsquoanalyse aristarquienne du passage Selon Van der Valk Aristarque laquo offered a correct interpretation of the Homeric text raquo en avanccedilant que la locution πλήθει πρόσθε βαλόντες signifie laquo me surpassant en nombre raquo et fait allusion agrave la laquo fusion raquo des corps des Actorione Van der Valk (1963-64 I 554) fait remarquer la chose suivante au sujet drsquoAristonicos laquo [his] independence often induced him to give his personal views and to neglect and accordingly render less accurately the ideas of Arist[archus] raquo Aristonicos a eacutegalement tendance agrave introduire des leccedilons et des exeacutegegraveses venant drsquoautres grammairiens en mecircme temps que celles drsquoAristarque sans les distinguer explicitement

216

Quant au verbe σαφηνίζεσθαι le sens agrave lui donner dans le contexte est incertain Aristarque

parle-t-il drsquoune eacuteventuelle clarification (quelle qursquoelle soit) qursquoil aurait fournie quelque part au

sujet des Actorione et de leur compeacutetition avec Nestor ou bien drsquoune explicitation par Homegravere

lui-mecircme En effet il faut consideacuterer la possibiliteacute qursquoHomegravere soit lrsquoagent non exprimeacute de

σαφηνίζεσθαι drsquoautant plus que le verbe est suivi par ἄριστα un terme de louange qui est le

plus naturellement deacutecerneacute agrave un poegravete (agrave moins de penser qursquoAristarque ait exprimeacute par lagrave son

contentement envers sa propre interpreacutetation) dans ce cas Aristarque aura voulu dire que le mot

δίδυμοι pris au sens de laquo double raquo fait en sorte que le reacutecit drsquoHomegravere au sujet des Actorione a eacuteteacute

tregraves bien exposeacute en particulier lrsquoexpression πλήθει πρόσθε βαλόντες qui fait reacutefeacuterence agrave la

physionomie extraordinaire des Actorione Tout compte fait cette occurrence de σαφηνίζειν ne

peut pas ecirctre utiliseacutee avec sucircreteacute dans le but de reacutefuter lrsquoaffirmation de Pfeiffer selon laquelle ce

mot dans la langue des Alexandrins deacutesigne non pas lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete mais bien celle du

poegravete395

Il mrsquoapparaicirct que dans le deacutebat autour de la maxime drsquoAristarque le texte suivant constitue

un eacuteleacutement de preuve beaucoup plus significatif396 que celui citeacute par Porter Il srsquoagit drsquoune

scholie aux vers ceacutelegravebres de Pindare (Ol 283-6) laquo Jrsquoai beaucoup de flegraveches rapides dans le

carquois sous mon bras des flegraveches qui parlent aux sages mais pour la foule elles ont besoin

drsquointerpregravetes raquo397

laquo φωνᾶντα συνετοῖσιν raquo ὁ δὲ Ἀρίσταρχος οὕτωmiddot διάδηλά φησιν ὁ Πίνδαρος τοῖς συνετοῖς τῶν ἀνθρώπων εἶναι εἰς δὲ τὸ κοινὸν ἀγόμενα ἑρμηνέως χρῄζειν τοῦ σαφηνίζοντος αὐτὰ ὡς οὐ πᾶσι καταδήλως φράζωνmiddot ὥστε τοῖς μὲν σοφοῖς σοφὰ διαλέγεσθαι καὶ μὴ ἔκθεσμα τοῖς δὲ ἰδιώταις μὴ κατάδηλα γίνεσθαι

laquo qui parlent aux sages raquo Aristarque ltdonne lrsquoexplicationgt suivante Pindare dit que ltses poegravemesgt sont tregraves clairs pour ceux parmi les hommes qui sont intelligents mais qursquoils ont besoin

395 Agrave cocircteacute de σαφηνίζειν la langue des scholiastes fait usage de termes similaires pour deacutesigner lrsquohabileteacute agrave la fois du poegravete et du critique de laquo rendre clair raquo ce qui engendre une certaine confusion dans lrsquointerpreacutetation des scholies (cf David 2009 73)

396 Agrave ma connaissance la seule personne qui ait remarqueacute lrsquoimportance de ce texte est F Montanari (1997 286) qui se limite toutefois agrave en faire un traitement eacuteclair

397 πολλά μοι ὑπ | ἀγκῶνος ὠκέα βέλη | ἔνδον ἐντὶ φαρέτρας | φωνάεντα συνετοῖσινmiddot ἐς | δὲ τὸ πὰν ἑρμανέων | χατίζει Ma traduction suit lrsquointerpreacutetation traditionnelle de ces lignes (celle inaugureacutee par Aristarque lui-mecircme) bien qursquoelle ait eacuteteacute seacuteveacuteregravement contesteacutee par plusieurs personnes (par ex Most 1986) Pourtant les speacutecialistes des scholies agrave Pindare citent freacutequemment la schol Ol 2152c comme un cas relativement rare drsquointerpreacutetation laquo correcte raquo de Pindare par Aristarque (cf Deas 1931 9 Irigoin 1952 55)

217

drsquoun interpregravete pour les eacuteclaircir lorsqursquoils sont preacutesenteacutes agrave la foule car il ne srsquoexprime pas de faccedilon tout agrave fait limpide pour tous de sorte que aux yeux des sages ltses poegravemesgt parlent de choses sages et qui ne sont pas contre les regravegles398 mais ils ne sont pas tout agrave fait clairs pour les gens du commun (schol Pind Ol 2152c)

Il serait difficile de trouver un teacutemoignage plus convaincant contre le troisiegraveme argument de

Pfeiffer sur le sens de σαφηνίζειν dans le contexte de la philologie alexandrine Non seulement

le verbe est ici incontestablement employeacute pour deacutecrire lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete mais il se trouve

en plus dans une note qui a tout lrsquoair drsquoecirctre une citation directe drsquoAristarque Puisque comme le

mentionne Pfeiffer il srsquoagit lagrave drsquoun terme plutocirct laquo rare raquo sa preacutesence dans un fragment

drsquoAristarque doit certainement ecirctre compteacutee comme un eacuteleacutement de preuve additionnel dans le

laquo dossier raquo de la paterniteacute possible de la maxime par Aristarque

Je voudrais enfin attirer lrsquoattention sur un second eacuteleacutement de preuve neacutegligeacute par les savants

qui se trouve eacutegalement dans les scholies agrave Pindare Jrsquoadmets toutefois que dans ce cas le lien

avec Aristarque est moins eacutevident que dans le preacuteceacutedent

οἱ πρόγονοι τοῦ Θήρωνος ἔσχον τὴν Ἀκράγανταmiddot οἴκημα γὰρ ποταμοῦ hellip [lacuna] τοῦ Ἀκράγαντος καὶ τὴν πόλιν ὁμοίως καλεῖσθαι οἱ δὲ Ἀκραγαντῖνοι Γελῴων εἰσὶν ἄποικοιmiddot ὥστε τὸ πατέρων ἄωτον λέγει ἐπὶ τῶν Θήρωνος προγόνων οἳ οὐχ ἁπλῶς εἰς τὴν Γέλαν μετῆραν ἀλλὰ εὐθὺς ἀπὸ Ῥόδου εἰς τὴν Ἀκράγαντα καὶ τοῦτο ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται ὡς καὶ Τίμαιός φησι

Les ancecirctres de Theacuteron deacutetenaient Agrigente en effet laquo la demeure du fleuve raquo ltfait reacutefeacuterence au fait quegt agrave la fois le fleuve et la ville drsquoAgrigente sont appeleacutes du mecircme nom Les gens drsquoAgrigente sont des colons venant de Gela Ainsi les mots de Pindare laquo gloire de ses pegraveres raquo font reacutefeacuterence aux ancecirctres de Theacuteron lequel nrsquoest tout simplement pas alleacute agrave Gela mais a eacutemigreacute directement de Rhodes agrave Agrigente Et ceci est rendu eacutevident agrave partir de Pindare lui-mecircme comme le dit aussi Timeacutee (schol Pind Ol 215a)

La proposition ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται est elle-mecircme expliqueacutee gracircce agrave une autre

scholie agrave ce mecircme vers (schol Ol 215d) ougrave un passage de Pindare tireacute drsquoun poegraveme perdu est

citeacute agrave lrsquoappui drsquoune version historiographique preacutecise voulant que les ancecirctres de Theacuteron aient

eacutemigreacute directement de Rhodes vers Agrigente sans faire drsquoarrecirct agrave Gela Plusieurs autres scholies agrave

la deuxiegraveme Olympique contiennent des traces drsquoun vaste deacutebat chez les grammairiens et les

historiens anciens autour des circonstances de la fondation drsquoAgrigente et du parcours suivi par

398 La signification du terme ἔκθεσμα est ici fort probleacutematique mais deux de ses occurrences dans les scholies aristarquiennes agrave Homegravere suggegraverent qursquoil deacutesigne des formes qui heurtent les regravegles de grammaire (schol A Il 2244 Ariston schol A Il 11601a Ariston)

218

les ancecirctres de Theacuteron dans leur voyage399 Ce qui mrsquoimporte ici est avant tout la probabiliteacute

selon laquelle le contenu de la scholie agrave Ol 215a peut ecirctre attribueacute agrave Aristarque400 Or cette

probabiliteacute mrsquoapparaicirct assez eacuteleveacutee car Aristarque est ailleurs deacutesigneacute nommeacutement comme le

deacutefenseur de deux autres ideacutees se trouvant dans cette scholie

bull Lrsquohomonymie entre le fleuve et la ville drsquoAgrigente

ἱερὸν ἔσχον οἴκημα Ἀρίσταρχος τὴν πόλιν οἴκημα ποταμοῦ προσηγορεῦσθαί φησι διὰ τὸ ὁμώνυμον εἶναι τῷ ποταμῷ Ἀκράγαντιmiddot τὴν γὰρ ὀνομασίαν ἡ πόλις ἀπὸ τοῦ ποταμοῦ ἔσχεν

laquo Ils deacutetenaient le fleuve sacreacute raquo Aristarque dit que la ville est appeleacutee laquo demeure du fleuve raquo parce qursquoelle est homonyme au fleuve Agrigente car la ville fut nommeacutee drsquoapregraves le fleuve (schol Ol 216a)

bull Le passage direct des ancecirctres de Theacuteron de Rhodes agrave Agrigente que lrsquoon peut deacuteduire gracircce agrave

la combinaison de la scholie tout juste citeacutee avec la suivante

ζητεῖται δι ἣν αἰτίαν εὐξάμενος τῷ Θήρωνι τὰ κάλλιστα κατάπαυσιν τῶν πραχθέντων δεινῶν αἰτεῖται τὸν Δία καὶ ὁ μὲν Ἀρίσταρχός φησι διὰ τὸ κεκμηκέναι τοὺς τοῦ Θήρωνος πατέρας κατὰ τὴν Ῥόδον τῶν πραγμάτων στασιαζομένων καὶ οὕτω τὴν μετοικίαν εἰς τὴν Σικελίαν στειλαμένων

On se demande pour quelle raison Pindare apregraves avoir souhaiteacute le plus beau sort agrave Theacuteron demande agrave Zeus la cessation des eacutepreuves subies Et Aristarque dit que crsquoest parce que les pegraveres de Theacuteron eacutetaient dans la deacutetresse agrave Rhodes du fait de la guerre civile et avaient organiseacute un deacuteplacement de population pour fonder une colonie en Sicile (schol Ol 229d)

Comme le souligne Vassilaki (2009 126) le fait qursquoAristarque mentionne uniquement

lrsquoorigine rhodienne des ancecirctres de Theacuteron et leur installation subseacutequente agrave Agrigente sans

allusion aucune agrave Gela suggegravere qursquoil avait adopteacute la version historique drsquoun passage direct de

lrsquoaristocratie rhodienne de Rhodes agrave Agrigente Cette version eacutetait aussi celle favoriseacutee par

lrsquohistorien Timeacutee

Aristarque ayant eacuteteacute le premier eacuterudit agrave reacutealiser un commentaire complet de Pindare401 il

semblerait vain de chercher agrave retracer les opinions eacutemises dans les scholies 16a et 29d (ainsi que

15a par voie de conseacutequence) agrave une source anteacuterieure Pourtant on pourrait arguer que mecircme si

399 Voir le traitement deacutetailleacute de cette question par Vassilaki 2009 125-134

400 Il est geacuteneacuteralement admis qursquoune grande partie du contenu anonyme dans les scholies pindariques remonte en fait au commentaire eacutetendu drsquoAristarque (cf Deas 1931 10)

401 Cf Irigoin 1952 54

219

la scholie 15a deacuterive effectivement drsquoAristarque la formulation de la scholie nrsquoen est pas moins

eacutequivoque en ce qui regarde lrsquoidentiteacute de lrsquoindividu qui affirme que lrsquointerpreacutetation preacutesenteacutee ἐξ

αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται cela drsquoapregraves la scholie laquo Timeacutee aussi le dit raquo Timeacutee eacutetant plus

historien que critique litteacuteraire il est improbable qursquoil ait exposeacute cette ideacutee sous la forme drsquoun

veacuteritable principe exeacutegeacutetique eacutelaboreacute dans le but preacutecis laquo drsquointerpreacuteter raquo Pindare Plus

vraisemblablement lrsquoauteur de la scholie veut dire que Timeacutee aura confirmeacute ses opinions

historiques sur les ancecirctres de Theacuteron en mettant de lrsquoavant lrsquoautoriteacute de Pindare402

De plus il faut tenir compte du fait que tout le contenu aristarquien qui se trouve dans les

scholies agrave Pindare nous est connu de faccedilon meacutediate soit par le biais du commentaire de Didyme agrave

ce mecircme poegravete403 Bien que la scholie agrave Ol 2152c puisse raisonnablement ecirctre consideacutereacutee

comme une citation litteacuterale drsquoAristarque la situation nrsquoest pas la mecircme dans le cas de la schol

Ol 215a ici lrsquointervention de Didyme peut ecirctre plus fortement deacutetecteacutee notamment agrave cause de

la reacutefeacuterence au teacutemoignage de Timeacutee qui est un trait distinctif de la meacutethodologie de Didyme

dans son commentaire de Pindare 404 Theacuteoriquement lrsquoexpression ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου

σαφηνίζεται de la scholie Ol 215a peut donc ecirctre attribueacutee agrave lrsquoune des trois personnes

suivantes listeacutees en ordre chronologique Timeacutee Aristarque Didyme Jrsquoai deacutejagrave mentionneacute

pourquoi Timeacutee repreacutesentait une option peu vraisemblable Ne restent donc en course

qursquoAristarque et Didyme ce qui constitue agrave mes yeux un argument suppleacutementaire pour ceux qui

deacutefendent lrsquoorigine aristarquienne de la formule Homerum ex Homero

Lrsquousage probable du verbe σαφηνίζειν dans un sens exeacutegeacutetique par Aristarque a une

importance capitale pour la question qui mrsquooccupe En effet jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de

mentionner suivant lrsquohypothegravese geacuteneacuterale de Struck comment la dichotomie entre clarteacute et

402 Brown (1958 57-8) qui cite et discute le contenu historiographique de cette scholie est malheureusement muet sur la question preacutecise de la relation entre Timeacutee et Pindare Il est fort probable que le premier a utiliseacute le second comme source

403 Cf Irigoin 1952 56

404 Cf Irigoin 1952 71 On peut comparer la schol Ol 519a (remontant probablement agrave Didyme cf Irigoin 1952 72) ougrave crsquoest Timeacutee lui-mecircme qui σαφηνίζει ie qui fournit un reacutecit historique aidant agrave expliquer un passage de Pindare νέοικον ἕδρανrsquo εἶπε τὴν Καμάριναν ὁ Πίνδαρος σαφηνίζει Τίμαιος ἐν τῇ δεκάτῃmiddot εἰσὶ δὲ οὗτοι οἱ Καμαριναῖοι [hellip] Ici encore Timeacutee ne semble pas avoir fait de lrsquoexeacutegegravese de Pindare une fin en soi Dire que laquo Timeacutee raquo σαφηνίζει Pindare est une faccedilon de parler puisque crsquoest en fait Didyme qui σαφηνίζει Pindare en utilisant le teacutemoignage de Timeacutee

220

obscuriteacute creacutee un contraste entre la tradition laquo rheacutetorique raquo drsquoinspiration peacuteripateacuteticienne qui

reconnaicirct la clarteacute drsquoexpression comme une vertu et la tradition alleacutegorique qui srsquointeacuteresse

davantage au potentiel cryptique de la poeacutesie Or il est eacutevident drsquoapregraves les deacuteveloppements

eacutelaboreacutes dans la preacutesente section qursquoAristarque avait une conception de son travail dans laquelle

lrsquoacte de clarification jouait un rocircle de premier plan Il est donc permis de croire qursquoaux yeux

drsquoAristarque comme agrave ceux drsquoAristote le texte poeacutetique doit neacutecessairement ecirctre appreacutehendeacute

dans sa clarteacute afin drsquoatteindre son but

(b) Pindare et lrsquoanhistorie drsquoAristarque

La coheacuterence et le seacuterieux des principes philologiques qui constituent la meacutethode

aristarquienne sont peut-ecirctre rendus le plus eacutevidents lorsque lrsquoon voit ces principes appliqueacutes

drsquoune faccedilon extrecircme allant jusqursquoagrave produire des jugements meacutediocres ou objectivement

erroneacutes405 On verra ici un exemple de ce type de jugements qui semblent avoir eacuteteacute motiveacutes par

une fideacuteliteacute excessive au principe laquo eacuteclairer Homegravere par Homegravere raquo

Homegravere eacutetant dans bien des cas notre premiegravere source pour divers eacuteleacutements de la tradition

historiographique et mythologique grecque le principe Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν srsquoavegravere

souvent tout agrave fait approprieacute pour remeacutedier aux potentielles difficulteacutes drsquointerpreacutetation406 les

informations qui se trouvent chez les autres auteurs anciens remontant forceacutement agrave une eacutepoque

post-homeacuterique il est toujours possible de soupccedilonner comme Aristarque le fait avec les

Neoteroi que ces informations sont en fait deacuteriveacutees de la tradition homeacuterique elle-mecircme sous

une forme toutefois pervertie qui trahit la meacutecompreacutehension de ces auteurs Certes les Modernes

ont plutocirct tendance agrave lire Homegravere agrave la lumiegravere de ce qui reste de la tradition cyclique dans

laquelle ils croient trouver des indices preacutecieux non seulement du contenu mais aussi du mode de

composition des poegravemes homeacuteriques ndash les poegravemes cycliques eacutetant geacuteneacuteralement tenus pour des

compositions preacutehomeacuteriques quoique mises par eacutecrit apregraves lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee Mais pour

Aristarque selon qui les poegravetes cycliques sont preacuteciseacutement des Neoteroi (des poegravetes laquo reacutecents raquo)

405 Tel qursquoannonceacute en introduction mon eacutetude de la meacutethode drsquoAristarque ne repose en rien sur la deacutemonstration de la valeur objective de cette meacutethode et tente au contraire de reacutesister agrave la tendance (reacutepandue chez les historiens de la philologie grecque) agrave laquo lrsquoaristarchomanie raquo

406 Cf Schneider 2009 172-3

221

Homegravere lui-mecircme est la seule source digne de creacutedit lorsqursquoil srsquoagit drsquoexpliquer Homegravere et dans

bien des cas ce principe engendre drsquoheureux reacutesultats407

Lrsquoapplication du principe geacuteneacuteralisable sous la forme laquo expliquer X par X raquo devient toutefois

plus pernicieuse lorsqursquoon a affaire agrave un poegravete comme Pindare dont lrsquoancrage historique est

beaucoup plus ferme que celui drsquoHomegravere Agrave lrsquoinverse des homeacuteristes chez qui Aristarque jouit

drsquoune reacuteputation relativement enviable les historiens du texte et de lrsquointerpreacutetation ancienne de

Pindare deacutenoncent avec une effarante unanimiteacute 408 la meacutediocriteacute de toute une classe de

commentaires remontant agrave Aristarque il srsquoagit de ses explications de nature mythologique

historique et geacuteographique sur les poegravemes de Pindare (grosso modo de la totaliteacute de ses

commentaires agrave lrsquoexception de ses analyses strictement philologiques ou linguistiques dans

lesquelles il est agrave la hauteur de sa reacuteputation drsquoexcellence) Ces explications sont trop souvent

confineacutees au seul texte pindarique alors que les veacuteritables laquo solutions raquo devraient ecirctre chercheacutees

ailleurs409

La meacutediocriteacute mecircme de la meacutethode drsquoAristarque face au contenu historiographique des

poegravemes de Pindare est reacuteveacutelateur de lrsquoapproche geacuteneacuteraliseacutee qursquoil adopte par rapport aux

compositions poeacutetiques Aristarque nrsquoest pas un historien mais un philologue et un critique Agrave

ses yeux les textes poeacutetiques mecircme ceux de Pindare ne sont pas des sources historiques pouvant

ecirctre mises en parallegravele avec drsquoautres sources du mecircme genre mais bien des constructions

individuelles refleacutetant le monde poeacutetique particulier du poegravete qui en est lrsquoauteur et qui nrsquoest pas

plus tenu de respecter les conventions des autres poegravetes que les donneacutees factuelles enregistreacutees

par les historiens Le rejet excessif du litteacuteralisme historique qui caracteacuterise Aristarque le rend

407 Pourtant le fait qursquoil soit souvent impossible de corroborer certaines hypothegraveses sur le laquo monde drsquoHomegravere raquo (ie non pas lrsquoeacutepoque du poegravete mais lrsquoeacutepoque de la socieacuteteacute deacutepeinte par le poegravete) autrement que par Homegravere lui-mecircme est plutocirct une source drsquoexaspeacuteration chez les historiens modernes qui se meacutefient agrave juste titre drsquoune potentielle peacutetition de principe dans toutes les tentatives de reconstitution historique de cette laquo socieacuteteacute homeacuterique raquo

408 Cette unanimiteacute a eacuteteacute rompue reacutecemment par lrsquoarticle de E Vassilaki (2009) qui donne quelques exemples venant mitiger la supposeacutee laquo anhistorie raquo totale drsquoAristarque dans son commentaire de Pindare Ces exemples semblent toutefois constituer lrsquoexception qui confirme la regravegle De plus la valeur drsquoexplication laquo externe raquo que Vassilaki attribue agrave certains de ces exemples est contestable (en particulier le commentaire drsquoAristarque qui se trouve dans la schol Ol 216a ougrave Vassilaki reconnaicirct que laquo lrsquointerpreacutetation drsquoAristarque eacutetait fidegravele au texte de Pindare raquo en plus drsquoecirctre possiblement inspireacutee par des consideacuterations historiques)

409 Cf Irigoin (1952 55) laquo Mais souvent Aristarque se trompe Il veut expliquer le texte par le texte et non agrave lrsquoaide drsquoautres sources Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν cette meacutethode ne vaut rien pour les allusions historiques raquo

222

incapable drsquoappreacutecier agrave leur juste valeur nombre de deacutetails dans les poegravemes de Pindare qui ne

peuvent justement trouver leur explication que dans la reacutealiteacute historique

(c) Le choix drsquoHeacutelegravene

Le cas de figure qui sera preacutesenteacute dans cette section vise eacutegalement agrave deacutemontrer le seacuterieux de

lrsquoapplication du principe laquo expliquer Homegravere par Homegravere raquo chez Aristarque par le biais de ce qui

peut ecirctre consideacutereacute comme une grave erreur de jugement de sa part Cette fois la faiblesse du

jugement en cause nrsquoest pas due aux lacunes historiographiques du grammairien mais

simplement agrave une volonteacute excessive de faire en sorte que le poegravete soit bel et bien laquo explicable par

lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire en conformiteacute avec les donneacutees de sa propre œuvre

Cet exemple est repreacutesentatif de tous ceux ougrave Aristarque fait preuve drsquoune meacutefiance funeste en

condamnant un passage qui est pourtant drsquoune grande force dramatique Il srsquoagit de la scegravene ougrave

Heacutelegravene commandeacutee par Aphrodite de rejoindre Pacircris dans sa chambre apregraves son duel avorteacute avec

Meacuteneacutelas se reacutevolte contre la deacuteesse et lui adresse des insultes Les raisons de lrsquoatheacutetegravese

drsquoAristarque sont eacutenonceacutees dans la scholie suivante (le vers citeacute en guise de lemme suit lrsquoordre

drsquoAphrodite et introduit la colegravere drsquoHeacutelegravene)

ὣς φάτοmiddot τῇ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε ὅτι οὐ δεῖ ἀκούειν ἐκ τοῦ laquo θυμὸν ὄρινεν raquo ἐθύμωσεν ἀλλὰ τὸ παρώρμησενmiddot δεξάμενος δέ τις τὸ πρότερον τοὺς ἑξῆς ἐνδιασκευάζειmiddot διὸ ἀθετοῦνται ἀπὸ τοῦ laquo καί ῥ ὡς οὖν ἐνόησεν raquo ἕως τοῦ laquo ὣς ἔφατ ἔδδεισεν δ Ἑλένη raquo στίχοι εἴκοσι τρεῖςmiddot πῶς γὰρ ἡ γραίᾳ παλαιγενεῖ εἰκασμένη laquo περικαλλέα δειρὴν raquo εἶχεν καὶ laquo ὄμματα μαρμαίροντα raquo καὶ laquo στήθεα ἱμερόεντα raquo καὶ βλάσφημα παρὰ τὸ πρόσωπόν ἐστι τὰ λεγόμενα laquo ἧσο παρ αὐτὸν ἰοῦσα θεῶν δ ἀπόειπε κελεύθους μηδ ἔτι σοῖσι πόδεσσιν raquo καὶ εὐτελὴς κατὰ τὴν διάνοιαν laquo μή μ ἔρεθε σχετλίη raquo

laquo Elle dit et eacutemeut le cœur drsquoHeacutelegravene dans sa poitrine raquo ltla diplecircgt parce qursquoil ne faut pas comprendre par laquo elle eacutemut son cœur raquo qursquoelle lrsquoa mise en colegravere mais plutocirct qursquoelle lrsquoa exciteacutee Mais il y a quelqursquoun qui ayant compris ce vers de la premiegravere faccedilon [scil au sens laquo elle lrsquoa mise en colegravere raquo] lrsquoa deacuteveloppeacute avec les vers suivants [scil 396-418 qui rapportent les propos coleacuteriques drsquoHeacutelegravene et la menace subseacutequente drsquoAphrodite] Crsquoest pourquoi vingt-trois vers sont atheacutetiseacutes agrave partir de laquo elle a reconnu raquo jusqursquoagrave laquo elle dit et Heacutelegravene prit peur raquo En effet comment Aphrodite qui a pris lrsquoapparence drsquoune vieille chargeacutee drsquoanneacutees peut-elle avoir laquo une gorge merveilleuse raquo laquo des yeux de lumiegravere raquo et laquo une poitrine deacutesirable raquo De plus les mots laquo Va donc trsquoinstaller chez lui abandonne les routes de dieux ne permets plus agrave tes pas ltde te ramener dans lrsquoOlympegt raquo sont des meacutechanceteacutes incompatibles avec le personnage Et lrsquoideacutee contenue dans le vers 414 (laquo Ne me provoque pas insolente raquo) est stupide (schol A Il 3395 Ariston)

223

La comparaison avec drsquoautres scholies permet de montrer que le deuxiegraveme argument

drsquoAristarque (le caractegravere παρὰ τὸ προσώπον des paroles drsquoHeacutelegravene) srsquoinscrit dans un deacutebat de

plus large porteacutee sur le personnage drsquoHeacutelegravene en particulier sur la question rebattue de sa relation

avec Pacircris et de son consentement agrave son enlegravevement par ce dernier Selon Aristarque Heacutelegravene est

bel et bien amoureuse de son kidnappeur dont elle partage la culpabiliteacute La deacutecision drsquoatheacutetegravese

de la scegravene de reacutevolte est confirmeacutee agrave lrsquooccasion de la reacutepeacutetition quasi identique du vers

lemmatique de la scholie preacuteceacutedente dans un passage posteacuterieur de lrsquoIliade

laquo ὣς φάτο τῷ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε raquo ἡ διπλῆ πρὸς τὸ ὄρινεν ἀντὶ τοῦ κατὰ ψυχὴν ἐκίνησεν ἡ δὲ ἀναφορὰ πρὸς τὸ laquo ὣς φάτο τῇ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινεν raquo (Γ 395) ὅτι οὐκ ἔστιν ἐθύμωσεν ὡς ὁ διασκευάσας ἐκλαβὼν ἔταξεν τοὺς ἑξῆς εἴκοσι τρεῖς στίχους ἀλλ ἀντὶ τοῦ ἐκίνησε καὶ παρώρμησε κατὰ τὸ ἐρωτικόν

laquo Il dit et lui eacutemeut le cœur dans la poitrine raquo La diplecirc pointe vers le mot ὄρινεν qui veut dire laquo eacutemouvoir lrsquoacircme raquo Il y a une reacutefeacuterence au vers 3395 parce que le verbe ne veut pas dire laquo mettre en colegravere raquo comme lrsquoa compris celui qui a composeacute et inseacutereacute les vingt-trois vers suivants mais plutocirct qursquoelle lrsquoa eacutemue et qursquoelle lrsquoa exciteacutee au sens eacuterotique (schol A Il 4208a Ariston)

Puisque drsquoapregraves Aristarque le verbe ὄρινε a un sens eacuterotique crsquoest sa soumission agrave Aphrodite

et agrave son pouvoir et non un brusque eacutelan de colegravere qui est exprimeacutee par ce vers ndash drsquoougrave la

suppression de la scegravene probleacutematique du chant trois Tous ces commentaires sur le personnage

drsquoHeacutelegravene ont vraisemblablement eacuteteacute motiveacutes par le deacutesir drsquoAristarque de reacutefuter un argument des

Khorizontes ces grammairiens qui deacutefendaient lrsquoideacutee drsquoauteurs distincts pour lrsquoIliade et

lrsquoOdysseacutee sur la base de certaines incoheacuterences entre les deux poegravemes410 En effet lrsquoattitude

drsquoHeacutelegravene eacutetait consideacutereacutee par eux comme manifestant une telle incoheacuterence

laquo τίσασθαι δrsquo Ἑλένης ὁρμήματά τε στοναχάς τε raquo  πρὸς τοὺς Χωρίζονταςmiddot ἔφασαν γὰρ τὸν μὲν τῆς Ἰλιάδος ποιητὴν δυσανασχετοῦσαν συνιστάνειν καὶ στένουσαν διὰ τὸ βίᾳ ἀπῆχθαι ὑπὸ τοῦ Ἀλεξάνδρου τὸν δὲ τῆς Ὀδυσσείας ἑκοῦσαν οὐ νοοῦντες ὅτι οὐκ ἔστιν ἐπrsquo αὐτῆς ὁ λόγος ἀλλrsquo ἔξωθεν πρόθεσιν τὴν περί δεῖ λαβεῖν ἵνrsquo ᾖ περὶ Ἑλένης καὶ ἔστιν ὁ λόγος τιμωρίαν λαβεῖν ἀνθrsquo ὧν ἐστενάξαμεν καὶ ἐμεριμνήσαμεν περὶ Ἑλένηςmiddot παραλειπτικὸς γὰρ προθέσεών ἐστιν ὁ ποιητής

laquo et venger les luttes et les sanglots drsquoHeacutelegravene raquo Contre les Khorizontes Car ils affirment que le poegravete de lrsquoIliade repreacutesente une Heacutelegravene reacutesigneacutee avec peine et se lamentant sur son enlegravevement forceacute par Alexandre tandis que le poegravete de lrsquoOdysseacutee lrsquoa faite consentante ltau raptgt

Mais ils ne pensent pas au fait que lrsquoexpression ltluttes et sanglotsgt ne lui est pas attribueacutee agrave elle mais qursquoil faut suppleacuteer la preacuteposition περί de sorte que le sens soit laquo agrave cause drsquoHeacutelegravene raquo Le

410 Sur lrsquoopposition entre Aristarque et les Khorizontes voir reacutecemment Montanari 2010

224

sens du passage est laquo tirer vengeance pour les geacutemissements et les soucis que nous avons veacutecus agrave cause drsquoHeacutelegravene raquo En effet le poegravete a lrsquohabitude drsquoomettre les preacutepositions (schol A Il 2356a Ariston)

Dans le vers lemmatique le mot Ἑλένης pris comme geacutenitif subjectif suggegravere lrsquoideacutee

qursquoHeacutelegravene est attristeacutee par son enlegravevement ce qui creacutee une contradiction apparente avec les

propos auto-accusateurs exprimeacutes par la mecircme Heacutelegravene dans lrsquoOdysseacutee (4145-6 260-4)

Lrsquointerpreacutetation par un geacutenitif objectif proposeacutee par Aristarque eacutelimine la contradiction et rend

Heacutelegravene identique agrave elle-mecircme agrave travers les deux poegravemes Dans le deacutebat multi-seacuteculaire sur la

culpabiliteacute drsquoHeacutelegravene (dont on trouve des eacutechos deacutejagrave chez Heacuterodote et chez Gorgias) Aristarque

prend donc position en faveur drsquoune Heacutelegravene consentante au rapt et agrave lrsquoamour de Pacircris Ce

consentement se poursuit lors de son seacutejour agrave Troie comme le reacutevegravele lrsquoattitude complaisante

qursquoelle deacuteploie envers Pacircris apregraves son duel avec Meacuteneacutelas ndash une fois bien sucircr que lrsquoon a

condamneacute comme le fait Aristarque le passage gecircnant constitueacute par les vers 3396-418 Il

apparaicirct ici que pour restaurer agrave tout prix lrsquouniteacute psychologique du personnage crsquoest-agrave-dire de

rendre Homegravere laquo explicable raquo par Homegravere Aristarque est precirct agrave user sans heacutesitation du laquo rasoir raquo

de lrsquoatheacutetegravese

Par ailleurs lrsquoeacuteleacutement narratif particulier dans lequel Aristarque perccediloit une contradiction

potentiellement dangereuse pour lrsquointeacutegriteacute de lrsquoœuvre homeacuterique nrsquoest pas sans inteacuterecirct Le

comportement drsquoHeacutelegravene implique en effet le problegraveme du consentement agrave lrsquoaction et de la

fermeteacute de la volonteacute chez ce personnage Or ceci rappelle la critique qursquoadresse Aristote agrave

lrsquoIphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide dans la Poeacutetique dans la partie du traiteacute portant sur les erreurs

techniques que font les poegravetes dans lrsquoeacutelaboration des caractegraveres laquo Comme exemple [hellip] de

caractegravere inconstant (παράδειγμα [hellip] τοῦ ἀνωμάλου) Iphigeacutenie agrave Aulis car Iphigeacutenie

suppliante ne ressemble en rien agrave ce qursquoelle est par la suite raquo (Poet 151454a31-33) Aristote fait

eacutevidemment allusion au fait que la jeune fille qui tout au long de la piegravece pousse des

geacutemissements et refuse de toute son acircme le sacrifice auquel on la destine change brusquement

drsquoavis dans la deuxiegraveme moitieacute du drame et cours presque gaiement vers lrsquoautel sacrificiel Chez

Aristote comme chez Aristarque on retrouve donc le mecircme preacutesupposeacute voulant qursquoun

225

personnage unique doive du moins agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme poegraveme411 deacutemontrer un caractegravere

constant et eacutevidemment agir en conseacutequence

Section (v) Aristote Eacuteratosthegravene et Aristarque

Jusqursquoagrave maintenant je me suis contenteacutee de deacutecrire lrsquoexeacutegegravese drsquoAristarque par rapport agrave

certains points discuteacutes existant agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique tout en y juxtaposant lagrave ougrave crsquoeacutetait

possible des positions semblables chez Aristote et ses disciples Il serait toutefois irreacutealiste de

croire qursquoAristarque aurait le tout premier adopteacute une posture theacuteorique drsquoallure peacuteripateacuteticienne

en quelque sorte e nihilo dans un contexte ougrave dominaient de tout autres tendances intellectuelles

De fait lrsquoattitude particuliegravere qursquoadopte Aristarque face agrave la cateacutegorie du poeacutetique ressemble agrave

bien des eacutegards agrave celle drsquoEacuteratosthegravene lrsquoun de ses preacuteceacutecesseurs agrave la tecircte de la bibliothegraveque

drsquoAlexandrie Eacutetant donneacutee leur proximiteacute temporelle il est plus que probable que celui-ci ait eacuteteacute

une source drsquoinspiration pour Aristarque Or comme on le verra au cours de la preacutesente section

les opinions drsquoEacuteratosthegravene sont souvent teinteacutees de lrsquoapproche aristoteacutelicienne412

La position drsquoEacuteratosthegravene sur lrsquointerpreacutetation des poegravemes homeacuteriques est en grande part

connue par lrsquointermeacutediaire des critiques que lui adresse Strabon au premier livre de sa

Geacuteographie Ce dernier qui souhaite deacutemontrer qursquoHomegravere est le fondateur de la science

geacuteographique srsquooppose au premier chef agrave un principe crucial de la poeacutetique drsquoEacuteratosthegravene

Srsquoil apparaicirct ltchez Homegraveregt quelque lacune dans la succession des pays crsquoest tregraves excusable car mecircme le geacuteographe de profession neacuteglige beaucoup de deacutetails dans une description reacutegionale Homegravere est excusable tout autant srsquoil a entremecircleacute drsquoeacuteleacutements fabuleux (μυθώδη τινὰ) des reacutecits qui ont valeur drsquoinformation et drsquoenseignement (τοῖς λεγομένοις ἱστορικῶς καὶ διδασκαλικῶς) et point ne faut lrsquoen blacircmer Car il nrsquoest pas vrai comme le preacutetend Eacuteratosthegravene que tout poegravete vise agrave captiver sans aucun souci drsquoinstruire (ὅτι ποιητὴς πᾶς στοχάζεται ψυχαγωγίας οὐ διδασκαλίας) crsquoest tout le contraire parmi les auteurs qui ont parleacute de poeacutesie les plus autoriseacutes

411 Aristarque nrsquoa apparemment pas contesteacute lrsquoauthenticiteacute des passages de lrsquoOdysseacutee ougrave Heacutelegravene exprime des regrets pour sa conduite passeacutee ce qui est tregraves raisonnable compte tenu que ce poegraveme se deacuteroule une dizaine drsquoanneacutees apregraves les eacuteveacutenements de lrsquoIliade soit apregraves un laps de temps largement suffisant pour justifier le changement drsquohumeur de la jeune femme

412 En plus de ses ideacutees sur la nature et la finaliteacute de la poeacutesie examineacutees dans cette section Eacuteratosthegravene partage aussi avec Aristote un inteacuterecirct pour les origines du drame dans son poegraveme intituleacute Erigonecirc il faisait notamment allusion aux deux mecircmes eacutetymologies de κωμῳδία (κῶμος vs κώμη) consideacutereacutees par Aristote en Poet 31448a35-38 Cf Merkelbach 1963 474

226

(οἱ φρονιμώτατοι) font de la poeacutesie une sorte de philosophie primitive (πρώτην τινὰ λέγουσι φιλοσοφίαν τὴν ποιητικήν) (111026-35 trad Aujac mod)

La thegravese principale drsquoEacuteratosthegravene sur la finaliteacute de la poeacutesie est reacutepeacuteteacutee en toutes lettres un peu

plus loin ainsi que lrsquoopinion inverse que Strabon attribue de nouveau agrave des individus plus ou

moins identifiables

Un poegravete quel qursquoil soit soutient-il [scil Eacuteratosthegravene] vise agrave captiver non agrave instruire Or les Anciens (οἱ παλαιοί) tout au contraire disent que la poeacutesie est une sorte de philosophie primitive qui nous introduit agrave la vie degraves notre jeune acircge et nous instruit dans les moeurs les sentiments et les actions tout en nous donnant du plaisir (διδάσκουσαν ἤθη καὶ πάθη καὶ πράξεις μεθ ἡδονῆς) Nos stoiumlciens (οἱ δrsquo ἡμέτεροι) vont mecircme jusqursquoagrave dire que seul le sage est poegravete Crsquoest pourquoi les citeacutes grecques pour lrsquoeacuteducation des enfants utilisent en premier lieu la poeacutesie non pas assureacutement dans le seul souci de les captiver mais pour les rendre sages De mecircme les musiciens [hellip] srsquoattribuent la mecircme vertu ils se disent eacuteducateurs et preacutetendent corriger les moeurs Cette opinion nrsquoest pas le seul fait des Pythagoriciens Aristoxegravene est du mecircme avis Homegravere eacutegalement a qualifieacute les aegravedes de controcircleurs de la sagesse [hellip] (Strab 1231-15)

Les laquo Anciens raquo auxquels Strabon se rallie dans lrsquoideacutee que la poeacutesie a une fonction didactique

sont certainement des gens diffeacuterents de ceux qursquoil appelle laquo les nocirctres raquo lesquels sont

eacutevidemment les membres de lrsquoeacutecole stoiumlcienne comme le rend explicite la traduction drsquoAujac413

Puisque la reacutefeacuterence agrave lrsquoopinion des Pythagoriciens et drsquoAristoxegravene agrave la fin du passage doit

apparemement ecirctre comprise comme se rapportant au seul rocircle de la musique on ne voit pas

immeacutediatement agrave qui doit ecirctre attribueacutee lrsquoaffirmation selon laquelle la poeacutesie est une forme de

φιλοσοφία πρώτη Toutefois la seacutequence ἤθη καὶ πάθη καὶ πράξεις qui reprend une

formulation de la Poeacutetique414 suggegravere des sources peacuteripateacuteticiennes La combinaison de plaisir et

drsquoapprentissage fournis par la poeacutesie est en effet conforme agrave la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote de

mecircme que la reconnaissance du rocircle de la poeacutesie dans les systegravemes drsquoeacuteducation des citeacutes

Eacutevidemment le didactisme moral auquel Strabon fait ici reacutefeacuterence nrsquoa rien agrave voir avec le type

de didactisme factuel qursquoil deacutefend lui-mecircme au sujet drsquoHomegravere et lrsquoexploitation qursquoil fait de la

position peacuteripateacuteticienne a quelque chose de malhonnecircte Concernant le problegraveme deacutebattu de la

veacuteriteacute historique des faits et des lieux dans les poegravemes homeacuteriques Strabon adopte pour sa part

une attitude que lrsquoon pourrait qualifier de modeacutereacutee 415 fidegravele agrave une longue tradition il voit dans

413 Lrsquoaffirmation selon laquelle laquo seul le sage est poegravete raquo est notamment attribueacutee agrave Chrysippe (SVF 654-655) et Strabon se reacuteclame freacutequemment drsquoinfluences stoiumlciennes

414 11147a28 laquo ltles danseursgt imitent les caractegraveres les eacutemotions et les actions raquo

415 Cf Schenkeveld 1976

227

ces poegravemes une source fiable drsquoinformations agrave laquelle se mecircle toutefois une certain nombre

drsquoinventions Lrsquoexeacutegegravese historique agrave laquelle il srsquoadonne a preacuteciseacutement pour tacircche de distinguer

dans cet ensemble heacuteteacuterogegravene le vrai du faux ou selon ses propres termes lrsquoinformation

(ἱστορία) de lrsquoornement (διασκευή) lesquels correspondent respectivement agrave la double finaliteacute

instruirecharmer Le fait que Strabon soit precirct agrave reconnaicirctre agrave la fois la valeur litteacuterale et la valeur

alleacutegorique de certains propos homeacuteriques ndash les propos des deux sortes eacutetant ultimement eacutemis

laquo dans lrsquointeacuterecirct de la science raquo (πρὸς ἐπιστήμην)416 ndash deacutemontre combien lrsquoapproche litteacuteraliste et

lrsquoapproche des alleacutegoristes entretiennent une relation eacutetroite en ce qursquoelles deacuterivent toutes deux

drsquoune conviction ineacutebranlable en la veacuteriteacute drsquoun texte peu importe comment cette veacuteriteacute se

preacutesente

Lrsquoapproche de Strabon qui se veut modeacutereacutee fait donc contraste avec la position laquo extrecircme raquo

drsquoEacuteratosthegravene qui rejette en totaliteacute la finaliteacute didactique des poegravemes homeacuteriques ndash du moins en

ce qui concerne le didactisme factuel Strabon qui reconnaicirct de son cocircteacute la part drsquoaffabulation

chez Homegravere insiste sur ce caractegravere intransigeant du jugement drsquoEacuteratosthegravene laquo il fallait dire

seulement qursquoun poegravete quel qursquoil soit eacutecrit tantocirct pour captiver tantocirct pour instruire tandis

qursquoEacuteratosthegravene a affirmeacute que crsquoest seulement pour captiver et jamais pour instruire raquo

(12335-39)

Cette position forte drsquoEacuteratosthegravene entraicircne des conseacutequences tout aussi importantes du point

de vue de la critique des poegravetes et de la nature de leur art Ceux-ci selon lui ne tirent absolument

aucun avantage poeacutetique (πρὸς ἀρετὴν ποιητοῦ) du fait de posseacuteder des connaissances

techniques telles que la geacuteographie la strateacutegie militaire lrsquoagriculture ou la rheacutetorique (Strab

12339-42) Il nrsquoest pas exageacutereacute de dire que cette affirmation constitue une veacuteritable

provocation417 dans le contexte de la reacuteception ancienne drsquoHomegravere comme en teacutemoigne la

reacuteaction ulceacutereacutee de Strabon qui repreacutesente en cela lrsquoopinion geacuteneacuterale Le seul preacuteceacutedent agrave

lrsquoaffirmation drsquoEacuteratosthegravene se trouve en fait chez Aristote qui dans sa discussion des critiques

qui sont freacutequemment adresseacutees aux poegravetes avance lrsquoideacutee que laquo la notion de correction nrsquoest pas

la mecircme selon qursquoelle srsquoapplique agrave la politique ou agrave un autre art et agrave la poeacutetique raquo (Poet

416 I271-6 Strabon creacutedite agrave la fois Homegravere de descriptions laquo preacutecises raquo (διrsquo ἀκριβείας) et de fables faisant usage de lrsquoalleacutegorie de lrsquoornement et de lrsquoattrait (ἀλληγορῶν ἢ διασκευάζων ἢ δημαγωγῶν) 417 Cf Pfeiffer 1968 166 laquo a highly provocative declaration raquo

228

251460b13-15) Ainsi faut-il distinguer les erreurs laquo accidentelles raquo lesquelles reacutesultent drsquoun

manque de conformiteacute aux regravegles drsquoun art particulier des erreurs relevant de lrsquoart poeacutetique

lui-mecircme Cette distinction constitue un pas essentiel dans lrsquoeacutelaboration aristoteacutelicienne du

champ speacutecifique de la poeacutesie qui srsquoopegravere en grande part par le biais de son eacutemancipation des

contraintes imposeacutees aux autres arts

Agrave vrai dire la position drsquoEacuteratosthegravene apparaicirct agrave certains eacutegards comme une radicalisation de

celle drsquoAristote Ce dernier est en effet drsquoavis que le respect des regravegles des divers arts dans la

repreacutesentation poeacutetique reste une chose souhaitable bien qursquoelle soit subordonneacutee agrave la finaliteacute de

lrsquoart poeacutetique (Poet 251460b27-29) Par contraste Eacuteratosthegravene aurait apparemment affirmeacute que

lrsquoart poeacutetique ne gagne rien agrave se conformer au savoir fourni par les autres arts ndash pas mecircme celui

qui vient de la rheacutetorique agrave laquelle Aristote attribue quant agrave lui un rocircle (quoique partiel) dans le

travail du poegravete Il a eacuteteacute mentionneacute preacuteceacutedemment comment Aristote apregraves avoir identifieacute en la

dianoia lrsquoune des six composantes de base de la repreacutesentation tragique (1450b4) renvoie le

lecteur agrave son traiteacute de rheacutetorique pour y en trouver le traitement Le savoir rheacutetorique apparaicirct

ainsi comme une sorte drsquoart connexe agrave lrsquoart poeacutetique dont la maicirctrise constitue un avantage mais

non une condition essentielle pour le poegravete Eacuteratosthegravene semble au contraire avoir explicitement

rejeteacute la pertinence drsquoun art rheacutetorique homeacuterique si lrsquoon en croit les deacuteneacutegations vigoureuses de

Strabon contre ce rejet

Conformeacutement agrave son approche radicale sur la poeacutesie Eacuteratosthegravene aurait eacutegalement enjoint de

laquo ne pas juger drsquoun poegraveme par rapport agrave sa penseacutee (μὴ κρίνειν πρὸς τὴν διάνοιαν) et de nrsquoy pas

chercher drsquoinformation (ἱστορίαν) raquo en deacutepit du fait que selon Strabon laquo tout le monde voit

dans lrsquoœuvre [scil drsquoHomegravere] ample matiegravere agrave meacuteditation (φιλοσόφημα) raquo (121712-15) La

raison de la prescription drsquoEacuteratosthegravene est le caractegravere inteacutegralement fictionnel des poegravemes que

Strabon srsquoemploie agrave reacutefuter tout au long du premier livre de sa Geacuteographie Encore sur ce point

Eacuteratosthegravene est preacutesenteacute comme faisant preuve drsquointransigeance il refuse lrsquoune et lrsquoautre parties

de lrsquoalternative exeacutegeacutetique proposeacutee par Strabon qui consiste agrave (cf I211) 1) accepter la totaliteacute

du contenu des poegravemes comme historiques (interpreacutetation jugeacutee laquo mauvaise raquo par Strabon) ou 2)

admettre la veacuteriteacute geacuteneacuterale des eacuteveacutenements raconteacutes tout en reconnaissant la part drsquoornement dont

ils sont pareacutes (crsquoest lrsquooption retenue par Strabon) Rejetant la position intermeacutediaire Eacuteratosthegravene

adopte plutocirct une position extrecircme au pocircle opposeacute du partisan de la veacuteriteacute historique laquo il ne veut

229

voir dans quelque poegravete que ce soit qursquoun conteur de sornettes (φλύαρον) raquo (I2125) Une

scholie agrave ce passage reacutesume ainsi les trois positions possibles

α Ὅμηρος ὅσα εἶπεν ἱστορικῶς αὐτὰ δεῖ ἀκούειν πάντα

β Ὁμήρου τὰ μὲν ἱστορικῶς τὰ δὲ μυθικῶς δεῖ ἀκούειν

γ Ὅμηρος ὅσα εἶπεν μυθικῶς αὐτὰ δεῖ ἀκούειν πάντα οὕτως Ἐρατοσθένης

1 Il faut comprendre tout ce que dit Homegravere de faccedilon historique

2 Il faut comprendre certains propos drsquoHomegravere de faccedilon historique et certains de faccedilon mythique

3 Il faut comprendre tout ce que dit Homegravere de faccedilon mythique crsquoest lrsquoavis drsquoEacuteratosthegravene (schol A in margine superiore ad sectsect 11-12 vide Aujac test)

La formulation de la troisiegraveme option celle drsquoEacuteratosthegravene rappelle eacutevidemment les termes de

la scholie D examineacutee preacuteceacutedemment Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ

μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν [hellip] Il a eacuteteacute dit agrave cette occasion comment

la porteacutee de ce laquo principe aristarquien raquo eacutetait peut-ecirctre moindre qursquoil nrsquoen paraicirct agrave premiegravere vue et

que lrsquoadverbe μυθικώτερον devait vraisemblablement deacutesigner une cateacutegorie particuliegravere

drsquoeacuteleacutements narratifs marqueacutes par leur caractegravere fantastique Srsquoil en est bien ainsi lrsquoaffirmation

precircteacutee agrave Eacuteratosthegravene voulant que tout chez Homegravere soit interpreacuteteacute μυθικῶς le singularise dans

une position extrecircme tout aussi bien face agrave ses collegravegues alexandrins On verra toutefois sous peu

que la faccedilon dont Strabon rapporte les positions drsquoEacuteratosthegravene de mecircme que la scholie tout juste

citeacutee qui reprend le scheacutema de Strabon preacutesentent une vision quelque peu caricaturale

drsquoEacuteratosthegravene

Pour mieux appuyer sa position Eacuteratosthegravene semble avoir fait appel agrave deux arguments

distincts concernant le travail de composition drsquoHomegravere Drsquoune part Homegravere eacutetait ignorant de

nombre de deacutetails factuels ndash en particulier geacuteographiques ndash que ses lecteurs croient pourtant

trouver chez lui drsquoautre part il ne souhaitait pas faire preuve de reacutealisme du moins dans le cas

des voyages drsquoUlysse (un exemple souvent discuteacute par Strabon) dont le theacuteacirctre est un endroit

merveilleux que lrsquoon chercherait en vain agrave situer sur une carte les inexactitudes srsquoexpliqueraient

donc par une combinaison drsquoincapaciteacute et de choix volontaire chez le poegravete418 Alors que le

premier argument semble drsquoabord srsquoadresser agrave des lecteurs hyper-enthousiastes qui se plaisent agrave

418 Cf Strab 12194-6 τὰ μὲν οὐκ ἀκριβῶς πεπυσμένον τὰ δὲ οὐδὲ προελόμενον οὕτως

230

deacuteceler chez Homegravere les traces drsquoun savoir geacuteographique faisant remonter leur discipline agrave la plus

ancienne autoriteacute le second argument constitue une prise de position theacuteorique forte dans le

contexte des deacutebats helleacutenistiques sur la nature de la poeacutesie419

La dispariteacute de ces types drsquoarguments reflegravete la personnaliteacute scientifique diversifieacutee

drsquoEacuteratosthegravene un grand nom des eacutetudes geacuteographiques de son vivant mais qui fut retenu par

lrsquohistoire avant tout pour son travail philologique et poeacutetique Les nombreux passages ougrave Strabon

rapporte comment Eacuteratosthegravene corrige des informations geacuteographiques erroneacutees chez Homegravere

sont eacutevidemment tireacutes du deacutebut de la Geacuteographie drsquoEacuteratosthegravene ougrave celui-ci se devait de laquo reacutegler

le cas raquo drsquoHomegravere crsquoest-agrave-dire de montrer drsquoembleacutee que ce dernier ne constituait pas une source

drsquoinformations sur laquelle se fonder agrave lrsquoencontre des pratiques geacuteneacuteraliseacutees des geacuteographes de

son temps Ces reacutefutations drsquoHomegravere ne sont donc pas agrave mettre au compte drsquoune attitude

reacuteprobatrice agrave la Zoiumlle par exemple Qui plus est lrsquoargument selon lequel le poegravete se destinant agrave

charmer et non agrave instruire ne fournit pas drsquoinformations mais creacutee plutocirct des fictions vient en

quelque sorte rendre superflues les reacutefutations deacutetailleacutees de la geacuteographie homeacuterique Puisque

Homegravere nrsquoavait aucune intention de deacutecrire des lieux reacuteels et puisqursquoun savoir geacuteographique est

jugeacute inutile agrave son art agrave quoi bon srsquoobstiner agrave deacutetecter des erreurs dans ses descriptions

Vraisemblablement Eacuteratosthegravene srsquoest vu dans la neacutecessiteacute de proceacuteder agrave une telle reacutefutation

drsquoHomegravere afin de convaincre ses collegravegues geacuteographes chez qui la conviction de la valeur

litteacuterale du poegravete eacutetait fermement implanteacutee

Drsquoautre part dans le cadre drsquoun eacuteventuel deacutebat avec les theacuteoriciens contemporains de la

litteacuterature le fait de deacutenoncer lrsquoignorance drsquoHomegravere pouvait avoir valeur drsquoargument secondaire

pour Eacuteratosthegravene le raisonnement eacutetant le suivant Homegravere nrsquoa pas pour but drsquoinstruire dans ses

poegravemes drsquoailleurs lrsquoeucirct-il voulu qursquoil ne lrsquoaurait pas pu nrsquoeacutetant pas en possession des

informations neacutecessaires pour le faire Lrsquoignorance drsquoHomegravere apparaicirct ainsi comme une

condition qui le contraint agrave la fiction sorte de gage de sa laquo pureteacute raquo poeacutetique Mais crsquoest avant

tout la volonteacute de ne pas faire usage de lieux connus qui deacutefinit lrsquoentreprise poeacutetique homeacuterique

qursquoEacuteratosthegravene aurait preacuteciseacutement placeacute en contraste agrave cet eacutegard avec Heacutesiode laquo Eacuteratosthegravene

preacutetend qursquoHeacutesiode prenant des renseignements sur le peacuteriple drsquoUlysse aurait appris qursquoil avait

419 Cf Schenkeveld 1976 55 laquo [W]hile from a theoretical point of view Eratosthenes has no reason to accept Homer as a sound geographer the poet actually shows he is not raquo

231

eu lieu du cocircteacute de la Sicile et de lrsquoItalie [hellip] Quant agrave Homegravere agrave lrsquoen croire il ignorait tout cela et

ne voulait nullement placer ce peacuteriple dans des endroits connus raquo (Strab 12141-7)

Lrsquoopposition entre le travail de collecte drsquoinformations auquel se serait livreacute Heacutesiode et

lrsquoindiffeacuterence historique drsquoHomegravere suggegravere eacutevidemment la distinction entre poeacutesie eacutepique et

poeacutesie didactique qursquoEacuteratosthegravene avait peut-ecirctre discuteacutee quelque part

Prenant les assertions drsquoEacuteratosthegravene au pied de la lettre Strabon lrsquoaccuse drsquoauto-contradiction

parce qursquoen deacutepit de sa conception de la poeacutesie comme invention il reconnaicirct la preacutesence de

certaines informations chez Homegravere

En outre Eacuteratosthegravene se contredit lui-mecircme [hellip] degraves le deacutebut de son traiteacute de geacuteographie il soutient que tous les auteurs anciens rivalisent drsquoardeur pour eacutetaler leur information dans ce domaine (ἅπαντας κατ ἀρχὰς φιλοτίμως ἔχειν εἰς τὸ μέσον φέρειν τὴν ὑπὲρ τῶν τοιούτων ἱστορίαν) Il cite en exemple Homegravere qui aurait fait passer dans sa poeacutesie tout ce qursquoil avait appris sur les Eacutethiopiens ou sur lrsquoEacutegypte et la Libye agrave propos de la Gregravece et des contreacutees voisines il se serait mecircme laisseacute aller agrave une complaisance excessive (καὶ λίαν περιέργως ἐξενηνοχέναι) parlant de Thisbeacute laquo riche en colombes raquo drsquoHaliarte laquo lrsquoherbeuse raquo drsquoAntheacutedon laquo la lointaine raquo de Lileacutea laquo aux sources du Ceacutephise raquo et il nrsquoaurait laisseacute eacutechapper aucune eacutepithegravete indiffeacuterente (οὐδεμίαν προσθήκην κενῶς ἀπορρίπτειν) Si lrsquoon agit ainsi cherche-t-on selon les apparences agrave captiver ou agrave instruire (12320-32)

La question rheacutetorique poseacutee par Strabon montre qursquoagrave ses yeux la preacutesence de ces eacutepithegravetes

conformes agrave la reacutealiteacute geacuteographique traduit un deacutesir drsquoinstruction de la part drsquoHomegravere ce qui

vient agrave lrsquoencontre du preacutesupposeacute drsquoEacuteratosthegravene sur la finaliteacute de la poeacutesie Mais le fait que ce

dernier attribue aux poegravetes une tendance agrave mettre en valeur leurs connaissances dans leur poeacutesie

ne signifie eacutevidemment pas qursquoil reconnaicirct en ceci une volonteacute didactique Les propos rapporteacutes

ici semblent avoir fait partie drsquoune critique stylistique drsquoHomegravere agrave qui Eacuteratosthegravene reproche

manifestement lrsquousage drsquoune surabondance drsquoeacutepithegravetes topographiques De plus si la description

physique de ces lieux est effectivement conforme agrave la reacutealiteacute cela ne change rien au principe

geacuteneacuteral drsquoEacuteratosthegravene selon lequel les poegravetes ont la liberteacute drsquoinventer ce qui leur plaicirct Autrement

dit cette concordance factuelle reste inessentielle agrave la nature de la poeacutesie qui peut librement faire

usage de faits reacuteels et inventeacutes Une telle incertitude par rapport aux sources du poegravete dans

lrsquoeacutelaboration de son mateacuteriau rend hasardeuse toute recherche drsquoinformations dans les poegravemes

drsquoougrave la prescription de ne les pas juger πρὸς τὴν διάνοιαν Dans le meacutelange de vrai et de faux

qui caracteacuterise le contenu de la poeacutesie crsquoest la preacutesence du faux qui lrsquoemporte et qui lui confegravere

globalement le statut de fiction

232

Aussi est-il naiumlf de la part de Strabon de vouloir convaincre Eacuteratosthegravene drsquoauto-contradiction

parce qursquoil accepte la veacuteriteacute des descriptions topographiques drsquoHomegravere comme si sa thegravese

initiale neacutecessitait que la totaliteacute des donneacutees homeacuteriques soient reacutefuteacutees Eacuteratosthegravene

reconnaissait bien lrsquohistoriciteacute de la guerre de Troie420 sans pour autant faire drsquoHomegravere qui traite

de ce sujet dans ses poegravemes un historien Comme lrsquoa remarqueacute Meijering (1987 59) lrsquoattitude

drsquoEacuteratosthegravene est en accord avec celle drsquoAristote dans la Poeacutetique qui reconnaicirct la leacutegitimiteacute

pour le poegravete drsquointroduire des faits reacuteels (γενόμενα) dans ses poegravemes non pas en vertu de leur

reacutealiteacute historique mais plutocirct dans la mesure ougrave les faits passeacutes parce qursquoils se sont

effectivement produits sont degraves lors aiseacutement consideacutereacutes comme possibles ou vraisemblables421

Encore lagrave la reacutealiteacute est subordonneacutee agrave la possibiliteacute qui repreacutesente la modaliteacute veacuteritable du

poeacutetique

Le fait qursquoEacuteratosthegravene ait non seulement consacreacute une part importante de ses travaux aux

eacutetudes litteacuteraires mais qursquoil ait aussi lui-mecircme eacuteteacute agrave lrsquoorigine drsquoune production poeacutetique non

deacutenueacutee de qualiteacute a quelque chose de paradoxal lorsque mis en parallegravele avec les assertions

reacutepeacuteteacutees que lui precircte Strabon voulant les poegravetes sont des laquo conteurs de sornettes raquo422 ou encore

que les poegravemes drsquoHomegravere sont des laquo racontards de vieille femme raquo423 Agrave vrai dire la faccedilon

relacirccheacutee dont Strabon rapporte les opinions des diverses autoriteacutes citeacutees dans ce contexte

(Eacuteratosthegravene Hipparque Polybe Posidonios) rend extrecircmement difficile lrsquoattribution exacte des

fragments les passages de ces auteurs et les commentaires personnels de Strabon se voyant

inextricablement emmecircleacutes tout au long de la discussion424

Il est possible que les reacutefeacuterences peacutejoratives agrave la laquo charlatanerie raquo des poegravetes soient le fait de

Strabon lui-mecircme dont lrsquoobjectif serait de montrer que les propos drsquoEacuteratosthegravene sur la nature

fictionnelle des poegravemes ont pour conseacutequence que lrsquoon doive porter un tel jugement extrecircme sur

420 La guerre de Troie eacutetait le premier eacuteveacutenement de sa Chronographie cf Pfeiffer 1968 163

421 Poet 91451b15-18

422 φλύαρον (12125)

423 ἐκεῖνα δ οὐκ ὀρθῶς ἀφαιρούμενος αὐτὸν τὴν τοσαύτην πολυμάθειαν καὶ τὴν ποιητικὴν γραώδη μυθολογίαν ἀποφαίνων ᾗ δέδοται πλάττειν φησίν ὃ ἂν αὐτῇ φαίνηται ψυχαγωγίας οἰκεῖον (12349-50)

424 Cf Roller 2010 8 Ce pheacutenomegravene est illustreacute par le texte citeacute agrave la note preacuteceacutedente ougrave lrsquoon ne voit pas exactement la porteacutee de la citation signaleacutee par lrsquoincise φησίν faut-il la limiter aux mots laquo il lui est permis de forger tout ce qui lui semble propre agrave captiver raquo ou bien inclure la proposition laquo sa poeacutesie est une histoire de vieille femme raquo

233

Homegravere Strabon pourrait ainsi avoir produit une extension aux poegravetes des critiques

qursquoEacuteratosthegravene aurait en fait adresseacutees aux exeacutegegravetes des poegravetes425 laquo Eacuteratosthegravene se trompe

grandement quand il traite de hacircbleurs les commentateurs de lrsquoOdysseacutee et le poegravete lui-mecircme raquo

(1277-8) ndash faccedilon de dire que la neacutegation de la valeur du travail des exeacutegegravetes qui tentent de

retracer une veacuteriteacute historique par la proclamation de la fiction inteacutegrale des poegravemes revient agrave

condamner le travail du poegravete lui-mecircme ndash du moins dans la perspective de Strabon qui valorise

les poegravemes homeacuteriques avant tout pour lrsquoinformation qui srsquoy trouve

Si toutefois ces expressions neacutegatives ont bien eacuteteacute utiliseacutees par Eacuteratosthegravene lui-mecircme il faut

probablement les attribuer agrave son attitude franche et iconoclaste426 plutocirct qursquoagrave un reacuteel deacutesir de

deacutenigrer le travail des poegravetes le fait de proclamer haut et fort que les poegravemes (homeacuteriques en

particulier) nrsquoavaient aucune preacutetention agrave la veacuteriteacute constituait deacutejagrave un geste provocateur et les

appellations de laquo hacircbleurs raquo ironiquement donneacutees aux poegravetes ne sont probablement rien de plus

drsquoune provocation suppleacutementaire Il nrsquoy aurait rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoait eacutechappeacute agrave la candeur

de Strabon le caractegravere sarcastique des propos drsquoEacuterastosthegravene qui est au mieux illustreacute par son

fameux trait laquo lrsquoon trouvera le lieu des errances drsquoUlysse le jour ougrave lrsquoon deacutecouvrira le bourrelier

qui a cousu lrsquooutre des vents raquo (citeacute par Strabon 121521-23) Pour Strabon qui souscrit agrave lrsquoideacutee

populaire selon laquelle le bon poegravete est neacutecessairement un homme vertueux427 le caractegravere

volontairement mensonger qursquoEacuteratosthegravene precircte aux poegravetes agrave Homegravere en particulier constitue agrave

la fois une condamnation morale et une neacutegation de la valeur poeacutetique Il nrsquoest pas impossible

que les termes moralement connoteacutes de laquo menteurs raquo ou de laquo hacircbleurs raquo aient eacuteteacute preacuteciseacutement

choisis par Eacuteratosthegravene dans le but de bousculer les tenants de cette conception reacutepandue428

Plus troublant encore que les insultes apparentes qursquoil aurait envoyeacutees aux poegravetes est le constat

du style particulier des poegravemes drsquoEacuteratosthegravene qui du moins drsquoapregraves ce qursquoon en peut

425 Cf Pfeiffer 1968 166 laquo To the scientific rationalistic mind of Eratosthenes the unrealities in Homeric geography were obvious He did not blame the poet the fault was in the interpreters [hellip] raquo

426 Cf Grube 1965 127-8 laquo He seems to have been unimpressed by tradition and to have expressed himself vigorously raquo

427 Cf 12514-19 laquo Car nous ne parlons pas de la valeur des poegravetes comme nous ferions de celle des charpentiers ou des forgerons qui nrsquoest lieacutee agrave aucune consideacuteration de beauteacute ou de noblesse la valeur du poegravete au contraire est inseacuteparable de la valeur de lrsquohomme pour ecirctre un poegravete de qualiteacute il faut drsquoabord ecirctre un homme de qualiteacute raquo

428 Il sera question dans la seconde partie de cette thegravese de la conception endosseacutee par Strabon qui combine la valeur morale de la poeacutesie et lrsquoidentification de lrsquoœuvre agrave lrsquohomme

234

reconstituer eacutetaient teinteacutes drsquoune forte tendance didactique ndash ce qui contredit apparemment sa

deacuteclaration de principe laquo ψυχαγωγίας οὐ διδασκαλίας raquo429 Ce problegraveme qui touche agrave la

question ardue de la relation entre le travail de poegravete et celui de critique chez les premiers eacuterudits

alexandrins excegravede toutefois les limites de cette eacutetude en principe consacreacutee aux seuls travaux

relevant de la critique ancienne

Si lrsquoon met de cocircteacute son travail de poegravete Eacuteratosthegravene le critique souscrit donc agrave une conception

de la poeacutesie baseacutee sur le divertissement et la fiction Or ce dernier eacuteleacutement est au centre de

lrsquoapproche drsquoAristarque qui partage non seulement lrsquoesprit mais aussi parfois le deacutetail des

positions drsquoEacuteratosthegravene Crsquoest le cas en ce qui concerne le deacutebat ancien sur les lieux des errances

drsquoUlysse qursquoAristarque suivant son aicircneacute Eacuteratosthegravene et suivi par son disciple Apollodore430

deacuteclare imaginaires

πρὸς τὰ περὶ τῆς πλάνης ὅτι πόρρω που ἐν ἐκτετοπισμένοις τόποις ἀορίστοις φησὶ γοῦν τηλόθι που τὴν νῆσον εἶναι καὶ πρὸς τὰ περὶ Ὀλύμπου σεσημείωται εἰ γὰρ μὴ ἀπὸ Μακεδονίας ὁ θεὸς ἐξορμᾷ ἀλλ ἄνωθεν ἐξ οὐρανοῦ οὐκ ἂν πολλὴν ἐπῆλθεν ἕως εἰς τὴν νῆσον παραγένηται ἀλλ εὐθὺς βουληθεὶς κατὰ κάθετον γενόμενος

Le symbole pointe vers les discussions concernant le voyage drsquoUlysse parce qursquoil srsquoest deacuterouleacute quelque part au loin en des lieux eacutetrangers et indeacutetermineacutes En tout cas il dit que lrsquoicircle de Calypsocirc se trouve quelque part laquo au loin raquo Et on signale aussi les discussions concernant lrsquoOlympe En effet si le dieu ne srsquoeacutetait pas eacutelanceacute drsquoun endroit en Maceacutedoine mais plutocirct du haut du ciel il nrsquoaurait pas voyageacute longtemps avant drsquoatteindre lrsquoicircle mais aussitocirct deacutecideacute il srsquoy serait rendu par la verticale (schol PQ Od 555)

Mecircme agrave travers la restitution hautement critique de Strabon Eacuteratosthegravene apparaicirct ainsi comme

un esprit drsquoune grande originaliteacute dont les prises de position dans le domaine de la theacuteorie

litteacuteraire eacutetaient suffisamment radicales pour exiger une reacuteaction ndash positive ou neacutegative ndash de la

part de ses successeurs Parmi ceux-ci il faut certainement ranger Aristarque au nombre de ceux

qui adoptent une attitude plus conforme au preacutesupposeacute fondamental de la poeacutetique drsquoEacuteratosthegravene

qursquoagrave la recherche obstineacutee de la veacuteriteacute homeacuterique qui apregraves avoir domineacute les enquecirctes

historiques a persisteacute de faccedilon geacuteneacuteraliseacutee apregraves Eacuteratosthegravene et apregraves Aristarque lui-mecircme431

429 Cf Pfeiffer 1968 169

430 Cf Lehrs 1882 243 Pfeiffer 1968 259 Buonajuto 1996

431 Cf Pfeiffer 1968 167 sur lrsquoindiffeacuterence geacuteneacuteraliseacutee de la posteacuteriteacute drsquoEacuteratosthegravene envers ses arguments

Partie II Les voix poeacutetiques

Comme il a eacuteteacute reacutepeacuteteacute agrave de nombreuses reprises dans la premiegravere partie de cette thegravese lrsquoapport

le plus substantiel apporteacute par Aristote au deacuteveloppement de la reacuteflexion grecque sur la nature du

discours poeacutetique est certainement la reconnaissance agrave ce dernier drsquoun statut propre

incommensurable avec celui des autres types de discours Or parmi les multiples traits qui le

caracteacuterisent la polyphonie du discours poeacutetique ndash par quoi je deacutesigne son aptitude agrave faire

entendre une pluraliteacute de contenus discursifs parallegraveles indeacutependants et plus ou moins

hieacuterarchiseacutes ndash contribue largement agrave sa speacutecificiteacute

Conformeacutement agrave la meacutethode suivie preacuteceacutedemment lrsquoobjet de cette seconde partie sera de

montrer drsquoune part qursquoAristote est agrave lrsquoorigine de la rupture entre la conception archaiumlque et

classique du poegravete comme proprieacutetaire de la totaliteacute des ideacutees exposeacutees dans son œuvre et celle

sinon helleacutenistique du moins alexandrine du poegravete comme metteur en scegravene drsquoune pluraliteacute de

discours et drsquoautre part qursquoAristarque est lrsquoheacuteritier direct de cette rupture

Chapitre 5 Aristote et la figure du poegravete

Dans ce chapitre lrsquoapproche aristoteacutelicienne sur le lien entre le poegravete et son œuvre sera

examineacutee de deux points de vue 1) les postulats theacuteoriques tels qursquoon les trouve exposeacutes dans la

Poeacutetique et 2) les applications pratiques de ces postulats dans la critique poeacutetique et la

zeacuteteacutematique

Section (i) Lrsquoideacuteal mimeacutetique drsquoAristote

Dans un chapitre anteacuterieur (chap 3 section 1) il a eacuteteacute question de la conceptualisation

aristoteacutelicienne de la mimecircsis et de ses conseacutequences sur le type de lecture adapteacute aux textes

poeacutetiques Dans la preacutesente section je reviendrai sur ce concept fondamental mais en me

concentrant cette fois sur la signification qursquoil revecirct du point de vue du rapport entre lrsquoauteur et sa

composition

(a) Platon et le masque poeacutetique

Ici encore Platon constitue un preacutedeacutecesseur important drsquoAristote Dans les analyses

proto-narratologiques qui se trouvent dans la Reacutepublique on voit Socrate srsquointeacuteresser aux modes

de composition utiliseacutes par les poegravetes distingueacutes en fonction du niveau drsquoimplication de ces

derniers dans le processus mimeacutetique Cela reacutesulte en la distinction ceacutelegravebre entre trois types

drsquoexpression poeacutetique le narratif le mimeacutetique et le genre mixte (cf 392d ἤτοι ἁπλῇ διηγήσει

ἢ διὰ μιμήσεως γιγνομένῃ ἢ δι ἀμφοτέρων) Lrsquoexposeacute purement narratif dans lequel il nrsquoest

fait aucun usage du discours direct est speacutecialement associeacute au dithyrambe lrsquoimitation pure agrave la

comeacutedie et la trageacutedie et la forme mixte agrave lrsquoeacutepopeacutee (394c)

Malgreacute les allures modernes que lrsquoon precircte parfois agrave cette distinction eacuteleacutementaire pour la

theacuteorie de la narration lrsquoanalyse qui lrsquoaccompagne deacutemontre que Platon reste attacheacute agrave une

conception plutocirct traditionnelle du rapport entre le poegravete et son poegraveme Comme lrsquoa deacutefendu E

237

Havelock (1963 21) Platon ne srsquointeacuteresse pas tant ici agrave la distinction formelle entre des genres

litteacuteraires comme la trageacutedie et lrsquoeacutepopeacutee qursquoaux modes communicatifs par lesquels ces divers

poegravemes rejoignent leur public le cadre dans lequel il opegravere est celui drsquoune culture orale ougrave les

œuvres poeacutetiques sont le plus souvent incarneacutees par la voix drsquoun interpregravete

Tant dans la Reacutepublique que dans le dialogue de jeunesse Ion les descriptions du processus de

composition poeacutetique tendent drsquoailleurs agrave amalgamer les figures de lrsquoauteur de lrsquointerpregravete et du

public dans la mesure ougrave tous participent de lrsquoeacutemoi susciteacute par le reacutecit et veacutecu par les

personnages fictifs Dans lrsquoIon Socrate deacutecrit la faccedilon dont le poegravete mis en branle par une

inspiration divine transmet un certain eacutetat drsquoesprit agrave lrsquointerpregravete lequel le transmet ensuite aux

auditeurs agrave la faccedilon drsquoun pheacutenomegravene magneacutetique Dans son argumentation principale qui

consiste agrave montrer que lrsquoactiviteacute professionnelle drsquoIon ne relegraveve pas drsquoun art il confond

constamment les rocircles du poegravete et du rhapsode affirmant nonchalemment que laquo tout ccedila appartient

en quelque sorte agrave la poeacutesie raquo (cf 532c ποιητικὴ γάρ πού ἐστιν τὸ ὅλον) et attribuant

ironiquement la sagesse agrave un groupe indiffeacuterencieacute constitueacute par laquo les rhapsodes les acteurs et

ceux dont [ils] chant[ent] les poegravemes raquo (532d) crsquoest-agrave-dire les poegravetes De plus comme le

remarque P Murray (1996 106) en deacutepit du fait qursquoIon insiste sur la supeacuterioriteacute drsquoHomegravere sur

les autres poegravetes en ce qui a trait agrave la faccedilon de srsquoexprimer Socrate ignore ce deacutetail tout au long du

dialogue et srsquoobstine agrave le questionner sur les sujets crsquoest-agrave-dire le contenu des poegravemes

homeacuteriques

Dans la Reacutepublique ougrave la notion drsquoinspiration est mise de cocircteacute lrsquoessentiel des deacuteveloppements

portent sur les effets et les dangers de lrsquoactiviteacute mimeacutetique tant sur le poegraveteinterpregravete que sur son

public Socrate semble prendre tregraves au seacuterieux lrsquoideacutee selon laquelle le poegravete ou lrsquointerpregravete au

cours de la composition ou de la performance devient lui-mecircme ses personnages par lrsquoeffet

drsquoune identification pouvant mecircme avoir des reacutepercussions agrave long terme sur la personnaliteacute de

lrsquoimitateur La conception platonicienne ainsi centreacutee sur la performance ne permet pas de

reacutealiser une veacuteritable rupture entre lrsquoauteur et sa creacuteation le personnage investit en quelque

sorte le monde du poegravete qui lrsquoa mis en scegravene Crsquoest la raison pour laquelle un homme de valeur

ne peut consentir que difficilement agrave imiter un objet meacutediocre tel le comportement drsquoun homme

bas de peur de voir sa propre personne affecteacutee par la nature infeacuterieure de la chose imiteacutee (cf

396c) De mecircme cette ressemblance connaturelle entre lrsquoimitateur et son imitation explique

vraisemblablement la speacutecialisation des poegravetes dans certains genres crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute des

238

auteurs de trageacutedies agrave composer des comeacutedies et vice versa ces types de poegravemes eacutetant pourtant

laquo les deux imitations qui paraissent drsquoune certaine maniegravere si proches lrsquoune de lrsquoautre raquo (395a)

Encore une fois on voit que les caracteacuteristiques narratologiques (la forme dramatique) sont

relativement inimportantes pour rendre compte du rapport entre poegravete et personnage la comeacutedie

et la trageacutedie mecircme si elles usent du mecircme mode mimeacutetique conviennent agrave des individus de

qualiteacute opposeacutee en raison du contenu moral incarneacute par les acteurs des deux genres

Mais cette identification entre poegravete et personnage est parfois deacutecrite en termes inverseacutes Au

lieu de parler drsquoune forme de possession du poegravete par son personnage Platon se reacutefegravere parfois au

recours que fait Homegravere agrave la narration et agrave lrsquoimitation comme agrave des proceacutedeacutes respectivement

consacreacutes au deacutevoilement et au camouflage du poegravete Dans les passages narratifs laquo le poegravete parle

en son nom propre (λέγει τε αὐτὸς ὁ ποιητής) et nrsquoentreprend pas drsquoorienter notre penseacutee dans

un autre sens comme si crsquoeacutetait un autre que lui-mecircme qui parlait (ὡς ἄλλος τις ὁ λέγων ἢ

αὐτός) raquo En revanche dans les passages imitatifs laquo il calque autant que possible sa faccedilon de

srsquoexprimer sur celle de chacun de ceux agrave qui nous preacutevient-il il va donner la parole raquo laquo parle

comme srsquoil eacutetait lui-mecircme Chrysegraves et srsquoefforce de nous donner lrsquoillusion que ce nrsquoest pas

Homegravere qui srsquoexprime (ὢν ὁ Χρύσης λέγει καὶ πειρᾶται ἡμᾶς ὅτι μάλιστα ποιῆσαι μὴ

Ὅμηρον δοκεῖν εἶναι τὸν λέγοντα) raquo (393a-c)432 De mecircme dans un passage ceacutelegravebre des Lois

(719c) ougrave la poeacutesie est deacutecrite comme le produit agrave la fois de lrsquoinspiration et de lrsquoart Platon

compare la situation du poegravete laquo forceacute de se contredire souvent lorsqursquoil repreacutesente des hommes

dont les dispositions srsquoopposent les unes aux autres raquo au leacutegislateur qui se doit de conserver sur

un mecircme sujet un discours invariable Encore ici lrsquoideacutee drsquoune auto-contradiction chez le poegravete

suppose que les divers propos tenus par ses personnages appartiennent tous au mecircme locuteur

Les diverses descriptions platoniciennes de lrsquoactiviteacute poeacutetique ne laissent donc que peu de

place agrave une reconnaissance de lrsquoindeacutependance formelle des personnages par rapport au narrateur

et au poegravete Il semble que pour Platon la composition poeacutetique consiste fondamentalement en

432 Une scholie au deacutebut du Catalogue des vaisseaux qui se reacuteclame explicitement de Platon reprend cette ideacutee avec encore plus de force arguant que le poegravete utilise ses personnages pour se mettre en valeur laquo Selon Platon il y a trois formes de discours la forme dramatique ougrave le poegravete se met constamment en valeur avec les caractegraveres des personnages mis de lrsquoavant la forme amimeacutetique comme celle qursquoutilise Phocylide et la forme mixte comme celle drsquoHeacutesiode raquo (τρεῖς δέ φησιν ὁ Πλάτων λόγων ἰδέας δραματικήν ἔνθα ὁ ποιητὴς συνεχῶς εὐδοκιμεῖ τοῖς ἤθεσι τῶν ὑποκειμένων προσώπων ἀμίμητον ὡς τὴν Φωκυλίδου μικτήν ὡς τὴν Ἡσιόδου) (schol b Il 2494-877 ex)

239

une expression personnelle de lrsquoauteur que celui-ci srsquoaffiche ouvertement par lrsquousage de la

narration ou qursquoil le fasse en se laquo camouflant raquo (cf 393c ἀποκρύπτοιτο ὁ ποιητής) lorsqursquoil

fait parler des personnages Lrsquoutilisation du mode direct ou indirect est une variable somme toute

superficielle puisqursquoil srsquoagit dans tous les cas de preacutesenter un discours univoque parce

qursquoultimement issu drsquoune seule et mecircme personne le poegravete (Le fait qursquoaux yeux de Platon la

poeacutesie se deacutefinit avant tout par son contenu et non comme peut le laisser croire la theacuteorie

narratologique de la Reacutepublique par sa forme est confirmeacute par la faccedilon dont Socrate dans le

Theacuteeacutetegravete (152e) deacutesigne spontaneacutement la trageacutedie et la comeacutedie comme les deux parties de la

poeacutesie (τῆς ποιήσεως ἑκατέρας) attachant agrave la seconde le nom drsquoEacutepicharme et agrave la premiegravere

celui drsquoHomegravere qui formellement nrsquoest pourtant pas un trageacutedien) Les eacuteleacutements

narratologiques de la Reacutepublique viennent donc avant tout servir le portrait platonicien de la

personnaliteacute intellectuelle du poegravete un locuteur ayant des ideacutees bien preacutecises agrave transmettre et

recourant agrave cette fin agrave une multipliciteacute drsquoartifices langagiers et mimeacutetiques

(b) Poeacutetique de lrsquoabsence

La distinction eacuteleacutementaire entre le genre narratif et le genre mimeacutetique est reacutecupeacutereacutee par

Aristote dans la Poeacutetique ougrave ils repreacutesentent les deux modaliteacutes possibles du laquo comment raquo de

lrsquoimitation

Il y a encore une troisiegraveme diffeacuterence entre ces arts le mode selon lequel on peut repreacutesenter chaque objet En effet il est possible de repreacutesenter les mecircmes objets et par les mecircmes moyens tantocirct comme narrateur (ὁτὲ μὲν ἀπαγγέλλοντα) ndash que lrsquoon devienne autre chose (crsquoest ainsi qursquoHomegravere compose) ou qursquoon reste le mecircme sans se transformer ndash ou bien tous peuvent en tant qursquoils agissent effectivement ecirctre les auteurs de la repreacutesentation (Poet 31448a19-24)

Dans un passage posteacuterieur Aristote deacutemontre toutefois qursquoil srsquoeacuteloigne de la position

platonicienne selon laquelle le narrateur du genre mixte mecircme lorsqursquoil utilise le discours direct

et incarne divers personnages se trouve constamment derriegravere ces personnages Agrave lrsquoideacutee de

camouflage Aristote substitue celle drsquoun retrait du poegravete lequel donne libre cours agrave lrsquoexpression

du personnage

Il y a bien des raisons de louer Homegravere mais il le meacuterite surtout parce qursquoil est le seul des poegravetes agrave ne pas ignorer ce qursquoil doit prendre personnellement agrave son propre compte (ὃ δεῖ ποιεῖν αὐτόν) en effet le poegravete doit parler le moins possible en son nom personnel (αὐτὸν γὰρ δεῖ τὸν ποιητὴν ἐλάχιστα λέγειν) puisque ce faisant il ne repreacutesente pas (οὐ γάρ ἐστι κατὰ ταῦτα μιμητής) Or

240

les autres se mettent personnellement en scegravene drsquoun bout agrave lrsquoautre (οἱ μὲν οὖν ἄλλοι αὐτοὶ μὲν δι ὅλου ἀγωνίζονται) et ne repreacutesentent (μιμοῦνται) que peu de chose et peu souvent lui au contraire apregraves un preacuteambule en peu de mots (ὀλίγα φροιμιασάμενος) introduit (εἰσάγει) aussitocirct un homme une femme ou tout autre qui soit un caractegravere ndash et aucun nrsquoest deacutepourvu de caractegravere (ἀήθη) mais tous ont un caractegravere (Poet 241460a5-11)

Selon une vaste majoriteacute drsquointerpregravetes ce passage ferait allusion agrave la grande proportion de

discours direct dans les poegravemes homeacuteriques par contraste avec les autres poegravetes eacutepiques qui

apparemment se cantonneraient davantage au style narratif433 Un certain nombre de problegravemes

srsquoattachent toutefois agrave cette interpreacutetation434 1) Aristote ferait ici un usage exceptionnellement

restreint du concept de mimecircsis en niant la valeur mimeacutetique des passages narratifs ce qui

contredit une preacutemisse essentielle de la Poeacutetique exposeacutee au chapitre 3 selon laquelle toute

poeacutesie est mimecircsis 2) le verbe ἀγωνίζονται ici manifestement eacutequivalent agrave lrsquoexpression

αὐτόνhellip λέγειν semble ecirctre un terme excessif pour deacutesigner le simple fait de narrer (par

opposition agrave citer agrave lrsquoaide du discours direct) 3) la mention des proegravemes serait difficile agrave

expliquer puisque les parties narratives drsquoHomegravere sont loin de se limiter aux seuls proegravemes435

4) le verbe εἰσάγει deacutesignerait lrsquousage du discours direct immeacutediatement apregraves le proegraveme ce qui

repreacutesenterait une meacutetaphore tireacutee du monde du theacuteacirctre (ougrave ce verbe signifie laquo faire entrer sur

scegravene raquo)

Plutocirct qursquoagrave la distinction entre discours direct et indirect il semble plus naturel de comprendre

qursquoAristote fait ici reacutefeacuterence agrave la discreacutetion du narrateur homeacuterique ndash un aspect des poegravemes bien

connu des homeacuteristes modernes Mis agrave part dans les proegravemes ce narrateur fait rarement usage de

la premiegravere personne et il srsquoabstient le plus souvent de commenter les eacuteveacutenements qursquoil raconte

crsquoest la fameuse objectiviteacute du narrateur homeacuterique Ainsi selon Aristote ce nrsquoest pas son propre

ecircthos qursquoHomegravere met en scegravene (εἰσάγει pris non pas au sens meacutetaphorique mais au sens litteacuteral

de laquo introduire un personnage dans le reacutecit raquo436) mais celui de divers personnages qui sont doteacutes

de leur propre personnaliteacute et ne sont pas que des coquilles creuses (ἀήθη) destineacutees agrave ecirctre les

porte-parole du poegravete Par conseacutequent le deacuteficit mimeacutetique dont souffrent les concurrents

433 Griffin 1977

434 Cf De Jong 2005

435 De Jong (1987 7) a calculeacute que ces parties constituent 55 de lrsquoIliade et 34 de lrsquoOdysseacutee

436 Cf Gudeman 1934 409

241

drsquoHomegravere ne tient pas agrave un usage excessif du style indirect mais plutocirct agrave des jugements

personnels inapproprieacutes ou encore des anachronismes qui rendent lrsquoauteur transparent agrave travers

son œuvre Quant agrave Homegravere sa discreacutetion est constante mecircme lorsqursquoil emploie le discours

indirect

Cette poeacutetique de lrsquoabsence que privileacutegie Aristote est eacutevidemment inseacuteparable de la theacuteorie

mimeacutetique de la composition dont les modaliteacutes ont eacuteteacute exploreacutees au chapitre trois de cette eacutetude

Dans la troisiegraveme section de ce chapitre je me suis employeacutee agrave montrer la significaition de la

re-hieacuterarchisation aristoteacutelicienne des notions de mythos et ecircthos pour le deacuteveloppement drsquoune

cateacutegorie poeacutetique indeacutependante de la cateacutegorie rheacutetorique Mais srsquoil est vrai que crsquoest le mythos

qui est deacutefini comme lrsquoobjet mimeacutetique par excellence il nrsquoen reste pas moins que la seconde

position est occupeacutee par lrsquoecircthos dont lrsquoimportance majeure ne peut donc ecirctre mise en doute Or

en regard du passage du chapitre 24 de la Poeacutetique tout juste examineacute cette importance accordeacutee

agrave lrsquoecircthos reflegravete certainement la preacuteoccupation drsquoAristote envers la discreacutetion mimeacutetique du

poegravete autrement dit les personnages doivent ecirctre doteacutes drsquoun ecircthos suffisamment substantiel pour

empecirccher que lrsquoecircthos du poegravete ne domine la composition

Si ce texte de Poet 24 nrsquoest pas suffisamment deacuteveloppeacute pour nous permettre drsquoaller jusqursquoagrave

attribuer agrave Aristote la distinction moderne entre lrsquoauteur et le narrateur437 il a du moins son

importance dans le cadre de la deacutemonstration en cours sur le rocircle drsquoAristote dans la dissociation

du poegravete et de son produit notamment de ses personnages Lrsquoideacuteal mimeacutetique attribueacute au travail

du poegravete consiste agrave disparaicirctre complegravetement derriegravere sa creacuteation agrave en faire oublier lrsquoorigine et

mecircme le mateacuteriau (ie le texte) le poegravete doit tenter de laquo montrer raquo plutocirct que de laquo dire raquo438 La

nature de son produit agrave lrsquoinstar de celui du peintre demande agrave ecirctre saisie dans sa totaliteacute comme

une image et non dans un processus strictement discursif cela de nouveau distingue fermement

le discours poeacutetique de toute autre forme de discours et confirme lrsquoideacutee deacutejagrave eacutenonceacutee que

lrsquoappartenance de la poeacutesie agrave la cateacutegorie de la mimecircsis est ontologiquement anteacuterieure agrave sa

nature de logos

437 Cf de Jong 2005 qui se reacutetracte apregraves avoir drsquoabord attribueacute une telle distinction agrave Aristote (1987 5-8)

438 Cf de Jong 2005

242

(c) Lrsquoauteur dans les autres genres du discours

En effet pour Aristote aucun autre type de discours nrsquoest soumis agrave cette exigence

drsquoeffacement de lrsquoauteur afin de reacutealiser parfaitement son essence En ce qui regarde les traiteacutes

theacuteoriques qursquoils soient philosophiques ou scientifiques la pratique mecircme drsquoAristote qui reacutedige

les siens agrave la premiegravere personne montre qursquoils constituent une sorte de discours personnaliseacute

malgreacute toute lrsquoobjectiviteacute scientifique qui peut les animer Lrsquoimportance qursquoil accorde aux endoxa

dans ses propres enquecirctes philosophiques reacutevegravele eacutegalement que le contenu scientifique drsquoun

ouvrage nrsquoest pas totalement dissociable de son auteur certaines prises de position en vertu de

lrsquoidentiteacute de ceux qui les ont eacutemises possegravedent une valeur particuliegravere une sorte de preacutesomption

de validiteacute minimale

En ce qui concerne la question de la division des genres du discours le cas de figure

repreacutesenteacute par Empeacutedocle est particuliegraverement inteacuteressant Ce dernier est expresseacutement deacutesigneacute

comme un naturaliste au deacutebut de la Poeacutetique Dans un autre contexte (Rh 1407a33-35) Aristote

nomme toutefois Empeacutedocle comme un exemple de ces gens laquo qui nrsquoont rien agrave dire et qui

feignent de dire quelque chose raquo et qui laquo recourent agrave la poeacutesie pour srsquoexprimer raquo dans le but

drsquoeacutetourdir et de tromper leurs auditeurs Lrsquoexpression poeacutetique nrsquoest donc rien de plus qursquoun

moyen technique pour Empeacutedocle qursquoAristote rapproche plus volontiers des rheacuteteurs que des

poegravetes et ce malgreacute les qualiteacutes poeacutetiques de son style

Aristote deacuteclare dans le Sophiste qursquoEmpeacutedocle le premier a deacutecouvert la rheacutetorique et Zeacutenon la dialectique Dans son ouvrage Sur les poegravetes il dit qursquoEmpeacutedocle a eacutecrit agrave la faccedilon drsquoHomegravere439 et srsquoest montreacute fort habile dans ses moyens drsquoexpression (Ὁμηρικὸς ὁ Ἐμπεδοκλῆς καὶ δεινὸς περὶ τὴν φράσιν) usant de la meacutetaphore et des autres inventions poeacutetiques (μεταφορητικός τε ὢν καὶ τοῖς ἄλλοις τοῖς περὶ ποιητικὴν ἐπιτεύγμασι χρώμενος) (Diog Laert 857 trad Balaudeacute)

Bien que son expression combine les ressources de la rheacutetorique et de la poeacutesie la teneur du

discours drsquoEmpeacutedocle le classe donc reacutesolument dans la cateacutegorie des physikoi Un cas

comparable est repreacutesenteacute par Solon dont les poegravemes eacuteleacutegiaques sont abondamment citeacutes par

Aristote dans sa Constitution des Atheacuteniens (chap 5 et 12) il nrsquoy a nul doute qursquoici comme dans

la Politique crsquoest en tant que leacutegislateur et non en tant que poegravete qursquoAristote srsquointeacuteresse agrave Solon

439 Comme le fait remarquer Lucas (1968 61) ceci ne contredit en rien les lignes 1447b17-19 de la Poeacutetique (citeacutees supra) puisque le mode drsquoexpression seul ne fait pas le poegravete Sur la proximiteacute theacuteorique de la Poeacutetique avec le dialogue Sur les poegravetes voir Janko 1991

243

dont lrsquousage drsquoune forme poeacutetique devait lui apparaicirctre purement accidentel440 Cela explique

pourquoi les eacuteleacutegies soloniennes sont citeacutees comme des sources historiques agrave la fois des mesures

constitutionnelles prises par Solon et des qualiteacutes morales du personnage Solon en deacutepit de son

usage drsquoune forme meacutetrique nrsquoest pas consideacutereacute veacuteritablement comme un poegravete par Aristote441

aussi semble-t-il incorrect de consideacuterer les chapitres cinq et douze de la Constitution des

Atheacuteniens comme une anticipation de la soi-disant laquo meacutethode de Chameacuteleacuteon raquo laquelle consiste agrave

creacuteer des liens entre la biographie et lrsquoœuvre drsquoun poegravete442

Dans le cas du discours rheacutetorique la prescription poeacutetique de retrait de lrsquoauteur est

radicalement inverseacutee Aristote reacutepegravete au contraire qursquoil est neacutecessaire de faire une place

consideacuterable agrave lrsquoecircthos de lrsquoorateur443 Pourtant bien que la composition rheacutetorique et la

composition poeacutetique diffegraverent en ce que la seconde exige un travail suppleacutementaire de

suppression de lrsquoecircthos de lrsquoauteur toutes deux partagent neacuteanmoins la mecircme neacutecessiteacute drsquoatteacutenuer

la preacutesence de cet auteur agrave un autre niveau soit celui de lrsquoauteur comme deacutetenteur drsquoune

technique Tant lrsquoorateur que le poegravete ont inteacuterecirct dans lrsquoexpression de leur discours agrave dissimuler

au maximum les ressorts techniques ndash rheacutetoriques drsquoune part narratifs drsquoautre part ndash qui sont mis

agrave lrsquoœuvre pour la production de lrsquoœuvre Dans les deux cas cela affecte directement son potentiel

de persuasion Alors que lrsquoorateur trop eacuteloquent suscite typiquement la meacutefiance parce qursquoon

soupccedilonne que son art remplace sa probiteacute le poegravete est trahi si les ficelles de son reacutecit sont trop

apparentes Les eacuteveacutenements en doivent paraicirctre se succeacuteder par eux-mecircmes et non avoir eacuteteacute

laquo machineacutes raquo par le poegravete comme le suggegravere Aristote agrave quelques reprises Ainsi en ce qui

concerne cet eacuteleacutement dramatique majeur qursquoest lrsquoeacutepisode de reconnaissance dans la trageacutedie

Viennent en second lieu celles qui sont forgeacutees par le poegravete et qui partant ne relegravevent pas de lrsquoart (αἱ πεποιημέναι ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ διὸ ἄτεχνοι) ndash exemple dans Iphigeacutenie lorsque Oreste donne agrave reconnaicirctre qursquoil est Oreste en effet sa soeur se fait reconnaicirctre par la lettre mais lui il

440 Cf Poet 11447b11-16 ougrave Aristote nomme le megravetre eacuteleacutegiaque parmi les formes meacutetriques dont lrsquousage ne suffit pas agrave faire un poegravete

441 Agrave la liste des poegravetes eacuteleacutegiaques qursquoavait donneacutee Aristote dans son dialogue Sur les poegravetes le nom de Solon laquo le plus admirable leacutegislateur atheacutenien raquo semble drsquoailleurs ecirctre un ajout de lrsquoindividu qui est la source du fragment (fr 31a Janko) primus autem videtur elegiacum carmen scribsisse Callinus adicit Aristoteles praeterea hoc genus poetas Antimachum Colofonium Archilochum Parium Mimnermum Colofonium quorum numero additur etiam Solon Atheniensis legum scribtor nobilissimus

442 Crsquoest pourtant ce que fait Arrighetti 1987 170-76 Sur la meacutethode de Chameacuteleacuteon voir infra ch 6 sect (ii)

443 Rh passim

244

raconte de lui-mecircme ce qursquoexige le poegravete et non lrsquohistoire (ἃ βούλεται ὁ ποιητὴς ἀλλ οὐχ ὁ μῦθος) (Poet 161454b30-34)

Il est eacutevident qursquoagrave strictement parler tous les eacutepisodes de reconnaissance sont laquo forgeacutes par le

poegravete raquo et que les actions du reacutecit correspondent ultimement agrave laquo ce qursquoexige le poegravete raquo Si les

reconnaissances forgeacutees par le poegravete sont dites eacutetrangegraveres agrave lrsquoart crsquoest eacutevidemment parce que lrsquoart

du poegravete se fait alors trop voyant La dichotomie entre drsquoune part ce qui est artistique et ce que

veut le mythos et drsquoautre part ce qui est forgeacute et voulu par le poegravete suggegravere fortement cette ideacutee

de dissociation entre lrsquoauteur et son œuvre dont Aristote fait un eacuteleacutement crucial de sa theacuteorie

poeacutetique

De mecircme si lrsquoorateur contrairement au poegravete se doit de mettre en valeur la qualiteacute de son

ecircthos afin de gagner la confiance de son public il doit aussi et agrave lrsquoinstar du poegravete faire oublier

que son reacutecit constitue une version particuliegravere des faits qursquoil raconte et aspirer agrave une apparence

drsquoobjectiviteacute quasi complegravete Les deux laquo techniciens raquo partagent un objectif commun celui de

produire une impression tenace sur le public dont la puissance est semblablement deacutesigneacutee par le

mot πιθανόν par les rheacuteteurs et par les critiques litteacuteraires La persuasion est donc la qualiteacute

rechercheacutee tant par les orateurs que les poegravetes bien que les premiers tentent de la produire drsquoune

faccedilon durable et les seconds drsquoune faccedilon temporaire si bien que le terme drsquoillusion serait

peut-ecirctre plus approprieacute que celui de persuasion

Lrsquoauteur du traiteacute Du style vraisemblablement un individu nourri de preacuteceptes peacuteripateacuteticiens

exprime reacuteguliegraverement ce souci de retenue de la part de lrsquoorateur qui consiste agrave laquo faire voir raquo les

faits plutocirct qursquoagrave les laquo dire raquo avec une voix trop directement identifiable Lrsquoun de ses exemples agrave ce

sujet est tireacute de Platon

Venons-en agrave ce que lrsquoon appelle laquo tour figureacute raquo dans le discours (τὸ δὲ καλούμενον ἐσχηματισμένον ἐν λόγῳ) [hellip] une authentique figure de style pourvu qursquoon lrsquoutilise avec une double preacuteoccupation de convenance (εὐπρεπείας) et de prudence Un exemple de convenance crsquoest quand Platon veut blacircmer Aristippe et Cleacuteombrote drsquoecirctre resteacutes agrave Eacutegine agrave festoyer (alors que Socrate eacutetait emprisonneacute agrave Athegravenes pour de longs jours) [hellip] Il ne leur dit pas tout cela explicitement (διαρρήδην) crsquoeucirct eacuteteacute les blacircmer mais avec beaucoup de convenance il srsquoy prit ainsi interrogeacute sur ceux qui entouraient Socrate Pheacutedon les eacutenumegravere on lui demande alors si Aristippe et Cleacuteombrote aussi eacutetaient lagrave Non reacutepond-il ils eacutetaient agrave Eacutegine Tout ce qui a eacuteteacute dit plus haut transparaicirct (ἐμφαίνεται) dans ce Ils eacutetaient agrave Eacutegine et le blacircme paraicirct beaucoup plus veacuteheacutement drsquoecirctre suggeacutereacute par le fait lui-mecircme et non par celui qui parle (καὶ πολὺ δεινότερος ὁ λόγος δοκεῖ τοῦ πράγματος αὐτοῦ ἐμφαίνοντος τὸ δεινόν οὐχὶ τοῦ λέγοντος) (Demetr Eloc 2871-28811)

245

Selon Deacutemeacutetrios le discours figureacute est particuliegraverement recommandeacute lorsqursquoon souhaite

adresser un reproche agrave un tyran ou agrave tout autre individu dangereux (auquel cas le principe

directeur est la prudence cf 289) Mais dans le cas de Platon qui ne courait pas grand risque agrave

blacircmer les deux ingrats compagnons de Socrate (cf 28812) crsquoest une sorte de bon goucirct

(euprepeia) qui lui a dicteacute cette faccedilon de faire mais aussi une recherche drsquoefficaciteacute puisque le

blacircme aux yeux de Deacutemeacutetrios acquiert paradoxalement de lrsquointensiteacute du fait mecircme drsquoecirctre

formuleacute allusivement crsquoest-agrave-dire dirait-on dans un contexte juridique par lrsquoexposeacute des faits

eux-mecircmes

(d) La forme dialogueacutee

Le cas du dialogue philosophique malgreacute sa forme mimeacutetique est certainement reacuteductible

aux yeux drsquoAristote agrave la cateacutegorie du traiteacute Tout comme Empeacutedocle qui srsquoexprime en vers nrsquoen

est pas moins un philosophe de la nature Platon est sans conteste consideacutereacute par Aristote comme

un philosophe mecircme srsquoil reconnaicirct que laquo le style de ses dialogues se trouve agrave mi-chemin entre la

poeacutesie et la prose (μεταξὺ ποιήματος [hellip] καὶ πεζοῦ λόγου) raquo444 Cette derniegravere remarque agrave

lrsquoinstar de celle sur les qualiteacutes poeacutetiques du style drsquoEmpeacutedocle doit certainement ecirctre interpreacuteteacutee

comme une allusion au contraste offert par la forme mimeacutetique des dialogues platoniciens (une

forme qui relegraveve par nature de la poeacutesie) et leur contenu philosophique (typiquement exprimeacute

dans une forme prosaiumlque) De plus Aristote fait reacuteguliegraverement reacutefeacuterence agrave lrsquoopinion de

laquo Socrate raquo comme agrave celle de Platon de faccedilon plus ou moins indiffeacuterencieacutee445 ce qui montre qursquoil

precircte reacuteellement agrave Platon les propos que celui-ci fait tenir agrave Socrate ndash et que celui-ci nrsquoest donc

pas un reacuteel laquo personnage raquo (ἦθος) mais plutocirct un simple porte-parole446

444 Arist fr 73 Rose = Diog Laert 337 (trad Brisson)

445 La tentative la plus seacuterieuse de distinguer chez Aristote les reacutefeacuterences au Socrate historique des reacutefeacuterences au Socrate platonicien le soi-disant laquo canon de Fitzgerald raquo est consideacutereacutee comme un eacutechec par une majoriteacute drsquointerpregravetes

446 Agrave un autre niveau mimeacutetique Aristote identifie apparemment lrsquoeacutetranger atheacutenien des Lois agrave Socrate (lui-mecircme un repreacutesentant de Platon) puisqursquoil compte les Lois parmi les laquo logoi de Socrate raquo (οἱ τοῦ Σωκράτους λόγοι) (Pol 1265a11 cf 1265a1sqq ougrave le sujet implicite est Socrate bien qursquoen reacutealiteacute il srsquoagisse des propos de lrsquoeacutetranger atheacutenien)

246

Le dialogue platonicien se preacutesente neacuteanmoins sous une forme narrative notoirement difficile

agrave cerner ce qui a donneacute lieu de lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours agrave drsquointerminables deacutebats sur la

paterniteacute platonicienne dont peuvent srsquoautoriser les diverses positions exploreacutees dans lrsquoœuvre de

Platon Lrsquoimpossibiliteacute de subsumer les nombreuses modaliteacutes sous lesquelles se preacutesentent les

dialogues platoniciens agrave lrsquointeacuterieur des trois cateacutegories de diecircgecircsis identifieacutees par Socrate au livre

trois de la Reacutepublique a reacutecemment eacuteteacute mise en lumiegravere447 et suggegravere agrave nouveau le caractegravere

ambigu de la posture de Platon comme auteur qui semble eacutechapper agrave sa propre analyse

narratologique

Agrave cet eacutegard il est inteacuteressant de noter que les dialogues drsquoAristote par contraste preacutesentaient

une forme beaucoup plus simple srsquoapparentant davantage agrave celle du traiteacute Laurenti448 sur la base

des teacutemoignages de Plutarque et Ciceacuteron a identifieacute trois caracteacuteristiques principales du dialogue

aristoteacutelicien 1) les sujets eacutetaient discuteacutes par confrontation de points de vue contraires 2) les

dialogues commenccedilaient par un proegraveme de lrsquoauteur 3) la direction de la conversation eacutetait

dirigeacutee par Aristote qui eacutetait preacutesent agrave titre drsquointerlocuteur dans les dialogues Agrave cela on peut

ajouter suivant Janko449 que 4) les dialogues comprenaient de longs exposeacutes plutocirct qursquoune

succession rapide de questions et reacuteponses 5) ils incluaient agrave lrsquooccasion de longues citations

tireacutees de textes litteacuteraires

Quelques-unes de ces caracteacuteristiques formelles semblent avoir eacuteteacute des innovations drsquoAristote

et suggegraverent une volonteacute de dissoudre lrsquoambiguiumlteacute mimeacutetique propre agrave la forme dialogueacutee

notamment dans sa version platonicienne En particulier le fait qursquoAristote intervenait comme

interlocuteur dans ses propres dialogues est possiblement ducirc agrave un deacutesir drsquoexacerber la distinction

geacuteneacuterique entre prose et poeacutesie en diminuant lrsquoeffet de lrsquoillusion mimeacutetique gracircce agrave la preacutesence

constante de lrsquoauteur450 Quant au proegraveme en tant que proceacutedeacute typiquement extra-mimeacutetique il

447 Halliwell 2009

448 Laurenti 1987 55-73

449 Janko 1991 56

450 La distinction preacutesenteacutee par Philopon (in Aris Cat CAG XIII I p 411-14) entre les œuvres eacutesoteacuteriques et exoteacuteriques drsquoAristote ne rend pas justice agrave cette particulariteacute du dialogue aristoteacutelicien qursquoil rapproche drsquoailleurs pour cette raison du dialogue platonicien laquo ses œuvres laquo autoprosopiques raquo sont celles ougrave il dispensait son enseignement en sa propre personne ndash elles sont aussi appeleacutees laquo acroamatiques raquo [hellip] ndash et les dialogues tout ce qursquoil a eacutecrit non pas en sa propre personne mais plutocirct comme le faisait Platon en mettant en scegravene drsquoautres personnages raquo (αὐτοπρόσωπα μὲν ἐν οἷς ἐξ οἰκείου προσώπου τὴν διδασκαλίαν ἐποιεῖτο ἅπερ καὶ ἀκροαματικὰ

247

avait peut-ecirctre la fonction de mettre drsquoembleacutee sur la table les cleacutes interpreacutetatives neacutecessaires agrave

lrsquoattribution correcte aux interlocuteurs et agrave lrsquoauteur des positions exposeacutees dans le dialogue

(e) Ecircthos du poegravete et ecircthos du poegraveme

Dans les sections qui preacutecegravedent jrsquoai volontairement neacutegligeacute de tenir compte drsquoun eacuteleacutement

important dans le modegravele aristoteacutelicien du rapport du poegravete au poegraveme En effet il y a bien un

aspect particulier sous lequel Aristote reconnaicirct lrsquoexistence drsquoun lien possible entre lrsquoindividualiteacute

du poegravete et la nature de sa production Toutefois cette association nrsquoest valable que drsquoun point de

vue limiteacute et qursquoelle srsquoinscrit dans le contexte de lrsquohistoire litteacuteraire drsquoAristote plutocirct que dans

celui de lrsquoanalyse formelle de la poeacutesie

Au chapitre quatre de la Poeacutetique Aristote srsquointeacuteresse aux causes de lrsquoeacutemergence de lrsquoart

poeacutetique dans lrsquohistoire culturelle Il en identifie deux toutes deux laquo naturelles raquo (φυσικαί)

drsquoune part la tendance universelle agrave lrsquoimitation et au plaisir pris agrave cette imitation drsquoautre part la

familiariteacute des hommes avec la meacutelodie et le rythme Au deacutepart dit-il les individus les mieux

doteacutes de ces faculteacutes donnegraverent naissance par leurs improvisations agrave la poeacutesie au sens large Par la

suite deux cateacutegories poeacutetiques firent leur apparition en correacutelation directe avec les caractegraveres

des individus impliqueacutes

Puis la poeacutesie se divisa selon les caractegraveres propres de chacun les auteurs graves repreacutesentaient des actions de qualiteacute accomplies par des hommes de qualiteacute les auteurs plus leacutegers celles drsquohommes bas en composant drsquoabord des blacircmes comme les autres composaient des hymnes et des eacuteloges (Poet 41448b24-27)

La qualiteacute des personnages et de leurs actions eacutevoque eacutevidemment la distinction entre les deux

genres fondamentaux que sont la comeacutedie et la trageacutedie respectivement consacreacutees agrave la

repreacutesentation drsquohommes laquo bas raquo et laquo nobles raquo (cf 21448a16-18) Suivant le modegravele drsquoAristote agrave

un stade ulteacuterieur de deacuteveloppement soit apregraves lrsquoapparition de la comeacutedie et de la trageacutedie les

auteurs se seacuteparent drsquoailleurs agrave nouveau entre lrsquoun et lrsquoautre genres suivant laquo leur nature propre raquo

(κατὰ τὴν οἰκείαν φύσιν 41449a1-5) Il convient toutefois de remarquer drsquoembleacutee que cette

association entre lrsquoecircthos du poegravete et les genres poeacutetiques ne vaut que pour cette peacuteriode

καλοῦσι [hellip] διαλογικὰ δὲ ὅσα μὴ ἐξ οἰκείου προσώπου συνέγραφεν ἀλλ ὥσπερ ὁ Πλάτων ὑποκρινόμενος ἑτέρων πρόσωπα)

248

embryonnaire de lrsquohistoire litteacuteraire dont Aristote brosse briegravevement le portrait Mis agrave part

Homegravere il nrsquoest en mesure de nommer aucun poegravete de cette peacuteriode qui est le theacuteacirctre drsquoune sorte

de sceacutenario theacuteorique faisant office drsquoeacutetiologie de la tekhnecirc poiecirctikecirc Le rocircle exact joueacute par

Homegravere dans ce scheacutema est par ailleurs difficile agrave identifier

[D]e mecircme qursquoil fut le poegravete par excellence dans les sujets nobles (puisque seul il est lrsquoauteur de repreacutesentations non seulement reacuteussies mais encore de forme dramatique) de mecircme aussi il a esquisseacute les traits principaux de la comeacutedie en donnant forme dramatique non au blacircme mais au comique En effet ce que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee sont aux trageacutedies le Margitegraves lrsquoest aux comeacutedies (Poet 41448b28-1449a1)

Puisque Homegravere est deacutesigneacute comme lrsquoinventeur de la trageacutedie et de la comeacutedie agrave la fois il

semble que le modegravele du laquo tel homme tel genre raquo que preacutesente Aristote pour donner un

fondement historique agrave la division initiale des genres poeacutetiques ne srsquoapplique pas dans son cas

car un seul et mecircme individu ne saurait eacutevidemment avoir un caractegravere bas et noble De fait le

statut de premier veacuteritable poegravete qursquoAristote attribue implicitement agrave Homegravere est peut-ecirctre

preacuteciseacutement ducirc agrave cette distance introduite entre le poegravete et lrsquoœuvre dont Homegravere serait le premier

repreacutesentant La seacuteparation entre lrsquoecircthos du poegravete et celui des personnages constituerait ainsi une

exigence fondamentale afin de passer de la simple imitation agrave la forme dramatique

Contrairement agrave Homegravere il semble qursquoArchiloque soit aux yeux drsquoAristote moins un poegravete

qursquoun individu adoptant des personae afin drsquoinsulter plus efficacement ses ennemis

En ce qui concerne lrsquoexpression du caractegravere puisque parler quelque peu de soi-mecircme excite la jalousie ou expose agrave la prolixiteacute ou agrave la contradiction et que dire du mal drsquoautrui srsquoapparente agrave lrsquoinsulte ou agrave la grossiegravereteacute il faut faire parler quelqursquoun drsquoautre (ἕτερον χρὴ λέγοντα ποιεῖν) comme le fait Isocrate dans le Philippe ou le Sur lrsquoeacutechange ou Archiloque dans ses invectives (ψέγει) il fait parler le pegravere sur sa fille dans son poegraveme iambique laquo Pour de lrsquoargent il nrsquoest rien qursquoon ne tente aucun serment ne vaut raquo (fr 122 West) et Charon le charpentier dans le poegraveme iambique dont le deacutebut fait laquo Point ne mrsquoattirent les treacutesors de Gygegraves raquo (fr 19 West) (Rh 31418b24-31)

Ce texte confirme lrsquoideacutee reacutepandue selon laquelle Aristote ignore geacuteneacuteralement les genres

lyrique et iambique dans son analyse de la poeacutesie en raison de leur deacuteficit mimeacutetique Ici le

proceacutedeacute narratif drsquoArchiloque est consideacutereacute comme une strateacutegie rheacutetorique agrave travers ses

personnages ce sont en fait les paroles drsquoArchiloque lui-mecircme qui se font entendre La deacutemarche

drsquoHomegravere est donc fondamentalement drsquoune autre nature que celle drsquoArchiloque

De plus des passages posteacuterieurs de la Poeacutetique suggegraverent que la conception rigide quasi

deacuteterministe de la production poeacutetique preacutesenteacutee au chapitre quatre doit ecirctre seacuterieusement

249

nuanceacutee Non seulement elle est incompatible avec la primauteacute reacutepeacuteteacutee de lrsquointrigue sur lrsquoecircthos

mais elle implique aussi un concept de mimecircsis pris en un sens preacute-aristoteacutelicien crsquoest-agrave-dire au

sens litteacuteral drsquoimitation drsquoune reacutealiteacute particuliegravere soit lrsquoecircthos du poegravete451 Les rares occasions ougrave

Aristote deacutecrit le processus de composition poeacutetique et les caracteacuteristiques du bon poegravete tendent

drsquoailleurs agrave remplacer cette conception rigide par une autre beaucoup plus souple ougrave crsquoest lrsquoeacutetat

drsquoesprit ponctuel du poegravete qui srsquoexprime dans son poegraveme

Pour composer les histoires et par lrsquoexpression leur donner leur forme acheveacutee il faut se mettre au maximum la scegravene sous les yeux ndash car ainsi celui qui voit comme srsquoil assistait aux actions elles-mecircmes saurait avec le plus drsquoefficaciteacute deacutecouvrir ce qui est agrave propos sans laisser passer aucune contradiction interne [hellip] Il faut aussi dans la mesure du possible eacutelaborer une forme acheveacutee en recourant aux gestes en effet agrave eacutegaliteacute de dons naturels les plus persuasifs sont ceux qui vivent violemment les eacutemotions et celui qui est en proie au deacutesarroi repreacutesente le deacutesarroi de la faccedilon la plus vraie celui qui est en proie agrave la colegravere repreacutesente lrsquoemportement de la faccedilon la plus vraie Aussi lrsquoart poeacutetique appartient-il aux ecirctres bien doueacutes ou porteacutes au deacutelire les premiers se modegravelent aiseacutement les autres sortent facilement drsquoeux-mecircmes452 (Poet 171455a22-33)

Mis devant lrsquoexposeacute de lrsquoorigine des genres du chapitre quatre ce passage suggegravere un rapport

inverseacute entre lrsquohomme et lrsquoœuvre ce sont les exigences du poegraveme qui srsquoimposent au poegravete

lequel est drsquoautant plus efficace que sa nature est non pas fixe mais malleacuteable La contradiction

partielle entre les chapitres quatre et dix-sept est repreacutesentative des nombreuses tensions qui

animent le traiteacute aristoteacutelicien et qui reacutesultent de son ambition ineacutedite de combiner une eacutetiologie

historico-culturelle avec un exposeacute technique

(f) Le chœur tragique

Lrsquointeacuterecirct tout speacutecial que porte Aristote agrave la trageacutedie dans la Poeacutetique srsquoexplique non

seulement par la place dominante occupeacutee par ce genre dramatique dans la vie culturelle

atheacutenienne mais aussi par lrsquoaptitude de la trageacutedie agrave illustrer au mieux les principes poeacutetiques

aristoteacuteliciens lesquels tournent autour de la notion de mimecircsis crsquoest dans le drame (tragique en

particulier eacutetant donneacutes les nombreux eacutecarts mimeacutetiques permis par le genre comique) que le

poegravete disparaicirct le plus complegravetement derriegravere sa production Lrsquoexception la plus eacutevidente agrave cette

451 Cf Paduano 1996 94

452 En deacutepit de cette bregraveve allusion Aristote fait geacuteneacuteralement fi de la notion traditionnelle drsquoinspiration (Verdenius 1983 45)

250

regravegle est constitueacutee par les passages choraux ougrave sont souvent exprimeacutes des opinions

conventionnelles et des eacuteleacutements de moraliteacute traditionnelle avec agrave la fois un ton didactique et un

style hautement poeacutetique La preacutesence de ces passages est drsquoailleurs vraisemblablement un

heacuteritage de la poeacutesie lyrique preacute-dramatique453

Agrave lrsquoinstar du genre proprement lyrique les passages choraux de la trageacutedie sont agrave peu pregraves

ignoreacutes drsquoAristote dans la Poeacutetique sinon lors drsquoune remarque portant preacuteciseacutement sur la

pratique facirccheuse consistant agrave utiliser le chœur comme un simple agreacutement surajouteacute au drame

proprement dit et sans lien organique avec lui

Le chœur doit ecirctre consideacutereacute comme lrsquoun des acteurs il doit faire partie de lrsquoensemble et participer agrave lrsquoaction (μόριον εἶναι τοῦ ὅλου καὶ συναγωνίζεσθαι) non comme chez Euripide mais comme chez Sophocle Chez tous les autres les parties chanteacutees nrsquoont pas plus de rapport avec lrsquohistoire qursquoavec une autre trageacutedie aussi chantent-ils des interludes pratique dont lrsquoorigine remonte agrave Agathon Et pourtant quelle diffeacuterence y a-t-il entre chanter des interludes et adapter agrave une piegravece une tirade ou un eacutepisode tout entier tireacutes drsquoun autre (Poet 181456a25-31)

Remarquablement Aristote deacutenonce ici une eacutevolution historique de la trageacutedie en vertu de

laquelle celle-ci srsquoest eacuteloigneacutee des formes correctes Sophocle est apparemment le dernier

repreacutesentant drsquoun usage approprieacute du chœur Si agrave partir drsquoAgathon les passages choraux ne sont

plus que des interludes qursquoen est-il de la faccedilon de faire drsquoEuripide qursquoAristote rejette sans en

preacuteciser la nature Il est possible que sans constituer de veacuteritables sections indeacutependantes agrave la

maniegravere drsquoAgathon les chants choraux drsquoEuripide preacutesentaient deacutejagrave une tendance agrave se deacutetacher

de lrsquoaction proprement dite en raison de leur contenu extra-mimeacutetique brisant le silence discret

du poegravete

Dans les scholies drsquoEuripide du moins on trouve plusieurs commentaires ougrave il est suggeacutereacute que

le chœur repreacutesente le poegravete et incarne un point de vue absolu sur les eacuteveacutenements du drame face agrave

ceux divers des personnages454 Le chœur est ainsi consideacutereacute comme la voix par laquelle le

poegravete reacutevegravele sa propre posture morale

ἔπειτα καὶ ἀεὶ ὁ χορὸς ἐν προσώπῳ τοῦ ποιητοῦ εἰσάγεται τῷ δικαίῳ προστιθέμενος

Ici comme toujours le chœur est introduit comme la personne du poegravete prenant parti pour la justice (schol Eur Med 823)

453 Cf Gentili 1987 32 Dover 1997 11

454 Cf Nuumlnlist 2009 132

251

ὁ ποιητὴς διὰ τοῦ προσώπου τοῦ χοροῦ βούλεται δεῖξαι ὅσον μετέσχε παιδεύσεως

Le poegravete agrave travers le personnage du chœur veut faire la deacutemonstration de lrsquoampleur de son eacuteducation (schol Eur Alc 962)

τοῦτο παρὰ τοῦ χοροῦ ἐστι λεγόμενον ὡς ἐκ προσώπου τοῦ ποιητοῦ

Ceci est prononceacute par le chœur comme si cela venait du poegravete (schol Eur Or 1691)

γυναῖκες μέν εἰσιν αἱ τοῦ χοροῦ μεταφέρει δὲ τὸ πρόσωπον ἐφ ἑαυτοῦ ὁ ποιητὴς καταλιπὼν τὰ χορικὰ πρόσωπαmiddot μετοχαῖς γὰρ ἀρσενικαῖς κέχρηται

Ce sont des femmes qui composent le chœur mais le poegravete en abandonnant les personnages qui forment le chœur transforme ce personnage en lui-mecircme En effet elles utilisent des participes au masculin (schol Eur Hipp 1102)

La derniegravere scholie porte sur deux vers successifs ougrave le chœur contrairement au reste de la

piegravece utilise pour parler de lui-mecircme des participes au masculin mais le commentaire du

scholiaste est drsquoautant plus approprieacute que ces vers preacutesentent un contenu gnomique sans lien

neacutecessaire avec le drame Les scholies preacuteceacutedentes concernent quant agrave elles le contenu455 et non

la forme grammaticale des propos du chœur

Dans le mecircme ordre drsquoideacutees on peut consideacuterer la scholie suivante qui porte sur le passage

ceacutelegravebre des Thesmophories drsquoAristophane ougrave Agathon preacutetend qursquoun poegravete doit se conformer aux

drames qursquoil compose ndash laquo par exemple lorsqursquoil compose des piegraveces agrave femmes (γυναικεῖ ἢν ποῇ

τις δράματα) son corps doit prendre part agrave leurs maniegraveres [hellip] mais srsquoil compose des piegraveces agrave

hommes (ἀνδρεῖα δ ἢν ποῇ τις) son corps contient deacutejagrave ce qursquoil faut raquo (151-5)

γυναικεῖα δράματα λέγεται ἐν οἷς ὁ χορὸς ἐκ γυναικῶν ἐστὶν ἀνδρεῖα δὲ ἐν οἷς ἐξ ἀνδρῶν

Sont appeleacutees laquo agrave femmes raquo les piegraveces dont le chœur est constitueacute de femmes laquo agrave hommes raquo celles dont le chœur est constitueacute drsquohommes (schol Ar Thes 154)

Comme le font remarquer les commentateurs modernes 456 Agathon fait plus

vraisemblablement allusion aux drames dans lesquels les protagonistes et non le chœur sont de

sexe masculin ou feacuteminin Puisque dans le contexte du passage aristophanien il est question

drsquoune identification du poegravete agrave ses personnages il est certainement significatif que le scholiaste

455 Cf Elsperger 1907 152

456 Cf Austin amp Olson 2004 106

252

interpregravete les eacutepithegravetes γυναικεῖα et ἀνδρεῖα comme srsquoappliquant speacutecifiquement au chœur

personnage par excellence ougrave agrave ses yeux srsquoincarne le poegravete

Dans les Problegravemes pseudo-aristoteacuteliciens le chœur est au contraire deacutecrit comme eacutetant

composeacute de gens du peuple par contraste avec les protagonistes heacuteroiumlques457 et par conseacutequent

doteacute drsquoun caractegravere discret tout en eacutetant preacutesent agrave lrsquoaction qui se deacuteroule

οἱ δὲ ἡγεμόνες τῶν ἀρχαίων μόνοι ἦσαν ἥρωες οἱ δὲ λαοὶ ἄνθρωποι ὧν ἐστὶν ὁ χορός διὸ καὶ ἁρμόζει αὐτῷ τὸ γοερὸν καὶ ἡσύχιον ἦθος καὶ μέλοςmiddot ἀνθρωπικὰ γάρ [hellip] ἔστι γὰρ ὁ χορὸς κηδευτὴς ἄπρακτοςmiddot εὔνοιαν γὰρ μόνον παρέχεται οἷς πάρεστιν

Chez les anciens seuls les chefs eacutetaient des heacuteros458 Les gens du peuple qui composaient le chœur eacutetaient de simples mortels Crsquoest pourquoi ce qui convient au chœur ce sont les caractegraveres et les chants plaintifs et paisibles Car crsquoest lagrave lrsquohumaniteacute [hellip] Le chœur est un teacutemoin qui nrsquoagit pas Il se contente de manifester une sympathie bienveillante devant les eacuteveacutenements auxquels il assiste ([Arist] Prob XIX48 922b17-27)

Cette description du rocircle du chœur entretient une ressemblance frappante avec la reacutefeacuterence agrave

Aristote offerte en guise de solution au zecirctecircma suivant

διὰ τί λέγοντα ποιεῖ ἐν δήμῳ laquo ὦ φίλοι Ἀργείων ἡγήτορες ἠδὲ μέδοντες raquo τοὺς ἡγήτορας καὶ βασιλεῖς προσφωνῶν καίπερ πάντων παρόντων φησὶν οὖν ὁ Ἀριστοτέλης ὅτι ὁ μὲν δῆμος μόνου τοῦ ἀκοῦσαι κύριος οἱ δὲ ἡγεμόνες καὶ τοῦ πρᾶξαι

Pourquoi Homegravere repreacutesente-t-il Agamemnon disant devant le peuple laquo Amis chefs et protecteurs des Argiens raquo en srsquoadressant ltseulementgt aux chefs et aux rois bien que tous les hommes soient preacutesents Selon Aristote le peuple a uniquement le droit drsquoeacutecouter tandis que les chefs ont aussi celui drsquoagir (fr 158 Rose = Porph QHI ad 917 13229-32 Schrader)

Si cette citation drsquoAristote provient vraiment de ses Questions homeacuteriques459 alors ce dernier

a peut-ecirctre fait un rapprochement explicite entre lrsquoensemble drsquohommes anonymes composant

lrsquoarmeacutee grecque dans lrsquoIliade et le chœur drsquoune trageacutedie

Loin de jouer le rocircle intrusif et moralisateur que lui precirctent les scholiastes qui lrsquoidentifient agrave la

figure du poegravete le chœur au sens aristoteacutelicien est donc un personnage modeste qui nrsquoinfluence

457 Le mecircme contraste entre les personnages populaires du chœur et les protagonistes nobles de la trageacutedie se trouve chez Eacutelien VH 211

458 Aristarque srsquooppose agrave cette deacutenotation du terme ἥρωες cf schol A Il 2110a Arison laquo la diplecirc parce qursquoil dit heacuteros en eacutetirant le sens du mot pour y inclure tous les hommes La reacutefeacuterence est contre Istros qui affirme que seuls les rois sont appeleacutes heacuteros raquo

459 Crsquoest ce que croit notamment Huxley 1979 76 qui parle drsquoun laquo political ζήτημα raquo Mais il est concevable que Porphyre cite plutocirct un ouvrage politique drsquoAristote par exemple lrsquoun de ses nombreuses Constitutions

253

certes pas lrsquoaction mais qui y prend part neacuteanmoins460 dans la mesure ougrave les eacuteveacutenements du

drame provoquent chez lui une reacuteaction eacutemotionnelle Cette description suggegravere que le rocircle du

chœur srsquoapparente agrave celui du public beaucoup plus qursquoagrave celui du poegravete

Lrsquointeacutegration du chœur dans lrsquoaction du drame est clairement une preacuteoccupation que partage

Aristophane de Byzance comme le reacutevegravelent les notes sur la constitution du chœur et sur ses

entreacutees en scegravene dans les Hypotheseis et dans les scholies Les deux textes suivants sont

particuliegraverement explicites

ἡ μὲν σκηνὴ τοῦ δράματος ὑπόκειται ἐν Ἄργειmiddot ὁ δὲ χορὸς συνέστηκεν ἐκ γυναικῶν Ἀργείων ἡλικιωτίδων Ἠλέκτρας αἳ καὶ461 παραγίνονται ὑπὲρ τῆς τοῦ Ὀρέστου πυνθανόμεναι συμφορᾶς προλογίζει δὲ Ἠλέκτρα

Le lieu du drame est agrave Argos Le chœur est constitueacute de femmes argiennes du mecircme acircge qursquoEacutelectre qui arrivent afin de srsquoinformer du malheur drsquoOreste Eacutelectre prononce le prologue (Hyp I Eur Or 28-31 Diggle)

ἡ σκηνὴ τοῦ δράματος ὑπόκειται ἐν Φεραῖς μιᾷ πόλει τῆς Θετταλίας συνέστηκε δὲ ὁ χορὸς ἔκ τινων πρεσβυτῶν ἐντοπίων οἳ καὶ παραγίνονται συμπαθήσοντες ταῖς Ἀλκήστιδος συμφοραῖς προλογίζει ὁ Ἀπόλλων

Le lieu du drame est agrave Phegraveres une citeacute de Thessalie462 Le chœur est constitueacute de vieillards vivant sur place qui arrivent afin de compatir aux malheurs drsquoAlceste Apollon prononce le prologue (Hyp II Eur Alc 22-25 Meacuteridier)

Comme lrsquoa montreacute R Meijering (1985) lrsquoinformation sur la constitution du chœur dans les

Hypotheseis drsquoAristophane servait non seulement agrave donner une motivation narrative ponctuelle

pour lrsquoentreacutee du chœur sur scegravene (parodos) mais plus geacuteneacuteralement agrave rendre compte de la

relation personnelle entre le chœur et les autres personnages Lrsquoexistence drsquoune telle relation est

eacutevidemment neacutecessaire afin drsquoassurer une implication minimale du chœur dans les eacuteveacutenements

du drame

460 Une telle laquo collaboration raquo du chœur agrave lrsquoaction est implicite dans le verbe συναγωνίζεσθαι du passage de la Poeacutetique citeacute plus haut le texte des Problegravemes laquo egrave una vera e propria parafrasi del testo aristotelico raquo (Gentili 1987 42)

461 Ce καί (ainsi que celui qui se trouve agrave la mecircme position dans lrsquohypothesis suivante) est laquo characteristic of Aristophanes of Byzantiumrsquos style raquo et signifierait quelque chose comme laquo en passant raquo (Meijering 1985 100 n3)

462 Les mots μιᾷ πόλει τῆς Θετταλίας sont consideacutereacutes interpoleacutes par Zuntz 1963 140 n6 μία est utiliseacute ici comme article indeacutefini un usage courant en grec moderne lrsquointerpolation doit donc ecirctre relativement tardive

254

(g) Conseacutequences de la position aristoteacutelicienne

Dans la sphegravere poeacutetique la dissociation de principe que fait Aristote entre le poegravete et ses

personnages si elle peut paraicirctre drsquoune eacutevidence deacutesarmante aujourdrsquohui constitue neacuteanmoins

une innovation historique drsquoune importance capitale En effet elle a pour effet drsquoexempter le

texte poeacutetique de lrsquoexigence drsquouniformiteacute discursive jugeacute indispensable autre part par exemple

dans un traiteacute philosophique ou un discours rheacutetorique ougrave lrsquoon srsquoattend eacutevidemment agrave entendre

une voix individuelle exprimer une penseacutee solidaire avec elle-mecircme (la dissonance volontaire

telle qursquoon la retrouve par exemple dans un texte comme les Dissoi logoi eacutetant vue comme le

symptocircme drsquoune posture sophistique) Par cette exemption Aristote prend reacutesolument le

contre-pied de la tendance ancienne qui culmine avec Platon agrave concevoir la poeacutesie homeacuterique

comme un systegraveme de penseacutee monolithique dans lequel les personnages sont comme les

laquo masques raquo bigarreacutes et hypocrites derriegravere lesquels se cache lrsquoauteur qui peut se voir par lagrave

accuseacute drsquoirresponsabiliteacute ou de refus de se compromettre

Une autre conseacutequence majeure de lrsquoapproche aristoteacutelicienne est drsquoailleurs drsquoinvalider

lrsquoaccusation classique drsquoimmoraliteacute du poegravete porteacutee par Platon et drsquoautres avant lui sur la base

des actes et des discours des personnages mis en scegravene dans les poegravemes Bien que le poegravete soit

ultimement lrsquoauteur des propos et des gestes attribueacutes agrave ses personnages il nrsquoen est pas

moralement responsable du moment que lrsquoecircthos qursquoil met en scegravene nrsquoest pas consideacutereacute comme le

sien propre Une telle seacuteparation de lrsquoauteur et de sa fiction constituait peut-ecirctre une

revendication de longue date des poegravetes eux-mecircmes qui eacutetaient reacuteguliegraverement lrsquoobjet de la

reacuteprobation morale du grand public ndash particuliegraverement ceux qui oeuvraient dans les genres

publics et deacutemocratiques comme le theacuteacirctre ougrave les spectateurs avaient lrsquohabitude de huer les

acteurs lorsqursquoils prononccedilaient des reacutepliques heurtant la moraliteacute populaire Agrave cet eacutegard Aristote

rapporte une anecdote fort inteacuteressante sur le compte drsquoEuripide

Autre lieu [pouvant ecirctre invoqueacute en cas de deacutenigrement par son adversaire] srsquoil y a deacutejagrave eu jugement par exemple la reacuteplique drsquoEuripide agrave Hugiainon Ce dernier dans lrsquoaffaire drsquoeacutechange de biens lrsquoaccusait drsquoimpieacuteteacute pour avoir recommandeacute le parjure en eacutecrivant laquo ma langue a jureacute mais mon cœur nrsquoest pas lieacute par serment raquo (Hipp 612) Euripide reacutepliqua que crsquoeacutetait lui Hugiainon qui violait le droit en portant devant les tribunaux du peuple les jugements des concours dionysiaques (τὰς ἐκ τοῦ Διονυσιακοῦ ἀγῶνος κρίσεις εἰς τὰ δικαστήρια ἄγοντα) Crsquoest lagrave qursquoil avait rendu compte de ces mots (ἐκεῖ γὰρ αὐτῶν δεδωκέναι λόγον) ou qursquoil le ferait si Hugiainon voulait lrsquoaccuser (Rh 31416a28-34 trad Chiron modifieacutee)

255

La reacuteponse drsquoEuripide agrave son accusateur consiste agrave distinguer deux sphegraveres de jugement qui

risquent drsquoecirctre confondues en raison de lrsquoeacutequivociteacute du terme agocircn agrave la fois procegraves et concours

dramatique et agrave exiger que dans chaque cas le jugement soit poseacute par lrsquoinstance approprieacutee Le

poegravete refuse donc drsquoentrer dans le jeu de son adversaire et de deacutefendre la moraliteacute des paroles de

son personnage puisque le tribunal ougrave Euripide lui-mecircme est en cause nrsquoest pas le lieu drsquoune

telle deacutefense Lrsquousage de cette anecdote par Aristote est surprenant dans le contexte immeacutediat ougrave

elle se trouve Le but de lrsquoexemple est drsquoillustrer le principe juridique selon lequel on ne peut

accuser une personne drsquoun deacutelit pour lequel elle a deacutejagrave eacuteteacute innocenteacutee dans un jugement anteacuterieur

(non bis in idem) Or le premier jugement dont il est question dans cette anecdote nrsquoest pas

drsquoordre juridique mais litteacuteraire la piegravece a eacuteteacute admise agrave concourir crsquoest donc qursquoelle a eacuteteacute jugeacutee

favorablement463 Visiblement Aristote a ici ceacutedeacute au deacutesir plus ou moins justifieacute par le contexte

de reacutepeacuteter la reacuteplique drsquoEuripide464 laquelle eacutevoque sa propre conception de la poeacutetique et avait

certainement fait sur lui une impression particuliegravere

Section (ii) Poegravete et personnages applications zeacuteteacutematiques

La conception aristoteacutelicienne du rapport entre le poegravete et ses personnages exprimeacutee dans le

passage-cleacute de la Poeacutetique examineacute ci-haut se voit confirmeacutee et mise en application dans un

certain nombre de textes de nature zeacuteteacutematique

(a) Fr 146 Rose deacuteclaration de principe

Lrsquoun des plus clairs agrave cet eacutegard concerne la fameuse contradiction existant entre lrsquoIliade et

lrsquoOdysseacutee au sujet du nombre de villes se trouvant en Cregravete465 Pour fins de comparaison jrsquoinclus

le texte rapportant lrsquoopinion drsquoHeacuteraclide qui preacutecegravede tout juste la solution aristoteacutelicienne chez

Porphyre

463 Il est eacutegalement possible qursquoEuripide fasse allusion au classement final de la piegravece drsquoapregraves lrsquohypothesis agrave lrsquoHippolyte la teacutetralogie agrave laquelle appartenait cette piegravece remporta le premier prix

464 Ce passage drsquoAristote est lrsquounique source de lrsquoanecdote

465 Lrsquoimportance de ce fragment est souligneacutee par Schmidt 1976 24 n48 et Nuumlnlist 2009 116 n2

256

διὰ τί ἐνταῦθα μὲν πεποίηκεν laquo ἄλλοι θ οἳ Κρήτην ἑκατόμπολιν ἀμφενέμοντο raquo ἐν δὲ Ὀδυσσείᾳ εἰπὼν ὅτι ἔστιν ἡ Κρήτη καλὴ καὶ πίειρα καὶ περίρρυτος ἐπάγειmiddot laquo ἐν δ ἄνθρωποι πολλοὶ ἀπειρέσιοι καὶ ἐννήκοντα πόληες raquo τὸ γὰρ ποτὲ μὲν ἐνενήκοντα ποτὲ δὲ ἑκατὸν λέγειν δοκεῖ ἐναντίον εἶναι

Ἡρακλείδης μὲν οὖν καὶ ἄλλοι λύειν ἐπεχείρουν οὕτως ἐπεὶ γὰρ μυθεύεται τοὺς μετ Ἰδομενέως ἀπὸ Τροίας ἀποπλεύσαντας πορθῆσαι Λύκτον καὶ τὰς ἐγγὺς πόλεις ἃς ἔχων Λεύκων ὁ Τάλω πόλεμον ἐξήνεγκε τοῖς ἐκ Τροίας ἐλθοῦσιν εἰκότως ἂν φαίνοιτο μᾶλλον τοῦ ποιητοῦ ἡ ἀκρίβεια ἢ ἐναντιολογία τις

οἱ μὲν γὰρ εἰς Τροίαν ἐλθόντες ἐξ ἑκατὸν ἦσαν πόλεων τοῦ δὲ Ὀδυσσέως εἰς οἶκον ἥκοντος ἔτει δεκάτῳ μετὰ Τροίας ἅλωσιν καὶ φήμης διηκούσης ὅτι πεπόρθηνται δέκα πόλεις ἐν Κρήτῃ καὶ οὔκ εἰσί πως συνῳκισμέναι μετὰ λόγου φαίνοιτ ἂν Ὀδυσσεὺς λέγων ἐνενηκοντάπολιν τὴν Κρήτην ὥστε εἰ καὶ μὴ τὰ αὐτὰ περὶ τῶν αὐτῶν λέγει οὐ μέντοι διὰ τοῦτο καὶ ψεύδεται

Ἀριστοτέλης δὲ οὐκ ἄτοπόν φησιν εἰ μὴ πάντες τὰ αὐτὰ λέγοντες πεποίηνται αὐτῷmiddot οὕτως γὰρ καὶ ἀλλήλοις τὰ αὐτὰ παντελῶς λέγειν ὤφειλον

μήποτε δὲ καὶ μεταφορά ἐστι τὰ ἑκατόν πολὺ γάρ τί ἐστι τὰ ἑκατόν ὡς ἐκ laquo τῆς ἑκατὸν θύσανοι raquo (Il 2448) οὐ γὰρ ἑκατὸν ἦσαν ἀριθμῷmiddot καὶ laquo ἑκατὸν δέ τε δούρατ ἀμάξης raquo (Hes Op 456) ἔπειτα οὐδαμοῦ λέγει ὡς ἐνενήκοντα μόναι εἰσίν ἐν δὲ τοῖς ἑκατόν καὶ ἐνενήκοντα

Pourquoi [Homegravere] a-t-il eacutecrit ici le vers suivant laquo et bien drsquoautres encore de la Cregravete aux cent citeacutes raquo (Il 2649) alors que dans lrsquoOdysseacutee apregraves avoir dit que la Cregravete est belle riche et entoureacutee drsquoeau il ajoute laquo [la terre de Cregravete] aux hommes innombrables aux quatre-vingt-dix citeacutes raquo (Od 19174) Car cela semble contradictoire que de dire laquo quatre-vingt-dix raquo quelque part et laquo cent raquo ailleurs

Heacuteraclide et drsquoautres tentent de reacutesoudre le problegraveme ainsi puisqursquoil raconte comment les hommes qui revenaient de Troie avec Idomeacuteneacutee ont ravageacute Lyctos et les citeacutes voisines que Leukon le fils de Talas deacutetenait lorsqursquoil deacuteclara la guerre agrave ceux qui revenaient de Troie crsquoest vraisemblablement la preacutecision (ἀκρίβεια) du poegravete plutocirct que quelque contradiction (ἐναντιολογία) qui se manifeste En effet ceux qui partirent pour Troie venaient drsquoune centaine de citeacutes mais puisque Ulysse arrive chez lui dans la dixiegraveme anneacutee apregraves la prise de Troie et qursquoune rumeur lui est parvenue selon laquelle dix citeacutes de Cregravete ont eacuteteacute ravageacutees et qursquoelles nrsquoont drsquoaucune faccedilon eacuteteacute fusionneacutees il est manifeste que crsquoest avec raison qursquoUlysse dit que la Cregravete a quatre-vingt-dix citeacutes Par conseacutequent mecircme si ltHomegraveregt ne dit pas les mecircmes choses au sujet des mecircmes choses cela ne veut pas dire qursquoil ment pour autant

Mais Aristote dit qursquoil nrsquoest pas absurde que tous les personnages nrsquoaient pas eacuteteacute repreacutesenteacutes en train de dire les mecircmes choses que lui [scil Homegravere] car agrave ce compte-lagrave il faudrait qursquoils disent tous exactement les mecircmes choses les uns que les autres

Peut-ecirctre aussi que laquo cent raquo est une meacutetaphore car laquo cent raquo est eacutequivalent agrave laquo une grosse quantiteacute raquo comme dans laquo [lrsquoeacutegide] aux cent franges raquo (2448) (car les franges nrsquoeacutetaient pas au nombre de cent) et dans laquo les cent piegraveces du chariot raquo [Hes Op 456]  De plus il ne dit nulle part qursquoil y a seulement quatre-vingt-dix citeacutes et le nombre quatre-vingt-dix est inclus dans cent (Porph QHI ad 2649 1-10 MacPhail)

257

Deux preacutecisions srsquoimposent drsquoembleacutee au sujet de ce texte La premiegravere concerne lrsquoextension

de la citation drsquoAristote qui commence agrave lrsquoavant-dernier paragraphe Le dernier paragraphe nrsquoest

pas retenu par Rose dans le fragment aristoteacutelicien correspondant (fr 146) mais il est accepteacute

notamment par Gigon (= fr 370) et Heath (2009 255) Du point de vue du contenu il ne semble

certes pas deacuteraisonnable drsquoattribuer agrave Aristote la solution faisant appel agrave la notion de meacutetaphore

puisqursquoil donne un exemple semblable ndash ie de nature quantitative ndash de λύσις κατὰ μεταφοράν

au chapitre 25 de la Poeacutetique laquo tous est dit pour beaucoup par meacutetaphore car tout crsquoest

beaucoup raquo (1461a19-20 cf 1457b11) Toutefois drsquoapregraves MacPhail (2010 7) tout au long des

Questions homeacuteriques le mot μήποτε (laquo peut-ecirctre raquo) introduit reacuteguliegraverement les solutions

personnelles de Porphyre apregraves qursquoil ait preacutesenteacute celles de ses preacutedeacutecesseurs Si crsquoest bien le cas

la citation drsquoAristote se limiterait ici agrave lrsquounique phrase ougrave apparaicirct son nom crsquoest-agrave-dire agrave

lrsquoavant-dernier paragraphe du texte citeacute (ce qui nrsquoempecircche pas que Porphyre ait pu srsquoinspirer de

lui pour sa propre solution)

La deuxiegraveme preacutecision concerne la signification exacte de la proposition εἰ μὴ πάντες τὰ

αὐτὰ λέγοντες πεποίηνται αὐτῷ dans la solution aristoteacutelicienne La plupart des traducteurs de

ce fragment466 prenant αὐτῷ comme un compleacutement drsquoagent de πεποίηνται comprennent laquo srsquoils

nrsquoont pas eacuteteacute repreacutesenteacutes par Homegravere en train de dire les mecircmes choses raquo Cette interpreacutetation est

toutefois agrave exclure parce qursquoelle rend parfaitement redondante la suite de la phrase οὕτως γὰρ

καὶ ἀλλήλοις τὰ αὐτὰ παντελῶς λέγειν ὤφειλον Il me semble donc preacutefeacuterable de prendre le

pronom αὐτῷ comme un compleacutement du comparatif τὰ αὐτά (crsquoest-agrave-dire avec la mecircme fonction

grammaticale que le pronom ἀλλήλοις dans la suite de la phrase) lrsquoargument preacutesenteacute par

Aristote consiste agrave dire que les personnages nrsquoont pas tous agrave dire les mecircmes choses que lui (scil

Homegravere) autrement ils se trouveraient tous agrave dire les mecircmes chose les uns les autres Cette

lecture me semble drsquoautant plus vraisemblable que des deux vers jugeacutes contradictoires le

premier appartient au Catalogue des vaisseaux et est donc bel et bien attribuable au narrateur

(laquo Homegravere raquo) tandis que le second est dit par Ulysse

La solution fournie par Heacuteraclide consiste agrave plaider lrsquoexactitude dont ferait preuve le poegravete en

tenant compte des changements politiques survenus en Cregravete entre lrsquoeacutepoque du deacutebut de la

466 Cf Hintenlang 1961 67 Sodano 1974 24 MacPhail 2010 69

258

campagne contre Troie agrave laquelle il est fait allusion dans le Catalogue des vaisseaux et celle du

retour drsquoUlysse agrave Ithaque une vingtaine drsquoanneacutees plus tard La diffeacuterence temporelle serait donc

lrsquoaspect crucial faisant en sorte que mecircme si Homegravere laquo ne dit pas la mecircme chose au sujet des

mecircmes choses raquo il ne se contredit pas pour autant

La theacuteorie des dix citeacutes deacutetruites est mentionneacutee par Strabon dans la section de sa Geacuteographie

portant sur la Cregravete (10415) qui preacutesente le mecircme problegraveme relatif agrave la contradiction entre

lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee Strabon souligne toutefois quelques raisons de douter de cette theacuteorie

Drsquoune part Nestor ne fait nulle mention de ce conflit lorsqursquoil fait eacutetat agrave Teacuteleacutemaque du retour

drsquoIdomeacuteneacutee en Cregravete (Od 3191-2) or si vraiment un tel conflit avait eu lieu Nestor aurait eacuteteacute

mieux placeacute pour le savoir qursquoUlysse qui nrsquoa pas rencontreacute drsquoAcheacuteen pendant ses voyages et qui

nrsquoa donc aucun moyen de savoir que la Cregravete a perdu une dizaine de citeacutes Drsquoautre part crsquoest le

narrateur de lrsquoIliade et non lrsquoun des personnages qui mentionne les cent citeacutes de Cregravete467 et

puisque le poegravete lorsqursquoil parle en son nom fait neacutecessairement reacutefeacuterence agrave la reacutealiteacute qui lui est

contemporaine on ne comprendrait pas pourquoi il srsquoexprime en deacutecrivant une eacutepoque anteacuterieure

agrave celle de lrsquoOdysseacutee Cette derniegravere remarque qui exploite la distinction entre le discours du

narrateur et des personnages est eacutevidemment agrave rapprocher de la solution drsquoAristote468

Citeacutee immeacutediatement apregraves par Porphyre la solution drsquoAristote a toutes les apparences drsquoune

reacuteponse agrave celle drsquoHeacuteraclide agrave laquelle elle srsquoapparente verbalement mais qursquoelle surpasse en

profondeur Heacuteraclide en affirmant qursquoHomegravere nrsquoa pas besoin de dire continuellement laquo les

mecircmes choses raquo pour ecirctre exact neacuteglige un aspect crucial du problegraveme en cause nommeacutement le

fait que le vers de lrsquoIliade est tireacute drsquoun passage de texte appartenant au narrateur (le Catalogue

des vaisseaux) tandis que le vers de lrsquoOdysseacutee est dit par Ulysse un personnage Au lieu de

srsquoescrimer agrave fournir une explication rendant compte de lrsquoincoheacuterence des informations qui se

trouvent dans le texte homeacuterique Aristote se contente de lever lrsquoexigence drsquouniteacute discursive

sous-jacente agrave cette critique Il remarque agrave juste titre que le fait drsquoexiger que les personnages

expriment des ideacutees conformes agrave celles du poegravete-narrateur aurait pour conseacutequence que tous les

467 Strabon utilise la formule consacreacutee ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου λέγει

468 Il nrsquoest pas impossible que Strabon suive preacuteciseacutement ici un raisonnement drsquoAristote dont il ne nous resterait en lrsquooccurrence que la phrase conserveacutee au fragment 146 Une citation directe drsquoAristote qui se trouve ailleurs dans la Geacuteographie (13136) a toutes les apparences de deacuteriver du livre de Questions homeacuteriques (cf infra) que Strabon a donc peut-ecirctre consulteacute

259

personnages seraient aussi identiques entre eux nrsquoeacutetant rien drsquoautre dans les faits que des

avatars du poegravete lui-mecircme Il srsquoagit donc drsquoune sorte de preuve par lrsquoabsurde de la neacutecessaire

indeacutependance du discours des personnages poeacutetiques par rapport au poegravete

Comme le remarque Heath la solution drsquoAristote est frappante de geacuteneacuteraliteacute et se confine agrave

ecirctre laquo a purely negative methodological observation raquo469 agrave moins de la lire dans la fouleacutee de la

solution drsquoHeacuteraclide par contraste avec laquelle elle acquiert une signification supeacuterieure La

chronologie entre Aristote et Heacuteraclide eacutetant incertaine et rendant possible en principe un

dialogue contemporain entre les deux hommes la suggestion de Heath voulant que la solution

drsquoAristote constitue une ameacutelioration de la solution drsquoHeacuteraclide me paraicirct vraisemblable Dans ce

cas on aurait encore ici affaire agrave une innovation aristoteacutelicienne en direction drsquoune sophistication

accrue dans la conception theacuteorique du rapport entre poegravete et personnages De faccedilon geacuteneacuterale les

problegravemes homeacuteriques dont se sont occupeacutes agrave la fois Aristote et Heacuteraclide suggegraverent que le

second ignorait les deacuteveloppements faits par le premier470 comme on aura lrsquooccasion de le

confirmer par la suite

Agrave dire vrai la reacuteponse avanceacutee par Aristote apparaicirct davantage comme une deacuteclaration de

principe dont lrsquoexposition aurait profiteacute de lrsquooccasion fournie par lrsquoanalyse incomplegravete

drsquoHeacuteraclide que comme une solution homeacuterique veacuteritablement adapteacutee au zecirctecircma particulier En

effet le problegraveme du nombre de citeacutes de Cregravete en est un qui relegraveve de lrsquoinformation factuelle

triviale et non de la subjectiviteacute psychologique on voit donc mal pourquoi sur cette question

particuliegravere le discours drsquoun personnage devrait diffeacuterer de celui du narrateur471 Aussi bien que

lrsquoideacutee geacuteneacuterale eacutenonceacutee par Aristote conserve en principe sa validiteacute dans tous les cas on

comprend qursquoAristarque ndash qui en drsquoautres occasions deacutemontre pourtant qursquoil partage cette

conception fondamentale ndash se soit contenteacute ici drsquoavancer la solution simplissime mentionneacutee par

Porphyre (et dont la paterniteacute aristoteacutelicienne reste drsquoailleurs possible) qui veut que laquo cent raquo soit

eacutequivalent agrave laquo beaucoup raquo

469 Heath 2009 257

470 Cf Gottschalk 1980 136 (au sujet des eacutetudes homeacuteriques drsquoHeacuteraclide) laquo The difficulties Heraclides raises are trivial and his proposed solutions superficial when Aristotle deals with similar questions his handling shows greater commonsense and a much higher level of scholarship raquo

471 Agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de signaler une diffeacuterence de nature eacutepisteacutemologique entre lrsquoomniscience du narrateur et le savoir partiel des personnages ce qui est toutefois improbable en lrsquooccurrence puisque le nombre dit par Ulysse est plus preacutecis que celui du narrateur

260

πρὸς τοὺς Χωρίζοντας ὅτι νῦν μὲν ἑκατόμπολιν τὴν Κρήτην ἐν Ὀδυσσείᾳ (19174) δὲ ἐνενηκοντάπολιν ἤτοι οὖν ἑκατόμπολιν ἀντὶ τοῦ πολύπολιν ἢ ἐπὶ τὸν σύνεγγυς καὶ ἀπαρτίζοντα ἀριθμὸν κατενήνεκται νῦν ἐν Ὀδυσσείᾳ δὲ τὸ ἀκριβὲς ἐξενήνοχεν ὡς παρὰ Σοφοκλεῖ

Contre les Khorizontes472 parce qursquoici la Cregravete a cent citeacutes mais quatre-vingt-dix dans lrsquoOdysseacutee Peut-ecirctre donc dit-il laquo aux cent citeacutes raquo au sens de laquo aux nombreuses citeacutes raquo ou alors crsquoest qursquoici il a eacuteteacute porteacute agrave dire un nombre approximatif et rond tandis que dans lrsquoOdysseacutee il a donneacute lrsquoinformation preacutecise comme chez Sophocle473 (schol A Il 2649 Ariston)

Les deux reacuteponses drsquoAristarque agrave ce problegraveme ceacutelegravebre se ressemblent en ce qursquoelles font

toutes deux appel agrave une sorte de souplesse lexicale propre au poegravete soit le nombre laquo cent raquo est

utiliseacute de faccedilon non litteacuterale pour exprimer lrsquoideacutee drsquoun grand nombre soit le poegravete srsquoest laisseacute

aller (κατενήνεκται) agrave de lrsquoimpreacutecision dans ses mots comme le permet son art particulier Ces

deux suggestions sont parfaitement conformes au rejet par Aristarque du litteacuteralisme obtus dont

il a eacuteteacute question dans une section anteacuterieure (chap 4 sect (ii))

(b) Le narrateur omniscient et ses personnages

Il a eacuteteacute question dans la section preacuteceacutedente de la diffeacuterence potentielle entre les informations

que deacutetiennent respectivement le poegravete et les personnages Agrave cet eacutegard il est bien un cas

particulier ougrave Aristote pourrait agrave premiegravere vue ecirctre soupccedilonneacute drsquoavoir fait fi de ndash ou encore

drsquoavoir oublieacute ndash lrsquoindeacutependance psychologique entre poegravete et personnage Il srsquoagit du problegraveme

suivant

διὰ τί Ὀδυσσεὺς πρὸς τοὺς Φαίακας ἔλεγεν ὅτι τὸν Κύκλωπα ἐτύφλωσε Ποσειδῶνος υἱὸν ὄντα οὖσιν ἀπογόνοις Ποσειδῶνος

λύων οὖν Ἀριστοτέλης φησίν ὅτι ᾔδει ἐχθροὺς αὐτοὺς ὄντας τοῦ Κύκλωποςmiddot ἐκβληθέντας γάρ φησιν ὑπὸ τῶν Κυκλώπων ἐλθεῖν ἐπὶ τὴν Σχερίανmiddot

laquo οἳ πρὶν μέν ποτ ἔναιον ἐν εὐρυχόρῳ Ὑπερείῃ

ἀγχοῦ Κυκλώπων ἀνδρῶν ὑπερηνορεόντων

οἵ σφεας σινέσκοντο βίηφι δὲ φέρτεροι ἦσαν

472 Fr 2 Kohl Les Khorizontes eacutetaient des grammairiens qui jugeaient que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee eacutetaient drsquoauteurs diffeacuterents sur la base notamment de certaines contradictions entre les deux poegravemes Il y a plusieurs traces du deacutebat entre eux et Aristarque dans les scholies homeacuteriques (sur ce sujet voir reacutecemment Montanari 2010)

473 Fr 813 N2 = 899 P = 899 R

261

ἔνθεν ἀναστήσας ἄγε Ναυσίθοος θεοειδής

εἷσεν δὲ Σχερίῃ ἑκὰς ἄλλων ἀλφηστάων raquo (Od 64-8)

Pourquoi Ulysse raconte-t-il aux Pheacuteaciens qursquoil a aveugleacute le Cyclope qui est fils de Poseacuteidon alors que les Pheacuteaciens sont aussi des descendants de Poseacuteidon

Aristote reacutesolvant la difficulteacute dit qursquoUlysse savait que les Pheacuteaciens eacutetaient ennemis du Cyclope En effet le poegravete dit que les Pheacuteaciens srsquoeacutetaient rendus en Scheacuterie apregraves avoir eacuteteacute chasseacutes par les Cyclopes laquo Jadis ils habitaient Hauteville en sa plaine mais pregraves drsquoeux ils avaient les Cyclopes altiers dont ils devaient subir la force et les pillages Aussi Nausithoos au visage de dieu les avaient transplanteacutes loin des pauvres humains et fixeacutes en Scheacuterie raquo (Od 64-8) (fr 173 Rose = Porph QHO ad 9345 7916-807 Schrader)

Puisque les cinq vers citeacutes agrave lrsquoappui de lrsquoinimitieacute des Pheacuteaciens et des Cyclopes appartiennent

au texte du narrateur et non agrave une conversation entre Ulysse et les Pheacuteaciens ils peuvent paraicirctre

bien peu approprieacutes pour expliquer lrsquoimprudence apparente drsquoUlysse lorsqursquoil reacutevegravele la blessure

qursquoil a infligeacutee au Cyclope un membre de la famille des Pheacuteaciens Pourtant agrave y regarder de

pregraves la solution aristoteacutelicienne ne consiste pas agrave dire qursquoUlysse pouvait parler avec confiance

parce que les Pheacuteaciens eacutetaient des ennemis du cyclope ndash en quoi Aristote ferait preuve de naiumlveteacute

en attribuant agrave Ulysse un comportement fondeacute sur une information qui dans le poegraveme est livreacutee

aux lecteurs par le seul narrateur Lrsquoexplication drsquoAristote est plutocirct qursquoUlysse savait (ᾔδει) que

les Pheacuteaciens eacutetaient ennemis du cyclope Loin de repreacutesenter une confusion naiumlve entre

lrsquoomniscience du narrateur et le savoir partiel des personnages lrsquousage du verbe εἰδέναι qui fait

une reacutefeacuterence explicite au problegraveme de la connaissance particuliegravere des personnages suggegravere ici

leur diffeacuterence Aristote suppose qursquoUlysse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre avait eacuteteacute mis au courant

de cette haine reacuteciproque mecircme si ce moment preacutecis nrsquoest pas raconteacute dans le poegraveme

Le fait qursquoun personnage nrsquoait pas eacuteteacute explicitement (ie au cours drsquoune scegravene repreacutesenteacutee par

le poegravete) mis au courant drsquoune information et qursquoil agisse pourtant comme si crsquoeacutetait le cas est

parfois justifieacute par les critiques post-aristoteacuteliciens par le recours agrave lrsquoargument dit κατὰ τὸ

σιωπώμενον crsquoest-agrave-dire laquo selon le non-dit raquo Ce principe est reacuteguliegraverement consideacutereacute comme un

outil typique de la meacutethode drsquoAristarque474 mais on peut deacutejagrave en trouver les traces chez Aristote

comme en teacutemoigne le fragment tout juste examineacute

474 Meinel 1915 Il semble qursquoAristarque aurait condamneacute les vers 17501-4 de lrsquoOdysseacutee ougrave Peacuteneacutelope dit quelques mots au sujet du mendiant qui circule dans la maison sans pourtant que sa preacutesence lui ait eacuteteacute (explicitement)

262

(c) Fr 155 Rose Homegravere sur la folie de Glaucon

Un autre zecirctecircma dans lequel Aristote exploite la distinction entre poegravete et personnage concerne

lrsquoeacutepisode fameux de lrsquoeacutechange ineacutegal drsquoarmure entre Glaucos et Diomegravede dans lrsquoIliade

Rappelons le contexte les deux adversaires sont face agrave face sur le champ de bataille et

srsquoapprecirctent agrave srsquoaffronter Avant de passer agrave lrsquoaction ils deacutecouvrent toutefois qursquoils sont lieacutes par

des liens ancestraux drsquohospitaliteacute Ils deacutecident alors drsquoeacuteviter de se rencontrer lors des combats et

scellent leur promesse drsquoamitieacute par lrsquoeacutechange de leurs armes Le narrateur commente ainsi

lrsquoeacuteveacutenement laquo Mais agrave ce moment-lagrave Zeus fils de Cronos ravit aussi agrave Glaucos sa raison

puisqursquoen troquant ses armes avec Diomegravede le fils de Tydeacutee il lui donne de lrsquoor en eacutechange de

bronze ndash la valeur de cent boeufs contre celle de neuf raquo (Il 6234-6) Ce geste apparemment

irrationnel de Glaucos deacutesigneacute comme tel par le narrateur lui-mecircme a eacutevidemment susciteacute la

surprise des lecteurs anciens

διὰ τί ὁ μὲν Γλαῦκος προήχθη εἰς φιλοτιμίαν τοῦ ἀλλάξαι τὰ ὅπλα χρυσᾶ ὄντα πρὸς Διομήδην ὁ ποιητὴς δὲ ἐπιτιμᾷ ὡς οὐ δέον οὐδ εἰ φίλος εἴη προίεσθαι τὸ πλείονος ἄξιον [hellip]

ὁ ποιητὴς δέ φησὶν Ἀριστοτέλης οὐχ ὅτι τὰ πλείονος ἄξια ὄντα προήκατο ἐπιτιμᾷ ἀλλ ὅτι ἐν πολέμῳ καὶ χρώμενος προΐετο οὐδὲν γὰρ ἀλλοιότερον ὥσπερ ἂν εἰ ἀπέβαλε τὰ ὅπλα ἐπιτιμᾷ οὖν ὅτι κρείττω προΐετο οὐκ εἰς τιμὴν ἀλλ εἰς χρῆσιν ἀναγκαῖον δὲ τοῦτο δηλῶσαι εἰπόντα τὴν ἀξίαν

Pourquoi Glaucos est-il pousseacute agrave lrsquoacte honorable drsquoeacutechanger ses armes en or avec Diomegravede tandis que le poegravete lui adresse une critique selon laquelle il ne faut pas ceacuteder quelque chose de valeur supeacuterieure mecircme agrave un ami [hellip]

Mais le poegravete dit Aristote ne le blacircme pas parce qursquoil a ceacutedeacute des armes de plus grande valeur mais plutocirct parce qursquoil les a ceacutedeacutees pendant la guerre alors qursquoil srsquoen servait Car il nrsquoy a rien de pire comme srsquoil avait jeteacute ses armes Il le blacircme donc drsquoavoir ceacutedeacute des armes meilleures non pas en consideacuterant une question de prix mais drsquousage Mais ceci il devait lrsquoexprimer en mentionnant leur valeur (fr 155 Rose = Porph QHI ad 6234 2 7-10 MacPhail)

Lrsquointeacuterecirct speacutecial de ce zecirctecircma se trouve dans le contraste offert entre lrsquoaction reacutealiseacutee par un

personnage et le jugement poseacute par le poegravete-narrateur sur cette action Drsquoapregraves la structure de la

premiegravere phrase il est toutefois difficile de deacuteterminer si le problegraveme reacuteside preacuteciseacutement dans ce

contraste (auquel cas la difficulteacute souleveacutee concernerait surtout le blacircme qursquoadresse le narrateur agrave

annonceacutee auparavant laquo Car comment pouvait-elle savoir agrave moins peut-ecirctre que ce ne soit implicitement raquo (πῶς γὰρ ἂν ταῦτα εἰδείη εἰ μή πως κατὰ τὸ σιωπώμενον) (sch HVind 133 Od 17501-4)

263

un personnage qui a pourtant agi εἰς φιλοτιμίαν) ou bien srsquoil srsquoagit en fait de la juxtaposition de

deux problegravemes seacutepareacutes475 soit 1) celui de la motivation de Glaucos agrave reacutealiser un eacutechange

deacutesavantageux et 2) celui du jugement seacutevegravere du narrateur agrave son endroit

Agrave vrai dire il ne semble pas possible de distinguer strictement les deux parties du zecirctecircma pour

la raison suivante le blacircme du poegravete ne pose un problegraveme que si le geste de Glaucos est

drsquoembleacutee consideacutereacute comme honorable et qursquoil ne semble pas meacuteriter de reacuteprimande Si au

contraire ce geste est plutocirct deacutenonceacute pour sa folie par lrsquoauteur du zecirctecircma alors il nrsquoy a pas lieu

de se questionner sur la pertinence du commentaire fait par le narrateur Lrsquoambiguiumlteacute du terme

φιλοτιμία476 est en lrsquooccurrence particuliegraverement frustrante puisqursquoelle empecircche drsquoentrevoir

clairement la nature du jugement implicitement porteacute sur Glaucos dans la premiegravere partie de la

phrase celui-ci est-il porteacute agrave un acte de noblesse ou plutocirct agrave un orgueil excessif lorsqursquoil accepte

cet eacutechange Pour les raisons tout juste dites agrave savoir que seul le contraste entre le geste de

Glaucos et le jugement du poegravete rend le zecirctecircma intelligible je suis donc porteacutee agrave prendre

philotimia dans un sens positif477 Or si crsquoest bien par souci de lrsquohonneur que Glaucos a accepteacute

lrsquoeacutechange cela suffit agrave expliquer son geste qui ne neacutecessite pas de justification psychologique

suppleacutementaire

Ainsi compris le zecirctecircma porte donc avant tout sur le laquo blacircme raquo478 drsquoHomegravere agrave lrsquoendroit de

Glaucos celui-ci ayant apparemment agi de faccedilon honorable en accord avec la geacuteneacuterositeacute quasi

illimiteacutee qui caracteacuterise la mentaliteacute heacuteroiumlque Ceci explique drsquoailleurs pourquoi la solution

drsquoAristote se limite justement agrave eacutelucider cette seule question Soulignons neacuteanmoins que le

passage (absent dans le texte ci-haut) qui occupe les lignes intermeacutediaires entre lrsquoeacutenonceacute du

475 Crsquoest lrsquoopinion de Hintenlang (1961 101) qui parle drsquoune laquo doppelte Frage raquo

476 Sur ce terme dont les connotations morales oscillent entre un pocircle positif (geacuteneacuterositeacute sacrifice de soi) et un pocircle neacutegatif (vaniteacute orgueil excessif) voir Dover 1974 230-3

477 Il serait de toute faccedilon eacutetrange que lrsquoauteur du zecirctecircma ait utiliseacute le mot avec son sens neacutegatif (mentionneacute agrave la note preacuteceacutedente) car en quoi le geste de Glaucos serait-il particuliegraverement orgueilleux Il est fort improbable que les Anciens aient envisageacute lrsquoexplication moderne offerte par Calder III (1984) selon laquelle Glaucos veut obtenir du prestige en offrant un preacutesent supeacuterieur agrave celui de Diomegravede (principe du potlatch)

478 Pour un lecteur moderne il ne va certes pas de soi que le commentaire du narrateur contienne quelque reproche que ce soit agrave lrsquoendroit de Glaucos dont il se contente de pointer la folie (qursquoil attribue de surcroicirct agrave lrsquointervention de Zeus) Mais les Grecs avaient lrsquohabitude drsquoexprimer leur reacuteprobation morale en termes intellectualistes (cf Dover 1974 116-129 en particulier 126-129 sur lrsquoabsence de distinction entre laquo mauvaises raquo actions et actions dues agrave des troubles mentaux)

264

problegraveme et la solution aristoteacutelicienne (lignes 9611-27 chez Porphyre) est bel et bien deacutedieacute agrave

expliciter les raisons pour lesquelles Glaucos a consenti agrave lrsquoeacutechange Ces raisons se limitent

toutefois agrave reacutepeacuteter qursquoil a eacuteteacute pousseacute agrave la philotimia preacutecisant que cet effet a eacuteteacute produit par les

paroles de Diomegravede en train de raconter les relations drsquoamitieacute de leurs ancecirctres et qursquoil y aurait

eu de la mesquinerie agrave ce que Gaucos precircte lrsquooreille aux paroles de Diomegravede mais srsquooppose agrave sa

demande concernant les preacutesents drsquoamitieacute De plus Porphyre tend lui aussi agrave interpreacuteter le geste

de Glaucos comme digne drsquoeacuteloges puisqursquoil rapporte une solution qui eacutelimine preacuteciseacutement le

problegraveme du blacircme apparent du poegravete laquo Certains pensent que le poegravete ne fait pas de reproche en

disant ldquoZeus lui ravit (ἐξέλετο) sa raisonrdquo car le verbe ἐξελεῖν signifie aussi ldquoeacuteleverrdquo et

ldquoamplifierrdquo raquo479 Ceci confirme que le zecirctecircma porte davantage sur le reproche du narrateur que sur

les motivations de Glaucos

La solution drsquoAristote consiste donc agrave dire que ce reproche ne tient pas agrave une question de prix

mais bien drsquoutiliteacute et surtout de circonstances ndash agrave savoir le fait que lrsquoon est en guerre et que

Glaucos a besoin de ses armes Cette explication est significativement agrave contre-courant des

paroles du narrateur lui-mecircme qui se preacuteoccupe davantage de la valeur moneacutetaire des armes480

que de la supeacuterioriteacute technique qursquoAristote attribue agrave lrsquoor sur le bronze (il juge en effet que

Glaucos est pratiquement deacutepourvu drsquoeacutequipement suite agrave lrsquoeacutechange lequel est par conseacutequent

compareacute au geste meacuteprisable de jeter ses armes) Pour Aristote la mention par le poegravete de la

valeur (moneacutetaire) respective des armes des deux guerriers serait donc inessentielle481 agrave son

propos qui consisterait en fait agrave comparer lrsquoor et le bronze du seul point de vue utilitaire De plus

479 τινὲς δ οὐ καταμέμφεσθαί φασιν ἐν τῷ φάναι laquo Κρονίδης δὲ φρένας ἐξέλετο Ζεύς raquomiddot τὸ γὰρ ἐξελεῖν δηλοῖ καὶ τὸ εἰς μέγα ἆραι καὶ αὐξῆσαι (QHI ad 6234 11-12 MacPhail)

480 Lrsquointervention soudaine de preacuteoccupations de cette nature au centre drsquoune scegravene autrement marqueacutee par la preacutesence des eacuteleacutements typiques de lrsquoideacuteal aristocratique et heacuteroiumlque choque aussi les lecteurs modernes Seaford (1994 15 n 61) voit comme un signe drsquoinsertion possiblement tardive de lrsquoeacutepisode le fait que le commentaire du narrateur contienne laquo the implicit criticism of the increasingly dangerous [hellip] institution of gift-exchange from the new perspective of commodity-exchange in which inequality is more surprising raquo cf Seaford 2004 34

481 Ce deacutetail nrsquoest donc probablement qualifieacute de laquo neacutecessaire raquo (ἀναγκαῖον) que dans la mesure ougrave la supeacuterioriteacute technique de lrsquoor entraicircne neacutecessairement avec elle une valeur supeacuterieure mais on voit toujours mal en quoi il eacutetait laquo neacutecessaire raquo pour le poegravete de mentionner le prix des armes pour exprimer ce jugement soi-disant purement pragmatique

265

Aristote ignore la cause de lrsquoeacuteveacutenement alleacutegueacutee par le poegravete nommeacutement le fait que Zeus a

momentaneacutement troubleacute le jugement de Glaucos482

Malgreacute le caractegravere contestable de la solution aristoteacutelicienne que lrsquoon peut agrave bon droit

qualifier drsquoimprobable la posture particuliegravere qursquoil attribue au narrateur par rapport aux

personnages est remarquable Les personnages sont suffisamment individualiseacutes crsquoest-agrave-dire

distingueacutes de lrsquoauteur pour ecirctre lrsquoobjet drsquoun blacircme de la part de celui-ci Par contraste

lrsquointerpreacutetation du verbe ἐξελεῖν proposeacutee par Porphyre est au service drsquoune uniformisation des

valeurs partageacutees par le poegravete et le personnage le premier eacutetant alors compris comme donnant

son approbation aux gestes du second

(d) Les rouages poeacutetiques fr 142 Rose

Dans certains cas on trouve une sorte drsquoapplication inverseacutee du principe exposeacute dans la

Poeacutetique selon lequel le poegravete ne doit pas tout laquo prendre agrave son compte raquo Ces cas sont ceux ougrave les

faits et gestes repreacutesenteacutes eacutetant inconcevables psychologiquement de la part drsquoun personnage

doivent preacuteciseacutement ecirctre mis au compte de lrsquoauteur ndash non pas toutefois de lrsquoauteur en tant

qursquoindividu doteacute drsquoune certaine personnaliteacute mais bien en tant que poegravete crsquoest-agrave-dire creacuteateur et

deacutetenteur drsquoune technique qui implique certains proceacutedeacutes narratifs Le texte qui va suivre lrsquoun

des plus eacutevidents agrave cet eacutegard deacutemontre une sensibiliteacute particuliegravere agrave la distinction freacutequente entre

les motivations du poegravete et celles de ses personnages

Le contexte du zecirctecircma et de la solution qui lrsquoaccompagne est lrsquoeacutepisode ceacutelegravebre du chant deux

de lrsquoIliade (73-211) que les Anciens ont intituleacute Διάπειρα crsquoest-agrave-dire laquo le test raquo drsquoAgamemnon

Espeacuterant toujours la victoire le chef des Acheacuteens prononce un discours drsquoexhortation agrave la fuite

devant ses soldats dans lrsquoideacutee de mesurer leur loyauteacute et leur volonteacute de combattre Mais ceux-ci

le prennent au mot et preacuteparent preacutecipitamment leur deacutepart dans la pagaille geacuteneacuterale Devant la

tournure des eacuteveacutenements Atheacutena vient conseiller Ulysse et lui inspirer les paroles convenables

482 Cf Hintenlang 1961 101 Aristote fait eacutegalement fi de ce deacutetail en Eth Nic 5111136b9-14 ougrave cet eacutepisode sert drsquoexemple au fait qursquoun don consenti mecircme objectivement laquo injuste raquo ne peut ecirctre consideacutereacute comme une injustice agrave lrsquoendroit de celui qui lrsquoa volontairement deacutecideacute Aristote refuse donc de consideacuterer lrsquointervention de Zeus dans lrsquoesprit de Glaucos comme un obstacle au consentement de ce dernier

266

pour retenir lrsquoarmeacutee qui se laisse finalement convaincre de rester sur place Porphyre preacutesente

ainsi le problegraveme

διὰ τί ὁ Ἀγαμέμνων ἀπεπειρᾶτο τῶν Ἀχαιῶν καὶ οὕτως ἔπραξεν ὥστε ὀλίγου τὰ ἐναντία συμβῆναι ἢ ἐβουλεύετο καὶ τὸ κώλυμα ἀπὸ μηχανῆςmiddot ἡ γὰρ Ἀθηνᾶ ἐκώλυσενmiddot ἔστι δὲ ἀποίητον τὸ μηχάνημα λύειν ἄλλως ἢ ἐξ αὐτοῦ τοῦ μύθου

φησὶ δὲ ὁ Ἀριστοτέλης ποιητικὸν μὲν εἶναι τὸ μιμεῖσθαι τὰ εἰωθότα γίνεσθαι καὶ ποιητῶν [δὲ]483 μᾶλλον τὸ κινδύνους παρεισάγειν

Pourquoi Agamemnon a-t-il eacuteprouveacute les Acheacuteens et agi de faccedilon telle que crsquoest de peu qursquoil ne srsquoest produit lrsquoopposeacute de ce qursquoil souhaitait Qui plus est lrsquoempecircchement ltdu deacutepartgt est venu par un artifice puisque crsquoest Atheacutena qui lrsquoa empecirccheacute or il est contre lrsquoart poeacutetique qursquoun artifice fournisse un deacutenouement autrement que par lrsquointrigue elle-mecircme

Mais Aristote dit qursquoil est conforme agrave lrsquoart poeacutetique de repreacutesenter les choses qui se produisent habituellement et que le fait drsquointroduire des dangers est plutocirct typique des poegravetes (Porph QHI ad 273 1-4 MacPhail = fr 142 Rose)

Lrsquoeacutenonceacute comporte agrave vrai dire deux problegravemes plutocirct qursquoun le premier concerne la

pertinence du choix drsquoaction drsquoAgamemnon qui srsquoavegravere avoir provoqueacute la fuite de ses soldats au

lieu de lrsquoexcitation souhaiteacutee de leur ardeur le second deacutenonce le laquo trucage raquo par lequel Homegravere

a empecirccheacute les eacuteveacutenements de se deacutevelopper de la faccedilon la plus naturelle et a artificiellement

reacutetabli la situation initiale

La reacuteponse drsquoAristote toutefois ne concerne apparemment que le premier volet puisqursquoon

nrsquoy trouve aucune justification claire de lrsquousage par Homegravere drsquoun artifice narratif484 Le geste

drsquoAgamemnon et lrsquoeacutepisode auquel il donne lieu seraient donc en partie explicables par le deacutesir

du poegravete drsquointroduire des laquo dangers raquo dans le poegraveme Agrave une objection qui repose sur le bon sens

Aristote oppose un argument proprement artistique du point de vue (interne) du personnage rien

ne motive de faccedilon eacutevidente la deacutecision drsquoAgamemnon mais du point de vue (externe) du poegravete

lrsquoutiliteacute de celle-ci est indeacuteniable Cette perspective technique sur le problegraveme est souligneacutee par

lrsquousage que fait Aristote des mecircmes termes qui se trouve dans lrsquoobjection pour eacutelaborer sa

483 Ce δέ est introduit par MacPhail pour contre-balancer le μέν du deacutebut de la phrase ce qui est inutile si lrsquoon choisit de prolonger le fragment au-delagrave des limites imposeacutees par Rose puisque la phrase suivante commence par δέ (voir infra)

484 Cf Hintenlang 1961 108 Nuumlnlist 2009 268 n4

267

deacutefense485 loin drsquoecirctre contre lrsquoart (ἀποίητον) lrsquoeacutepisode en question est conforme agrave lrsquoart

(ποιητικόν) et illustre bien la faccedilon de faire de ceux qui pratiquent cet art (ποιητῶν μᾶλλον) La

solution drsquoAristote drsquoapregraves le texte citeacute se limite donc agrave un eacutenonceacute geacuteneacuteral concernant les

pratiques leacutegitimes des poegravetes

De fait la geacuteneacuteraliteacute mecircme de cette solution est susceptible de soulever des doutes sur son

origine aristoteacutelicienne drsquoautant plus que la forme dans laquelle ont eacuteteacute transmis les deux recueils

de Porphyre rend ineacutevitables certains problegravemes drsquoattribution486 Dans ce cas-ci Sodano (1965

206-7) a suggeacutereacute que le texte du fragment 142 pourrait ne pas avoir eacuteteacute tireacute du livre de Questions

homeacuteriques drsquoAristote mais constituerait plutocirct une extrapolation par Porphyre lui-mecircme sur la

base de certains eacuteleacutements pris dans la Poeacutetique ndash agrave commencer par le passage suivant

Il est donc eacutevident que le deacutenouement de chaque histoire (τὰς λύσεις τῶν μύθων) doit aussi reacutesulter de lrsquohistoire elle-mecircme (ἐξ αὐτοῦhellip τοῦ μύθου) et non drsquoun recours agrave la machine (ἀπὸ μηχανῆς) comme dans Meacutedeacutee et dans lrsquoIliade pour la scegravene de lrsquoembarquement (τὰ περὶ τὸν ἀπόπλουν) la machine ne doit ecirctre utiliseacutee que pour les eacuteveacutenements exteacuterieurs agrave la piegravece (Poet 151454a37-b3)

La proximiteacute de ce texte avec celui du fragment 142 ne fait pas de doute dans les deux cas on

retrouve les termes relatifs au deacutenouement drsquoune situation (λύειν τὰς λύσεις) et agrave lrsquousage drsquoun

artifice (ἀπὸ μηχανῆς) et surtout lrsquoexpression cruciale ἐξ αὐτοῦ τοῦ μύθου De plus le passage

de la Poeacutetique donne comme exemple de violation des regravegles de lrsquousage de la mecirckhanecirc le mecircme

eacutepisode de lrsquoIliade dont il est question au fragment 142 puisqursquoil nrsquoy a pas drsquoautre scegravene

laquo drsquoembarquement raquo dans le poegraveme

Sodano et drsquoautres commentateurs font valoir que les deux textes se contredisent alors que

celui de la Poeacutetique est expresseacutement critique envers lrsquointervention de la mecirckhanecirc dans lrsquoeacutepisode

homeacuterique le passage original des Questions homeacuteriques drsquoAristote ndash srsquoil a vraiment existeacute ndash

devait certainement contenir une justification de cette intervention Drsquoailleurs Lucas (1968 164)

croit mecircme trouver cette justification dans le texte tel qursquoil est conserveacute laquo In his Homeric

485 Ce caractegravere poleacutemique attacheacute au genre des problegravemes et solutions est eacutegalement visible dans un fragment drsquoHeacuteraclide du Pont (fr 104 Schuumltrumpf) dont la reacuteponse agrave un zecirctecircma classique laquo begins in an engagingly combative style raquo (Heath 2009 261) certains deacutetracteurs ayant qualifieacute drsquolaquo absurditeacute raquo lrsquoeacutepisode du deacutebarquement drsquoUlysse sur la plage drsquoIthaque il reacutetorque en effet que ce sont plutocirct ces deacutetracteurs qui sont laquo absurdes raquo pour nrsquoavoir pas eacuteteacute en mesure de comprendre adeacutequatement les paroles du poegravetes

486 Cf supra Introduction

268

Problems fr 142 A[ristotle] had rationalized the divine intervention as the explanation of a

thought occurring spontaneously to Odysseus raquo Bien que ce type drsquoexeacutegegravese psychologisante soit

veacuteritablement pratiqueacutee dans des cas semblables par des interpregravetes anciens (appartenant agrave la

tradition alleacutegorique487) et mecircme modernes488 rien dans le fragment 142 ne permet pourtant

drsquoattribuer agrave Aristote une telle explication Apparemment Lucas comprend lrsquoexpression

laquo repreacutesenter les choses qui se produisent habituellement (τὸ μιμεῖσθαι τὰ εἰωθότα γίνεσθαι) raquo

ndash des mots vagues dont il conviendra certes drsquoeacuteclairer la signification ndash au sens de laquo repreacutesenter

sous forme fantastique ou divine ce qui nrsquoest qursquoun habituel processus psychologique interne raquo

Mais cela constitue une surinterpreacutetation pour le moins du texte du fragment489

Quant agrave Sodano il juge que la contradiction entre la critique de la mecirckhanecirc dans la Poeacutetique et

la deacutefense qursquoil suppose avoir eacuteteacute donneacutee dans les Questions homeacuteriques serait eacutetrange puisqursquoil

srsquoagirait du seul exemple drsquoune telle contradiction entre les deux ouvrages490 De plus il fait

remarquer qursquoalors que la premiegravere partie du fragment 142 (lrsquoeacutenonceacute du problegraveme relatif agrave la

mecirckhanecirc) a toutes les apparences drsquoune citation quasi litteacuterale du passage parallegravele de la

Poeacutetique et que la premiegravere moitieacute de la solution (ποιητικὸν μὲν εἶναι τὸ μιμεῖσθαι τὰ

εἰωθότα γίνεσθαι) reprend assez fidegravelement le deacutebut du chapitre 25 de la Poeacutetique (1460b8

sqq) la deuxiegraveme moitieacute de la solution (ποιητῶν μᾶλλον τὸ κινδύνους παρεισάγειν) ressemble

quant agrave elle agrave une interpreacutetation drsquoun concept aristoteacutelicien sans ecirctre pourtant strictement

aristoteacutelicienne du point de vue de lrsquoexpression formelle et de la terminologie491 En somme le

texte de Porphyre identifieacute comme le fragment 142 drsquoAristote serait en fait constitueacute par lrsquoeacutenonceacute

porphyrien drsquoun zecirctecircma baseacute sur lrsquoobjection que preacutesente Aristote agrave lrsquoeacutepisode de lrsquoIliade dans la

Poeacutetique suivi drsquoune solution eacutelaboreacutee ndash toujours par Porphyre ndash avec les mateacuteriaux fournis par

487 Cf Heracl All 197 laquo Cette conversion avec lrsquoaide de la raison crsquoest ce que les poegravemes homeacuteriques identifient fort justement agrave Atheacutena raquo (trad Buffiegravere) Sur le rocircle drsquoAtheacutena comme symbole de la raison dans lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique ancienne voir Buffiegravere 1956 279-89

488 Voir par exemple Dodds 1951 13-5

489 Il est possible que la remarque de Lucas se fonde sur le texte qui suit celui du fragment 142 chez Porphyre et dont lrsquoattribution agrave Aristote est drsquoailleurs consideacutereacutee par Janko et moi-mecircme ἀλλὰ τοῦτ εἰπὼν ὃ εἰκὸς ἦν αὐτοῖς γίνεσθαι εἰς θεὸν ἀνέθηκε τὸν Ὀδυσσέα διανοηθῆναι ταῦτα δρᾶν ἃ πρᾶξαι ἂν εἰκός ἐστιν (voir infra) Lucas ne fait toutefois reacutefeacuterence qursquoau fragment 142 de Rose lequel se limite au texte reproduit ci-haut

490 Sodano 1965 232 n11

491 Sodano 1965 206-7

269

Aristote lui-mecircme ailleurs dans la Poeacutetique la relation entre Aristote et Porphyre serait

poleacutemique Porphyre srsquoemployant adroitement agrave reacutefuter la critique aristoteacutelicienne de lrsquoeacutepisode

homeacuterique agrave lrsquoaide de principes aristoteacuteliciens

Lrsquoargument selon lequel le texte original des Questions homeacuteriques devait forceacutement contenir

une deacutefense de lrsquointervention drsquoAtheacutena au chant deux de lrsquoIliade repreacutesente une affirmation

totalement a priori sur laquelle il est risqueacute de se fonder pour postuler une contradiction avec le

passage parallegravele de la Poeacutetique En veacuteriteacute agrave supposer qursquoAristote ait fourni un traitement

extensif de la Διάπειρα dans ses Questions homeacuteriques il serait tout agrave fait explicable qursquoil se soit

abstenu de commenter lrsquousage de la mecirckhanecirc pour se concentrer sur le seul problegraveme de la

deacutecision drsquoAgamemnon

En effet on peut invoquer la distinction entre les exigences propres agrave lrsquoeacutepopeacutee et agrave la trageacutedie

afin drsquoexpliquer lrsquoindiffeacuterence apparente drsquoAristote devant le recours homeacuterique agrave la mecirckhanecirc

On a fait remarquer492 que lrsquoarriveacutee drsquoAtheacutena au milieu de lrsquoarmeacutee grecque ne constitue pas un

exemple particuliegraverement frappant drsquointervention divine et que lrsquoIliade regorge en fait de telles

interventions dont certaines se qualifieraient beaucoup mieux en tant qursquoeacutepiphanies

veacuteritablement laquo meacutecaniques raquo493 Il est donc fort possible qursquoAristote nrsquoait pas jugeacute neacutecessaire de

deacutefendre la preacutesence de cette intervention dans le poegraveme homeacuterique drsquoautant plus que la

restriction formelle concernant lrsquousage de la mecirckhanecirc se trouve dans la partie de la Poeacutetique qui

est speacutecifiquement deacutedieacutee agrave lrsquoeacutetude de la trageacutedie494 Aristote dit bien que la mecirckhanecirc ne doit ecirctre

utiliseacutee que pour les eacutepisodes qui se situent laquo en dehors de la piegravece raquo Or certains critegraveres de

composition essentiels agrave la trageacutedie ne sont pas exigeacutes avec la mecircme rigueur dans le cas de

lrsquoeacutepopeacutee Cela est particuliegraverement vrai lorsqursquoest en cause la preacutesence drsquoeacuteleacutements laquo irrationnels raquo

dans le reacutecit lrsquoeacutepopeacutee les tolegravere beaucoup mieux que la trageacutedie laquo puisqursquoon nrsquoa pas sous les

yeux le personnage qui agit raquo (Poet 241460a14)

492 Lucas 1968 164

493 Pensons agrave lrsquoapparition bregraveve et impromptue drsquoAtheacutena qui visible pour Achille seulement lrsquoattrape par les cheveux et lrsquoempecircche de tirer son eacutepeacutee contre Agamemnon (Il 1193 sqq)

494 Agrave vrai dire les quelques lignes qui portent sur la mecirckhanecirc et celles qui suivent (1454a37-b8) sont bizarrement inteacutegreacutees au chapitre dans lequel elles ont eacuteteacute transmises qui porte sur les caractegraveres et non sur lrsquointrigue Plusieurs eacutediteurs ont conseacutequemment choisi de les deacuteplacer

270

Ainsi compte tenu du caractegravere visuel du genre dramatique Aristote consideacuterait probablement

beaucoup plus choquant un usage de la mecirckhanecirc au sens litteacuteral ndash ie une mise en scegravene theacuteacirctrale

ougrave un acteur monteacute sur une grue incarnait un dieu comme dans lrsquoexemple de Meacutedeacutee ndash qursquoun

usage de la mecirckhanecirc au sens catachrestique ndash ie la preacutesence drsquoune intervention divine dans un

poegraveme narratif495 comme celui qui se trouve au chant deux de lrsquoIliade496 Par conseacutequent

lorsqursquoil mentionne dans la Poeacutetique laquo la scegravene de lrsquoembarquement raquo de lrsquoIliade parmi les

exemples de choses agrave proscrire il entend probablement qursquoun tel eacutepisode serait inapproprieacute srsquoil

eacutetait inteacutegreacute agrave un drame ndash agrave lrsquoinstar drsquoun autre eacutepisode homeacuterique quant agrave lui explicitement

deacuteconseilleacute pour lrsquoadaptation sceacutenique laquo La scegravene de la poursuite drsquoHector serait comique au

theacuteacirctre [hellip] mais dans lrsquoeacutepopeacutee cela ne se remarque pas raquo497 Bref il nrsquoest nul besoin de supposer

lrsquoexistence drsquoune contradiction entre les analyses de la Poeacutetique et celles des Questions

homeacuteriques autour de la mecirckhanecirc puisque lrsquousage de celle-ci relegraveve de la cateacutegorie des aloga498

laquelle reccediloit une eacutevaluation diffeacuterente de la part drsquoAristote selon qursquoon se trouve dans un

contexte dramatique ou eacutepique

Lrsquoautre partie de lrsquoargument de Sodano soit le fait que la fin du fragment 142 contiendrait une

terminologie qui nrsquoest pas proprement aristoteacutelicienne est peu convaincante Au contraire la

mention des dangers typiquement introduits par les poegravetes rappelle certaines prescriptions

aristoteacuteliciennes concernant la trageacutedie ougrave il est freacutequent que des personnages suite agrave une

laquo erreur raquo quelconque (ἁμαρτία) provoquent des situations malheureuses crsquoest-agrave-dire le

495 Une autre diffeacuterence entre la mecirckhanecirc telle qursquoelle pouvait ecirctre utiliseacutee dans le drame et celle dont il est question au fragment 142 reacuteside dans le fait que le recours au deux e machina eacutetait apparemment typique du deacutenouement de la piegravece tandis que les interventions divines se produisent tout au long du poegraveme eacutepique et en font partie inteacutegrante Platon (Crat 425d) mentionne au passage le fait que les trageacutediens utilisent la mecirckhanecirc laquo lorsqursquoils sont dans lrsquoembarras raquo (ἐπειδάν τι ἀπορῶσιν) et le poegravete comique Antiphane (fr 189 K-A) laquo lorsqursquoils nrsquoont plus rien agrave dire et qursquoils se sont totalement deacutesinteacuteresseacutes de leurs piegraveces raquo (ὅταν μηδὲν δύνωντ εἰπεῖν ἔτι κομιδῇ δ ἀπειρήκωσιν ἐν τοῖς δράμασιν)

496 Il est possible qursquoAristote nrsquoait mecircme pas estimeacute que lrsquoeacutepisode de la fuite de lrsquoarmeacutee dans lrsquoIliade comportait une occurrence drsquoune λύσις ἀπὸ μηχανῆς si les eacutediteurs qui changent le mot Ἰλιάδι pour Αὐλίδι agrave la ligne 1454b2 ont raison de le faire le second exemple donneacute par Aristote serait alors la piegravece Iphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide ougrave dans une hypotheacutetique fin perdue Arteacutemis apparaissait pour annoncer agrave Agamemnon la survie de sa fille (cf Kovacs 2002 161 le fragment donnant une version concurrente du deacutenouement se trouve chez Eacutelien HA 739) Voir toutefois les arguments de Lucas (1968 164) contre ce changement

497 Poet 241460a14-17

498 La poursuite drsquoHector par Achille et lrsquousage (illeacutegitime) de la mecirckhanecirc sont lrsquoune et lrsquoautre des occurrences de la cateacutegorie des ἄλογα (cf 1454b6 et 1460a13)

271

contraire de ce agrave quoi ils srsquoattendaient499 Or comme il a eacuteteacute dit peu auparavant la plupart des

proceacutedeacutes acceptables pour la trageacutedie le sont a fortiori pour lrsquoeacutepopeacutee puisque celle-ci est quant agrave

ses regravegles de composition moins stricte que celle-lagrave500

Drsquoailleurs le fragment 142 loin de se contenter de reacutepeacuteter lrsquoobjection agrave la mecirckhanecirc qui se

trouve dans la Poeacutetique contient aussi ndash et mecircme surtout ndash une reacuteponse au problegraveme

psychologique que repreacutesente le comportement inexplicablement teacutemeacuteraire drsquoAgamemnon La

mention par Aristote des laquo eacuteveacutenements habituels raquo (τὰ εἰωθότα γίνεσθαι) est une faccedilon

drsquoexprimer agrave lrsquoencontre du reproche implicite dans le zecirctecircma que la deacutecision drsquoAgamemnon

quoique mauvaise nrsquoen est pas moins un eacuteleacutement vraisemblable dans le reacutecit puisqursquoil est tout agrave

fait habituel (ou encore freacutequent)501 de commettre de telles erreurs502 Agrave cet argument relatif agrave la

vraisemblance de lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur de lrsquoeacutepisode srsquoajoute lrsquoargument purement poeacutetique

concernant lrsquohabitude des poegravetes drsquointroduire des dangers les deux parties de la solution portent

ainsi bel et bien sur le premier problegraveme (la deacutecision risqueacutee drsquoAgamemnon) et laissent le second

(lrsquousage de la mecirckhanecirc) sans reacuteponse 503 Le problegraveme psychologique est reacutesolu par la

combinaison de deux arguments qui mettent en valeur le contraste entre la vraisemblance interne

du comportement drsquoun personnage et la motivation artistique du poegravete

499 Pensons en particulier agrave la notion de peacuteripeacutetie deacutefinie dans la Poeacutetique (111452a23) comme laquo le renversement qui inverse lrsquoeffet des actions raquo le passage est vraisemblablement agrave rapprocher de 91452a4 (παρὰ τὴν δόξαν)

500 Les poegravemes homeacuteriques sont pour Aristote comme le prototype de la comeacutedie et de la trageacutedie agrave la fois ces derniegraveres repreacutesentant des formes plus acheveacutees de lrsquoart poeacutetique (cf Poet 41448b28-1449a6)

501 La modaliteacute de laquo lrsquohabituel raquo serait donc invoqueacutee ici pour appuyer le caractegravere vraisemblable de lrsquoeacutepisode Crsquoest lagrave ce qui semble avoir motiveacute la suggestion de Wachsmuth (1863 31) de remplacer la leccedilon transmise εἰωθότα par lrsquoexpression plus standard εἰκότα Il est vrai que dans la Poeacutetique la formule typiquement aristoteacutelicienne laquo ce qui arrive par neacutecessiteacute ou le plus souventthinsp raquo (ἐξ ἀνάγκης ἢ ὡς ἐπὶ τὸ πολύ) est reacuteguliegraverement remplaceacutee par laquo le neacutecessaire ou le vraisemblablethinsp raquo (τὸ ἀναγκαῖον ἢ τὸ εἰκὸς) Pour les raisons qui motivent possiblement ce glissement terminologique voir Frede 1992

502 Mieux encore le motif de lrsquoerreur se voit attribueacute une place preacutepondeacuterante dans la poeacutetique drsquoAristote le heacuteros tragique dont le caractegravere est somme toute vaguement deacutefini par Aristote se distingue preacuteciseacutement par ceci qursquoil est lrsquoauteur drsquoune laquo action erroneacutee raquo (ἁμαρτία) (cf Poet 1453a7-12)

503 Il est toutefois inteacuteressant de remarquer que la critique subseacutequente rapproche eacutetroitement les deux notions centrales du problegraveme qui sont ici seacutepareacutees agrave savoir lrsquooccurrence drsquoun laquo danger raquo extrecircme dans le reacutecit et le recours agrave la mecirckhanecirc cf sch bT Il 2156 laquo Il [Homegravere] amegravene les situations de crise agrave une ampleur telle que seul un dieu peut les reacutetablir Et pour les auteurs tragiques aussi il fut le premier agrave introduire des interventions de la mecirckhanecirc raquo (εἰς τοσοῦτον προάγει τὰς περιπετείας ὡς δύνασθαι θεὸν μόνον αὐτὰς μεταθεῖναι πρῶτος δὲ καὶ τοῖς τραγικοῖς μηχανὰς εἰσηγήσατο) Selon Meijering (1987 277 n106) le terme peripeteia nrsquoa geacuteneacuteralement pas dans les scholies le sens preacutecis que lui donne Aristote dans la Poeacutetique

272

Il convient toutefois de noter que si les analyses qui preacutecegravedent srsquoappliquent au texte du

fragment aristoteacutelicien (celui citeacute p 266) dans les limites que lui impose Rose la possibiliteacute

demeure que ces analyses doivent ecirctre reconsideacutereacutees par une eacuteventuelle extension significative du

fragment une extension proposeacutee notamment par R Janko504 Sans srsquoattarder speacutecifiquement sur

ce problegraveme ce dernier mentionne au passage combien le reste du texte porphyrien sur la

Διάπειρα laquo is Aristotelian in argument and expression raquo aussi selon lrsquoavis (jusqursquoici ignoreacute des

critiques) de Janko laquo the whole passage merits detailed study raquo

Suivant cette recommandation on consideacuterera ici la suite du texte de Porphyre Je reprends agrave

la derniegravere phrase du fragment 142 (citeacute supra) en modifiant la ponctuation de MacPhail afin de

connecter cette phrase agrave la suivante (ce que suggegravere drsquoailleurs la combinaison de μέν-δέ)505

φησὶ δὲ ὁ Ἀριστοτέλης ποιητικὸν μὲν εἶναι τὸ μιμεῖσθαι τὰ εἰωθότα γίνεσθαι καὶ ποιητῶν μᾶλλον τὸ κινδύνους παρεισάγειν εἰκὸς δὲ καὶ ἐκ λοιμοῦ πεπονημένους καὶ τῷ μήκει τοῦ χρόνου ἀπαυδήσαντας ndash καὶ τοῦ Ἀχιλλέως μετὰ τῆς οἰκείας δυνάμεως ἀποστάντος καὶ αὐτοῦ ἀφαιρεῖσθαι ἐν τῇ ἐκκλησίᾳ τὴν Βρισηΐδα λέγοντος εἰς φόβον τῶν ἄλλων laquo στυγέει δὲ καὶ ἄλλος ἶσον ἐμοὶ φάσθαι καὶ ὁμοιωθήμεναι ἄντα raquo καὶ θορύβου τε ἐκ τῆς ἐξαναστάσεως τοῦ Ἀχιλλέως γεγονότος ndash μὴ εὐθὺς παρακαλεῖν ἐπὶ τὴν ἔξοδον ἀλλὰ πειραθῆναι ἡγήσασθαι δεῖν εἰ οὕτως ἔχουσιν

εἰ γὰρ ἄνευ πείρας πολεμεῖν ἐκέλευε τοὺς οὕτω διακειμένους συνέβη δὲ ἀντειπεῖν τινάς ἀνάστατον ἂν ἐγίνετο τὸ πᾶν ἔργον καὶ ἐπανάστασις πάντων καὶ λοιπὸν ἡ δέησις τοῦ βασιλέως ἡ506 κόλασις τῶν ἀπειθούντων ἀναγκαία οὖν ἡ πεῖρα μετὰ τοῦ ἐναντιοῦσθαι παραγγεῖλαι τοὺς ἡγεμόνας ἐν ᾧ αὐτοὺς φθάσας ἐναντίους παρακαλεῖ γενέσθαι τῆς αὑτοῦ εἰς ἀπόστασιν τοῦ πολέμου πείρας προληφθέντες γὰρ ταῖς πρὸς αὐτὸν ὁμολογίαις ἄτοποι εὑρίσκονται μὴ κωλυταὶ γινόμενοι ὥσπερ συνέθεντο συμπράκτορες δὲ τῶν φευγόντων [hellip]

συνέβη δὲ ἃ εἰκὸς ἦν διά τε τὸ ὀργᾶν καὶ τὸ μὴ εἰδέναι εἰ ἀπεπειρᾶτο ἀσμένως ἀκοῦσαι καὶ φθάσαι ἀναστάντας πρίν τινα τῷ Ἀγαμέμνονι ἀντειπεῖν

ὁ οὖν Ἀγαμέμνων ὀρθῶς ἐβουλεύσατο οὐ γὰρ δεῖ ἐκ τῶν ἀποβαινόντων κρίνειν τὸ ὀρθῶς ἀλλ ἐκ τοῦ πῶς κατὰ λόγον ἦν ἀποβῆναι πολλὰ γὰρ παραλόγως ἐπιτυγχάνει εἴπερ γε καὶ κατορθοῦται καὶ οἱ Ἀχαιοὶ ἀνέστησαν πρίν τινα ἀντειπεῖν [hellip]

ἅμα δὲ καὶ ὁ ποιητὴς ἀγωνιᾶσθαι πεποίηκε τὸν ἀκροατήνmiddot τό τε γὰρ ἀποβῆναι καὶ τὸ πάλιν εἰς ὀρθὸν ἐλθεῖν τραγικόν καὶ τοῦ ποιητοῦ ἐπιβολὴ ἔνογκος

504 Janko 1991 54

505 Afin de ne pas laisser un μέν isoleacute MacPhail introduit un δέ apregraves καὶ ποιητῶν une proposition que je rejette (voir supra)

506 Sic mss et eds suivant la suggestion de V Liapis (comm priveacutee) peut-ecirctre faut-il supposer la chute accidentelle de la conjonction disjonctive ἤ devant lrsquoarticle ἡ (ce qui fournit drsquoailleurs un sens preacutefeacuterable agrave la phrase) laquo il ne resterait plus au roi qursquoagrave supplier ou agrave punir les deacutesobeacuteissants raquo

273

ἡ δὲ λύσις οὐκ ἀπὸ μηχανῆς ὅταν γὰρ διὰ τῶν εἰκότων γίγνηται οὐ μηχανὴ τοῦτ ἔστιν ἅμ ὅτε πρόσκειται θεός ἀλλὰ τοῦτ εἰπὼν ὃ εἰκὸς ἦν αὐτοῖς γίνεσθαι εἰς θεὸν ἀνέθηκε τὸν Ὀδυσσέα διανοηθῆναι ταῦτα δρᾶν ἃ πρᾶξαι ἂν εἰκός ἐστιν

Aristote dit qursquoil est conforme agrave lrsquoart poeacutetique de repreacutesenter les choses qui se produisent habituellement et que le fait drsquointroduire des dangers est plutocirct typique des poegravetes Drsquoautre part puisqursquoils avaient souffert de la peste et protesteacute agrave cause de la longue dureacutee ltde lrsquoexpeacuteditiongt avec Achille qui srsquoeacutetait retireacute avec toute sa puissance et Agamemnon deacuteclarant devant lrsquoassembleacutee que Briseacuteis avait eacuteteacute enleveacutee afin de faire peur aux autres ndash laquo tout autre aussi heacutesitera agrave se dire mon eacutegal et agrave se faire mon semblable raquo (1186-7) ndash et puisqursquoun tumulte srsquoeacutetait eacuteleveacute agrave cause de la mutinerie drsquoAchille il eacutetait normal de ne pas les inviter tout de suite agrave faire une sortie ltcontre lrsquoennemigt mais de juger neacutecessaire de faire un test pour voir srsquoils y eacutetaient inclineacutes

En effet srsquoil avait ordonneacute sans test preacutealable agrave des hommes dans cette disposition drsquoaller se battre et qursquoil avait pris agrave certains de protester toute lrsquoaffaire aurait eacuteteacute ruineacutee et il y aurait eu un soulegravevement de tous de sorte qursquoil ne serait plus resteacute au roi qursquoagrave supplier ou agrave punir les hommes deacutesobeacuteissants

Le test eacutetait donc une neacutecessiteacute avec la preacutecaution drsquoannoncer aux chefs qursquoils devraient srsquoopposer ltau deacutepartgt les ayant par lagrave preacutevenus il les invite agrave faire obstacle agrave son propre test consistant agrave proposer un retrait de la guerre Ayant eacuteteacute lieacutes agrave lrsquoavance par les accords conclus avec lui ils auraient eacuteteacute incoheacuterents de ne pas faire obstacle tel qursquoentendu mais plutocirct de devenir complices des fuyards [hellip]

Il srsquoest produit ce qui eacutetait naturel agrave cause de lrsquoexcitation de troupes et parce qursquoils ignoraient si Agamemnon faisait un test pour ecirctre favorablement entendu srsquoeacutetant souleveacutes ils ont agi avant que qui que ce soit puisse contredire Agamemnon Ainsi donc Agamemnon avait eacutelaboreacute correctement son plan Car il ne faut pas juger ce qui est correct en fonction des eacuteveacutenements mais selon combien il eacutetait vraisemblable qursquoils se produisent En effet beaucoup de choses arrivent de faccedilon extraordinaire mecircme si elles sont correctement meneacutees et les Acheacuteens se soulevegraverent avant que quelqursquoun ne puisse parler contre eux [hellip]

Du mecircme coup le poegravete a provoqueacute de lrsquoanxieacuteteacute chez lrsquoauditeur car crsquoest un effet tragique que de srsquoeacutegarer puis de reprendre la ligne droite et un traitement amplifieacute est propre au poegravete

De plus la solution ne vient pas drsquoun artifice Car lorsque quelque chose se produit selon le vraisemblable cela nrsquoest pas un artifice mecircme lorsqursquoun dieu est impliqueacute Mais le poegravete ayant dit ce qui allait vraisemblablement leur arriver a attribueacute agrave une diviniteacute le fait qursquoUlysse se souvienne de faire ce qursquoil eacutetait vraisemblable qursquoil fasse507 (QHI ad 273 4-17 MacPhail)

Les eacuteleacutements qui poussent Janko agrave qualifier ce texte drsquoaristoteacutelicien sont certainement au

premier chef les suivants 1) le recours constant agrave la cateacutegorie du naturel ou du vraisemblable

(εἰκός) lequel justifie agrave la fois la pertinence du plan drsquoAgamemnon et paradoxalement les

507 Cette remarque eacutevoque le concept de laquo doppel Motivation raquo (divine et humaine) employeacute par Lesky 1961 Aristote use drsquoun argument semblable au fr 151 expliquant qursquoAtheacutena a choisi Pandare pour qursquoil brise les serments en raison de son caractegravere cupide et parjure ndash ce qui suggegravere que lrsquoidentiteacute de lrsquoagent humain a une importance mecircme quand il srsquoagit drsquoobeacuteir agrave une impulsion drsquoorigine divine

274

eacuteveacutenements impreacutevus qui en deacutecoulent ainsi que les agissements drsquoUlysse (par opposition agrave une

intervention purement laquo meacutecanique raquo de la part drsquoAtheacutena) 2) le caractegravere laquo tragique raquo et palpitant

(cf ἀγωνιᾶσθαι) de lrsquoeacutepisode qui preacutesente un mouvement alternatif vers le danger et son

contraire Ces deux eacuteleacutements correspondent respectivement aux deux parties de la bregraveve solution

lieacutee explicitement au nom drsquoAristote au deacutebut du texte soit laquo les choses qui se produisent

habituellement raquo et laquo lrsquointroduction de dangers raquo Il est donc vraisemblable que le texte complet de

Porphyre deacuterive drsquoAristote ou du moins qursquoil srsquoagisse drsquoun deacuteveloppement porphyrien des deux

eacuteleacutements de solution donneacutes par Aristote La combinaison de ces eacuteleacutements de reacuteponse suggegravere

donc que les motivations artistiques du poegravete et les motivations narratives des personnages bien

que de nature radicalement diffeacuterentes peuvent fort bien justifier simultaneacutement un mecircme

eacutepisode

(e) Le mur des Acheacuteens

Dans lrsquoIliade le rempart eacuteleveacute par lrsquoarmeacutee grecque afin de proteacuteger sa flotte repreacutesente un

eacuteleacutement narratif drsquoimportance majeure puisqursquoil est le lieu de batailles nombreuses et constitue

temporairement lrsquoenjeu principal des luttes entre Troyens et Acheacuteens ces derniers eacutetant en

position trop deacutefavorable pour approcher des murs de la ville La faccedilon dont le mur est introduit

dans le reacutecit et celle dont sa destruction future est annonceacutee ont toutefois troubleacute les lecteurs

anciens et modernes drsquoHomegravere non sans raison Les traces de deacutebats anciens sur le sujet

abondent tant en ce qui concerne les circonstances de lrsquoeacuterection du mur que celles de sa

destruction508

Lrsquoavis drsquoAristote sur le sujet nous est malheureusement inconnu dans les deacutetails nrsquoeacutetant

rapporteacute que par une phrase bregraveve et allusive Strabon avec son habituel bon sens srsquointerroge

ainsi agrave un certain moment de son exposeacute sur la geacuteographie de la Troade et de lrsquoEacuteolide

καὶ μὴν τό γε ναύσταθμον τὸ νῦν ἔτι λεγόμενον πλησίον οὕτως ἐστὶ τῆς νῦν πόλεως ὥστε θαυμάζειν εἰκότως ἄν τινα τῶν μὲν τῆς ἀπονοίας τῶν δὲ τοὐναντίον τῆς ἀψυχίας ἀπονοίας μέν εἰ τοσοῦτον χρόνον ἀτείχιστον αὐτὸ εἶχον πλησίον οὔσης τῆς πόλεως καὶ τοσούτου

508 Porter 2011 examine le caractegravere paradigmatique du rempart acheacuteen pour le concept ancien de fiction En plus des textes eacutetudieacutes dans cette section (Strabon scholies Porphyre) les auteurs suivants font reacutefeacuterence en termes critiques au mur dans le reacutecit iliadique Heracl All 38 Philostr Her 277-9 Dio Chrys Or 1176 Eust Il ad 7445-63

275

πλήθους τοῦ τ ἐν αὐτῇ καὶ τοῦ ἐπικουρικοῦ (νεωστὶ γὰρ γεγονέναι φησὶ τὸ τεῖχος ἢ οὐδ ἐγένετο ὁ δὲ πλάσας ποιητὴς ἠφάνισεν ὡς Ἀριστοτέλης φησίν) ἀψυχίας δέ εἰ γενομένου μὲν τοῦ τείχους ἐτειχομάχουν ὥστε εἰσέπεσον εἰς αὐτὸ τὸ ναύσταθμον καὶ προσεμάχοντο ταῖς ναυσίν ἀτείχιστον δrsquo ἔχοντες οὐκ ἐθάρρουν προσιόντες πολιορκεῖν μικροῦ τοῦ διαστήματος ὄντος

Et certes ce qursquoon appelle encore aujourdrsquohui laquo lrsquoabri agrave navires raquo est tellement proche de la ville actuelle ltdrsquoIliongt qursquoon peut naturellement srsquoeacutetonner de la folie des uns [scil les Grecs] et au contraire de la lacirccheteacute des autres [scil les Troyens] de la folie des Grecs pour avoir laisseacute aussi longtemps leurs navires priveacutes de rempart alors que la ville eacutetait si proche avec une telle foule de soldats agrave lrsquointeacuterieur et drsquoallieacutes ndash car ltle poegravetegt dit que le rempart est apparu tardivement Ou alors crsquoest qursquoil nrsquoa mecircme pas existeacute mais que le poegravete qui lrsquoa inventeacute lrsquoa fait disparaicirctre comme le dit Aristote Et lton peut aussi srsquoeacutetonner degt la lacirccheteacute des Troyens si une fois le rempart eacuteleveacute ils srsquoy sont attaqueacutes jusqursquoagrave fondre directement sur lrsquoabri et assaillir les vaisseaux tandis que alors qursquoils avaient accegraves agrave lrsquoabri non proteacutegeacute par le rempart ils nrsquoont pas oseacute srsquoavancer et lrsquoassieacuteger en deacutepit de la courte distance qui les en seacuteparait (fr 162 Rose = Strab 13136 eacuted Radt je traduis)

Strabon qursquointeacuteresse drsquoabord le cocircteacute strateacutegique du problegraveme ne mentionne ici que

lrsquoinvraisemblance de la construction tardive du mur qui entraicircne certaines interrogations agrave propos

de lrsquoimprudence des Acheacuteens et de la lacirccheteacute des Troyens pendant les neuf anneacutees de guerre qui

ont preacuteceacutedeacute les eacutepisodes relateacutes dans lrsquoIliade Mais Strabon mentionne au passage un avis avanceacute

par Aristote qui fait eacutetat de lrsquoeacutepisode de la destruction du mur509 en mecircme temps que celui de sa

construction Lrsquoinquieacutetude de Strabon au sujet de ce mur porte donc sur une question de strateacutegie

eacuteleacutementaire comment se fait-il que les Grecs aient seulement penseacute agrave construire ce rempart agrave la

dixiegraveme anneacutee de la guerre Drsquoautre part comment les Troyens de leur cocircteacute ont-ils pu manquer

de courage au point de srsquoabstenir drsquoattaquer les vaisseaux grecs pendant les neuf anneacutees

preacuteceacutedentes alors qursquoils eacutetaient aussi vulneacuterables

Ce commentaire de Strabon reflegravete la mentaliteacute terre-agrave-terre de certains lecteurs anciens

drsquoHomegravere qui tendent agrave soumettre celui-ci agrave des critegraveres de vraisemblance historique jusque dans

les moindres deacutetails510 Par contraste la reacutefeacuterence agrave Aristote dans le texte de Strabon vise agrave

509 En veacuteriteacute on ne peut guegravere parler ici drsquoun eacutepisode le passage qui raconte cette destruction consiste en une quasi-parenthegravese au deacutebut du chant douze (1-35) agrave lrsquooccasion de laquelle le poegravete se projette en quelque sorte dans le futur pour annoncer le destin qui attend ce mur apregraves la fin de la guerre

510 Thucydide (I111) dans son reacutecit sur lrsquoexpeacutedition grecque agrave Troie parle du rempart comme srsquoil avait eacuteteacute eacuterigeacute degraves lrsquoarriveacutee des Grecs mais sans faire reacutefeacuterence agrave Homegravere Cela est peut-ecirctre attribuable agrave une volonteacute reacutevisionniste de Thucydide face agrave Homegravere ou alors il srsquoagit drsquoune simple deacuteduction baseacutee sur le bon sens et indiffeacuterente agrave la version homeacuterique (West 1969) voire influenceacutee par les poegravemes cycliques tels les Chants Cypriens (Tsagarakis 1969) Drsquoun point de vue narratif la construction du mur dans lrsquoIliade est en fait bien motiveacutee puisque plusieurs deacutetails suggegraverent que crsquoest le retrait drsquoAchille du combat qui place les Grecs en position deacutefensive (cf Boyd 1995)

276

suggeacuterer lrsquoideacutee ndash qui relegraveve aujourdrsquohui du truisme ndash que le mur pourrait bien ecirctre une invention

poeacutetique plutocirct qursquoune reacutealiteacute historique Mais la signification exacte que pouvait avoir cette

phrase dans son contexte originel est difficilement identifiable et sa tournure mecircme a quelque

chose de mysteacuterieux laquo Le poegravete qui lrsquoa inventeacute lrsquoa fait disparaicirctre raquo Apparemment il srsquoagit lagrave

drsquoune citation textuelle drsquoAristote du moins il ne semble pas y avoir de raisons de supposer

quelque modification de la part de Strabon en ce qui concerne le vocabulaire utiliseacute511

Un certain nombre de textes se trouvant dans les scholies homeacuteriques preacutesentent un

vocabulaire tregraves semblable agrave celui employeacute par Aristote Il est donc tentant drsquooffrir une

interpreacutetation du fragment aristoteacutelicien srsquoinspirant de la comparaison avec ces textes Lrsquoun des

plus frappants agrave cet eacutegard est une scholie agrave Il 7445 ougrave Poseacuteidon exprime son meacutecontentement

face agrave la construction du mur la gloire de ce mur dit-il va eacuteclipser celle du mur de Troie bacircti

par lui-mecircme et par Apollon en des temps anciens En reacuteponse agrave ce grief Zeus accorde agrave

Poseacuteidon de deacutetruire le mur entiegraverement apregraves le deacutepart de Troie des Grecs anticipant ainsi la

narration du deacutebut du chant douze La scholie en question va comme suit

ἀναιρῆσαι τὸ πλάσμα τοῦ τείχους σπουδάζων ὁ ποιητὴς ὥσπερ ἀπὸ μηχανῆς βοήθειαν πορίζεται εἰς τὸ μηδένα ἐπιζητεῖν ὕστερον τὰ τῶν τειχῶν ἴχνη οὐδενὶ δὲ ἥρμοττεν ἡ κατηγορία ἢ Ποσειδῶνι καὶ Ἀπόλλωνι ἀντιτειχιζόντων τῶν Ἑλλήνων τῷ Τρωϊκῷ τείχει καὶ ὁ μὲν Ἀπόλλων οὐ λαλεῖ ndash ἦ γὰρ ἂν εἶπεν ἡ Ἥρα laquo εἴη κεν καὶ τοῦτο τεὸν ἔπος raquo ndash Ποσειδῶν δὲ Ἑλληνικὸς ὢν θεὸς δοκεῖ ἀπαθῶς τῶν Ἑλλήνων κατηγορεῖν

Le poegravete en srsquoempressant de retirer lrsquoinvention du mur se meacutenage une porte de sortie par une sorte drsquoartifice afin que personne dans le futur ne recherche les traces des fortifications Et lrsquoaccusation ne convenait agrave personne si ce nrsquoest agrave Poseacuteidon et Apollon puisque les Grecs construisaient un rempart rivalisant avec le rempart troyen [construit par Poseacuteidon et Apollon] Et Apollon ne parle pas ndash car Heacutera aurait alors certainement pu lui dire laquo Voilagrave bien encore une ideacutee de toi [qui est pro-troyen] raquo (2456) mais Poseacuteidon parce qursquoil est un dieu pro-grec semble accuser les Grecs de faccedilon impartiale512 (schol bT Il 7445 ex)

Le mecircme sujet deacuteveloppeacute en long et en large se retrouve dans une scholie au deacutebut du livre

douze

511 Ceci est suggeacutereacute par lrsquoemploi du style direct dans la citation Contra Papadopoulou 1999 204 n5

512 Pour une discussion du sens de ἀπαθῶς voir Porter 2011 16 Ma traduction srsquoapproche de la derniegravere suggestion de Porter mais ce dernier perccediloit une critique lagrave ougrave je vois une justification le scholiaste ne blacircme pas laquo lrsquoinsensibiliteacute raquo de Poseacuteidon envers les Grecs il deacutefend plutocirct la vraisemblance de ce que les dieux pro-Grecs ndash Heacutera en particulier ndash acceptent les arguments de Poseacuteidon lequel accuse les Grecs pour des raisons religieuses crsquoest-agrave-dire en faisant fi de ses propres positions partisanes

277

τετρωμένων τῶν ἀριστέων μένειν ἐν τῇ πεδιάδι Ἕλληνες οὐκ ἐδύναντο ἀναγκαίως οὖν τὴν πεδιάδα μάχην ἐπὶ τειχομαχίαν μεταφέρειν βούλεταιmiddot τούτου γὰρ χάριν καὶ ἀνέπλασε τὴν τειχοποιΐαν ὁ ποιητής ὑπὲρ τοῦ ἀγῶνας κινῆσαι ἐπὶ τῇ τειχομαχίᾳ τοῦτο μὲν οὖν ἐπὶ τοῦ Τρωϊκοῦ τείχους ἀμήχανονmiddot θεοποίητον γάρ ὑπὲρ δὲ τοῦ μηδὲ ταύτην καταλιπεῖν τὴν ἰδέαν ἐπὶ τῷ τῶν Ἑλλήνων τείχει τὴν τειχομαχίαν ποιεῖ ἐπεὶ δὲ αὐτὸς ἀνήγειρε τὸ τεῖχος διὰ τοῦτο καὶ ἠφάνισεν αὐτό τὸν ἔλεγχον συναφανίζων

λάβοι δ ἄν τις τοῦτο πρὸς τοὺς χρόνους τοῦ ποιητοῦ διότι οὐ μετὰ πολὺ τῶν Τρωϊκῶν γέγονενmiddot εἰ γὰρ ἐνῆν ὑπονοεῖν ὅτι ἐκ τοῦ χρόνου κατέπεσε καὶ ἠφανίσθη ὡς αὐτοσχεδῶς ᾠκοδομημένον οὐκ ἂν τῷ αἰτήματι τούτῳ ἐχρήσατο ὅτι αὐτὸς Ποσειδῶν ἠφάνισεν ndash πάντας δὲ τοὺς ἐκ τῆς Ἴδης ποταμοὺς ἐπ αὐτὸ ἄγει ἐφ ἡμέρας ἐννέα καὶ τοῦ Διὸς συνεχῶς ὕοντος καὶ τοῦ Ποσειδῶνος ἀναμοχλεύοντος τὰ θεμέλια ndash οὐ δυνάμενος δὲ ἴχνος τι ἀπαιτηθῆναι τοῦ μὴ γενομένου διὰ τοῦτο καὶ οὐκ ἠρκέσθη τῇ τῆς δομήσεως ἀναιρέσει ἀλλὰ καὶ ἀμάθῳ τὸν τόπον ἐκάλυψε καὶ αἰγιαλὸς γέγονε τὸ πᾶν τούτου δὲ αἴτιον ἀποδέδωκε τὸ μηνῖσαι θεούς θυσιῶν ἐπ αὐτῷ μὴ τυχόντας οἷα καὶ τῇ οἰκοδομίᾳ αὐτοῦ εἰσήγαγε Ποσειδῶνα λέγοντα laquo οὐχ ὁράᾳς ὅτε δ αὖτε καρηκομόωντες Ἀχαιοί τεῖχος ἐτειχίσσαντο ltgt οὐδὲ θεοῖσι δόσαν κλειτὰς ἑκατόμβας  raquo

Les meilleurs eacutetant blesseacutes les Grecs ne pouvaient pas rester dans la plaine Crsquoest donc par neacutecessiteacute qursquoil cherche agrave passer de la bataille sur la plaine agrave la bataille autour du mur car crsquoest agrave cette fin que le poegravete a aussi inventeacute la construction du mur dans lrsquoideacutee de deacuteplacer lrsquoaction vers la bataille du mur Cela eacutetait impraticable agrave reacutealiser avec le mur de Troie puisque crsquoeacutetait une œuvre divine Et crsquoest pour ne pas neacuteanmoins devoir abandonner ce type ltdrsquoeacutepisodegt qursquoil a composeacute la Teichomachie autour du rempart des Grecs Mais puisqursquoil a lui-mecircme eacuterigeacute le mur pour cette raison il lrsquoa aussi fait disparaicirctre faisant disparaicirctre du mecircme coup le teacutemoignage propre agrave le confondre

On pourrait comprendre en ce qui concerne lrsquoeacutepoque du poegravete qursquoil nrsquoa pas veacutecu longtemps apregraves la guerre de Troie Car srsquoil avait eacuteteacute possible de penser que crsquoest avec le temps que le mur est tombeacute et qursquoil a disparu ayant eacuteteacute construit de faccedilon improviseacutee il nrsquoaurait pas fait usage de cet expeacutedient (ie du fait que crsquoest Poseacuteidon lui-mecircme qui lrsquoa fait disparaicirctre ndash il amegravene vers lui pendant neuf jours tous les fleuves qui viennent de lrsquoIda [cf 1219-25] ndash avec en plus Zeus qui fait pleuvoir continuellement et Poseacuteidon qui soulegraveve les fondations [cf 25-32]) nrsquoeacutetant pas en mesure de reacutepondre agrave la demande drsquoune preuve mateacuterielle de ce qui nrsquoa jamais existeacute Crsquoest pourquoi aussi il ne lui a pas suffi de deacutetruire la construction mais il a aussi recouvert le site de sable et le tout a repris lrsquoapparence drsquoune plage Crsquoest pour cette raison qursquoil a repreacutesenteacute la colegravere des dieux qui nrsquoavaient pas reccedilu les offrandes pour le mur deacutetails qursquoil a introduit dans le reacutecit ainsi que Poseacuteidon disant concernant la faccedilon dont le mur est construit laquo Ne le vois-tu pas une fois de plus les Acheacuteens chevelus viennent drsquoeacutelever un murhellip sans avoir offert aux dieux drsquoillustres heacutecatombes raquo (7448-50) (schol bT Il 123-35 ex)

 Ces textes abondent en explications apologeacutetiques sur nombre de points de deacutetail relatifs agrave

lrsquoeacutepisode de la construction du mur de sa destruction de la Teichomachie des motivations des

personnages divins concerneacutes etc Dans la premiegravere scholie lrsquoauteur tente notamment de

deacutefendre la vraisemblance des raisons fournies par Homegravere pour expliquer la colegravere ndash en

apparence ridicule ndash des deux dieux contre le rempart grec en particulier celle de Poseacuteidon qui

est pourtant un dieu helleacutenophile La seconde scholie srsquoattaque directement agrave la vaste question de

278

la place du rempart dans lrsquoeacuteconomie narrative du poegraveme avanccedilant agrave juste titre que le poegravete a creacuteeacute

le mur drsquoabord dans le but de creacuteer une Teichomachie crsquoest-agrave-dire une bataille autour du mur

crsquoest un deacutesir de montrer ses talents dans la composition de ce genre (ἰδέα) narratif qui a motiveacute

Homegravere agrave introduire la construction du mur

Mais lrsquoideacutee la plus frappante qui est preacutesente dans lrsquoun et lrsquoautre textes est qursquoHomegravere est agrave ce

point soucieux de conserver agrave son reacutecit les apparences de la veacuteriteacute qursquoil use drsquoun proceacutedeacute

intra-narratif nommeacutement la destruction du mur par les dieux pour eacuteviter drsquoecirctre confondu par un

eacuteventuel teacutemoignage archeacuteologique ndash puisqursquoil nrsquoy a dans la reacutealiteacute aucune trace du mur eacuteleveacute

par les Grecs sur le site de Troie La seconde des deux scholies va jusqursquoagrave deacuteduire un eacuteleacutement

biographique sur le poegravete attribuant lrsquoanxieacuteteacute de ce dernier agrave ecirctre convaincu de mensonge au fait

qursquoil a veacutecu peu apregraves la guerre de Troie crsquoest-agrave-dire agrave un moment ougrave il lui eacutetait impossible

drsquoattribuer lrsquoabsence du mur aux ravages du temps Dans la premiegravere scholie au contraire

Homegravere se meacutenage apparemment une deacutefense permanente afin que personne dans le futur ne

cherche agrave identifier les restes du rempart acheacuteen

Ces textes entretiennent une ressemblance frappante avec quelques scholies portant sur le sort

final des Pheacuteaciens dans lrsquoOdysseacutee ce peuple dont le poegravete agrave lrsquoinstar du mur des Acheacuteens

annonce la disparition (quoiqursquoen termes plus ambigus) Au vers qui rapporte lrsquointention de

Poseacuteidon de couvrir leur ville drsquoune montagne pour se venger de lrsquoaide qursquoils ont apporteacutee agrave

Ulysse (Od 13152) on trouve la scholie suivante

ἵνα μὴ ζητῶμεν νῦν ὅπου οἱ Φαίακές εἰσινmiddot φαίνεται γὰρ τὰ περὶ αὐτῶν

Cela vise agrave ce qursquoon ne cherche pas aujourdrsquohui lrsquoendroit ougrave vivent les Pheacuteaciens En effet le poegravete suggegravere ce qui leur arrive (schol Q Od 13152)

Quant agrave laquo ce qui arrive raquo aux Pheacuteaciens lrsquoauteur de la scholie Q partage vraisemblablement

lrsquoopinion eacutemise agrave la scholie au vers 185 ougrave le narrateur passe de faccedilon deacutefinitive aux deacuteboires

drsquoUlysse agrave Ithaque et abandonne le peuple des Pheacuteaciens en train de sacrifier agrave Poseacuteidon dans

lrsquoespoir de preacutevenir la vengeance du dieu sans dire explicitement ce qui adviendra drsquoeux

κατὰ τὸ σιωπώμενον ἠφανίσθησαν τὰ γὰρ κυρωθέντα ὑπὸ θεῶν ἐξ ἀνάγκης πληροῦται

Implicitement ils ont eacuteteacute annihileacutes Car les deacutecrets des dieux se reacutealisent neacutecessairement (schol V Od 13185)

279

Ainsi selon lrsquoauteur de la scholie au vers 13152 le poegravete laquo suggegravere raquo la disparition des

Pheacuteaciens pour la mecircme raison qursquoil annonce la destruction du mur des Acheacuteens soit afin de ne

pas ecirctre reacutefuteacute par le teacutemoignage qursquooffre la reacutealiteacute geacuteographique

La ressemblance entre la remarque drsquoAristote et le contenu de ces scholies ndash en particulier

lrsquousage de termes comme πλάσμα ἀναιρῆσαι et ἀφανίζειν (et mots de mecircme famille) ndash peut

laisser croire qursquoAristote voulait preacuteciseacutement dire la mecircme chose que le scholiaste et par

conseacutequent qursquoil attribuait lui aussi agrave Homegravere une preacutetention agrave la veacuteriteacute historique513 Toutefois

la distinction de principe qursquoeacutetablit Aristote entre lrsquohistoire et la poeacutesie rend ceci improbable

Lrsquoattribution au poegravete drsquoune telle soumission aux contraintes de la reacutealiteacute geacuteographique serait

sans parallegravele chez lui Cela nrsquoempecircche pas toutefois que les sources qui se cachent derriegravere ces

scholies aient eacuteteacute partiellement influenceacutees par Aristote drsquoautant plus que des liens entre celui-ci

et le corpus des scholies exeacutegeacutetiques a eacuteteacute mis en lumiegravere par des travaux reacutecents514 Si crsquoest le

cas le contenu de ces scholies constitue peut-ecirctre un deacuteveloppement drsquoun texte aristoteacutelicien un

deacuteveloppement allant toutefois bien au-delagrave de ce qursquoAristote lui-mecircme aurait admis eu eacutegard

aux conclusions historiques et biographiques qui sont tireacutees au sujet drsquoHomegravere

Selon une autre interpreacutetation de la remarque drsquoAristote515 celle-ci consisterait agrave souligner le

caractegravere non traditionnel de la preacutesence du mur acheacuteen dans la leacutegende de la guerre de Troie Il

faudrait alors supposer que lrsquoIliade eacutetait agrave lrsquoeacutepoque drsquoAristote la seule version de la leacutegende agrave

contenir cet eacuteleacutement narratif et que crsquoest preacuteciseacutement agrave cette innovation personnelle drsquoHomegravere

que fait reacutefeacuterence Aristote516

Il est vrai que le terme πλάσμα et les mots de mecircme famille peuvent avoir le sens speacutecifique

drsquolaquo invention raquo (propre agrave un seul poegravete) par contraste avec la tradition agrave laquelle se rattache le

sujet traiteacute par ce poegravete517 Mais lrsquousage de ces mots entre lrsquoeacutepoque archaiumlque et lrsquoeacutepoque

helleacutenistique est extrecircmement varieacute et inclut notamment le sens de laquo fausseteacute raquo (jugement

513 Scodel 1982 33 n2

514 Cf Richardson 1980 1983

515 Cf Boyd 1995 187

516 Boyd 1995 suggegravere de potentielles versions concurrentes du reacutecit raconteacute dans lrsquoIliade sur la base de certains indices et du laquo fonds raquo theacutematique du poegraveme que nous posseacutedons

517 Papadopoulou 1998

280

peacutejoratif) ou encore de laquo fiction raquo plausible Pris en leur sens le plus geacuteneacuteral ces mots deacutesignent

la nature fictionnelle des compositions poeacutetiques sans autre preacutecision quant au rapport de ces

inventions avec la tradition qui les preacutecegravede

Par ailleurs si lrsquointention drsquoAristote eacutetait originellement de pointer la responsabiliteacute drsquoHomegravere

dans lrsquointroduction du mur dans la leacutegende iliadique on peut se demander en quoi la mention de

la destruction de ce mur est pertinente Le fait que le poegravete laquo deacutetruise raquo (ἠφάνισεν) le mur dans le

cadre de son reacutecit nrsquoest certainement pas eacutequivalent agrave celui de restaurer la tradition sous sa forme

premiegravere ougrave ce mur aurait eacuteteacute complegravetement absent du deacutebut agrave la fin Serait-ce donc par une sorte

de laquo modestie raquo poeacutetique que le poegravete aurait ainsi fait subir agrave son invention une destruction

intra-narrative sorte de compensation pour lrsquoaffront que cette invention avait fait agrave la tradition

Pourtant dans la conception aristoteacutelicienne du travail poeacutetique rien ne justifie une telle

modestie ni un tel deacutesir de laquo racheter raquo une invention Au contraire Aristote est le premier agrave

reconnaicirctre aux poegravetes le droit drsquoinventer et de modifier les histoires traditionnelles (cf Poet

1451b22-25)

Puisque le mur des Acheacuteens a troubleacute de nombreux lecteurs anciens de lrsquoIliade il est plus que

vraisemblable que le texte aristoteacutelicien drsquoougrave provient le fragment 162 soit assignable agrave son

recueil de Ζητήματα Ὁμηρικά et plus preacuteciseacutement agrave une discussion consistant agrave reacutesoudre une ou

plusieurs laquo difficulteacutes raquo relatives au mur dans le reacutecit Or srsquoil eacutetait possible drsquoidentifier le contenu

du zecirctecircma auquel la remarque drsquoAristote offrait une partie de la reacuteponse il serait alors

certainement plus aiseacute de deacuteterminer la teneur de cette reacuteponse ainsi que le sens de la phrase

eacutenigmatique ὁ πλάσας ποιητὴς ἠφάνισεν

Or la principale question qui est naturellement susciteacutee par cet eacutepisode est preacutesenteacutee par

Porphyre dans ses propres Questions homeacuteriques dans deux textes qui ne font pas mention

drsquoAristote mais qui selon toute probabiliteacute se fondent ultimement sur ce dernier518

a διὰ τί τὸ τεῖχος οἱ μὲν Ἀχαιοὶ μιᾷ ἡμέρᾳ ἐποίησαν ὁ δὲ Ἀπόλλων καὶ ὁ Ποσειδῶν ἐννέα ἡμέραις κατέβαλον ἄλογον γὰρ τὸ μὲν χαλεπώτερον ῥᾳδίως τοὺς ἀνθρώπους ποιῆσαι τὸ δὲ ῥᾷον τὸ καταβαλεῖν τοῦ οἰκοδομῆσαι τοὺς θεοὺς μόλις

518 Erbse (1960 61 sqq) a montreacute que Porphyre eacutetait en possession du recueil de Questions homeacuteriques drsquoAristote dans sa forme originale Il est probable que de nombreux passages du traiteacute porphyrien relegravevent ultimement drsquoAristote mecircme si son nom nrsquoy apparaicirct pas

281

ῥητέον δέmiddot οὐκ εἰς τὸ καταβαλεῖν ταῖς ἐννέα ἡμέραις κέχρηται ἀλλ εἰς τὸ ἁλίπλοα γενέσθαι καὶ τὰ θεμέλια καὶ εἰς τὴν θάλασσαν κατενεχθῆναι laquo φιτρῶν καὶ λάων τὰ θέσαν μογέοντες Ἀχαιοί raquo καὶ ἔτι λειῶσαί τε τὸν τόπον καὶ laquo αὖθις δ ἠιόνα μεγάλην ψαμάθοισι raquo καλύψαι οὐ μὴν τὰ πρὸς τὸ καταβαλεῖν συνηρτημένα εἰς τὸ τέλειον τοῦ ἀφανισμοῦ καὶ τῆς ἠιόνος τὴν εἰς τὸ ἐξ ἀρχῆς ἀποκατάστασιν ἅμα δὲ καὶ τῷ ποιητῇ ἡ μὲν τῶν Ἀχαιῶν τειχοποιία οὐ παρεῖχε τὴν διατριβήνmiddot οὐ γὰρ εὐπρεπὲς τοὺς ἀριστέας ποιῆσαι λιθοφοροῦντας ἡ δὲ τῶν θεῶν ltδιάλυσιςgt μεγαλοπρεπήςmiddot τοῖς γὰρ ποταμοῖς καὶ τῇ τριαίνῃ διέλυον τὸ τεῖχος

Καλλίστρατος δὲ ἠξίου laquo ἓν δ ἦμαρ ἐς τεῖχος raquo γράφειν δασύνοντας τὸ ἕν ἐπεὶ μηδέποτε καθ ἑαυτὸ τὸ ἐννῆμαρ ὁ ποιητὴς εἴρηκεν ἀλλὰ πάντως ἐπάγων τὴν δεκάτηνmiddot laquo ἐννῆμαρ μὲν ἀνὰ στρατόνhellip τῇ δεκάτῃ τε raquo

b ἄλογον τοὺς μὲν ἀνθρώπους ποιῆσαι μιᾷ ἡμέρᾳ τὸ τεῖχος τοὺς δὲ θεοὺς ἐννέα ἡμέραις καθελεῖν οἱ μὲν οὖν ἐκ τῆς λέξεως λύουσιmiddot τὸ γὰρ laquo ἐννῆμαρ raquo εὐεπιπτώτως λέγουσι λέγειν Ὅμηρον οἱ δὲ δασύνουσιν ἵνα ᾖ laquo ἓν ἦμαρ raquo οἱ δὲ ἀπὸ τοῦ καιροῦ ὅτι τότε βουλόμενος παντάπασιν ἐξαλεῖψαι τὸ τεῖχος πλασθὲν ὑπ αὐτοῦ τοσοῦτον χρόνον ἐποίησε τῆς καθαιρέσεως οἱ δὲ ἀπὸ τοῦ προσώπουmiddot οὐ γὰρ πρέπει τοὺς ἀριστέας εἰσάγειν τειχοδομοῦντας ἐν πολλαῖς ἡμέραις ἀπρεπεστέρας οὔσης τῆς ὑπηρεσίας

a Pourquoi les Acheacuteens ont-ils fait le mur en un seul jour tandis qursquoApollon et Poseacuteidon lrsquoont jeteacute par terre en neuf jours Car il est illogique que les hommes reacutealisent plus facilement la tacircche la plus difficile et que les dieux peinent agrave jeter par terre la construction ce qui est plus facile

Il faut dire ce nrsquoest pas pour jeter par terre le mur qursquoil a fallu neuf jours mais pour le recouvrir drsquoeau pour que les fondations laquo de bucircches et de pierres que les Acheacuteens placegraverent en peinant raquo (1229) se retrouvent dans la mer et aussi pour rendre le site lisse et cacher laquo de nouveau avec les sables le large rivage raquo (1231) Cependant les eacuteleacutements en lien avec la destruction du mur ne sont pas lagrave dans le but de finaliser la disparition du mur et la restauration du rivage agrave son eacutetat originel De plus la construction du mur par les Acheacuteens nrsquooffrait pas au poegravete un sujet sur lequel srsquoattarder car il nrsquoest pas convenable de repreacutesenter des chefs qui transportent des pierres Mais la destruction des dieux est magnifique car ils ont deacutetruit le mur avec des fleuves et le trident

Mais Callistratos juge bon drsquoeacutecrire laquo vers le mur en un seul jour raquo en mettant une aspiration sur le mot ἕν puisque le poegravete nrsquoa jamais utiliseacute toute seule lrsquoexpression laquo pendant neuf jours raquo mais toujours en ajoutant le dixiegraveme par exemple laquo pendant neuf jourshellip mais le dixiegravemehellip raquo (Il 153-54) (QHI ad 1225 1-7 MacPhail)

b Il est illogique que les hommes fassent le mur en un seul jour mais que les dieux le deacutetruisent en neuf jours Certains donnent une solution sur la base de lrsquoexpression ils disent qursquoHomegravere utilise le mot laquo en neuf jours raquo (ἐννῆμαρ) par habitude Drsquoautres placent une aspiration afin drsquoavoir laquo une seule journeacutee raquo (ἓν ἦμαρ) Drsquoautres donnent une solution baseacutee sur lrsquooccasion voulant agrave ce moment-lagrave totalement obliteacuterer le mur qursquoil avait inventeacute il a repreacutesenteacute une aussi longue peacuteriode de temps pour la deacutemolition Drsquoautres donnent une solution baseacutee sur les personnages car il ne convenait pas de mettre en scegravene des nobles eacuterigeant des murs pendant plusieurs jours le travail leur eacutetant plutocirct inapproprieacute (QHI Epitomai ad 1225 1-4 MacPhail)

Par contraste avec les scholies citeacutees plus haut qui font allusion agrave une multipliciteacute de

problegravemes ces textes de Porphyre se concentrent sur la seule incoheacuterence que preacutesente le fait que

282

les dieux fassent appel agrave de super-pouvoirs pendant plusieurs jours pour se deacutebarrasser drsquoun

bacirctiment preacutecaire eacuterigeacute en une seule journeacutee par des hommes519 En revanche Porphyre fournit

une multipliciteacute de solutions qui ont lrsquoavantage drsquoecirctre eacutenumeacutereacutees lrsquoune agrave la suite de lrsquoautre et

drsquoillustrer au mieux les principaux types de solutions qui reviennent continuellement dans les

traiteacutes zeacuteteacutematiques Les deux solutions baseacutees sur la lexis consistent lrsquoune agrave attribuer agrave une sorte

de hasard ou drsquohabitude520 le choix du poegravete de dire que la destruction du mur a dureacute neuf jours

lrsquoautre agrave modifier lrsquoaccentuation et lrsquoaspiration afin que cette destruction ne dure qursquoun seul jour

La solution ἀπὸ τοῦ καιροῦ est plus difficile agrave comprendre mais lrsquoargument de Porphyre est

clairement temporel crsquoest parce que le poegravete agrave ce moment-lagrave (τότε) a voulu abolir

deacutefinitivement le mur inventeacute qursquoil a repreacutesenteacute un aussi long (τοσοῦτον χρόνον) nettoyage du

site

La preacutesence des termes relatifs agrave lrsquoinvention personnelle drsquoHomegravere (πλασθὲν ὑπrsquo αὐτοῦ) et agrave

lrsquoobliteacuteration complegravete (παντάπασιν ἐξαλεῖψαι) rappelle les explications donneacutees dans les deux

scholies citeacutees plus haut voulant que le poegravete ait tenteacute drsquoeffacer les traces de son invention par

crainte drsquoecirctre confondu Puisque lrsquoauteur de la scholie agrave Il 123-35 eacutetablit un lien entre la

destruction du mur et lrsquoeacutepoque du poegravete (πρὸς τοὺς χρόνους τοῦ ποιητοῦ) deacuteduisant de son

deacutesir drsquoeffacer le mur la proximiteacute temporelle du poegravete par rapport aux eacuteveacutenements raconteacutes

peut-ecirctre faut-il ici comprendre lrsquoexpression ἀπὸ τοῦ καιροῦ de Porphyre au sens de laquo sur la base

519 Un zecirctecircma de mecircme nature se trouve en schol Hes Theog 56 R2WLZTK ougrave le scholiaste srsquointerroge eacutegalement sur la diffeacuterence entre les dureacutees requises pour qursquoune certaine laquo tacircche raquo soit accomplie par un homme et par un dieu et fournit deux solutions alleacutegoriques laquo Comment se fait-il qursquoHeacuteracklegraves ait pu deacuteflorer et engrosser cinquante jeunes filles en une seule nuit et ainsi engendrer cinquante et un enfants (la premiegravere ayant donneacute naissance agrave des jumeaux) tandis que Zeus a eu besoin de neuf jours lorsqursquoil deacutecida de srsquounir agrave Mnecircmosynecirc afin de concevoir les Muses Crsquoest parce qursquoil [scil Heacutesiode] sait que le deacutesir qui pousse vers les Muses et le plaisir ne sont obtenus que lentement Ou alors crsquoest parce qursquoil a utiliseacute le chiffre parfait ce qui explique aussi pourquoi ce sont neuf Muses qui ont eacuteteacute engendreacutees car il ne manque rien aux Muses raquo (πῶς Ἡρακλῆς ἐν μιᾷ νυκτὶ πεντήκοντα διεκόρησε κόρας καὶ κυῆσαι πεποίηκεν ὥστε καὶ τεκεῖν πεντήκοντα καὶ ἓν τέκνα τῆς πρώτης δίδυμα τεκούσης Ζεὺς δὲ ἐννέα ἡμερῶν ἐδεήθη ὅτε χρείαν ἔσχε Μνημοσύνῃ συγγενέσθαι πρὸς σύλληψιν τῶν Μουσῶν εἰδὼς ὅτι ὁ πρὸς τὰς Μούσας ἔρως καὶ ἡ ἡδονὴ βραδέως ἀνύεταιmiddot ἢ ὅτι τῷ ἐντελεῖ κέχρηται ἀριθμῷ ὅθεν καὶ ἐννέα τίκτονται Μοῦσαιmiddot οὐδὲν γὰρ ἐλλεῖπον ταῖς Μούσαις)

520 Le terme εὐεπιπτώτως employeacute par Porphyre est un hapax Selon Porter (2011 6 n13) le sens est agrave rapprocher de celui du mot εὐεπίφορος qui tend agrave un terme freacutequemment utiliseacute par les grammairiens pour deacutesigner les habitudes linguistiques des poegravetes La base du mot πτω- (cf πότμος) eacutevoque quant agrave elle la part de hasard dans le choix des mots Quoi qursquoil en soit il est clair que Porphyre veut dire que le mot ἐννῆμαρ ne doit pas ecirctre surinterpreacuteteacute

283

de lrsquoeacutepoque du poegravetethinsp raquo ndash un usage qui concorde avec au moins une autre occurrence de cette

expression chez Porphyre (voir supra p 96)521

La derniegravere solution dans la liste de Porphyre est celle dite laquo sur la base du personnage raquo (ἀπὸ

τοῦ προσώπου) une expression qui dans la critique ancienne inclut aussi bien les personnages

proprement dits que le poegravete-narrateur lui-mecircme Ce type de solution est intimement lieacute agrave la

notion de πρέπον522 soit ce qursquoil convient de faire ou de dire pour un personnage donneacute En

lrsquooccurrence Porphyre ou sa source fait remarquer que la construction rapide du mur est agrave mettre

au compte de la convenance puisqursquoil y aurait eu quelque chose drsquoindigne dans le fait drsquoallonger

une scegravene de travail manuel reacutealiseacute par des personnages nobles La destruction cataclysmique du

mur par les dieux quant agrave elle produit un effet grandiose (μεγαλοπρεπής) tout agrave fait adapteacute agrave ces

personnages divins Le contraste entre le temps de construction et le temps de destruction du

rempart srsquoexplique donc non pas par des motivations narratives mais par des motivations

artistiques et rheacutetoriques invraisemblable en soi ce contraste permet neacuteanmoins drsquoexacerber la

digniteacute des personnages concerneacutes

Cette derniegravere solution est certainement la plus susceptible de deacuteriver drsquoAristote Le contenu ndash

certes squelettique ndash qui nous reste du commentaire drsquoAristote trahit manifestement une

preacuteoccupation technique quelle que soit sa signification exacte la phrase laquo le poegravete qui lrsquoa

inventeacute lrsquoa deacutetruit raquo met lrsquoaccent sur le poegravete et en particulier sur lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur (ὁ πλάσας

ποιητής) et de lrsquoannihilateur (ἠφάνισεν) Il ne srsquoagissait donc pas drsquoune solution interne baseacutee

sur lrsquoexplicitation de certains eacuteleacutements du reacutecit contrairement agrave de nombreuses autres de ses

solutions mais plutocirct drsquoune solution faisant appel au rocircle et aux moyens techniques du poegravete

Au niveau syntaxique le plus eacuteleacutementaire la phrase drsquoAristote dans le contexte ne peut

drsquoailleurs ecirctre interpreacuteteacutee de faccedilon vraisemblable que de deux faccedilons

1) En donnant un sens causal au participe πλάσας laquo Le poegravete parce qursquoil lrsquoa inventeacute lrsquoa fait

disparaicirctre raquo Une telle interpreacutetation irait dans le sens des scholies (et possiblement de la solution

porphyrienne ἀπὸ τοῦ καιροῦ) en attribuant agrave Homegravere une sorte de culpabiliteacute creacuteatrice qui

521 Cette mecircme expression deacutesigne aussi souvent un moment du reacutecit voire une laquo occasion raquo au sens rheacutetorique Sur la polyseacutemie de lrsquoexpression voir Carroll 1895 39 (qui ne reacutepertorie toutefois pas le sens proposeacute ici)

522 Sur cette notion voir lrsquoeacutetude classique de Pohlenz 1933 dont lrsquoune des rares faiblesses est qursquoelle neacuteglige le rapport entre les eacutecoles peacuteripateacuteticienne et alexandrine (cf Lundon 1997 10)

284

lrsquoaurait pousseacute agrave eacuteliminer un eacuteleacutement narratif agrave lrsquointeacuterieur mecircme du reacutecit ougrave il a eacuteteacute inventeacute Cette

interpreacutetation est globalement improbable puisqursquoelle consiste agrave attribuer agrave Aristote une

conception de la poeacutesie qui lui est eacutetrangegravere comme je lrsquoai mentionneacute deacutejagrave

2) En donnant un sens deacuteterminatif au participe (grammaticalement la lecture la plus

naturelle) ce qui consiste agrave souligner lrsquoidentiteacute de la personne en cause laquo Crsquoest le (mecircme) poegravete

qui lrsquoa inventeacute qui lrsquoa fait disparaicirctre raquo

Dans ce dernier cas le but de la remarque drsquoAristote aurait eacuteteacute de pointer vers le double statut

drsquoHomegravere dans le poegraveme celui-ci est drsquoabord le poegravete (ὁ ποιητής) ie le creacuteateur lrsquoinventeur (ὁ

πλάσας) mais aussi celui qui meacutetonymiquement deacutetruit (ἠφάνισεν) le mur ie celui qui en

raconte la destruction future Dans le monde fictionnel-mimeacutetique le sujet du verbe πλάττειν

devrait ecirctre lrsquoarmeacutee grecque et celui du verbe ἀφανίζειν les dieux Apollon et Poseacuteidon

crsquoest-agrave-dire deux sujets diffeacuterents Par contraste le sujet unique de ces verbes dans le fragment

aristoteacutelicien ne peut manquer drsquoattirer lrsquoattention sur le cumul des rocircles deacutevolus au poegravete

lrsquoultime auteur de toutes les actions repreacutesenteacutees dans son poegraveme

Du point de vue mimeacutetique il est certes eacutetrange que Poseacuteidon et Apollon srsquoacharnent ainsi

pendant neuf jours complets agrave eacuteliminer toute trace que ce soit du mur des Acheacuteens mecircme si lrsquoon

admet la vraisemblance de cette colegravere pueacuterile des dieux pauvrement motiveacutee au niveau narratif

on ne pourrait guegravere imaginer une vengeance moins efficace que celle-ci agrave un moment ougrave les

Grecs ont deacutejagrave quitteacute les lieux et nrsquoont plus rien agrave faire de ce mur La reacuteponse drsquoAristote

consisterait donc agrave recadrer notre lecture du passage en tenant compte non plus des motivations

psychologiques des personnages mais des motivations estheacutetiques du poegravete Ce ne sont pas les

dieux mais bien le poegravete qui a laquo effaceacute raquo le mur crsquoest-agrave-dire qui en a raconteacute la disparition Ce

serait donc de nouveau la distinction entre la voix du poegravete et celle de ses personnages qui serait

au centre de la solution Cette solution suggegravere que la toute-puissance des dieux qui srsquoexprime

dans le cataclysme qui srsquoabat sur le mur est en quelque sorte celle du poegravete agrave lrsquoinstar de

lrsquoomniscience qui caracteacuterise agrave la fois les personnages divins et le poegravete-narrateur

Eacutetant donneacute lrsquoabondance de commentaires anciens sur lrsquoeacutepisode du mur des Acheacuteens il serait

certes eacutetonnant de ne trouver aucune trace de lrsquoopinion drsquoAristarque ou de ses collegravegues

alexandrins sur cette question Or les scholies nous apprennent que par un exceptionnel

consensus les trois figures de proue de la philologie alexandrine ndash Zeacutenodote Aristophane et

285

Aristarque ndash ont identiquement condamneacute le passage rapportant la bregraveve assembleacutee divine du

chant sept dans laquelle Poseacuteidon expose ses griefs contre le mur et Zeus lui accorde de le

deacutetruire plus tard

καθόλου δὲ τὴν τῶν θεῶν ἀγορὰν ἠθέτουν οἱ περὶ Ζηνόδοτον καὶ Ἀριστοφάνη καὶ αὐτὸς Ἀρίσταρχος

Zeacutenodote et Aristophane ainsi qursquoAristarque lui-mecircme atheacutetisent au complet lrsquoassembleacutee des dieux (schol A Il 7443-64b1 Did)

La raison de cette atheacutetegravese est donneacutee dans la scholie drsquoAristonicos au mecircme passage

ἕως τοῦ laquo ὣς οἱ μὲν τοιαῦτα πρὸς ἀλλήλους ἀγόρευον raquo (464) ἀθετοῦνται στίχοι εἴκοσι δύο ὅτι περὶ τῆς ἀναιρέσεως τοῦ τείχους λέγει πρὸ τῆς τειχομαχίας ὡς ἂν μὴ προειρηκὼς ἐνθάδε

Vingt-deux vers sont atheacutetiseacutes (jusqursquoagrave laquo Ainsi srsquoadressaient-ils ces paroles raquo) parce que le poegravete parle de la destruction du rempart juste avant la Teichomachie (cf 123-35) comme srsquoil nrsquoen avait pas deacutejagrave eacuteteacute question ici (schol A Il 7443-64a Ariston)

Lrsquoatheacutetegravese est donc motiveacutee par lrsquoincoheacuterence entre les deux passages ougrave il est question de la

destruction du rempart puisque au deacutebut du livre douze ougrave Apollon et Poseacuteidon passent agrave lrsquoacte

il nrsquoest fait aucune allusion agrave la discussion preacutealable entre Zeus et Poseacuteidon au sujet du rempart

La place du rempart lui-mecircme dans le reacutecit ndash soit le moment de son eacuterection et celui de sa

destruction ndash semble quant agrave elle avoir eacuteteacute accepteacutee sereinement par les Alexandrins si crsquoest bien

agrave eux que fait reacutefeacuterence Eustathe lorsqursquoil rapporte que laquo Crsquoest lrsquoopinion commune parmi les

Anciens que ce mur des Grecs est une invention homeacuterique raquo523 La nature fictionnelle du mur des

Acheacuteens apparaicirct ainsi comme un enjeu majeur dans les deacutebats de la critique homeacuterique

ancienne524 un deacutebat dans lequel la position trancheacutee drsquoAristote a laisseacute une trace durable face

aux lectures historicistes et litteacuteralistes repreacutesenteacutees dans les scholies exeacutegeacutetiques

(f) Thersite laquothinsp effaceacutethinsp raquo

Un autre problegraveme homeacuterique preacutesenteacute par Porphyre entretient des ressemblances frappantes

avec celui du mur des Acheacuteens et bien qursquoil ne fasse mention drsquoaucune source preacutecise il semble

au moins vraisemblable que Porphyre srsquoy soit inspireacute drsquoAristote Le zecirctecircma porte sur une scegravene

523 τὸ Ἑλληνικὸν τοῦτο τεῖχος ἀρέσκει τοῖς παλαιοῖς πλάσμα εἶναι Ὁμηρικόν (Eust Il 24935-6)

524 Cf Porter 2011

286

ceacutelegravebre celle ougrave Ulysse raille et bat Thersite un guerrier de meacutediocre naissance et reacuteputation qui

srsquoest risqueacute agrave faire des reproches agrave Agamemnon

διὰ τί ἐπὶ τῷ Θερσίτῃ πληγὰς λαβόντι καὶ γελοίως δακρύσαντι καὶ τοὺς Ἕλληνας καίπερ ἐφ οἷς ἐπεπόνθεισαν ὑπὸ τοῦ Ἀγαμέμνονος λελυπημένους γελάσαι ποιήσας ἐπὶ τῷ Θερσίτῃ αἰσχρῶς δακρύοντι οὐκ ἠρκέσθη ὁ ποιητὴς εἰπὼν laquo οἱ δὲ καὶ ἀχνύμενοί περ ἐπ αὐτῷ ἡδὺ γέλασσαν raquo ἀλλὰ καὶ προστίθησι καὶ λόγους δὲ λεγομένους τοιούτουςmiddot laquo ἦ δὴ μυρί Ὀδυσσεὺς ἐσθλὰ ἔοργε βουλάς τ ἐξάρχων ἀγαθὰς πόλεμόν τε κορύσσων raquo καὶ τὰ ἑξῆς οὐ γὰρ ἀκόλουθον τῷ γέλωτι γνωμολογεῖν ἀλλὰ μᾶλλον ἐπισκώπτειν ἤ τι τοιοῦτον διασύροντας καὶ ἐπιτωθάζοντας λέγειν

φαίνεται δὲ ὁ ποιητὴς ἐνδείκνυσθαι διὰ τοῦ λόγου τούτου ἀνακειμένου τῷ πλήθει ὅτι πᾶν τὸ ἄκοσμον τῶν πολλῶν ἤδη κατέσταλται καὶ τὸ στασιῶδες αὐτῶν ἐξῄρηται καὶ ὅλως τὸ κατεξανίστασθαι τοὺς φαύλους τῶν κρειττόνων καὶ νομίζειν αὑτοῖς ἐξουσίαν εἶναι τοῦ καὶ λέγειν ὃ βούλονται καὶ ποιεῖν πεπαυμένου ἤδη ὑβριστοῦ καὶ ἐπεσβόλου τοῦ ἐκ τοῦ τολμᾶν ἐκκλησιάζειν ἅμα δὴ καὶ ἄλλο τι προσοικονομεῖσθαι

ἐπεὶ γὰρ οὐκέτι μνησθήσεσθαι Θερσίτου ἔμελλεν ἀλλὰ πρὸς ὀλίγον χρησάμενος ἐξαιρήσειν πᾶσαν αὐτοῦ μνήμην ἐκ τῆς ποιήσεως πιθανῶς τὴν μηκέτι μέλλουσαν αὐτοῦ πάροδον ἀνατέθεικε τῇ τότε παιδεύσει καὶ προεῖπεν ἡμῖν τοῦτο τῷ παντὶ πλήθει χρησάμενος κήρυκι τοῦ μέλλοντος δι ὧν ἔφη laquo οὔ θήν μιν πάλιν αὖτις ἀνήσει θυμὸς ἀγήνωρ νεικείειν βασιλῆας ὀνειδείοις ἐπέεσσιν raquo εἰ γὰρ προσῆν μὲν αὐτῷ τὸ laquo μὴ κατὰ κόσμον ἐριζέμεναι βασιλεῦσιν raquo οὐκέτι δὲ φαίνεται τοῦτο δρῶν ἀναγκαία ἡ τῆς αἰτίας ἀπόδοσις ὅτι σωφρονισθεὶς ἐπαύσατο ὡς μηδ ἂν ἐπιθυμῆσαι πάλιν ἀκοσμεῖν τοῦτο γὰρ ἠπειλεῖτο αὐτῷ ὑπὸ τοῦ Ὀδυσσέως laquo εἰ κέ τι σ ἀφραίνοντα κιχήσομαι ὥς νύ περ ὧδε raquo μεθ ὅρκου τὴν κόλασιν ἐπανατειναμένου εἰς κώλυσιν πάσης τοιαύτης μελλούσης ἀκοσμίας

Pourquoi dans lrsquoeacutepisode ougrave Thersite reccediloit des coups et pleure de faccedilon ridicule le poegravete apregraves avoir repreacutesenteacute les Grecs riant des larmes honteuses de Thersite (malgreacute leur affliction due agrave ce qursquoils avaient subi par la faute drsquoAgamemnon) ne srsquoest-il pas contenteacute de cela ayant dit laquo Malgreacute tout leur deacuteplaisir les autres agrave le voir ont un rire content raquo (2270) ndash mais il ajoute en outre des propos comme ceux-ci laquo Ulysse nous a souvent rendu drsquoutiles services en ouvrant de bons avis ou en menant le combat raquo (2272-73) et ainsi de suite Car eacutenoncer des geacuteneacuteraliteacutes sied mal au rire et lton srsquoattendraitgt plutocirct agrave ce qursquoils prononcent des railleries ou qursquoils disent quelque chose du genre en le deacutenigrant et en se moquant de lui525

Mais par ce discours attribueacute au peuple le poegravete semble montrer que parce qursquoun homme insolent et bavard a deacutesormais eacuteteacute empecirccheacute de prendre audacieusement la parole tout le deacutesordre de la foule a maintenant cesseacute que leur reacutevolte a eacuteteacute annihileacutee de mecircme que de faccedilon geacuteneacuterale le fait

525 Cf schol bT Il 2272c ex laquo Pourquoi apregraves avoir drsquoabord dit qursquoils eacuteclatent de rire les montre-t-il en train de dire des choses seacuterieuses et non pas comiques Peut-ecirctre qursquoUlysse a enleveacute leur courage aux partisans de Thersite ainsi que leur liberteacute drsquoexpression de plus le poegravete preacutepare lrsquoabsence du personnage de Thersite dans le reste de lrsquoœuvre par la phrase ldquoplus jamais il nehelliprdquo raquo (πῶς προειπὼν αὐτοὺς γεγελακέναι σπουδαῖα καὶ οὐ γελοῖα παράγει λέγοντας τάχα οὖν τοῖς ἐπὶ Θερσίτου παρῄρηται τὸ θρασὺ καὶ παρρησιαστικὸν αὐτῶν Ὀδυσσεύς ἄλλως τε προοικονομεῖ τὴν εἰς ὅλην τὴν ποίησιν ἀμνηστίαν Θερσίτου διὰ τοῦ laquo οὔ θήν μιν πάλιν raquo

287

que les infeacuterieurs se soulegravevent contre leurs chefs et pensent avoir le loisir de dire et faire ce qursquoils veulent Mais en mecircme temps ltle poegravete semblegt aussi mettre en place un autre eacuteleacutement526

En effet puisqursquoil nrsquoallait plus faire mention de Thersite par la suite mais apregraves srsquoecirctre briegravevement servi de lui en retirer tout souvenir de son poegraveme il srsquoest arrangeacute pour qursquoil nrsquoentre plus en scegravene plus tard gracircce agrave cette leccedilon et il nous a averti de cela en se servant de toute la foule comme drsquoun heacuteraut du futur Par lrsquointermeacutediaire de ces gens il a dit laquo Son noble cœur ne le poussera plus je pense agrave prendre les rois agrave partie avec des mots injurieux raquo (2276-77) Car si on ne devait plus le voir faire ce qui avait eacuteteacute dit de lui ndash laquo srsquoen prendre aux rois agrave tort et agrave travers raquo (2214) ndash il eacutetait neacutecessaire de donner la raison pour laquelle il srsquoeacutetait assagi et avait cesseacute de le faire au point de ne plus mecircme souhaiter agir agrave nouveau de faccedilon malseacuteante En effet la menace suivante lui eacutetait adresseacutee par Ulysse laquo que je te trouve encore agrave faire lrsquoidiot comme tu le faishellip raquo (2258) avec un serment qui eacutetendait le chacirctiment afin drsquoempecirccher toute autre malseacuteance future (Porph QHI ad 2257-77 1-8 MacPhail)

Il est inteacuteressant de noter la faccedilon dont Porphyre conccediloit le lien entre le poegravete et les paroles du

peuple qui font lrsquoobjet du zecirctecircma puisque ces paroles servent agrave laquo preacuteparer raquo

(προ[σ]οικονομεῖσθαι) la future absence du personnage de Thersite dans le poegraveme crsquoest en fait

le poegravete qui parle laquo agrave travers raquo (διrsquo ὧν) les murmures des gens de la foule lorsqursquoils font la

preacutediction que Thersite laquo ne prendra plus les rois agrave partie avec des mots injurieux raquo Le style

gnomologique qui caracteacuterise les commentaires des teacutemoins de la scegravene ndash au lieu du ton moqueur

qui se precircterait mieux au contexte ndash srsquoexplique ainsi par la volonteacute du narrateur de signaler

crsquoest-agrave-dire de preacuteparer la disparition prochaine du personnage

Ce cas se distingue toutefois sur un point important du celui du rempart acheacuteen La destruction

du rempart par les dieux est attribueacutee par certains agrave la volonteacute du poegravete de justifier lrsquoabsence du

rempart mais ce non pas dans la suite du poegraveme ndash puisque cette destruction nrsquoaura lieu qursquoapregraves

la guerre termineacutee soit en-dehors du cadre temporel de lrsquoIliade ndash mais plutocirct dans la reacutealiteacute Dans

ce cas-ci la motivation est purement interne au contexte narratif le poegravete fait donner une leccedilon agrave

Thersite afin de ne plus avoir agrave en faire mention dans la suite du reacutecit

526 Malgreacute la distance importante entre προσοικονομεῖσθαι (une falsa lectio pour προοικονομεῖσθαι cf LSJ sv) et φαίνεται dans le texte il nrsquoy a pas de doute que lrsquoinfinitif προσοικονομεῖσθαι deacutepend de ce φαίνεται προ(σ)οικονομεῖσθαι est un terme technique de la critique litteacuteraire qui srsquoapplique au travail du poegravete lorsque celui-ci fournit agrave lrsquoavance une motivation narrative pour un eacuteleacutement du reacutecit (voir inter alios Nuumlnlist 2009 28 sqq) Cela est drsquoailleurs rendu eacutevident par la suite du raisonnement de Porphyre (ἐπεὶ γὰρhellip) Pourtant le traducteur reacutecent des Questions homeacuteriques de Porphyre manque totalement le sens technique du verbe dans ce passage et lie προσοικονομεῖσθαι agrave la proposition participiale qui preacutecegravede (MacPhail ad loc)

288

(g) Le sens de βλαβερόν dans la Poeacutetique527

Au cours de ce chapitre il a eacuteteacute avanceacute que les critiques morales adresseacutees aux poegravetes vont

souvent de pair avec une conception de lrsquoœuvre poeacutetique qui tend agrave amalgamer lrsquoensemble des

voix poeacutetiques sous celle autoritaire de lrsquoauteur Ce dernier bien qursquoil mette en scegravene une

multipliciteacute de personnages srsquoexprimant et agissant de faccedilons varieacutees est neacuteanmoins consideacutereacute

comme celui qui a le fin mot sur la situation repreacutesenteacutee

Plutarque constitue un bon exemple de cette approche Dans son traiteacute Comment lire les

poegravetes ougrave agrave la faccedilon drsquoun lytikos il deacuteploie des strateacutegies de lecture propres agrave neutraliser le

contenu immoral de la poeacutesie on le voit utiliser cet argument de la supreacutematie du point de vue du

poegravete Ce dernier a par exemple le loisir apregraves avoir rapporteacute des paroles inacceptables de

fournir lui-mecircme laquo contre les paroles qursquoil fait prononcer des indications montrant qursquoil srsquoen

indigne raquo (19a) de laquo teacutemoigner et drsquointerdire raquo (μαρτύρεται καὶ διαγορεύει) (19b) que lrsquoon

reacutepegravete ou accepte les propos dommageables Il peut eacutegalement proceacuteder de faccedilon plus subtile en

proposant laquo des enseignements agrave tirer des faits eux-mecircmes raquo (19d) crsquoest-agrave-dire comme le

deacutemontre lrsquoexemple utiliseacute par Plutarque (Ixion cloueacute agrave la roue) en faisant en sorte que les

eacuteveacutenements raconteacutes veacutehiculent un message eacutedifiant Crsquoest lagrave ce que Plutarque appelle laquo un

enseignement implicite raquo (σιωπώμενον ἐστι τὸ τοιοῦτο γένος τῆς διδασκαλίας) qursquoil distingue

fermement des laquo sens cacheacutes raquo (ὑπονοίαις) et des laquo interpreacutetations alleacutegoriques raquo (ἀλληγορίαις)

par lesquels drsquoautres laquo torturent et deacuteforment raquo (παραβιαζόμενοι καὶ διαστρέφοντες) les reacutecits

Par contraste avec cette attitude reacutepandue on doit srsquoattendre agrave ce qursquoAristote en opeacuterant un

deacutetachement radical entre poegravete et personnages adopte du mecircme coup une forme de

laquo deacutemoralisation raquo de lrsquoensemble du discours Mais il ne fait pas du tout lrsquounanimiteacute chez les

commentateurs modernes que la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote et de ses disciples soit veacuteritablement

deacutebarrasseacutee des preacuteoccupations morales omnipreacutesentes dans le discours grec sur la poeacutesie

Pourtant la Poeacutetique est un traiteacute drsquoougrave les critegraveres moraux pour eacutevaluer le discours poeacutetique sont

remarquablement absents Seuls quelques eacuteleacutements eacutepars dans le traiteacute ndash qui rendent pourtant

simplement compte de ce que la repreacutesentation poeacutetique en tant que produit de la mimecircsis nrsquoest

pas totalement indeacutependante des autres sphegraveres de la reacutealiteacute au nombre desquelles on compte

527 Cette section est une version abreacutegeacutee drsquoun argument deacuteveloppeacute plus en deacutetail ailleurs (Bouchard 2010)

289

lrsquoeacutethique (au sens restreint de lrsquoanalyse des caractegraveres) ndash ont pu faire croire le contraire Lrsquoun de

ces eacuteleacutements en particulier fera lrsquoobjet de mes prochaines remarques car il constitue un cas de

figure privileacutegieacute pour examiner la distinction aristoteacutelicienne entre la persona du poegravete et celle de

ses personnages

Agrave la toute fin du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique un chapitre speacutecifiquement consacreacute agrave

lrsquoidentification et la reacutesolution des zecirctecircmata litteacuteraires Aristote preacutesente de la faccedilon suivante le

bilan de ses efforts

τὰ μὲν οὖν ἐπιτιμήματα ἐκ πέντε εἰδῶν φέρουσινmiddot ἢ γὰρ ὡς ἀδύνατα ἢ ὡς ἄλογα ἢ ὡς βλαβερὰ ἢ ὡς ὑπεναντία ἢ ὡς παρὰ τὴν ὀρθότητα τὴν κατὰ τέχνην

On rapporte donc les objections [scil contre les poegravetes] agrave cinq espegraveces elles visent soit lrsquoimpossible soit lrsquoirrationnel soit le nuisible soit le contradictoire soit la violation de la correction dans lrsquoordre de lrsquoart (Poet 251461b21-24)

Le troisiegraveme type drsquoobjection (ὡς βλαβερά) dont il nrsquoest fait mention nulle part ailleurs dans

le chapitre est reacuteguliegraverement interpreacuteteacute par les commentateurs au sens de laquo moralement

nuisible raquo528 et rapporteacute agrave lrsquoexemple que donne Aristote quelques lignes plus haut drsquoun

personnage ayant un caractegravere moralement condamnable le Meacuteneacutelas de lrsquoOreste drsquoEuripide

dont la meacutechanceteacute (πονηρία) non neacutecessaire avait drsquoailleurs eacuteteacute mentionneacutee preacuteceacutedemment dans

la section du traiteacute portant sur les caractegraveres (cf 1454a27)

La pertinence de ce lien entre la meacutechanceteacute de Meacuteneacutelas et lrsquoexpression βλαβερόν est

pourtant rien moins qursquoeacutevidente Mecircme en admettant que la laquo bonteacute raquo le premier des quatre

critegraveres que donne Aristote pour la construction des caractegraveres du genre noble soit suffisamment

importante pour justifier que la violation de ce critegravere figure au nombre de la liste finale

drsquoobjections du chapitre 25 il reste que lrsquousage du terme laquo nuisible raquo serait pour le moins

inapproprieacute pour exprimer une telle enfreinte

De plus si lrsquoon compare le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique aux fragments des Questions

homeacuteriques drsquoAristote on constate que le terme blaberon convient particuliegraverement bien agrave un

528 Cette traduction (ou un eacutequivalent) est notamment adopteacutee par Twining 1812 202 (laquo of immoral tendency raquo) Carroll 1895 21 Bywater 1909 89 (laquo corrupting raquo) Butcher 1911 107 Hardy 1961 73 (laquo (inutilement) meacutechant raquo) Rosenmeyer 1974 252 (laquo vicious raquo) Halliwell 1987 63 Janko 1987 152 (traduit par laquo harmful raquo mais lrsquoidentifie avec laquo wickedness raquo dans son commentaire) Schmitt 2008 40 (laquo absichtlich Boumlses raquo) La traduction qui se trouve chez De Montmollin 1951 100 (laquo blacircmables raquo) ne permet pas de deacuteterminer ce qui est particuliegraverement laquo blacircmable raquo dans τὸ βλαβερόν puisque lrsquoideacutee de laquo blacircme raquo est deacutejagrave exprimeacutee dans le mot ἐπιτιmicroήmicroατα

290

grand nombre de zecirctecircmata dont la teneur consiste agrave deacutenoncer le caractegravere imprudent malaviseacute ou

stupide des actions drsquoun personnage Sur les trente-huit fragments conserveacutes les dix suivants

entrent dans cette cateacutegorie (je paraphrase en explicitant le sens exact des zecirctecircmata plutocirct que de

donner une traduction exacte)

bull fr 142 sur lrsquoeacutepisode iliadique (273-210) anciennement intituleacute laquo Le test drsquoAgamemnon raquo

(Διάπειρα) Pourquoi Agamemnon a-t-il testeacute son armeacutee drsquoune faccedilon telle que crsquoest de peu

qursquoil ne srsquoest produit lrsquoinverse de ce qursquoil souhaitait (ὀλίγου τὰ ἐναντία συμβῆναι ἢ

ἐβουλεύετο) Solutions Le poegravete veut introduire des dangers dans son poegraveme ou alors

Agamemnon avait de bonnes raisons de proceacuteder ainsi (voir supra sous-section c))

bull fr 151 sur le choix de Pandare par Atheacutena en Il 488 Pourquoi Atheacutena a-t-elle choisi un allieacute

au lieu drsquoun Troyen pour violer les serments Un compatriote drsquoAlexandre aurait eacuteteacute un

meilleur choix puisqursquoil aurait encore davantage souhaiteacute lui faire plaisir (κεχαρισμένος ἄν

τις ἐγένετο Ἀλεξάνδρῳ μᾶλλον εἰ τῶν οἰκείων ἦν) ndash et aurait donc plus facilement satisfait le

voeu drsquoAtheacutena Solution Les Troyens deacutetestaient Pacircris et Pandare eacutetait un homme avare et

parjure

bull fr 157 sur les paroles drsquoAjax agrave Hector en Il 7226-32 Pourquoi Ajax a-t-il parleacute agrave Hector de

la colegravere drsquoAchille Il nrsquoy en avait nulle neacutecessiteacute et un homme senseacute (οὐδὲ φρονίμου

ἀνδρὸς) ne reacutevegravele pas ses faiblesses agrave ses ennemis Solution Ajax ne voulait pas qursquoHector

croit qursquoAchille srsquoeacutetait retireacute par peur et souhaitait lrsquoavertir de la preacutesence drsquoautres guerriers

puissants529

bull fr 159 ad Il 10194 Pourquoi les geacuteneacuteraux deacutelibegraverent-ils agrave lrsquoexteacuterieur des remparts lors de

leur conseil nocturne alors qursquoils peuvent tregraves bien le faire agrave lrsquointeacuterieur en toute seacutecuriteacute (ἐξὸν

ἐντὸς τοῦ τείχους ἐν ἀσφαλεῖ) Solution Il eacutetait improbable que les Troyens fassent un

assaut nocturne puisqursquoils eacutetaient en bonne posture de plus les Grecs srsquoapprecirctaient agrave envoyer

des espions dans le camp ennemi donc il eacutetait normal qursquoils consentent agrave srsquoavancer un peu

529 Cf Plutarque (Quomodo adul 30b) qui fait reacutefeacuterence agrave ce passage en soulignant que les paroles drsquoAjax sont laquo utiles raquo (χρησίμως) laquo Il deacuteclare ainsi qursquoil nrsquoest lui-mecircme ni le seul ni le plus brave agrave se deacutefendre mais que beaucoup drsquoautres en sont tout comme lui capables raquo

291

bull fr 160 ad Il 10153 La position des lances planteacutees dans le sol par leur pointe semble mal

choisie (φαύλη) En effet il est bien connu qursquoil suffit qursquoune seule lance tombe pour creacuteer en

pleine nuit la confusion geacuteneacuterale dans le camp Solution Cette faccedilon de faire eacutetait pratiqueacutee

historiquement (ie il ne srsquoagit pas drsquoune invention maladroite du poegravete)

bull fr 145 ad Il 2305-29 Pourquoi Calchas se borne-t-il agrave fournir une explication de cette seule

partie du preacutesage ougrave les oiseaux sont deacutevoreacutes par le serpent sans piper mot de la peacutetrification

subseacutequente de ce dernier ndash ce qui repreacutesente pourtant un authentique prodige De plus dans

lrsquoeacuteventualiteacute ougrave la peacutetrification serait un symbole du retour de lrsquoarmeacutee grecque en terre natale

Calchas srsquoaveacutererait ridicule de ne pas les preacutevenir du fait que selon les signes ils ne

reviendraient jamais Solution Les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification (la guerre)

srsquoeacutetaient deacutejagrave produits et ne neacutecessitaient plus drsquointerpreacutetation

bull fr 173 ad Od 9345 Pourquoi Ulysse reacutevegravele-t-il aux Pheacuteaciens qursquoil a aveugleacute Polyphegraveme

consideacuterant que les Pheacuteaciens tout comme Polyphegraveme sont des descendants de Poseacuteidon 530

Solution Ulysse savait que les Pheacuteaciens eacutetaient ennemis des Cyclopes

bull fr 174 ad Od 9525 Pourquoi Ulysse deacutemontre-t-il un meacutepris aussi insenseacute (ἀνοήτως) envers

Poseacuteidon lorsqursquoil insulte le cyclope affirmant que pas mecircme Poseacuteidon ne pourra gueacuterir son

oeil Solution Il veut dire non pas que Poseacuteidon sera incapable de le gueacuterir mais qursquoil ne le

souhaitera pas

bull fr 178 ad Od 23337 Pourquoi Ulysse refuse-t-il lrsquooffre de Calypso de le rendre immortel

Solution Il sait que les personnes amoureuses font beaucoup de promesses impossibles De

plus il rapporte cet eacuteveacutenement aux Pheacuteaciens afin de gagner leur sympathie et srsquoassurer leur

aide pour son retour

bull fr 176 ad Od 16188 Pourquoi Ulysse ne reacutevegravele-t-il pas immeacutediatement son identiteacute agrave

Peacuteneacutelope comme il le fait avec son fils et ses serviteurs bien que sa femme eacutetant adulte et

amoureuse de lui pourrait lrsquoaider elle aussi Solution Il craignait que Peacuteneacutelope ne trahisse

involontairement son identiteacute

530 Le texte de ce fragment est citeacute et discuteacute plus longuement infra

292

Ces problegravemes consistent dans tous les cas agrave signaler le caractegravere nuisible ou tout au moins

inutile des gestes drsquoun personnage relativement agrave son inteacuterecirct personnel ou bien agrave celui de ses

proches Bien qursquoil ne figure pas dans ces textes il mrsquoapparaicirct que le terme βλαβερόν pourrait

rendre tregraves adeacutequatement cette ideacutee de laquo contre-productiviteacute raquo impliqueacutee dans ces fragments Le

sens habituel de ce mot dans le reste de lrsquoœuvre drsquoAristote nrsquoest drsquoailleurs pas moralement

nuisible mais simplement nuisible (par contraste avec συμφέρον utile) eu eacutegard agrave lrsquointeacuterecirct drsquoune

personne deacutetermineacutee531

Si les ἐπιτιμήματα ὡς βλαβερά dont parle Aristote renvoient aux objections qui donnent lieu

agrave cette cateacutegorie de zecirctecircma ces objections seraient donc lrsquoexpression de la perplexiteacute des lecteurs

anciens devant ce qui devait leur apparaicirctre comme des actions incompreacutehensibles de la part de

certains personnages Cette perplexiteacute srsquoexplique par une particulariteacute propre aux consommateurs

de litteacuterature anciens ceux-ci semblent en effet entretenir le preacutejugeacute selon lequel les personnages

de fiction du moins ceux des genres laquo seacuterieux raquo possegravedent invariablement un sens aigu de leur

inteacuterecirct personnel ainsi qursquoune intelligence instrumentale proportionnellement adapteacutee pour le

satisfaire Ceci permet de rendre compte de la freacutequence avec laquelle les critiques anciens

deacutemontrent une reacuteaction naiumlve face agrave une scegravene preacutesentant un personnage qui agit drsquoune faccedilon

inconsideacutereacutee dangereuse ou tout simplement inefficace

Cette naiumlveteacute est le reacutesultat de lrsquoapproche quelque peu triviale532 que les lecteurs anciens

appliquent geacuteneacuteralement au monde poeacutetique et qui les conduit agrave comparer les deacutecisions et les

gestes des personnages avec ce qursquoeux-mecircmes ou tout autre personne raisonnable feraient en

pareille situation De plus eacutetant donneacute le statut heacuteroiumlque ou divin des personnages dans le genre

eacutepique les attentes des lecteurs agrave lrsquoeacutegard de la sagaciteacute de ces personnages sont drsquoautant plus

eacuteleveacutees Cela est vrai du moins pour les personnages drsquoorigine grecque dont la supeacuterioriteacute sur les

barbares constitue une autre preacutesupposition partageacutee par les lecteurs anciens533 Par exemple

Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste preacutesente lrsquoargument suivant agrave lrsquoappui de son hypothegravese selon laquelle les

eacuteveacutenements conteacutes dans lrsquoIliade se deacuteroulent en eacuteteacute

531 Cf Bouchard 2010 335 n59 pour quelques exemples

532 Cf Nuumlnlist 2009 14 252-3

533 Cf Plut Quomodo adul 29d-e Nuumlnlist 2009 13

293

Et comment admettre que tous les allieacutes accourus pregraves des Troyens fussent assez aventureux (ῥιψοκίνδυνος) pour venir agrave la mauvaise saison se mettre en ligne contre lrsquoennemi surtout au pied de lrsquoIda montagne au climat rigoureux qui donne naissance agrave des riviegraveres infranchissables [hellip] Supposons mecircme que les Barbares par inconscience aient pu choisir de faire ce qui eacutetait contre-indiqueacute (τὸ ἀσύμφορον) mais les Grecs drsquoune intelligence supeacuterieure en tous domaines comment se fait-il qursquoils choisissent les meilleurs drsquoentre eux pour les envoyer de nuit en observation Lrsquoavantage escompteacute en cas de reacuteussite serait-il donc assez important pour compenser la perte (βλάβη) encourue en cas drsquoeacutechec Crsquoest qursquoune simple chute de neige et une grosse pluie drsquoorage auraient pu facilement submerger les deux eacuteclaireurs (All 97-10)

Un autre exemple particuliegraverement probant est offert par le texte suivant drsquoHeacuteraclide du Pont

tireacute de ses Questions homeacuteriques

ἑκατὸν δέκα καὶ ὀκτὼ σχεδὸν τῶν ἁπάντων ὄντων μνηστήρων ἀπὸ τούτων δὲ ἐκ τῆς  Ἰθάκης laquo δυοκαίδεκα πάντες ἄριστοι raquo ῥηθέντων ζητεῖ Ἡρακλείδης πῶς ὁ Τηλέμαχος κατασμικρύνει ἐν τῇ δημηγορίᾳ συστέλλων τὸ πλῆθος εἰς μόνους τοὺς Ἰθακησίους τί γάρ φησι laquo μητέρι μοι μνηστῆρες ἐπέχραον οὐκ ἐθελούσῃ τῶν ἀνδρῶν φίλοι υἷες οἳ ἐνθάδε γ εἰσὶν ἄριστοι raquomiddot τὸ γὰρ πολὺ φορτίον τῆς μνηστείας περιῄρηκε συστείλας τὸ πλῆθος εἰς τοὺς ἐνθάδε τοὺς ὄντας ἐλάχιστον μέρος τοῦ παντὸς πλήθους

αἰτιᾶται ὁ Ἡρακλείδης καὶ τὸ τῆς Τηλεμάχου δημηγορίας ἀνοικονόμητον δέον γὰρ φησὶν ἀξιοῦν καὶ ἱκετεύειν συνάρασθαι αὐτῷ πρὸς τὴν τῶν μνηστήρων τοῦ οἴκου ἀπαλλαγήν ὁ δὲ ἐπιπλήσσει λέγων laquo οὐ γὰρ ἔτ ἀνσχετὰ ἔργα τετεύχαται οὐδrsquo ἔτι καλῶς οἶκος ἐμὸς διόλωλε raquo καὶ τὸ ὅτι [εἰ] μὴ πάρεστιν ὁ πατὴρ ταῦτα πάσχειν dagger ἐπανατεινόμενος dagger laquo οὐ γὰρ ἔπrsquo ἀνὴρ οἷος Ὀδυσσεὺς ἔσκεν ἀρὴν ἀπὸ οἴκου ἀμῦναι ἡμεῖς δ οὔ νύ τοι τοῖοι ἀμυνέμεν raquo καὶ ἔτι πικροτέρου πρὸς τοὺς Ἰθακησίους ὄντος τοῦ λόγου καὶ τὴν ἀπειλήνmiddot laquo ἄλλους τ αἰδέσθητε raquo φησὶ laquo περικτίονας ἀνθρώπους θεῶν δ ὑποδείσατε μῆνιν raquo

Compte tenu que les preacutetendants sont au total au nombre approximatif de cent dix-huit et que parmi eux il est dit que laquo douze tous excellents raquo (Od 16251) viennent drsquoIthaque Heacuteraclide recherche les raisons pour lesquelles Teacuteleacutemaque dans son discours devant lrsquoassembeacutee en reacuteduit le nombre se limitant aux seuls Ithaquiens Que dit-il en effet laquo Je vois ici des gens de nos gens les plus nobles dont les chers fils srsquoacharnent agrave poursuivre ma megravere malgreacute tous ses refus raquo (250-1) Ainsi il a supprimeacute la plus grande part du fardeau que constitue la poursuite des preacutetendants en se limitant au nombre de ceux qui sont preacutesents qui formaient la plus petite partie de lrsquoensemble du groupe [hellip]

Heacuteraclide blacircme aussi la mauvaise organisation du discours de Teacuteleacutemaque devant lrsquoassembleacutee Car il fallait dit-il preacutesenter une requecircte et supplier pour qursquoon lrsquoaide agrave sortir les preacutetendants de sa maison mais lui les reacuteprimande en disant laquo car il est survenu des faits intoleacuterables qui dans le deacuteshonneur font crouler ma maison raquo (263-4) ltHeacuteraclide lui reproche aussi le fait qursquoil dise quegt parce que son pegravere est absent il souffre que [texte corrompu] laquo et pas un homme ici de la valeur drsquoUlysse pour deacutefendre mon toit Je ne suis pas encore en acircge de lutter raquo (258-60) Et lorsque le discours aux Ithaquiens devient encore plus acircpre ltHeacuteraclide blacircmegt aussi la menace laquo Ne rougirez-vous pas devant tous nos voisins les peuples drsquoalentour Ah craignez le courroux des dieux raquo (265-6] raquo (Heraclid Pont fr 101-102 Schuumltrumpf = Porph QHO 265-12 et 274-13 Schrader)

294

La premiegravere partie du passage paraicirct drsquoabord vouloir deacutenoncer le fait que Teacuteleacutemaque deacuteroge agrave

un principe eacuteleacutementaire de la rheacutetorique judiciaire qui veut que le plaignant exacerbe au

maximum les torts qursquoil a subis534 en laquo reacuteduisant le fardeau raquo que lui impose le harcegravelement des

preacutetendants il diminue inutilement lrsquoampleur de ses dommages et du mecircme coup la sympathie

qursquoil peut espeacuterer obtenir de ses auditeurs La seconde partie du passage comporte encore

davantage de traces drsquoune influence rheacutetorique agrave commencer par le reproche de

laquo deacutesorganisation raquo (ἀνοικονόμητον) Alors que les termes relatifs agrave lrsquooikonomia concernent

habituellement dans le cadre de la critique poeacutetique des questions telles que la seacutequence et la

motivation narrative des eacuteveacutenements 535 lrsquooccurrence preacutesente semble plutocirct deacutesigner la

neacutegligence du kairos dont Teacuteleacutemaque se rend coupable dans son discours et lrsquoeacutemoussement

reacutesultant de son effet persuasif De plus Heacuteraclide deacutesigne par ἀνοικονόμητον une tare

autrement plus grave que ce que le terme veacutehicule habituellement dans la theacuteorie rheacutetorique

traditionnelle536 En effet loin drsquoavoir simplement organiseacute son discours dans un ordre brouillon

Teacuteleacutemaque a carreacutement choisi un genre de discours inadapteacute agrave la situation puisqursquoil prononce un

blacircme accompagneacute de menace au lieu de la supplication qui en lrsquooccurrence lrsquoaurait mieux

servi537

Certains indices permettent de croire que les grammairiens drsquoAlexandrie partagent la

suspicion des Peacuteripateacuteticiens agrave lrsquoendroit des passages poeacutetiques preacutesentant des comportements

invraisemblablement nuisibles de certains personnages En particulier on ne peut certainement

pas consideacuterer comme un hasard le fait qursquoAristophane de Byzance ait proposeacute drsquoajouter les vers

534 Cf [Arist] Rh Al 44

535 Ce terme-cleacute de la critique litteacuteraire ancienne nrsquoest employeacutee qursquoune seule fois (sous forme verbale) dans la Poeacutetique drsquoAristote pour deacutecrire le laquo mauvais arrangement raquo geacuteneacuteral des trageacutedies drsquoEuripide Il est remarquable que cette faiblesse nrsquoempecircche pas ce dernier drsquoecirctre laquo le plus tragique raquo des poegravetes ὁ Εὐριπίδης εἰ καὶ τὰ ἄλλα μὴ εὖ οἰκονομεῖ ἀλλὰ τραγικώτατός γε τῶν ποιητῶν φαίνεται Cette seule occurrence est trop vague pour que lrsquoon puisse deacuteterminer avec exactitude ce qursquoAristote entend par οἰκονομεῖν au sens litteacuteraire (cf Meijering 1987 135)

536 Selon Denys drsquoHalicarnasse (Dem 51) les laquo anciens rheacuteteurs raquo appelaient laquo arrangement raquo (οἰκονομία) le laquo deacuteploiement raquo (χρῆσις) du mateacuteriau choisi comme sujet du discours Quoique lrsquousage exact du terme οἰκονομία varie drsquoun auteur agrave lrsquoautre le sens est toujours agrave peu pregraves celui drsquoorganisation par opposition avec le choix du sujet (εὕρεσις) et peut inclure ou non lrsquoaspect stylistique

537 La source de ce zecirctecircma (Porphyre) ne nous a pas transmis de solution attribueacutee agrave Heacuteraclide mais il est concevable que ce dernier ait originellement proposeacute la solution suivante il est normal qursquoHomegravere attribue un discours maladroit agrave un personnage jeune et inexpeacuterimenteacute comme Teacuteleacutemaque (cf Heath 2009 261) Porphyre quant agrave lui choisit plutocirct de deacutefendre la valeur technique du discours de Teacuteleacutemaque

295

suivants agrave la suite de Od 251 soit agrave cet endroit mecircme ougrave Heacuteraclide avait deacutenonceacute le caractegravere

contre-productif de la limitation que fait Teacuteleacutemaque du groupe des preacutetendants de sa megravere aux

seuls Ithaquiens

Ἀριστοφάνης προστίθησιν laquo ἄλλοι θ οἳ νήσοισιν ἐπικρατέουσιν ἄριστοι Δουλιχίῳ τε Σάμῃ τε καὶ ὑλήεντι Ζακύνθῳ raquo οὐκ ὀρθῶςmiddot περὶ γὰρ τῶν ἐν Ἰθάκῃ φροντίζει μόνων οὓς ἀπελάσας οὐκ ἂν ἐφρόντισε τῶν λοιπῶν

Aristophane ajoute538 [scil agrave la suite de laquo Les fils des hommes qui sont ici les meilleurs raquo] laquo et tous les autres nobles qui regravegnent sur les icircles Doulichion Sameacute et Zakynthos boiseacute raquo Mais cela est incorrect car Teacuteleacutemaque a uniquement agrave lrsquoesprit les gens drsquoIthaque Srsquoil avait chasseacute ces derniers il nrsquoaurait eu aucun souci des autres (schol DHMa Od 251e Did)

Selon toute vraisemblance crsquoest en reacuteaction agrave la critique drsquoHeacuteraclide qursquoAristophane aura

proposeacute cette version du passage539 laquelle supprime le problegraveme constitueacute par le caractegravere

nuisible drsquoun deacutetail particulier du discours de Teacuteleacutemaque

Les exemples de ce type qui pourraient ecirctre multiplieacutes deacutemontrent que les lecteurs anciens

avaient une perception sensible des fins et des moyens agrave la disposition des personnages poeacutetiques

auxquels ils srsquoidentifiaient facilement Par ailleurs le fait que la conduite drsquoUlysse soit preacutesenteacutee

comme causant problegraveme dans quatre des dix zecirctecircmata aristoteacuteliciens citeacutes ci-haut est tout agrave fait

reacuteveacutelateur Ulysse est en effet une figure paradigmatique drsquointelligence et de prudence de la part

de qui lrsquoon est en droit de srsquoattendre agrave un comportement aviseacute

En ce qui a trait au problegraveme du refus de lrsquoimmortaliteacute par Ulysse et du rapport qursquoil fait

ensuite de cet eacuteveacutenement aux Pheacuteaciens il est inteacuteressant de noter que lrsquoexplication drsquoAristote

qui fait appel aux qualiteacutes strateacutegiques drsquoUlysse dans ce contexte semble avoir inspireacute son

disciple Meacutegaclide celui-ci preacutesente une interpreacutetation semblable des vers ceacutelegravebres ougrave Ulysse

prononce un eacuteloge du plaisir affirmant notamment que laquo la plus belle des vies raquo consiste agrave

eacutecouter un aegravede chanter devant des assiettes et des coupes bien pleines (Od 95-11)

ὁ δὲ Μεγακλείδης φησὶ τὸν Ὀδυσσέα καθομιλοῦντα τοῖς καιροῖς ὑπὲρ τοῦ δοκεῖν ὁμοήθη τοῖς Φαίαξιν εἶναι τὸ ἁβροδίαιτον αὐτῶν ἀσπάζεσθαι προπυθόμενον τοῦ Ἀλκίνουmiddot αἰεὶ δ

538 Comme beaucoup drsquoautres termes utiliseacutes dans les scholies le verbe προστιθέναι a un sens irreacutemeacutediablement impreacutecis et peut ici tout aussi bien signifier laquo lire en outre raquo (ie dans une version diffeacuterente du texte) que laquo suppleacutementer raquo (par une conjecture personnelle) en lrsquooccurrence la conjecture consisterait ici agrave laquo importer raquo deux vers qui se trouvent au premier chant du poegraveme (1245-6) ce qui pourrait aussi ecirctre le sens approprieacute agrave donner au verbe

539 Cf Pontani 2007 comm ad loc

296

ἡμῖν δαίς τε φίλη κίθαρίς τε χοροί τε εἵματά τ ἐξημοιβὰ λοετρά τε θερμὰ καὶ εὐναί μόνως γὰρ οὕτως ᾠήθη ὧν ἤλπιζεν μὴ ἂν διαμαρτεῖν

Meacutegaclide affirme qursquoUlysse srsquoadaptait agrave la situation afin de sembler partager les inclinations des Pheacuteaciens lorsqursquoil louait leur mode de vie agreacuteable parce qursquoil avait entendu plus tocirct Alcinoos dire laquo Pour nous en tout temps rien ne vaut le festin la cithare et la danse le linge toujours frais les bains chauds et lrsquoamour raquo (Od 8248-9) Car il croyait que crsquoeacutetait le seul moyen de ne pas ecirctre frustreacute de ce qursquoil espeacuterait drsquoeux (fr 9 Janko = Ath 12513b-c)

Quelques lignes plus loin le texte drsquoAtheacuteneacutee reacutevegravele que les paroles drsquoUlysse qui eacutetaient fort

souvent discuteacutees par les Anciens eacutetaient notamment lrsquoobjet drsquoun deacutebat autour de la question de

la position personnelle du poegravete par rapport agrave elles Atheacuteneacutee rapporte en effet peu apregraves la

citation de Meacutegaclide qursquolaquo il y en a qui disent que cela [scil lrsquoeacuteloge du plaisir] repreacutesente

lrsquoopinion drsquoHomegravere puisqursquoil place souvent la vie centreacutee sur le plaisir au-dessus de la vie

seacuterieuse raquo540 (suivent des citations homeacuteriques tireacutees du texte du narrateur et du discours de

divers personnages) Par contraste avec ces individus (au nombre desquels Atheacuteneacutee compte

apparemment Eacutepicure cf 513a) Meacutegaclide se positionne donc dans la droite ligne

peacuteripateacuteticienne en attribuant la paterniteacute des paroles drsquoUlysse agrave nul autre qursquoUlysse deacutemontrant

comme lrsquoavait fait Aristote combien elles sont adapteacutees agrave la rouerie typique du personnage

Par ailleurs Meacutegaclide offre un exemple suppleacutementaire agrave lrsquoappui de lrsquointerpreacutetation offerte

ici du terme βλαβερόν dans la Poeacutetique drsquoAristote Voici en effet lrsquoavis qursquoon lui rapporte sur le

poegraveme pseudo-heacutesiodique intituleacute le Bouclier dont lrsquoauthenticiteacute eacutetait deacutejagrave discuteacutee par les

Anciens

Μεγακλείδης ὁ Ἀθηναῖος γνήσιον μὲν οἶδε τὸ ποίημα ἄλλως δὲ ἐπιτιμᾷ τῷ Ἡσιόδῳ ἄλογον γάρ φησι ποιεῖν ὅπλα Ἥφαιστον τοῖς τῆς μητρὸς ἐχθροῖς

Meacutegaclide lrsquoAtheacutenien croit que ce poegraveme est authentique et en outre il critique Heacutesiode car dit-il il est absurde qursquoHeacutephaiumlstos fabrique une armure pour des ennemis de sa megravere (fr 7 Janko = Hyp [Hes] I Scut)

Ici comme dans les exemples aristoteacuteliciens examineacutes ci-haut crsquoest le caractegravere

auto-dommageable de lrsquoaction du personnage qui fait lrsquoobjet de la critique (ἐπιτιμᾷ) de

Meacutegaclide

540 Ath 513d εἰσὶ δ οἵ φασι ταύτης εἶναι τῆς γνώμης τὸν Ὅμηρον προτάττοντα τοῦ σπουδαίου βίου πολλάκις τὸν καθ ἡδονήν Dans le Concours entre Homegravere et Heacutesiode (sect7) Homegravere lui-mecircme prononce les vers Od 96-11 en reacuteponse agrave la question drsquoHeacutesiode laquo Quelle est la plus belle chose pour les mortels raquo La tradition biographique ancienne amalgame geacuteneacuteralement la vie du poegravete et son œuvre cf Lefkowitz 1981

297

Par contraste avec la liste de zecirctecircmata preacutesenteacutee ci-haut il ne se trouve que trois fragments

zeacuteteacutematiques drsquoAristote qui peuvent sans lrsquoombre drsquoun doute ecirctre consideacutereacutes comme rapportant

des objections agrave saveur morale Il srsquoagit des suivants

bull fr 150 sur le fait que le personnage de Pacircris est laquo miseacuterable raquo (ἄθλιον) et laquo irreacutecupeacuterable raquo

(ἀσώτως διακεῖσθαι)

bull fr 165 sur la preacutetendue veacutenaliteacute drsquoAgamemnon qui a accepteacute une jument drsquoun de ses sujets en

eacutechange de lrsquoexemption de ce dernier de la laquo conscription raquo imposeacutee en vue de lrsquoexpeacutedition

troyenne

bull fr 166 sur le comportement drsquoAchille qui tire le cadavre drsquoHector laquo contre les lois eacutetablies raquo

(παρὰ τὰ νενομισμένα)

Il est eacutegalement possible que la citation que fait Aristote (Poet 251461a21 cf Soph el

166b6-9) drsquoune solution grammaticale fournie par un certain Hippias de Thasos qui aurait

suggeacutereacute de changer δίδομεν pour διδόμεν en Il 215 fasse reacutefeacuterence agrave un problegraveme de nature

morale en effet le changement pour la forme paroxytone un infinitif eacuteolien agrave valeur impeacuterative

fait en sorte que Zeus ne prononce pas agrave la premiegravere personne les mots trompeurs promettant une

victoire factice agrave Agamemnon

En plus de ces trois fragments H Hintenlang dans son eacutetude approfondie des Questions

homeacuteriques541 drsquoAristote compte les fragments 143 155 et 174 au nombre de ceux qui

traduisent une preacuteoccupation envers la laquo moraliteacute raquo (Sittlichkeit) de certaines actions Ce

classement est toutefois le reacutesultat drsquoune meacuteprise sur le sens preacutecis agrave attacher agrave ces textes Dans le

cas du fragment 143 Aristote se contente de rejeter le caractegravere apparemment laquo inapproprieacute raquo

(ἀπρεπές) du comportement drsquoUlysse qui traverse le camp des Acheacuteens agrave la course vecirctu de sa

seule tunique ayant retireacute son manteau Il nrsquoy a pas de doute que cette occurrence du terme

ἀπρεπές doit ecirctre ici interpreacuteteacutee au sens technique de laquo incompatible avec le personnage ou la

situation raquo542 et non en un sens moral Le fragment 155 qui porte sur le passage ceacutelegravebre de

lrsquoeacutechange drsquoarmures entre Glaucon et Diomegravede se propose de solutionner lrsquoapparente

541 Hintenlang 1961 95-105

542 Voir lagrave-dessus Pohlenz 1965 [1933]

298

incoheacuterence que preacutesente le jugement exprimeacute par le narrateur qui commente ironiquement la

stupiditeacute de Glaucon par rapport au geste pourtant empreint de noblesse de ce dernier Enfin le

fragment 174 traite du risque invraisemblable que prend Ulysse en insultant Poseacuteidon

(consideacuterant que ce dernier le poursuivra ensuite de sa colegravere) et non de lrsquoimpieacuteteacute eacuteventuelle de

ces insultes

Les problegravemes homeacuteriques centreacutes sur des actions nuisibles des personnages apparaissent donc

beaucoup plus importants aux yeux drsquoAristote que ceux qui concernent des questions morales et

il est drsquoautant plus probable que les critiques ὡς βλαβερά doivent ecirctre comprises comme se

reacutefeacuterant au caractegravere nuisible drsquoun point de vue narratif crsquoest-agrave-dire interne Ce genre drsquoobjection

exige eacutevidemment de la part du critique une implication profonde agrave lrsquointeacuterieur des rouages

psychologiques des personnages dont il croit percevoir mieux qursquoeux-mecircmes les deacutesirs et les

aspirations Mais cette importance accordeacutee agrave la cateacutegorie des βλαβερά traduit eacutegalement un

aspect fondamental de la fiction dont lrsquointeacuterecirct repose souvent sur la preacutesence drsquoeacuteveacutenements aptes

agrave provoquer lrsquoexcitation du public Ces eacuteveacutenements pouvant difficilement ecirctre provoqueacutes par des

agents agrave la conduite parfaitement rationnelle et preacutevisible le poegravete a tout inteacuterecirct agrave priver ses

personnages fussent-ils laquo supeacuterieurs raquo de lrsquoinfaillibiliteacute totale

Les critiques ὡς βλαβερά reposent donc sur lrsquoincompatibiliteacute entre les objectifs artistiques du

poegravete ndash introduire des eacuteveacutenements inteacuteressants ou excitants ndash et les motivations internes ainsi que

les qualiteacutes morales et intellectuelles des personnages Le fragment 142 examineacute dans une

section preacuteceacutedente (sur la Διάπειρα) en est un exemple particuliegraverement clair afin drsquointroduire

un eacutepisode laquo dangereux raquo dans son poegraveme Homegravere fait en sorte qursquoAgamemnon agisse drsquoune

faccedilon telle que se produise le contraire de ce qursquoil souhaitait Le mecircme genre de raisonnement

semble ecirctre agrave lrsquoœuvre dans le passage suivant qui porte sur les eacuteveacutenements singuliers du livre 6

de lrsquoIliade (lequel se deacuteroule en grande part agrave lrsquointeacuterieur des murs de Troie)

ἀποροῦσιν ἐπὶ τῇ ἀποστάσει Ἕκτορός τινες τῇ εἰς τὴν πόλιν γεγονυίᾳ πάσης οὕτως τῆς ῥοπῆς τῶν πραγμάτων παρὰ τοῖς Ἕλλησιν οὔσης δυνάμενος ὁ Ἕκτωρ καὶ ἄλλον ἀποστέλλειν πρὸς τὴν μητέρα ἵνα εὔξηται καὶ τὰς ἄλλας εἰς τοῦτο παρακαλέσῃ οὐ ποιεῖ τοῦτο ἀλλ αὐτὸς ἄπεισιν οἱ μέν φασιν ὅπως τῇ γυναικὶ διαλεχθῇ τοῦτο τὸν ποιητὴν οἰκονομῆσαι οἱ δὲ τοῦτο μὲν ἄλλως φασὶν ἐπακολουθῆσαι προηγούμενον δὲ ἰδεῖν ὡς εὔλογον εἶναι ἀπαίτησιν

Certains srsquointerrogent sur le fait qursquoHector quitte le combat pour se rendre agrave la ville Αlors que tout le poids de la balance penchait ainsi en faveur des Grecs Hector aurait pu envoyer quelqursquoun

299

drsquoautre aupregraves de sa megravere afin qursquoelle adresse des priegraveres et qursquoelle incite les autres femmes agrave le faire Mais au lieu de faire cela il y va lui-mecircme

Certains disent que le poegravete a arrangeacute cela afin qursquoHector ait sa conversation avec sa femme Drsquoautres donnent une explication diffeacuterente agrave savoir qursquoHector a obeacutei [scil aux conseils drsquoHeacuteleacutenos] ayant vu que sa demande qursquoil prenne les devants eacutetait raisonnable (Porph QHI ad 6113 1-3 MacPhail)

Devant la deacutecision apparemment contre-productive drsquoHector de quitter le champ de bataille au

moment ougrave on a particuliegraverement besoin de lui deux possibiliteacutes drsquoexplication de nature opposeacutee

srsquooffrent justifier le bien-fondeacute (εὔλογον) de cette deacutecision pour le personnage (solution

interne) ou alors reacuteveacuteler les motivations extra-narratives du poegravete soit son deacutesir de composer la

scegravene entre Hector et Andromaque (une scegravene dont le caractegravere exceptionnel eacutetait reconnu par les

Anciens)

Chapitre 6 Deacuteveloppements peacuteripateacuteticiens

Ce chapitre sera consacreacute agrave quelques figures de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne qui ont probleacutematiseacute

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre la place du poegravete ou du narrateur au sein de son œuvre

Section (i) Praxiphane et le proegraveme des Travaux et les jours

La prescription aristoteacutelicienne examineacutee au chapitre preacuteceacutedent qui stipule que le poegravete doit

parler au minimum en son propre nom srsquoil veut que son œuvre soit authentiquement mimeacutetique

se retrouve sous forme implicite derriegravere le texte suivant qui rapporte lrsquoopinion de Praxiphane et

drsquoAristarque agrave propos de lrsquoauthenticiteacute des dix premiers vers du poegraveme heacutesiodique Les Travaux et

les jours

Ὅτι δὲ τὸ προοίμιόν τινες διέγραψαν ὥσπερ ἄλλοι τε καὶ Ἀρίσταρχος ὀβελίζων τοὺς στίχους καὶ Πραξιφάνης ὁ τοῦ Θεοφράστου μαθητής μηδὲ τοῦτο ἀγνοῶμενmiddot οὗτος μέντοι καὶ ἐντυχεῖν φησιν ἀπροοιμιάστῳ τῷ βιβλίῳ καὶ ἀρχομένῳ χωρὶς τῆς ἐπικλήσεως τῶν Μουσῶν ἐντεῦθεν laquo οὐκ ἄρα μοῦνον ἔην ἐρίδων γένος raquomiddot

καὶ γὰρ τοῦτο πρέπον ἦν ὡς ἔοικεν ἀνδρὶ γράφειν ἄνευ σκηνῆς ποιητικῆς ἐγχειροῦντι καὶ πρὸ θυρῶν ὄγκον ltοὐκgt543 ἐπιδεικνυμένῳ περιττόν ἐπάγεται δέ τινας καὶ τὸ μὴ ἀπὸ τοῦ Ἑλικῶνος λαβεῖν Βοιωτὸν ὄντα τὰς Μούσας ὥσπερ ἐν τῇ Θεογονίᾳ πεποίηκεν ἀλλ ἀπὸ τῆς Πιερίας εἰς τὸ μὴ προσίεσθαι τὸ προοίμιον

Ne neacutegligeons pas le fait que certains ont barreacute le proegraveme entre autres Aristarque qui a marqueacute ces vers de lrsquoobelos et Praxiphane le disciple de Theacuteophraste Ce dernier toutefois affirme aussi ecirctre tombeacute sur le livre deacutepourvu de proegraveme et deacutebutant sans lrsquoinvocation aux Muses soit agrave partir du vers laquo il nrsquoest pas qursquoune seule sorte drsquoenvie raquo (Op 11)

Et en effet cela eacutetait approprieacute agrave ce qursquoil semble pour un homme se proposant drsquoeacutecrire sans mise en scegravene poeacutetique et nrsquoaffichant pas une graviteacute superflue avant de commencer Et le fait qursquoHeacutesiode un Beacuteotien ne choisisse pas comme il lrsquoa fait dans la Theacuteogonie les Muses de lrsquoHeacutelicon mais plutocirct celle de Pieacuterie en amegravene aussi certains agrave rejeter le proegraveme (schol Hes Op proleg Ac p 27-20 Pertusi)

543 oὐκ est inseacutereacute par Matelli dans son eacutedition des fragments de Praxiphane (fr 28a) lrsquoinsertion est accepteacutee par Montanari 2009a 317

301

Le texte tout juste citeacute qui correspond au fragment 28a dans lrsquoeacutedition reacutecente de Matelli

contient deux fois plus de texte que le fragment correspondant chez Wehrli qui srsquoarrecircte apregraves la

citation du vers drsquoHeacutesiode La preacutesence des termes suggestifs πρέπον et ὄγκον ainsi que diverses

autres raisons mises de lrsquoavant par Matelli544 me convainquent du bien-fondeacute de lrsquoextension

partielle du fragment (crsquoest-agrave-dire de son extension jusqursquoau mot περιττόν) Mais la derniegravere

phrase qui rapporte lrsquoargument sur lrsquoorigine des Muses invoqueacutees dans le proegraveme attribue cet

argument agrave des personnes anonymes (τινας) qui sont certainement diffeacuterentes de Praxiphane et

Aristarque (pace Matelli) Il est drsquoailleurs significatif que cet argument repose sur un eacuteleacutement qui

relegraveve de la biographie du poegravete (son lieu de naissance) ce qui repreacutesente une meacutethode opposeacutee agrave

celle des Peacuteripateacuteticiens et des Alexandrins

Suivant cette reconstruction du fragment Praxiphane aurait avanceacute deux raisons distinctes en

faveur du rejet de la paterniteacute heacutesiodique du proegraveme Drsquoune part un argument strictement

philologique soit lrsquoexistence drsquoun manuscrit ougrave ne figurait pas le proegraveme drsquoautre part un

argument stylistique soit le caractegravere inapproprieacute drsquoun proegraveme dans le type de composition

entrepris par Heacutesiode

Ce dernier argument repose en quelque sorte sur le corollaire de lrsquoaffirmation drsquoAristote au

chapitre 24 de la Poeacutetique Alors que ce dernier admet explicitement la pertinence de la preacutesence

drsquoun proegraveme au deacutebut de lrsquoeacutepopeacutee qui est un genre poeacutetique et mimeacutetique ndash un proegraveme dans

lequel le poegravete apparaicirct briegravevement in propria persona avant de srsquoeffacer derriegravere ses

personnages ndash Praxiphane rejette la preacutesence drsquoun tel proegraveme au deacutebut drsquoune composition qui ne

se veut pas mimeacutetique et dans laquelle par conseacutequent un proegraveme introduit une lourdeur inutile

Lrsquoexpression ἄνευ σκηνῆς ποιητικῆς traduite ci-haut par laquo sans mise en scegravene poeacutetique raquo

constitue eacutevidemment une meacutetaphore pour lrsquoespegravece dramatique545 qui agrave son tour deacutesigne

souvent par synecdoque le genre mimeacutetique au complet Crsquoest donc en vertu de la nature non

544 Cf Matelli 2009 33-38

545 Contra Matelli 2009 33 qui interpregravete la σκηνὴ ποιητική comme laquo la metafora dellrsquoinganno scenico usata [hellip] per esprimere lrsquoidea dellrsquoartificiositagrave propria della poesia raquo Dans le contexte ce nrsquoest pas lrsquoillusion mais plutocirct le caractegravere fictionnel (ie mimeacutetique) de la poeacutesie qui est mis de lrsquoavant Cf la traduction de Montanari (2009a 317) laquo without resorting to poetic fiction raquo

302

mimeacutetique du poegraveme heacutesiodique (lequel relegraveve en effet du genre didactique puisqursquoil traite de

sujets tels que lrsquoagriculture) que Praxiphane exprime cette position546

Les raisons qui drsquoautre part ont pousseacute Aristarque agrave rejeter lrsquoauthenticiteacute du proegraveme ne sont

pas mentionneacutees dans lrsquoextrait Il est fort possible547 qursquoil ait en cela simplement suivi une

tradition548 ancienne assez connue selon laquelle le proegraveme nrsquoeacutetait pas drsquoHeacutesiode Bien que la

juxtaposition de leurs deux noms dans le commentaire de Proclos soit insuffisante pour le

prouver lrsquoutilisation directe par Aristarque drsquoun eacuteventuel commentaire de Praxiphane est

eacutegalement vraisemblable549 notamment en raison de lrsquoexistence attesteacutee drsquoun deacutebat entre les deux

hommes concernant un autre problegraveme philologique (cf infra chap 7 sect (i)d)

Section (ii) Meacutethode de Chameacuteleacuteon

Les diverses figures de la tradition peacuteripateacuteticienne qui se sont inteacuteresseacutees agrave la poeacutesie sont

souvent associeacutees agrave un type drsquoenquecircte qui semble contredire lrsquoapproche aristoteacutelicienne deacutefendue

dans cette eacutetude il srsquoagit de la recherche biographique sur les grands poegravetes de la litteacuterature

classique La biographie de poegravetes est mecircme reacuteguliegraverement preacutesenteacutee comme une speacutecialiteacute

peacuteripateacuteticienne par les historiens de la litteacuterature grecque550 Or la caracteacuteristique la plus typique

de cette litteacuterature biographique ancienne consiste agrave creacuteer des parallegraveles entre des eacuteleacutements tireacutes

drsquoune œuvre poeacutetique et la vie de lrsquoauteur de cette œuvre Cette faccedilon de faire est souvent

546 Le caractegravere inapproprieacute de lrsquoinvocation aux Muses au deacutebut drsquoun traiteacute (historique en lrsquooccurrence) est eacutegalement deacutenonceacute par Lucien (Hist conscr 14) qui srsquoexclame avec ironie laquo Tu constates combien ce deacutebut est dans le ton combien il sied agrave lrsquohistoire et convient agrave ce genre litteacuteraire raquo (ὁρᾷς ὡς ἐμμελὴς ἡ ἀρχὴ καὶ περὶ πόδα τῇ ἱστορίᾳ καὶ τῷ τοιούτῳ εἴδει τῶν λόγων πρέπουσα )

547 Cf Waeschke 1874 163-4

548 Paus 9314 Crat fr 78 Broggiato [Herod] De fig 8912 Spengel

549 Cf Matelli 2009 41

550 Cf Wehrli 1944-59 IX 75 laquo Die beiden wichtigsten Elemente [scil des eacutetudes litteacuteraires peacuteripateacuteticiennes] sind die alte Zetematik speziell der Homererklaumlrung und die Dichterbiographie raquo

303

deacutesigneacutee par lrsquoexpression laquo meacutethode de Chameacuteleacuteon raquo551 ce dernier eacutetant consideacutereacute comme son

meilleur repreacutesentant552

Certains textes fragmentaires contribuent en effet agrave creacuteer lrsquoimpression que les Peacuteripateacuteticiens

se servaient de la vie des poegravetes comme drsquoune meacutethode exeacutegeacutetique en tentant drsquoeacuteclairer certains

aspects de lrsquoœuvre par le recours agrave des eacuteleacutements biographiques ou au contraire en reacutecupeacuterant des

soi-disant donneacutees biographiques agrave partir des poegravemes Tireacutes hors de leur contexte ces textes ne

nous en disent toutefois pas tregraves long sur la fonction qursquoils remplissaient dans les traiteacutes

originaux Certains eacuteleacutements de preuve agrave lrsquoappui de ce portrait doivent ecirctre reconsideacutereacutes comme

lrsquoa reacutecemment proposeacute D Mirhady (2012) lequel remet en question la porteacutee de certains

fragments de Chameacuteleacuteon La preacutesente section sera donc consacreacutee agrave lrsquoexamen des plus importants

de ces textes

Dans une discussion sur les effets neacutefastes du vin Atheacuteneacutee rapporte la chose suivante

ἐπεὶ καὶ τὸν Αἰσχύλον ἐγὼ φαίην ἂν τοῦτό διαμαρτάνεινmiddot πρῶτος γὰρ ἐκεῖνος καὶ οὐχ ὡς ἔνιοί φασιν Εὐριπίδης παρήγαγε τὴν τῶν μεθυόντων ὄψιν εἰς τραγῳδίαν ἐν γὰρ τοῖς Καβείροις εἰσάγει τοὺς περὶ τὸν Ἰάσονα μεθύοντας ἃ δ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκεmiddot μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας διὸ καὶ Σοφοκλῆς αὐτῷ μεμφόμενος ἔλεγεν ὅτιmiddot laquo ὦ Αἰσχύλε εἰ καὶ τὰ δέοντα ποιεῖς ἀλλ οὖν οὐκ εἰδώς γε ποιεῖς raquo ὡς ἱστορεῖ Χαμαιλέων ἐν τῷ περὶ Αἰσχύλου

Drsquoailleurs je dirais qursquoEschyle aussi a fait cette erreur553 En effet ce fut lui le premier et non Euripide comme le disent certains agrave introduire des personnages ivres dans la trageacutedie car dans les Cabires il met en scegravene les compagnons de Jason en eacutetat drsquoivresse Or ce que le trageacutedien faisait lui-mecircme il lrsquoattribuait agrave ses heacuteros ndash du moins crsquoest en eacutetat drsquoivresse qursquoil composait ses trageacutedies Crsquoest pourquoi Sophocle lui adressait un blacircme en disant laquo Eschyle mecircme si tu composes ce qursquoil faut il reste que tu ne le fais pas en connaissance de cause raquo Crsquoest ce que rapporte Chameacuteleacuteon dans son livre Sur Eschyle (Ath 10428f je traduis)

Une version raccourcie se trouve dans la section des Deipnosophistes transmise sous forme de

reacutesumeacute

μεθύων δὲ ἐποίει τὰς τραγῳδίας Αἰσχύλος ὥς φησι Χαμαιλέωνmiddot Σοφοκλῆς γοῦν ὠνείδιζεν αὐτῷ ὅτι εἰ καὶ τὰ δέοντα ποιεῖ ἀλλ οὐκ εἰδώς γε

551 Lrsquoexpression a eacuteteacute forgeacutee par Arrighetti (1987 141 et passim laquo il metodo di Cameleonte raquo) qui suit Leo (1901 101-7) en faisant de Chameacuteleacuteon un point tournant dans le deacuteveloppement de cette meacutethode

552 Malgreacute leur eacuteventuelle pertinence je mrsquoabstiendrai dans cette section drsquooffrir un traitement des fragments de la Vie drsquoEuripide de Satyros lrsquoidentiteacute exacte de ce dernier eacutetant mal eacutetablie (cf West 1974)

553 laquo Lrsquoerreur raquo en question est probablement le fait de repreacutesenter des personnages en eacutetat drsquoeacutebrieacuteteacute comme le font les sculpteurs et les peintres avec Dionysos (cf 428e)

304

Eschyle composait ses trageacutedies en eacutetat drsquoivresse comme le dit Chameacuteleacuteon du moins Sophocle lui reprocha-t-il de composer comme il fallait mais non en connaissance de cause (Ath 122a je traduis)

Alors que le premier texte ne lie clairement le nom de Chameacuteleacuteon qursquoagrave la citation de

Sophocle le second preacutesente une sorte drsquoamalgame drsquoinformations dont on peut douter de la

preacutecision Selon Mirhady (2012 52) il est vraisemblable que lrsquoaffirmation sur lrsquoivrognerie

drsquoEschyle est une infeacuterence personnelle du personnage drsquoAtheacuteneacutee (Ulpien) dans le premier texte

une infeacuterence reacutesultant de la combinaison de 1) lrsquoaffirmation historique selon laquelle Eschyle

fut le premier agrave repreacutesenter des personnages ivres notamment dans les Cabires et 2) le topos (ici

plaisamment exploiteacute) selon lequel les poegravetes composent conformeacutement agrave leur caractegravere

Il est en effet permis de douter de lrsquoattribution agrave Chameacuteleacuteon de lrsquoinformation biographique sur

lrsquoivresse drsquoEschyle Quelques lignes apregraves la reacutefeacuterence agrave Chameacuteleacuteon Ulpien ajoute que les poegravetes

Alceacutee et Aristophane composaient eacutegalement leur poeacutesie en eacutetat drsquoivresse (429a) Or un peu plus

loin encore (430a) le personnage drsquoAtheacuteneacutee reproche preacuteciseacutement agrave Chameacuteleacuteon drsquoignorer

qursquoAlceacutee eacutetait porteacute sur le vin malgreacute lrsquoomnipreacutesence des reacutefeacuterences au vin dans son œuvre ndash un

reproche qui contredit drsquoailleurs lrsquoideacutee que lrsquoon se fait geacuteneacuteralement de la laquo meacutethode de

Chameacuteleacuteon raquo Il semble fort probable que toutes ces affirmations relatives aux habitudes de

consommation de vin par les poegravetes ne sont agrave attribuer agrave personne drsquoautre qursquoagrave Ulpien

Par contraste la remarque qursquoaurait lanceacutee Sophocle agrave Eschyle ainsi que lrsquoinformation

historique sur les personnages ivres dans la trageacutedie concordent tout agrave fait avec le genre de

preacuteoccupations eacuterudites des membres du Peacuteripatos554 La reacutefeacuterence agrave lrsquoinnovation preacutesente dans

les Cabires relegraveve de la recherche sur les procirctoi heuretai dans lrsquohistoire litteacuteraire tandis que la

phrase de Sophocle ndash vraisemblablement tireacutee du mecircme recueil drsquoaphorismes sophocleacuteens drsquoougrave

Aristote tire un autre jugement litteacuteraire de Sophocle en Poet 251460b33-4 (avec une

comparaison avec Euripide au lieu drsquoEschyle) ndash traduit une preacuteoccupation envers les normes (τὰ

δέοντα) et la connaissance relatives agrave la composition poeacutetique

Reste maintenant agrave deacuteterminer lrsquoorigine de la phrase ougrave est eacutenonceacute le principe de composition

identifiant le poegravete agrave ses personnage ἃ δ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι 554 Lrsquoivresse des personnages des Cabires est peut-ecirctre agrave mettre en lien avec les origines satyriques qursquoAristote attribue agrave la trageacutedie (cf Mirhady 2012 54) le vin est en effet un eacuteleacutement traditionnel du drame satyrique (cf Seaford 1984 37)

305

περιέθηκεmiddot μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας Il faut drsquoabord souligner que la deuxiegraveme

partie de la phrase μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας nrsquoest pas une conclusion mais bien

une preacutemisse (drsquoorigine indeacutetermineacutee) comme il transparaicirct clairement de lrsquousage de γοῦν555 le

sens est laquo du moins il composait en eacutetat drsquoivresse raquo et non laquo donc il composait en eacutetat drsquoivresse raquo

(scil en vertu de la preacutesence de personnages ivres dans ses piegraveces et du principe ἃ δ αὐτὸς ὁ

τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκε) Lrsquoideacutee de lrsquoivresse drsquoEschyle est

vraisemblablement une interpreacutetation de la remarque de Sophocle adresseacutee agrave ce dernier

Bref voici ce que lrsquoon obtient si lrsquoon reconstruit le syllogisme quelque peu incongru implicite

dans le texte drsquoAtheacuteneacutee

1 Dans les Cabires Eschyle mettait en scegravene pour la premiegravere fois des personnages ivres

2 Selon Chameacuteleacuteon Sophocle a dit agrave Eschyle qursquoil composait οὐκ εἰδώς crsquoest-agrave-dire que

3 Eschyle eacutetait ivre lorsqursquoil composait ses trageacutedies

Conclusion Puisque (3) Eschyle composait ivre et (1) qursquoil a le premier mis en scegravene des

personnages ivres alors (4) crsquoest que ce poegravete attribuait agrave ses personnages ce qursquoil faisait

lui-mecircme Le principe de lrsquoidentiteacute de comportement entre le poegravete et les personnages srsquoavegravere

donc ecirctre une conclusion du personnage drsquoAtheacuteneacutee et non une deacuteclaration laquo programmatique raquo556

de la meacutethode de Chameacuteleacuteon Ce principe est drsquoailleurs exploiteacute ici drsquoune faccedilon plaisante qui doit

nous rappeler qursquoAristophane est le premier agrave en faire usage agrave des fins eacutevidemment

humoristiques557 Lrsquoaffirmation ἃ δ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκε

a toutes les apparences drsquoun topos heacuteriteacute de la comeacutedie et on conccediloit tregraves bien qursquoil ait pu ecirctre

reacutecupeacutereacute par un auteur avec la personnaliteacute litteacuteraire drsquoAtheacuteneacutee

Certes drsquoautres fragments de Chameacuteleacuteon rapportent diverses correspondances entre des poegravetes

et leurs œuvres Mais il est significatif que tous ces poegravetes appartiennent au genre lyrique558 et

555 Cf Denniston 1950 451-3

556 Contra Arrighetti 2006 286

557 Le passage typiquement citeacute agrave cet effet est la scegravene des Thesmophories (130-70) dans laquelle Agathon est repreacutesenteacute en pleine phase de creacuteation mais la querelle entre Eschyle et Euripide dans les Grenouilles combine eacutegalement critiques poeacutetiques et attaques ad hominem De plus lrsquoeacutenonceacute mecircme du principe entretient une ressemblance frappante avec un fragment drsquoAristophane (59b Austin) ο[ἷ]α | μὲν π[ο]εῖ | λέγε[ι]ν τοῖgt|ός ἐστιν

558 Un genre ignoreacute par Aristote peut-ecirctre justement en raison de sa valeur mimeacutetique infeacuterieure agrave celle drsquoautres genres (cf Rotstein 2010 71)

306

srsquoexpriment avec des tournures beaucoup plus personnelles et sur des sujets historiquement

mieux ancreacutes que ne le font Homegravere et les dramaturges Les liens que fait Chameacuteleacuteon entre ces

poegravemes et des eacuteleacutements biographiques apparaissent donc en partie justifieacutes559 Lrsquoexemple le plus

clair de la meacutethode de Chameacuteleacuteon concerne drsquoailleurs Alcman

Ἀρχύτας δ ὁ ἁρμονικός ὥς φησι Χαμαιλέων Ἀλκμᾶνα γεγονέναι τῶν ἐρωτικῶν μελῶν ἡγεμόνα καὶ ἐκδοῦναι πρῶτον μέλος ἀκόλαστον ὄντα καὶ περὶ τὰς γυναῖκας καὶ τὴν τοιαύτην μοῦσαν εἰς τὰς διατριβάς διὸ καὶ λέγειν ἔν τινι τῶν μελῶνmiddot

Ἔρως με δαὖτε Κύπριδος ltϝgtέκατι

γλυκὺς κατείβων καρδίαν ἰαίνει

λέγει δὲ καὶ ὡς τῆς Μεγαλοστράτης οὐ μετρίως ἐρασθείς ποιητρίας μὲν οὔσης δυναμένης δὲ καὶ διὰ τὴν ὁμιλίαν τοὺς ἐραστὰς προσελκύσασθαι λέγει δὲ οὕτως περὶ αὐτῆςmiddot

τοῦθ ἁδειᾶν Μουσᾶν ἔδειξε

δῶρον μάκαιρα παρθένων

ἁ ξανθὰ Μεγαλοστράτα

Selon Archytas le musicien comme le dit Chameacuteleacuteon Alcman fut le chef de file de la poeacutesie lyrique eacuterotique et le premier agrave publier une chanson dissolue car il aimait passer son temps avec les femmes et avec ce genre de musique Crsquoest pourquoi il dit dans lrsquoun de ses chants laquo Lorsque le doux Eros agrave la demande de Cypris envahit et reacutechauffe mon cœur raquo (PMG 59a)

Il dit aussi qursquoAlcman eacutetait follement amoureux de Meacutegalostrategrave une poeacutetesse qui arrivait agrave srsquoattirer des amants gracircce agrave sa conversation Voici ce qursquoil dit agrave son sujet laquo Crsquoest le preacutesent de la douce Muse qursquoune heureuse jeune femme mrsquoa montreacute la blonde Meacutegalostrategrave raquo (PMG 59b) (Ath 600f-601-a = Cham fr 25 Wehrli je traduis)

Deux remarques meacuteritent drsquoecirctre souleveacutees au sujet de ce texte Drsquoune part Alcman se voit

attribueacute lrsquoinvention drsquoun genre poeacutetique ayant des caracteacuteristiques semblables agrave celles de son

tempeacuterament tout comme Aristote dans la Poeacutetique associe lrsquoapparition des genres tragiques et

comiques agrave des individus doteacutes drsquoun ecircthos correspondant (explication eacutetiologique ayant recours agrave

lrsquoideacutee de procirctos euretecircs) Drsquoautre part on ne sait rien des motifs pour lesquels Chameacuteleacuteon a

releveacute la ressemblance entre le poegravete et ses chansons crsquoest-agrave-dire qursquoil est impossible de dire si

cette ressemblance sert vraiment pour Chameacuteleacuteon agrave illustrer laquo sa raquo meacutethode ou srsquoil srsquoagit drsquoune

559 Certes les historiens modernes tendent agrave mettre en doute la valeur historique de la poeacutesie lyrique et agrave consideacuterer les personnages de cette poeacutesie (y compris la persona du narrateur) comme fictifs (cf West 1974 27sqq) mais il est improbable que les anciens en jugeaient ainsi

307

sorte de blacircme agrave lrsquoendroit drsquoAlcman560 Selon le modegravele aristoteacutelicien une telle transparence du

poegravete agrave lrsquointeacuterieur de ses poegravemes constitue un manque mimeacutetique de la part de ce dernier et donc

une erreur laquo technique raquo Dans les scholies aux tragiques les vers qui trahissent les opinions

personnelles du poegravete ou encore le contexte historique dans lequel il a veacutecu sont drsquoailleurs

reacuteguliegraverement pointeacutes sur le mode de la deacutenonciation561

Ailleurs on voit Chameacuteleacuteon exploiter des passages de la comeacutedie ancienne agrave lrsquoappui de

donneacutees biographiques Toutefois ces donneacutees ne sont pas relatives aux auteurs de ces passages

mais concernent plutocirct la vie des trageacutediens De plus ces donneacutees ne semblent pas tant ecirctre

utiliseacutees dans une perspective strictement biographique que dans le but de reconstituer des

morceaux de lrsquohistoire du drame

καὶ Αἰσχύλος δὲ οὐ μόνον ἐξεῦρε τὴν τῆς στολῆς εὐπρέπειαν καὶ σεμνότητα ἣν ζηλώσαντες οἱ ἱεροφάνται καὶ δᾳδοῦχοι ἀμφιέννυνται ἀλλὰ καὶ πολλὰ σχήματα ὀρχηστικὰ αὐτὸς ἐξευρίσκων ἀνεδίδου τοῖς χορευταῖς Χαμαιλέων γοῦν πρῶτον αὐτόν φησι σχηματίσαι τοὺς χοροὺς ὀρχηστοδιδασκάλοις οὐ χρησάμενον ἀλλὰ καὶ αὐτὸν τοῖς χοροῖς τὰ σχήματα ποιοῦντα τῶν ὀρχήσεων καὶ ὅλως πᾶσαν τὴν τῆς τραγῳδίας οἰκονομίαν εἰς ἑαυτὸν περιιστᾶν ὑπεκρίνετο γοῦν μετὰ τοῦ εἰκότος τὰ δράματα Ἀριστοφάνης γοῦν ndash παρὰ δὲ τοῖς κωμικοῖς ἡ περὶ τῶν τραγικῶν ἀπόκειται πίστις ndash ποιεῖ αὐτὸν Αἰσχύλον λέγονταmiddot

τοῖσι χοροῖς αὐτὸς τὰ σχήματ ἐποίουν

καὶ πάλινmiddot

τοὺς Φρύγας οἶδα θεωρῶν

ὅτε τῷ Πριάμῳ συλλυσόμενοι τὸν παῖδ ἦλθον τεθνεῶτα

πολλὰ τοιαυτὶ καὶ τοιαυτὶ καὶ δεῦρο σχηματίσαντας

Eschyle a non seulement inventeacute lrsquoeacuteleacutegance et la pompe des costumes imiteacutees par les hieacuterophantes et les porteurs de flambeaux dans leur habillement mais il a aussi creacuteeacute lui-mecircme de nombreux pas de danses et les a transmis aux membres du chœur Chameacuteleacuteon en tout cas affirme qursquoil fut le premier agrave organiser les danses des chœurs et qursquoil nrsquoutilisait pas les services drsquoun maicirctre de danse mais creacuteait lui-mecircme les pas de danse pour ses chœurs et se chargeait de faccedilon geacuteneacuterale de tout lrsquoarrangement de la piegravece Il est donc vraisemblable qursquoil jouait dans ses piegraveces Du moins Aristophane ndash et les poegravetes comiques sont fiables en ce qui concerne les tragiques ndash repreacutesente-t-il Eschyle disant ceci (fr 696) laquo Je creacuteais moi-mecircme les danses de mes chœurs raquo ainsi que laquo Je le sais ayant vu les Phrygiens lorsqursquoils vinrent aider Priam agrave faire libeacuterer son fils mort et ils

560 Le ton adopteacute envers Alcman est clairement peacutejoratif en teacutemoigne le terme ἀκόλαστον (cf Wehrli 1944-59 IX 79

561 Cf Lord 1908 9-13

308

faisaient des pas de danse comme ceci et comme cela dans cette direction raquo (Ath 21d-f = Cham fr 41 Wehrli je traduis)

Il y a une raison particuliegravere drsquoattribuer agrave Chameacuteleacuteon les citations drsquoAristophane ainsi que la

remarque geacuteneacuterale sur la creacutedibiliteacute des poegravetes comiques agrave lrsquoeacutegard des poegravetes tragiques et crsquoest

qursquoen au moins une autre occasion Chameacuteleacuteon se reacutefegravere agrave un texte comique pour appuyer une

affirmation sur lrsquohistoire de la danse562

καὶ γὰρ ἐν ὀρχήσει καὶ πορείᾳ καλὸν μὲν εὐσχημοσύνη καὶ κόσμος αἰσχρὸν δὲ ἀταξία καὶ τὸ φορτικόν διὰ τοῦτο γὰρ καὶ ἐξ ἀρχῆς συνέταττον οἱ ποιηταὶ τοῖς ἐλευθέροις τὰς ὀρχήσεις καὶ ἐχρῶντο τοῖς σχήμασι σημείοις μόνον τῶν ᾀδομένων τηροῦντες αἰεὶ τὸ εὐγενὲς καὶ ἀνδρῶδες ἐπ αὐτῶν ὅθεν καὶ ὑπορχήματα τὰ τοιαῦτα προσηγόρευον εἰ δέ τις ἀμέτρως διαθείη τὴν σχηματοποιίαν καὶ ταῖς ᾠδαῖς ἐπιτυγχάνων μηδὲν λέγοι κατὰ τὴν ὄρχησιν οὗτος δ ἦν ἀδόκιμος διὸ καὶ Ἀριστοφάνης ἢ Πλάτων ἐν ταῖς Σκευαῖς ὡς Χαμαιλέων φησίν εἴρηκεν οὕτωςmiddot

ὥστ εἴ τις ὀρχοῖτ εὖ θέαμ ἦνmiddot νῦν δὲ δρῶσιν οὐδέν

ἀλλ ὥσπερ ἀπόπληκτοι στάδην ἑστῶτες ὠρύονται

ἦν γὰρ τὸ τῆς ὀρχήσεως γένος τῆς ἐν τοῖς χοροῖς εὔσχημον τότε καὶ μεγαλοπρεπὲς καὶ ὡσανεὶ τὰς ἐν τοῖς ὅπλοις κινήσεις ἀπομιμούμενον

La gracircce et la digniteacute dans la danse et le mouvement sont belles tandis que la maladresse et la vulgariteacute sont laides Crsquoest pourquoi degraves le deacutebut les poegravetes composaient les danses pour les hommes libres et se servaient des mouvements uniquement comme signes des paroles chanteacutees assurant continuellement la noblesse et la viriliteacute qui les caracteacuterisaient crsquoest pourquoi ils appelaient ces œuvres des hyporchecircmata Mais si quelqursquoun creacuteait une choreacutegraphie deacutepassant la mesure ou alors si avec ses chansons il ne disait rien qui correspondait agrave la danse alors on ne le tenait pas en estime Crsquoest pourquoi selon Chameacuteleacuteon dans la piegravece LrsquoEacutequipement Aristophane ou Platon a dit la chose suivante laquo De sorte que si une personne dansait bien crsquoeacutetait un spectacle mais aujourdrsquohui ils ne font rien qui vaille mais ils restent sur place et hurlent comme frappeacutes de paralysie raquo Car le type de danse des chœurs agrave cette eacutepoque eacutetait gracieux et impressionnant et imitait pour ainsi dire les mouvements des hommes en armes (Ath 628d-e = Cham fr 42 Wehrli je traduis)

La subordination de la danse au chant qui est vraisemblablement derriegravere lrsquoeacutetymologie

fantaisiste de hyporchecircma est eacutevidemment dans lrsquoesprit de la primauteacute qursquoaccorde Aristote au

texte sur les autres aspects du spectacle De plus dans les deux textes tout juste citeacutes on voit

562 Dans un autre cas Chameacuteleacuteon semble au contraire avoir fait fi du teacutemoignage drsquoun comique pour deacuteterminer lrsquoidentiteacute drsquoun vers lyrique parodieacute par Aristophane en Nub 967 laquo Beaucoup de gens tel Chameacuteleacuteon srsquointerrogent sur ces vers agrave savoir srsquoils sont de Steacutesichore ou de Lamproclegraves bien que Phrynichos les attribue tregraves preacuteciseacutement agrave Lamproclegraves raquo (διαποροῦσι γὰρ οὐ[κ ὀ]λ ί γ οι π[ε]ρὶ τ[ού]των κα[θ]άπερ Χαμαιλέων πό[τ]ερόν ποτε Στη[σι]χόρου ἐστὶν ἢ Λαμπροκλ[έο]υς κ[αίπε] ρ[[ι]] τοῦ Φρυν [ίχου Λαμ]προκλεῖ μά[λα] [ἀκριβῶς] προ[σ] νέμον[τος) (Je cite le texte qui se trouve chez Arrighetti 1968 86 incluant les corrections de Holwerda et Koumlrte)

309

Chameacuteleacuteon se servir de textes comiques pour en deacuteduire des informations sur les premiers

deacuteveloppements de la trageacutedie en particulier en ce qui regarde la danse crsquoest donc uniquement

la biographie professionnelle des trageacutediens et non leur vie personnelle qui est en cause ici

Drsquoailleurs mecircme srsquoil eacutetait bien question des deacutetails de la vie personnelle des trageacutediens la faccedilon

de proceacuteder de Chameacuteleacuteon ne serait pas du tout eacutequivalente au fait de chercher ces deacutetails dans

lrsquoœuvre des trageacutediens eux-mecircmes Les analyses de G Arrighetti 563 sur la meacutethode de

Chameacuteleacuteon trahissent une confusion constante entre le fait drsquoutiliser les œuvres drsquoun poegravete pour

faire la biographie de ce mecircme poegravete et le fait de srsquoinspirer des portraits qursquoen font drsquoautres

poegravetes (en particulier les comiques)

Or ces deux proceacutedeacutes ne sont eacutevidemment pas du tout identiques Le premier est beaucoup

plus audacieux (et contestable) que le second Comme le fait remarquer Mirhady (2012 59)

lrsquousage par Chameacuteleacuteon de sources comiques ne diffegravere pas essentiellement de celui qursquoen font les

historiens modernes qui accordent semblablement une certaine creacutedibiliteacute aux propos des

comiques sur divers eacuteveacutenements ou personnes historiques La deacuteclaration meacutethodologique de

Chameacuteleacuteon agrave ce sujet reacutevegravele drsquoailleurs qursquoil est parfaitement conscient de la neacutecessiteacute de justifier

son approche historiographique qui consiste agrave traiter la comeacutedie comme une source fiable de

lrsquohistoire de la trageacutedie Cela est difficilement conciliable avec la naiumlveteacute qui est souvent attacheacutee

au portrait de Chameacuteleacuteon en vertu de la meacutethode douteuse qui porte son nom

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquointeacuterecirct de Chameacuteleacuteon et drsquoautres membres du Peacuteripatos pour la

biographie des poegravetes srsquoexplique naturellement comme un prolongement des enquecirctes meneacutees par

Aristote sur lrsquohistoire litteacuteraire en particulier dans le but drsquoidentifier les figures historiques

responsables de certaines innovations cruciales En effet la theacuteorie drsquoAristote ne propose pas un

modegravele physico-teacuteleacuteologique du deacuteveloppement drsquoun laquo Art poeacutetique raquo dans lequel les poegravetes

individuels ne seraient que les instruments humains de lrsquoachegravevement drsquoune forme deacutesincarneacutee564

Au contraire en accord avec lrsquoanthropologie culturelle dominante dans la penseacutee grecque

laquelle repose en grande part sur la notion de procirctos heuretecircs Aristote reconnaicirct lrsquoimportance de

563 Arrighetti 1987 partie 2 voir en part p 148 ougrave Arrighetti preacutetend que le frag drsquoAristophane 59b Austin (ο[ἷ]α | μὲν π[ο]εῖ | λέγε[ι]ν τοῖgt|ός ἐστιν) a une laquo perfetta corrispondenza raquo avec lrsquoaffirmation laquo programmatique raquo de Chameacuteleacuteon παρὰ δὲ τοῖς κωμικοῖς ἡ περὶ τῶν τραγικῶν ἀπόκειται πίστις

564 Kyriakou 1993 et 1995 chap 1

310

certaines figures exceptionnelles dans ce deacuteveloppement La combinaison freacutequente des

preacuteoccupations biographiques avec les eacutetudes litteacuteraires chez ses successeurs565 nrsquoa donc rien de

veacuteritablement surprenant

Ainsi mecircme srsquoil est indeacuteniable que les Peacuteripateacuteticiens agrave commencer par Aristote se sont

adonneacutes agrave des recherches biographiques portant notamment sur des individus faisant le meacutetier de

poegravetes rien ne prouve que le but de ces recherches ait eacuteteacute de fournir des cleacutes drsquointerpreacutetation de

lrsquoœuvre de ces poegravetes on peut penser qursquoelles reflegravetent simplement lrsquoapproche historique et

encyclopeacutedique typique de lrsquoenvironnement intellectuel qursquoeacutetait le Lyceacutee566

Section (iii) Composition et interpreacutetation la speacutecialisation des rocircles

Lrsquoideacutee selon laquelle il existe une parenteacute de caractegravere entre le poegravete et son œuvre nrsquoest

certainement pas eacutetrangegravere agrave un autre eacuteleacutement reacutecurrent dans les biographies anciennes des poegravetes

grecs soit le fait que ces poegravetes ndash et tout speacutecialement les dramaturges ndash avaient deacutebuteacute leurs

carriegraveres en reacutecitant ou en jouant eux-mecircmes leurs textes pour ensuite faire appel agrave des

interpregravetes Dans le fragment 41 de Chameacuteleacuteon citeacute ci-haut cela est preacuteciseacutement affirmeacute au sujet

drsquoEschyle Drsquoapregraves lrsquoauteur de la Vie anonyme de Sophocle (sect4) celui-ci compte au nombre de

ses innovations le fait drsquoavoir rompu avec la tradition du poegravete-acteur laquo car aux temps anciens le

poegravete jouait lui-mecircme raquo (πάλαι γὰρ καὶ ὁ ποιητὴς ὑπεκρίνετο αὐτός) De faccedilon typique cette

innovation est attribueacutee agrave des causes contingentes plutocirct qursquoagrave une volonteacute consciente Sophocle

aurait abandonneacute la pratique laquo en raison de la faiblesse de sa propre voix raquo (διὰ τὴν ἰδίαν

μικροφωνίαν)567

565 Lrsquoouvrage drsquoHeacuteraclide du Pont intituleacute Sur la poeacutesie et sur les poegravetes fut apparemment le premier agrave combiner ces deux aspects

566 En particulier les fragments du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes freacutequemment deacutepeint comme une œuvre de jeunesse porteacutee sur lrsquoanecdote suggegraverent qursquoil srsquoagissait plutocirct drsquoune discussion theacuteorique aux orientations semblables agrave celles de la Poeacutetique axeacutee notamment sur lrsquoidentification des procirctoi heuretai Janko 2010 317-23

567 Sur le motif du recours agrave lrsquointerpregravete ducirc agrave une voix insuffisante cf schol Pind Ol 6149a Αἰνέας ὁ τοῦ χοροῦ διδάσκαλος ᾧτινι ὁ Πίνδαρος ἐχρῆτο διὰ τὸ ἰσχνόφωνον καὶ μὴ δι ἑαυτοῦ δύνασθαι τοῖς χοροῖς καταλέγεινmiddot ὅπερ οἱ πλεῖστοι ἐποίουν δι ἑαυτῶν ἀγωνιζόμενοι

311

Aristote partage lrsquoavis selon lequel les poegravetes qui au commencement eacutetaient aussi des

interpregravetes se sont ensuite confineacutes au rocircle drsquoauteur (cf Rh 31403b24) Ce deacutesinvestissement

physique des poegravetes par rapport agrave leurs personnages constitue certainement agrave ses yeux un moment

important dans lrsquohistoire du drame celui-ci srsquoapprochant davantage de son telos agrave mesure que

lrsquoactiviteacute mimeacutetique se deacutefinit de plus en plus comme creacuteation drsquointrigue et non plus comme

interpreacutetation

La situation est drsquoailleurs tout agrave fait analogue dans le domaine rheacutetorique Aristote y distingue

clairement le travail de composition et la deacuteclamation limitant lrsquoart rheacutetorique au sens strict agrave la

composition du discours et releacuteguant lrsquoaction oratoire ndash qursquoil deacutesigne par le terme hypokrisis qui

srsquoapplique aussi agrave lrsquoart de lrsquoacteur ndash agrave une position externe agrave lrsquoart Aristote affiche un meacutepris

semblable envers lrsquoaction oratoire et lrsquointerpreacutetation dramatique tout en reconnaissant que ces

deux aspects extra-techniques doivent neacuteanmoins retenir quelque peu son inteacuterecirct en raison de

lrsquoeffet puissant qursquoils ont sur les auditoires

τρίτον δὲ τούτων ὃ δύναμιν μὲν ἔχει μεγίστην οὔπω δ ἐπικεχείρηται τὰ περὶ τὴν ὑπόκρισιν καὶ γὰρ εἰς τὴν τραγικὴν καὶ ῥαψῳδίαν ὀψὲ παρῆλθενmiddot ὑπεκρίνοντο γὰρ αὐτοὶ τὰς τραγῳδίας οἱ ποιηταὶ τὸ πρῶτον δῆλον οὖν ὅτι καὶ περὶ τὴν ῥητορικήν ἐστι τὸ τοιοῦτον ὥσπερ καὶ περὶ τὴν ποιητικήν [hellip] τὰ μὲν οὖν ἆθλα σχεδὸν ἐκ τῶν ἀγώνων οὗτοι λαμβάνουσιν καὶ καθάπερ ἐκεῖ μεῖζον δύνανται νῦν τῶν ποιητῶν οἱ ὑποκριταί καὶ κατὰ τοὺς πολιτικοὺς ἀγῶνας διὰ τὴν μοχθηρίαν τῶν πολιτῶν

Le troisiegraveme de ces facteurs est drsquoune efficaciteacute extrecircme mais nrsquoa pas encore eacuteteacute abordeacute agrave ce jour crsquoest ce qui relegraveve de lrsquoaction oratoire En effet en matiegravere de trageacutedie et de rhapsodie cette preacuteoccupation est intervenue tardivement car les poegravetes au deacutepart jouaient eux-mecircmes leurs trageacutedies Or il est clair qursquoune telle dimension inteacuteresse la rheacutetorique tout comme la poeacutetique [hellip] Crsquoest avec cela ou quasiment qursquoon remporte les prix dans les concours et de mecircme que les acteurs dans ces concours ont un plus grand pouvoir que les poegravetes de mecircme ils srsquoimposent dans les joutes entre citoyens agrave cause de la meacutediocriteacute de la vie politique (Rh 31403b21-35)

La distinction entre composition et deacuteclamation est reacutecupeacutereacutee par le Peacuteripateacuteticien

Hieacuteronymos568 qui dans son ouvrage sur Isocrate affirme de ce dernier que ses discours se

precirctent bien agrave la lecture mais non agrave la deacuteclamation dans un contexte deacutemeacutegorique Il considegravere le

style reacutepeacutetitif drsquoIsocrate comme priveacute drsquoeacutemotion et de mouvement lesquels constituent agrave ses

yeux tout comme Aristote569 laquo ce qui est le plus important et le plus efficace devant les foules raquo

568 Cf fr 38A-38B White

569 La mecircme opinion est partageacutee par Theacuteophraste qui lie la deacuteclamation aux mouvements de lrsquoacircme de la voix et du corps cf fr 712 719A FHSampG Mirhady 2004 447

312

(τὸ γὰρ μέγιστον καὶ κινητικώτατον τῶν ὄχλων)570 Hieacuteronymos utilise drsquoailleurs une image

tireacutee du monde du theacuteacirctre pour illustrer le manque de conformiteacute entre le style laquo seacutedentaire raquo

drsquoIsocrate et le contenu politique de ses discours laquo Cela ressemble agrave quelqursquoun portant un grand

masque barbu qui parle avec une voix drsquoenfant raquo (ὅμοιον [γ]οῦν εἶναι τῷ δασὺ καὶ μέγα

περιθέμενον πρό[σ]ωπο[ν] παιδίου φωνὴν ἀφιέ[ναι])571

Section (iv) Le poegravete et son double Pheacutemios et Deacutemodocos

Les sources anciennes font eacutetat drsquoun cas de figure particuliegraverement inteacuteressant pour la question

qui nous occupe soit le rapport qui peut ou doit ecirctre eacutetabli entre le poegravete et ses personnages Il

srsquoagit du problegraveme de lrsquoidentification des personnages homeacuteriques Pheacutemios et Deacutemodocos Le

premier est le barde de la cour drsquoUlysse contraint de chanter pour les preacutetendants dans lrsquoOdysseacutee

et ultimement eacutepargneacute par son maicirctre lors de la Mnecircstecircrophonia le second qui figure eacutegalement

dans lrsquoOdysseacutee est le barde aveugle qui reacutealise trois performances aeacutediques lors du seacutejour

drsquoUlysse en Pheacuteacie

Heacuteraclide du Pont et Deacutemeacutetrios de Phalegravere se sont tous deux inteacuteresseacutes agrave ces personnages et il

est probable que le second se soit inspireacute des ideacutees du premier comme on le verra sous peu Au

milieu drsquoune liste de πρῶτοι εὐρεταί appartenant agrave lrsquohistoire de la musique et de la poeacutesie

Heacuteraclide affirme la chose suivante au sujet de ces deux personnages

γεγονέναι δὲ καὶ Δημόδοκον Κερκυραῖον παλαιὸν μουσικόν ὃν πεποιηκέναι Ἰλίου τε πόρθησιν καὶ Ἀφροδίτης καὶ Ἡφαίστου γάμονmiddot ἀλλὰ μὴν καὶ Φήμιον Ἰθακήσιον νόστον τῶν ἀπὸ Τροίας μετ Ἀγαμέμνονος ἀνακομισθέντων ποιῆσαι οὐ λελυμένην δ εἶναι τῶν προειρημένων τὴν τῶν ποιημάτων λέξιν καὶ μέτρον οὐκ ἔχουσαν ἀλλὰ καθάπερ τὴν Στησιχόρου τε καὶ τῶν ἀρχαίων μελοποιῶν οἳ ποιοῦντες ἔπη τούτοις μέλη περιετίθεσαν

Deacutemodocos de Corcyre eacutetait un musicien ancien qui a composeacute des poegravemes intituleacutes Le Sac drsquoIlion et Le Mariage drsquoAphrodite et drsquoHeacutephaiumlstos De plus Pheacutemios drsquoIthaque a composeacute un poegraveme sur le Retour des hommes qui ont surveacutecu agrave Troie avec Agamemnon La langue des poegravemes mentionneacutes ci-haut nrsquoeacutetait pas relacirccheacutee ni priveacutee de megravetre mais plutocirct semblable agrave celle de Steacutesichore et des anciens poegravetes lyriques qui en composant leurs vers les ornaient de musique (Her Pont fr 109 Schuumltrumpf = [Plut] Sur la musique 31132b-c je traduis)

570 Dion Hal Isocr 134

571 Philod Rhet 417a23-27

313

Plusieurs deacutetails de ce texte sont remarquables Drsquoabord Heacuteraclide traite les deux bardes

comme des personnages historiques mais contemporains des eacuteveacutenements de lrsquoeacutepoque heacuteroiumlque

et auteurs de poegravemes dont les titres lui sont eacutevidemment inspireacutes par le contenu des deux derniers

chants qursquoHomegravere precircte agrave Deacutemodocos dans lrsquoOdysseacutee (8266-366 8499-520) et par le passage de

ce mecircme poegraveme (1326-7) ougrave Peacuteneacutelope surprend Pheacutemios en train de raconter le laquo retour raquo

douloureux (νόστονhellip λυγρόν) des Acheacuteens Cela constitue deacutejagrave une diffeacuterence appreacuteciable par

rapport agrave une approche reacutepandue chez les historiens et les biographes anciens laquelle consiste agrave

faire de ces personnages des repreacutesentations poeacutetiques drsquoindividus directement tireacutes de la vie

drsquoHomegravere Crsquoest le cas notamment drsquoEacutephore qui fait de Pheacutemios le beau-pegravere drsquoHomegravere en

mecircme temps que celui de qui le poegravete aurait appris son art puisqursquoil est preacuteciseacute qursquoil exerccedilait le

meacutetier de διδάσκαλος γραμμάτων 572 La mecircme tradition est attesteacutee dans la Vie

pseudo-heacuterodoteacuteenne (26) ougrave Pheacutemios est eacutegalement le maicirctre en poeacutesie drsquoHomegravere que ce

dernier reacutecompense en le repreacutesentant couvert drsquohonneurs dans lrsquoOdysseacutee

Un autre eacuteleacutement remarquable reacuteside dans le fait qursquoHeacuteraclide attribue aux deux bardes

lrsquousage drsquoune forme meacutetrique propre agrave la lyrique de Steacutesichore crsquoest-agrave-dire une forme diffeacuterente

de celle des poegravemes hexameacutetriques drsquoHomegravere lui-mecircme Comme lrsquoa fait remarquer Gostoli

(1986 104) Heacuteraclide a ainsi anticipeacute la theacuteorie moderne573 voulant que la structure strophique

agrave la Steacutesichore soit la forme originelle dans laquelle est neacutee la tradition eacutepique qui se serait

ensuite normaliseacutee vers lrsquohexamegravetre monorythmique

Mais ce qui importe davantage ici est la faccedilon dont Heacuteraclide distingue entiegraverement les figures

de Deacutemodocos et Pheacutemios de celui qui les met en scegravene alors que crsquoest presqursquoun lieu commun

pour les homeacuteristes modernes que de faire de ces personnages une sorte de laquo projection raquo du barde

de lrsquoeacutepoque homeacuterique sinon drsquoHomegravere lui-mecircme Heacuteraclide leur attribue au contraire une

existence autonome qui ne peut ecirctre mieux illustreacutee que par leur usage de formes poeacutetiques

distinctes de celle drsquoHomegravere Par contraste Porphyre rapporte une opinion entretenue par certains

critiques qui croient qursquoagrave travers le personnage du barde pheacuteacien Homegravere reacutefegravere

eacutenigmatiquement agrave lui-mecircme Cette note est susciteacutee agrave lrsquooccasion drsquoun examen des vers ougrave

572 Eacutephore 70F1 Jacoby = [Plut] Vita Homeri 12

573 Cf Gentili amp Giannini 1977

314

Deacutemodocos est deacutecrit comme un barde aimeacute de la Muse qui pourtant lui a donneacute agrave la fois un bien

(le don du chant) et un mal (la ceacuteciteacute)

ὡς οὐ δυνατὸν ἀνθρώπῳ τελείαν εὐδαιμονίαν ἔχεινmiddot laquo δοιοὶ γὰρ πίθοι raquo ἀλλὰ ταῦτα φησὶν ὁ Ἀχιλλεὺς παραμυθίαν εἴρηκε τῷ Πριάμῳ ἐνταῦθα δὲ ἐκ τοῦ ποιητικοῦ προσώπου λέγεται [hellip]

πῶς οὖν ἐφίλησεν ἢ ὅτι ἐπεὶ οἱ τυφλοὶ μουσικώτεροι μὴ περὶ πολλὰ ἀσχολούμενοι ἢ ἐπεὶ πάντως ἄνθρωπον ὄντα δεῖ κατά τι δυστυχεῖν ἢ οἰκονομικῶς ἵνα μὴ ἐπιγνῷ τὸν Ὀδυσσέα τινὲς δέ φασιν εἰς ἑαυτὸν ταῦτα αἰνίττεσθαι τὸν ποιητήν

Il dit cela parce qursquoil nrsquoest pas possible pour un homme de jouir drsquoun bonheur parfait laquo Car il y a deux jarreshellip raquo (Il 24527) Mais ces mots dit-il sont prononceacutes par Achille agrave Priam tandis qursquoici ils sont dits par la personne du poegravete [hellip]

Comment se fait-il que la Muse lrsquoaimait ltet pourtant lrsquoa rendu aveuglegt Peut-ecirctre parce que les aveugles ayant peu drsquooccupations sont plus aptes agrave la musique ou parce qursquoil est absolument neacutecessaire pour un homme drsquoecirctre malheureux agrave quelque eacutegard ou alors crsquoest pour le bien de lrsquointrigue afin qursquoil ne reconnaisse pas Ulysse Mais certains disent que par ces mots le poegravete reacutefegravere eacutenigmatiquement agrave lui-mecircme (Porph QHO ad 863 7210-17 Schrader)

Ici encore le texte de Porphyre offre une remarquable synthegravese des diverses postures

exeacutegeacutetiques repreacutesenteacutees chez les anciens La premiegravere solution est une explication

laquo naturalisante raquo qui eacutetablit un lien entre la ceacuteciteacute du barde et son talent musical574 la deuxiegraveme

fait appel agrave la mecircme morale philosophique sur lrsquoincompleacutetude du bonheur humain que lrsquoauteur du

premier paragraphe qui se reacutefegravere au fameux passage de lrsquoIliade sur les deux jarres et qui relegraveve

explicitement le partage par le poegravete et son personnage (Achille) de cette mecircme conception la

troisiegraveme qui suppose que Deacutemodocos aurait eacuteteacute en mesure de reconnaicirctre Ulysse est

vraisemblablement agrave attribuer aux critiques qui deacutefendaient lrsquoidentification de Deacutemodocos au

barde laconien ameneacute agrave Mycegravenes et laisseacute par Agamemnon aux cocircteacutes de Clytemnestre (voir

infra) enfin la remarque finale exploite en quelque sorte jusqursquoagrave son point limite la notion ἀπὸ

574 Aristarque pourrait fort bien se trouver derriegravere cette solution eacutetant donneacute le contenu de la scholie Il 2599a Ariston (agrave propos de Thamyris puni par les Muses qui lui retiregraverent lrsquoart du chant) laquo ltla diplecircgt parce que lsquomutileacutersquo ne veut pas dire lsquoaveuglersquo comme lrsquoont compris les Neoteroi mais plutocirct lsquoincapable de chanterrsquo car en quoi serait-il nuisible pour un citharegravede drsquoecirctre priveacute de la vue Il nrsquoen serait que plus attentif agrave son chant En tout cas en ce qui concerne Deacutemodocos la Muse lui avait lsquoenleveacute la vue mais donneacute le doux chantrsquo (Od 864) raquo (ὅτι πηρόν οὐ τυφλὸν daggerἀπεδέξαντο οἱ νεώτεροι ἀλλὰ τῆς ᾠδῆς πηρόνmiddot τί γὰρ ἦν αὐτῷ βλαβερὸν κιθαρῳδῷ ὄντι εἰ τῶν ὀφθαλμῶν ἐστηρήθη μᾶλλον γὰρ προσεκτικὸς ἂν ἐγένετο τῇ φωνασκίᾳ τόν γε δή τοι Δημόδοκον ἡ Μοῦσα laquo ὀφθαλμῶν μὲν ἄμερσε δίδου δ ἡδεῖαν ἀοιδήν raquo)

315

τοῦ ποιητικοῦ προσώπου en rapportant non seulement certains vers au poegravete mais en faisant

carreacutement du personnage du barde une figure alleacutegorique du poegravete575

On ne trouve rien de tel chez Heacuteraclide Ce dernier semble croire qursquoHomegravere a reacuteeacutecrit en vers

hexameacutetriques des poegravemes anciens de deux aegravedes originellement composeacutes en vers strophiques

Un fragment de Deacutemeacutetrios de Phalegravere confirme que ce dernier partageait lrsquoopinion drsquoHeacuteraclide

voulant que Pheacutemios et Deacutemodocos soient des poegravetes lyriques

ᾀσματογράφων δὲ τῶν καὶ ἀοιδῶν γνωρίσματα τὸ ᾄσματα καὶ ᾠδὰς γράφειν πρὸς μουσικὴν καὶ φόρμιγγα καὶ βάρβιτον καὶ κιθάραν καὶ πᾶν ὄργανον μουσικὸν ᾀδόμενον οἷοίπερ ἦσαν ποιηταί ὡς ὁ Φαληρεὺς Δημήτριος γράφει Αὐτομήδης καὶ Δημόδοκος καὶ Λαῖρις οἱ Κερκυραῖοι καὶ ὁ Ἰθακήσιος Φήμιος καὶ οἱ λοιποί οὓς ὁ Φαληρεὺς Δημήτριος γράφει

Les traits caracteacuteristiques des auteurs de chansons qui sont en mecircme temps des chanteurs crsquoest le fait de composer des chants et des odes en srsquoaccompagnant de musique comme celle de la phorminx du barbitos de la kithara ou de tout autre instrument de musique utiliseacute avec le chant Parmi ces poegravetes comme lrsquoa eacutecrit Deacutemeacutetrios de Phalegravere on compte les Corcyriens Automegravede Deacutemocodos et Lairis ainsi que Pheacutemios drsquoIthaque et les autres que mentionne aussi Deacutemeacutetrios de Phalegravere (Dem Phal fr 146 SOD = Prolegomena Tzetzae ad scholia in Lycophronis Alexandram 243-9 Scheer)

De plus Deacutemeacutetrios tout comme Heacuteraclide situe agrave lrsquoeacutepoque heacuteroiumlque la figure de Deacutemodocos

qursquoil identifie agrave lrsquoaegravede anonyme mentionneacute par Nestor en Od 3267-71 comme eacutetant le gardien

laisseacute aux cocircteacutes de Clytemnestre par Agamemnon agrave son deacutepart pour Troie pour ecirctre ensuite

abandonneacute sur une icircle deacuteserte par Eacutegisthe

οὕτω Δημήτριος ὁ Φαληρεύς Μενέλαος ἅμα τῷ Ὀδυσσεῖ ἐλθὼν εἰς Δελφοὺς τὸν θεὸν ἤρετο περὶ τῆς μελλούσης ἔσεσθαι εἰς Ἴλιον στρατείας τότε δὴ καὶ τὸν ἐνναετηρικὸν τῶν Πυθίων ἀγῶνα ἀγωνοθετεῖ Κρέων ἐνίκα δὲ Δημόδοκος Λάκων μαθητὴς Αὐτομήδους τοῦ Μυκηναίου ὃς ἦν πρῶτος δι ἐπῶν γράψας τὴν Ἀμφιτρύωνος πρὸς Τηλεβόας μάχην καὶ τὴν ἔριν Κιθαιρῶνός τε καὶ Ἑλικῶνος ἀφ ὧν δὴ καὶ τὰ ἐν Βοιωτίᾳ ὄρη προσαγορεύεται ἦν δὲ καὶ αὐτὸς μαθητὴς Περιμήδους Ἀργείου ὃς ἐδίδαξεν αὐτόν τε τὸν Μυκηναῖον Αὐτομήδην καὶ Λικύμνιον τὸν Βουπράσιον καὶ daggerΣίνιν καὶdagger τὸν Δωριέα καὶ Φαρίδαν τὸν Λάκωνα καὶ Πρόβολον τὸν Σπαρτιάτην

τότε δὴ Μενέλαος τῇ προνοίᾳ τῆς Ἑλένης ἀνέθηκεν ὅρμον Ἀθηνᾷ τὸν δὲ Δημόδοκον εἰς Μυκήνας λαβὼν Ἀγαμέμνων ἔταξε τὴν Κλυταιμνήστραν τηρεῖν ἐτίμων δὲ λίαν τοὺς ᾠδοὺς ὡς διδασκάλους τῶν τε θείων καὶ παλαιῶν ἀνδραγαθημάτων καὶ τῶν ἄλλων ὀργάνων πλέον

575 Drsquoautres passages homeacuteriques preacutesentant un tel caractegravere laquo meacuteta-poeacutetique raquo sont semblablement interpreacuteteacutes par les scholiastes comme des auto-reacutefeacuterences du poegravete par ex schol bT Il 6358 ex (sur Heacutelegravene parlant de ses malheurs comme drsquoun futur sujet de chanson) laquo imperceptiblement le poegravete exalte son œuvre raquo (λεληθότως αὔξει τὴν ποίησιν) sur la technique deacutelicate de lrsquoeacuteloge de soi (περιαυτολογία) dans la tradition rheacutetorique voir Pernot 1998

316

τὴν λύραν ἠγάπων δηλοῖ δὲ καὶ Κλυταιμνήστρα τὴν εἰς αὐτὸν τιμήν οὐ γὰρ φονεύειν ἀλλ ἀφορίζειν αὐτὸν ἐκέλευσε

Selon Deacutemeacutetrios de Phalegravere Meacuteneacutelas se rendit agrave Troie avec Ulysse afin drsquointerroger le dieu au sujet de la prochaine campagne contre Troie Au mecircme moment Creacuteon preacutesidait les jeux pythiens qui se tenaient tous les neuf ans Deacutemodocos le Laconien remporta la victoire crsquoeacutetait un un disciple drsquoAutomegravede qui a eacuteteacute le premier agrave eacutecrire des vers eacutepiques sur la bataille drsquoAmphitryon contre les Tecircleboai et sur la querelle entre Citheacuteron et Heacutelicon drsquoapregraves qui les monts de Beacuteotie ont drsquoailleurs eacuteteacute appeleacutes Automegravede eacutetait lui-mecircme un disciple de Peacuterimegravede drsquoArgos qui avait prodigueacute son enseignement agrave la fois agrave cet Automegravede et agrave Licumnios de Buprasion ainsi qursquoagrave Sinis et le Dorien et Pharidas de Laconie et Probolos de Sparte

Crsquoest agrave cette eacutepoque que Meacuteneacutelas consacra agrave Atheacutena la Preacutevoyante le collier drsquoHeacutelegravene Agamemnon amena Deacutemodocos avec lui agrave Mycegravenes et le chargea de veiller sur Clytemnestre Ils estimaient grandement les chanteurs en tant que professeurs des choses divines et des exploits des hommes drsquoautrefois et ils aimaient la lyre plus que tout autre instrument Mecircme Clytemnestre reacutevegravele lrsquoestime en laquelle Deacutemodocos eacutetait tenu en effet elle le condamna agrave lrsquoexil plutocirct qursquoagrave mort (Dem Phal fr 144 = schol Od 3267)

Il est vraisemblable que le reacutecit de Deacutemeacutetrios ait eacuteteacute au moins partiellement eacutelaboreacute dans le but

de rendre compte drsquoun fait pour le moins troublant concernant le personnage de Deacutemodocos

nommeacutement la connaissance preacutecise qursquoa ce dernier des eacuteveacutenements arriveacutes agrave lrsquoarmeacutee grecque

lors de lrsquoexpeacutedition troyenne576 Cela devient en effet naturel si lrsquoon suppose que le barde lors de

son seacutejour agrave Mycegravenes a pu recevoir des nouvelles de lrsquoexpeacutedition des Grecs avant drsquoecirctre exileacute sur

une icircle drsquoougrave il fut drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sauveacute par les Pheacuteaciens ougrave on le retrouve dix ans

plus tard agrave la cour drsquoAlcinoos Une autre raison ayant pu motiver le reacutecit de Deacutemeacutetrios est

lrsquoanonymat mecircme de ce barde auquel Agamemnon confie son eacutepouse dont il nrsquoest fait mention

que dans ce court passage drsquoune longueur de cinq vers En identifiant ce barde au Deacutemodocos de

Scheacuterie Deacutemeacutetrios pourrait drsquoun point de vue zeacuteteacutematique avoir fait drsquoune seule pierre deux

coups fournissant une solution agrave la fois au problegraveme de lrsquoidentiteacute du mysteacuterieux barde mentionneacute

en Od 3267-71 et agrave celui de lrsquoorigine des informations que tient Deacutemodocos pour eacutelaborer ses

premier et troisiegraveme chants au livre huit de lrsquoOdysseacutee Ce dernier problegraveme il est agrave remarquer

suppose que Deacutemeacutetrios tient compte de la diffeacuterence laquo ontologique raquo entre Homegravere et le

personnage de Deacutemodocos si les chants sur les guerres et les souffrances des Acheacuteens sont tout

agrave fait reconnaissables en tant que sujets par excellence du poegravete Homegravere leur attribution agrave

Deacutemodocos le poegravete de Scheacuterie est beaucoup plus probleacutematique Manifestement il ne

576 Cf Heath 2009 268

317

convenait pas agrave Deacutemeacutetrios drsquoavancer lrsquoargument que Deacutemodocos en tant que simple laquo voix raquo ou

laquo projection raquo drsquoHomegravere est naturellement en mesure de raconter les mecircmes choses que lui

Lrsquoideacutee drsquoune dissociation ferme devant ecirctre opeacutereacutee entre Homegravere et Deacutemodocos se retrouve

dans une scholie au vers Od 8267 qui marque le deacutebut du deuxiegraveme chant de Deacutemodocos

relatant les amours adultegraveres drsquoAregraves et Aphrodite ndash un passage particuliegraverement controverseacute chez

les Anciens comme je lrsquoai deacutejagrave fait remarquer

οὐκ ἀτόπως ἐπὶ ἡδυπαθῶν ᾄδει ταῦτα ὁ κιθαρῳδὸς δι ὧν ἥδονται σωφρονίζων αὐτούς δέσμιον γὰρ εἰσάγει τὸν μοιχὸν καὶ τοὺς θεοὺς λέγοντας laquo οὐκ ἀρετᾷ κακὰ ἔργα raquo

ὁ δὲ Ὀδυσσεὺς τί φησιν laquo ἀλλ ἄγε δὴ μετάβηθι καὶ ἵππου κόσμον ἄεισον raquo ὡς δέον τὸν Δημόδοκον αὐτοῖς μὴ μοιχείαν γενομένην ἐν θεοῖς ᾄδειν ἀλλὰ πράξεις εἰς ὠφέλειαν καὶ ἔπαινον φερούσας ἡ μὲν οὖν κατηγορία πρόδηλος διότι περὶ θεῶν οὐκ ἔδει τοιαῦτα δεδηλωκέναι

ἀλλ οὐχ Ὁμήρου τὸ ἔγκλημα ἄνωθεν γὰρ τοῖς ἀρχαιοτάτοις παραδέδοται καὶ κατασκευάσμασι καὶ τελεταῖς ταῖς παλαιοτάταις καὶ Ἑλληνικαῖς καὶ βαρβαρικαῖς ὅτι δὲ Ὅμηρος οὐχ ἥδεται τούτοις δῆλον ἐξ ὧν περιέθηκε τῇ Ἀθηνᾷ laquo ὡς ἀπόλοιτο καὶ ἄλλος ὅτις τοιαῦτά γε ῥέζοι raquo ὅλως δὲ Ὅμηρος οὐδὲ οἶδεν Ἥφαιστον Ἀφροδίτῃ συνοικεῖν Χάριτι δὲ αὐτὸν συμβιοῦντα Δημόδοκος δὲ τῇ ἰδίᾳ μυθοποιίᾳ

Il nrsquoest pas eacutetrange que le citharegravede chante de telles choses devant un public de deacutebaucheacutes car srsquoil les reacutejouit par ces chants crsquoest dans le but de les rendre plus sages En effet il repreacutesente la personne adultegravere dans les chaicircnes ainsi que les dieux disant laquo Les mauvaises actions ne profitent pas raquo

Mais Ulysse lui que dit-il laquo Allez change de sujet et chante la construction du cheval raquo Il dit cela parce qursquoil ne faut pas que Deacutemodocos leur fasse un chant au sujet drsquoun adultegravere ayant eu lieu parmi les dieux mais plutocirct sur des actions utiles qui suscitent lrsquoeacuteloge Il est donc eacutevident que lrsquoaccusation consiste agrave dire qursquoil ne fallait pas raconter de telles choses sur les dieux

Mais la responsabiliteacute ne repose pas sur Homegravere car ces histoires remontent au passeacute et ont eacuteteacute transmises par des teacutemoignages tregraves reculeacutes œuvres drsquoart ou rituels anciens grecs ou barbares Il est clair qursquoHomegravere nrsquoy prend pas plaisir agrave partir des mots suivants qursquoil attribue agrave Atheacutena laquo Meure comme lui qui voudrait lrsquoimiter [scil Eacutegisthe] raquo (Od 147) De toute faccedilon Homegravere ne connaicirct mecircme pas la version selon laquelle Heacutephaiumlstos est marieacute agrave Aphrodite pour lui le dieu partage sa vie avec Charis Cette histoire est lrsquoinvention personnelle de Deacutemodocos (schol HQT Od 8267)

Pace Gostoli (1986 108-9) qui voit dans ce texte un collage drsquoarguments issus de sources

diverses lrsquoargumentation preacutesenteacutee ici est suffisamment coheacuterente pour former un tout et

remonter agrave une source unique Les arguments y suivent en effet un parcours progressif

bull Justification du reacutecit scandaleux sur la base des intentions du personnage de Deacutemodocos

celui-ci souhaite en fait offrir une leccedilon morale agrave travers ce reacutecit

318

bull Objection agrave lrsquoargument preacuteceacutedent pourtant Ulysse rabroue lrsquoaegravede et lui demande de changer

de sujet de chanson cela parce qursquoun reacutecit a une plus grande valeur morale srsquoil preacutesente des

modegraveles de vertu que srsquoil met en scegravene des actions honteuses fussent-elles punies De plus ces

actions sont particuliegraverement honteuses dans la mesure ougrave elles sont attribueacutees agrave des dieux

bull Nouvel argument les reacutecits drsquoamours divins sont traditionnels577 et se retrouvent tant dans

lrsquoart ancien que dans les pratiques cultuelles

bull Suite de lrsquoargument preacuteceacutedent qui plus est Homegravere prend ses distances avec ce type de

traditions en placcedilant dans la bouche drsquoun personnage divin une condamnation de lrsquoadultegravere et

en attribuant le reacutecit agrave Deacutemodocos ndash ce dernier argument eacutetant confirmeacute par le fait qursquoailleurs

chez Homegravere Heacutephaiumlstos nrsquoest mecircme pas lrsquoeacutepoux drsquoAphrodite

M Heath (2009 270-1) a reacutecemment proposeacute drsquoidentifier la source ultime de cette scholie agrave

Heacuteraclide du Pont ce qui serait coheacuterent avec la curieuse attribution par ce dernier drsquoun poegraveme

sur Le Mariage drsquoAphrodite et Heacutephaiumlstos agrave Deacutemodocos (voir supra fr 109) De plus la mention

du mode de vie heacutedoniste des Pheacuteaciens au deacutebut de la scholie fait eacutecho agrave la solution donneacutee par

Heacuteraclide au zecirctecircma concernant le laquo deacutebarquement raquo drsquoUlysse endormi sur la plage drsquoIthaque

solution rapporteacutee dans le texte suivant

τὴν τῶν Φαιάκων ἀτοπίαν καθ ἣν τὸν Ὀδυσσέα καθεύδοντα μὴ διυπνίσαντες εἰς τὴν γῆν κατέθεντο τοῦ τε Ὀδυσσέως τὸν ἄκαιρον ὕπνον διαλύειν πειρώμενος ὁ Ποντικὸς Ἡρακλείδης φησὶν ἀτόπους εἶναι τοὺς ἐξ ὧν εἴρηκεν ὁ ποιητὴς μὴ στοχαζομένους περὶ τοῦ παντὸς τρόπου τῶν Φαιάκων συνειδότας γὰρ ἑαυτοῖς φιληδονίαν καὶ ἀπολαυστικὸν τρόπον καὶ δεδιότας μή τις αὐτοὺς ἄλλος ἐπελθὼν ἐκβάλῃ ἀπὸ τῆς χώρας δύο ταῦτα ὑποκρίνασθαι φιλοξενίαν τε πρὸς τοὺς παρόντας ταχεῖάν τε ἀπόπεμψιν πρὸς τοὺς ἐλθόντας πάντα δὲ ἐργάζεσθαι ὅπως αὐτῶν ἡ οἴκησις λανθάνῃ καὶ διάστημα ὅσον ἐστὶ μὴ γινώσκηται νῆσον ἀγαθὴν οἰκοῦντας πρὸς δὲ τὸν πόλεμον οὔτε γεγυμνασμένους οὔτε προαιρουμένους ἀλλ ἐναντίαν βιοτὴν τοῖς πολεμικοῖς ἐπιτηδεύμασιν ἔχονταςmiddot laquo οὐ γὰρ Φαιήκεσσι μέλει βιὸς οὐδὲ φαρέτρη raquomiddot καὶ πάλιν φησὶν αὐτοῖς αἰεὶ δαῖτα μέλειν κίθαρίν τε καὶ ᾠδάς τοιούτους οὖν ὄντας καὶ τοιαύτην γῆν ἔχοντας οὐδὲν ἀπεικὸς εὐλαβεῖσθαι μὴ κατοπτευθέντες ὑπό τινων πολεμῆσαι δυναμένων ἐκπέσωσι τῆς χώρας καὶ ταχείας τὰς ἀποπομπὰς ποιεῖσθαι τῶν ξείνων οὐ διὰ φιλοξενίανmiddot laquo οὐ γὰρ ξείνους οἵδε μάλ ἀνθρώπους

577 Un argument semblable est avanceacute par le grammairien Apion (de lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie) agrave lrsquooccasion drsquoun commentaire sur un vers aristophanien (copieacute sur Steacutesichore drsquoapregraves la scholie ad loc) mentionnant laquo les noces de dieux raquo (θεῶν γάμους) laquo Il faut savoir qursquoil eacutetait habituel pour les Anciens de chanter les unions des dieux et des hommes ltApion ditgt laquo la Besogne raquo soulegraveve cet argument contre ceux qui atheacutetisent lrsquoeacutepisode de lrsquoadultegravere entre Aregraves et Aphrodite dans lrsquoOdysseacuteethinsp raquo (ὅτι σύνηθες ἦν τοῖς παλαιοῖς ᾄδειν θεῶν τε καὶ ἡρώων γάμους σημειοῦται δὲ ταῦτα ὁ Μόχθος πρὸς τοὺς ἀθετοῦντας τὴν ἐν Ὀδυσσείᾳ Ἄρεως καὶ Ἀφροδίτης μοιχείαν schol RVΓ Ar Pax 778)

319

ἀνέχονται οὐδ ἀγαπαζόμενοι φιλέουσrsquo ὅτε κέν τις ἵκηται raquo οὐδὲν οὖν ἄλογον διά τινα τοιαύτην αἰτίαν αὐτοὺς ἀποστέλλειν ταχέως τοὺς ξένους πρὶν ἐντὸς γενέσθαι τῶν παρ αὐτοῖς τοὺς ἐπιδημήσαντας

Dans le but de reacutesoudre la question du comportement absurde des Pheacuteaciens lorsqursquoils deacutebarquent agrave Ithaque Ulysse endormi sans le reacuteveiller ainsi que celle du sommeil inopportun de ce dernier Heacuteraclide du Pont affirme que sont plutocirct absurdes ceux-lagrave qui ne font aucune conjecture agrave propos du mode de vie des Pheacuteaciens sur la base de ce qursquoa dit le poegravete En effet parce que les Pheacuteaciens reconnaissent leur propre propension au plaisir et agrave la vie de loisir et craignent que quelqursquoun drsquoautre ne vienne chez eux et les chasse de leur pays ils se targuent de ces deux rocircles lrsquohospitaliteacute pour ceux qui sont chez eux et un prompt retour pour les eacutetrangers De plus ils font tout leur possible pour que leur reacutesidence reste invisible et qursquoon ne sache pas agrave quelle distance elle se trouve Ils habitent une icircle agreacuteable et ne sont pas preacutepareacutes pour la guerre ni porteacutes vers elle mais ils ont des moeurs opposeacutees aux activiteacutes guerriegraveres laquo Le carquois et lrsquoarc nrsquointeacuteressent pas les Pheacuteaciens raquo (Od 6270) Et il dit en plus qursquoils se preacuteoccupent constamment de banquet de cithare et de chants Eacutetant donc des gens de cette trempe et posseacutedant une telle terre il nrsquoy a rien drsquoeacutetrange agrave ce qursquoils prennent garde drsquoecirctre expulseacutes de leur pays apregraves avoir eacuteteacute repeacutereacutes par des hommes capables de leur faire la guerre et agrave ce qursquoils srsquoempressent de ramener chez eux les eacutetrangers ndash ce qursquoils ne font pas par hospitaliteacute laquo car ces gens supportent mal les eacutetrangers et ne les reccediloivent pas avec joie lorsqursquoils viennent raquo (Od 732-3) Ainsi il nrsquoy a rien drsquoillogique agrave ce que pour une raison de cette sorte ils renvoient rapidement les eacutetrangers avant que leurs visiteurs ne soient mis dans le secret de leurs affaires (Heracl Pont fr 104 = Porph QHO ad 13119 1159-11613 Schrader)

Mise agrave part la reacutefeacuterence au mode de vie agreacuteable des Pheacuteaciens qui est agrave rapprocher de la

scholie agrave Od 8267 citeacutee ci-haut drsquoautres eacuteleacutements de ce texte sont remarquables notamment la

neacutecessiteacute souleveacutee par Heacuteraclide de laquo conjecturer raquo (στοχαζομένους) certaines choses non

explicites dans le poegraveme (cf supra p 180sqq au sujet des omissions narratives) et celle de suivre

laquo ce qursquoa dit le poegravete raquo (ἐξ ὧν εἴρηκεν ὁ ποιητής) agrave rapprocher eacutevidemment de la maxime

laquo aristarquienne raquo Homerum ex Homero De plus ce texte constitue un nouvel exemple drsquoanalyse

fondeacutee sur lrsquoutiliteacute et lrsquointeacuterecirct personnel associeacutes agrave des actions apparemment eacutetranges reacutealiseacutees

par des personnages poeacutetiques comparable aux exemples preacutesenteacutes dans une section preacuteceacutedente

(sur le sens de βλαβερόν)

Si Heacuteraclide est bien agrave lrsquoorigine de la scholie agrave Od 8267 alors ce dernier aura aussi reconnu

lrsquoexistence drsquoune rupture entre lrsquoauteur et le personnage qui repose ici sur la diffeacuterence entre les

preacutesupposeacutes eacutethiques et mythologiques drsquoHomegravere (condamnation de lrsquoadultegravere mariage

drsquoHeacutephaiumlstos avec Charis) et ceux de Deacutemodocos

320

Il serait inteacuteressant de connaicirctre lrsquoopinion drsquoAristarque sur le rocircle de ces deux bardes chez

Homegravere mais on ne trouve pas de commentaire explicite sur ce sujet On sait toutefois578 qursquoil

tient continuellement compte du fait que le monde dans lequel eacutevoluent les heacuteros homeacuteriques

nrsquoest pas le mecircme que celui dans lequel le poegravete a composeacute lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee En particulier

des scholies au ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade ougrave il est question de tablettes marqueacutees de laquo signes raquo

et qui anime encore aujourdrsquohui bien des deacutebats nous informent de lrsquoopinion drsquoAristarque sur la

nature de ces signes

ὅτι σημεῖα λέγει οὐ γράμματαmiddot εἴδωλα ἄρα ἐνέγραψεν

ltLa diplecircgt parce qursquoil parle de signes et non de lettres ce sont donc des images qursquoil a graveacutees (schol A Il 6178 Ariston)

Les scholies exeacutegeacutetiques rapportent lrsquoopinion contraire

σήματα λυγρά γράμματαmiddot [hellip] ἄτοπον γὰρ τοὺς πᾶσαν τέχνην εὑρόντας οὐκ εἰδέναι γράμματα τινὲς δὲ ὡς παρ Αἰγυπτίοις ἱερὰ ζῴδια δι ὧν δηλοῦται τὰ πράγματα

laquo Des signes funestes raquo Il srsquoagit de lettres [hellip] Car il serait eacutetrange que ces hommes qui ont inventeacute tous les arts ignorent lrsquoeacutecriture Mais certains pensent que ce sont des symboles sacreacutes comme on trouve chez les Eacutegyptiens par lesquels on repreacutesente les choses (schol T Il 6168 ex)

Lrsquoeacutecriture eacutetant selon Aristarque inexistante dans le monde homeacuterique579 les bardes Pheacutemios

et Deacutemodocos sont neacutecessairement des poegravetes oraux En cela ils se distinguent donc drsquoHomegravere

qursquoAristarque nrsquoa jamais consideacutereacute autrement que comme un poegravete lettreacute

Section (v) Conclusion

De faccedilon geacuteneacuterale les fragments des Peacuteripateacuteticiens ne suggegraverent pas de changements

theacuteoriques importants par rapport agrave la laquo poeacutetique de lrsquoabsence raquo privileacutegieacutee par Aristote Tant dans

le cas drsquoHomegravere que dans celui des autres poegravetes les Peacuteripateacuteticiens reacutesistent agrave la tendance

reacutepandue consistant agrave lire le poegraveme comme une sorte de reflet de lrsquoacircme du poegravete Un des

meilleurs exemples de cette tradition drsquointerpreacutetation est repreacutesenteacute par lrsquoauteur du traiteacute Du

578 Cf Schmidt 1976

579 Cette prise de position est drsquoune importance cruciale puisqursquoelle vient appuyer la conception alexandrine des poegravemes homeacuteriques comme commencement de la litteacuterature grecque et par le fait mecircme comme autoriteacute fournissant des normes linguistiques cf Nannini 1986 22

321

Sublime Ce dernier reacutealise constamment des rapprochements entre le caractegravere et le style580 des

auteurs qursquoil commente et qursquoil deacutepeint meacutetaphoriquement comme prenant une part active dans

les eacuteveacutenements du poegraveme ndash par exemple dans ce passage ceacutelegravebre sur Homegravere

εἰς τὰ ἡρωικὰ μεγέθη συνεμβαίνειν ἐθίζει [hellip] δείκνυσι δ ὅμως διὰ τῆς Ὀδυσσείας [hellip] ὅτι μεγάλης φύσεως ὑποφερομένης ἤδη ἴδιόν ἐστιν ἐν γήρᾳ τὸ φιλόμυθον [hellip] οὐ γὰρ ἀλλ ἢ τῆς Ἰλιάδος ἐπίλογός ἐστιν ἡ Ὀδύσσειαmiddot [hellip] τῆς μὲν Ἰλιάδος γραφομένης ἐν ἀκμῇ πνεύματος ὅλον τὸ σωμάτιον δραματικὸν ὑπεστήσατο καὶ ἐναγώνιον τῆς δὲ Ὀδυσσείας τὸ πλέον διηγηματικόν ὅπερ ἴδιον γήρως

Il a coutume de partir du mecircme pas que ses heacuteros vers la grandeur [hellip] Mais pourtant agrave travers lrsquoOdysseacutee [hellip] il montre que le propre drsquoune grande nature deacutejagrave sur le deacuteclin est dans la vieillesse drsquoaimer raconter des histoires [hellip] LrsquoOdysseacutee nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoeacutepilogue de lrsquoIliade [hellip] Il a composeacute le corps entier de lrsquoIliade qursquoil a eacutecrit dans la pleacutenitude du souffle comme plein drsquoaction et de combat tandis que celui de lrsquoOdysseacutee il lrsquoa pour la plus grande partie rempli drsquohistoires ce qui est le propre de la vieillesse (Subl 910-13)

Les correspondances eacutetroites entre Homegravere et les divers niveaux de son œuvre offertes par le

pseudo-Longin sont remarquables

plan du poegravete plan du poegraveme

grandeur laquo heacuteroiumlque raquo drsquoHomegravere actes heacuteroiumlques des personnages (τὰ ἡρωικὰ μεγέθη)

Odysseacutee composeacutee agrave la fin de la vie drsquoHomegravere Odysseacutee = eacutepilogue de lrsquoIliade

vigueur et laquo souffle raquo drsquoHomegravere (ἐν ἀκμῇ πνεύματος) Iliade = poegraveme dramatique et eacutemouvant (δραματικὸν

καὶ ἐναγώνιον)

deacuteclin et vieillesse drsquoHomegravere Odysseacutee = poegraveme narratif (διηγηματικόν)

Pour le pseudo-Longin le principe de cette correspondance permet de deacuteduire que lrsquoOdysseacutee

est une œuvre de la fin de la vie drsquoHomegravere agrave la fois en raison de son contenu et de sa forme On

ne trouve aucune deacuteduction laquo poeacutetico-biographique raquo de ce genre chez les Peacuteripateacuteticiens pas

mecircme on lrsquoa vu chez Chameacuteleacuteon

580 Agrave noter agrave cet eacutegard lrsquoambiguiumlteacute du terme χαρακτήρ agrave la fois caractegravere (ie ecircthos) et style (litteacuteraire)

Chapitre 7 Aristarque et la voix du poegravete

Pour Aristarque la distinction entre les divers personnages poeacutetiques ndash et a fortiori celle entre

le narrateur et les personnages ndash constitue un principe de base mais qui est encore suffisamment

nouveau pour devoir ecirctre invoqueacute agrave la deacutefense de certaines attaques contre le preacutetendu manque

drsquouniteacute discursive des poegravemes homeacuteriques De fait cette distinction qui apparaicirct fondamentale

aux critiques modernes ne dominera jamais totalement la conception grecque de la poeacutesie

Atheacuteneacutee qui eacutecrit quelque quatre cents anneacutees apregraves Aristarque juge encore bon de souligner que

(178d) laquo si quelque chose est dit chez Homegravere cela nrsquoest pas dit par Homegravere raquo (οὐ γὰρ εἴ τι

λέγεται παρrsquo Ὁμήρῳ τοῦθrsquo Ὅμηρος λέγει) ndash une deacuteclaration de principe qui nrsquoest pourtant que

rarement respecteacutee dans le reste des Deipnosophistes581

La confusion que reacutevegravelent des remarques telles que laquo Homegravere dit X raquo bien que X soit une

affirmation mise dans la bouche drsquoun personnage va au-delagrave drsquoun simple manque de preacutecision

dans la faccedilon de distinguer entre dire (λέγειν) et eacutecrire (γράφειν) comme le montre lrsquohabitude

des critiques anciens agrave attribuer aux poegravetes non seulement les paroles mais aussi les actions des

personnages ainsi la remarque de Plutarque ndash un autre exemple tardif de cette obstination agrave

confondre poegravete et personnages582 ndash qui rapporte qursquoEuripide lui-mecircme aurait deacuteclareacute devant

ceux qui accusaient son Ixion drsquoimmoralisme laquo Mais je ne lrsquoai fait sortir de scegravene qursquoapregraves

lrsquoavoir cloueacute agrave la roue raquo (Quomodo adul 19e) Plus qursquoun effet de style ce type de commentaire

reflegravete une conception fondamentale du rapport des Grecs agrave la poeacutesie soit la parenteacute ontologique

entre le poegravete et son produit ndash le poegravete eacutetant non seulement impliqueacute dans le processus de

composition mais restant aussi en quelque sorte laquo preacutesent raquo dans le produit fini

Par contraste avec cette attitude geacuteneacuteraliseacutee les commentaires drsquoAristarque deacutemontrent que

celui-ci endosse une conception aristoteacutelicienne du rapport entre le poegravete et les personnages entre

lesquels il appuie fortement la deacutemarcation Les diffeacuterences signaleacutees par Aristarque concernent

581 Nuumlnlist 2009 133

582 Cf Quomodo adul passim

323

tout aussi bien des questions superficielles drsquousage lexical que des eacuteleacutements relevant de la

Weltanschauung Par exemple plusieurs notes aristarquiennes mentionnent que telle chose porte

tel nom dans le discours du narrateur et tel autre dans la bouche des personnages583 ou encore

que dans le discours du poegravete le soleil se legraveve laquo en sortant de lrsquoOceacutean raquo tandis que les

personnages disent qursquoil eacutemerge du sol584 Ces notes sont geacuteneacuteralement eacutemises sur le ton du

simple constat

Drsquoautres notes reacutevegravelent toutefois que la distinction ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου ἐξ τοῦ ἰδίου

προσώπου585 peut servir drsquoargument dans des contextes exeacutegeacutetiques ou zeacuteteacutematiques Ce dernier

chapitre sera consacreacute agrave lrsquoexamen de notions varieacutees lieacutees agrave la theacuteorie ancienne de la narration

mais ougrave lrsquoon peut dans tous les cas percevoir qursquoAristarque opegravere sur la base du principe de la

rupture entre poegravete et personnage

Section (i) Quelques problegravemes homeacuteriques

Agrave lrsquoinstar de la formule Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν lrsquoexpression λύσις ἐκ τοῦ

προσώπου qui se reacutefegravere agrave un mode de solution des contradictions internes apparentes dans le

texte homeacuterique ne se retrouve telle quelle que chez Porphyre mais laquo lrsquoesprit raquo qui lrsquoanime est

geacuteneacuteralement attribueacute agrave la meacutethode drsquoAristarque586 Lrsquoimportance du principe agrave la base de ce

mode de solution est drsquoautant plus eacutevidente que les contradictions sont en geacuteneacuteral consideacutereacutees par

Aristarque comme des eacuteleacutements dont la preacutesence est inacceptable dans un poegraveme et que le

recours agrave lrsquoargument ἐκ τοῦ προσώπου peut seul laquo sauver raquo de lrsquoatheacutetegravese certains cas apparents de

583 Cf schol A Il 2570a Ariston sur la citeacute appeleacutee agrave la fois Corinthe et Ephyre ἡ διπλῆ δέ ὅτι ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου Κόρινθονmiddot ὅταν δὲ ἡρωϊκῷ προσώπῳ περιτιθῇ τὸν λόγον Ἔφυραν λέγει

584 Cf schol A Il 11735b Ariston ὅτι ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου ὑπὲρ γῆς τὴν ἀνατολὴν λέγει αὐτὸς δὲ ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου ἐξ Ὠκεανοῦ

585 La persona du poegravete est eacutegalement deacutesigneacutee par les expressions ἐπὶ τοῦ αὐτοῦ προσώπου et ἐξ τοῦ ποιητικοῦ προσώπου

586 Cf Dachs 1913 8 qui croit que Porphyre a complegravetement inteacutegreacute les techniques exeacutegeacutetiques drsquoAristarque laquo [hellip] Porphyrius bei dem sich jenes Erklaumlrungsprinzip Aristarchs allerdings bereits zu einer oft mechanisch und gedankenlos angewandten Methode ausgebildet hat raquo

324

contradiction587 Quelques exemples serviront agrave deacutemontrer lrsquousage que fait Aristarque drsquoun tel

mode de solution

(a) La valeur guerriegravere de Meacuteneacutelas

La reacuteflexion meacutethodologique drsquoAtheacuteneacutee citeacutee ci-haut mettant en garde contre lrsquohabitude

drsquoattribuer agrave Homegravere tout ce qui est dit chez Homegravere intervient agrave lrsquooccasion drsquoune bregraveve

discussion sur la valeur guerriegravere de Meacuteneacutelas Atheacuteneacutee y critique la faccedilon dont Platon dans le

Banquet (174b-c) preacutetend qursquo laquo Homegravere raquo aurait preacutesenteacute Meacuteneacutelas comme laquo un guerrier sans

nerf raquo srsquoappuyant en cela sur lrsquoinsulte dont Apollon un ennemi des Grecs lrsquoaffuble agrave un moment

du reacutecit (Il 17588) Atheacuteneacutee fait remarquer agrave juste titre que Meacuteneacutelas nrsquoest pourtant preacutesenteacute

comme un lacircche que dans les mots drsquoApollon et non par Homegravere lui-mecircme qui le qualifie

reacuteguliegraverement de laquo cher agrave Aregraves raquo ou encore de laquo bon au cri de guerre raquo Or Atheacuteneacutee pourrait bien

avoir emprunteacute cette critique de Platon agrave Aristarque comme en fait foi la scholie au vers drsquoougrave

Platon tire son jugement sur Meacuteneacutelas

μαλθακὸς αἰχμητής τὸ σημεῖον ὅτι οὐχ ὡς τῷ ὄντι μαλθακοῦ αἰχμητοῦ ὄντος τοῦ Μενελάου ληπτέον ἀλλὰ τὸ πρόσωπον πολέμιον ὂν εἰς διαβολὴν λέγειmiddot laquo ἀρηΐφιλον raquo γὰρ ὁ ποιητὴς αὐτὸν καλεῖ

laquo un lacircche guerrier raquo le signe parce qursquoil ne faut pas comprendre ces mots comme si Meacuteneacutelas eacutetait reacuteellement un guerrier lacircche mais crsquoest parce que le personnage est un ennemi qursquoil dit ceci pour le deacutenigrer car le poegravete lrsquoappelle laquo cher agrave Aregraves raquo (cf 352) (schol A Il 17588a Ariston)

En niant que Meacuteneacutelas puisse ecirctre laquo reacuteellement raquo (τῷ ὄντι) consideacutereacute comme un lacircche sur la

base des propos drsquoun personnage Aristarque introduit une forme de hieacuterarchie eacutepisteacutemologique

entre le discours du narrateur et celui des personnages Le contraste entre les insultes drsquoApollon

et lrsquoeacutepithegravete laquo cher agrave Aregraves raquo que le poegravete applique agrave Meacuteneacutelas accorde implicitement au narrateur

une creacutedibiliteacute supeacuterieure agrave celle de ses personnages fussent-ils ndash comme dans ce cas-ci ndash divins

Cette ideacutee drsquoune laquo objectiviteacute raquo typique du narrateur va de pair avec celle de son omniscience

dont les personnages sont quant agrave eux priveacutes

Comme il est eacutevident drsquoapregraves cet exemple Aristarque eacutevite de consideacuterer les personnages

divins comme des locuteurs doteacutes drsquoune autoriteacute particuliegravere et dont les propos devraient ecirctre

587 Cf Schenkeveld 1970 164

325

consideacutereacutes plus laquo vrais raquo que drsquoautres le seul point de vue qui jouisse drsquoun statut particulier est

celui du narrateur dans la mesure ougrave il est le creacuteateur de lrsquounivers dans lequel eacutevoluent ses

personnages (Cela vient drsquoailleurs confirmer lrsquoideacutee preacuteceacutedemment attribueacutee agrave Aristarque et aux

Peacuteripateacuteticiens que les personnages divins et humains sont drsquoun point de vue poeacutetique

eacutequivalents les insultes drsquoApollon agrave lrsquoendroit de Meacuteneacutelas sont tout aussi laquo subjectives raquo ie

deacutependantes du caractegravere et des passions du dieu que celles que srsquoadressent les personnages

humains) Il ne serait par conseacutequent pas eacutetonnant que dans le texte suivant de Porphyre la

solution introduite par ἄλλως soit tireacutee drsquoAristarque ou encore drsquoAristote (dans le passage

commenteacute Hector rassure son eacutepouse en affirmant que lrsquoheure fixeacutee pour sa mort ne peut ecirctre

devanceacutee)

ἐζήτησάν τινες πῶς ἐνταῦθα ἀπαράβατον λέγει τὴν μοῖραν ὁ ποιητής ἐν δὲ τῇ Ὀδυσσείᾳ παραβατὴν ὑφίσταται ὅταν λέγῃmiddot laquo ὡς καὶ νῦν Αἴγισθος ὑπὲρ μόρον Ἀτρείδαο γῆμ ἄλοχον raquo λύεται δὲ τοῦτο ἐκ τοῦ δείκνυσθαι ὅτι τριχῶς ἡ μοῖρα παρὰ τῷ ποιητῇ λέγεταιmiddot ἡ εἱμαρμένη ἡ μερὶς καὶ τὸ καθῆκον [hellip]

ἄλλως τε οὐκ ἐκ τοῦ ποιητοῦ οἱ λόγοι ἐκ προσώπων δὲ διαφόρων εἰς μίμησιν παραληφθέντων ὁτὲ μὲν γὰρ λέγει πρὸς Ἀνδρομάχην ὁ Ἕκτωρ ὁτὲ δὲ ὁ Ζεύς διαφωνεῖν δὲ πρὸς ἄλληλα οὐδὲν ἀπεικὸς τὰ διάφορα πρόσωπα

Certains srsquointerrogent agrave savoir pourquoi le poegravete dit ici que la Moire est immuable tandis que dans lrsquoOdysseacutee il admet qursquoelle peut ecirctre changeacutee lorsqursquoil dit laquo tel encore Eacutegisthe qui prit lrsquoeacutepouse de lrsquoAtride en deacutepit du destin raquo (Od 135) On reacutesout ceci en deacutemontrant que le poegravete utilise laquo Moira raquo en trois sens diffeacuterents le destin le lot et le convenable [hellip]

De plus on peut dire que ces paroles ne viennent pas du poegravete mais de divers personnages qui sont utiliseacutes en vue de la mimecircsis En effet ici crsquoest Hector qui parle agrave Andromaque mais lagrave crsquoest Zeus Il nrsquoy a rien drsquoeacutetrange agrave ce que les divers personnages prononcent des paroles qui vont agrave lrsquoencontre les unes des autres (Porph QHI ad 6488-9 1-9 MacPhail)

Il est tout agrave fait remarquable que lrsquoauteur de cette solution juge bon drsquoutiliser lrsquoargument ἐκ

προσώπων au sujet drsquoun problegraveme homeacuterique drsquoune telle envergure il ne srsquoagit plus ici drsquoun

deacutetail factuel relativement insignifiant comme le nombre de citeacutes en Cregravete mais bien drsquoune grave

question meacutetaphysique La premiegravere solution qursquooffre Porphyre dont je nrsquoai ici reproduit que la

premiegravere phrase se classe dans la cateacutegorie ἀπὸ τῆς λέξεως par une analyse des divers usages

du terme Moira elle preacutesente une theacuteorie complexe sur les rapports entre les notions de neacutecessiteacute

destin et morale Par contraste lrsquoauteur de la solution ἐκ προσώπων stipule expresseacutement que les

personnages sont utiliseacutes (παραληφθέντων) afin de creacuteer une repreacutesentation poeacutetique (εἰς

μίμησιν) ndash qursquoils sont en quelque sorte un mateacuteriau dans les mains du poegravete On trouve ici un

326

lien direct eacutetabli entre la composition mimeacutetique et la polyphonie discursive qui caracteacuterise les

personnages poeacutetiques De plus il nrsquoest fait nulle mention drsquoune eacuteventuelle prioriteacute des paroles

de Zeus sur celles drsquoHector les unes et les autres (οἱ λόγοι) sont semblablement laquo eacutetrangegraveres au

poegravete raquo (οὐκ ἐκ τοῦ ποιητοῦ)

(b) Les vertus du vin

Le prochain exemple un cas de contradiction entre des personnages concernent les propos

antagonistes drsquoHeacutecube et drsquoHector sur le sujet des vertus fortifiantes du vin (cf Il 6261-5)

ἡ διπλῆ πρὸς τὸ δοκοῦν μάχεσθαιmiddot ἡ γὰρ Ἑκάβη λέγειmiddot laquo μένος μέγα οἶνος ἀέξει raquo ὁ δὲ Ἕκτωρ laquo μή μ ἀπογυιώσῃς μένεος raquo ἔστι δὲ διάφορα τὰ λέγοντα πρόσωπα καὶ ἑκάτερον πρός τι εἴρηται

Le passage est marqueacute de la diplecirc parce qursquoil y a contradiction apparente En effet Heacutecube dit laquo le vin augmente grandement la force raquo (6261) mais Hector dit laquo de peur que tu ne mrsquoaffaiblisses raquo (6265) Mais les personnages qui srsquoexpriment sont diffeacuterents et leurs paroles respectives sont dites pour une certaine raison (schol A Il 6265 Ariston)

Implicite est ici lrsquoideacutee exprimeacutee par Aristote au fr 146 que les personnages ne sont pas

tenus de dire laquo les mecircmes choses les uns que les autres raquo La diplecirc signifie sans doute

qursquoAristarque avait preacutesenteacute face agrave aux critiques eacutemises agrave lrsquoendroit de ces vers une explication

ineacutedite qui nie leur nature zeacuteteacutematique sur la base drsquoun argument ndash celui de la polyphonie

poeacutetique ndash fort semblable agrave celui drsquoAristote

Le type de solution proposeacutee par Aristarque est eacutegalement rapporteacute (sans attribution nominale)

par Porphyre qui juxtapose drsquoautres possibiliteacutes drsquoarguments agrave celui de la polyphonie

ζητεῖται πῶς ποτε ἐναντία ἑαυτῷ ὁ ποιητὴς λέγειmiddot προειπὼν γὰρ laquo ἀνδρὶ κεκμηῶτι μένος μέγα οἶνος ἀέξει raquo νῦν ἐπάγει laquo μή μ ἀπογυιώσης μένεος ἀλκῆς τε λάθωμαι raquo ἡ μὲν οὖν ὑπὸ πολλῶν γενομένη λύσις τοῦ ζητήματος τοιαύτη ὅτι ἕτερόν ἐστι πρόσωπον Ἑκάβης τὸ λέγον ὠφέλιμον εἶναι τὸν οἶνον ἕτερον δὲ τὸ τοῦ Ἕκτορος τὸ ἀρνούμενονmiddot οὐδὲν δὲ θαυμαστὸν εἰ παρὰ τῷ ποιητῇ ἐναντία λέγεται ὑπὸ διαφόρων φωνῶν ὅσα μὲν γὰρ ἔφη αὐτὸς ἀφ ἑαυτοῦ ἐξ ἰδίου προσώπου ταῦτα δεῖ ἀκόλουθα εἶναι καὶ μὴ ἐναντία ἀλλήλοιςmiddot ὅσα δὲ προσώποις περιτίθησιν οὐκ αὐτοῦ εἰσιν ἀλλὰ τῶν λεγόντων νοεῖται ὅθεν καὶ ἐπιδέχεται πολλάκις διαφωνίαν ὥσπερ καὶ ἐν τούτοις [hellip]

ἄμεινον δέ ἐστιν ἐκεῖνο λέγειν καὶ δεικνύειν ἑκάτερον τῶν εἰρημένων ἔχεσθαι λόγου καὶ μὴ εἶναι ἐναντία τὰ περὶ τοῦ οἴνου λεγόμενα ἐὰν σκοπῇ τις ὅτι ἐπὶ παντὸς πράγματος ὁ καιρὸς καὶ τὸ μέτρον πολὺ διαλλάττει οὕτως οὖν καὶ ἐπὶ τούτουmiddot τῷ μὲν γὰρ μέτρια πεπονηκότι πρὸς ἰσχὺν ὁ οἶνος συμφέρει τὸν δὲ πάνυ κεκμηκότα σφάλλειmiddot ὅπερ συμβέβηκε τῷ Ἕκτορι οὐ μόνον δὲ ὑπὸ τοῦ πολέμου ἀλλὰ καὶ ὑπὸ τοῦ ἐπὶ τὴν πόλιν δρόμου

327

On se demande comment il se fait que le poegravete se contredit lui-mecircme car apregraves avoir dit laquo le vin augmente grandement la force drsquoun homme fatigueacute raquo il ajoute ici laquo de peur que tu ne mrsquoaffaiblisses et me fasses oublier ma valeur raquo

Une solution agrave ce problegraveme adopteacutee par beaucoup de gens est la suivante Heacutecube qui dit que le vin est utile est un personnage diffeacuterent drsquoHector qui le nie Et il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant si chez le poegravete choses contraires sont prononceacutees par des voix diffeacuterentes En effet tout ce qui est dit venant du poegravete lui-mecircme en sa personne propre cela doit ecirctre coheacuterent et ne pas srsquoauto-contredire Mais tout ce qursquoil assigne aux personnages cela ne lui appartient pas mais est perccedilu comme venant de ceux qui parlent Crsquoest pourquoi il admet souvent une incoheacuterence comme dans ce cas-ci

Mais il vaut mieux dire et montrer la chose suivante chacune des assertions est soutenue par un argument et ce qui est dit au sujet du vin nrsquoest pas contradictoire si lrsquoon observe que lrsquooccasion et la mesure diffegraverent grandement selon la situation Ainsi dans ce cas-ci le vin ameacuteliore la force pour celui qui a fourni un effort modeacutereacute mais il fait treacutebucher celui qui est eacutepuiseacute Crsquoeacutetait le cas pour Hector non seulement agrave cause de la bataille mais aussi de sa course jusqursquoagrave la ville (Porph QHI ad 6265 1-7 MacPhail)

Il est certainement significatif que Porphyre au lieu de se contenter de la solution

drsquoAristarque calqueacutee sur celle drsquoAristote au fragment 146 en avance une autre concurrente qursquoil

juge laquo supeacuterieure raquo Pour Porphyre les propos des personnages homeacuteriques ont une valeur

autonome et universelle Heacutecube et Hector prononcent tous deux des opinions vraies mais vraies

dans des circonstances diffeacuterentes Nul besoin ici de faire appel agrave la diffeacuterence subjective entre

ces deux personae poeacutetiques les deux ideacutees nrsquoeacutetant pas contradictoires elles peuvent tregraves bien

ecirctre rapporteacutees agrave la connaissance universelle du poegravete Ici comme en quelques autres occasions

dans ses Questions homeacuteriques on voit poindre certaines tendances chez Porphyre qui annoncent

son usage futur de lrsquoalleacutegoregravese mais qui sont ici tempeacutereacutees par son recours agrave drsquoautres types

drsquointerpreacutetations Agrave lrsquoinverse Aristarque refuse de lire les eacutenonceacutes des personnages comme des

assertions absolues agrave celles-ci il oppose les discours laquo conformes au caractegravere raquo (ἐν ἤθει)

βούλομ ἐγὼ λαὸν σόον ὅτι Ζηνόδοτος αὐτὸν ἠθέτηκεν ὡς τῆς διανοίας εὐήθους οὔσης οὐ δεῖ δὲ αὐτὸν ἰδίᾳ προφέρεσθαι ἀλλὰ συνάπτειν τοῖς ἄνωmiddot ἐν ἤθει γὰρ λέγεται

laquo Jrsquoaime mieux voir mon armeacutee ltsaine et sauve que perduegt raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote atheacutetise ce vers en raison du caractegravere trivial de son contenu Mais le vers ne doit pas ecirctre examineacute individuellement il faut plutocirct le relier aux vers preacuteceacutedents En effet il est dit de faccedilon conforme au personnage (schol A Il 1117 Arison)

Ainsi la dianoia des poegravemes nrsquoa pas de valeur propre (ἰδίᾳ) car tout doit ecirctre mis en contexte

(συνάπτειν) en tenant compte en particulier de lrsquoidentiteacute du personnage (ἦθος) qui parle

328

(c) Les insultes de Thersite

Les scholies rapportent un deacutesaccord entre Zeacutenodote et Aristarque agrave propos de certaines

parties du discours insultant que Thersite adresse agrave Agamemnon au deacutebut de lrsquoIliade De ce

discours qui srsquoeacutetend sur les vers 2225-42 Zeacutenodote aurait atheacutetiseacute les vers 227-8 et 231-4

double deacutecision rejeteacutee par Aristarque

Les raisons de lrsquoatheacutetegravese de Zeacutenodote nrsquoont pas eacuteteacute transmises mais il mrsquoapparaicirct qursquoelles

pourraient ecirctre les suivantes Aux vers 227-8 ainsi qursquoau vers 231 Thersite se compte au nombre

des Acheacuteens qui accumulent du butin et font des prisonniers dont Agamemnon peut ensuite

disposer agrave sa guise Or quelques lignes plus haut ce personnage est deacutecrit comme un manant au

physique ingrat dont le seul office semble ecirctre celui de bouffon (cf 2215 ὅ τι οἱ εἴσαιτο

γελοίϊον Ἀργείοισιν) Zeacutenodote aura donc peut-ecirctre perccedilu une contradiction entre lrsquoabsence

drsquoaptitudes guerriegraveres de Thersite et le rocircle qursquoil se donne dans la prise du butin Aux vers 233-4

(auxquels le vers 232 est syntaxiquement lieacute) ce personnage fait une remarque agrave saveur

gnomologique et moralisatrice que Zeacutenodote aura aussi jugeacutee incompatible avec le personnage

deacutecrit juste avant

Agrave ces deux atheacutetegraveses de Zeacutenodote voici les reacuteponses drsquoAristarque

ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo πλεῖαι δὲ γυναικῶν raquo καὶ τοὺς ἑξῆς δύο ἠθέτηκεν ἐν οἷς μάλιστα ὁ Θερσίτης γελοιοποιός

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo remplie de femmes raquo et atheacutetise les deux vers suivants (2227-8) ougrave Thersite est le plus drocircle (schol A Il 2226b Ariston)

ὅτι Ζηνόδοτος τοὺς τέσσαρας ἠθέτηκεν ἐν οἷς πάλιν ἐστὶ τὰ γελοιότατα

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote atheacutetise ces quatre vers dans lesquels encore une fois se trouvent les eacuteleacutements les plus comiques (schol A Il 2231-4 Ariston)

En supposant que les raisons de lrsquoatheacutetegravese de Zeacutenodote sont bien celles que jrsquoai preacutesenteacutees on

peut penser que la deacutefense de ces vers par Aristarque repose preacuteciseacutement sur le potentiel comique

de la contradiction existant entre la description de Thersite que donne le narrateur ndash celle drsquoun

homme faible et meacuteprisable ndash et le portrait de lui-mecircme qursquooffre celui-ci dans son discours agrave

Agamemnon et aux Acheacuteens Dans ce discours en particulier dans les vers atheacutetiseacutes par

329

Zeacutenodote Thersite apparaicirct comme lrsquoexemple mecircme du vantard ou de lrsquoimposteur (ἀλαζών)588

puisqursquoil srsquoattribue illeacutegitimement des exploits guerriers et adopte un ton hautain qui ne sied pas agrave

son rang Il est vraisemblable que crsquoest en vertu de ce caractegravere drsquoimposteur qui transparaicirct dans

ces vers qursquoAristarque deacuteclare ceux-ci laquo suprecircmement comiques raquo (γελοιότατα cf μάλισταhellip

γελοιοποιός) Lrsquoincompatibiliteacute qursquoaura deacutetecteacutee Zeacutenodote entre la description de Thersite par le

narrateur et les paroles eacutemises par ce personnage apparaicirct donc aux yeux drsquoAristarque comme un

eacuteleacutement de comeacutedie volontairement introduit par le poegravete plutocirct qursquoune erreur de composition

commandant lrsquoatheacutetegravese

(d) Praxiphane Aristarque et le deuteron proteron

Dans les exemples preacuteceacutedents il a eacuteteacute question de la faccedilon dont la distinction entre le point de

vue du poegravete et ceux des personnages pouvait rendre compte de certaines incongruiteacutes

apparentes Dans ce qui va suivre on examinera un cas ougrave crsquoest une habitude stylistique du poegravete

qui en intervenant dans le discours drsquoun personnage vient en compromettre la vraisemblance

Ce cas est drsquoailleurs particuliegraverement preacutecieux puisqursquoil a attireacute lrsquoattention agrave la fois de

Praxiphane et drsquoAristarque Le papyrus drsquoougrave est tireacute le passage en question est toutefois fort

mutileacute et lrsquoeacutetablissement du texte cause problegraveme Matelli (2009) a reacutecemment fait lrsquohistoire des

diverses restitutions du texte dont la plupart ne divergent toutefois que sur des points de deacutetails

de peu drsquoimportance Je donne ici le texte offert par Nuumlnlist (2009 332) qui est repreacutesentatif des

autres en ce qui concerne les eacuteleacutements drsquointeacuterecirct pour mon propos

[τὸ σημεῖον ὅτ]ι πρ(ὸς) τὸ δεύτερον πρότερον ἀπήντησεν589 τὴν δ ἀ-

[πολογίαν τοῦ ποιητοῦ ἐντεῦθεν ὁ Ἀρ]ίσταρχος πεποίηται πρὸς Πραξιφάνηνmiddot ἐκεῖνος

[γὰρ θαυμάζει τὸν Ὀδυσσέα ἐπὶ τῷ] παρη[γ]ορικῶς ὡμιληκότα τῇ μητρὶ κα-

[τὰ τὴν τελευτὴν περὶ Τηλεμάχου κ(αὶ)] Πηνελόπης ἐρωτῆσαι ἐπειδήπερ ὡς ἔνι μάλιστα

588 Lrsquoimposteur est identifieacute comme lrsquoun des trois caractegraveres principaux de la comeacutedie aux cocircteacutes du bouffon et de lrsquoironiste dans le Tractatus Coislinianus (sectXII) ἤθη κωμῳδίας τά τε βωμολόχα καὶ τὰ εἰρωνικὰ καὶ τὰ τῶν ἀλαζόνων Le TC mecircme srsquoil ne deacuterive pas directement de la seconde partie de la Poeacutetique drsquoAristote est incontestablement un traiteacute drsquoinfluence peacuteripateacuteticienne (cf Janko 1984 43)

589 Cf la scholie aristarquienne au passage (schol A Il 2763 Ariston) ὅτι πρὸς τὸ δεύτερον πρότερον ἀπήντηκεν

330

[ἀκοῦσαι θέλει τὴν τούτων τύχην ἐν τῇ ἀ]πουσίᾳ ἡ δέ φησίν ἡ Ἀντίκλεια συνετωτάτη

[οὖσα εὐθὺς περὶ αὐτὰ ταῦτα κατα]γίνεταιmiddot δι ἣν αἰτίαν ὁ Ἀρίσταρχος δείκνυς ὅ-

[περ δεῖ ἀποφαίνει ὅτι ὀρθῶς λέγ]ει ἡ Ἀντίκλεια σημειοῦται δέ ὅτι διὰ παντὸς

[ὁ ποιητὴς οὕτως πρ(ὸς) τὸ δεύτερον πρ]ότερος ἀπήντᾳ κατὰ ἰδίαν συνήθειαν

[Le vers Il 2763] est marqueacute drsquoun symbole parce qursquoil srsquoest drsquoabord occupeacute du deuxiegraveme eacuteleacutement Aristarque a baseacute sur ce passage sa deacutefense du poegravete contre Praxiphane En effet ce dernier srsquoeacutetonne de ce qursquoUlysse lors de sa conversation consolatrice avec sa megravere ne lrsquointerroge qursquoagrave la toute fin au sujet de Teacuteleacutemaque et de Peacuteneacutelope eacutetant donneacute qursquoil souhaite plus que tout entendre parler de leur sort en son absence Mais Anticleacutee dit Praxiphane qui est fort intelligente srsquooccupe tout de suite de ce dernier sujet Pour cette raison Aristarque en montrant ce qursquoil faut rend eacutevident le fait qursquoAnticleacutee a parleacute correctement Le passage est marqueacute drsquoun symbole parce que le poegravete procegravede dans toute son œuvre (διὰ παντός)590 de cette faccedilon srsquooccupant en premier de ce qui vient en second selon une habitude personnelle (schol pap Il 2763 = POxy VIII 1086 col I 11-18)

Le vers auquel eacutetait accolleacute le signe marginal dans le commentaire drsquoAristarque se trouve vers

la fin du Catalogue des vaisseaux tout juste apregraves la seconde invocation aux Muses ougrave le poegravete

apregraves leur avoir demandeacute de dire laquo quels sont les meilleurs ndash entre tous les hommes et tous les

coursiers ndash de ceux qui suivent les Atrides raquo (2761-2) poursuit en livrant drsquoabord le nom des

chevaux suivi de celui des hommes selon une structure de questions et reacuteponses en chiasme

freacutequente dans les poegravemes homeacuteriques

La scegravene homeacuterique qui drsquoapregraves ce texte faisait lrsquoobjet de la critique initiale de Praxiphane se

trouve toutefois dans lrsquoOdysseacutee (11164 sqq) Ulysse descendu aux enfers srsquoentretient avec

lrsquoombre de sa megravere Anticleacutee et lui pose une seacuterie de questions sur sa famille Il lrsquointerroge

drsquoabord sur son sort agrave elle (il ignorait sa mort qui est survenue pendant son absence drsquoIthaque)

puis sur son pegravere enfin sur son fils Teacuteleacutemaque et sa femme Peacuteneacutelope En supposant que la

restitution du mot ἀπολογίαν agrave la ligne 12 soit correcte et qursquoAristarque ait bel et bien produit

une laquo deacutefense raquo du poegravete on doit en deacuteduire que Praxiphane a formuleacute une critique quelconque du

passage qui avait vraisemblablement la forme (zeacuteteacutematique) suivante puisqursquoUlysse souhaite

avant tout obtenir des nouvelles de sa femme et de son fils ndash ce que sa megravere Anticleacutee de par

lrsquoordre de ses reacuteponses a manifestement compris ndash pourquoi pose-t-il en dernier des questions agrave

leur sujet allant ainsi agrave lrsquoencontre de ses deacutesirs Le blacircme de Praxiphane srsquoinscrirait alors dans

590 La question de savoir si Homegravere procegravede dans tous les cas dans lrsquoordre inverse est en fait un sujet de deacutebat chez les critiques anciens dont des traces nombreuses sont visibles dans les scholies cf Nuumlnlist 2009 327-9

331

la cateacutegorie des ἐπιτιμήματα ὡς βλαβερά ndash critiques baseacutees sur le caractegravere contre-productif du

comportement drsquoun personnage591 ndash briegravevement mentionneacutee par Aristote dans la Poeacutetique

(1461b23) Quoique de forme zeacuteteacutematique cette critique serait aussi deacutepourvue de solution du

moins de la part de Praxiphane lui-mecircme592

La reacuteplique drsquoAristarque quant agrave elle est agrave certains eacutegards typiquement aristarquienne car le

fait de rapporter certains proceacutedeacutes stylistiques agrave laquo lrsquousage personnel raquo du poegravete constitue un trait

distinctif de sa meacutethode593 Il reste pourtant qursquoelle nrsquoest en rien eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit des solutions

qursquoAristote appelle πρὸς τὴν λέξιν594 et qursquoelle fait eacutegalement appel quoique de faccedilon implicite

agrave la distinction entre le mode drsquoexpression du poegravete et celui du personnage le premier a

lrsquohabitude drsquouser de certaines formes stylistiques tel le deuteron proteron qui peuvent paraicirctre

artificielles et psychologiquement inapproprieacutees dans la bouche du second Il est toutefois agrave

remarquer que cette solution drsquoAristarque sert uniquement agrave expliquer lrsquoordre de reacuteponse

drsquoAnticleacutee et non le problegraveme souleveacute par Praxiphane qui concerne plutocirct lrsquoordre dans lequel

Ulysse a poseacute ses questions595

Drsquoapregraves cette lecture du texte du papyrus Praxiphane aurait donc formuleacute une critique drsquoune

scegravene homeacuterique deacutefendue en retour par Aristarque Cet antagonisme apparemment souligneacute par

les mots πρὸς Πραξιφάνην et ἀπολογίαν est imparfaitement perccedilu par Wehrli qui dans son

commentaire des fragments de Praxiphane affirme que leur diffeacuterend se limite agrave ce qursquoAristarque

laquo attribue agrave une forme narrative continue ce que Praxiphane admire en tant que caractegravere speacutecial

591 Cf supra et Bouchard 2010

592 Une sorte de laquo solution raquo au problegraveme est proposeacutee de faccedilon anonyme agrave la schol QT Od 11177 laquo Ulysse sachant que les belles-megraveres sont hostiles agrave leurs brus ne lrsquoa interrogeacutee qursquoen dernier au sujet de Peacuteneacutelope Mais sa megravere pour faire plaisir agrave son fils lui a donneacute une reacuteponse au sujet de celle-ci en premier raquo (εἰδὼς ὁ Ὀδυσσεὺς τὰς ἑκυρὰς ἐχθρωδῶς περὶ τὰς νυοὺς διακειμένας περὶ Πηνελόπης ὑστάτης ἠρώτησεν ἡ δὲ εὐφραίνουσα τὸν υἱὸν περὶ πρώτης αὐτῆς ἀπεκρίνατο)

593 Cf Lundon 1999 644

594 Poet 1461a9 sqq La cateacutegorie des solutions πρὸς τὴν λέξιν telle que lrsquoentend Aristote est tregraves varieacutee et inclut le recours au mot rare le discours figureacute (la laquo meacutetaphore raquo au sens large qui est celui drsquoAristote) lrsquoeacutetablissement du texte sur la base de lrsquoaccentuation et de la seacuteparation des mots lrsquoambiguiumlteacute et enfin lrsquousage habituel (et impreacutecis) des termes Il est probable qursquoil eucirct volontiers inteacutegreacute agrave cette liste eacutelastique les solutions baseacutees sur des proceacutedeacutes stylistiques tels que le deuteron proteron Sur les solutions explicitement deacutesigneacutees ἐκ τῆς λέξεως dans les scholies homeacuteriques voir Combellack 1987

595 Cf Nuumlnlist 2009 333 n26

332

drsquoune scegravene particuliegravere raquo596 Afin de deacuteterminer la porteacutee exacte du deacutebat entre les deux hommes

il faut savoir si le verbe θαυμάζει qui traduit la reacuteaction de Praxiphane doit ici ecirctre interpreacuteteacute en

un sens positif ou neacutegatif597 et si conseacutequemment lrsquoattitude drsquoAristarque doit veacuteritablement ecirctre

consideacutereacutee comme une deacutefense

De fait la lecture traditionnelle du texte du papyrus que je viens de preacutesenter a reacutecemment eacuteteacute

contesteacutee par Matelli (2009) pour qui lrsquoopposition entre Praxiphane et Aristarque est beaucoup

moins importante que ne lrsquoont cru les eacutediteurs successifs du texte Agrave lrsquoencontre de la majoriteacute

Matelli prend θαυμάζει en un sens positif (laquo ammira raquo) en faisant remarquer que le tact avec

lequel Ulysse srsquoadresse agrave sa megravere srsquoinformant drsquoabord sur son destin agrave elle est tout agrave fait

conforme aux regravegles du genre du discours consolateur Or le fait qursquoil srsquoagit drsquoun discours de

consolation est preacuteciseacutement souligneacute par Praxiphane (παρηγορικῶς) qui ne peut donc voir dans

les paroles drsquoUlysse que matiegravere agrave admiration et non agrave un blacircme Le personnage a agi

conformeacutement agrave son caractegravere crsquoest-agrave-dire en reacutefreacutenant lrsquoimpulsion de son deacutesir tout comme

drsquoailleurs sa megravere dont la perspicaciteacute (cf συνετωτάτη) lui a permis de deviner les

preacuteoccupations les plus pressantes de son fils

De ce que Praxiphane ne semble preacutesenter aucune critique agrave Homegravere bien au contraire

Matelli deacuteduit que la reconstruction de la ligne 12 avec le mot ἀπολογίαν qui fait pourtant

lrsquounanimiteacute des eacutediteurs anteacuterieurs est incorrecte En remplacement elle propose de lire

ἀπόδειξιν par une accumulation drsquoexemples dont les scholies font abondamment foi

Aristarque aurait fait la deacutemonstration face agrave lrsquointerpreacutetation poeacutetico-rheacutetorique du passage

donneacutee par Praxiphane que le deuteron proteron constitue en fait une habitude stylistique du

poegravete dont les occurrences nrsquoont par conseacutequent pas besoin drsquoexplication complexe comme celle

de Praxiphane Comme le mentionne Matelli cette reacuteflexion meacutethodologique de la part

drsquoAristarque nrsquoinvalide en rien lrsquointerpreacutetation du passage de Praxiphane Elle consiste plutocirct agrave

ouvrir une nouvelle question sur le style homeacuterique

596 Wehrli 1944-1959 IX 113 laquo Der vom Scholiasten festgestellte Gegenstatz zwischen P[scil Praxiphane] und Aristarch beschraumlnkt sich darauf daszlig dieser auf eine durchgehende Erzaumlhlungsform zuruumlckfuumlhrt was P als besonderes Ethos der eizelnen Szene ruumlhmt raquo

597 Sur le sens neacutegatif de ce verbe dans les contextes zeacuteteacutematiques voir supra (introduction)

333

Qui plus est bien qursquoAristarque soit sans conteste derriegravere lrsquoobservation devenue lieu

commun chez les lecteurs anciens que le deuteron proteron est une marque typique du style

homeacuterique Praxiphane reste le premier individu identifiable qui ait explicitement fait remarquer

lrsquoordre inverse dans lequel procegravedent deux discours successifs dans un cas homeacuterique particulier

La reacutefeacuterence agrave Praxiphane dans le commentaire drsquoAristarque teacutemoigne peut-ecirctre ainsi drsquoune dette

contracteacutee par le second envers le premier puisque le fait de relever des cas individuels a ducirc

logiquement preacuteceacuteder la formulation drsquoun principe geacuteneacuteral relatif agrave la συνήθεια homeacuterique598

Section (ii) Le poegravete un eacuteleacutement externe

Alors que certains problegravemes homeacuteriques peuvent ecirctre reacutesolus gracircce agrave la prise en compte de

lrsquoidentiteacute du locuteur crsquoest-agrave-dire par la reconnaissance drsquoune distinction essentielle entre les

divers personnages et entre ceux-ci et le narrateur drsquoautres sont agrave lrsquoinverse creacuteeacutes par la confusion

entre ces diverses voix que le poegravete se doit de garder strictement seacutepareacutees Les lecteurs anciens

eacutetaient conscients du fait que le narrateur et les personnages ont des perceptions diffeacuterentes des

eacuteveacutenements du reacutecit ndash un pheacutenomegravene que les narratologistes modernes deacutesignent par le terme

focalisation599 Dans certains cas ougrave le passage drsquoune focalisation agrave une autre se fait brusquement

il apparaicirct souvent neacutecessaire comme on le verra drsquoidentifier preacuteciseacutement la laquo personne raquo qui se

trouve derriegravere certains propos De plus les textes qui seront examineacutes suggegraverent qursquoAristarque

eacuteprouvait de la meacutefiance devant les interventions soudaines du poegravete agrave lrsquointeacuterieur de son reacutecit des

interventions qui sont reacuteguliegraverement qualifieacutees drsquoexternes autrement dit drsquoeacutetrangegraveres au poegraveme

(a) Des voix confondues

Les interventions narratoriales que deacutenonce Aristarque sont parfois trahies par drsquoinfimes

deacutetails stylistiques comme dans le cas suivant (le vers atheacutetiseacute se trouve dans un discours

drsquoIdomeacuteneacutee en train de signaler lrsquoarriveacutee de Diomegravede)

598 Cf Matelli 2009 51

599 De Jong 2001 xiv La preacutesence du concept ndash agrave deacutefaut du terme ndash chez les Anciens est mise en lumiegravere par Nuumlnlist 2003 2009a et 2009 chap 4

334

laquo Αἰτωλὸς γενεήν μετὰ δ Ἀργείοισιν ἀνάσσει raquo ἀθετεῖται ὅτι τὸ ἐπεξηγεῖσθαι ποιητικόν οὐχ ἡρωϊκοῦ προσώπου

laquo ltun hommegt de race eacutetolienne un roi parmi les Argiens raquo le vers est atheacutetiseacute parce que lrsquoeacutelaboration est un proceacutedeacute propre au narrateur et non agrave un personnage heacuteroiumlque (schol A Il 23471 Ariston)

Un commentaire semblable porte sur la comparaison dont use Nestor pour parler de lui-mecircme

au milieu de son long reacutecit auto-biographique (Il 11670-761)

laquo κελαινῇ λαίλαπι ἶσος raquo ὅτι ἐκπέπτωκεν εἰς ποιητικὴν κατασκευὴν τὸ παρηγμένον ἡρωϊκὸν πρόσωπον κατὰ τὴν ποίησιν

laquo pareil au noir ouragan raquo ltLa diplecircgt parce que du point de vue de la composition le personnage heacuteroiumlque mis en scegravene est tombeacute dans le style du narrateur (schol A Il 11747a Ariston)

On trouve dans ces textes un contraste clair entre ποιητικόν qui ici signifie eacutevidemment

laquo propre au narrateur raquo et ἡρωϊκόν qui nrsquoest pas tant utiliseacute au sens preacutecis de laquo heacuteroiumlque raquo qursquoau

sens large de laquo personnage raquo (par opposition au poegravete-narrateur ce dernier ainsi que les

personnages eacutetant semblablement des πρόσωπα) Bien que le second texte ne fasse pas

explicitement mention drsquoune atheacutetegravese on doit certainement percevoir une sorte de blacircme dans

lrsquoideacutee que le personnage est laquo tombeacute raquo (ἐκπέπτωκεν) dans un style qui lui est eacutetranger le verbe

eacutevoque lrsquoideacutee drsquoun deacuterapage incontrocircleacute de la part du poegravete

Dans les deux exemples qui preacutecegravedent Aristarque critique lrsquousage par un personnage drsquoune

formule amplificatrice typique du narrateur mais mecircme un vers appartenant au discours du

narrateur peut ecirctre consideacutereacute comme excessivement reacuteveacutelateur de la preacutesence du poegravete Le

commentaire suivant porte sur un vers bien connu ougrave le narrateur homeacuterique apregraves avoir rapporteacute

les paroles drsquoAgamemnon conseillant agrave Diomegravede dans son choix drsquoun partenaire pour sa mission

nocturne chez les Troyens de ne pas laquo laisser lagrave le meilleur pour en prendre un moins bon par

pure courtoisie en ne regardant qursquoau lignage quand mecircme il srsquoagirait drsquoun roi plus roi qursquoun

autre raquo (Il 10237-9) explique ainsi les paroles drsquoAgamemnon laquo Il a soudain eu peur pour le

blond Meacuteneacutelas raquo (Il 10240)

ἀθετεῖται ὅτι περισσὸς ὁ στίχος καὶ παρέλκων καὶ μὴ ἐπιλεγόμενος ἀπαρτίζει τὴν διάνοιαν ἡ δὲ διπλῆ ὅτι ἔξωθεν ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου ἀναφωνεῖ ὡς καὶ τὸ laquo νήπιος οὐδ ἄρ ἔμελλε κακὰς ὑπὸ κῆρας ἀλύξας raquo

335

Ce vers est atheacutetiseacute parce qursquoil est superflu et redondant et que la penseacutee est complegravete sans qursquoon ait besoin de lrsquoajouter600 Et il y a une diplecirc parce que le poegravete fait entendre sa voix de lrsquoexteacuterieur en sa personne propre tout comme au vers laquo Le pauvre sot Il ne doit pas eacutechapper aux cruelles deacuteesses du treacutepas raquo (Il 12113) (schol A Il 10240 Ariston)

Lrsquointeacuterecirct drsquoAristarque pour ce vers srsquoexplique par deux raisons apparentes La premiegravere est

drsquoordre critique (crsquoest-agrave-dire qursquoelle relegraveve drsquoun blacircme) le vers est soupccedilonneacute drsquoinauthenticiteacute

parce qursquoil est laquo superflu raquo un critegravere drsquoatheacutetegravese qui est freacutequemment invoqueacute par Aristarque601

Pourtant la plupart des cas ougrave il recommande lrsquoatheacutetegravese sous preacutetexte de περισσός concernent

des vers qui reacutepegravetent de faccedilon plus ou moins identique des informations deacutejagrave donneacutees quelque

part dans le poegraveme602 Dans le cas qui nous occupe le vers fournit plutocirct une explication

psychologique des paroles drsquoAgamemnon sans reacutepeacuteter agrave strictement parler des eacuteleacutements deacutejagrave

mentionneacutes Aristarque aura donc jugeacute les recommandations allusives drsquoAgamemnon agrave Diomegravede

suffisamment explicites pour se passer du commentaire eacutepexeacutegeacutetique du narrateur

La deuxiegraveme raison de lrsquointeacuterecirct drsquoAristarque pour le vers concerne directement notre propos

actuel laquo le poegravete fait entendre sa voix de lrsquoexteacuterieur (ἔξωθεν) et en sa personne (προσώπου)

propre raquo Il est difficile de dire si cette intervention laquo personnelle raquo du poegravete se combine au critegravere

de redondance pour justifier lrsquoatheacutetegravese du vers ou srsquoil srsquoagit uniquement drsquoun eacuteleacutement jugeacute digne

drsquointeacuterecirct (ce qui est le sens habituel de la diplecirc dans lrsquoeacutedition aristarquienne) Quoi qursquoil en soit

cette intervention constitue eacutevidemment une curiositeacute ou encore une rupture par rapport agrave la

pratique habituelle du poegravete Lrsquousage de lrsquoadverbe ἔξωθεν montre qui plus est que la voix

(πρόσωπον) du poegravete est consideacutereacutee comme un eacuteleacutement eacutetranger au poegraveme lequel constitue un

monde clos dont le poegravete est le creacuteateur mais non un acteur

Le vers commenteacute par Aristarque entretient une ressemblance frappante avec un autre passage

homeacuterique souvent discuteacute par les Anciens et sur lequel Deacutemeacutetrios de Phalegravere a eacutemis une critique

inteacuteressante Le texte suivant est tireacute drsquoune discussion sur les banquets homeacuteriques dans les

Deipnosophistes

600 Je traduis en suivant la correction du texte proposeacutee par Nickau et adopteacutee par Erbse dans son apparat καὶ μὴ ἐπιλεγομένου αὐτοῦ ἀπαρτίζεται ἡ διάνοια

601 Cf Schenkeveld 1970 173-4 Montanari 1979a

602 Cf eg schol A Il 196 Ariston ἀθετεῖται ὅτι περισσός πρόκειται γὰρ [hellip]

336

ἐδίδαξεν δ Ὅμηρος καὶ οὓς οὐ δεῖ καλεῖν ἀλλ αὐτομάτους ἰέναι πρεπόντως ἐξ ἑνὸς τῶν ἀναγκαίων δεικνὺς τὴν τῶν ὁμοίων παρουσίανmiddot laquo αὐτόματος δέ οἱ ἦλθε βοὴν ἀγαθὸς Μενέλαος raquo

δῆλον γὰρ ὡς οὔτε ἀδελφὸν οὔτε γονέας οὔτε γυναῖκα κλητέον οὔτ εἴ τις ἰσοτίμως τινὰς τούτοις ἄγειmiddot καὶ γὰρ ἂν ψυχρὸν εἴη καὶ ἄφιλον καίτοι τινὲς στίχον προσέγραψαν τὴν αἰτίαν προστιθέντεςmiddot laquo ᾔδεε γὰρ κατὰ θυμὸν ἀδελφεὸν ὡς ἐπονεῖτο raquo ὥσπερ δέον εἰπεῖν αἰτίαν δι ἣν ἀδελφὸς αὐτόματος ἂν ἥκοι πρὸς δεῖπνον ltοὐδὲgt πιθανῆς τῆς αἰτίας ἀποδιδομένης

πότερον γάρ φησιν ὡς οὐκ ᾔδει τὸν ἀδελφὸν ἑστιῶντα καὶ πῶς οὐ γελοῖον ὁπότε περιφανὴς ἦν ἡ βουθυσία καὶ πᾶσι γνώριμος πῶς δ ἂν ἦλθεν εἰ μὴ ᾔδει ἢ νὴ Δία Περισπώμενον φησίν αὐτὸν εἰδὼς συνεγνωμόνει ὅτι μὴ κέκληκε καὶ συμπεριφερόμενος ἦλθεν αὐτόματος ὥσπερ ὁ φήσας ἄκλητον ἥκειν ἵνα μὴ πρωίας ὑποβλέπωσιν ἀλλήλους ὁ μὲν αἰδούμενος ὁ δὲ μεμφόμενος ἀλλὰ γελοῖον ἦν ἐπιλαθέσθαι τὸν Ἀγαμέμνονα τοῦ ἀδελφοῦ καὶ ταῦτα δι ἐκεῖνον οὐ μόνον εἰς τὸ παρὸν θύοντα ἀλλὰ καὶ τὸν πόλεμον ἀναδεδεγμένον καὶ κεκληκότα τοὺς μήτε γένει προσήκοντας μήτε πατρίδι προσῳκειωμένους

Ἀθηνοκλῆς δ ὁ Κυζικηνὸς μᾶλλον Ἀριστάρχου κατακούων τῶν Ὁμηρικῶν ἐπῶν εὐπαιδευτότερον ἡμῖν φησι τοῦτον Ὅμηρον καταλιπεῖν ὡς τῆς ἀνάγκης ὁ Μενέλεως οἰκειοτέρως εἶχεν

Δημήτριος δ ὁ Φαληρεὺς ἐπαρίστερον τὴν τοῦ στίχου παράληψιν ἐπειπὼν καὶ τῆς ποιήσεως ἀλλοτρίαν τὸν laquo ᾔδεε γὰρ κατὰ θυμὸν ἀδελφεὸν ὡς ἐπονεῖτο raquo μικρολογίαν ἐμβάλλειν τοῖς ἤθεσιν οἶμαι γάρ φησίν ἕκαστον τῶν χαριέντων ἀνθρώπων ἔχειν καὶ οἰκεῖον καὶ φίλον πρὸς ὃν ἂν ἔλθοι θυσίας οὔσης τὸν καλοῦντα μὴ περιμείνας

Homegravere nous a aussi appris qui peut venir de lui-mecircme agrave une fecircte sans besoin drsquoecirctre inviteacute en indiquant par le nom drsquoune seule personne proche la compagnie de tous les autres semblables laquo Par lui-mecircme Meacuteneacutelas bon au cri de guerre vint agrave lui raquo (Il 2408) Car il est eacutevident qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire drsquoinviter un fregravere un parent ou une eacutepouse ou qui que ce soit que lrsquoon estime agrave lrsquoeacutegal de ces derniers ce serait froid et inamical Et pourtant certains ont ajouteacute un vers afin de donner la raison [scil du geste de Meacuteneacutelas] laquo Car il savait dans son cœur que son fregravere peinait raquo (Il 2409) Comme srsquoil eacutetait neacutecessaire de donner la raison pour laquelle un fregravere se rend par lui-mecircme agrave un souper et que la raison preacutesenteacutee nrsquoeacutetait pas convaincante

En effet ltHomegraveregt dit-il603 que Meacuteneacutelas ignorait que son fregravere recevait des convives Mais comment cela ne serait-il pas ridicule alors que le sacrifice du taureau eacutetait public et connu de tous Et pourquoi venir srsquoil ne le savait pas Ou alors par Zeus Peacuterispomegravene604 dit-il que Meacuteneacutelas au courant de lrsquoeacuteveacutenement a pardonneacute agrave Agamemnon de ne pas lrsquoavoir inviteacute et par indulgence srsquoy est rendu par lui-mecircme Cela ressemble agrave celui qui a dit qursquoil est venu sans invitation afin qursquoils ne se lancent pas des regards facirccheacutes le lendemain matin lrsquoun honteux lrsquoautre accusateur

603 Le sujet sous-entendu de φησιν est difficile agrave deacuteterminer mais puisque ceux qursquoon accuse drsquoavoir interpoleacute le vers probleacutematique sont nombreux (cf τινες) il ne me paraicirct pas vraisemblable qursquoil srsquoagisse drsquoun grammairien ayant preacutesenteacute une argumentation en faveur du vers en question Le plus simple est de sous-entendre que le sujet de φησιν est le poegravete lui-mecircme dont on tente de comprendre ce qursquoil a voulu laquo dire raquo

604 Cette exclamation est probablement un clin drsquooeil malicieux qursquoAtheacuteneacutee envoie aux grammairiens habitueacutes aux raisonnements subtils

337

Mais il serait ridicule qursquoAgamemnon ait oublieacute son fregravere drsquoautant plus que crsquoest pour ce dernier qursquoil a entrepris non seulement le preacutesent sacrifice mais la guerre elle-mecircme et qursquoil a inviteacute des gens qui nrsquoeacutetaient pas de sa famille et sans lien avec sa patrie

Atheacutenoclegraves de Cyzique qui a mieux compris les vers drsquoHomegravere qursquoAristarque605 nous donne une reacuteponse plus facile agrave accepter en disant qursquoHomegravere a laisseacute tombeacute Meacuteneacutelas [scil dans son eacutenumeacuteration des inviteacutes drsquoAgamemnon aux vers 405-7] parce qursquoil eacutetait trop proche drsquoAgamemnon pour que ce soit neacutecessaire

Et Deacutemeacutetrios de Phalegravere ayant taxeacute lrsquointerpolation du vers laquo Car il savait dans son cœur que son fregravere peinait raquo de maladroite et drsquoeacutetrangegravere agrave la composition ltaffirmegt qursquoelle attribue de la mesquinerie aux personnages laquo Car je crois dit-il que tout homme raffineacute possegravede un ami proche chez qui il peut se rendre lors drsquoun sacrifice sans attendre drsquoecirctre inviteacute raquo (Ath 5177c-178a)

Dans ce cas-ci comme dans le preacuteceacutedent on a une critique drsquoun vers fournissant une

motivation psychologique jugeacutee superflue et introduisant quelque chose drsquoincongru (cf schol A

Il 10240 Ariston ἔξωθεν Ath 177f τῆς ποιήσεως ἀλλοτρίαν) Deux raisons distinctes

semblent justifier la critique de Deacutemeacutetrios drsquoune part le caractegravere gauche et inapproprieacute du vers

drsquoautre part le fait qursquoil retire aux personnages homeacuteriques leur digniteacute en sous-entendant que

Meacuteneacutelas nrsquoaurait pu se rendre sans invitation chez son fregravere sans avoir un motif preacutecis Alors que

la seconde raison met clairement en cause le statut social des personnages homeacuteriques la nature

de la premiegravere est plus difficile agrave cerner Mais il est raisonnable de penser que la laquo maladresse raquo et

laquo lrsquoeacutetrangeteacute raquo du vers deacutenonceacute par Deacutemeacutetrios reposent sur la justification excessive et superflue

que donne le narrateur du geste de Meacuteneacutelas deacutejagrave explicable par lui-mecircme

Apparemment les vers commenccedilant par lrsquoexpression homeacuterique typique laquo Pauvre sot

(νήπιος)hellip raquo que lrsquoon trouve freacutequemment dans lrsquoIliade lorsque le poegravete veut annoncer la mort

ou lrsquoeacutechec imminents drsquoun personnage repreacutesentaient le paradigme du laquo commentaire externe raquo

pour les Anciens Bien que dans la scholie citeacutee un peu plus haut (schol A Il 10240 Ariston)

on trouve le verbe ἀναφωνεῖν (cf ἔξωθεν ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου ἀναφωνεῖ) il semble que ce

pheacutenomegravene eacutetait reacuteguliegraverement deacutesigneacute par le terme ἐπιφωνεῖν Crsquoest du moins ce que suggegraverent

drsquoautres scholies (voir infra) ainsi qursquoun passage de Deacutemeacutetrios ougrave celui-ci entreprend de fournir

une deacutefinition de lrsquoepiphocircnecircma qui exclut preacuteciseacutement cet usage reacutepandu

605 Cette mention drsquoAristarque est trop vague pour que lrsquoon puisse lui attribuer lrsquoune ou lrsquoautre des solutions au zecirctecircma consideacutereacutees plus haut Il nrsquoest pas mecircme possible de savoir si Aristarque avait condamneacute le vers quoi qursquoil en soit les scholies ne mentionnent aucune atheacutetegravese

338

Quant agrave ce qursquoon appelle eacutepiphonegraveme et que lrsquoon peut deacutefinir comme une expression ornementale crsquoest ce qursquoil y a de plus grand comme effet en litteacuterature [hellip] Quant agrave ce vers laquo Lrsquoimbeacutecile Il ne devait pas eacutechapper aux cruelles deacuteesses de la mort raquo ce ne saurait ecirctre un eacutepiphonegraveme car il ne vient pas agrave la fin ni nrsquoapporte drsquoornement en fait bien loin drsquoavoir quoi que ce soit de commun avec un eacutepiphonegraveme il ressemble plutocirct agrave une apostrophe ou agrave un sarcasme (προσφωνήματι ἢ ἐπικερτομήματι) (Eloc 1061-1114)

Il est manifeste que Deacutemeacutetrios srsquoemploie ici agrave reacutefuter un usage eacutetabli du terme en question

qursquoil preacutefegravere reacuteserver pour des raisons eacutetymologiques606 agrave une autre fin

Les eacuteleacutements qualifieacutes drsquo laquo externes raquo le sont souvent parce qursquoils deacutependent drsquoun savoir

privileacutegieacute celui du narrateur omniscient Ainsi au vers Il 10332 Hector ayant promis agrave Dolon

qursquoen guise de reacutecompense pour sa mission drsquoespionnage laquo nul autre parmi les Troyens raquo ne

montera sur le char drsquoAchille le narrateur remarque qursquoHector laquo jure un serment qui ne doit pas

ecirctre tenu raquo La scholie drsquoAristonicos va comme suit

τοῦτο δὲ ἔξωθεν ἐπιπεφώνηται laquo ὅρκον ἐπίορκον ὤμοσεν raquo οὐχ οἷον ἑκουσίως ἀλλὰ διὰ τὸ ltμὴgt ἀποτελεσθῆναι τοῦτο ὅπερ ὤμοσεν

Cette phrase laquo il jure un serment qui ne sera pas tenu raquo est un commentaire venu de lrsquoexteacuterieur non pas au sens ougrave ltHector mentgt volontairement mais parce que ce qursquoil a jureacute ne srsquoest pas accompli (schol A Il 10332a Ariston)

Le vers homeacuterique semble agrave premiegravere vue signifier qursquoHector prononce un laquo serment

mensonger (ὅρκον ἐπίορκον) raquo donc qursquoil se parjure volontairement Mais Aristarque preacutecise

que ce serment est qualifieacute de mensonger drsquoun point de vue externe crsquoest-agrave-dire du point de vue

du narrateur607 qui en raison de sa position de maicirctre drsquoœuvre sait deacutejagrave que les eacuteveacutenements

preacutevus par Hector ne se reacutealiseront pas

Un autre exemple clair de la conscience qursquoa Aristarque des rocircles diffeacuterents assumeacutes par les

voix narratives concerne un problegraveme homeacuterique deacutejagrave examineacute608 soit la contradiction apparente

entre lrsquoomniscience drsquoHeacutelios et la tacircche de son informatrice Lampeacutetie Le passage de lrsquoOdysseacutee

ougrave intervient Lampeacutetie preacutesente en effet une eacutetrangeteacute autrement plus grave que celle dont srsquoest

occupeacute Aristote la conversation entre Zeus et Heacutelios qui srsquoensuit est en effet rapporteacutee par

606 Deacutemeacutetrios donne au preacutefixe ἐπι- le sens de laquo ce qui vient apregraves raquo et de laquo ce qui est ajouteacute (en guise drsquoornement) raquo

607 Sur lrsquousage du verbe ἐπιφωνεῖν au sens de laquo produire un commentaire en tant que narrateur raquo voir Nuumlnlist 2003 66 2009 44

608 Cf supra ch 2 sect (ii)c

339

Ulysse qui est en train de raconter ses aventures aux Pheacuteaciens Or les eacutepisodes drsquoassembleacutees

divines sont normalement raconteacutes par le narrateur qui jouit du point de vue omniscient

neacutecessaire agrave la connaissance de ces eacuteveacutenements On a donc lrsquoimpression que le poegravete de

lrsquoOdysseacutee qui a depuis si longtemps precircteacute son rocircle de narrateur agrave son heacuteros a en quelque sorte

laquo oublieacute raquo les limitations auxquelles ce dernier en tant que personnage doit ecirctre soumis et que

crsquoest la prise de conscience soudaine de cet oubli qui motive le commentaire drsquoUlysse agrave la fin de

cette partie de son reacutecit laquo Ce fut de Calypsocirc la nymphe aux beaux cheveux que jrsquoappris ces

discours qursquoelle disait tenir drsquoHermegraves le messager raquo (12389-90) ndash une justification tardive et

aux allures superficielles drsquoune confusion narrative On comprend donc pourquoi Aristarque

jugeant inacceptable une telle confusion a atheacutetiseacute lrsquoensemble du passage609 incluant drsquoailleurs

le vers rapportant lrsquointervention de Lampeacutetie qui avait fait lrsquoobjet drsquoune interpreacutetation

pseudo-alleacutegorique de la part drsquoAristote

Mecircme lagrave ougrave des termes relatifs agrave laquo lrsquoexteacuterieur raquo ne sont pas employeacutes on constate

qursquoAristarque srsquoeacutelegraveve souvent contre des eacuteleacutements narratifs qui paraissent laquo eacutetrangers raquo dans la

mesure ougrave ils sont uniquement motiveacutes par une finaliteacute artistique sans avoir de vraisemblance

intrinsegraveque Du moins lagrave ougrave la vraisemblance est deacuteficiente il faut tacirccher de ne pas trop attirer

lrsquoattention lagrave-dessus Voici agrave cet eacutegard sa remarque concernant le vers Il 22329 (la lance

drsquoAchille nrsquoayant pas toucheacute sa tracheacutee Hector la gorge transperceacutee peut laquo reacutepondre et dire

quelques mots raquo avant de mourir)

ἀθετεῖται ὅτι γελοῖος εἰ ἡ μελία ἐπετήδευσεν μὴ ἀποτεμεῖν τὸν ἀσφάραγον ἵνα προσφωνήσῃ τὸν Ἀχιλλέα ἀπολογούμενοι δέ φασιν ὅτι τὸ ἐκ τύχης συμβεβηκὸς αἰτιατικῶς ἐξενήνοχεν

Le vers est atheacutetiseacute parce qursquoil est ridicule que la lance fasse expregraves de ne pas traverser la tracheacutee afin qursquoHector puisse parler agrave Achille Mais ceux qui deacutefendent le passage disent qursquoHomegravere preacutesente de faccedilon causale ce qui survient par hasard (schol A Il 22329 Ariston)

Il est remarquable que lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque ne srsquoapplique qursquoau vers 329 laquo il peut ainsi

reacutepondre et dire quelques mots raquo et non au vers qui preacutecegravede laquo la lourde pique de bronze ne perce

pas cependant la tracheacutee raquo (328) Aristarque srsquooppose donc moins agrave lrsquoexplication quelque peu

artificielle de la capaciteacute drsquoHector agrave parler en deacutepit de sa blessure qursquoagrave la formulation explicite du

609 Cf schol A Il 3277a Ariston πρὸς τὴν ἀθέτησιν τῶν ἐν Ὀδυσσείᾳ laquo ὠκέα δ Ἠελίῳ Ὑπερίονι ἄγγελος ἦλθεν raquo (12374) περὶ τῆς ἀπωλείας τῶν βοῶν τῷ πάντα ἐφορῶντι

340

lien entre la cause (la position de la lance) et lrsquoeffet (le discours ultime drsquoHector) Une telle

explicitation est laquo ridicule raquo parce qursquoelle laisse voir de faccedilon transparente que la lance a manqueacute

la tracheacutee laquo par expregraves raquo (ἐπετήδευσεν) ndash autrement dit que le poegravete a fait expregraves pour qursquoil en

soit ainsi

Aristarque nrsquoest donc pas en principe en deacutesaccord avec les deacutefenseurs de ces vers lorsqursquoils

affirment que le poegravete fournit des raisons pour tous les eacuteveacutenements du poegraveme y compris ce qui se

produit laquo par hasard raquo dans la reacutealiteacute Cette remarque concorde avec les prescriptions strictes

drsquoAristote concernant la succession des actions drsquoun poegraveme auxquelles Aristarque semble

freacutequemment faire allusion lorsqursquoil srsquoagit de deacutemontrer la laquo neacutecessiteacute raquo drsquoun vers quelconque

rejeteacute par Zeacutenodote ou par un autre de ses preacutedeacutecesseurs Comme je lrsquoai dit deacutejagrave dans ce cas-ci il

ne rejette pas le fait que le poegravete preacutesente une motivation (= v 328) au discours drsquoHector mais

bien le fait que cette motivation soit expresseacutement preacutesenteacutee comme telle (= v 329) Alors que le

vers 328 aurait suffi agrave justifier la suite le vers 329 est une sorte drsquoexplication qui semble venir du

narrateur et qui deacutetruit lrsquoeffet drsquoensemble du passage

Finalement pour illustrer le refus quasi systeacutematique drsquoAristarque drsquoidentifier les personnages

poeacutetiques agrave la persona du poegravete le contraste qursquooffre son jugement avec celui drsquoun scholiaste

anonyme au sujet de la fable heacutesiodique du faucon et du rossignol dont il a deacutejagrave eacuteteacute question

preacuteceacutedemment est particuliegraverement frappant

ταῦτα καὶ τὰ ἑξῆς ὁ τῶν ἁρπακτικῶν λέγει νόμος οἷον καὶ Θρασύμαχος ἐτίθει καὶ πᾶς ὁ τοιοῦτος εἴτε Φάλαρις εἴτε Ἀπολλόδωρος ἰκτίνοις ἐοικότες καὶ λύκοις καὶ ἄλλοις τοιούτοις καὶ ὑπὸ τοῦ χείρονος δυνατωτέρου δέ τὸν ἀσθενέστερον κἂν κρείττων ᾖ πάσχειν κακῶς καὶ ἐπιτωθάζειν τὸν ποιοῦντα τῷ πάσχοντι τὸ γὰρ laquo τῇ δ εἰς ᾗ σ ἂν ἐγώ περ ἄγω raquo δηλοῖ τὸν μὲν βιαιότερον ἄγειν ἄγεσθαι δὲ ὅπου ἂν ἐκείνῳ δοκῇ τὸν ἀσθενέστερον πρόσκειται δὲ καὶ τὸ laquo ἀοιδόν ἐοῦσαν raquo διὰ τὸ ἄγεσθαι τὸν Ἡσίοδον ἐνδεικνύμενον τὸν ἱερὸν τῶν Μουσῶν ἀναγκάζεσθαι τοῖς βασιλεῦσιν ἀδικοῦσιν εἴκεινmiddot ἐπ ἐκείνοις γὰρ εἶναι καὶ δεῖπνον αὐτὸν ποιήσασθαι ἢ μεθεῖναι καθάπερ ἐπὶ τῷ ἱέρακι τὴν ἀηδόνα καὶ τέλος ἐπήγαγεν ὅτι ἄφρονος ἔργον ἐστὶν ἀντιβαίνειν τοῖς ἰσχυροτέροις ὡς ἂν οὐδὲ αὐτὸς ἐναντιωσόμενος τοῖς ἄρχουσι βιαζομένοις διπλοῦν γὰρ εἶναι τὸ ἐκ τῆς πρὸς τοὺς δυνατωτέρους ἀντιβάσεως κακόνmiddot τό τε ἐκ τῆς ἥττης ὄνειδος ὅπερ ἐκάλεσεν laquo αἶσχος raquo καὶ τὴν ἐπὶ τῷ κρατηθῆναι λύπην ἣν εἶπε laquo πάθος ἀλγεινόν raquo

τούτων δὲ τῶν στίχων ὁ Ἀρίσταρχος ὀβελίζει τοὺς τελευταίους ὡς ἀλόγῳ γνωμολογεῖν οὐκ ἂν προσῆκον

Crsquoest la regravegle des rapaces qui affirme ces choses et tout ce qui suit par exemple ce que proposait Thrasymaque ou tout autre de ce genre tels Phalaris ou Apollodore ndash des hommes semblables aux milans aux loups ou aux autres animaux de ce type que le plus faible mecircme srsquoil est meilleur

341

homme soit la victime de celui qui est pire que lui mais plus fort et que celui qui agit ainsi se moque de sa victime En effet le vers suivant laquo tu iras ougrave je trsquoemporterai raquo (208) signifie que crsquoest celui qui use le plus de violence qui deacutecide tandis que le plus faible est conduit lagrave ougrave lrsquoautre le juge bon Et il a ajouteacute les mots laquo mecircme si tu es chanteur raquo parce qursquoHeacutesiode qui se preacutesente comme un homme sous la protection des Muses est neacuteanmoins conduit agrave ceacuteder par force devant les rois injustes En effet crsquoest drsquoeux que deacutepend pour lui le fait de dicircner ou drsquoecirctre priveacute de repas tout comme le rossignol est agrave la merci du faucon Et agrave la fin il conclut que crsquoest le propre drsquoune personne insenseacutee que de srsquoopposer aux plus forts parce qursquoil nrsquoa pas lrsquointention lui-mecircme de srsquoeacutelever contre les souverains violents Car double est le mal qui reacutesulte drsquoune reacutevolte contre les plus puissants drsquoune part le blacircme encouru par la deacutefaite ce qursquoil a appeleacute laquo honte raquo drsquoautre part le chagrin mecircme drsquoecirctre eacutecraseacute ce qursquoil deacutesigne par les mots laquo peacutenible souffrance raquo

Mais Aristarque place lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux derniers vers parce qursquoil ne convient pas agrave un animal de srsquoexprimer dans un style gnomologique (schol Hes Op 207-12)

La plus grande partie de la scholie est consacreacutee agrave deacutemontrer que le personnage du rossignol

repreacutesente le poegravete Heacutesiode lui-mecircme qui fait passer un message le concernant directement agrave

travers le discours du faucon il nrsquoa pas lrsquointention de contester le pouvoir des hommes plus

forts auxquels il se plie malgreacute son statut privileacutegieacute drsquoami des Muses Jean Tzeacutetzegraves interpregravete

eacutegalement le contenu de la fable comme srsquoappliquant agrave la situation reacuteelle du poegravete

Μυθικὴν παραίνεσιν Εἰκάζει δὲ ὁ ποιητὴς ἑαυτὸν ἀηδόνι διὰ τὸ τῆς ποιητικῆς ᾠδικόνmiddot τοὺς δὲ κριτὰς ἱέρακι διὰ τὸ ἁρπακτικόν Γνωστὸν δὲ τοῦτο πᾶσι

Crsquoest une exhortation sous forme de reacutecit Le poegravete se compare agrave un rossignol agrave cause du caractegravere musical de la poeacutesie Et il compare les juges au faucon agrave cause de leur rapaciteacute Cela est reconnu par tout le monde (schol Hes Op 200bis 1-4 ed Gaisford)

Dans une telle perspective ougrave lrsquoon reconnaicirct drsquoembleacutee que le locuteur reacuteel derriegravere les paroles

du faucon est nul autre Heacutesiode il nrsquoy a eacutevidemment pas lieu de srsquoeacutetonner du style gnomologique

utiliseacute par lrsquooiseau Par contraste Aristarque rejette preacuteciseacutement lrsquousage de ce mode drsquoexpression

excessivement laquo humain raquo On peut donc conclure que lagrave ougrave le scholiaste (suivi par Tzeacutetzegraves)

perccediloit un discours trans-mimeacutetique allant directement du poegravete agrave lrsquoauditeur Aristarque conserve

au contraire ses exigences habituelles de conformiteacute mimeacutetique du personnage poeacutetique agrave laquo ce qui

convient raquo agrave ce personnage en vertu de son identiteacute dans le poegraveme

(b) Homegravere et lrsquoapostrophe

On peut rapprocher des commentaires examineacutes agrave la section preacuteceacutedente ceux ougrave Aristarque

srsquointeacuteresse aux cas occasionnels ougrave le narrateur homeacuterique srsquoadresse agrave son public agrave la deuxiegraveme

342

personne par exemple au deacutebut de lrsquoeacutepisode anciennement intituleacute laquo La tourneacutee des troupes raquo

(Ἐπιπώλησις)

ἴδοις ἡ διπλῆ ὅτι οὐ πρὸς ὑφεστὸς πρόσωπον ἀλλ ἀντὶ τοῦ ἴδοι τις ἄν

laquo Tu pourrais voir raquo la diplecirc parce qursquoil ne srsquoadresse pas agrave un personnage sous-entendu Mais il veut dire laquo On verraithellip raquo (schol A Il 4223c Ariston)

En soulignant que le verbe agrave la deuxiegraveme personne est eacutequivalent agrave une tournure

impersonnelle Aristarque rejette implicitement lrsquoideacutee que le poegravete se trouve laquo en preacutesence raquo de

ses personnages et donc qursquoil fait partie inteacutegrante de la sphegravere mimeacutetique agrave laquelle ceux-ci

appartiennent mais il rejette tout autant celle drsquoun rapport direct entre Homegravere et son public un

rapport qui tend agrave donner agrave donner au poegravete une figure plus personnaliseacutee plus concregravete en

quelque sorte La forme impersonnelle agrave laquelle Aristarque reacuteduit lrsquoapostrophe traduit ainsi le

point de vue omniscient du narrateur avec beaucoup plus de discreacutetion que ne le fait lrsquousage de la

deuxiegraveme personne

Lrsquoideacutee est la mecircme dans la note suivante ougrave Aristarque ajoute qursquoen choisissant la deuxiegraveme

personne le poegravete a eacutegalement substitueacute au temps (passeacute) de la narration lrsquointemporaliteacute de la

tournure potentielle

Τυδεΐδην δ οὐκ ἂν γνοίης ἡ διπλῆ ὅτι ὡς πρός τινα διαλέγεται μὴ ὑποκειμένου προσώπου καὶ ὅτι ἀντὶ τοῦ οὐκ ἄν τις ἔγνω καὶ χρόνος ἐνήλλακται

laquo Le fils de Tydeacutee tu ne pourrais savoirhellip raquo La diplecirc parce qursquoil parle comme en srsquoadressant agrave quelqursquoun alors qursquoil nrsquoy a aucun personnage preacutesent et qursquoil veut dire laquo Personne nrsquoaurait suhellip raquo De plus le temps a eacuteteacute modifieacute (schol A Il 585a Ariston)

Il arrive eacutegalement au narrateur homeacuterique de srsquoadresser non pas agrave un auditeur hypotheacutetique

mais agrave un personnage de son reacutecit Certains personnages sont plus souvent objets de ces

apostrophes que drsquoautres Patrocle (huit fois) Meacuteneacutelas (sept fois) et le porcher Eumeacutee (quinze

fois) sont particuliegraverement choyeacutes agrave cet eacutegard610 Ce pheacutenomegravene a attireacute lrsquoattention des lecteurs

anciens qui pour la plupart lrsquointerpregravetent comme lrsquoexpression par le poegravete drsquoun sentiment

personnel Par exemple Patrocle que le narrateur interpelle avant drsquoeacutenumeacuterer les noms des

ennemis qursquoil abat lors de son aristeia est consideacutereacute comme un personnage cheacuteri par le poegravete

610 De Jong 2009 94

343

ἥδισται αἱ ἀποστροφαὶ τῷ ποιητικῷ εἴδει ἄλλως τε καὶ ἀεὶ προσπάσχει ὁ ποιητὴς τῷ Πατρόκλῳ

Les apostrophes sont tregraves agreacuteables dans le genre poeacutetique Par ailleurs le poegravete a toujours de lrsquoaffection pour Patrocle (schol bT Il 16692-3 ex)

Apregraves la liste des victimes de Patrocle le narrateur revient immeacutediatement agrave la troisiegraveme

personne (cf 16597 τοὺς ἕλεν laquo crsquoest ceux-lagrave qursquoil abat raquo)611 ce qui a manifestement troubleacute

Zeacutenodote

τοὺς ἕλεν ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo τοὺς ἕλες raquo ἀγνοεῖ δὲ ὅτι ἀπέστροφε τὸν λόγον ἐκ τοῦ πρὸς αὐτὸν ἐπὶ τὸν περὶ αὐτοῦ612 καὶ πολλάκις ἀποστροφὰς ποιεῖται

laquo Il les tua raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo tu les tuas raquo Mais il ne sait pas que le poegravete a deacutetourneacute son discours en passant de la forme ougrave il srsquoadresse agrave Patrocle agrave celle ougrave il parle de lui et que le poegravete fait souvent des deacutetournements (schol A Il 16697a Ariston)

Ce commentaire aristarquien se contente de relever lrsquousage freacutequent (πολλάκις) par Homegravere

de lrsquoapostrophe drsquoun point de vue purement stylistique sans en conclure quoi que ce soit au sujet

drsquoune eacuteventuelle sympathie entre le poegravete et le personnage De faccedilon geacuteneacuterale on ne voit

drsquoailleurs jamais Aristarque invoquer le parti pris drsquoHomegravere envers quelque personnage pour

expliquer un passage613 Alors qursquoon trouve dans les scholies exeacutegeacutetiques un grand nombre de

reacutefeacuterences au caractegravere soi-disant φιλέλλην drsquoHomegravere lequel expliquerait divers choix

artistiques614 ce type drsquoargument est entiegraverement absent des scholies A615

Drsquoailleurs mecircme si lrsquousage de la locution ἀπὸ τοῦ προσώπου nrsquoest pas reacuteserveacute agrave Aristarque il

nrsquoen demeure pas moins que chez lui cette locution fait strictement reacutefeacuterence aux notions

611 Par contraste lorsqursquoil narre la blessure de Meacuteneacutelas causeacutee par la flegraveche de Pandare le narrateur srsquoadresse au heacuteros au deacutebut ainsi qursquoagrave la fin de la description de la blessure qui srsquoeacutetend sur une vingtaine de vers cela fait lrsquoobjet de la remarque du scholiaste laquo Il persiste dans lrsquoapostrophe par excegraves de passion raquo (περιπαθῶς δὲ ἐπιμένει τῇ ἀποστροφῇ) (schol bT Il 4146a ex)

612 Cf schol A Il 17681b Ariston

613 Contra Schenkeveld 1970 165-6 qui attribue agrave Aristarque lrsquoideacutee qursquoHomegravere a une sympathie particuliegravere pour Achille Les textes citeacutes par Schenkeveld deacutemontrent seulement qursquoAristarque reconnaicirct chez Homegravere une volonteacute de glorifier Achille en accord avec la tendance agrave lrsquoauxecircsis typique des poegravetes eacutepiques

614 Par exemple le fait qursquoHomegravere eacutevite drsquoeacutenumeacuterer en deacutetails les morts des Grecs contrairement agrave celles qui se produisent du cocircteacute troyen φιλέλλην ὢν τοὺς μὲν ἐξ αὐτῶν ἐν τῇ πρώην ἥττῃ τελευτήσαντας οὐ καταλέγει νεκρούς τοὺς δὲ τῶν Τρώων ἀεὶ ἀριθμεῖ καὶ νῦν (schol bT Il 8 274-6a ex) ou encore la fuite drsquoun Troyen devant Patrocle deacutesarmeacute destineacutee agrave laquo ridiculiser raquo les barbares φιλέλλην ὁ ποιητής κατακωμῳδῶν τὸν βάρβαρον καὶ τὴν τοῦ Πατρόκλου δύναμιν αὔξων (schol bT Il 16814-5 ex) 615 Cf Richardson 1980 273-4 laquo It does not seem to derive from the Alexandrian scholars raquo

344

techniques de personnage et de narrateur Par contraste la mecircme expression sert dans les

scholies exeacutegeacutetiques agrave eacutevoquer divers traits de personnaliteacute ou opinions personnelles assigneacutees au

poegravete comme dans le cas suivant

ἀποστροφὴ ἀπὸ προσώπου εἰς πρόσωπον προσπέπονθε δὲ Μενελάῳ ὁ ποιητής διὸ συνεχέστερον αὐτῷ διαλέγεται ὡς καὶ Πατρόκλῳ Εὐμαίῳ Μελανίππῳ

Une apostrophe adresseacutee en personne [scil par le poegravete] agrave un personnage Le poegravete a de lrsquoaffection pour Meacuteneacutelas Crsquoest pourquoi il dialogue constamment avec lui tout comme avec Patrocle (Il 1620 et al) Eumeacutee (cf Od 1455 et al) et Meacutelanippe (cf Il 15582) (schol bT Il 4127a ex)

Ainsi bien que lrsquousage du mecircme terme πρόσωπον pour deacutesigner agrave la fois le poegravete et ses divers

personnages laisse place agrave lrsquoambiguiumlteacute il reste qursquoAristarque attribue au πρόσωπον du poegravete un

statut distinct de celui des autres πρόσωπα ces derniers expriment des eacutemotions ou des traits de

personnaliteacute ἀπὸ τοῦ προσώπου tandis que le poegravete nrsquoest dit prononcer des eacutenonceacutes ἀπὸ τοῦ

προσώπου qursquoen tant que narrateur omniscient en possession drsquoinformations inaccessibles aux

personnages

Section (iii) Les eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee

La question de la voix narrative et celle concomitante de la laquo preacutesence raquo du poegravete dans son

reacutecit trouve un champ drsquoapplication particulier dans le problegraveme freacutequemment discuteacute

aujourdrsquohui mais deacutejagrave souleveacute par les Anciens de la temporaliteacute des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes dans

la narration En ce qui concerne lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique les Modernes ont lrsquohabitude drsquoappeler laquo loi

de Zielinski raquo la regravegle (dont lrsquoexistence est contesteacutee par plusieurs) selon laquelle le narrateur

homeacuterique ne repreacutesente jamais drsquoeacuteveacutenements simultaneacutes 616 Dans lrsquohistoire des eacutetudes

homeacuteriques cette preacuteoccupation commence avec Aristote comme le mentionne Rengakos617

Lrsquoeacutepopeacutee diffegravere de la trageacutedie par la longueur de la composition et par le megravetre [hellip] Lrsquoeacutepopeacutee a un trait bien particulier qui lui permet drsquoaccroicirctre son eacutetendue crsquoest que dans la trageacutedie il nrsquoest pas possible de repreacutesenter plusieurs parties de lrsquoaction qui se produisent simultaneacutement ndash on peut seulement repreacutesenter celle que les acteurs jouent sur la scegravene ndash tandis que dans lrsquoeacutepopeacutee qui est un reacutecit (διὰ τὸ διήγησιν εἶναι) on peut raconter plusieurs parties de lrsquohistoire qui se reacutealisent

616 Pour une reacuteeacutevaluation reacutecente de la pertinence de cette laquo loi raquo voir Scodel 2008

617 Rengakos 1995 5

345

simultaneacutement (ἔστι πολλὰ μέρη ἅμα ποιεῖν περαινόμενα) bien approprieacutees agrave lrsquoaction elles augmentent lrsquoampleur du poegraveme (Poet 241459b17-28)

J Lundon618 fait agrave juste titre un rapprochement entre ce passage drsquoAristote et le texte suivant

vraisemblablement tireacute drsquoun commentaire drsquoAristarque agrave propos du vers Il 2786

δεῖ δὲ νοεῖν ὅ[τ]ι κα τ [α]ὐτὸν τὸν χρόνον τοῦ ὀνείρου [ὅτι] κ(αὶ) αὕτη ἀπέσταλται ὁ δὲ ποιητὴς διηγηματικὸς ὤν οὐ δυνάμενος ἅltμαgt πάντα εἰπεῖν τὰ κατὰ τὸν ltαὐτὸνgt χρόνον πραχθέντα παρὰ μέρος εἴρηκεν

Il faut remarquer qursquoelle [scil Iris] aussi a eacuteteacute envoyeacutee au moment mecircme du songe mais le poegravete parce qursquoil fait un reacutecit et qursquoil est donc incapable de tout raconter en mecircme temps a relateacute lrsquoun apregraves lrsquoautre des eacuteveacutenements qui se sont produits en mecircme temps (schol pap Il 2788 = POxy VIII 1086 II 57-60)

Le vers homeacuterique sur lequel porte cette note suit de pregraves le Catalogue des vaisseaux et relate

lrsquoarriveacutee drsquoIris aupregraves de lrsquoassembleacutee des Troyens une scegravene qui sert de transition vers le plus

bref Catalogue des forces troyennes (v 816-877) Lrsquoeacutepisode du songe auquel lrsquoauteur de la note

fait reacutefeacuterence est quant agrave lui relateacute beaucoup plus tocirct soit au tout deacutebut du deuxiegraveme chant (v

1-34) Le commentateur fait donc remarquer que malgreacute lrsquoespacement temporel apparent entre

lrsquoenvoi du songe agrave Agamemnon et la mission drsquoIris aupregraves des Troyens ces deux eacuteveacutenements

doivent en fait ecirctre compris comme srsquoeacutetant produits simultaneacutement

La mecircme ideacutee se retrouve dans une scholie aristarquienne au sujet du changement de scegravene

entre Patrocle occupeacute agrave soigner un guerrier dans sa baraque et la lutte sur le champ de bataille au

deacutebut du chant douze de lrsquoIliade

ὅτι τὰ ἅμα γινόμενα οὐ δύναται ἅμα ἐξαγγέλλειν ἐν ὅσῳ δὲ οὗτος ἰᾶτο ἐκεῖνοι ἐμάχοντο

ltLa diplecircgt parce que le poegravete ne peut pas narrer en mecircme temps les eacuteveacutenements simultaneacutes mais au moment ougrave celui-lagrave [Patrocle] prodigue des soins les autres se battent (schol A Il 122 Ariston)

Le principe geacuteneacuteral drsquoAristarque au sujet des contraintes narratives drsquoHomegravere est certainement

compatible avec le passage de la Poeacutetique drsquoAristote ndash agrave cette diffeacuterence pregraves que ce dernier

insiste sur la possibiliteacute de la preacutesence drsquoeacuteveacutenements contemporains dans lrsquoeacutepopeacutee tandis

qursquoAristarque fait plutocirct remarquer lrsquoimpossibiliteacute de les narrer simultaneacutement Lundon souligne

avec raison que la contradiction entre les deux auteurs nrsquoest qursquoapparente mais les motifs qursquoil

618 Lundon 2001 2002

346

avance agrave cet effet sont peu convaincants

laquo [W]hereas Aristotle is stressing the difference between two literary genres [hellip] and whereas his focus is on the very presence or absence of simultaneous events our commentator [scil Aristarque] appears to be thinking of a distinction between two entirely different branches of art and this with respect to their manner of representing parallel actions [hellip] The opposition he has in mind would seem to be that between literature (a verbal art form) on the one hand which cannot show more than one thing happening at a time and the visual arts on the other which can raquo (2002 586-7)

Dans les faits rien ne laisse croire que dans le contexte qui nous occupe Aristarque se soit

inteacuteresseacute agrave la diffeacuterence entre les modes de repreacutesentation des arts visuels et de la litteacuterature La

divergence de point de vue entre les deux textes qui est effectivement accessoire srsquoexplique de

maniegravere beaucoup plus simple alors qursquoAristote se contente de mentionner qursquoil est agrave la

disposition du poegravete eacutepique de composer (ποιεῖν) des eacutepisodes qui se chevauchent dans le temps

et de les inteacutegrer agrave son reacutecit Aristarque preacutecise qursquoil est en revanche impossible pour lui de les

dire (εἰπεῖν) en mecircme temps ndash preacutecision qui va de soi et qursquoAristote lui-mecircme aurait

certainement admise comme le reconnaicirct drsquoailleurs Lundon619 La diffeacuterence qui est en cause est

donc celle entre composer et raconter si lrsquoon peut composer des eacutepisodes qui dans le

deacuteroulement temporel du reacutecit sont simultaneacutes force est en revanche de les narrer en succession

Le fait qursquoAristarque souligne lrsquoimpossibiliteacute pour le poegravete de raconter au mecircme moment des

eacuteveacutenements qui sont pourtant simultaneacutes nrsquoest donc en aucun cas un deacutesaveu de lrsquoexistence de

tels eacuteveacutenements dans lrsquoeacutepopeacutee bien au contraire Cela contribue plutocirct agrave mettre en lumiegravere

lrsquoexistence de ces eacuteveacutenements dont la preacutesence est occulteacutee par le mode de narration auquel est

soumis le poegravete La preacutecision drsquoAristarque attire ainsi lrsquoattention sur une sorte de laquo faiblesse raquo

inheacuterente agrave la mimecircsis poeacutetique ndash puisque celle-ci est incapable de reproduire la temporaliteacute des

eacuteveacutenements dans sa propre structure narrative ndash ainsi que sur la distinction typiquement

aristoteacutelicienne620 entre les objets repreacutesenteacutes (parfois simultaneacutes) et la faccedilon de les repreacutesenter

(toujours en succession)

Malgreacute la ressemblance eacutevidente de preacuteoccupations et de vocabulaire entre ces deux textes

619 2002 587 laquo No doubt if asked Aristotle would agree that a poet in narrating cannot but transform the contemporeanous into the successive raquo

620 Cf Poet 1447a16-18

347

Lundon 621 nie lrsquoexistence drsquoun lien particulier entre la note drsquoAristarque et la Poeacutetique

drsquoAristote et reacutepegravete lrsquoaffirmation de Rengakos622 selon laquelle la critique ancienne nrsquoa pas tenu

compte drsquoAristote dans son traitement du problegraveme des eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee De

cette preacutetendue ignorance Lundon conclut laquo This situation does not of course necessarily imply

that Alexandrian scholars were not acquainted (directly or indirectly) with Aristotlersquos works on

poetry though it might afford some support for such a idea raquo (2002 587 n16) Les remarques

qui preacutecegravedent concernant la parenteacute drsquoesprit entre Aristarque et Aristote sur cette question tendent

plutocirct agrave suggeacuterer la conclusion contraire

Section (iv) Conclusion

Les commentaires examineacutes dans ce chapitre ont mis en lumiegravere deux points de contact

majeurs entre les conceptions aristoteacutelienne et aristarquienne du rapport entre les voix poeacutetiques

Drsquoune part celles-ci jouissent drsquoune certaine indeacutependance de sorte que la poeacutesie ne preacutesente pas

lrsquouniteacute discursive agrave laquelle on srsquoattend dans le cas des autres types de discours Drsquoautre part lrsquoart

poeacutetique partage avec lrsquoart rheacutetorique la particulariteacute de devoir se camoufler afin drsquoatteindre la

perfection tout comme lrsquoorateur qui doit laquo laisser parler les faits raquo sans paraicirctre en alteacuterer la

nature par sa preacutesentation particuliegravere le bon poegravete tacircchera de montrer plutocirct que de dire

crsquoest-agrave-dire de laisser le reacutecit se deacuterouler de faccedilon laquo naturelle raquo sans intervention apparente de sa

part Par comparaison avec lrsquoorateur toutefois cette manœuvre drsquoauto-effacement du poegravete va

beaucoup plus loin puisque crsquoest non seulement son travail de composition mais aussi sa propre

personne qui doit transparaicirctre le moins possible dans le produit fini Seules certaines limitations

inheacuterentes agrave la mimecircsis poeacutetique telle lrsquoimpossible concordance entre le temps du reacutecit et le

temps de la narration viennent neacutecessairement briser le caractegravere naturel du deacuteroulement narratif

Il apparaicirct donc qursquoAristarque partage la poeacutetique aristoteacutelicienne de lrsquoabsence deacutecrite au chapitre

cinq une poeacutetique qui a comme corollaire la preacutesence leacutegitime drsquoune multipliciteacute de voix au sein

de lrsquoœuvre poeacutetique

621 2002 587

622 1995 6

Conclusion

Au cours de cette eacutetude il est apparu que les conceptions litteacuteraires respectivement entretenues

par le Peacuteripatos et par Aristarque se rejoignent non pas tant dans leur terminologie ou dans le

deacutetail de lrsquoanalyse textuelle que sur un point beaucoup plus fondamental soit la place de la poeacutesie

dans le champ du discours La reconnaissance de cette place singuliegravere on lrsquoa vu entraicircne agrave la

fois un type drsquointerpreacutetation adapteacute et une approche critique suffisamment souple pour distinguer

les eacuteleacutements narratifs qui deacutecoulent naturellement du reacutecit de ceux qui sont le fruit de la volonteacute

ou des contraintes du poegravete

Agrave la lumiegravere des comparaisons eacutelaboreacutees au cours de cette eacutetude peut-on veacuteritablement parler

drsquoune influence peacuteripateacuteticienne sur Aristarque Il mrsquoest apparu que la seule faccedilon valable de

reacutepondre agrave cette question eacutetait de produire le plus grand nombre de contrastes possibles entre la

conception peacuteripateacutetico-alexandrine drsquoune part et le reste de la theacuteorie poeacutetique grecque drsquoautre

part En effet il ne suffit pas de constater certaines ressemblances entre A et B pour conclure agrave

lrsquoinfluence de lrsquoun sur lrsquoautre encore faut-il montrer que A et B partagent des traits

suffisamment distinctifs pour que cette ressemblance soit significative Bref la nature de la

question requiegravererait pour y reacutepondre rigoureusement que lrsquoon situe les deux membres de la

comparaison agrave lrsquointeacuterieur drsquoune histoire geacuteneacuterale de la theacuteorie litteacuteraire grecque Cela repreacutesente

eacutevidemment une tacircche consideacuterable qui nrsquoa pu qursquoecirctre esquisseacutee dans cette eacutetude

Neacuteanmoins les rapprochements eacutetroits qui ont eacuteteacute avanceacutes dans les deux parties de cette thegravese

donnent lrsquoimpression que contrairement agrave lrsquoavis de R Pfeiffer les ressemblances qui unissent

Aristarque agrave la theacuteorie peacuteripateacuteticienne sont plus significatives que les diffeacuterences qui lrsquoen

seacuteparent En effet lagrave ougrave la comparaison est possible crsquoest-agrave-dire lagrave ougrave les commentaires

drsquoAristarque sont suffisamment explicites pour qursquoon soit en mesure drsquoen extirper les critegraveres

theacuteoriques sous-jacents ceux-ci se sont reacuteveacuteleacutes remarquablement conformes agrave ceux drsquoAristote

Il nrsquoy a pas de doute que comme lrsquoa soutenu P Struck Aristarque et le Peacuteripatos doivent ecirctre

semblablement situeacutes dans une tradition drsquoexeacutegegravese anti-alleacutegorique Ceci est visible agrave la fois

349

gracircce aux rares formulations de principes theacuteoriques exeacutegeacutetiques qui leur sont attribueacutees et du fait

qursquoen pratique ils eacutevitent les lectures alleacutegorisantes lagrave ougrave elles sont traditionnellement les plus

populaires (cf chap 1-2 chap 4 sect (i)) Cet anti-alleacutegorisme va de pair avec une sorte de

trivialisation des figures poeacutetiques divines assimilables agrave des personnages doteacutes de traits

psychologiques de mecircme nature que les heacuteros humains (cf chap 3 sect (ii))

Il est moins clair en contre-partie que lrsquoon puisse reacuteduire leurs approches respectives au champ

de la rheacutetorique comme le voudrait Struck Certes tous tiennent compte des aspects

encomiastiques inheacuterents agrave lrsquoeacutepopeacutee un genre qui relegraveve de la poeacutesie de lrsquoeacuteloge et de la faccedilon

dont les poegravetes exacerbent lrsquoexcellence de leurs heacuteros qui suivant lrsquoexpression drsquoAristote se

doivent drsquoecirctre laquo meilleurs que nous raquo Mais il reste que cette preacuteoccupation loin drsquoecirctre vue

comme le tout de lrsquoentreprise poeacutetique nrsquoen est qursquoun eacuteleacutement secondaire le poegravete nrsquoest pas

peintre de portraits mais bien constructeur de reacutecits et lrsquoeacutecrasante majoriteacute des commentaires

critiques drsquoAristarque et des Peacuteripateacuteticiens reacutevegravelent un inteacuterecirct pour les questions narratives bien

plus que pour les proceacutedeacutes rheacutetoriques du poegravete ndash par contraste notamment avec le corpus de

scholies exeacutegeacutetiques ougrave abondent les notes de cette nature (cf chap 3 sect (iii) chap 4 sect

(iii))

Il est vrai aussi que drsquoun point de vue stylistique le texte poeacutetique est soumis aux mecircmes

exigences de clarteacute que le discours rheacutetorique bien que dans une moindre mesure et qursquoagrave cet

eacutegard poeacutesie et prose ne diffegraverent que quantitativement Toutefois du point de vue du contenu ces

exigences sont fondamentalement transformeacutees non seulement de nombreux eacuteleacutements du reacutecit

peuvent ecirctre tout bonnement eacutetrangers aux donneacutees eacutevidentes de la reacutealiteacute et donc hors de porteacutee

de toute lecture litteacuterale mais il faut aussi compter avec tout ce qui relegraveve du non-dit et de

lrsquoimplicite (cf chap 3 sect (i) chap 4 sect (ii)) De plus les traits de personnaliteacute de celui qui

eacutelabore le reacutecit poeacutetique doivent ecirctre tout sauf laquo clairs raquo et transparents au contraire de celui qui

compose une narration dans un cadre rheacutetorique (cf chap 5 sect (i) chap 6) Enfin la

polyphonie inheacuterente au construit poeacutetique rend vaine toute tentative de reacuteduire les propos des

divers personnages agrave un contenu clair et univoque crsquoest-agrave-dire agrave quelque chose comme laquo le

discours raquo du poegravete La contribution technique du poegravete doit bien au contraire ecirctre soigneusement

distingueacutee des traits de caractegraveres individuels de ses personnages (cf chap 5 sect (ii) chap 7)

350

Eacutetant donneacutee lrsquoomnipreacutesence dans lrsquohistoire grecque de la reacuteception des poegravetes des lectures

alleacutegoriques drsquoune part et drsquoautre part des critiques historiques centreacutees sur la veacuteriteacute factuelle

des poegravemes ou encore sur la personne individuelle du poegravete le rejet de lrsquoune et lrsquoautre parties de

cette alternative par le Peacuteripatos et par Aristarque peut difficilement ecirctre le fruit du hasard Par

ailleurs plusieurs indices pointent en direction drsquoune transmission relativement aiseacutee des travaux

de poeacutetique peacuteripateacuteticiens aux Alexandrins dont la lourde eacuterudition agrave lrsquoinstar drsquoAristote

nrsquoexcluait pas une fine appreacuteciation de la valeur artistique des monuments de la litteacuterature

classique

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Page 2: Université de Montréal De la poétique à la critique : l ... · Keywords: Aristotle ; Peripatos ; poetics ; Aristarchus ; interpretation ; persona. iv Remerciements Mes remerciements

ii

Universiteacute de Montreacuteal

Faculteacute des eacutetudes supeacuterieures et postdoctorales

Cette thegravese intituleacutee

De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque

preacutesenteacutee par Elsa Bouchard

a eacuteteacute eacutevalueacutee par un jury composeacute des personnes suivante

M Louis-Andreacute DORION (Universiteacute de Montreacuteal) Preacutesident-rapporteur

M Vayos LIAPIS (Universiteacute de MontreacutealOpen University of Cyprus) Directeur de recherche

M Paul DEMONT (Universiteacute Paris IV-Sorbonne) Co-directeur de recherche

M Marwan RASHED (Eacutecole Normale Supeacuterieure Paris) Membre du jury

M Franco MONTANARI (Universitagrave di Genova) Examinateur externe

M Reneacute NUumlNLIST (Universitaumlt zu Koumlln) Examinateur externe

iii

Reacutesumeacutes

De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque

Reacutesumeacute Cette thegravese vise agrave suggeacuterer lrsquoexistence drsquoun partage drsquoune theacuteorie poeacutetique commune entre lrsquoeacutecole drsquoAristote drsquoune part et le grammairien Aristarque de Samothrace drsquoautre part Agrave partir drsquoun examen des textes et des fragments de la critique litteacuteraire helleacutenistique deux aspects fondamentaux de la poeacutetique peacuteripateacuteticienne font lrsquoobjet drsquoune comparaison avec Aristarque soit 1) la prise de position interpreacutetative qui tient compte de la nature fictionnelle du discours poeacutetique et le soustrait aux critegraveres de veacuteriteacute traditionnellement imposeacutes par les lecteurs anciens notamment agrave lrsquointeacuterieur de la tradition alleacutegorique et 2) la reconnaissance de lrsquoautonomie relative du contenu de lrsquoœuvre poeacutetique face agrave lrsquoauteur particuliegraverement dans le rapport qursquoentretient ce dernier avec ses personnages

Mots-clefs Aristote Peacuteripatos poeacutetique Aristarque interpreacutetation persona

From poetics to criticism the Peripatetic influences on Aristarchus

Abstract This thesis sets out to examine two points of contact in the poetics of the Peripatetics and Aristarchus namely 1) the exegetical attitude that takes account of the fictionality of poetry thus exempting it from the constraints of truthfulness that ancient readers traditionally imposed on it especially within the allegorical tradition 2) the perception of the content of a work of poetry as being autonomous from its author especially with regard to the relation between the poet and his characters

Keywords Aristotle Peripatos poetics Aristarchus interpretation persona

iv

Remerciements

Mes remerciements vont avant tout agrave mes co-directeurs de recherche M Paul Demont et M

Vayos Liapis qui ont superviseacute cette thegravese et mrsquoont fourni des encouragements reacutepeacuteteacutes tout au

long de sa preacuteparation

Les personnes suivantes mrsquoont aussi eacuteteacute drsquoun secours preacutecieux agrave un moment ou un autre de cette

longue entreprise Louis-Andreacute Dorion Benjamin Victor Pierre Bonnechere et Luc Brisson

Je souhaite eacutegalement remercier les membres de ma famille immeacutediate source inconditionnelle

de support et drsquoaffection ma megravere Theacuteregravese mon pegravere Omer ma sœur Maryse mes fregraveres

David-Eacutetienne et Jean-Philippe ainsi que ma famille parisienne Anne-Marie et Jean-Louis

Melot Je nrsquooublie pas mes chers amis Nino Andreacutee-Anne Karine et Jeacutereacutemie

Finalement les institutions suivantes ont grandement faciliteacute la compleacutetion de cette thegravese le

Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada qui a financeacute mes eacutetudes doctorales le

Deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal pour son soutien sous forme de bourses

drsquoexcellence et de bourses de voyage la Fondation Hardt ougrave cette thegravese a vu le jour agrave lrsquooccasion

drsquoun seacutejour de recherche extrecircmement profitable

v

Table des matiegraveres

13

Reacutesumeacutes iii13

Remerciements iv13

Table des matiegraveresv13

Abreacuteviations viii13

Introduction113

Section (i) Objet de la recherche 113

Section (ii) Eacutetat de la question et nature de la preacutesente contribution213

Section (iii) Sources 813

Section (iv) Preacutecisions meacutethodologiques 1813

Section (v) Eacuteditions et traductions utiliseacutees 2213

Partie I Comment lire les poegravetes 2413

Chapitre 1 Lrsquoalternative exeacutegeacutetique preacute-aristoteacutelicienne 2613

Section (i) Lrsquoalleacutegorie et les deacutebuts de la critique litteacuteraire 2613

Section (ii) Lrsquoanalyse du discours et la lecture litteacuterale 3813

Section (iii) Glaucon et Antisthegravene 4213

Section (iv) Conclusion4613

Chapitre 2 Aristote et lrsquoalleacutegorie4713

Section (i) Le champ theacuteorique de la Poeacutetique 4713

vi

Section (ii) Les Questions homeacuteriques et lrsquointerpreacutetation alleacutegorique5013

Section (iii) Lrsquoalleacutegoregravese dans les œuvres non philologiques drsquoAristote6013

Section (iv) Conclusion6913

Chapitre 3 Les principes de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique peacuteripateacuteticienne 7013

Section (i) Le statut eacutepisteacutemologique de la μίμησις 7113

Section (ii) Dieux et hommes dans la critique peacuteripateacuteticienne8413

Section (iii) Le mythos comme produit de la mimecircsis 10113

Section (iv) Conclusion14413

Chapitre 4 Lrsquoexeacutegegravese aristarquienne drsquoHomegravere 14513

Section (i) Aristarque et les alleacutegoristes14513

Section (ii) Les limites du litteacuteralisme 17713

Section (iii) Le τέλος de lrsquoOdysseacutee20513

Section (iv) Le principe Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν 21113

Section (v) Aristote Eacuteratosthegravene et Aristarque22513

Partie II Les voix poeacutetiques23513

Chapitre 5 Aristote et la figure du poegravete23613

Section (i) Lrsquoideacuteal mimeacutetique drsquoAristote 23613

Section (ii) Poegravete et personnages applications zeacuteteacutematiques 25513

Chapitre 6 Deacuteveloppements peacuteripateacuteticiens 30013

Section (i) Praxiphane et le proegraveme des Travaux et les jours 30013

Section (ii) Meacutethode de Chameacuteleacuteon30213

Section (iii) Composition et interpreacutetation la speacutecialisation des rocircles 31013

Section (iv) Le poegravete et son double Pheacutemios et Deacutemodocos 31213

Section (v) Conclusion 32013

vii

Chapitre 7 Aristarque et la voix du poegravete 32213

Section (i) Quelques problegravemes homeacuteriques32313

Section (ii) Le poegravete un eacuteleacutement externe33313

Section (iii) Les eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee 34413

Section (iv) Conclusion34713

Conclusion34813

Bibliographie 35113

viii

Abreacuteviations

Jrsquoutilise geacuteneacuteralement les abreacuteviations listeacutees au deacutebut de lrsquoOxford Classical Dictionary (1996) excepteacutees les suivantes

Ap Soph = Apollonios le sophiste Lexique homeacuterique

Crat = Crategraves de Mallos

Dem Phal = Deacutemeacutetrios de Phalegravere

Dic = Diceacutearque

Etym Gen = Etymologicum Genuinum

Etym Gud = Etymologicum Gudianum

Etym Magn = Etymologicum Magum

Heraclit All = Heacuteraclite Alleacutegories drsquoHomegravere

Herod [Herod] = Heacuterodien pseudo-Heacuterodien

De fig = De figuris

Isoc = Isocrate

Ev = Evagoras

Hel = Heacutelegravene

Julian = Julien lrsquoapostat

In Heracl = Contre Heacuteraclios le cynique

[Long] Subl = pseudo-Longin De sublimitate

Lucien

De astro = De astrologia

Hist conscr = Quomodo historia conscribenda sit

Porph = Porphyre

De antr nymph = De antra nympharum

QHI = Questions homeacuteriques sur lrsquoIliade (eacuted MacPhail)

QHO = Questions homeacuteriques sur lrsquoOdysseacutee (eacuted Schrader)

QH 1 = Questions homeacuteriques livre 1 (eacuted Sodano)

Strab = Strabon Geacuteographie

Introduction

Section (i) Objet de la recherche

La preacutesente eacutetude vise agrave explorer lrsquohypothegravese drsquoune influence doctrinale de lrsquoeacutecole

peacuteripateacuteticienne sur lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique dans le domaine de la critique

et de la theacuteorie litteacuteraires Elle srsquoinscrit dans le cadre drsquoavanceacutees reacutecentes survenues dans deux

secteurs des eacutetudes anciennes soit

1) Lrsquohistoire de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne qui a beacuteneacuteficieacute drsquoun renouvellement drsquointeacuterecirct ces

derniegraveres anneacutees gracircce au projet de reacuteeacuteditions commenteacutees des fragments des Peacuteripateacuteticiens

lanceacute par W W Fortenbaugh dans les anneacutees 1980 (Theophrastus Project) Lors de la reacutedaction

de cette thegravese les volumes sur Aristoxegravene Praxiphane et Chameacuteleacuteon nrsquoeacutetaient pas encore parus

2) Lrsquohistoire de la critique litteacuteraire helleacutenistique et plus geacuteneacuteralement de la litteacuterature

secondaire ancienne un domaine de recherche qui a eacutegalement le vent dans les voiles comme en

teacutemoigne lrsquoabondance de nouvelles eacuteditions du mateacuteriel scholiastique et drsquoeacutetudes sur ce mateacuteriel

La quantiteacute conserveacutee de commentaires alexandrins aux poegravetes grecs eacutetant proprement

gigantesque crsquoest plus particuliegraverement agrave Aristarque une figure relativement bien identifiable

dans lrsquohistoire chaotique de la critique ancienne que sera consacreacute le volet laquo alexandrin raquo de cette

recherche Aristarque est non seulement le grammairien alexandrin sur lequel nous sommes le

mieux informeacutes1 mais crsquoest aussi celui dont la meacutethode suggegravere le plus spontaneacutement une

inspiration peacuteripateacuteticienne

1 Cf Pfeiffer 1968 229

2

Section (ii) Eacutetat de la question et nature de la preacutesente contribution

Lrsquoideacutee drsquoun lien intellectuel entre le Peacuteripatos et le Museacutee nrsquoest pas eacutevoqueacutee ici pour la

premiegravere fois2 mais la preacutesente eacutetude constitue une tentative sans preacuteceacutedent de proceacuteder agrave une

deacutemonstration en regravegle du partage par ces deux eacutecoles drsquoune theacuteorie litteacuteraire commune Au-delagrave

des ressemblances terminologiques que lrsquoon peut agrave lrsquooccasion deacutetecter entre le vocabulaire

peacuteripateacuteticien et le vocabulaire alexandrin je mrsquoemploierai agrave mettre en lumiegravere le partage par les

deux eacutecoles de ce que lrsquoon peut deacutesigner comme une veacuteritable laquo philosophie raquo de la litteacuterature ndash

celle-ci eacutetant visible de faccedilon explicite dans la theacuteorie poeacutetique des Peacuteripateacuteticiens et de faccedilon

implicite dans la critique appliqueacutee drsquoAristarque

(a) Eacutetudes reacutecentes sur le sujet

Pour la reconstruction historique du deacuteveloppement de lrsquoeacuterudition ancienne agrave la peacuteriode qui

nous occupe lrsquoouvrage de R Pfeiffer paru en 1968 et intituleacute History of Classical Scholarship

from the Beginning to the End of the Hellenistic Age repreacutesente agrave la fois un point de deacutepart et un

achegravevement Avec un bagage et une eacuterudition incomparables Pfeiffer procegravede agrave une vaste

synthegravese des recherches meneacutees dans le siegravecle qui lrsquoa preacuteceacutedeacute fournissant une mine

drsquoinformations sous une forme aussi concentreacutee et concise que possible Dans le panorama

historique eacutetabli par Pfeiffer les eacutecoles peacuteripateacuteticienne et alexandrine occupent chacune une

place drsquoimportance majeure et Pfeiffer ne manque pas de souligner en nombre drsquooccasions

lrsquoheacuteritage intellectuel leacutegueacute au Museacutee par le Peacuteripatos en particulier dans ce qui suit3

bull Lrsquoeacutetude des laquo antiquiteacutes raquo (antiquarian researches) crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour la collecte de

documents rares permettant de reconstruire lrsquohistoire ethnologique politique culturelle et

intellectuelle des citeacutes et des nations

bull Cas particulier de lrsquoeacutetude des antiquiteacutes la compilation de donneacutees chronologiques relatives

aux poegravetes et aux performances dramatiques dont les Didascalies drsquoAristote repreacutesentent une

2 Voir deacutejagrave Wilamowitz 1889 I 55 n13 laquo die Alexandriner folgen in der Kunstlehre den peripatetikern raquo Cette affirmation quelque peu gratuite de Wilamowitz est tout agrave fait typique des jugements semblables qui parsegravement la critique posteacuterieure

3 Cf Pfeiffer 1968 79-84

3

eacutetape fondatrice Cet inteacuterecirct pour lrsquohistoire de la litteacuterature (dramatique en particulier) se

retrouve eacutevidemment chez les philologues alexandrins srsquoincarnant notamment dans les Pinakes

de Callimaque4 une œuvre drsquoune importance capitale dans lrsquohistoire de lrsquoeacuterudition ancienne

En plus de ce partage drsquointeacuterecircts communs Pfeiffer accepte eacutegalement quelques ressemblances

doctrinales entre les deux eacutecoles sur de rares points de deacutetail telle que la rupture artistique entre

Homegravere et les poegravetes cycliques exacerbeacutee par Aristote (cf Poet 231459a37-b7) Comme le

mentionne Pfeiffer il srsquoagit lagrave drsquoune innovation proprement aristoteacutelicienne laquo There is no

evidence of such a clear aesthetic evaluation of Iliad and Odyssey in earlier times raquo (1968 73)

Cette distinction joue un rocircle majeur dans la meacutethode aristarquienne puisque lrsquoinfeacuterioriteacute

estheacutetique des cycliques est reacuteguliegraverement avanceacutee comme un argument agrave lrsquoappui de lrsquoatheacutetegravese de

vers homeacuteriques jugeacutes inauthentiques lrsquoauthenticiteacute homeacuterique et la valeur estheacutetique sont

geacuteneacuteralement indissociables chez Aristarque

Pourtant Pfeiffer tient agrave deacutefendre lrsquooriginaliteacute radicale de lrsquoapproche alexandrine qursquoil juge agrave

plusieurs eacutegards sans commune mesure avec les recherches meneacutees par les philosophes de

lrsquoeacutepoque preacute-helleacutenistique Selon Pfeiffer les Alexandrins marquent lrsquoavegravenement de la

laquo philologie raquo au sens moderne du terme lrsquoeacutetude des textes fondeacutee sur des critegraveres strictement

grammaticaux et textuels autrement dit deacutepourvus de biais ideacuteologiques (lesquels deacutefiniraient

par contraste les travaux anteacuterieurs des philosophes sur la poeacutesie) De plus agrave lrsquoeacutepoque de la

peacuteriode de transition qui occupe la fin du IVe siegravecle et le deacutebut du IIIe siegravecle les premiers

speacutecimens de cet hybride typiquement alexandrin qursquoest le laquo poegravete-grammairien raquo (par ex Philitas

de Cos et Callimaque) auraient adopteacute des pratiques poeacutetiques parfaitement indiffeacuterentes aux

prescriptions peacuteripateacuteticiennes voire contradictoires par rapport agrave celles-ci5

Sans deacutevelopper cette piste Pfeiffer reconnaicirct pourtant lrsquoexistence drsquoun certain apport

peacuteripateacuteticien aux recherches alexandrines lors du deuxiegraveme stade de deacuteveloppement du Museacutee

crsquoest-agrave-dire agrave une eacutepoque ougrave les rocircles de poegravete et drsquoeacuterudit eacutetaient doreacutenavant distingueacutes

fermement Crsquoest drsquoailleurs cette eacutepoque celle du laquo pur raquo critique eacutetudiant de la poeacutesie qui nrsquoen

compose pas lui-mecircme qui mrsquooccupera dans la preacutesente eacutetude Aristote et Aristarque sont en

4 Cf Fraser 1972 I 453

5 Pfeiffer 1968 95 Cf Brink 1946 sur lrsquoopposition entre Callimaque et Praxiphane et la place de ce dernier parmi les Τελχῖνες de Callimaque

4

effet drsquoautant plus comparables qursquoils appartiennent clairement agrave cette cateacutegorie de critiques

lrsquoattitude drsquoun Callimaque par exemple chez qui se trouvent meacutelangeacutes des prises de position

theacuteoriques et des choix personnels proprement artistiques est beaucoup plus ardue agrave cerner

Tout en reconnaissant que les lignes alexandrine et peacuteripateacuteticienne se sont bel et bien croiseacutees

en un moment relativement preacutecoce de leurs histoires respectives Pfeiffer refuse de pousser tregraves

loin les comparaisons doctrinales entre elles Dans son chapitre sur Aristarque il va jusqursquoagrave nier

que le travail de ce dernier ait eacuteteacute influenceacute par quelque theacuteorie poeacutetique que ce soit tout en

identifiant lui-mecircme plusieurs traits remarquablement constants de la critique textuelle

aristarquienne Or il semble impossible de nier que lrsquoensemble de ces traits forment un veacuteritable

systegraveme exeacutegeacutetique reposant sur des critegraveres drsquoestheacutetique litteacuteraire qursquoil serait vain de chercher agrave

deacutesigner autrement que par le terme laquo poeacutetique raquo6

Bien que la position de Pfeiffer soit parfois qualifeacutee de fausse ou drsquoobsolegravete7 peu drsquoefforts ont

eacuteteacute deacuteployeacutes pour montrer exactement en quoi elle lrsquoest Certes dans les derniegraveres deacutecennies un

certain nombre de travaux ont eacuteteacute consacreacutes agrave identifier des traces de la theacuteorie litteacuteraire

peacuteripateacuteticienne ndash aristoteacutelicienne le plus souvent ndash dans la critique posteacuterieure On peut citer

notamment les articles de Gallavotti (1969) Montanari (1979) Richardson (1980 1983) et

Schironi (2009) sur les scholies homeacuteriques ou encore le recueil eacutediteacute par Abbenes Slings et

Sluiter (1995) sur la theacuteorie litteacuteraire post-aristoteacutelicienne et surtout les ouvrages importants de

Meijering (1987) et de Nuumlnlist (2009) qui offrent de vastes traitements des theacuteories litteacuteraires et

rheacutetoriques impliqueacutees dans le mateacuteriel scholiastique Toutefois aucun de ces travaux nrsquooffre un

traitement speacutecifique et avec lrsquoampleur de la preacutesente eacutetude de la question du rapport entre la

theacuteorie peacuteripateacuteticienne et la pratique philologique drsquoAristarque

(b) Proleacutegomegravenes la disponibiliteacute des textes drsquoAristote

La plupart des savants modernes nommeacutes agrave la section preacuteceacutedente se contentent de relever les

correspondances theacuteoriques entre Aristote et divers auteurs posteacuterieurs y compris ceux dont les

6 Lrsquoexistence drsquoune theacuteorie poeacutetique sous-jacente chez Aristarque est deacutefendue par Schenkeveld 1970 qui ne fait toutefois aucune tentative pour la rapprocher de theacuteories preacute-existantes

7 Cf Pontani 2005 36 Rossi 1976

5

ouvrages ont eacuteteacute reacuteduits agrave des bribes eacuteparpilleacutees dans les scholies sans srsquointeacuteresser de pregraves aux

moyens concrets par lesquels une telle diffusion des positions aristoteacuteliciennes aurait pu ecirctre

reacutealiseacutee Crsquoest eacutegalement lrsquoapproche qui sera geacuteneacuteralement adopteacutee dans cette eacutetude Je ne saurais

toutefois proceacuteder plus avant sans soulever au preacutealable un problegraveme historique qui affecte les

conditions de possibiliteacute de lrsquohypothegravese drsquoune influence peacuteripateacuteticienne agrave Alexandrie il srsquoagit

de la question rebattue du sort de la bibliothegraveque drsquoAristote et de Theacuteophraste apregraves la mort de ce

dernier

Revoyons les faits Plusieurs versions concurrentes au sujet de la bibliothegraveque drsquoAristote

circulaient dans lrsquoAntiquiteacute dont les plus importantes se trouvent chez Atheacuteneacutee et chez Strabon

Drsquoapregraves le premier (Ath 13a-b) le Peacuteripateacuteticien Neacuteleacutee de Scepsis heacuterita de la bibliothegraveque

drsquoAristote et la vendit aux Ptoleacutemeacutees drsquoEacutegypte qui lrsquointeacutegregraverent agrave la collection du Museacutee Le

reacutecit drsquoAtheacuteneacutee constituait certainement le sceacutenario alexandrin officiel puisqursquoil suggegravere lrsquoideacutee

drsquoune transmission quasi immeacutediate du prestigieux bagage peacuteripateacuteticien agrave Alexandrie8 Suivant

une leacutegegravere variation qui inexplicablement se trouve eacutegalement chez Atheacuteneacutee (5214d-e)

Apellicon de Teacuteos aurait acheteacute laquo la bibliothegraveque drsquoAristote raquo (τὴν Ἀριστοτέλους βιβλιοθήκην)

ce qui pourrait suggeacuterer qursquoil manquait agrave la collection initiale du Museacutee drsquoAlexandrie certains

textes originaux drsquoAristote ceux-lagrave mecircme acquis par Apellicon

Le second reacutecit celui de Strabon (13154) est plus alambiqueacute les livres drsquoAristote seraient

drsquoabord passeacutes entre les mains de Theacuteophraste apregraves la mort de qui Neacuteleacutee heacuterita de lrsquoensemble

des ouvrages des deux premiers scholarques du Lyceacutee Les descendants de Neacuteleacutee auraient ensuite

enterreacute les livres dans une cave afin de les soustraire agrave la convoitise des Attalides qui

travaillaient agrave constituer la collection de la bibliothegraveque de Pergame Beaucoup plus tard (c 100

av J-C) alors que les livres avaient deacutejagrave souffert de leur seacutejour dans lrsquohumiditeacute de la cave ils

auraient eacuteteacute acheteacutes par Apellicon qui entreprit de recopier les textes endommageacutes en restaurant

les passages corrompus mais de faccedilon maladroite Aussi cette premiegravere publication des textes

peacuteripateacuteticiens eacutetait-elle probablement deacuteficiente voire inutilisable par les membres de lrsquoeacutecole

Les successeurs de Theacuteophraste au Lyceacutee deacutepourvus des ouvrages de base de leur eacutecole mis agrave

part quelques textes exoteacuteriques se voyaient donc incapables de faire de la philosophie

8 Cf Nagy 1998 204

6

laquo seacuterieuse raquo Apregraves la mort drsquoApellicon les textes originaux auraient eacuteteacute transporteacutes agrave Rome par

Sylla ougrave ils aboutirent chez Tyrannion un grammairien laquo aristoteacutelicien raquo (Τυραννίων τε ὁ

γραμματικὸςhellip φιλαριστοτέλης ὤν) qui srsquoattela avec zegravele agrave la tacircche de reacutealiser une nouvelle

eacutedition

La version de Strabon est donc une sorte de reacutecit drsquoaventures clocirctureacute par un laquo happy ending raquo9

soit la prise en charge de la collection par un philologue expert pour ne pas dire un aristarquien

Tyrannion eacutetait en effet un disciple de Denys le Thrace lui-mecircme disciple drsquoAristarque Toujours

selon Strabon le fruit du travail minutieux de Tyrannion eacutetait toutefois concurrenceacute par les

veacutenaux marchands de livres eacutevidemment deacutepourvus de scrupules philologiques dans la creacuteation

de leurs exemplaires destineacutes au marcheacute Conseacutequence les Peacuteripateacuteticiens agrave ce stade de leur

histoire nrsquoavaient toujours pas accegraves aux textes sources de leur eacutecole

Plutarque (Sull 261-2) qui semble suivre Strabon ajoute un eacuteleacutement au reacutecit de Tyrannion

la collection passe chez Andronicos de Rhodes un Peacuteripateacuteticien qui reprend le travail drsquoeacutedition

et de publication des textes La boucle est boucleacutee les livres suivant un trajet laquo teacuteleacuteologique raquo10

sont finalement restitueacutes agrave des mains peacuteripateacuteticiennes et lrsquoeacutecole reprend le controcircle leacutegitime de

ses textes fondateurs

Drsquoapregraves G Nagy qui a soigneusement examineacute tous ces teacutemoignages la seacutequence des

eacuteveacutenements la plus probable est la suivante en accord avec le reacutecit drsquoAtheacuteneacutee les Ptoleacutemeacutees ont

bel et bien acheteacute les ouvrages aristoteacuteliciens agrave Neacuteleacutee11 Il reste toutefois possible qursquoApellicon

ait pu par la suite acqueacuterir certains textes laquo cacheacutes raquo (apotheta) qui sont venus augmenter le

corpus aristoteacutelicien et donc transformer aux yeux des Peacuteripateacuteticiens leur notion drsquoune

laquo bibliothegraveque aristoteacutelicienne raquo mais dire qursquoApellicon a acheteacute laquo la bibliothegraveque drsquoAristote raquo

au lieu drsquoun ensemble de textes drsquoAristote constitue une meacutetonymie propre agrave creacuteer une confusion

historique

Ainsi suivant lrsquoopinion optimiste de Nagy qui accorde son creacutedit agrave Atheacuteneacutee non seulement

les textes drsquoAristote nrsquoont jamais subi lrsquooutrage drsquoecirctre enterreacutes dans la cave humide de Neacuteleacutee

9 Cf Nagy 1998 202

10 Cf Nagy 1998 202

11 Cf Blum 1991 61-4 Plus reacutecemment Primavesi (2007) a deacutefendu la version de lrsquoenterrement des ouvrages

7

mais ils ont mecircme eacuteteacute rapidement placeacutes sous la protection royale des Ptoleacutemeacutees et par voie de

conseacutequence sous la protection codicologique des soigneux archivistes-philologues

drsquoAlexandrie

Je nrsquoai pas la preacutetention de reacutegler ce problegraveme historique notoire qui a deacutejagrave eacuteteacute suffisamment

traiteacute par nombre drsquohistoriens plus qualifieacutes que moi pour y faire face Mon but sera plutocirct ici de

montrer que lrsquohypothegravese drsquoune influence du Peacuteripatos sur le Museacutee nrsquoest en rien invalideacutee mecircme

si lrsquoon accepte la version historique pessimiste de lrsquoenterrement des ouvrages drsquoAristote dans la

cave de Neacuteleacutee En effet plusieurs facteurs de nature agrave la fois historique et sociologique peuvent

rendre compte de la conservation et de la transmission de la theacuteorie litteacuteraire peacuteripateacuteticienne agrave

Alexandrie

1 Lrsquohistoire de lrsquoenterrement des ouvrages drsquoAristote ne concerne que les œuvres eacutesoteacuteriques

de ce dernier Or il a eacuteteacute eacutetabli drsquoune part que les Alexandrins avaient agrave leur disposition certains

textes exoteacuteriques tels que le dialogue Sur les poegravetes et les Questions homeacuteriques12 et drsquoautre

part que ces ouvrages traitaient de sujets tregraves rapprocheacutes de ceux de la Poeacutetique13

2 Lrsquoeacutepoque helleacutenistique ne voit que le deacutebut drsquoune culture veacuteritablement livresque Il

convient donc de tenir compte des possibiliteacutes de la transmission orale des doctrines au sein des

eacutecoles et entre diffeacuterentes eacutecoles

3 Parmi les eacutecoles philosophiques grecques le Peacuteripatos a comme marque distinctive une

homogeacuteneacuteiteacute doctrinale remarquable14 Les eacutelegraveves drsquoAristote et de Theacuteophraste ont donc ducirc

relayer les opinions de leurs maicirctres avec un niveau de conformiteacute eacuteleveacute

4 Une connexion historique indubitable entre le Peacuteripatos et le Museacutee existe en la personne de

Deacutemeacutetrios de Phalegravere qui participa activement agrave la fondation et agrave lrsquoorganisation du Museacutee apregraves

son exil drsquoAthegravenes et son installation agrave Alexandrie Lrsquointervention de Deacutemeacutetrios dans la mise en

12 Cf Nickau 1977 138 Luumlhrs 1992 13-17 Schironi 2009 282 Selon P Moraux (1973 I 15 n36) principale reacutefeacuterence sur la question de la diffusion de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoAntiquiteacute les textes suivants drsquoAristote (parmi lesquels se trouvent drsquoailleurs des ouvrages eacutesoteacuteriques) eacutetaient tregraves certainement agrave la disposition des savants alexandrins lrsquoHistoire des animaux les Victoires olympiques les Didascalies la Politique Moraux mentionne eacutegalement la possibiliteacute drsquoun usage alexandrin de la Poeacutetique avec toutefois quelques reacuteserves

13 Cf Janko 1991 Sur la diffusion du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes dans lrsquoAntiquiteacute voir Rostagni 1926 McMahon 1929 99-118

14 Contra West 1974 281 Un des objectifs de cette thegravese est preacuteciseacutement de mettre en eacutevidence lrsquouniteacute doctrinale de lrsquoeacutecole drsquoAristote du moins dans le domaine de la theacuteorie poeacutetique

8

place de la collection de livres du Museacutee nrsquoest pas agrave mettre en doute15 Or il est tout agrave fait

concevable qursquoil ait emporteacute drsquoAthegravenes des copies des textes fondateurs de lrsquoeacutecole

peacuteripateacuteticienne pour les inteacutegrer aux cocircteacutes de ses propres ouvrages agrave la nouvelle bibliothegraveque16

5 Drsquoautres points de contact entre diverses figures des deux eacutecoles apparaissent dans lrsquoeacutetude

des fragments et prouvent par exemple que les philologues alexandrins avaient consulteacute les

ouvrages de certains Peacuteripateacuteticiens tels que Praxiphane ou Diceacutearque17 Plusieurs de ces textes

seront examineacutes en deacutetail au cours de la preacutesente eacutetude

Section (iii) Sources

Les sources de la critique litteacuteraire ancienne sont le plus souvent fragmentaires agrave lrsquoexception

de quelques traiteacutes de poeacutetique et de rheacutetorique conserveacutes dans leur inteacutegraliteacute ou

quasi-inteacutegraliteacute18

(a) Les traiteacutes

Parmi les traiteacutes utiliseacutes dans le cadre de mon eacutetude on compte eacutevidemment au premier chef

la Poeacutetique drsquoAristote un texte auquel je renverrai freacutequemment tout au long de cette thegravese

Cet ouvrage est souvent preacutesenteacute comme un point de deacutepart dans les histoires de la theacuteorie

litteacuteraire grecque mais il srsquoagit drsquoune illusion qui est la simple conseacutequence des aleacuteas de la

transmission en effet des traiteacutes preacute-aristoteacuteliciens de poeacutetique ont bel et bien existeacute mais on en

perd les traces agrave une eacutepoque preacutecoce QursquoAristote ait composeacute la Poeacutetique avec des intentions

partiellement poleacutemiques ne fait drsquoailleurs pas de doute Agrave ce sujet on invoque freacutequemment les

15 Fraser 1972 314

16 Crsquoest lrsquohypothegravese deacutefendue notamment par Tracy 2000 344

17 Cf Dic fr 94 Mirhady (Aristarque laquo accepte volontiers raquo une leccedilon de Diceacutearque φασὶ δὲ καὶ τὸν Ἀρίσταρχον ἀσμένως τὴν γραφὴν τοῦ Δικαιάρχου παραδέξασθαι) Dic fr 110 Mirhady (Aristophane de Byzance rejette une leccedilon de Diceacutearque ὁ δ Ἀριστοφάνης γράφει ἀντὶ τοῦ laquo λεπὰς raquo laquo χέλυς raquo καί φησιν οὐκ εὖ Δικαίαρχον ἐκδεξάμενον λέγειν τὰς λεπάδας)

18 Montanari 1993 235-59 constitue une excellente introduction aux sources diverses de la litteacuterature eacuterudite ancienne

9

positions virulentes de Platon envers les poegravetes auxquelles on croit geacuteneacuteralement qursquoAristote

aurait voulu offrir une reacuteponse Cette reacuteponse consisterait essentiellement en une deacutefense de la

valeur morale et eacutepisteacutemologique de lrsquoart poeacutetique puisque ce sont lagrave les deux pans principaux de

lrsquoattaque platonicienne On remarque toutefois plus rarement que mises agrave part ces prises de

position philosophiques sur la nature de la poeacutesie le traiteacute aristoteacutelicien srsquoinscrit eacutegalement en

faux contre certaines conceptions qui relegravevent strictement des aspects techniques du sujet et qui

nrsquoont apparemment rien agrave voir avec Platon19

Ainsi bien qursquoAristote soit lrsquoauteur du premier ouvrage formel de poeacutetique que nous

posseacutedions il nrsquoest pas pour autant lrsquoinitiateur de ce domaine de recherches20 Drsquoautres avant lui

qui le plus souvent ne sont malheureusement pas identifieacutes nommeacutement srsquoeacutetaient en effet

pencheacutes sur des questions aussi preacutecises que lrsquouniteacute narrative du reacutecit Aristote se voit en effet

dans la neacutecessiteacute de contester le fait que laquo comme certains (τινες) le croient raquo lrsquouniteacute du mythos

vient de ce qursquoelle porte sur laquo un heacuteros unique (περὶ ἕνα) raquo (Poet 81451a16) Il est vrai que les

individus deacutesigneacutes dans ce passage sont possiblement des poegravetes auteurs de poegravemes

laquo biographiques raquo comme des Theacuteseacuteides ou des Heacuteracleacuteides plutocirct que des critiques ou des

theacuteoriciens Mais Aristote ne leur precircte pas moins ici fucirct-ce implicitement un preacutecepte technique

consciemment appliqueacute De mecircme lrsquoeacutetymologie ancienne qursquoil rapporte du mot drame ainsi

deacutesigneacute laquo selon certains raquo parce que les œuvres de ce type laquo imitent des gens en action

(δρῶντας) raquo (Poet 31448a29) teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct porteacute par des preacutedeacutecesseurs drsquoAristote au

genre dramatique et agrave certaines de ses caracteacuteristiques mimeacutetiques

Les successeurs drsquoAristote ont produit abondamment de traiteacutes sur des thegravemes litteacuteraires

geacuteneacuteralement sous la forme que Pfeiffer21 deacutesigne par lrsquoexpression περί-literature ouvrages sur

divers genres poeacutetiques sur des poegravetes individuels ou encore sur des œuvres particuliegraveres de ces

derniers De ces ouvrages il ne reste geacuteneacuteralement que les titres et quelques fragments

19 Cf Gudeman 1931

20 Sur la critique anteacuterieure agrave Aristote et Platon voir Lanata 1963 et Ledbetter 2003

21 Cf Pfeiffer 1968 146 218 275

10

Contrairement agrave la litteacuterature technique sur la composition poeacutetique les manuels de rheacutetorique

ont eacuteteacute plutocirct bien traiteacutes par la tradition22 Or agrave divers points de vue rheacutetorique et poeacutetique

partagent les mecircmes preacuteoccupations et les mecircmes proceacutedeacutes De plus les theacuteoriciens du discours

rheacutetorique recourent constamment agrave des exemples tireacutes des poegravetes pour illustrer leurs ideacutees et

eacutemettent souvent des remarques critiques en passant Les traiteacutes de rheacutetorique constituent donc

des sources essentielles agrave lrsquohistoire de la theacuteorie litteacuteraire ancienne Dans cette cateacutegorie le texte

qui me sera le plus utile dans cette eacutetude est le traiteacute Du style du pseudo-Deacutemeacutetrios un auteur

influenceacute par la theacuteorie peacuteripateacuteticienne datant vraisemblablement du deacutebut de lrsquoeacutepoque

helleacutenistique23

Enfin je ferai freacutequemment reacutefeacuterence agrave des traiteacutes drsquoorientations diverses qui sont

particuliegraverement difficiles agrave ranger dans nos cateacutegories modernes tels que les Alleacutegories

drsquoHomegravere drsquoHeacuteraclite et les Bioi anciens des poegravetes lesquels combinent souvent reacutecit

biographique et eacuteleacutements critiques

(b) La litteacuterature zeacuteteacutematique

Pour Aristote dont lrsquoessentiel des postulats theacuteoriques est eacutevidemment contenu dans la

Poeacutetique un grand nombre drsquoinformations preacutecieuses ont aussi eacuteteacute conserveacutees dans la tradition

de la litteacuterature laquo zeacuteteacutematique raquo un genre extrecircmement feacutecond chez les critiques anciens

Le dialogue entre Aristote et ses contemporains est drsquoailleurs surtout audible agrave travers les

nombreux eacutechos conserveacutes de ces discussions de nature zeacuteteacutematique Lrsquoimplication drsquoAristote

dans ces deacutebats peut ecirctre reconstitueacutee agrave partir du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique et de

lrsquoensemble des fragments attribuables agrave son ouvrage perdu de Questions Homeacuteriques (fr 142 agrave

179 dans lrsquoeacutedition de V Rose) Crsquoest donc en grande part gracircce agrave ces textes qursquoil sera possible de

localiser la position drsquoAristote par rapport agrave ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute dans le domaine de la critique

litteacuteraire

22 Ceci srsquoexplique notamment par la diffeacuterence entre les finaliteacutes respectives de ces disciplines la rheacutetorique qui vise agrave la production du discours avait une place dominante dans lrsquoeacuteducation ancienne Classen 1995

23 Pour une analyse remarquablement deacutetailleacutee des diverses hypothegraveses sur lrsquoidentiteacute et lrsquoeacutepoque de Deacutemeacutetrios voir Chiron 2002 xiii-xl

11

Les ζητήματα (autrement appeleacutes προβλήματα ou ἀπορήματα) comme le nom lrsquoindique

sont au sens technique des problegravemes qui apparaissent agrave la lecture de textes litteacuteraires et qui

appellent naturellement agrave en fournir des solutions (λύσεις) Ces problegravemes ainsi que leurs

solutions sont de plusieurs natures et peuvent porter sur tous les deacutetails drsquoun reacutecit susceptibles de

provoquer la perplexiteacute drsquoun lecteur attentif incoheacuterence narrative impossibiliteacute theacuteorique

usage drsquoun terme incongru comportement immoral de personnages preacutesumeacutes irreacuteprochables etc

Lrsquoidentification des problegravemes et la recherche de solutions relegravevent traditionnellement de la

critique homeacuterique24 et remontent agrave une eacutepoque indeacutetermineacutee qui preacutecegravede toutefois certainement

celle drsquoAristote25 Ce dernier a reacutedigeacute un recueil de ces problegravemes ndash possiblement le premier dans

le genre ndash dont les fragments disponibles aujourdrsquohui se trouvent en grande majoriteacute dans les

scholies via le propre recueil de Porphyre le dernier repreacutesentant connu de cette meacutethode

Le seacuterieux relatif qui eacutetait attacheacute agrave la pratique des zecirctecircmata est un objet de meacutesentente entre

les historiens26 Bien que les traces des deacutebats anciens sur certains points de deacutetail nous semblent

parfois drsquoun caractegravere ludique qui frise la futiliteacute drsquoautres eacuteleacutements eacutetaient vraisemblablement

lrsquoobjet de preacuteoccupations reacuteelles et pouvaient aller jusqursquoagrave encourager lrsquoatheacutetegravese ou la conjecture

Crsquoest le cas notamment des objections moralisantes opposeacutees au texte parfois suffisantes aux

yeux drsquoindividus comme Heacuteraclite ou Platon27 pour justifier une refonte radicale des fondements

culturels de lrsquoeacuteducation grecque passant drsquoabord par la censure des poegravemes homeacuteriques De plus

le zegravele avec lequel les eacuterudits alexandrins se sont consacreacutes agrave des questions semblables deacutemontre

combien la pratique des zecirctecircmata fucirct-elle drsquoabord attribuable aux philosophes et aux sophistes

constitue un aspect essentiel de lrsquohistoire de la philologie ancienne

24 Les problegravemes et solutions qui portent sur le texte drsquoHomegravere sont de loin les mieux repreacutesenteacutes dans les sources mais la zecirctecircsis nrsquoeacutetait pas une activiteacute confineacutee agrave la critique homeacuterique le meacutetricien Heacutephaiumlston (IIe siegravece apregraves J-C) aurait composeacute des livres de solutions aux textes dramatiques comiques et tragiques (cf Souda sv Ἡφαιστίων = η 659) Quelques zecirctecircmata sont conserveacutes dans les scholies aux tragiques

25 Cf Pfeiffer 1968 69 Un portrait geacuteneacuteral (mais erroneacute dans les deacutetails) du deacuteveloppement de la zeacuteteacutematique est donneacute par Apfel 1938

26 Lehrs (1882 197-221) suivi par Pfeiffer (1968 70) distingue fermement la philologie laquo seacuterieuse raquo des Alexandrins de la tradition philosophico-rheacutetorique et attribue agrave cette derniegravere seulement un inteacuterecirct authentique pour les zecirctecircmata Cette distinction est aujourdrsquohui fortement contesteacutee cf Turner 1968 110-1 Slater 1982 337 n8 et 1989 40-1

27 Cf Heacuteraclite B 42 DK Plat Resp 2377a-3403c

12

Il est vraisemblable que la forme du zecirctecircma soit le reacutesultat des attaques des nombreux

deacutetracteurs drsquoHomegravere qui eacutemergent agrave la fin de lrsquoeacutepoque archaiumlque avant de devenir ce

divertissement pour intellectuels qursquoil restera bien au-delagrave de lrsquoeacutepoque alexandrine Outre la

tradition philosophique geacuteneacuteralement hostile ou du moins meacutefiante envers les poegravetes28 la

critique pointilleuse parfois capricieuse des vers homeacuteriques est eacutegalement repreacutesenteacutee par les

sophistes et rheacuteteurs de la premiegravere geacuteneacuteration jusqursquoau IVe siegravecle avant J-C environ Elle trouve

une sorte drsquoachegravevement dans les eacutecrits poleacutemiques drsquoun certain Zoiumlle29 (le bien surnommeacute

laquo fouet drsquoHomegravere raquo Ὁμηρομάστιξ) auxquels le recueil des Questions homeacuteriques drsquoAristote eacutetait

vraisemblablement destineacute agrave reacutepondre Enfin les discussions prenant la forme de questions

homeacuteriques restegraverent populaires dans les cercles litteacuteraires amateurs jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque romaine

comme en teacutemoigne la litteacuterature sympotique de Plutarque et drsquoAtheacuteneacutee

Qursquoil soit eacutenonceacute de faccedilon reacuteellement reacuteprobatrice ou seulement agrave titre de deacutefi intellectuel ou

mecircme drsquoexercice rheacutetorique le zecirctecircma est reacuteveacutelateur de certains preacutesupposeacutes chez celui qui le

souligne ou qui srsquoemploie agrave le reacutesoudre Le trouble qui donne lieu agrave une remarque de cette nature

ne srsquoexplique en effet que si les attentes du lecteur quelles qursquoelles soient ont eacuteteacute deacuteccedilues Ce

sentiment est drsquoailleurs perceptible dans lrsquoexposeacute mecircme de nombreux zecirctecircmata qui commencent

de faccedilon quasi formulaire par les mots laquo pourquoihellip raquo (διὰ τίhellip) ou encore laquo on pourrait

srsquoeacutetonner de ce quehellip raquo (θαυμάσαι δrsquo ἄν τιςhellip) Il ne faut pas srsquoy meacuteprendre loin drsquoavoir la

signification favorable deacutesignant lrsquoexcitation et lrsquointeacuterecirct susciteacutes par le reacutecit qursquoil veacutehicule autre

part dans la litteacuterature critique le verbe θαυμάζειν traduit ici le fait drsquoecirctre deacutesagreacuteablement

surpris par un deacutetail particulier De plus cette surprise a lrsquoeffet de deacutetourner lrsquoattention du lecteur

du reacutecit lui-mecircme vers son mode de production lrsquoillusion fictionnelle srsquoeffondre devant ce qui

apparaicirct comme une erreur du poegravete Les solutions agrave ces problegravemes permettent quant agrave elles de

deacutecider dans quelle mesure les attentes du lecteur sont raisonnables ou doivent ecirctre reacuteeacutevalueacutees

Elles fournissent donc de faccedilon indirecte des indices sur les normes techniques acceptables

28 Du moins jusqursquoagrave lrsquoavegravenement des eacutecoles peacuteripateacuteticienne et stoiumlcienne qui avec les Neacuteo-platoniciens repreacutesentent un courant plutocirct indulgent sinon admiratif envers les poegravetes et leur enseignement

29 Les fragments de Zoiumlle sont rassembleacutes par Friedlaumlnder 1895

13

suivies par le poegravete ou encore sur les diverses approches interpreacutetatives agrave la disposition du

lecteur30

La pratique des zecirctecircmata a joui drsquoune remarquable populariteacute aupregraves de plusieurs philosophes

du Lyceacutee et montre que ceux-ci agrave deacutefaut de deacutevelopper tregraves avant le travail de theacuteorisation

formelle de lrsquoart poeacutetique qursquoavait initieacute leur maicirctre se sont largement adonneacutes aux eacutetudes

litteacuteraires au niveau micro-textuel Par ailleurs lrsquointeacutegration dans la Poeacutetique drsquoun chapitre

portant speacutecifiquement sur les problegravemes et solutions si elle est bien le fait drsquoAristote31 suggegravere

que ce dernier nrsquoestimait pas que ce volet empirique32 eacutetait eacutetranger agrave ses recherches theacuteoriques

sur la nature de lrsquoart poeacutetique Les jeux aporeacutematiques auxquels donne lieu lrsquoeacutetude des textes

poeacutetiques ne lui semblaient pas indignes des activiteacutes drsquoun philosophe puisque le zecirctecircma agrave

lrsquoinstar des eacuteclectiques Problegravemes transmis sous le nom drsquoAristote fournit une occasion

privileacutegieacutee de se mesurer agrave lrsquoaporie et plus geacuteneacuteralement agrave lrsquoinattendu laquo Celui qui est en

difficulteacute et qui srsquoeacutetonne (ὁ δ᾽ ἀπορῶν καὶ θαυμάζων) se juge ignorant crsquoest pourquoi celui qui

aime les mythes est drsquoune certaine faccedilon philosophe (ὁ φιλόμυθος φιλόσοφός πώς ἐστιν) car le

mythe se compose de choses eacutetonnantes raquo (Metaph Α982b17)

La litteacuterature zeacuteteacutematique constitue une grande part des donneacutees philologiques examineacutees dans

cette thegravese La raison en est drsquoune part qursquoune vaste proportion des commentaires drsquoAristote sur

lrsquoeacutepopeacutee est tireacutee de son recueil de Questions homeacuteriques (son traiteacute de poeacutetique accordant

relativement peu drsquoattention au genre eacutepique) et drsquoautre part que le travail des Alexandrins peut

lui-mecircme agrave certains eacutegards ecirctre consideacutereacute comme faisant partie de cette tradition Crsquoest

lrsquoopinion de W J Slater (1989 40)

[T]he extraordinary lust for Homeric athetesis cannot really be explained by a desire to cleanse the text of Homer since it was an exegetical operation not a textual one It is an instrument for the interpretation of Homeric problems in the tradition of the Λυτικοί the propounders and solvers of problems who begin with the sophists and end with Porphyry

30 Cf Heath 2009 252 laquo engaging with apparent faults provides a lesson in poetics raquo

31 Lrsquoauthenticiteacute du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique est peu contesteacutee aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute nieacutee cateacutegoriquement au XIXe siegravecle notamment par Susemihl (1891 I 164 n847)

32 Ce volet qui correspond agrave ce que jrsquoappelle la critique poeacutetique est partie inteacutegrante des preacuteoccupations drsquoAristote dans la Poeacutetique des remarques sur la rectitude ou la leacutegitimiteacute des eacuteloges et des blacircmes adresseacutes agrave tel poegravete sont disperseacutees tout au long du traiteacute (par ex 1453a24-6 1456a5-7)

14

Slater fait cependant erreur en distinguant trop strictement les activiteacutes exeacutegeacutetiques et

textuelles des Alexandrins srsquoil est vrai que lrsquoatheacutetegravese constitue un outil privileacutegieacute pour se

deacutebarrasser des encombrants zecirctecircmata ceci nrsquoest en rien incompatible avec la recherche de la

pureteacute originelle du texte homeacuterique agrave laquelle les Alexandrins percevaient preacuteciseacutement de tels

problegravemes comme une atteinte Un vers probleacutematique srsquoil ne peut ecirctre expliqueacute par quelque

solution plausible est ipso facto soupccedilonneacute drsquoinauthenticiteacute en cela les opeacuterations exeacutegeacutetiques et

textuelles sont indissociables

Porphyre que Slater place agrave la fin de la tradition zeacuteteacutematique est une source agrave laquelle il sera

reacuteguliegraverement fait reacutefeacuterence dans cette eacutetude Les restes conserveacutes de ses Questions homeacuteriques

sont extrecircmement preacutecieux en raison du caractegravere syncreacutetique des informations que contenaient

ces recueils Porphyre avait tregraves certainement agrave sa disposition les Questions homeacuteriques

drsquoAristote et possiblement celles drsquoHeacuteraclide du Pont en plus de divers teacutemoignages sur

Aristarque et sur drsquoautres grammairiens issus de tous les horizons Porphyre a aussi lrsquohabitude de

juxtaposer ces analyses heacuteteacuterogegravenes drsquoune maniegravere qui met particuliegraverement bien en lumiegravere les

contrastes entre les approches des diverses eacutecoles repreacutesenteacutees

(c) Scholies et autres sources drsquoAristarque

En ce qui concerne Aristarque la vaste majoriteacute des informations conserveacutees agrave son sujet se

trouve agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoimmense corpus de scholies en particulier agrave Homegravere dont une partie fut

constitueacutee agrave partir des commentaires et des traiteacutes alexandrins Une eacutetape cruciale dans lrsquohistoire

de la constitution de ce corpus est repreacutesenteacutee par ce que les savants33 ont pris lrsquohabitude

drsquoappeler le Viermaumlnnerkommentar ce commentaire anonyme baseacute sur les travaux

drsquoAristonicos Didyme Nicanor et Heacuterodien se trouve derriegravere une grande quantiteacute de scholies agrave

lrsquoIliade Or les quatre grammairiens tout juste nommeacutes srsquoeacutetaient reacutefeacutereacutes eux-mecircmes de faccedilon

reacutepeacuteteacutee aux opinions drsquoAristarque Cela est particuliegraverement vrai drsquoAristonicos dont lrsquoouvrage

Sur les signes critiques drsquoAristarque fut amplement utiliseacute par lrsquoauteur du Viermaumlnnerkommentar

Aussi le contenu des scholies qui signalent la preacutesence drsquoun signe critique aristarquien est

normalement attribueacute agrave cet ouvrage drsquoAristonicos et indirectement aux commentaires originaux

33 Cf Erbse 1960 Van der Valk 1963-64

15

drsquoAristarque Il arrive eacutegalement que le nom drsquoAristarque ou encore une peacuteriphrase eacutequivalente

(telle la formule οἱ περὶ Ἀρίσταρχον)34 apparaisse en toutes lettres suivi drsquoune opinion

ponctuelle du grammairien sur diverses questions choix de leccedilon rejet drsquoun vers commentaire

stylistique ou grammatical

Il reste que dans bien des cas un laquo fragment raquo drsquoAristarque se reacuteduit agrave un choix textuel voire agrave

la simple preacutesence drsquoun symbole en marge du texte commenteacute35 Le symbole dont il est fait le

plus souvent mention est la diplecirc (διπλῆ) laquelle marquait dans les eacuteditions aristarquiennes

drsquoHomegravere non seulement les passages par rapport auxquels Aristarque se trouvait en deacutesaccord

avec des interpregravetes ou eacutediteurs anteacuterieurs36 mais aussi divers eacuteleacutements dignes drsquointeacuterecirct Les vers

sur lesquels Aristarque srsquoopposait speacutecifiquement agrave Zeacutenodote eacutetaient marqueacutes de la diplecirc pointeacutee

(διπλῆ περιεστιγμένη) Lrsquoobelos signalait les atheacutetegraveses Ces divers symboles renvoyaient le

lecteur au commentaire seacutepareacute qui accompagnait originellement le texte

En utilisant ce mateacuteriel il faut tenir compte drsquoune caracteacuteristique essentielle du travail des

philologues alexandrins soit son orientation fortement poleacutemique de leur production nous

avons conserveacute un grand nombre de titres drsquoouvrages avec la forme πρόςhellip (τινατινας) ce qui

suggegravere qursquoil srsquoagissait drsquoœuvres principalement destineacutees agrave la reacutefutation ou du moins agrave la

correction de travaux preacuteceacutedents37 Cette caracteacuteristique doit toujours ecirctre conserveacutee agrave lrsquoesprit

lorsque lrsquoon tente drsquoidentifier la teneur preacutecise drsquoun commentaire scholiastique apparemment

isoleacute Dans la mesure du possible il est souhaitable de comparer ces commentaires aux opinions

entretenues par drsquoautres personnes qui se sont inteacuteresseacutees aux mecircmes passages De telles

comparaisons seront continuellement reacutealiseacutees au cours de cette eacutetude afin de mettre en eacutevidence

la speacutecificiteacute des interpreacutetations drsquoAristarque par rapport aux lectures concurrentes

En ce qui concerne les questions drsquoattribution du mateacuteriel scholiastique la populariteacute mecircme

drsquoAristarque consideacutereacute par les Anciens comme le grammairien par excellence est agrave double

tranchant Si elle a contribueacute agrave augmenter le nombre de commentaires aristarquiens venus jusqursquoagrave

34 Cette eacutequivalence a eacuteteacute montreacutee par Dubuisson 1977

35 Cf Montanari 1997

36 Pfeiffer 1968 218

37 Cf Slater 1989a

16

nous ce nombre mecircme devient toutefois objet de doute lorsque lrsquoon constate que des ideacutees

retraccedilables chez des individus anteacuterieurs sont parfois attribueacutees agrave Aristarque dont le nom ceacutelegravebre

eacuteclipsait ceux de personnages plus obscurs que les scholiaste ne jugeaient pas bon drsquoenregistrer38

Un exemple de ceci concerne le Peacuteripateacuteticien Chameacuteleacuteon

ἀπομηνίσαντος ὑφ ἕν ἡ δὲ ἀπό ἀντὶ τῆς ἐπί ὡς laquo Πριάμῳ ἐπεμήνιε δίῳ raquo ἢ παντελῶς μηνίσαντος Χαμαιλέων δὲ γράφει ἐπιμηνίσαντος

ἀπομηνίσαντος en un seul mot et ἀπὸ est au sens de ἐπί (contre) comme dans laquo en colegravere contre le divin Priam raquo (13460) Ou alors eacutequivalent agrave laquo absolument en colegravere raquo Mais Chameacuteleacuteon eacutecrit ἐπιμηνίσαντος (schol T Il 1962 ex ex + Did)

ἀπομηνίσας Ἀρίσταρχος ἐπιμηνίσας

ἀπομηνίσας Aristarque lteacutecritgt ἐπιμηνίσας (schol T Il 7230 Did)

Dans ce cas-ci le nom de Chameacuteleacuteon a eacuteteacute transmis de sorte qursquoil est difficile de dire si

Aristarque srsquoest directement inspireacute de lui ou si les scholiastes ont faussement attribueacute agrave

Aristarque une lecture de Chameacuteleacuteon39 Or agrave lrsquoinstar des travaux alexandrins un grand nombre

de fragments peacuteripateacuteticiens relatifs agrave la critique litteacuteraire se trouvent dans les scholies ougrave leur

survie fut mal assureacutee en raison mecircme de cette laquo compeacutetition raquo avec leurs illustres successeurs

Finalement les traces du travail drsquoAristarque se trouvent eacuteparpilleacutees un peu partout dans la

litteacuterature eacuterudite ancienne comme les scholies agrave Aristophane ou agrave Pindare les encyclopeacutedies

byzantines et les lexiques ainsi que chez divers auteurs piqueacutes de discussions grammaticales en

tecircte de liste desquels se trouve Atheacuteneacutee La fiabiliteacute relative de ces sources est variable comme

on peut srsquoen rendre compte agrave partir de lrsquoexemple qui suit

Une opinion reacutepandue veut que les grammairiens drsquoAlexandrie y compris Aristarque aient eacuteteacute

souvent influenceacutes par des consideacuterations morales dans la reacutealisation de leurs eacuteditions et

commentaires Cette opinion remonte au moins agrave Plutarque qui attribue notamment agrave la laquo peur raquo

drsquoAristarque son rejet des vers Il 9458-61 ougrave Pheacutenix raconte comment lrsquoideacutee lui a jadis traverseacute

lrsquoesprit de tuer son pegravere ὁ μὲν οὖν Ἀρίσταρχος ἐξεῖλε ταῦτα τὰ ἔπη φοβηθείς40 (Quomodo

38 Crsquoest eacutegalement le cas drsquoAristophane de Byzance agrave qui furent faussement attribueacutees un grand nombre drsquohypotheseis dramatiques (notamment les hypotheseis en vers)

39 Comme le croit Scorza 1934 5

40 Cette phrase qui se termine de faccedilon laquo strangely abrupt raquo (Hunter amp Russell 2011 151) contenait peut-ecirctre agrave lrsquoorigine une raison de la laquo peur raquo drsquoAristarque

17

adul 26f) Or les vers en question sont absents de nos manuscrits et ne sont connus que gracircce agrave

Plutarque qui les cite (en partie) agrave deux autres reprises dans son œuvre41 Il y a deacutebat agrave savoir si

ces vers sont authentiques et le cas eacutecheacuteant si Aristarque est bel et bien responsable de la

disparition de ces vers de la vulgate Agrave lrsquoinstar de Plutarque Van der Valk croit qursquoAristarque a

eacuteteacute effaroucheacute par le passage et lrsquoa par conseacutequent supprimeacute laquo Arist wanted the Homeric heroes

to behave in a decent manner and for this reason he sometimes altered the text raquo (1963-64 II

484)

La laquo peur raquo drsquoAristarque est eacutevidemment lrsquoexplication personnelle par Plutarque de lrsquoabsence

des vers 458-61 dans la tradition manuscrite de lrsquoIliade Pourtant il est bien connu qursquoAristarque

nrsquoavait pas lrsquohabitude de supprimer les vers qursquoil soupccedilonnait drsquoecirctre interpoleacutes mais qursquoil se

contentait de les signaler par lrsquoobelos42 (crsquoest lagrave le sens de lrsquoopeacuteration textuelle appeleacutee atheacutetegravese)

Par conseacutequent il pourrait difficilement ecirctre responsable de lrsquoabsence de ces vers dans la

tradition manuscrite De plus agrave supposer qursquoil ait bel et bien atheacutetiseacute ces vers dans son eacutedition

drsquoautres types de preuves pourraient expliquer cette deacutecision eacuteditoriale

1) Les preuves internes les homeacuteristes modernes font reacuteguliegraverement remarquer que la poeacutesie

homeacuterique eacutevite habituellement les reacutefeacuterences aux meurtres intra-familiaux ce en quoi elle se

distingue des poegravemes dits cycliques43 Le rejet de ces vers pourrait donc reacutesulter de lrsquoapplication

par Aristarque de son principe exeacutegeacutetique consistant agrave rendre Homegravere fidegravele agrave lui-mecircme principe

dont il sera souvent question dans cette eacutetude

2) Les preuves externes lrsquoexamen de la tradition papyrologique drsquoHomegravere deacutemontre que ces

vers constituent une interpolation (quoique relativement preacutecoce) et qursquoils eacutetaient absents de la

plupart des manuscrits utiliseacutes par Aristarque44 Par conseacutequent celui-ci nrsquoa probablement mecircme

pas eu agrave atheacutetiser ces vers mais ils les aura simplement ignoreacutes dans son eacutedition de lrsquoIliade se

fondant en cela sur des documents fiables

Tout cela tend agrave suggeacuterer que ce teacutemoignage de Plutarque ne peut pas ecirctre utiliseacute en toute

confiance Crsquoest drsquoailleurs le cas de nombreux autres teacutemoignages ougrave il est question drsquoAristarque

41 Mor 72b Vit Coriol 32

42 Cf (inter alios) Nagy 2000

43 Cf Griffin 1977

18

une figure dont la ceacuteleacutebriteacute attirait sur son nom une panoplie drsquoalleacutegations bonnes ou mauvaises

vraies ou fausses

Section (iv) Preacutecisions meacutethodologiques

Lrsquoordre drsquoexposition suivi dans cette thegravese reflegravetera celui des recherches qui en ont preacuteceacutedeacute la

reacutedaction dans un premier temps il mrsquoa sembleacute neacutecessaire de montrer lrsquooriginaliteacute de la position

drsquoAristote et de ses disciples par rapport agrave leurs preacutedeacutecesseurs et leurs contemporains sans quoi

la preacutesence drsquoideacutees semblables chez Aristarque ne serait pas significative dans un deuxiegraveme

temps je me suis employeacutee agrave mettre en lumiegravere le partage de ces ideacutees par Aristarque en mecircme

temps que la rareteacute relative de ces ideacutees dans le reste de la theacuteorie litteacuteraire helleacutenistique ndash sans

quoi encore une fois toute ressemblance risquerait drsquoecirctre accidentelle

Des comparaisons ponctuelles entre Aristarque et le Peacuteripatos seront parfois reacutealiseacutees agrave

lrsquooccasion de lrsquoexamen de questions philologiques preacutecises Toutefois dans son ensemble cette

thegravese offre des traitements seacutepareacutes des approches peacuteripateacuteticienne et aristarquienne afin de

permettre des analyses en profondeur des principes geacuteneacuteraux qui caracteacuterisent lrsquoune et lrsquoautre de

ces approches Je me dois de preacuteciser que mon but nrsquoest pas tant de deacutemontrer la valeur objective

de la theacuteorie drsquoAristote et de la pratique drsquoAristarque que de pointer vers leur parenteacute

intellectuelle On verra agrave lrsquooccasion que ces derniers offrent parfois des jugements sur certains

deacutetails qui sont inacceptables aux yeux des philologues modernes mais dont lrsquointeacuterecirct repose sur

les indices qursquoils nous donnent sur les conceptions litteacuteraires sous-jacentes

Le principal obstacle agrave une comparaison efficace entre Peacuteripateacuteticiens et Alexandrins ne tient

pas comme on le preacutetend parfois agrave ce que les premiers appartiennent agrave la tradition de la

laquo sublime raquo philosophie tandis que les seconds eacutevoluent dans le regravegne sublunaire de la philologie

et de la grammaire Cette distinction entre les disciplines dans lesquelles lrsquohistoire moderne

classe ces penseurs srsquoavegravere finalement assez peu pertinente du moment que lrsquoon reconnaicirct que

les Peacuteripateacuteticiens dans le cadre de leurs eacutetudes fort diversifieacutees ont bel et bien pratiqueacute une

44 Apthorp 1998

19

forme de philologie et que les Alexandrins Aristarque au premier chef possegravedent une forme de

philosophie de la litteacuterature suffisamment coheacuterente pour qursquoon puisse en discerner les formes

La veacuteritable difficulteacute consiste plutocirct agrave comparer des travaux qui la plupart du temps ont

toute la geacuteneacuteraliteacute de la theacuteorie avec des bribes de commentaires ponctuels qui srsquoils deacutependent

drsquoune theacuteorie en sont neacuteanmoins des applications pratiques En effet le traiteacute de Poeacutetique

drsquoAristote est un objet tout agrave fait atypique dans lrsquohistoire de la critique ancienne laquelle eacutetait

beaucoup plus souvent pratique que theacuteorique45

De plus mecircme dans les cas ougrave lrsquoon possegravede des donneacutees preacutecises sur lrsquoanalyse particuliegravere

faite par Aristote ou par un autre de tel passage une autre diffeacuterence essentielle divise les deux

eacutecoles En effet une vaste proportion des commentaires conserveacutes qui deacuterivent drsquoAristarque

consiste agrave signaler le fait que ce dernier proposait lrsquoatheacutetegravese drsquoun vers ou encore rejetait la

proposition drsquoatheacutetegravese drsquoun preacutedeacutecesseur Lrsquoatheacutetegravese repreacutesente un acte fondamental du travail

eacuteditorial des Alexandrins dont lrsquoobjectif ultime eacutetait de recouvrer le texte homeacuterique originel

(Ur-Homer) se trouvant derriegravere les accreacutetions dues agrave des interventions rhapsodiques voire

grammaticales46 Cette pratique eacutetant plus ou moins reacuteserveacutee agrave lrsquoactiviteacute philologique au sens

strict on nrsquoen trouve pas drsquoexemples chez Aristote qui nrsquoa probablement jamais reacutealiseacute une

eacutedition drsquoHomegravere47 Aussi lagrave ougrave Aristarque peut faire usage de cet outil puissant par exemple

lorsqursquoil se trouve devant un vers dont la preacutesence est simplement injustifiable48 Aristote parce

que sa lecture nrsquoest pas orienteacutee vers la discrimination entre le texte authentique et les

interpolations se voit plutocirct dans la neacutecessiteacute drsquoimaginer une solution dont la complexiteacute est

drsquoautant plus importante que le vers a plus de chances drsquoecirctre inauthentique Aussi sur nombre de

problegravemes individuels les reacuteponses donneacutees par les deux hommes diffegraverent forceacutement puisque

45 Cf Russell 1981 9 Montanari (1993 263 n62) note que lrsquoabsence de citations de la Poeacutetique drsquoAristote dans les scholies ne prouve rien du tout le format des scholies explique naturellement cette absence et le traiteacute sans ecirctre citeacute directement fournit neacuteanmoins des laquo instruments de penseacutee et des positions theacuteoriques raquo

46 Voir par ex schol A Il 20269-72a Ariston ougrave Aristarque accuse un individu (vraisemblablement un grammairien eacutetant donneacute ses motifs) drsquoavoir inseacutereacute des vers uniquement dans le but de creacuteer un zecirctecircma

47 Il srsquoagit lagrave drsquoune question deacutebattue (cf Pfeiffer 1968 72) mais dont la reacutesolution a peu drsquoimpact sur cette eacutetude

48 Ces vers sont nombreux comme lrsquoa montreacute Bolling 1925

20

Aristarque se preacutevaut de la possibiliteacute de rejeter un texte qursquoAristote par hypothegravese ne se permet

pas de remettre en question49

Pourtant cette diffeacuterence de meacutethode devient moins importante lorsque lrsquoon considegravere la

contribution des Peacuteripateacuteticiens apregraves Aristote Praxiphane de Mytilegravene reacuteguliegraverement associeacute au

deacuteveloppement de la grammatikecirc dans les sources anciennes50 est lrsquoauteur drsquoau moins une

atheacutetegravese celle du proegraveme du poegraveme heacutesiodique Les Travaux et les jours une atheacutetegravese approuveacutee

par Aristarque (cf infra p 300sqq) Hieacuteronymos qui a pu subir lrsquoinfluence de Praxiphane agrave

Rhodes srsquoest vraisemblablement inteacuteresseacute au problegraveme de lrsquoauthenticiteacute du Bouclier attribueacute agrave

Heacutesiode 51 agrave lrsquoinstar drsquoailleurs des bibliotheacutecaires alexandrins Apollonios de Rhodes et

Aristophane de Byzance52 On conserve eacutegalement les traces drsquoune interrogation de Chameacuteleacuteon

sur lrsquoattribution et la forme exactes drsquoun vers lyrique53 La preacuteoccupation envers lrsquoauthenticiteacute

des œuvres attacheacutees aux noms de grands poegravetes est non seulement neacutecessaires aux activiteacutes de

classement et de constitution de corpora canoniques typiques des Alexandrins mais elle est

eacutegalement indissociable de leurs abondantes recherches sur les bioi des poegravetes pour les

grammairiens anciens la bibliographie drsquoun auteur est partie inteacutegrante de sa biographie

Enfin une derniegravere difficulteacute reacuteside dans le vocabulaire technique de la critique litteacuteraire

ancienne qui preacutesente assez peu drsquouniformiteacute et de coheacuterence Il est donc risqueacute de se fonder sur

des recherches eacutetroitement lexicales pour tirer des conclusions Par exemple srsquoil est vrai que des

termes communs utiliseacutes par Aristote dans son analyse de la trageacutedie (tels pathos ecircthos ou

oikonomia) se retrouvent abondamment dans les scholies aux tragiques en revanche les termes

plus speacutecifiquement aristoteacuteliciens (mythos catharsis hamartia) nrsquoy paraissent pas du moins pas

avec le sens technique que leur donne Aristote54 bien que les scholiastes fassent parfois allusion

agrave des notions semblables agrave lrsquoaide de tournures peacuteriphrastiques De plus la plus grande partie du

49 Crsquoest le cas par exemple des vers Il 20269-72 rejeteacutes par Aristarque et laquo solutionneacutes raquo par Aristote en Poet 251461a31-34 Sur le conservatisme textuel des premiers critiques drsquoHomegravere voir Cassio 2002

50 Cf fr 8 9 10 Wehrli

51 Cf Martano 2004

52 Cf Hyp A [Hes] Scut (ed Martano 2002)

53 Cf fr 29a-b-c Wehrli Le mecircme problegraveme a eacuteteacute eacutetudieacute par Eacuteratosthegravene qui srsquoest peut-ecirctre reacutefeacutereacute au Περὶ Στησιχόρου de Chameacuteleacuteon cf schol vet Ar Nub 967b et Arrighetti 1968 89

54 Cf Easterling 2006 25

21

vocabulaire critique appartient tout aussi bien au vocabulaire quotidien du grec ndash qursquoon pense agrave

des termes comme πιθανός καλός ἴδιον etc Ce caractegravere non technique de la terminologie

critique vient encore compromettre la validiteacute drsquoune meacutethode centreacutee sur la comparaison lexicale

Dans ce domaine il est donc neacutecessaire de faire des enquecirctes sur le contenu plutocirct que sur la

forme de ces termes55 on verra souvent comment Aristarque sur diverses questions partage

lrsquoesprit peacuteripateacuteticien sans toutefois faire usage du lexique correspondant

Eacutetant donneacutees ces contraintes le mode de deacutemonstration utiliseacute dans cette eacutetude repose en

grande part sur des contrastes suggestifs qui montrent que les membres du Peacuteripatos drsquoune part

et Aristarque drsquoautre part approchent le discours poeacutetique drsquoune faccedilon qui srsquooppose agrave la

reacuteception traditionnelle des poegravetes ou encore agrave des eacutecoles de lecture diffeacuterentes Ces

comparaisons seront reacutealiseacutees en ayant eacutegard agrave deux aspects fondamentaux de la critique litteacuteraire

ancienne le type drsquointerpreacutetation commandeacutee par le discours poeacutetique (Partie I) et la distinction

des diverses voix qui srsquoy font entendre (Partie II) La premiegravere partie sera consacreacutee agrave identifier

preacuteciseacutement la position du Peacuteripatos et drsquoAristarque par rapport agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique et agrave

drsquoautres types de lectures insuffisamment adapteacutees agrave la nature particuliegravere du produit de lrsquoart

poeacutetique ces deacuteveloppements ont comme preacutemisse lrsquoideacutee que le choix drsquoune meacutethode

exeacutegeacutetique est indissociable drsquoune theacuteorie poeacutetique sous-jacente56 Dans la seconde partie le

point de contraste sera plutocirct repreacutesenteacute par la tendance reacutepandue chez les lecteurs anciens agrave

consideacuterer la poeacutesie comme un discours univoque dans lequel le poegravete est en quelque sorte

omnipreacutesent et fait constamment entendre sa propre voix Les deux parties de cette thegravese sont

donc ultimement destineacutees agrave montrer que la speacutecificiteacute du discours poeacutetique qursquoil doit agrave sa nature

mimeacutetique et agrave sa polyphonie57 nrsquoa eacuteteacute veacuteritablement reconnue que dans lrsquoeacutecole drsquoAristote et

chez Aristarque

55 Cf Schironi 2009 280-1

56 Cf Montanari 1987 17

57 Jrsquoemprunte ce concept agrave M Bakhtine qui y voit le trait essentiel de la poeacutetique dostoiumlevskienne (Bakhtine 1970)

22

Section (v) Eacuteditions et traductions utiliseacutees

Malgreacute lrsquointeacuterecirct grandissant pour la theacuteorie litteacuteraire ancienne dans la recherche contemporaine

et lrsquoapparition progressive de nouvelles eacuteditions des nombreux corpora scholiastiques une

grande partie du mateacuteriel de base essentiel au type drsquoeacutetude preacutesenteacutee dans cette thegravese manque

encore agrave lrsquoappel ou nrsquoest disponible que dans des eacuteditions deacuteficientes Fort heureusement la

source principale drsquoAristarque soit le groupe de scholies A deacuterivant en vaste majoriteacute du

manuscrit de Venise de lrsquoIliade est aiseacutement accessible dans lrsquoeacutedition monumentale de H Erbse

en sept volumes (1969-88)

Quant aux scholies agrave lrsquoIliade qui pour une raison ou une autre ont eacuteteacute exclues par Erbse de sa

collection58 je les ai consulteacutees dans les eacuteditions suivantes Nicole (Les Scolies genevoises de

lrsquoIliade 1891) Van Thiel (Scholia D in Iliadem 2000) MacPhail (Porphyryrsquos Homeric

Questions on the Iliad 2010) Schrader (Porphyrii Quaestionum Homericarum ad Odysseam

pertinentium reliquias 1890) Pour les scholies agrave lrsquoOdysseacutee jrsquoai ducirc me contenter de la vieille

eacutedition de Dindorf (Scholia Graeca in Homeri Odysseam 1855) sauf pour les deux premiers

chants dont les scholies ont eacuteteacute reacutecemmement reacuteeacutediteacutees par Pontani (Scholia Graeca in Odysseam

1 Scholia ad libros a-b 2007)

Au moment de terminer cette thegravese de nouvelles eacuteditions des fragments de Chameacuteleacuteon

Praxiphane et Aristoxegravene venaient tout juste drsquoobtenir lrsquoimprimatur Ces philosophes sont donc

ici citeacutes drsquoapregraves la numeacuterotation et le texte de Wehrli Pour les autres membres du Peacuteripatos

jrsquoutilise les eacuteditions reacutecentes de Fortenbaugh et al qui srsquoaccompagnent de traductions et de

commentaires (voir bibliographie pour les deacutetails) Les fragments drsquoAristote sont citeacutes drsquoapregraves la

numeacuterotation de lrsquoeacutedition de V Rose (1886) pour laquelle jrsquoai volontairement opteacute au lieu de

lrsquoeacutedition plus reacutecente de O Gigon (1987)

Les textes citeacutes dans cette thegravese sont toujours accompagneacutes drsquoune traduction Dans la mesure

du possible jrsquoai utiliseacute des traductions franccedilaises existantes qui ont eacuteteacute modifieacutees agrave lrsquooccasion

(ce que le cas eacutecheacuteant je signale ad loc) Lorsqursquoil srsquoagit de textes connus la traduction apparaicirct

parfois seule sans ecirctre preacuteceacutedeacutee du texte grec ou latin original afin drsquoeacuteviter drsquoalourdir les

58 Pour les deacutetails sur les critegraveres de seacutelection de Erbse voir Dickey 2007 21

23

citations Toutefois pour un tregraves grand nombre de textes utiliseacutes dans cette thegravese (scholies

commentaires drsquoEustathe et de Porphyre) il nrsquoexiste pas de traduction disponible en franccedilais ni

mecircme dans bien des cas en quelque langue moderne que ce soit59 Aussi sauf autrement preacuteciseacute

toutes les traductions de scholies et drsquoautres commentaires anciens preacutesentes dans cette eacutetude sont

les miennes Dans le cas drsquoautres types de textes lorsque je fournis une traduction personnelle

cela est signaleacute par les mots laquo je traduis raquo

Pour les autres auteurs les traductions suivantes sont citeacutees dans cette thegravese

Arist Poeacutetique Dupont-Roc amp Lallot Meacutetaphysique Duminil amp Jaulin Rheacutetorique

Chiron Politique Pellegrin

Deacutemeacutetrios Du Style Chiron

Heacuteraclite Alleacutegories drsquoHomegravere Buffiegravere

Heacutesiode Les Travaux et les Jours Backegraves

Homegravere Mazon pour lrsquoIliade Beacuterard pour lrsquoOdysseacutee (Ces traductions sont parfois fortement

modifieacutees notamment lorsque des vers homeacuteriques sont citeacutes dans les scholies afin que le sens

des commentaires du scholiaste soit clair)

[Longin] Du Sublime Pigeaud

Platon traductions reacutecentes parues chez Flammarion dirigeacutees par L Brisson (traducteurs

divers)

Plutarque Comment lire les poegravetes Philippon

59 Lrsquoideacutee de reacutealiser des traductions du mateacuteriel scholiastique semble tout juste avoir effleureacute lrsquoesprit des philologues contemporains Agrave lrsquoheure qursquoil est il existe agrave ma connaissance deux projets de ce type en cours 1) une traduction des scholies (anciennes et byzantines) agrave la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode preacutepareacutee par G Most et 2) une traduction des scholies anciennes agrave Pindare preacutepareacutee par une eacutequipe de recherche agrave lrsquoUniversiteacute de Franche-Comteacute (S David C Daude E Geny et C Muckensturm-Poulle) Les derniegraveres anneacutees ont vu la publication de deux traductions partielles de corpora de scholies chez les Belles Lettres Scholies agrave Apollonios de Rhodes par G Lachenaud (2010) et Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos drsquoAristophane par M Chantry (2009) Rutherford 1896 fournit une traduction (tregraves) partielle des scholies agrave Aristophane

Partie I Comment lire les poegravetes

Le titre de cette premiegravere partie srsquoinspire de celui drsquoun traiteacute de Plutarque dans lequel ce

dernier preacutesente une typologie tripartite du lectorat de la poeacutesie

En lisant les poegravemes lrsquoun butine lrsquohistoire (τὴν ἱστορίαν) lrsquoautre srsquoattache agrave la beauteacute des mots et agrave leur arrangement (τῷ κάλλει καὶ τῇ κατασκευῇ τῶν ὀνομάτων) [hellip] les autres srsquoappliquent aux passages agrave porteacutee morale (τῶν πρὸς τὸ ἦθος εἰρημένων) pour en tirer profit [hellip] Il serait eacutetrange de voir lrsquoamateur drsquohistoires (τὸν μὲν φιλόμυθον) ne laisser passer aucune forme de reacutecit originale et extraordinaire (τὰ καινῶς ἱστορούμενα καὶ περιττῶς) lrsquoamateur de beau langage (τὸν φιλόλογον) ne rien laisser eacutechapper de ce qui est exprimeacute dans une langue pure et conforme aux regravegles de lrsquoart (τὰ καθαρῶς πεφρασμένα καὶ ῥητορικῶς) tandis que lrsquoamateur de grandeur morale et de belle conduite (τὸν δὲ φιλότιμον καὶ φιλόκαλον) celui qui srsquoapplique agrave lire des poegravemes non pour se divertir mais pour y trouver des leccedilons nrsquoeacutecouterait que distraitement et neacutegligemment les exhortations au courage agrave la sagesse agrave la justice qursquoils font entendre (Plut Quomodo adul 30c-e trad Philippon modifieacutee)

Plutarque qui se range reacutesolument au nombre de ceux qui recherchent dans la poeacutesie la beauteacute

morale distingue de son propre groupe celui du philomythos et celui du philologos lesquels

srsquointeacuteressent respectivement au reacutecit et agrave la langue des poegravemes Comme on le verra au fil des

quatre premiers chapitres la distinction de Plutarque srsquoavegravere remarquablement apte agrave couvrir les

diverses approches anciennes de la poeacutesie lrsquoapproche narrative du philomythos60 lrsquoapproche

rheacutetorique du philologos et lrsquoapproche alleacutegorico-morale du philokalos

Dans un ouvrage reacutecent61 P Struck a drsquoailleurs insisteacute sur la rupture fondamentale existant

entre les attitudes respectives de la longue tradition grecque drsquointerpreacutetation alleacutegorique drsquoune

part et de la tradition rheacutetorique drsquoautre part Drsquoapregraves Struck lrsquoapproche rheacutetorique de la poeacutesie

dont Aristote et Aristarque constituent des figures de proue se caracteacuterise par la mise en place de

la clarteacute comme vertu suprecircme du discours par opposition agrave la tradition alleacutegorique qui valorise

une forme drsquoobscuriteacute de lrsquoexpression jugeacutee neacutecessaire pour veacutehiculer certaines veacuteriteacutes

60 Eacutetant donneacute que Plutarque attribue au philomythos un inteacuterecirct pour la nouveauteacute et lrsquoeacutetrange (cf τὰ καινῶς ἱστορούμενα καὶ περιττῶς) il semble qursquoil faille comprendre le terme historia non pas au sens de faits historiques mais bien de reacutecit

61 Struck 2004 partic chap 1 lrsquoideacutee geacuteneacuterale avait deacutejagrave eacuteteacute esquisseacutee dans Struck 1995

25

Bien que le mot rheacutetorique ne me paraisse pas mauvais pour reacutesumer les caracteacuteristiques de

lrsquoapproche peacuteripateacutetico-alexandrine ndash jrsquoemploierai drsquoailleurs agrave lrsquooccasion ce terme au cours de la

preacutesente eacutetude ndash lrsquoimportance que Struck donne agrave la notion de clarteacute dans ce systegraveme

drsquointerpreacutetation me semble excessive Certes lrsquoeacutetude de la critique litteacuteraire ancienne intimement

mecircleacutee comme elle lrsquoest aux diverses branches de la grammatikecirc est indissociable de lrsquoeacutetude de la

rheacutetorique ancienne car les deux domaines empruntent lrsquoun agrave lrsquoautre leurs cateacutegories drsquoanalyse

sans qursquoil soit mecircme possible de deacuteterminer exactement lequel a historiquement preacuteceacutedeacute lrsquoautre62

Mais il nrsquoen reste pas moins vrai qursquoAristote et ses successeurs ont accordeacute agrave la sphegravere du

poeacutetique un statut particulier qui engendre ses exigences propres parmi lesquelles la clarteacute nrsquoa

pas la position toute-puissante que lui reconnaicirct Struck Srsquoil fallait placer Aristote quelque part

dans le scheacutema plutarquien nul doute que ce serait dans la cateacutegorie des philomythoi et non dans

celui des philologoi

Lrsquoobjectif de cette premiegravere partie sera de mettre en lumiegravere cette speacutecificiteacute de lrsquoapproche de

la poeacutesie que lrsquoon retrouve agrave la fois dans le Peacuteripatos et chez Aristarque une approche

proprement poeacutetique srsquoopposant non seulement agrave la tradition alleacutegorique mais aussi agrave une autre

forme de survalorisation du contenu du discours que je deacutesignerai par le terme laquo litteacuteralisme raquo

62 Sur les ressemblances et les diffeacuterences entre ces deux domaines de recherche anciens voir Classen 1995

Chapitre 1 Lrsquoalternative exeacutegeacutetique preacute-aristoteacutelicienne

Les raisons qui ont rendu ceacutelegravebre le traiteacute de Poeacutetique drsquoAristote sont nombreuses mais on

doit certainement compter parmi les plus importantes drsquoentre elles lrsquoaptitude exceptionnelle du

philosophe agrave adopter une posture exeacutegeacutetique qui eacutevite agrave la fois le litteacuteralisme et lrsquoalleacutegorie ces

Charybde et Scylla de la critique ancienne Cet eacutetat de fait rarement porteacute explicitement au creacutedit

drsquoAristote est pourtant tout sauf banal si lrsquoon considegravere que la quasi-totaliteacute des critiques connus

avant lui sont tombeacutes dans lrsquoun ou lrsquoautre de ces excegraves interpreacutetatifs comme il apparaicirctra agrave lrsquoissue

du bref tour drsquohorizon offert par ce chapitre

Section (i) Lrsquoalleacutegorie et les deacutebuts de la critique litteacuteraire

Les interpreacutetations alleacutegoriques anciennes ont parfois de quoi susciter la perplexiteacute et mecircme

lrsquoexaspeacuteration Cela est ducirc non seulement au caractegravere fantaisiste de nombre drsquointerpreacutetations

particuliegraveres mais aussi agrave la deacutemarche elle-mecircme dont la neacutecessiteacute paraicirct souvent nulle agrave des

yeux modernes habitueacutes agrave lrsquoexistence drsquoune cateacutegorie litteacuteraire autonome qui ne doit rien aux

autres types de discours Il faut pourtant reconnaicirctre que lrsquointerpreacutetation alleacutegorique a eu la part

large chez les critiques anciens et que les recherches reacutecentes ont deacutefinitivement eacutecarteacute la

possibiliteacute de la releacuteguer agrave un courant secondaire en marge de la longue histoire ancienne de la

lecture aboutissant agrave la philologie eacuteclaireacutee des Alexandrins63

De plus malgreacute tout son eacuteloignement de ce qui nous semble ecirctre une lecture spontaneacutee et

obvie lrsquointerpreacutetation alleacutegorique est chronologiquement la premiegravere position exeacutegeacutetique

repreacutesenteacutee dans la critique litteacuteraire grecque en la personne de Pheacutereacutecyde de Syros (fl c 544

avant J-C) suivi peu apregraves par Theacuteagegravene de Rheacutegion (fl c 525 avant J-C) Dans le cas de

63 Struck (2004 17-8) fait remarquer agrave juste titre lrsquoabondance de traiteacutes alleacutegoriques issus de lrsquoAntiquiteacute et la place importante des commentaires alleacutegoriques dans les scholies anciennes Du banal point de vue de la proportion des textes conserveacutes le courant alleacutegorique est approximativement aussi bien repreacutesenteacute dans les sources de la critique litteacuteraire ancienne que le courant laquo conventionnel raquo celui de la tradition rheacutetorico-philologique Cf Lamberton 2002 186 laquo like it or not those readings were everywhere raquo

27

Pheacutereacutecyde on a conserveacute ses interpreacutetations de deux vers homeacuteriques particuliers (cf B 5 DK)

Dans celui de Theacuteagegravene crsquoest le principe geacuteneacuteral de son exeacutegegravese qui a eacuteteacute rapporteacute (voir infra)

De plus mecircme si lrsquoon souhaite contester la creacutedibiliteacute des teacutemoignages portant sur ces deux

figures obscures lrsquoantiquiteacute relative de la meacutethode alleacutegorique est malgreacute tout confirmeacutee par le

fait que le plus ancien texte exeacutegeacutetique grec conserveacute ndash un commentaire agrave un poegraveme

cosmogonique orphique conserveacute sur le papyrus de Derveni et datant approximativement de 400

avant J-C64 ndash consiste preacuteciseacutement en un morceau drsquointerpreacutetation alleacutegorique

Theacuteagegravene de Rheacutegion est lrsquoobjet de teacutemoignages fort diffeacuterents ougrave lui est accordeacute lrsquohonneur

drsquoecirctre lrsquoinitiateur agrave la fois de la meacutethode alleacutegorique65 et de la discipline grammaticale (voire de

la critique textuelle66) Cette combinaison drsquointeacuterecircts ne doit pas surprendre pratiquement tous les

eacuterudits anciens que lrsquoon peut associer au courant alleacutegorique ont tout aussi bien utiliseacute des

meacutethodes de lecture sobrement philologiques et relevant de la critique litteacuteraire telle qursquoon la

connaicirct67 Par opposition certains critiques agrave commencer par Aristote se rattachent au courant

de la meacutethode philologique traditionnelle et font totalement lrsquoeacuteconomie de lrsquoalleacutegoregravese Il

deviendra clair agrave lrsquoissue des trois premiers chapitres de cette eacutetude que cette abstention mecircme est

significative et teacutemoigne de la reconnaissance par ces critiques drsquoune cateacutegorie indeacutependante

celle du laquo poeacutetique raquo

64 Les deacutebats se poursuivent autour de cette question mais les datations reacutecentes sont geacuteneacuteralement plutocirct hautes voir Ford 2002 73 (avec bibliographie) En ce qui concerne lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur Janko 1997 propose quelques noms plausibles voir la revue de litteacuterature dans lrsquointroduction de Kouremenos Paraacutessoglou amp Tsantsanoglou 2006 (qui ne proposent pas de solution deacutefinitive)

65 Voir toutefois Tate 1927 qui a le premier souligneacute la nature alleacutegorique drsquoune interpreacutetation homeacuterique attribueacutee agrave Pheacutereacutecyde de Syros (fr B 5 D-K) lequel preacutecegravede Theacuteagegravene de quelques deacutecennies

66 Cf schol A Il 1381 Sur la base de cette unique variante textuelle attribueacutee agrave Theacuteagegravene Cantarella (1967 22-23) conclut preacutecipitamment que celui-ci avait reacutealiseacute une eacutedition complegravete de lrsquoIliade anticipant de beaucoup les eacuteditions homeacuteriques κατrsquo ἄνδρα

67 Cf Struck 2004 18

28

(a) Origines de lrsquoalleacutegoregravese

La creacutedibiliteacute du texte qui attribue la paterniteacute de la meacutethode alleacutegorique agrave Theacuteagegravene est peu

contesteacutee68 Le teacutemoignage en question qui se trouve chez Porphyre survient agrave lrsquooccasion drsquoun

commentaire sur lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie dans lrsquoIliade (chants 21-22)

τοῦ ἀσυμφόρου μὲν ὁ περὶ θεῶν ἔχεται καθόλου λόγος ὁμοίως δὲ καὶ τοῦ ἀπρεποῦςmiddot οὐ γὰρ πρέποντας τοὺς ὑπὲρ τῶν θεῶν μύθους φησίν

πρὸς δὲ τὴν τοιαύτην κατηγορίαν οἱ μὲν ἀπὸ τῆς λέξεως ἐπιλύουσιν ἀλληγορίᾳ πάντα εἰρῆσθαι νομίζοντες ὑπὲρ τῆς τῶν στοιχείων φύσεως οἷον ἐν ταῖς ἐναντιώσεσι τῶν θεῶν καὶ γάρ φασι τὸ ξηρὸν τῷ ὑγρῷ καὶ τὸ θερμὸν τῷ ψυχρῷ μάχεσθαι καὶ τὸ κοῦφον τῷ βαρεῖ ἔτι δὲ τὸ μὲν ὕδωρ σβεστικὸν εἶναι τοῦ πυρός τὸ δὲ πῦρ ξηραντικὸν τοῦ ὕδατος ὁμοίως δὲ καὶ πᾶσι στοιχείοις ἐξ ὧν τὸ πᾶν συνέστηκεν ὑπάρχει ἡ ἐναντίωσις καὶ κατὰ μέρος μὲν ἐπιδέχεσθαι φθορὰν ἅπαξ τὰ πάντα δὲ μένειν αἰωνίως [hellip] οὗτος μὲν οὖν τρόπος ἀπολογίας ἀρχαῖος ὢν πάνυ καὶ ἀπὸ Θεαγένους τοῦ Ῥηγίνου ὃς πρῶτος ἔγραψε περὶ Ὁμήρου τοιοῦτός ἐστιν ἀπὸ τῆς λέξεως

Son69 exposeacute agrave propos des dieux lthomeacuteriquesgt srsquoattaque geacuteneacuteralement agrave ce qui est nuisible tout comme agrave ce qui est impropre en effet ltlrsquoaccusateurgt affirme que ses reacutecits sur les dieux ne sont pas approprieacutes

Face agrave une telle accusation certains lrsquoinnocentent sur la base de lrsquoexpression estimant que tout a eacuteteacute dit par alleacutegorie et porte sur la nature des eacuteleacutements par exemple lors des confrontations entre les dieux En effet disent-ils le sec combat lrsquohumide le chaud le froid et le leacuteger le lourd de plus lrsquoeau eacuteteint le feu et le feu assegraveche lrsquoair De mecircme pour tous les eacuteleacutements dont le monde est composeacute il existe un contraire et srsquoils sont susceptibles individuellement de se corrompre tout agrave fait leur totaliteacute pourtant subsiste eacuteternellement [Srsquoensuivent plusieurs exemples de correspondances entre les dieux de la mythologie et diverses reacutealiteacutes naturelles ou

68 Wehrli (1928 89-91) et Schrader (1880-82 384) attribuent le contenu de ce texte agrave une source stoiumlcienne cf les arguments contraires de Peacutepin (1958 99 n16) et Lamberton (2002 188) Pfeiffer (1968 10) admet agrave la fois lrsquoorigine archaiumlque de la meacutethode alleacutegorique et lrsquoexistence drsquoune source intermeacutediaire stoiumlcienne dans le teacutemoignage de Porphyre

69 Ma traduction de la premiegravere phrase de ce texte srsquoeacutecarte largement de toutes les traductions que jrsquoai consulteacutees lesquelles supposent que le mot λόγος deacutesigne la description homeacuterique des dieux et que le verbe φησίν a pour sujet Homegravere (ce qui donne laquo Le discours drsquoHomegravere sur les dieux est geacuteneacuteralement nuisible de mecircme qursquoimpropre car il raconte sur les dieux des histoires qui ne sont pas approprieacutees raquo) Suivant la suggestion de Svenbro (1976 114 218) je crois que le sujet de φησίν est un accusateur inconnu (Platon par exemple peut-ecirctre mentionneacute originellement dans le passage de Porphyre drsquoougrave cet extrait a eacuteteacute tireacute) mais contrairement agrave Svenbro je considegravere que cette personne est eacutegalement lrsquoauteur du λόγος sur les dieux (ie sur les dieux tels que repreacutesenteacutes par Homegravere) mentionneacute au deacutebut de la phrase En Resp 377e-378d Platon deacutenonce tout autant le danger que la fausseteacute des reacutecits traditionnels sur les dieux affirmant par la bouche de Socrate que ces reacutecits laquo mecircme srsquoils sont vrais raquo ne devraient pas ecirctre raconteacutes aux jeunes gens en raison de lrsquoeffet deacuteleacutetegravere qursquoils ont sur eux Ceci pourrait correspondre agrave la double accusation agrave premiegravere vue redondante rapporteacutee par Porphyre (ἀσυμφόρουhellip ὁμοίως δὲ καὶ ἀπρεποῦς) La suite du texte ne fournit drsquoailleurs une deacutefense que de la seconde accusation (celle de non-conformiteacute agrave la reacutealiteacute ἀπρεποῦς du portrait des dieux) laquelle est ici au centre des preacuteoccupations de Porphyre qui reacutepegravete avant de preacutesenter ses solutions que lrsquoaccusateur οὐ γὰρ πρέποντας τοὺς ὑπὲρ τῶν θεῶν μύθους φησίν

29

psychologiques] Ce mode de deacutefense qui est tregraves ancien et qui remonte agrave Theacuteagegravene de Rheacutegion le premier agrave avoir eacutecrit sur Homegravere consiste donc agrave se fonder ainsi sur lrsquoexpression (Porph QHI ad 2067-75 1-7 MacPhail)

Il est certainement remarquable que le tout premier individu connu pour avoir eacutecrit sur

Homegravere soit en mecircme temps lrsquoauteur drsquoune meacutethode de lecture alleacutegorique que Porphyre

identifie par ailleurs agrave un mode de deacutefense Bien qursquoil nrsquoy ait aucune bonne raison de nier

lrsquoimportance historique de Theacuteagegravene dans lrsquoeacutemergence de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique drsquoHomegravere

certaines preacutecautions srsquoimposent pourtant afin de recevoir adeacutequatement ce teacutemoignage de

Porphyre

Drsquoabord la preacutesence du terme ἀλληγορία au deacutebut du texte ne doit pas ecirctre mise au compte

de Theacuteagegravene qui a veacutecu agrave une eacutepoque preacuteceacutedant de plusieurs siegravecles le moment de la premiegravere

attestation de ce mot Plutarque (Quomodo adul 19e) nous informe que lrsquousage de ἀλληγορία est

drsquoorigine reacutecente et qursquoon appelait laquo autrefois raquo ὑπόνοια ce qui agrave son eacutepoque est deacutesigneacute par

ἀλληγορία Il est agrave remarquer que lrsquoun et lrsquoautre termes peuvent ecirctre utiliseacutes agrave la fois au sens

productif (action drsquoencodage du poegravete) et au sens reacuteceptif (action interpreacutetative du lecteur) bien

que seul le premier sens srsquoapplique dans le passage qui nous occupe

De plus Porphyre preacutesente la lecture alleacutegorique comme srsquoil srsquoagissait essentiellement drsquoun

mode de deacutefense contre lrsquoaccusation drsquoinconvenance agrave laquelle faisaient face les poegravemes

drsquoHomegravere Cette ideacutee a profondeacutement influenceacute la compreacutehension moderne des origines de

lrsquoalleacutegorie qui sont reacuteguliegraverement associeacutees chez les historiens de la critique ancienne agrave une

volonteacute apologeacutetique neacutee en reacuteaction aux calomnies profeacutereacutees contre Homegravere

Ce portrait a pourtant eacuteteacute contesteacute de faccedilon convaincante par J Tate dans une seacuterie drsquoarticles

(1927 1929 1934) dont les conclusions sont geacuteneacuteralement ignoreacutees Selon Tate la naissance de

lrsquointerpreacutetation alleacutegorique nrsquoest pas une simple reacuteaction crsquoest-agrave-dire une strateacutegie eacutelaboreacutee en

vue de reacutepondre aux accusations porteacutees contre les poegravetes Elle reflegravete plus vraisemblablement

une prise de position positive ainsi qursquoune volonteacute de saisir des significations dont la preacutesence est

sincegraverement supposeacutee chez le poegravete ndash ce dernier eacutetant conccedilu comme un individu ayant un accegraves

privileacutegieacute au savoir70 Un tel usage de lrsquoalleacutegorie traduit la confiance en la valeur de veacuteriteacute

70 Perret (1982) rejette semblablement lrsquoideacutee drsquoune origine apologeacutetique de lrsquoalleacutegorie et attribue cette pratique agrave la croyance en lrsquoinspiration divine des poegravetes

30

attacheacutee au discours du poegravete plutocirct qursquoune reacuteaction deacutefensive cherchant une justification

drsquoHomegravere lagrave ougrave elle le peut fucirct-ce dans les exeacutegegraveses les plus improbables Tate aurait pu ajouter

que le fait qursquoun grand nombre drsquointerpreacutetations alleacutegoriques concernent des personnages divins

peut tregraves bien srsquoexpliquer autrement que par un souci de neutraliser des impieacuteteacutes potentielles en

effet la pratique de lrsquoalleacutegorie est vraisemblablement apparue dans des milieux religieux chez

des individus non seulement porteacutes vers lrsquousage drsquoun langage obscur mais aussi animeacutes par des

preacuteoccupations mythologiques et theacuteogoniques Cela est le cas de Pheacutereacutecyde le premier

alleacutegoriste connu

καὶ διηγούμενός γε τὰ Ὁμηρικὰ ἔπη φησὶ λόγους εἶναι τοῦ θεοῦ πρὸς τὴν ὕλην τοὺς λόγους τοῦ Διὸς πρὸς τὴν Ἥραν τοὺς δὲ πρὸς τὴν ὕλην λόγους αἰνίττεσθαι ὡς ἄρα ἐξ ἀρχῆς αὐτὴν πλημμελῶς ἔχουσαν διαλαβὼν ἀναλογίαις τισὶ συνέδησε καὶ ἐκόσμησεν ὁ θεός καὶ ὅτι τοὺς περὶ αὐτὴν δαίμονας ὅσοι ὑβρισταί τούτους ἀπορριπτεῖ κολάζων αὐτοὺς τῆι δεῦρο ὁδῶι ταῦτα δὲ τὰ Ὁμήρου ἔπη οὕτω νοηθέντα τὸν Φερεκύδην φησὶν εἰρηκέναι τὸ laquo κείνης δὲ τῆς μοίρας ἔνερθέν ἐστιν ἡ ταρταρίη μοῖραmiddot φυλάσσουσι δ αὐτὴν θυγατέρες Βορέου Ἅρπυιαί τε καὶ Θύελλαmiddot ἔνθα Ζεὺς ἐκβάλλει θεῶν ὅταν τις ἐξυβρίσηι raquo

Commentant les vers drsquoHomegravere [Il 1518-2471] ltCelsegt affirme que les mots adresseacutes par Zeus agrave Heacutera sont ceux du dieu agrave la matiegravere et que ces mots adresseacutes agrave la matiegravere signifient alleacutegoriquement que le dieu srsquoest saisi de la matiegravere originellement dans un eacutetat de confusion puis lrsquoa lieacutee suivant certaines proportions et lrsquoa mise en ordre De plus afin de punir les dieux insolents qui se liguent avec la matiegravere il les jette agrave travers la route qui passe ici [ie la terre] Il affirme que Pheacutereacutecyde ayant ainsi compris ces vers drsquoHomegravere a dit laquo En-deccedilagrave de notre zone se trouve celle du Tartare gardeacutee par les Harpies filles de Boreacutee et par Thyella Crsquoest lagrave que Zeus preacutecipite les dieux qui se reacutevoltent raquo (Pherec B 5 DK = Origen C Cels VI42)

Pheacutereacutecyde eacutetant avant tout un auteur de theacuteogonies lrsquointerpreacutetation particuliegravere qursquoil donne

des vers homeacuteriques sert agrave appuyer sa propre conception du monde elle-mecircme exposeacutee sous une

forme narrative et mythologique On peut donc supposer que puisque les individus comme

Pheacutereacutecyde faisaient eux-mecircmes usage drsquoun tel mode drsquoexpression dans la preacutesentation de leurs

doctrines religieuses ils ont cru percevoir une deacutemarche semblable chez les poegravetes comme

Homegravere72

Certes lrsquoalleacutegorie srsquoest ensuite reacuteveacuteleacutee tregraves utile pour les auteurs dont lrsquoobjectif eacutetait

ouvertement apologeacutetique tel Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste dont une phrase ceacutelegravebre est couramment

71 Ces vers ceacutelegravebres sont ceux ougrave Zeus rappelle agrave Heacutera comment il lrsquoa autrefois suspendue au ciel par une chaicircne drsquoor interdisant aux autres dieux de lui venir en aide et punissant ceux qui tentaient de la faire en les preacutecipitant vers la terre Il est aussi fait allusion agrave cet eacuteveacutenement aux vers Il 1590-4

72 Cf Tate 1927

31

citeacutee agrave lrsquoappui de lrsquoexplication historique traditionnelle des deacutebuts de lrsquoalleacutegorie laquo Tout chez

[Homegravere] nrsquoest qursquoimpieacuteteacute si rien nrsquoest alleacutegorique raquo (11)73 Pourtant mecircme agrave une eacutepoque

tardive lrsquointerpreacutetation alleacutegorique ne srsquoest jamais confineacutee agrave une fonction apologeacutetique chez

lrsquoauteur du traiteacute pseudo-plutarquien Sur la vie et la poeacutesie drsquoHomegravere reacutedigeacute entre le Ier et le IIe

siegravecles apregraves J-C son usage est drsquoune extrecircme varieacuteteacute et inclut la deacutemonstration de la

connaissance par Homegravere de toutes les doctrines imaginables scientifiques philosophiques ou

morales aussi bien que des deacutefenses explicites contre des accusations drsquoimmoralisme74

Finalement il convient de remarquer que Porphyre rattache le type drsquointerpreacutetation en cause agrave

une approche laquo baseacutee sur lrsquoexpression raquo (ἀπὸ τῆς λέξεως) Agrave lrsquoinstar des autres alleacutegoristes

anciens Porphyre ne fait pas la distinction moderne entre lrsquoalleacutegorie comme trope rheacutetorique que

lrsquoon peut subsumer sous la cateacutegorie de la lexis et lrsquoalleacutegorie au sens fort qui consiste agrave retracer

chez un auteur les traces drsquoune doctrine camoufleacutee sous forme poeacutetique 75 De plus et

contrairement agrave lrsquoideacutee reccedilue la meacutethode alleacutegorique est apparemment conccedilue comme une

meacutethode exeacutegeacutetique immanente crsquoest-agrave-dire baseacutee sur une caracteacuteristique interne soit la langue

du texte lui-mecircme et non sur lrsquoimportation drsquoeacuteleacutements eacutetrangers agrave celui-ci76 Il nrsquoen reste pas

moins que la faccedilon dont Porphyre lui-mecircme pratique lrsquoalleacutegorie au premier chef dans son traiteacute

Sur la caverne des nymphes consiste agrave rassembler des donneacutees historiques ethnologiques

mythologiques et cultuelles drsquoorigines nombreuses agrave lrsquointeacuterieur drsquoune analyse incroyablement

syncreacutetique qui ne pourrait que difficilement ecirctre dite baseacutee sur le texte drsquoHomegravere

Tout preacutecieux soit-il le teacutemoignage de Porphyre est tardif et finalement assez peu informatif

sur les circonstances historiques et intellectuelles de lrsquoapparition de la lecture alleacutegorique Agrave cocircteacute

de lrsquohypothegravese sociologique mise de lrsquoavant par A Ford (2002 75-80) voulant que celle-ci ait

eacuteteacute importeacutee de milieux cultuels agrave vocation initiatique pour ecirctre appliqueacutee dans une perspective

eacutelitiste agrave des textes populaires comme lrsquoeacutepopeacutee on peut eacutegalement invoquer le contexte

73 Cf la formulation semblable de [Long] Subl 97

74 Voir lrsquoeacutedition de ce texte par Keaney amp Lamberton 1996

75 Entre ces deux types drsquoalleacutegorie il y a eacutevidemment un saut qualitatif (cf Chiron 2005) Srsquoil est vrai que les alleacutegoristes ne reconnaissent pas lrsquoexistence de ce saut (cf Heracl All 51-16 et passim) il semble au contraire ecirctre pris pour acquis chez les non-alleacutegoristes comme Aristarque (cf infra chap 4 sect (i)a et (ii)a)

76 Cf Lamberton 2002 189

32

philosophique de lrsquoeacutepoque et plus preacuteciseacutement les speacuteculations sur la nature du langage

repreacutesenteacutees par des individus comme Heacuteraclite et Deacutemocrite

Heacuteraclite est un personnage geacuteneacuteralement neacutegligeacute par les historiens de la theacuteorie litteacuteraire ce

qui srsquoexplique en partie par la difficulteacute notoire que repreacutesente lrsquoeacutetude de ses fragments Ses ideacutees

sur le langage et sur son interpreacutetation peuvent toutefois ecirctre eacuteclaireacutees et compleacutementeacutees si lrsquoon

tient compte des positions deacutefendues par lrsquoheacuteracliteacuteen Cratyle dans le dialogue platonicien du

mecircme nom Ce dernier endosse une conception naturaliste du langage selon laquelle les mots ont

un lien intrinsegraveque avec les choses qursquoils deacutesignent et ne sont pas que des signes arbitrairement

associeacutes agrave leur reacutefeacuterent

Les affirmations les plus ceacutelegravebres de Deacutemocrite sur la poeacutesie sont eacutevidemment celles qui

portent sur lrsquoinspiration Drsquoapregraves des teacutemoignages divers77 Deacutemocrite aurait consideacutereacute la folie

ou plutocirct lrsquoenthousiasme comme une condition neacutecessaire de la production poeacutetique du moins

de celle de bonne qualiteacute Ford (2002 165-172) a reacutecemment fourni une analyse deacutetailleacutee de ces

teacutemoignages reacuteveacutelant le rocircle important joueacute par Deacutemocrite dans lrsquoeacutemergence de la notion de

poegraveme comme artefact

Ford ne fait toutefois aucune mention du lien unissant possiblement la theacuteorie mateacuterialiste de

Deacutemocrite agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Un tel lien paraicirct toutefois justifieacute au regard du

fragment suivant78

ὁ μὲν Δημόκριτος περὶ Ὁμήρου φησὶν οὕτωςmiddot laquo Ὅμηρος φύσεως λαχὼν θεαζούσης ἐπέων κόσμον ἐτεκτήνατο παντοίων raquo

Deacutemocrite srsquoexprime ainsi agrave propos drsquoHomegravere laquo Homegravere ayant eacuteteacute doteacute drsquoune nature inspireacutee79 a reacutealiseacute un ouvrage fait de mots de toutes sortes raquo (68 B 21 DK)

Il est probable que le mot κόσμος implique ici davantage que le seul concept abstrait

laquo drsquoarrangement raquo ndash auquel cas il serait plus naturel de prendre ἐπέων au sens de laquo poegravemes raquo et de

comprendre qursquoil est fait simplement reacutefeacuterence agrave lrsquoorganisation des parties qui composent les

poegravemes homeacuteriques La preacutesence du verbe ἐτεκτήνατο suggegravere fortement lrsquoideacutee drsquoune

77 Cf fr 2-3 in Lanata 1963

78 Obbink 2010 17 fait une allusion bregraveve agrave ce fragment mais neacuteglige drsquoen donner un commentaire veacuteritablement eacuteclairant

79 Pour une justification de cette traduction du verbe θεάζειν voir Delatte 1934 32-3

33

construction mateacuterielle ordonneacutee eacutetant donneacute le sens freacutequent de κόσμος dans le langage des

philosophes il est vraisemblable de songer ici agrave une allusion agrave laquo lrsquounivers raquo De plus lrsquoeacutepithegravete

παντοίων vient raffermir cette impression que pour Deacutemocrite Homegravere a creacuteeacute un monde agrave

lrsquoimage de lrsquounivers crsquoest-agrave-dire renfermant lrsquointeacutegraliteacute des choses Ce statut deacutemiurgique

drsquoHomegravere est renforceacute par le mot θεαζούσης

La formule ἐπέων κόσμον παντοίων paraicirct donc extrecircmement riche drsquoimplications Agrave lrsquoinstar

de la conception mateacuterialiste du son (et donc de la poeacutesie) comme une structure drsquoatomes elle

suggegravere lrsquoideacutee drsquoune correspondance voire drsquoune continuiteacute entre lrsquounivers mateacuteriel et celui du

langage Or cette ideacutee semble eacutegalement se trouver derriegravere un texte consistant en une

interpreacutetation alleacutegorique extrecircme80 drsquoun poegraveme orphique soit le commentaire du fameux

papyrus de Derveni

Le papyrus de Derveni est un document drsquointeacuterecirct extraordinaire qui a drsquoailleurs fait lrsquoobjet de

nombreuses discussions dans les derniegraveres deacutecennies La raison pour laquelle il mrsquoapparaicirct

neacuteanmoins neacutecessaire drsquoen dire ici quelques mots est la suivante ce texte illustre

particuliegraverement bien la mentaliteacute geacuteneacuterale des commentateurs alleacutegoristes pour qui il nrsquoexiste

pas de diffeacuterence fondamentale entre le texte poeacutetique et la reacutealiteacute dans laquelle il srsquoincarne

Entre le texte et le monde il y a au contraire une veacuteritable continuiteacute qui se reacutealise agrave travers les

mots dont la forme loin drsquoecirctre indiffeacuterente est le reflet ontologiquement exact des choses81

Cette croyance va de pair avec lrsquohabitude des alleacutegoristes laquo forts raquo tel Porphyre agrave invoquer

toutes les donneacutees de la reacutealiteacute disponibles pour eacuteclairer le texte et vice versa82

Dans un article fondamental M Henry (1986) a deacutemontreacute la preacutesence de plusieurs

preacuteoccupations philosophiques relatives agrave la nature du langage chez lrsquoauteur du commentaire de

Derveni En particulier examinant lrsquoexploitation par lrsquoauteur de la synonymie la polyseacutemie et

lrsquoeacutetymologie elle conclut que ce dernier considegravere les mots comme des entiteacutes malleacuteables

laquo colleacutees raquo au monde et capables de changer de forme et de signification en fonction du contexte

80 Obbink 2010 19

81 Burkert 1970 deacutecrit la coiumlncidence entre cosmogonie et onomatogonie chez lrsquoauteur de Derveni

82 Cf Struck 2004 75 qui identifie comme un trait distinctif de la lecture alleacutegorique lrsquoideacutee que la reacutealiteacute vers laquelle pointe le texte laquo will itself have signifying power and bring along with it to the inside of the poem a whole host of attendant significations raquo

34

dans lequel elles sont utiliseacutees Ce caractegravere polymorphe et multifonctionnel des mots traduit des

qualiteacutes identiques se trouvant dans les objets et chez les agents de la cosmogonie drsquoOrpheacutee

Henry insiste eacutegalement sur le caractegravere multi-forme du texte que lrsquoauteur de Derveni se

propose drsquointerpreacuteter ce texte au sens large incluant non seulement le poegraveme orphique commenteacute

mais aussi nombre drsquoautres pheacutenomegravenes dont la signification est sujette agrave lrsquoexeacutegegravese tels les

oracles et les rituels Dans tous les cas lrsquoobjectif de lrsquoauteur du commentaire est drsquoextirper de ces

laquo textes raquo des prescriptions concregravetes et pratiques dont la compreacutehension exacte peut seule

assurer le salut de la personne qui les reccediloit (Ce souci envers les effets neacutefastes possiblement

susciteacutes par une mauvaise interpreacutetation est partageacute par Platon qui srsquoinscrit semblablement dans

une poeacutetique pratique et appliqueacutee) Puisque lrsquoobjet du commentateur de Derveni inclut agrave la fois

les mots (le poegraveme orphique) et les actions (rituels etc) crsquoest donc que ces deux objets

drsquointerpreacutetation sont consideacutereacutes comme eacutegaux du moins du point de vue du sens qursquoon peut en

extraire De plus les conseacutequences pratiques qui deacutecoulent du contenu du poegraveme confegraverent agrave ce

dernier une sorte de pouvoir magique crsquoest-agrave-dire une capaciteacute agrave laquo infiltrer raquo le monde reacuteel et agrave

lrsquoaffecter agrave la maniegravere drsquoun objet mateacuteriel

Pour les fins de cette eacutetude il me sera suffisant de conclure ainsi la poeacutetique implicite chez

lrsquoauteur de Derveni est tout ce qursquoil y a de plus eacuteloigneacute de lrsquoideacutee de fiction laquelle implique la

creacuteation drsquoune reacutealiteacute parallegravele et indeacutependante du lieu de cette creacuteation crsquoest-agrave-dire le texte Loin

drsquoecirctre une simple reacuteponse aux diffamations contre les poegravetes traditionnels la critique litteacuteraire

grecque commence ainsi son existence dans une perspective reacutesolument philosophique selon

laquelle le texte poeacutetique est immanent au monde et contient donc veacuteritablement bien

qursquoobscureacutement lrsquoexpression de diverses reacutealiteacutes Cela explique pourquoi il faudra attendre aussi

longtemps pour voir lrsquoeacutemergence drsquoune theacuteorie comme celle drsquoAristote qui accorde au poegraveme un

statut ontologique beaucoup moins deacutependant des contraintes du reacuteel

(b) Populariteacute de la meacutethode alleacutegorique

Parmi les successeurs de Pheacutereacutecyde et de Theacuteagegravene agrave la fin de lrsquoeacutepoque archaiumlque et agrave

lrsquoeacutepoque classique lrsquointerpreacutetation alleacutegorique est sans aucun doute resteacutee preacutedominante Parmi

les fragments drsquoauteurs preacuteplatoniciens que lrsquoon peut rattacher de pregraves ou de loin agrave des travaux

de critique litteacuteraire un nombre eacutetonnant deacutemontrent une sympathie sinon un franc penchant

35

pour lrsquoalleacutegoregravese De plus on ne peut pas affirmer que cette meacutethode nrsquoeacutetait connue qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de cercles restreints drsquointellectuels ou drsquoinitieacutes Agrave moins de supposer qursquoAristophane

se soit risqueacute agrave composer un prologue abscons pour la majoriteacute de son public on doit conclure agrave

la relative diffusion de cette meacutethode sur la base de son entreacutee en matiegravere dans la Paix ougrave lrsquoun

des serviteurs commente ainsi la preacutesence du bousier geacuteant qursquoil est occupeacute agrave nourrir

PREMIER SERVITEUR Il se pourrait bien degraves lors qursquoun des spectateurs un jeune homme qui se croit malin (δοκησίσοφος) dise laquo Qursquoest-ce que ce sujet-lagrave Agrave quoi rime (πρὸς τί) cet escarbot  raquo Puis un Ionien assis agrave ses cocircteacutes de reacutepondre laquo Agrave mon avis crsquoest une allusion (αἰνίσσεται) agrave Cleacuteon la faccedilon sans vergogne dont cet animal mange lrsquoordure raquo (38-48 trad Van Daele)

Bien qursquoils ne soient pas confineacutes agrave lrsquousage des alleacutegoristes le verbe αἰνίσσεσθαι ainsi que le

substantif αἴνιγμα sont les termes les plus courants dans le vocabulaire des alleacutegoristes de cette

eacutepoque83 Ce sont notamment ceux que le commentateur de Derveni utilise agrave de nombreuses

reprises pour deacutesigner le mode drsquoexpression du poegravete dont il interpregravete les mots Comme lrsquoa

proposeacute Rosen84 la mention de lrsquoIonien pourrait ecirctre une allusion aux influences agrave la fois

eacutesopiennes et iambiques dont se reacuteclame Aristophane dans ce passage mais il se peut eacutegalement

que la plaisanterie soit dirigeacutee contre la gent philosophique85 historiquement associeacutee agrave lrsquoIonie et

dans la comeacutedie aristophanienne toujours prompte agrave exercer sa curiositeacute sur tous les sujets tout

vils soient-ils Quoi qursquoil en soit de lrsquoidentiteacute exacte de cet Ionien il joue ici le rocircle drsquoun

spectateur prompt agrave repeacuterer sur scegravene la preacutesence laquo drsquoeacutenigmes raquo ndash une activiteacute qursquoAristophane

imagine comiquement exerceacutee sur sa propre creacuteation un animal abject tout ce qursquoil y a de plus

terre-agrave-terre

Au IVe siegravecle Xeacutenophon et Platon teacutemoins privileacutegieacutes des discussions tenues agrave lrsquointeacuterieur des

cercles litteacuteraires et philosophiques drsquoAthegravenes nous donnent des indices immanquables de la

populariteacute durable de cette pratique Le texte le plus flagrant agrave cet eacutegard est le suivant tireacute du

Banquet de Xeacutenophon

Mon pegravere reacutepondit Nikeacuteratos qui veillait agrave ce que je devinsse un homme de bien mrsquoa obligeacute agrave apprendre tous les vers drsquoHomegravere Aussi pourrais-je maintenant reacuteciter par cœur drsquoun bout agrave

83 Cf Struck 2004 chap 1

84 Rosen 1984

85 Cf Struck 2004 41

36

lrsquoautre lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee ndash Ignores-tu fit Antisthegravene que tous les rhapsodes eux aussi savent ces vers ndash Comment pourrais-je lrsquoignorer moi qui suis leur auditeur presque quotidien ndash Connais-tu donc une engeance plus sotte que celle des rhapsodes ndash Non par Zeus reacutepondit Nikeacuteratos non vraiment je ne le crois pas ndash Il est clair en effet dit Socrate qursquoils ne connaissent pas le sens cacheacute des vers (τὰς ὑπονοίας) Mais toi tu as donneacute force argent agrave Steacutesimbrote agrave Anaximandre et agrave quantiteacute drsquoautres si bien que rien ne trsquoeacutechappe de ce qursquoils contiennent de preacutecieux (Xen Symp 36 trad Ollier)

Lrsquoallusion de Socrate au laquo sens cacheacute raquo a parfois eacuteteacute interpreacuteteacutee comme eacutetant dirigeacutee contre

Antisthegravene agrave qui Socrate donne immeacutediatement la reacuteplique dans le texte Toutefois les

teacutemoignages en faveur drsquoun Antisthegravene partisan de lrsquoalleacutegorie sont peu probants (voir infra sect

(iii)) Socrate pourrait tout aussi bien ecirctre en train de faire un clin drsquooeil complice agrave Antisthegravene86

agrave supposer que celui-ci ait lui aussi exprimeacute des reacuteserves face aux eacutelucubrations de certains

interpregravetes contemporains drsquoHomegravere tels que ce Steacutesimbrote et cet Anaximandre (qui usaient

probablement de meacutethodes alleacutegoriques semblables)87 Une autre possibiliteacute agrave consideacuterer est que

Socrate ait lui-mecircme pris au seacuterieux la meacutethode alleacutegorique qursquoon le voit utiliser avec un

meacutelange de seacuterieux et drsquoironie difficile agrave eacutevaluer en plusieurs autres passages de Xeacutenophon88

Steacutesimbrote est aussi mentionneacute par Platon parmi un groupe drsquohomeacuteristes ceacutelegravebres laquo Ni

Meacutetrodore de Lampsaque ni Steacutesimbrote de Thasos ni Glaucon raquo ne savent de lrsquoavis du

rhapsode Ion parler mieux que lui sur Homegravere (Ion 530c) Ion nrsquoen dit pas plus sur le contenu

des enseignements de ces personnages Mais Meacutetrodore si lrsquoon en croit drsquoautres teacutemoignages fut

le laquo premier raquo89 agrave pratiquer lrsquoalleacutegorie physique des poegravemes homeacuteriques ndash une meacutethode qui fut

apparemment reprise par drsquoautres membres de lrsquoeacutecole anaxagoreacuteenne90

La position de Platon lui-mecircme sur le sujet est freacutequemment citeacutee mais on a souvent tendance

agrave la simplifier Lrsquoopinion reccedilue qui consiste agrave dire que Platon rejetait la lecture alleacutegorique des

poegravetes repose avant tout sur le passage suivant

Ces histoires de combats de geacuteants et toutes ces querelles de toutes sortes qui conduisent des dieux et des heacuteros agrave affronter leurs proches et ceux de leur entourage qursquoon eacutevite de les raconter et de les repreacutesenter en peinture [hellip] Mais de raconter que Heacutera a eacuteteacute enchaicircneacutee par son fils que

86 Cf Richardson 2006 [1975] 81

87 Cf Richardson 2006 [1975] 75-7 88 Voir eg Symp 830 (sur le rapt de Ganymegravede)

89 Meacutetrodore fr 61 A 2 DK Cf supra le teacutemoignage qui fait plutocirct de Theacuteagegravene le pegravere de cette meacutethode

90 Cf Meacutetrodore fr 61 A 6 (sur οἱ Ἀναξαγόρειοι)

37

Heacutephaiumlstos a eacuteteacute jeteacute dans un preacutecipice par son pegravere parce qursquoil avait voulu proteacuteger sa megravere assaillie de coups et tous ces combats de dieux que Homegravere a mis dans ses poegravemes cela il ne faut pas lrsquoadmettre dans la citeacute que ces poegravemes aient eacuteteacute composeacutes ou non avec des sens cacheacutes Car un jeune nrsquoest pas en mesure de distinguer entre ce qui a un sens cacheacute et ce qui nrsquoen a pas (Resp 378c-d trad Leroux modifieacutee)

Comme certains lrsquoont deacutejagrave fait remarquer91 Platon nrsquoexprime ici aucune opinion sur la

preacutesence ou lrsquoabsence de sens cacheacutes dans les paroles du poegravete De fait on ne trouve nulle part

dans son œuvre une affirmation claire sur cette question Son point de vue est purement pratique

et orienteacute sur la reacuteception de lrsquoœuvre sens cacheacutes ou pas ceux-ci exigeraient de toute faccedilon

beaucoup trop drsquoefforts de la part drsquoun public qui srsquoavegravere le plus souvent incapable de voir

au-delagrave du sens obvie ndash et moralement condamnable ndash de lrsquoœuvre92

La remarque de Socrate au deacutebut du Phegravedre (229c-230a) ougrave il exprime son deacutesinteacuterecirct vis-agrave-vis

des interpreacutetations alleacutegoriques de certains mythes est tout aussi utilitariste et tout aussi peu

ideacuteologique il nrsquoa affirme-t-il laquo absolument aucun loisir agrave consacrer agrave cet exercice raquo exeacutegeacutetique

auquel se livrent les savants eacutetant donneacute lrsquoeffort constant qursquoil deacuteploie pour se connaicirctre

lui-mecircme Ainsi tout meacutefiant soit-il face aux reacuteeacutelaborations des laquo doctes raquo sur les monstres de la

mythologie Platon nrsquoen reste pas moins muet sur les fondements (ou lrsquoinexistence de

fondements) de la lecture alleacutegorique Mais ses reacutefeacuterences nombreuses agrave ceux qui la pratiquent

constitue un teacutemoignage clair de la populariteacute de lrsquoalleacutegoregravese aupregraves des intellectuels de son

eacutepoque93

Il est par ailleurs remarquable que lrsquoauteur du dialogue pseudo-platonicien Second Alcibiade

fasse prononcer par Socrate cette affirmation extrecircme voulant que la poeacutesie soit par nature

eacutenigmatique

Le poegravete srsquoexprime en termes voileacutes (αἰνίττεται) comme le font presque tous les autres poegravetes Crsquoest que par nature la poeacutesie dans son ensemble srsquoexprime en termes voileacutes (ἔστιν τε γὰρ φύσει ποιητικὴ ἡ σύμπασα αἰνιγματώδης) et il nrsquoest pas donneacute agrave nrsquoimporte qui drsquoen saisir le

91 Cf Tate 1929 146-147

92 Ce point de vue explique peut-ecirctre le paradoxe apparent entre le laquo rejet raquo par Platon de lrsquoalleacutegoregravese et sa propre pratique de lrsquoalleacutegorie Celle-ci se caracteacuterise en effet par la preacutesence de cleacutes interpreacutetatives que Platon fournit dans les passages des dialogues qui preacutecegravedent ou qui suivent immeacutediatement les reacutecits alleacutegoriques Platon semble avoir voulu faire en sorte qursquoavec de telles cleacutes en main ses lecteurs ne courent pas le risque de srsquoeacutegarer dans les labyrinthes de sens de lrsquoalleacutegorie

93 Cf Tulli 1987 48 Ford 2002 81 laquo Plato objected more to the wide dissemination of such readings than to the readings themselves raquo

38

sens En outre agrave cette tendance naturelle vient srsquoajouter le fait que lorsque la poeacutesie srsquoempare drsquoun homme jaloux qui ne souhaite pas divulguer son savoir mais qui cherche plutocirct agrave nous le cacher (ἀποκρύπτεσθαι) le plus possible il devient extrecircmement difficile de comprendre ce que veut dire tel ou tel poegravete (Alc min 147b-c)

Peu importe lrsquointention ironique de Socrate lorsqursquoil affirme que la poeacutesie ne peut ecirctre

comprise que par une eacutelite et que les poegravetes camouflent jalousement leur savoir il reste que ses

propos sur la nature eacutenigmatique de la poeacutesie reflegravete tregraves vraisemblablement une opinion

populaire agrave lrsquoeacutepoque de la reacutedaction de ce dialogue

Section (ii) Lrsquoanalyse du discours et la lecture litteacuterale

Cette section sera consacreacutee agrave montrer comment les deacuteveloppements reacutealiseacutes au Ve siegravecle par

les sophistes les philosophes et autres scrutateurs du discours laissent entrevoir par contraste

avec la tradition alleacutegorisante une conception rigide du langage ougrave celui-ci est consideacutereacute comme

un outil difficile agrave maicirctriser mais doteacute drsquoun usage bien preacutecis traduire le reacuteel en mots posseacutedant

une correspondance terme agrave terme avec les choses auxquelles ils reacutefegraverent

(a) Les sophistes et lrsquousage du logos normativiteacute et exactitude

Le rocircle des sophistes et des rheacuteteurs dans les premiers deacuteveloppements de la critique litteacuteraire

grecque semble avoir eu une importance agrave la mesure de la difficulteacute que lrsquoon eacuteprouve agrave en eacutevaluer

la teneur Il est indeacuteniable que les travaux grammaticaux meneacutes par des personnages tels que

Prodicos et Protagoras ont encourageacute ces deacuteveloppements en particulier au niveau micro-textuel

et philologique De plus lrsquoapproche rheacutetorique94 sur la poeacutesie qursquoils ont typiquement adopteacutee est

resteacutee dominante dans lrsquohistoire posteacuterieure de la critique litteacuteraire y compris chez Aristote et les

Alexandrins Qursquoen est-il toutefois de leur position par rapport au type drsquointerpreacutetation agrave adopter

devant le discours poeacutetique

94 Par exemple voir Prot A 30 DK (= schol pap Il 21240) au sujet de la fonction drsquoun eacutepisode particulier de lrsquoIliade (fonction de transition et drsquoeacuteloge drsquoAchille)

39

Les opinions modernes sur le rapport des sophistes agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique sont en

deacutesaccord complet95 Ce deacutesaccord repose certainement sur lrsquousage impreacutecis que lrsquoon fait parfois

du terme alleacutegorie Par exemple le fait que Prodicos soit lrsquoauteur drsquoune sorte drsquoalleacutegorie morale

ndash nommeacutement lrsquoapologue drsquoHeacuteraclegraves paraphraseacute par Xeacutenophon (Mem II121-34) ndash permet-il

drsquoaffirmer qursquoil eacutetait eacutegalement un partisan de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique des poegravetes Rien nrsquoest moins

sucircr Agrave ce compte-lagrave tous ceux qui font usage litteacuteraire de lrsquoalleacutegorie y compris Platon seraient

du mecircme coup des alleacutegoristes au sens de Theacuteagegravene

De plus bien que certains sophistes notoires attribuent en toutes lettres agrave Homegravere et agrave drsquoautres

poegravetes le statut de proto-sophistes deacutesirant veacutehiculer leurs ideacutees sous une forme imageacutee et

populaire96 une telle affirmation relegraveve vraisemblablement drsquoune strateacutegie drsquoappropriation par la

sophistique de la culture traditionnelle97 une source de prestige justifiant leur activiteacute (par

opposition au choix platonicien drsquoune rivaliteacute franche) Dans les faits nous nrsquoavons aucune

attestation drsquoune interpreacutetation alleacutegorique drsquoHomegravere par lrsquoun ou lrsquoautre des grands sophistes

Ceci eacutevidemment ne veut pas dire que leurs preacutetentions agrave ecirctre les heacuteritiers intellectuels

drsquoHomegravere nrsquoen ont pas encourageacute drsquoautres agrave pratiquer lrsquoalleacutegorie avec plus drsquoingeacutenuiteacute98

Les bribes de travaux que lrsquoon conserve du mouvement sophistique suggegraverent que ceux-ci sont

davantage axeacutes sur la production que sur la critique du discours De plus au lieu de baser leur

doctrine linguistique sur lrsquousage des grands modegraveles de la litteacuterature du passeacute les sophistes

deacuteveloppent plus volontiers des cadres theacuteoriques abstraits fournissant drsquoabord des regravegles agrave

suivre et secondairement des critegraveres drsquoeacutevaluation applicables reacutetrospectivement aux textes

poeacutetiques ou autres Prodicos qui srsquoest employeacute agrave eacutetablir des distinctions strictes entre des mots

apparemment synonymes constitue un bon exemple de lrsquoaspiration sophistique agrave la mise en place

drsquoun langage normatif et refleacutetant du plus pregraves possible les choses qursquoil deacutesigne Pour Prodicos

95 Cf (inter alios) Peacutepin 1958 103 laquo Lrsquoalleacutegorie naissante fut enfin adopteacutee par la sophistique raquo contra Pfeiffer 1968 237 laquo In the fifth and fourth centuries Anaxagorasrsquo pupil Metrodorus from Lampsacus seems to have been a true allegorist but not Democritus or any of the Sophists raquo

96 Cf les paroles prononceacutees par Protagoras en Prot 316d Socrate ne dit pas autre chose en Tht 180c

97 Cf Snell 1982 [1946] 115

98 Cf Richardson 2006 [1975] 67 laquo What one can perhaps say is that their attitude to the poets as sophistic predecessors helped to create a climate of opinion in which less enlightened figures might pursue their own theories about Homerrsquos true meanings raquo

40

un mot unique traduit une reacutealiteacute unique deacutetermineacutee pas question de faire dire aux mots autre

chose que ce agrave quoi ils ont eacuteteacute attribueacutes que ce soit par nature ou par convention

Or face agrave ces normes contraignantes et eacutelaboreacutees a priori les auteurs de la peacuteriode

preacutesophistique sont bien souvent pris en deacutefaut En ce qui concerne speacutecifiquement la poeacutesie il

mrsquoapparaicirct que lrsquoattitude geacuteneacuterale des sophistes est de consideacuterer les poegravetes comme des locuteurs

ordinaires dont le discours peut donc ecirctre soumis agrave des critegraveres drsquoappreacuteciation identiques agrave ceux

qui srsquoappliquent aux autres genres de textes veacuteriteacute preacutecision reacutealisme conformiteacute aux regravegles de

la rheacutetorique Ce type de lecture colleacute agrave la lettre qui ne consent pas plus drsquoeffort de flexibiliteacute

exeacutegeacutetique devant un poegraveme que devant un traiteacute crsquoest ce que jrsquoappelle ici agrave deacutefaut drsquoun autre

terme le litteacuteralisme le poegraveme est examineacute dans les moindres deacutetails de son mode drsquoexpression

afin de veacuterifier son niveau de correspondance avec les donneacutees du reacuteel

Cette attitude en conduit certains agrave blacircmer les poegravetes pour leur manque drsquoexactitude sur la

base notamment drsquoarguments grammaticaux Crsquoest le cas de Protagoras dont on connaicirct la

ceacutelegravebre reacuteprimande agrave lrsquoendroit de laquo lrsquoordre raquo qursquoHomegravere adresse agrave la deacuteesse au deacutebut de lrsquoIliade

selon lui il eucirct eacuteteacute neacutecessaire en lrsquooccurrence drsquoutiliser lrsquooptatif (le mode de la priegravere) plutocirct que

lrsquoimpeacuteratif (celui de lrsquoordre) (Prot A 29 DK = Arist Poet 1456b15-17) La minutie excessive

illustreacutee par le reproche strictement linguistique de Protagoras apparaicirct comme un trait

typiquement sophistique La contradiction dans le poegraveme de Simonide que deacutenonce le Protagoras

de Platon dans le dialogue eacuteponyme est du mecircme ordre et mecircme srsquoil srsquoy mecircle une part de

parodie la performance du sophiste que deacutecrit Platon est vraisemblablement baseacutee sur les

recherches reacuteelles de lrsquoinventeur de lrsquoorthoepeia99 De nombreux autres exemples de cette sorte

de critique se trouvent dans le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique drsquoAristote

Le mouvement sophistique comprend certes des traces drsquoune approche plus souple qui

reconnaicirct en apparence la leacutegitimiteacute de lrsquoinexactitude poeacutetique On pense notamment agrave deux

textes soit 1) lrsquoargument des Dissoi logoi (310) voulant que laquo dans la trageacutedie comme dans la

peinture le meilleur est celui qui trompe en donnant la plus grande impression de veacuteriteacute raquo100 et

2) la remarque fort semblable de Gorgias au sujet de la trageacutedie ougrave laquo celui qui trompe est plus

99 Cf Pfeiffer 1968 33

100 ἐν γὰρ τραγωιδοποιίαι καὶ ζωγραφίαι ὅστις τὰ πλεῖστα ἐξαπατῆι ὅμοια τοῖς ἀληθινοῖς ποιέων οὗτος ἄριστος

41

juste que celui qui ne le fait pas et celui qui est berneacute plus sage que celui qui ne lrsquoest pas raquo (B 23

DK)101 Toutefois loin de repreacutesenter un pas vers la deacutelimitation drsquoune sphegravere indeacutependante pour

le discours poeacutetique ces propos ne reacutesultent guegravere plus que de lrsquoapplication agrave un cas particulier

drsquoune conception geacuteneacuterale de la nature du langage Selon Gorgias la poeacutesie se deacutefinit simplement

comme laquo un discours ayant une mesure raquo102 Or son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene srsquoemploie longuement agrave

montrer que tout discours versifieacute ou non agit agrave la faccedilon drsquoune drogue et possegravede un fort pouvoir

de fascination Les affirmations sophistiques sur lrsquoillusion leacutegitime de la trageacutedie ne sont donc

pas tant le fruit drsquoun deacuteveloppement dans le domaine de la theacuteorie litteacuteraire ou estheacutetique qursquoun

corollaire de la thegravese sophistique fondamentale de lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoexpression langagiegravere de la

veacuteriteacute (si veacuteriteacute il y a)103 La deacutefinition purement formelle de la poeacutesie donneacutee par Gorgias est

aussi clairement impuissante agrave fournir des caracteacuteristiques ontologiques distinctives agrave cette

espegravece du discours104

(b) Poeacutesie et fausseteacute factuelle

Les premiers historiens soucieux de deacutepartager le champ de leur discipline de celui des

poegravetes soulignent quant agrave eux les inexactitudes factuelles de ces derniers aussi souvent qursquoils le

peuvent afin de prendre clairement leurs distances par rapport agrave eux Ici encore crsquoest une sorte

de litteacuteralisme qui opegravere le fait qursquoun historien juge neacutecessaire de consideacuterer fucirct-ce pour le

rejeter explicitement le laquo teacutemoignage raquo drsquoHomegravere deacutemontre suffisamment que celui-ci est

malgreacute ses faiblesses compteacute au nombre des auteurs qui ont quelque chose agrave dire sur les faits

passeacutes105 Heacuterodote et Thucydide usent donc geacuteneacuteralement drsquoHomegravere comme drsquoune source

qualitativement comparable agrave drsquoautres bien qursquoil reconnaissent son habitude drsquoembellir les faits

101 ἡ τραγωιδία [hellip] ἣν ὅ τ ἀπατήσας δικαιότερος τοῦ μὴ ἀπατήσαντος καὶ ὁ ἀπατηθεὶς σοφώτερος τοῦ μὴ ἀπατηθέντος

102 Hel 9 τὴν ποίησιν ἅπασαν καὶ νομίζω καὶ ὀνομάζω λόγον ἔχοντα μέτρον

103 Cf Untersteiner 1993 [1967] I 275-6 qui parle drsquoune laquo preacutedominance du moment gnoseacuteologique sur le moment estheacutetique raquo chez Gorgias Segal 1962 offre un traitement deacutetailleacute de la theacuteorie du logos de Gorgias

104 La situation est comparable du cocircteacute des alleacutegoristes selon Heacuteraclite (All 512) prosateurs et poegravetes font semblablement usage de lrsquoalleacutegorie et leurs discours sont apparemment de nature homogegravene

105 Cf Richardson 1992 32 Ford 2002 146-152 Sur le traitement drsquoHomegravere par Heacuterodote et Thucydide comme un laquo historien manqueacute raquo cf Graziosi 2002 111-123

42

ou de les modifier agrave son profit Agrave leur yeux la poeacutesie est essentiellement une relation de faits

historiques agrave laquelle srsquoajoute une pointe drsquoagreacutement

Crsquoest toutefois du cocircteacute des philosophes que le litteacuteralisme montre son visage le plus feacuteroce

Aux poegravetes est attribueacutee la preacutetention de connaicirctre non seulement la reacutealiteacute naturelle et politique

du monde ici-bas mais aussi les intrigues les plus secregravetes de lrsquoOlympe et de lrsquoHadegraves Crsquoest ainsi

que le Platon de la Reacutepublique reprenant agrave son compte lrsquoaffirmation solonienne passeacutee au rang

de lieu commun voulant que laquo les poegravetes disent beaucoup de mensonges raquo (fr 29 West)106 y va

drsquoune longue liste de fausseteacutes couramment eacutemises par ceux-ci les plus scandaleuses eacutetant

eacutevidemment celles qui concernent les dieux et les heacuteros En dehors du sens litteacuteral de ces

affirmations il nrsquoest pas impossible aux yeux de Platon de supposer la preacutesence de

significations cacheacutees retraccedilables par une lecture alleacutegorique Mais Platon pour les raisons

eacutenonceacutees plus haut srsquoen deacutesinteacuteresse Or entre lrsquoalleacutegorie et le litteacuteralisme il ne se trouve pour lui

aucune voie intermeacutediaire agrave deacutefaut drsquoune autre option les propos poeacutetiques doivent ecirctre jugeacutes agrave

la lettre et sous ce rapport ils ne repreacutesentent guegravere mieux qursquoun tissu de mensonges

Section (iii) Glaucon et Antisthegravene

Dans la foule diffuse des premiers exeacutegegravetes et critiques drsquoHomegravere deux personnages

pourraient faire exception au scheacutema bipartite que jrsquoai preacutesenteacute et suivant lequel ces critiques se

distribuent entre alleacutegoristes et litteacuteralistes Il srsquoagit drsquoAntisthegravene le ceacutelegravebre socratique et de

Glaucon un individu beaucoup plus obscur

Aristote mentionne explicitement Glaucon agrave titre drsquoauteur drsquoun principe exeacutegeacutetique

fondamental auquel il se rallie lui-mecircme ou plutocirct il cite Glaucon pour sa condamnation drsquoun

type de lecture qursquoil condamne lui aussi107

106 Citeacute comme un proverbe par Aristote en Metaph Α 983a3 (κατὰ τὴν παροιμίαν πολλὰ ψεύδονται ἀοιδοί) Le contexte est une critique drsquoune affirmation agrave teneur laquo philosophique raquo de Simonide (eacutegalement examineacutee chez Pl Prot 341e) sur la jalousie divine Lrsquoideacutee geacuteneacuterale remonte agrave Heacutesiode (Theog 27-8)

107 Jrsquoadopte la lecture de ce passage ambigu privileacutegieacutee notamment par Lucas 1968 et Dupont-Roc amp Lallot 1980 Drsquoautres traducteurs (tels Hardy 1961 et Janko 1987) comprennent toutefois qursquoAristote srsquooppose en fait ici agrave Glaucon et le compte au nombre des laquo certains raquo (ἔνιοι) qui imposent leurs preacuteconceptions au texte poeacutetique

43

Dans les cas eacutegalement ougrave le sens drsquoun mot semble introduire une contradiction il faut examiner combien de sens il peut avoir [hellip] La meacutethode est agrave lrsquoopposeacute de celle dont parle Glaucon Certains selon lui partant illogiquement (ἀλόγως) drsquoune ideacutee preacuteconccedilue argumentent apregraves avoir eux-mecircmes deacutejagrave trancheacute et imputant au poegravete drsquoavoir dit ce qursquoils croient le critiquent si cela est en contradiction avec leur opinion personnelle (Poet 251461a31-b3 trad Dupont-Roc amp Lallot modifieacutee)

Lrsquoidentiteacute de ce Glaucon et en particulier la question de savoir srsquoil ne fait qursquoun avec Glaucos

de Rheacutegion sont des problegravemes notoires auxquels il ne semble pas y avoir de solution possible

dans lrsquoeacutetat actuel des teacutemoignages disponibles108 Selon toute vraisemblance il srsquoagit du mecircme

Glaucon mentionneacute par Platon au nombre de ceux que le rhapsode Ion de son propre avis

surpasse dans lrsquoart drsquoexposer sur Homegravere laquo de belles et nombreuses penseacutees (διανοίας)109 raquo (Ion

530c) Bien que dans ce passage de lrsquoIon Glaucon soit nommeacute aux cocircteacutes drsquoautres critiques qui

ont pratiqueacute lrsquoalleacutegorie (Steacutesimbrote de Thasos et Meacutetrodore de Lampsaque) cela ne prouve

aucunement que Glaucon ait lui aussi eacuteteacute un alleacutegoriste110 Agrave vrai dire le passage de la Poeacutetique

ougrave Aristote fait reacutefeacuterence agrave ce personnage suggegravere plutocirct le contraire Glaucon aurait

explicitement rejeteacute lrsquoapproche de ceux qui ndash agrave lrsquoinstar des alleacutegoristes bien qursquoils ne soient pas

directement deacutesigneacutes ndash soumettent les textes poeacutetiques agrave leurs propres preacutesupposeacutes111 Toutefois

la mention des critiques adresseacutees au poegravete par ces individus suggegraverent que ces derniers

appartiennent plutocirct agrave la cateacutegorie des lecteurs rigides de la poeacutesie pour qui il existe des donneacutees

factuelles fermes auxquelles les propos poeacutetiques doivent se soumettre sous peine drsquoaccusation

drsquoerreur

De plus si lrsquoon a raison de voir dans le texte qui suit une citation de Glaucon dont le nom se

serait en lrsquooccurrence corrompu en Glaucos112 alors le caractegravere particuliegraverement flexible de son

approche interpreacutetative est encore confirmeacute (le texte en question preacutesente un problegraveme homeacuterique

108 Cf Hiller 1886 431 Lanata 1963 279-81 Huxley 1968 52 Richardson 2006 [1975] 79

109 Lrsquousage du terme dianoia par Ion nrsquoest pas innocent et suggegravere que ce sont les penseacutees du poegravete lui-mecircme (ie son laquo intention seacutemantique raquo) que le rhapsode sait exposer mieux que les autres

110 Pace Buffiegravere 1956 133

111 Lrsquoexemple que donne Aristote pour cette approche nrsquoimplique pas une interpreacutetation alleacutegorique mais plutocirct un preacutesupposeacute mythologique erroneacute (laquo le cas drsquoIcarios raquo) Par ailleurs le passage est probleacutematique car lrsquoexemple drsquoIcarios est totalement inapproprieacute pour illustrer la situation annonceacutee au deacutebut laquo Lorsque le mot paraicirct signifier quelque chose de contradictoirehellip raquo Par contraste avec les autres cas de laquo contradiction raquo qui se trouvent dans ce chapitre et qui consistent en des contradictions internes aux poegravemes le problegraveme relatif agrave Icarios laquo contredit raquo plutocirct une preacuteconception soit lrsquoideacutee qursquoIcarios reacuteside agrave Sparte (cf Lucas 1968 247)

112 Heitz 1865 260 n2 Schrader 1880 168 Richardson 2006 [1975] 79

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baseacute sur le vers de lrsquoIliade 11636 laquo Tout autre aurait peine agrave bouger la coupe de la table

lorsqursquoelle est pleine mais le vieux Nestor lui la soulegraveve sans peine raquo)

διὰ τί πεποίηκε μόνον τὸν Νέστορα αἴροντα τὸ ἔκπομα οὐ γὰρ εἰκὸς ῥᾷον αἴρειν νεωτέρων

Στησίμβροτος μὲν οὖν φησιν ἵνα δοκῇ εἰκότως πολλὰ ἔτη βεβιωκέναιmiddot εἰ γὰρ παράμονος ἡ ἰσχὺς καὶ οὐχ ὑπὸ γήρως μεμάρανται καὶ τὰ τῆς ζωῆς εὔλογον εἶναι παραπλήσια

Ἀντισθένης δέmiddot laquo οὐ περὶ τῆς κατὰ χεῖρα βαρύτητος λέγει ἀλλ ὅτι οὐκ ἐμεθύσκετο σημαίνειmiddot ἀλλ ἔφερε ῥᾳδίως τὸν οἶνον raquo

Γλαύκων113 δέ ὅτι κατὰ διάμετρον ἐλάμβανε τὰ ὦτα ἐκ μέσου δὲ πᾶν εὔφορον

Ἀριστοτέλης δὲ τὸ laquo Νέστωρ ὁ γέρων raquo ἀπὸ κοινοῦ ἔφη δεῖν ἀκούειν ἐπὶ τοῦ laquo ἄλλος raquo ἵν ᾖ laquo ἄλλος μὲν γέρων μογέων ἀποκινήσασκε τραπέζης Νέστωρ δ ὁ γέρων ἀμογητὶ ἄειρεν raquo πρὸς γὰρ τοὺς καθ ἡλικίαν ὁμοίους γενέσθαι τὴν σύγκρισιν

Pourquoi Homegravere a-t-il fait en sorte que Nestor soit le seul agrave ecirctre capable de soulever la coupe En effet il nrsquoest pas vraisemblable qursquoil la soulegraveve plus facilement que des hommes plus jeunes

Steacutesimbrote dit que crsquoest afin qursquoil paraisse vraisemblable qursquoil ait veacutecu une longue vie car si sa force est intacte et nrsquoa pas eacuteteacute diminueacutee par la vieillesse alors il est logique qursquoil en soit de mecircme pour son eacutenergie vitale

Selon Antisthegravene (fr 191 Giannantoni) Homegravere ne parle pas de la lourdeur pour la main qui soulegraveve mais il veut plutocirct dire que Nestor ne srsquoenivrait pas il supportait facilement le vin

Glaucos [Glaucon] dit que Nestor prenait les anses de la coupe agrave partir de points opposeacutes et qursquoil est facile de soulever nrsquoimporte quoi agrave partir du milieu

Aristote114 dit qursquoil faut prendre les mots laquo le vieillard Nestor raquo en commun avec le mot laquo autre raquo de sorte que le sens de la phrase soit laquo Un autre vieillard la bougerait avec peine de la table mais le vieillard Nestor la soulegraveve sans peine raquo et que la comparaison se fasse avec des hommes de son acircge (Porph QHI ad 11637 1-6 MacPhail)

Jrsquoaurai lrsquooccasion de revenir sur ce problegraveme homeacuterique en apparence insignifiant qui a

pourtant mobiliseacute les efforts drsquoun grand nombre de commentateurs anciens En ce qui concerne

Glaucon il suffit de constater que de toutes les solutions concurrentes preacutesenteacutees dans ce texte (agrave

lrsquoexclusion peut-ecirctre de celle drsquoAristote de nature purement syntaxique mais improbable) la

sienne est certainement la plus triviale En termes modernes elle consiste agrave produire une

113 La correction de Γλαῦκος en Γλαύκων est inseacutereacutee dans le texte dans lrsquoeacutedition reacutecente de MacPhail

114 Rose rejette le texte qui suit des fragments authentiques drsquoAristote et propose de lire laquo Aristarque raquo agrave la place de laquo Aristote raquo (1863 166) Contra Heitz 1869 140 et Schrader 1880 168 Un texte drsquoAtheacuteneacutee rapporte lrsquoopinion drsquoAristarque sur ce vers (cf infra ch 4 sect (ii)d) qui ne correspond pas agrave celle donneacutee ici il est donc preacutefeacuterable de conserver la leccedilon laquo Aristote raquo

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laquo naturalisation raquo115 drsquoun eacuteleacutement du reacutecit crsquoest-agrave-dire agrave fournir une hypothegravese explicative ou

encore des preacutecisions qui ne sont pas formuleacutees dans le texte mais qursquoil revient au lecteur de

preacutesumer en lrsquooccurrence le fait que Nestor connaissait une technique particuliegravere pour soulever

sa lourde coupe Bien que totalement gratuite crsquoest-agrave-dire non fondeacutee sur quelque indice que ce

soit agrave lrsquointeacuterieur du texte homeacuterique cette solution eacutevite de faire appel agrave une signification

hypotheacutetique et contre-intuitive du vers homeacuterique

Lrsquointeacuterecirct drsquoAntisthegravene pour les eacutetudes homeacuteriques est amplement attesteacute et les fragments

pertinents suggegraverent une approche modeacutereacutee de lrsquointerpreacutetation poeacutetique La solution qursquoil offre

dans le texte tout juste preacutesenteacute ndash Nestor laquo supportait sans effort raquo non pas la coupe mais son

contenu ndash constitue probablement le cas ougrave il srsquoeacuteloigne le plus drsquoune lecture litteacuterale dans les

fragments conserveacutes mais il ne srsquoagit pas encore drsquoune interpreacutetation alleacutegorique116 La grande

majoriteacute de ses commentaires de nature litteacuteraire en particulier dans le cadre de ses solutions agrave

des problegravemes homeacuteriques font plutocirct preuve drsquoune attention au deacutetail et surtout drsquoune finesse

psychologique certaine qui nrsquoest pas sans anticiper celle drsquoAristote Par exemple sa solution au

problegraveme ceacutelegravebre laquo Pourquoi Ulysse a-t-il refuseacute lrsquooffre de Calypsocirc de le rendre immortel  raquo est

la suivante laquo Ulysse parce qursquoil est sage sait que les gens amoureux disent beaucoup de

mensonges et font des promesses impossibles raquo117 Aristote sur la mecircme question fournit une

explication tregraves semblable laquo Elle deacuteclarait certes qursquoelle le rendrait immortel mais lui srsquoen

meacutefiait et crsquoest par meacutefiance qursquoil a refuseacute raquo (fr 178 Rose) Ces solutions sont remarquables tant

par leur ressemblance que parce qursquoelles srsquoabstiennent toutes deux drsquoexploiter philosophiquement

un eacuteleacutement du reacutecit qui se precircte facilement agrave la recherche de sens eacutesoteacuteriques118

Qui plus est Dion Chrysostome (Or 534-5) attribue agrave Antisthegravene le meacuterite drsquoavoir le premier

affirmeacute que le contenu des poegravemes homeacuteriques laquo relegraveve parfois de lrsquoopinion parfois de la veacuteriteacute raquo

115 Jrsquoemploie ici le concept deacutecrit par Scodel 1999 20

116 Cf Tate 1953 18 (qui reacutefute lrsquoargument de Houmlistad 1951) La solution drsquoAntisthegravene nrsquoest pas tant une exposition drsquoun sens cacheacute qursquoune interpreacutetation peacutedante de lrsquoadverbe ἀμογητί au sens de laquo sans maux de tecircte subseacutequents raquo Contra Peacutepin 1993

117 Fr 188 Giannantoni (apud Porph QHO p 6917-18 Schrader Ἀντισθένης φησὶν εἰδέναι σοφὸν ὄντα τὸν Ὀδυσσέα ὅτι οἱ ἐρῶντες πολλὰ ψεύδονται καὶ τὰ ἀδύνατα παραγγέλλονται) Comme le souligne Caizzi (1966 107) laquo non vi egrave traccia di esegesi allegorica raquo Sur lrsquointeacuterecirct drsquoAntisthegravene pour Ulysse voir Leacutevystone 2005

118 Par contraste voir les deacuteveloppements extensifs de Porphyre sur les deux types drsquoimmortaliteacute celle des sages tel Ulysse et celle des diviniteacutes telle Calypsocirc (ad Od 7258 = QHO p 695-7016 Schrader)

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(ὁ δὲ λόγος οὗτος Ἀντισθένους ἐστὶ πρότερον ὅτι τὰ μὲν δόξῃ τὰ δὲ ἀληθείᾳ εἴρηται τῷ

ποιητῇ) ndash bien que toujours selon Dion il nrsquoait pas deacuteveloppeacute en profondeur cette ideacutee reprise et

eacutelaboreacutee par Zeacutenon Comme lrsquoa deacutemontreacute Tate (1930 7-8) ce principe de lecture fondeacute sur une

distinction eacutepisteacutemologique eacuteleacutementaire dans la penseacutee drsquoAntisthegravene et de ses contemporains nrsquoa

rien agrave voir avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Il sert uniquement agrave expliquer la preacutesence de

certaines contradictions dans le texte homeacuterique en distribuant les diverses croyances exprimeacutees

chez Homegravere entre drsquoun cocircteacute celles qui reflegravetent les connaissances reacuteelles du poegravete en tant que

deacutetenteur de savoir et de lrsquoautre celles qui reflegravetent les ideacutees communes partageacutees par la

multitude La reconnaissance par Antisthegravene de propos poeacutetiques relevant de la doxa rappelle

drsquoailleurs lrsquoattitude drsquoAristote dans la Poeacutetique qui attribue sans plus srsquoen soucier la preacutesence

chez les poegravetes drsquoeacuteleacutements faux ou impossibles agrave lrsquoopinion commune (cf 1460b35 οὕτω

φασίν 1461b10 πρὸς τὴν δόξαν)

Section (iv) Conclusion

Mis agrave part Glaucon et Antisthegravene dont les travaux sur Homegravere ne permettent toutefois qursquoune

reconstruction bien fragmentaire les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote se montrent donc globalement des

interpregravetes soit trop audacieux soit au contraire trop seacutevegraveres Dans tous les cas crsquoest un

attachement agrave un contenu doctrinal ou encore au deacutetail de la lettre qui dicte leur lecture des

poegravetes Il est drsquoailleurs significatif que lrsquoon trouve reacuteguliegraverement des interpreacutetations historiques

litteacuteralistes et des interpreacutetations alleacutegoriques chez une mecircme personne119 si comme on le verra

la poeacutetique aristoteacutelicienne se distingue agrave la fois des unes et des autres en revanche celles-ci ne

srsquoexcluent pas neacutecessairement entre elles

Dans le cadre drsquoune alternative aussi contraignante il nrsquoest pas surprenant que la poeacutesie ait eacuteteacute

incapable de se meacutenager une place agrave part aux yeux des critiques Comme on le verra dans ce qui

va suivre il nrsquoy a pas de doute que crsquoest agrave Aristote que lrsquoon doit les conditions neacutecessaires agrave

lrsquoeacutemergence de la sphegravere indeacutependante du laquo poeacutetique raquo

119 Crsquoest le cas de Porphyre ce qui apparaicirct si lrsquoon compare ses Questions homeacuteriques agrave son traiteacute Sur la caverne des nymphes Mais ce dernier traiteacute preacutesente lui-mecircme une combinaison drsquointerpreacutetations litteacuterales et drsquointerpreacutetation alleacutegoriques cf Peacutepin 1966 239

Chapitre 2 Aristote et lrsquoalleacutegorie

Ce chapitre sera exclusivement consacreacute agrave Aristote Il est en grande part destineacute agrave clarifier le

rapport que ce dernier entretient avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de laquelle certains tentent

parfois ndash agrave tort ndash de le rapprocher

Section (i) Le champ theacuteorique de la Poeacutetique

En regard de la place importante des alleacutegoristes dans lrsquohistoire grecque de la reacuteception de la

poeacutesie il peut agrave premiegravere vue sembler remarquable que dans la totaliteacute du texte de la Poeacutetique

Aristote ne fasse aucune mention si implicite soit-elle de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des

poegravemes en particulier de ceux drsquoHomegravere Certes la Poeacutetique nrsquoest pas un traiteacute drsquohermeacuteneutique

et sa preacuteoccupation centrale nrsquoest pas de formuler des regravegles de lecture mais plutocirct des regravegles de

composition Pourtant on peut penser que les unes et les autres se doivent drsquoecirctre en eacutetroite

correacutelation agrave quoi bon respecter des critegraveres preacutecis de composition si ce nrsquoest dans le but

drsquoobtenir un certain effet aupregraves du public ndash effet qui deacutepend neacutecessairement pour sa reacutealisation

que le poegraveme soit entendu drsquoune maniegravere deacutetermineacutee Que cette compreacutehension se produise agrave un

niveau de conscience eacuteleveacute et proprement cognitif ou qursquoelle se limite agrave une sorte drsquointuition

susciteacutee par une reacuteaction eacutemotive et preacutediscursive elle sera dans tous les cas le reacutesultat drsquoun

effort communicatif de la part du poegravete Par conseacutequent laquo alleacutegorie raquo et laquo alleacutegoregravese raquo forment les

deux versants compleacutementaires drsquoun seul et mecircme mode de communication ndash la premiegravere

deacutesignant lrsquoeacutelaboration poeacutetique du mateacuteriau sous forme alleacutegorique et la seconde le processus

interpreacutetatif permettant de parvenir agrave ce mateacuteriau

Il nrsquoest pourtant pas veacuteritablement eacutetonnant que lrsquoalleacutegorie au sens restreint que je viens

drsquoidentifier ne trouve aucune place dans la Poeacutetique et ce pour une raison preacutecise lrsquointention

signifiante du poegravete que celui-ci peut deacutecider ou non drsquoincarner sous forme alleacutegorique doit

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neacutecessairement relever de lrsquoune ou lrsquoautre de ces deux composantes de lrsquoœuvre120 qursquoAristote

appelle la dianoia et la lexis La premiegravere est en effet deacutefinie comme laquo la faculteacute de dire ce que

la situation implique et ce qui convient raquo crsquoest-agrave-dire laquo les formes dans lesquelles on deacutemontre

que quelque chose est ou nrsquoest pas ou dans lesquelles on eacutenonce une veacuteriteacute geacuteneacuterale raquo

(1450b4-12) crsquoest pour ainsi dire le contenu discursif du poegraveme tel qursquoil est exposeacute dans les

discours des personnages121 Or lrsquoeacutetude de la dianoia est explicitement exclue de la Poeacutetique au

motif qursquoelle a eacuteteacute meneacutee dans les traiteacutes de rheacutetorique

Ce qui concerne la penseacutee laissons-le dans la Rheacutetorique cela relegraveve plus proprement de cette eacutetude Relegraveve de la penseacutee tout ce qui doit ecirctre produit par la parole on y distingue comme parties deacutemontrer reacutefuter produire des eacutemotions violentes (comme la pitieacute la frayeur la colegravere et autres de ce genre) et aussi lrsquoeffet drsquoamplification et les effets de reacuteduction (Poet 191456a34-b2)

Lrsquoeacutetude de la lexis eacutetroitement lieacutee agrave la dianoia puisqursquoelle en est lrsquoexpression verbale est

esquisseacutee au chapitre dix-neuf et deacuteveloppeacutee aux chapitres vingt agrave vingt-deux Cette large section

comprend une analyse grammaticale deacutetailleacutee des laquo parties raquo de la lexis dont certaines seulement

possegravedent des proprieacuteteacutes signifiantes Crsquoest le cas du nom (ὄνομα) du verbe (ῥῆμα) de la flexion

(πτῶσις) et de lrsquoeacutenonceacute (λόγος) On trouve ensuite une classification des types de laquo mots raquo

(ὀνόματα) selon lrsquousage qui en est fait (usage courant emprunt meacutetaphore ornement) les

modifications morphologiques qursquoils subissent (nom forgeacute allongeacute eacutecourteacute alteacutereacute) et le genre

Enfin Aristote preacutesente briegravevement agrave lrsquoissue de cette section (chap 22) le principe fondamental

qui fait la qualiteacute de lrsquoexpression (λέξεως ἀρετή) soit la clarteacute combineacutee agrave une touche

drsquoexotisme (σαφῆ καὶ μὴ ταπεινὴν εἶναι 221458a18)

Ce juste milieu est obtenu par lrsquousage de mots laquo courants raquo (κυρία) agreacutementeacutes de mots

laquo inhabituels raquo (ξενικά) la meacutetaphore eacutetant parmi ces derniers le proceacutedeacute le plus important agrave

120 La distinction entre les parties (μέρη) apparaicirct dans le cadre de lrsquoeacutetude de la trageacutedie (Poet chap 6) mais srsquoapplique aussi agrave lrsquoeacutepopeacutee qui possegravede les mecircmes parties agrave lrsquoexception du chant et du spectacle (cf Poet 241459b10) Bien que la tradition alleacutegorique en raison des teacutemoignages disponibles nous apparaisse surtout preacuteoccupeacutee par lrsquoexeacutegegravese de lrsquoeacutepopeacutee drsquoautres genres dont la trageacutedie eacutetaient vraisemblablement lrsquoobjet drsquointerpreacutetations alleacutegoriques Voir par exemple les scholies aux vers 73 et 78 de lrsquoHippolyte drsquoEuripide (examineacutees par Hunter 2009)

121 Il ne semble pas que la dianoia soit la faccedilon aristoteacutelicienne de deacutesigner quelque chose tel que le laquo thegraveme raquo ou le laquo message raquo du poegraveme cf Porter 2008 292 laquo he favors poetryrsquos formal and discursive aspects action character [hellip] thought as revelatory of charactermdashbut not as revelatory of poetic ‛meaningrsquo let alone of the poetrsquos meaning neither of which has any relevance for Aristotle raquo Cf Dale 1969 qui relegraveve nombre de difficulteacutes lieacutees agrave lrsquointroduction de la dianoia dans la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote

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maicirctriser (cf 221459a4-8) Or un recours excessif agrave la meacutetaphore transforme le poegraveme en

eacutenigme laquelle consiste agrave laquo dire des choses reacuteelles par des associations impossibles raquo

(αἰνίγματός τε γὰρ ἰδέα αὕτη ἐστί τὸ λέγοντα ὑπάρχοντα ἀδύνατα συνάψαι Poet

221458a24-27) crsquoest-agrave-dire par des associations de mots qui pris litteacuteralement expriment des

choses impossibles tout en disant pourtant des choses laquo qui sont raquo (ὑπάρχοντα) Lrsquoerreur

stylistique que repreacutesente lrsquoeacutenigme nrsquoa donc rien agrave voir avec lrsquoerreur poeacutetique dont il est question

notamment au chapitre vingt-cinq consistant agrave repreacutesenter des choses impossibles122 Ce dernier

type drsquoerreur tient agrave lrsquoobjet (impossible) de la mimecircsis et non agrave lrsquoexpression linguistique par

laquelle il est repreacutesenteacute La deacutefinition de lrsquoeacutenigme que donne Aristote preacutesuppose au contraire

que crsquoest une reacutealiteacute que lrsquoauteur qui srsquoexprime eacutenigmatiquement cherche agrave exprimer Cela

concorde tout agrave fait avec lrsquoentreprise des alleacutegoristes pour qui le discours poeacutetique eacutenigmatique

cache un contenu qui possegravede une veacuteriteacute litteacuterale

Le sujet de la lexis est toutefois traiteacute de faccedilon beaucoup plus complegravete dans les douze

premiers chapitres du dernier livre de la Rheacutetorique ougrave il semble effectivement avoir davantage

sa place ce livre est presque tout entier consacreacute aux qualiteacutes du style123 sans drsquoailleurs

preacutesenter de distinction tregraves ferme entre prose et poeacutesie tandis que dans la Poeacutetique Aristote ne

srsquointeacuteresse agrave cette question que de faccedilon marginale La forme verbale que doivent prendre les

penseacutees du poegraveme ainsi que le contenu de ces penseacutees elles-mecircmes sont donc des

preacuteoccupations qui se situent pour Aristote en dehors du champ strict de la poeacutetique et qui se

rattachent au domaine plus ample de la rheacutetorique

Qursquoen est-il maintenant de lrsquoalleacutegoregravese cette meacutethode de lecture qui repose sur la perception

du caractegravere alleacutegorique (reacuteel ou imagineacute) drsquoun poegraveme Le texte aristoteacutelicien qui se rapproche le

plus drsquoune theacuteorie de la reacuteception est le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique dont le sujet explicite

est en veacuteriteacute beaucoup plus modeste puisqursquoil srsquoannonce comme un reacutepertoire des laquo problegravemes et

solutions raquo adresseacutes aux œuvres poeacutetiques Crsquoest pourtant dans ce texte plus que dans tout autre

que lrsquoon devrait srsquoattendre agrave trouver lrsquoexposeacute de la position aristoteacutelicienne sur lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique srsquoil en est une Cela semblerait drsquoautant plus naturel que celle-ci est toute deacutesigneacutee

122 Cf Berra 2008 380

123 Le dernier livre de la Rheacutetorique telle qursquoelle nous est parvenue correspond vraisemblablement agrave lrsquoouvrage intituleacute Περὶ λέξεως dans les listes anciennes des ouvrages drsquoAristote (Moraux 1951 103)

50

pour fournir des solutions agrave certains passages particuliegraverement difficiles agrave justifier Or ce

chapitre pas plus que le reste du traiteacute ne fait allusion aux interpreacutetations par lrsquoalleacutegorie qui

avaient pourtant cours depuis longtemps chez les lecteurs drsquoHomegravere Parmi les types de solution

laquo selon lrsquoexpression raquo (κατὰ λέξιν) ndash parmi lesquelles agrave en croire Porphyre lrsquoon devrait avoir le

plus de chance de trouver lrsquoalleacutegoregravese ndash mecircme la solution baseacutee sur la meacutetaphore ne srsquoen

approche aucunement les deux exemples que donne Aristote consiste en de banales substitutions

drsquoun mot pour un autre de sens rapprocheacute (251461a16-21)

Section (ii) Les Questions homeacuteriques et lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

Cette absence de toute allusion agrave lrsquoalleacutegorie agrave lrsquointeacuterieur des prescriptions theacuteoriques de la

Poeacutetique est drsquoautant plus remarquable que les fragments conserveacutes des Questions homeacuteriques

drsquoAristote qui forment le pendant pratique de ce volet theacuteorique comprennent quelques cas ougrave

les interpreacutetations drsquoAristote semblent agrave premiegravere vue du moins revecirctir un caractegravere alleacutegorique

Ces textes sont geacuteneacuteralement ignoreacutes des commentateurs124 qui attribuent agrave Aristote une

indiffeacuterence voire une attitude de rejet face agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Inversement ils sont

lrsquoobjet drsquoune surinterpreacutetation de la part drsquoautres savants125 presseacutes de justifier leur propre inteacuterecirct

pour lrsquoalleacutegorie ancienne en invoquant celui drsquoAristote le plus ceacutelegravebre des critiques litteacuteraires

grecs Eacutetant donneacute le deacutesaccord moderne concernant le parti pris par Aristote entre alleacutegoristes et

anti-alleacutegoristes un examen minutieux de ces textes srsquoimpose afin drsquoen appreacutecier correctement la

teneur

(a) Mantique et alleacutegorie (Questions homeacuteriques fr 145 Rose)

Lamberton et Keaney (1992 xiii-xv) identifient quatre passages qualifiables selon eux de

solutions alleacutegoriques Lrsquoun drsquoentre eux correspond au fragment 145 Rose126 qui rapporte la

solution aristoteacutelicienne agrave un curieux problegraveme Dans un eacutepisode ceacutelegravebre de lrsquoIliade (2301-329)

124 Hintenlang 1961 140 Pfeiffer 1968 237 Struck 1995 et 2004 Ford 2002 88

125 Buffiegravere 1956 245 Lamberton amp Keaney 1992 xiii-xv

126 Ce fragment est citeacute textuellement et commenteacute amplement infra p 181sqq

51

Ulysse tente de rassurer les troupes en leur rappelant certains eacuteveacutenements ayant preacuteceacutedeacute ceux

raconteacutes dans le poegraveme alors que les Grecs se trouvaient agrave Aulis sur le point de voguer vers

Troie un preacutesage se produisit Ils virent un serpent deacutevorer huit moineaux et leur megravere puis se

meacutetamorphoser en pierre Le devin Calchas annonccedila alors aux Grecs la signification du preacutesage

les oiseaux deacutevoreacutes indiquent que les Grecs prendront Troie agrave la dixiegraveme anneacutee de combat Agrave ce

reacutecit drsquoUlysse Aristote objecte que 1) le silence de Calchas sur la signification agrave donner agrave la

peacutetrification du serpent est eacutetrange et 2) les oiseaux eacutetaient au total au nombre de neuf de sorte

que le symbolisme numeacuterique du preacutesage semble inadeacutequat

La deuxiegraveme partie du problegraveme se laisse aiseacutement reacutesoudre laquo la ville fut prise au bout de

neuf anneacutees en effet cela arriva alors que la dixiegraveme anneacutee commenccedilait mais Calchas tient

compte des anneacutees compleacuteteacutees aussi le nombre des oiseaux morts et des anneacutees est-il en bon

accord raquo Quant agrave lrsquointerpreacutetation incomplegravete du preacutesage que fait Calchas on peut lrsquoexpliquer

drsquoapregraves le contexte ougrave il srsquoest produit la peacutetrification eacutetait vraisemblablement laquo un symbole de

lenteur ndash soit quelque chose appartenant deacutejagrave au passeacute et qui ne suscitait plus la crainte raquo Si tel

eacutetait bien le cas il nrsquoy avait nul besoin pour Ulysse lorsqursquoil rapportait les propos de Calchas de

revenir sur cet eacuteleacutement particulier du preacutesage puisque les Grecs se trouvaient deacutesormais dans une

situation ougrave ils avaient deacutejagrave veacutecu les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification ndash la lenteur des

neuf anneacutees de guerre eacutecouleacutees127

Cette solution aristoteacutelicienne nrsquoa certainement rien drsquoalleacutegorique Comme Lamberton et

Keaney le mentionnent eux-mecircmes128 le passage homeacuterique qui fait lrsquoobjet des commentaires

drsquoAristote appartient deacutejagrave au niveau narratif le plus superficiel agrave un contexte ougrave le symbole joue

un rocircle important Calchas eacutetant un devin son rocircle est de montrer aux profanes la signification

cacheacutee drsquoeacuteveacutenements hors du commun Lrsquoidentification que fait Aristote entre la peacutetrification du

serpent et la lenteur est simplement un moyen de fournir les raisons qui expliquent le

127 Plus loin dans le mecircme texte (QHI ad 2305-329 25 MacPhail) Porphyre preacutecise qursquoAristote pense agrave la lenteur et agrave la dureteacute de la guerre qui devait durer dix ans ἡ δὲ τοῦ δράκοντος ἀπολίθωσις κατὰ μὲν Ἀριστοτέλην τὴν βραδυτῆτα ἐδήλου καὶ τὸ σκληρὸν τοῦ πολέμου

128 Cf 1992 xiv laquo The context demands that this element be a sign a σημεῖον and the interpretation offered supplies a glaring omission raquo

52

comportement inattendu de Calchas129 et non une explication de nature alleacutegorique ndash laquelle

consisterait plutocirct agrave introduire dans lrsquoexeacutegegravese du poegraveme un symbolisme qui ne srsquoy trouvait pas

deacutejagrave Que la meacutetamorphose dans le contexte narratif ougrave elle se produit est un preacutesage exigeant

une interpreacutetation ne fait aucun doute et nrsquoimporte quel lecteur alleacutegoriste ou non en

conviendrait

Ce problegraveme entretient drsquoailleurs une certaine ressemblance avec cet autre qui traite

eacutegalement de mantique et dont la solution est fournie par Meacutegaclide un exeacutegegravete de lrsquoeacutecole

peacuteripateacuteticienne130

Ζωίλος ὁ κληθεὶς Ὁμηρομάστιξ [hellip] ἄλλα τε πολλὰ Ὁμήρου κατηγορεῖ καὶ τὰ περὶ τοῦ ἐρωδιοῦ ὃν ἐν τῇ Νυκτεγερσίᾳ ἔπεμψε τοῖς περὶ τὸν Ὀδυσσέα ἡ Ἀθηνᾶ ὃν φησὶν laquo οὐκ εἶδον ὀφθαλμοῖσιν |hellip| ἀλλὰ κλάγξαντος ἄκουσαν raquo πῶς γὰρ φησὶ laquo χαῖρε δὲ τῷ ὄρνιθrsquo Ὀδυσσεύς raquo εἰκὸς γὰρ ἦν ὑπολαβεῖν περιβοήτους ἔσεσθαι φωνὴ γὰρ σημεῖόν ἐστι τοῖς λανθάνειν προαιρουμένοις ὑπεναντίον

Μεγακλείδης ὅτι μαντικῶς ταῦτα ἐποίησεmiddot δηλοῖ γὰρ ὅτι φωνὴν ἤκουσαν μόνον οὐκοῦν οὕτως ἀπέβη τὸ μέλλονmiddot αὐτοὶ μὲν γὰρ ὑπὸ τῶν πολεμίων οὐκ ὤφθησαν ἤκουσαν δὲ τὰ βουλεύματα καὶ τὰς τάξεις Δόλωνος ἐξαγγείλαντος πῶς ἂν οὖν οἰωνὸς σαφέστερος φανείη

Zoiumlle surnommeacute laquo le fouet drsquoHomegravere raquo [hellip] accuse Homegravere de nombreuses choses et lui reproche en particulier le passage avec le heacuteron qursquoAtheacutena envoie agrave Ulysse et agrave Diomegravede dans lrsquoeacutepisode de La veille de nuit131 et que ceux-ci dit Homegravere laquo ne voient pas avec leurs yeux [hellip] mais ils entendent son cri raquo (Il 10276) En effet pourquoi dit-il que laquo Ulysse se reacutejouit du preacutesage raquo (Il 10277) Car il aurait eacuteteacute normal de leur part de supposer qursquoils allaient ecirctre repeacutereacutes puisque le bruit est un signe qui srsquooppose agrave ceux qui tentent de passer inaperccedilus

Meacutegaclide affirme qursquoHomegravere a composeacute ce passage agrave la faccedilon des devins en effet il rend eacutevident le fait que les deux hommes ont seulement entendu le son ltdu heacuterongt Eh bien crsquoest de cette faccedilon que les eacuteveacutenements suivants se sont deacuterouleacutes en effet eux-mecircmes nrsquoont pas eacuteteacute vus par les ennemis mais ils ont entendu leurs desseins et leurs positions gracircce agrave la trahison de Dolon Comment donc un preacutesage pourrait-il se manifester plus clairement (Porph QHI ad 10276 1-7 MacPhail = Meacutegaclide fr 11 Janko)

Ici encore comme au cas preacuteceacutedent la solution de Meacutegaclide consiste agrave fournir une

interpreacutetation du preacutesage qui puisse rendre compte de la reacuteaction des personnages agrave lrsquointeacuterieur du

129 Lamberton et Keaney reconnaissent eacutegalement le caractegravere psychologique de ce zecirctecircma laquo Aristotle as often seems to have been concerned to pry into the motives and the latent dynamics of the interaction of characters What he interrogates here is Calchasrsquos silence his failure to interpret what so obviously needs interpretation raquo (1992 xiv n 22) Cf Bouchard 2010 320

130 Chameacuteleacuteon et lui sont simultaneacutement qualifieacutes de Περιπατητικοί chez Tatien (Ad Gr 312)

131 Crsquoest le titre donneacute par les Anciens (cf Hyp II [Eur] Rh) au chant 10 de lrsquoIliade que les Modernes appellent plutocirct la Dolonie

53

reacutecit et non une interpreacutetation visant agrave en extrapoler des enseignements cacheacutes sous forme

symbolique Lorsqursquoil affirme qursquoHomegravere a composeacute la scegravene μαντικῶς laquo agrave la faccedilon des

devins raquo cela ne signifie pas qursquoil lui attribue en personne un mode drsquoexpression voileacute semblable

agrave celui des oracles dont lrsquoart de la divination reacutevegravele les significations Meacutegaclide veut dire

simplement qursquoHomegravere a composeacute une scegravene dans laquelle au niveau narratif la mantique joue

un rocircle ndash une affirmation par ailleurs eacutevidente puisqursquoon voit mal quelle serait la fonction du

heacuteron envoyeacute par Atheacutena srsquoil ne srsquoagissait pas effectivement drsquoun preacutesage Le tout est

drsquoexpliquer la reacuteaction enjoueacutee drsquoUlysse devant ce preacutesage ce qui exige drsquoabord comme dans le

cas de Calchas qursquoune hypothegravese approprieacutee soit fournie concernant le sens du preacutesage Celle de

Meacutegaclide pour alambiqueacutee qursquoelle soit ne vise pourtant qursquoagrave reacutesoudre le problegraveme de

lrsquoincoheacuterence apparente entre la joie drsquoUlysse et le bruit dont lrsquooccurrence soudaine peut agrave

premiegravere vue sembler contraire aux inteacuterecircts du heacuteros

Des commentaires quasi identiques sur ce passage homeacuterique se retrouvent dans les scholies

dont lrsquoun est vraisemblablement attribuable agrave Aristarque

τοὶ δ οὐκ ἴδον ὀφθαλμοῖσιν ὅτι καὶ αὐτοὶ ὑπὸ πολεμίων ἔμελλον οὐχ ὁραθέντες τὰ βουλεύματα αὐτῶν παρὰ Δόλωνος ἀκούειν ἄλλως τε ὅτι οὐκ αἴσιος ὁ ἐρωδιὸς ὁ ὁρώμενος ὑπὸ τῶν εἰς ἐνέδραν ἀπιόντων

laquo ils ne le virent pas de leurs yeux raquo ltla diplecirc gt parce qursquoeux aussi sont sur le point drsquoentendre de Dolon les desseins des ennemis sans avoir eacuteteacute vus par eux Et aussi parce que le fait de voir un heacuteron nrsquoest pas un preacutesage favorable pour ceux qui srsquoen vont en embuscade (schol A Il 10275a Ariston())

Si comme il apparaicirct la premiegravere partie de cette scholie remonte bien agrave Aristarque132 alors il

est peu probable que celui-ci nrsquoait pas eu de quelque faccedilon accegraves agrave la solution de Meacutegaclide dont

lrsquooriginaliteacute est trop frappante pour que lrsquoon puisse attribuer la concordance des deux explications

agrave une coiumlncidence crsquoest-agrave-dire agrave des deacuteveloppements indeacutependants

132 Le point drsquointerrogation exprime lrsquoheacutesitation de Erbse agrave cet eacutegard motiveacutee par lrsquoabsence drsquoun siglum devant le vers 275 (lequel peut fort bien avoir eacuteteacute omis par erreur) La formulation ὅτιhellip est toutefois typique des reacutefeacuterences drsquoAristonicos agrave Aristarque Le mot ἄλλως qui deacutebute la seconde phrase introduit reacuteguliegraverement un commentaire de source diffeacuterente

54

(b) Meacutetaphore et alleacutegorie (QH fr 153 Rose)

Une deuxiegraveme solution soi-disant alleacutegorique imagineacutee par Aristote serait celle qursquoil offre au

problegraveme suivant issu drsquoune contradiction apparente dans le texte du poegravete

διὰ τί ποτὲ μέν φησι τὴν κεφαλὴν τῆς Γοργόνος ἐν Ἅιδου εἶναι λέγων laquo μή μοι Γοργείην κεφαλὴν δεινοῖο πελώρου ἐξ Ἀίδου πέμψειε raquo ποτὲ δὲ τὴν Ἀθηνᾶν ἔχειν ἐν τῇ αἰγίδι λέγων laquo βάλετ αἰγίδα θυσανόεσσαν raquo καὶ ἐπάγει laquo ἐν δ Ἔρις ἐν δ Ἀλκή ἐν δὲ κρυόεσσα Ἰωκή ἐν δέ τε Γοργείη κεφαλὴ δεινοῖο πελώρου raquo φησὶ δ Ἀριστοτέλης ὅτι μήποτε ἐν τῇ ἀσπίδι οὐκ αὐτὴν εἶχε τὴν κεφαλὴν τῆς Γοργόνος ὥσπερ οὐδὲ τὴν Ἔριν οὐδὲ τὴν κρυόεσσαν Ἰωκήν ἀλλὰ τὸ ἐκ τῆς Γοργόνος γιγνόμενον τοῖς ἐνορῶσι πάθος καταπληκτικόν

Pourquoi Homegravere dit-il quelque part que la tecircte de la Gorgone se trouve dans lrsquoHadegraves soit dans les vers suivants laquo de peur que du fond de lrsquoHadegraves elle mrsquoenvoie la tecircte de Gorgocirc ce monstre terrible raquo (Od 11634-5) tandis qursquoailleurs il dit que crsquoest Atheacutena qui la tient sur son eacutegide laquo elle jette lrsquoeacutegide frangeacutee raquo (Il 5738) ajoutant laquo ougrave se trouvent Querelle Vaillance Poursuite glaciale et la tecircte de Gorgocirc ce monstre terrible raquo (5740-1) Aristote dit qursquoAtheacutena nrsquoavait peut-ecirctre pas la tecircte mecircme de la Gorgone sur son eacutegide tout comme elle nrsquoavait pas non plus laquo la Querelle raquo ni laquo la Poursuite glaciale raquo mais qursquoHomegravere parlait plutocirct de lrsquoeffet de stupeacutefaction provoqueacute par la Gorgone sur ceux qui la regardent (fr 153 Rose = Porph QHI ad 5738 1-2 MacPhail)

Cette solution ne consiste guegravere plus qursquoagrave pointer vers le caractegravere meacutetonymique de la

reacutefeacuterence agrave la Gorgone au vers Il 5741 La contradiction entre le vers de lrsquoOdysseacutee et celui de

lrsquoIliade serait donc inexistante puisque dans le premier cas il est veacuteritablement question de la

tecircte de la Gorgone qui se trouve dans lrsquoHadegraves tandis que dans le second Homegravere ne parle pas

de la tecircte de la Gorgone litteacuteralement (οὐκ αὐτὴνhellip τὴν κεφαλήν) mais il exprime simplement

lrsquoeffet par la cause Contrairement agrave ce qursquoon aurait pu attendre de la part drsquoun interpregravete

alleacutegoriste la tecircte de la Gorgone nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoune alleacutegorisation veacuteritable puisque Homegravere

y fait reacutefeacuterence de faccedilon agrave la fois litteacuterale et meacutetaphorique

(c) Analogie et alleacutegorie (QH fr 149)

Un autre cas de contradiction entre des vers tireacutes des deux poegravemes homeacuteriques qui se voit

reacutesolu par une solution drsquoapparence vaguement alleacutegorique est le suivant pourquoi alors que

dans lrsquoIliade Agamemnon srsquoadresse agrave Heacutelios en disant laquo toi Soleil qui vois tout et entends tout raquo

(5277) Ulysse parle-t-il dans lrsquoOdysseacutee drsquoune messagegravere Lampeacutetie qui se charge drsquoinformer

Heacutelios du massacre de ses vaches (12374-5) La reacuteponse drsquoAristote va comme suit

λύων δ Ἀριστοτέλης φησίν ἤτοι ὅτι πάντα μὲν ὁρᾷ ἥλιος ἀλλ οὐχὶ ἅμα ἢ ὅτι τῷ ἡλίῳ ἦν τὸ ἐξαγγεῖλαν ἡ Λαμπετία ὥσπερ τῷ ἀνθρώπῳ ἡ ὄψιςmiddot ἢ ὅτι φησίν ἁρμόττον ἦν εἰπεῖν οὕτως

55

τόν τε Ἀγαμέμνονα ὁρκίζοντα ἐν τῇ μονομαχίᾳ laquo ἠέλιός θ ὃς πάντ ἐφορᾷς καὶ πάντ ἐπακούεις raquo καὶ τὸν Ὀδυσσέα πρὸς τοὺς ἑταίρους λέγονταmiddot οὐ γὰρ δὴ καὶ τὰ ἐν ᾅδου ὁρᾷ

Aristote pour reacutesoudre le problegraveme dit que soit Heacutelios voit tout mais pas tout en mecircme temps soit ce qui lrsquoa mis au courant ltdu massacre des vachesgt crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoillumination raquo (Λαμπετία) appartenait agrave Heacutelios comme la vue133 appartient agrave lrsquohomme Ou encore dit-il crsquoest qursquoil eacutetait convenable qursquoils parlent comme ils lrsquoont fait Agamemnon en disant laquo toi Soleil qui vois tout et entends tout raquo puisqursquoil eacutetait en train de precircter serment lors de lrsquoeacutepisode du duel et aussi Ulysse lorsqursquoil parlait agrave ses compagnons134 En effet Heacutelios ne voit quand mecircme pas aussi ce qui se passe dans lrsquoHadegraves (fr 149 Rose = Porph QHO p 1135-17 Schrader)

Les possibiliteacutes de solution que donne Aristote dans ce texte ne sont pas moins de trois et

deux drsquoentre elles ont un caractegravere tout agrave fait prosaiumlque Dans un premier temps Aristote suit la

recommandation qursquoil fait lui-mecircme quelque part dans la Poeacutetique

Pour les contradictions la forme qursquoelles prennent dans le texte doit ecirctre examineacutee selon les meacutethodes de la reacutefutation dans les discours en se demandant srsquoil srsquoagit bien de la mecircme chose en relation avec la mecircme chose et sur le mecircme mode en confrontant le poegravete aussi soit avec ce qursquoil dit lui-mecircme soit avec la position drsquoun homme senseacute (Poet 251461b15-18)

Ainsi agrave strictement parler le texte drsquoHomegravere nrsquoimplique pas que lrsquoomniscience drsquoHeacutelios soit

absolue et le mot laquo tout raquo pourrait signifier que son regard est dirigeacute sur toutes les reacutealiteacutes tour agrave

tour plutocirct que simultaneacutement Une autre solution consiste agrave invoquer le kairos des paroles

prononceacutees par chacun des personnages il est normal qursquoAgamemnon dans le contexte drsquoun

serment prenne solennellement Heacutelios agrave teacutemoin et en appelle agrave la puissance de son regard mais

Ulysse qui vient de raconter la faccedilon dont ses compagnons ont immoleacute les vaches drsquoHeacutelios

pourrait difficilement parler comme si ce dernier avait une connaissance entiegravere de tous les

eacuteveacutenements qui se produisent sans quoi on comprendrait mal comment Heacutelios aurait pu laisser

133 La traduction de ὄψις par laquo songe raquo est aussi possible dans le contexte eacutetant donneacute le rocircle traditionnel du songe comme messager Toutefois cet usage nrsquoest pas attesteacute chez Aristote chez qui la faculteacute de la vision est le sens le plus freacutequent revecirctu par ce mot (cf Bonitz ad loc)

134 Schrader (1890 144) suppose ici une lacune qursquoil propose de combler agrave lrsquoaide de la schol Od 12323 laquo Ils nrsquoauraient pu manger les vaches agrave lrsquoinsu de celui qui voit tout drsquoapregraves les paroles avec lesquelles Agamemnon menace les Troyens lorsqursquoil invoque des teacutemoins agrave lrsquoappui des serments raquo (φαγόντες οὐκ ἂν λάθοιμεν τὸν πάντα ἐφορῶντα καθὰ καὶ Ἀγαμέμνων πρὸ τῶν ὁρκίων ἐκφοβεῖ τοὺς Τρῶας τοῖς ἐπιμαρτυρουμένοις) La vraisemblance du reacutecit drsquoUlysse aurait donc eacuteteacute compromise srsquoil avait tenu compte de lrsquoomniscience attribueacutee agrave Heacutelios dans les vers de lrsquoIliade

56

un tel massacre se produire Les paroles drsquoAgamemnon ne sont donc probablement pas agrave prendre

agrave la lettre apregraves tout Heacutelios ignore au moins ce qui se passe dans lrsquoHadegraves135

Ainsi des trois solutions fournies pour ce problegraveme seule la comparaison eacutetablie entre

Lampeacutetie et la vision humaine peut preacutetendre au titre drsquointerpreacutetation alleacutegorique Agrave strictement

parler il srsquoagit drsquoune meacutetaphore obtenue par analogie telle qursquoAristote deacutefinit cette notion en

Poet 1457b6-18 laquo La meacutetaphore est lrsquoapplication drsquoun nom impropre par deacuteplacement soit du

genre agrave lrsquoespegravece soit de lrsquoespegravece au genre soit de lrsquoespegravece agrave lrsquoespegravece soit selon un rapport

drsquoanalogie [hellip] Il y a analogie lorsque le second terme est au premier ce que le quatriegraveme est au

troisiegraveme raquo Aristote propose ici justement lrsquoideacutee que Lampeacutetie est agrave Heacutelios ce que la vision est agrave

lrsquohomme crsquoest-agrave-dire une faculteacute Cette explication repose eacutevidemment sur la forme du nom

Λαμπετίη lieacutee eacutetymologiquement aux mots λαμπάς (lampe) et λάμπω (briller ou illuminer)

Lrsquoaction drsquoilluminer eacutetant preacuteciseacutement celle qursquoexerce Heacutelios Aristote propose de consideacuterer

Lampeacutetie comme une faculteacute interne du dieu agrave lrsquoinstar de la vision humain136

Bien que lrsquoeacutetymologie soit un outil privileacutegieacute des alleacutegoristes elle nrsquoen est pas moins utiliseacutee

par agrave peu pregraves tous les eacuterudits anciens ndash y compris Aristarque Comme on le verra dans une

section posteacuterieure (chap 4 sect (i)c) les eacutetymologies de noms divins de ce dernier ont comme

caracteacuteristique distinctive non seulement de rester dans les marges de la vraisemblance

linguistique mais aussi de concorder avec la fonction narrative des figures divines concerneacutees

Or cela est eacutegalement le cas de lrsquoeacutetymologie aristoteacutelicienne du nom Lampeacutetie

Remarquablement le principal exemple que donne Aristote de la meacutetaphore par analogie dans

la Poeacutetique concerne eacutegalement des attributs divins exprimeacutes en termes de reacutealiteacutes humaines laquo la

coupe est agrave Dionysos ce que le bouclier est agrave Aregraves on appellera donc la coupe bouclier de

Dionysos et le bouclier coupe drsquoAregraves raquo (1457b20-2) Un transfert analogique semblable appliqueacute

au cas drsquoHeacutelios se scheacutematise de la faccedilon suivante

135 Cet ajout drsquoAristote nrsquoest pas totalement hors de contexte puisqursquoaux vers 12382-3 soit une dizaine de vers apregraves la reacutefeacuterence probleacutematique agrave Lampeacutetie Heacutelios prononce lui-mecircme la menace suivante en cas de non-compensation par Zeus de la perte de ses vaches laquo Si je nrsquoen obtiens pas la ranccedilon que jrsquoattends je plonge dans lrsquoHadegraves et brille pour les morts raquo

136 Cette explication a possiblement quelque chose agrave voir avec la theacuteorie physique empeacutedocleacuteenne rapporteacutee par Aristote (De sensu 437b23= Empeacutedocle fr B 84 DK) voulant que la vision soit produite par la projection de lumiegravere hors de lrsquoœil et par la reacuteception drsquoeffluves venant des objets vus

57

ecirctre animeacute faculteacute croisement analogique

homme vision (ὄψις) ie perception Le regard est la lumiegravere de lrsquohomme

Heacutelios illumination (λαμπετία) Lrsquoillumination est le regard du soleil

Le rapport drsquoanalogie est certes plus complexe ici car les deux membres nrsquoen sont pas aussi

aiseacutement comparables que Dionysos et Aregraves Mais il nrsquoen demeure pas moins que pas plus dans

le cas drsquoHeacutelios et Lampeacutetie que dans celui de Dionysos et sa coupe ou encore drsquoAregraves et son

bouclier Aristote ne fait explicitement reacutefeacuterence agrave une personnification ou agrave une alleacutegorisation

Lampeacutetie laquo appartient agrave Heacutelios raquo agrave lrsquoinstar de la coupe et du bouclier qui en tant qursquoattributs

divins appartiennent agrave Dionysos et agrave Aregraves Ainsi donc il est clair que crsquoest sur le concept

drsquoanalogie que repose la deuxiegraveme solution aristoteacutelicienne agrave ce problegraveme homeacuterique

Par ailleurs Aristarque fait usage du concept de meacutetaphore dans un contexte fort semblable agrave

celui ougrave il est question de Lampeacutetie Au sujet du vers Il 249 laquo ltLrsquoauroregthellip annonccedilant

(ἐρέουσα) le jour agrave Zeus et aux autres immortels raquo on trouve le commentaire suivant

ἐρέουσα ὅτι μεταφορικῶς τὸ ἐρέουσα ἀντὶ τοῦ σημαίνουσα

annonccedilant ltla diplecircgt parce que par meacutetaphore il dit laquo annonccedilant raquo au sens de laquo signalant raquo (schol A Il 249b Ariston)

En recourant agrave la notion de meacutetaphore Aristarque eacutevite agrave lrsquoinstar drsquoAristote une

personnification complegravete de la figure de lrsquoaurore personnification que suggegravere le verbe laquo parler raquo

(ἐρέουσα)

(d) Les vaches drsquoHeacutelios (QH fr 175 Rose)

Le dernier texte rangeacute au nombre des interpreacutetations alleacutegoriques drsquoAristote par Lamberton et

Keaney concerne eacutegalement un eacuteleacutement mythologique relatif agrave Heacutelios Aux vers de lrsquoOdysseacutee

12127-131 Circeacute preacutedit agrave Ulysse son arriveacutee future sur une icircle ougrave paissent des animaux fort

particuliers (ceux-lagrave mecircmes qui seront massacreacutes par ses compagnons) laquo Puis vous arriverez agrave

58

lrsquoicircle du Trident ougrave pacircturent en foule les vaches du Soleil et ses grasses brebis Sept hardes de

brebis et sept troupeaux de vaches de cinquante chacun y vivent toujours beaux sans connaicirctre

jamais la naissance ou la mort raquo

Eustathe dans son commentaire de lrsquoOdysseacutee rapporte la chose suivante

ἰστέον δὲ ὅτι τὰς ἀγέλας ταύτας καὶ μάλιστα τὰς τῶν βοῶν φασὶ τὸν Ἀριστοτέλην ἀλληγορεῖν εἰς τὰς κατὰ δωδεκάδα τῶν σεληνιακῶν μηνῶν ἡμέρας γινομένας πεντήκοντα πρὸς ταῖς τριακοσίαις ὅσος καὶ ὁ ἀριθμὸς ταῖς ἑπτὰ ἀγέλαις ἐχούσαις ἀνὰ πεντήκοντα ζῷα διὸ οὔτε γόνον αὐτῶν γίνεσθαι Ὅμηρος λέγει οὔτε φθοράνmiddot τὸ γὰρ αὐτὸ ποσὸν ἀεὶ ταῖς τοιαύταις ἡμέραις μένει

Il faut savoir que lrsquoon dit qursquoAristote interpregravete ces troupeaux et en particulier les troupeaux de vaches comme une expression alleacutegorique des jours selon les douze mois lunaires qui sont au nombre de trois cent cinquante et le nombre est eacutegal pour les sept troupeaux qui possegravedent chacun cinquante becirctes Crsquoest pourquoi Homegravere dit qursquoil ne se produit parmi elles ni naissance ni deacutecegraves en effet leur quantiteacute reste toujours eacutegale agrave ces jours-lagrave (fr 175 Rose = Eust Od 21823-27)137

Ce fragment srsquoil est bien attribuable agrave Aristote138 constitue certainement le teacutemoignage le

plus seacuterieux en faveur de lrsquoideacutee drsquoune adheacutesion aristoteacutelicienne agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la

poeacutesie homeacuterique139 Mais eacutetrangement les partisans les plus fervents de cette ideacutee contestent

lrsquoauthenticiteacute du fragment140 laquo This sounds more like the author of the pseudo-Aristotelian

treatise ldquoOn the cosmosrdquo than the authentic Aristotle [hellip] [T]his egregious bit of physical

allegory with its strongly Stoic flavor might be an intrusion into the fragmented corpus of

Aristotelian readings of Homer [hellip] raquo (Lamberton amp Keaney 1992 xiii-xiv)

137 Cf schol QVind Od 12129 laquo Aristote dit que crsquoest conformeacutement agrave la nature qursquoHomegravere parle des jours de lrsquoanneacutee lunaire qui sont au nombre de 350 En effet si tu multiplies le nombre cinquante par sept tu obtiendras le reacutesultat 350 raquo (Ἀριστοτέλης φυσικῶς τὰς κατὰ σελήνην ἡμέρας αὐτὸν λέγειν φησὶ τνʹ οὔσας τὸν γὰρ πεντήκοντα ἀριθμὸν ἑπταπλασιάσας εἰς τὸν τριακοστὸν πεντηκοστὸν περιεστάναι εὑρήσεις)

138 Lrsquointeacuterecirct drsquoAristote pour ce passage homeacuterique semble agrave premiegravere vue attesteacute par la preacutesence du titre suivant dans lrsquoappendice drsquoune liste anonyme ancienne des ouvrages drsquoAristote (Rose 1886 p 16142) laquo τί δήποτε Ὅμηρος ἐποίησε τὰς Ἡλίου βοῦς  raquo Moraux (1951 275-7) sur la base de comparaisons avec drsquoautres catalogues juge toutefois que ce titre est interpoleacute

139 Plusieurs commentateurs considegraverent drsquoailleurs ce fragment comme lrsquounique exemple possible drsquoalleacutegoregravese dans le corps aristoteacutelicien eg Cucchiarelli 1997 225-6 Most 2010 26 n1

140 On peut comparer le fragment numeacuteroteacute 30a dans le recueil Aristoteles pseudepigraphus de Rose qui remonte eacutegalement agrave Eustathe (ad Od 1262) et qui preacutesente une interpreacutetation laquo aristoteacutelicienne raquo drsquoun passage drsquoHomegravere en rapport avec la nutrition des dieux par laquo exhalations raquo (une autre alleacutegorie agrave connotations stoiumlciennes) Selon Janko (1991 57-8) la discussion entre Aristote et deux autres interlocuteurs qui est rapporteacutee dans ce passage drsquoEustathe laquo appears to be a joke derived from a full text of the lost Strange History I of the paradoxographer and forger Ptolemy son of Hephaestion also known as Ptolemy Chennus raquo Sur le manque de jugement drsquoEustathe dans son usage de certaines sources voir Wilson 1983 196-204

59

Drsquoautres commentateurs sans remettre en question lrsquoorigine aristoteacutelicienne de cette

interpreacutetation en nient la valeur alleacutegorisante en soulignant les eacuteleacutements qui la distinguent des

veacuteritables alleacutegories physico-philosophiques A Cucchiarelli (1997 226 n34) relegraveve deux

eacuteleacutements de cette sorte 1) lrsquointerpreacutetation vise agrave reacutesoudre un problegraveme exeacutegeacutetique reacuteel soit

lrsquoeacutetrange preacutecision du texte drsquoHomegravere qui donne le nombre exact de tecirctes de chaque troupeau

(un autre deacutetail digne drsquoexplication serait lrsquoimmortaliteacute de ces animaux)141 2) elle manifeste un

souci de respecter le contexte culturel et historique du poegravete au lieu drsquoattribuer agrave celui-ci des

connaissances drsquoun acircge posteacuterieur Pour R Janko les choses sont encore plus simples agrave ses

yeux laquo Aristotle is right not allegorizing raquo142 en signalant la correspondance numeacuterique entre les

vaches et les jours de lrsquoanneacutee lunaire Toutefois srsquoil est vrai qursquoAristote a bel et bien raison agrave ce

sujet ce nrsquoest pas tant parce qursquoil associe le nombre des animaux au nombre reacuteel des jours de

lrsquoanneacutee lunaire que parce qursquoil eacutetablit ce lien en se fondant sur le contexte historique qursquoil precircte

au poegravete En effet Aristote sait qursquoagrave son eacutepoque le calendrier de lrsquoanneacutee lunaire compte 354

jours et non 350 (cf Ath Pol 432) Aussi son interpreacutetation naturaliste des 350 vaches du soleil

constitue probablement une tentative drsquoeacutelucider un symbole rattacheacute agrave un culte historique

consacreacute agrave Heacutelios

Ainsi donc quoi qursquoil en soit de lrsquoorigine authentiquement aristoteacutelicienne du fragment ce

dernier constituerait un teacutemoignage unique et encore fragile de lrsquoexistence drsquoune approche

alleacutegorique chez Aristote

En reacutesumeacute les quelques passages tout juste examineacutes sur lesquels on peut ecirctre tenteacute de

srsquoappuyer pour attribuer agrave Aristote un emploi occasionnel de lrsquoalleacutegoregravese constituent apregraves mucircr

examen des teacutemoignages pour le moins douteux Du mecircme coup ces passages ont partiellement

reacuteveacuteleacute comment la lecture aristoteacutelicienne peut faire preuve drsquoune souplesse qui la soustrait aux

piegraveges de lrsquoapproche inverse celle que jrsquoai appeleacutee laquo litteacuteralisme raquo Cela est particuliegraverement

visible dans les fragments 153 et 149 ougrave il a recours agrave des arguments fondeacutes sur la notion de

meacutetaphore (plutocirct qursquoagrave celle beaucoup plus compromettante drsquoalleacutegorie) Ainsi si la tecircte de la

Gorgone ne se trouve pas litteacuteralement sur lrsquoeacutegide drsquoAtheacutena elle nrsquoen est pas davantage

transformeacutee en un symbole arbitraire drsquoune reacutealiteacute externe crsquoest-agrave-dire eacuteleveacutee au rang drsquoalleacutegorie

141 Lucien (De astro 22) adopte lui aussi une interpreacutetation physique de ces troupeaux

142 Janko 1998 (texte non pagineacute)

60

Elle fonctionne plutocirct comme meacutetaphore (de type meacutetonymique) soit comme un proceacutedeacute qui est

typiquement exerceacute par les poegravetes Or la meacutetaphore contrairement agrave lrsquoalleacutegorie ne dit pas autre

chose elle dit simplement autrement Lrsquoimportance qursquoaccorde Aristote agrave la meacutetaphore dans le

discours poeacutetique va de pair avec la posture exeacutegeacutetique particuliegravere entre alleacutegorie et litteacuteralisme

qursquoil adopte face agrave ce discours

Section (iii) Lrsquoalleacutegoregravese dans les œuvres non philologiques drsquoAristote

Paradoxalement les textes aristoteacuteliciens qui ont fait endosser par certains diverses versions

de lrsquoideacutee selon laquelle laquo Aristote srsquointeacuteresse agrave lrsquoalleacutegorie qursquoil va jusqursquoagrave pratiquer raquo143 se

trouvent le plus souvent agrave lrsquoexteacuterieur de contextes litteacuteraires et philologiques Les uns

appartiennent en effet agrave des discussions physiques les autres sont des remarques de nature

morale

(a) La veacuteriteacute des mythes

Voyons drsquoabord le texte ougrave Aristote formule les soi-disant postulats theacuteoriques144 sur lesquels

il fonderait sa pratique de lrsquoalleacutegorie

Une tradition laisseacutee agrave la posteacuteriteacute par lrsquoantiquiteacute la plus reculeacutee sous forme de mythe (παρὰ τῶν ἀρχαίων καὶ παμπαλαίων ἐν μύθου σχήματι) dit que ces corps divins sont des dieux et que le divin enveloppe la nature tout entiegravere Le reste a eacuteteacute ajouteacute par la suite sous forme de mythe (μυθικῶς) pour persuader la multitude et pour servir les lois et lrsquointeacuterecirct commun On dit en effet que les dieux sont de forme humaine et semblables agrave certains des autres animaux et on tient drsquoautres propos en accord avec ceux-lagrave et proches de ce qursquoon a dit Si on en seacutepare le premier point lui-mecircme pour ne retenir que lui crsquoest-agrave-dire la croyance que les premiegraveres substances eacutetaient des dieux on pourra penser que cela a eacuteteacute divinement dit et que chaque art et chaque philosophie ayant vraisemblablement eacuteteacute dans la mesure du possible deacutecouverts plusieurs fois et agrave nouveau perdus ces opinions drsquoil y a bien longtemps ont eacuteteacute sauvegardeacutees comme des vestiges jusqursquoagrave maintenant145 Donc lrsquoopinion ancestrale celle qui vient des premiers penseurs est dans

143 Brisson 1996 58

144 Cf Montanari 1993 260 n55 laquo una sorta di giustificazione teorica della pratica dellrsquoallegoria raquo

145 Un fragment drsquoAristote (13 Rose) montre qursquoil entretient une opinion semblable concernant lrsquoorigine des proverbes lesquels seraient laquo les vestiges preacuteserveacutes gracircce agrave leur concision et leur acuiteacute drsquoune philosophie antique perdue lors des grandes catastrophes humaines raquo (Ἀριστοτέλης φησὶν ὅτι παλαιᾶς εἰσι φιλοσοφίας ἐν ταῖς μεγίσταις ἀνθρώπων φθοραῖς ἀπολομένης ἐγκαταλείμματα περισωθέντα διὰ συντομίαν καὶ δεξιότητα)

61

cette mesure seulement eacutevidente agrave nos yeux (ἡ μὲν οὖν πάτριος δόξα καὶ ἡ παρὰ τῶν πρώτων ἐπὶ τοσοῦτον ἡμῖν φανερὰ μόνον) (Metaph Λ81074b1-14)

Une remarque srsquoimpose drsquoembleacutee au sujet de ce passage crsquoest qursquoil ne fait aucune mention

explicite du travail poeacutetique Aristote expose plutocirct la faccedilon dont agrave son avis se reacutevegravele une forme

de continuiteacute intellectuelle entre les intuitions qursquoont eu laquo les Anciens raquo au sujet des dieux et la

theacuteorie meacutetaphysique agrave laquelle sont parvenus les philosophes de son eacutepoque Entre ces deux

pocircles chronologiques de la reacuteflexion humaine srsquointerposent toutefois des eacuteleacutements introduits

laquo sous forme mythique raquo dans le but de laquo persuader la multitude et pour servir les lois et lrsquointeacuterecirct

commun raquo

Le passage constitue donc une explication de nature eacutetiologique sur lrsquoorigine et la fonction des

mythes de la religion populaire Srsquoil est bien question de lrsquointervention des poegravetes dans ce

passage ce ne peut ecirctre qursquoagrave cette eacutetape intermeacutediaire lors de laquelle loin drsquoexprimer de faccedilon

symbolique des veacuteriteacutes philosophiques on a plutocirct deacuteformeacute ces veacuteriteacutes en accordant aux reacutecits

une indeacutependance narrative ayant pour effet drsquoajouter laquo drsquoautres propos raquo qui nrsquoont plus rien agrave

voir avec le contenu theacuteorique primordial et que le philosophe se doit drsquoeacutecarter ndash et non

drsquointerpreacuteter ndash srsquoil veut acceacuteder agrave ce contenu146 En effet il est peu probable que des poegravetes

comme Homegravere et Heacutesiode soient viseacutes par lrsquoexpression laquo une tradition laisseacutee agrave la posteacuteriteacute par

lrsquoantiquiteacute la plus reculeacutee [hellip] raquo qui souligne emphatiquement lrsquoarchaiumlsme extrecircme de cette

tradition147 Les poegravetes srsquoils sont bien les individus responsables de cette transmission deacuteformeacutee

drsquointuitions philosophiques fondamentales ne sont donc aucunement consideacutereacutes comme des

sages exprimant des veacuteriteacutes sous forme poeacutetique comme le croient les alleacutegoristes Cela dit

Aristote rattache plus vraisemblablement cette eacutetape de popularisation des mythes au travail des

politiciens et des leacutegislateurs qursquoagrave celui des poegravetes

146 Cf Hintenlang 1961 137 laquo Diese Worte sind keine prinzipielle Rechtfertigung fuumlr die allegorische Ausdeutung der uumlberlieferten Mythen raquo Ciceacuteron precircte une opinion semblable agrave celle drsquoAristote agrave son porte-parole stoiumlcien Balbus (cf Nat D 263-72) qui loin de procircner lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des poegravetes endosserait plutocirct laquo a theory of cultural transmission degeneration and modification raquo (Long 1992 53)

147 Cf Metaph Α3983b27-984a2 ougrave Aristote rapporte que certains attribuent aux laquo tout premiers des Anciens raquo laquo bien avant la geacuteneacuteration actuelle les premiers theacuteologiens raquo une position proche de celle de Thalegraves sur la fonction substantielle de lrsquoeau selon Bollack (1997 139) suivi par Laks (2004 218) ces laquo premiers theacuteologiens raquo sont des individus bien anteacuterieurs agrave Homegravere et Heacutesiode

62

(b) Tradition poeacutetique et doctrines physiques

En dehors de cet exposeacute de principe on trouve quelques passages aristoteacuteliciens qui font

apparemment reacutefeacuterence agrave la signification cosmologique de divers eacuteleacutements relevant de la

mythologie traditionnelle ou encore drsquoun passage preacutecis tireacute drsquoun poegraveme Les plus probants ou

plutocirct les plus freacutequemment citeacutes par les commentateurs148 sont les suivants

1 Par macircle nous entendons lrsquoecirctre qui engendre dans un autre et par femelle lrsquoecirctre qui engendre en soi Voilagrave pourquoi quand on parle de lrsquounivers (ἐν τῷ ὅλῳ) on attribue (ὀνομάζουσιν) agrave la terre une nature feacuteminine et le nom de megravere et au ciel au soleil et aux autres corps du mecircme genre le nom (προσαγορεύουσιν) de geacuteneacuterateurs et de pegraveres (Gen an 12716a13-17) (trad Louis)

2 [Au sujet du cycle des pluies] il faut le concevoir comme un fleuve qui coule en cercle vers le haut et vers le bas commun agrave lrsquoair et agrave lrsquoeau en effet lorsque le Soleil est proche le fleuve de la vapeur coule vers le haut et lorsqursquoil srsquoeacuteloigne celui de lrsquoeau vers le bas Et cela entend se produire perpeacutetuellement selon cet ordre de sorte que si les hommes de jadis donnaient un sens cacheacute agrave lrsquoOceacutean (εἴπερ ᾐνίττοντο τὸν ὠκεανὸν οἱ πρότερον) peut-ecirctre parlaient-ils de ce fleuve qui coule en cercle autour de la Terre (Mete 19347a2-8) (trad Groisard)

3 Agrave ceux qui adoptent cette opinion [scil lrsquohypothegravese du premier moteur non mucirc et externe au monde] il peut sembler qursquoHomegravere a eu raison de dire (δόξειεν ἂν τοῖς οὕτως ὑπολαμβάνουσιν εὖ εἰρῆσθαι Ὁμήρῳ) laquo Vous nrsquoameacutenerez pas du ciel agrave la terre Zeus qui est au-dessus de tous quelque peine que vous preniez accrochez-vous tous dieux et deacuteesses raquo (Il 820-22)149 Car ce qui est absolument immobile ne peut ecirctre mucirc par rien Ainsi se trouve reacutesolu eacutegalement le vieux problegraveme de la possibiliteacute ou de lrsquoimpossibiliteacute pour le systegraveme ceacuteleste de se dissocier srsquoil deacutepend drsquoun principe immobile (De motu an 4699b35-700a3) (trad Louis modifieacutee)

Dans ce troisiegraveme et dernier passage la formulation utiliseacutee par Aristote pour introduire les

vers homeacuteriques laquo il peut leur sembler qursquoHomegravere a eu raison de direhellip raquo indique qursquoil se

dissocie plutocirct qursquoil ne se rapproche150 de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de ces vers qui faisaient

deacutejagrave lrsquoobjet de lrsquoattention des lecteurs alleacutegoristes depuis une eacutepoque reculeacutee151 Une autre

interpreacutetation possible de ce passage 152 consiste agrave attribuer lrsquoexpression τοῖς οὕτως

ὑπολαμβάνουσιν agrave ceux qui croient agrave lrsquoinverse drsquoAristote que le premier moteur se situe agrave

148 Peacutepin (1958 121-4) notamment met ces passages de lrsquoavant pour dire qursquoAristote pratique lrsquoalleacutegorie

149 Ces vers appartiennent au passage de lrsquoIliade ougrave Zeus dans un accegraves de fanfaronnade propose aux autres dieux de leur prouver sa supeacuterioriteacute en leur lanccedilant du ciel un cacircble drsquoor auquel tous pourront en vain srsquoaccrocher et tirer sans parvenir lui agrave le faire bouger de sa place Sur les interpreacutetations anciennes de ce passage voir Leacutevecircque 1959

150 Cf Hintenlang 1961 136

151 Leacutevecircque 1959 55

152 Preacutefeacutereacutee par Nussbaum 1978 320

63

lrsquointeacuterieur du systegraveme du monde Dans ce cas la reacutefeacuterence agrave Homegravere devrait ecirctre comprise

comme une objection agrave leur endroit laquo Il semblerait qursquoHomegravere a eu raison de dire agrave ceux qui

pensent ainsi [hellip] raquo Eacutevidemment une telle reacutefeacuterence nrsquoaurait guegravere drsquoautre rocircle agrave jouer ici que de

creacuteer un effet rheacutetorique agrave lrsquoappui de la theacuteorie aristoteacutelicienne du premier moteur153 comme le

suggegravere lrsquoemploi du verbe δοκεῖν

Le premier passage tireacute de la Geacuteneacuteration des animaux est interpreacuteteacute par Peacutepin (1958 122)

comme une reacutefeacuterence aux laquo noces drsquoOuranos et de Gaia dont le reacutecit encombre la Theacuteogonie

drsquoHeacutesiode raquo dont Aristote offrirait ici une interpreacutetation alleacutegorique Si crsquoeacutetait bien le cas la

reacutefeacuterence serait alors pour le moins obscure selon toute apparence Aristote ne parle ici que

drsquoune habitude de langage concernant le genre de certains mots utiliseacutes dans un contexte

cosmologique (ἐν τῷ ὅλῳ) (et non dans un contexte poeacutetique) Cette remarque semble davantage

relever de la tradition des recherches eacutetymologiques (telles que parodieacutee par Socrate dans le

Cratyle) que de la physique alleacutegorique drsquoun Heacuteraclite

Le deuxiegraveme passage est plus inteacuteressant en raison de la preacutesence du verbe αἰνίττεσθαι bien

que son spectre de significations soit plutocirct large154 agrave lrsquoeacutepoque preacutehelleacutenistique ce mot deacutesigne

dans bien des cas le mode drsquoexpression qui portera posteacuterieurement le nom drsquoalleacutegorie La phrase

ougrave se trouve le mot est eacutegalement reacuteveacutelatrice laquo Si vraiment (εἴπερ) les Anciens ont fait drsquoOceacutean

une eacutenigme [hellip] raquo Le doute exprimeacute par Aristote indique qursquoil prend ici position dans un deacutebat

preacuteexistant sur la valeur symbolique de lrsquoOceacutean dans les theacuteologies anciennes En particulier il

pourrait faire reacutefeacuterence agrave lrsquointerpreacutetation deacutefendue par certains155 de lrsquoOceacutean comme symbole de

lrsquoeacuteleacutement eau telle qursquoil y fait allusion en Metaph Α3983b27-984a2 ou encore comme

symbole de lrsquoeacuteleacutement air la diviniteacute agrave laquelle lrsquoauteur du commentaire reacutedigeacute sur le papyrus de

Derveni156 identifie par une alleacutegorie paradoxale lrsquoOceacutean de la theacuteogonie orphique

153 Cf Nussbaum (1978 321) selon qui ce passage est peut-ecirctre une reacuteponse agrave Pl Tht 153c qui exploite eacutegalement ces vers homeacuteriques de faccedilon laquo ironiquement raquo alleacutegorique

154 Struck (2004 39-50) exagegravere la speacutecificiteacute seacutemantique de ce verbe qui signifie non seulement lrsquoexpression alleacutegorique mais aussi toute forme de discours plus ou moins indirect

155 Notamment Hippias drsquoapregraves Laks (2004 213)

156 Cf col XXIII laquo Crsquoest ce vers-lagrave qui a eacuteteacute composeacute de maniegravere agrave conduire sur une fausse piste et si pour le grand nombre il nrsquoest pas clair pour ceux en revanche qui le comprennent correctement il est parfaitement clair qursquoOceacuteanos crsquoest lrsquoair or lrsquoair crsquoest Zeus raquo (trad Jourdan)

64

La suggestion drsquoAristote consisterait alors en une sorte de juste milieu reacutealisant un compromis

entre la trivialiteacute de lrsquoidentification laquo Oceacutean = eau raquo et le caractegravere extrecircmement contre-intuitif de

celle entre lrsquoOceacutean et lrsquoair Si donc lrsquoon deacutebarrasse le laquo si vraiment raquo drsquoAristote de lrsquoeacuteleacutement de

doute qursquoil comporte quant agrave la volonteacute des Anciens de construire une eacutenigme autour de la figure

de lrsquoOceacutean157 on se retrouve alors effectivement avec une quasi-alleacutegorie aristoteacutelicienne qui

possegravede toutefois la vertu par contraste avec celle du papyrus de Derveni de reposer sur

laquo lrsquoemploi reacutegleacute de la meacutetaphore raquo158 Or lrsquoemploi reacutegleacute du discours meacutetaphorique constitue

preacuteciseacutement un trait distinctif de theacuteorie poeacutetique aristoteacutelicienne

De plus lrsquoidentiteacute des anciens qui auraient ainsi fait de la nature reacuteelle drsquoOceacutean une sorte

drsquoeacutenigme est elle-mecircme eacutenigmatique si lrsquoon se fie au texte de Metaph Α3983b20-984a2 il

srsquoagirait plutocirct que de poegravetes drsquoindividus drsquoune eacutepoque beaucoup plus ancienne et qui sont

explicitement deacutesigneacutes par lrsquoexpression laquo les premiers theacuteologiens raquo159

Θαλῆς μὲν ὁ τῆς τοιαύτης ἀρχηγὸς φιλοσοφίας ὕδωρ φησὶν εἶναι [hellip] εἰσὶ δέ τινες οἳ καὶ τοὺς παμπαλαίους καὶ πολὺ πρὸ τῆς νῦν γενέσεως καὶ πρώτους θεολογήσαντας οὕτως οἴονται περὶ τῆς φύσεως ὑπολαβεῖνmiddot Ὠκεανόν τε γὰρ καὶ Τηθὺν ἐποίησαν τῆς γενέσεως πατέρας καὶ τὸν ὅρκον τῶν θεῶν ὕδωρ τὴν καλουμένην ὑπ αὐτῶν Στύγα160middot [hellip] εἰ μὲν οὖν ἀρχαία τις αὕτη καὶ παλαιὰ τετύχηκεν οὖσα περὶ τῆς φύσεως ἡ δόξα τάχ ἂν ἄδηλον εἴη Θαλῆς μέντοι λέγεται οὕτως ἀποφήνασθαι περὶ τῆς πρώτης αἰτίας

Thalegraves le fondateur de cette sorte de philosophie affirme que ltle principegt crsquoest lrsquoeau [hellip] Mais certains161 pensent que les tout premiers des anciens aussi bien avant la geacuteneacuteration actuelle les premiers theacuteologiens ont eu cette conception sur la nature en effet ils ont fait drsquoOkeacuteanos et de Teacutethys les parents de la geacuteneacuteration et ils ont fait de lrsquoeau celle qursquoils appellent laquo Styx raquo le serment des dieux [hellip] Ainsi donc si cette opinion primitive et ancienne srsquoadonnait agrave porter sur la nature cela ne serait peut-ecirctre pas eacutevident tandis que Thalegraves est dit avoir donneacute une explication de ce

157 Notons qursquoAristote souscrirait alors agrave lrsquoideacutee drsquoun alleacutegorisme laquo fort raquo pratiqueacute par ces individus selon la distinction preacutesenteacutee par Long (1992 43) entre lrsquoalleacutegorie en tant que forme deacutelibeacutereacutement choisie par le locuteur et lrsquoalleacutegorie comme mode drsquointerpreacutetation encourageacute par la richesse theacutematique drsquoun texte sans eacutegard agrave lrsquointention de lrsquoauteur cf Tate (1934 105-14) qui fait une distinction semblable entre laquo historic interpretation raquo et laquo intrinsic interpretation raquo

158 Laks 2004 214 Comme le souligne celui-ci lrsquointerpreacutetation drsquoAristote qui identifie lrsquoOceacutean au cycle des pluies a le meacuterite de tenir compte de sa circulariteacute de plus elle integravegre en quelque sorte les opinions de ses devanciers puisque ce cycle comporte agrave la fois des phases de pluie (eau) et drsquoeacutevaporation (air)

159 Heacuterodote (223) qui rejette lrsquoexistence du fleuve Oceacutean en attribue lrsquoinvention agrave laquo Homegravere ou quelque autre poegravete plus ancien raquo (Ὅμηρον δὲ ἤ τινα τῶν πρότερον γενομένων ποιητέων)

160 Les mots τῶν ποιητῶν qui suivent immeacutediatement Στύγα dans le texte sont supprimeacutes comme une glose par Ross

161 Selon Snell 1944 la personne critiqueacutee par Aristote serait Hippias (cf 86 B 6 DK)

65

genre au sujet de la premiegravere cause (Metaph Α3983b20-984a3 trad Duminil amp Jaulin modifieacutee)

La derniegravere phrase de ce texte difficile semble indiquer qursquoAristote nrsquoest pas convaincu que le

discours de ces laquo theacuteologiens raquo qui qursquoils soient porte reacuteellement laquo sur la nature raquo ndash autrement dit

qursquoil repreacutesente veacuteritablement une alleacutegorie physique162 En effet lrsquoheacutesitation exprimeacutee agrave la toute

fin du passage (τάχ ἂν ἄδηλον εἴη) peut srsquointerpreacuteter de deux maniegraveres soit elle concerne la

premiegravere moitieacute de la phrase et Aristote veut dire qursquoil nrsquoest pas sucircr que lrsquoopinion attribueacutee aux

laquo anciens raquo relegraveve vraiment du discours sur la nature soit elle porte sur le caractegravere obscur de la

faccedilon dont se sont exprimeacutes les premiers theacuteologiens qui dans lrsquohypothegravese ougrave ils ont vraiment

parleacute de la nature lrsquoauraient fait de faccedilon peu eacutevidente (par contraste avec Thalegraves) Cette

deuxiegraveme possibiliteacute drsquointerpreacutetation est toutefois moins vraisemblable que la premiegravere puisque

lrsquoobjectif drsquoAristote dans ce passage est de distinguer lrsquoapproche scientifique de Thalegraves de

lrsquoapproche mythique de ces anciens theacuteologiens et par le fait mecircme de justifier le statut de Thalegraves

de laquo chef de file raquo (ἀρχηγός) de la philosophie naturelle163 Les mots περὶ τῆς φύσεως de la

derniegravere phrase doivent donc ecirctre lus de faccedilon preacutedicative et non adjectivale (comme le

comprennent Duminil et Jaulin agrave lrsquoencontre de la plupart des traductions anteacuterieures) Aristote

ne srsquointerroge pas agrave savoir si cette opinion est vraiment ancienne (au contraire il insiste fortement

sur cette ancienneteacute cf τοὺς παμπαλαίους καὶ πολὺ πρὸ τῆς νῦν γενέσεως) mais plutocirct si elle

doit ecirctre consideacutereacutee comme un discours portant sur la nature ndash une question agrave laquelle il donne

tous les indices de croire que la reacuteponse est non

(c) Tradition poeacutetique et doctrines morales

Les textes tout juste examineacutes ont reacuteveacuteleacute la part drsquoexageacuteration dans lrsquoopinion voulant

qursquoAristote traitacirct fucirct-ce occasionnellement les anciens poegravetes comme des physiologues

srsquoexprimant par lrsquoalleacutegorie Qursquoen est-il maintenant des doctrines morales et psychologiques qursquoil

162 Par contraste Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste attribue avec une confiance eacuteclatante la paterniteacute de la theacuteorie de Thalegraves agrave Homegravere (223-6) laquo Prenez Thalegraves de Milet on admet qursquoil placcedila le premier agrave lrsquoorigine de lrsquounivers lrsquoeau comme eacuteleacutement primitif [hellip] Mais quel est le vrai pegravere de cette opinion Nrsquoest-ce pas Homegravere quand il a dit ldquoOceacutean pegravere de tous les ecirctresrdquo (Il XIV 246) raquo

163 Cf Mansfeld 1985 115-7

66

semble parfois relever chez ces mecircmes poegravetes Deux passages de la Politique164 sont ici agrave

consideacuterer

1 Il semble en effet que ce nrsquoest pas sans raison (οὐκ ἀλόγως) que le premier qui a eacutecrit cette fable (ὁ μυθολογήσας πρῶτος) a conjugueacute Aregraves et Aphrodite car tous les gens de cette sorte [scil les peuples guerriers] semblent bien porteacutes sur lrsquoamour soit des hommes soit des femmes (Pol 291269b27-31)165

2 [I]l y a quelque chose de raisonnable (εὐλόγως δ ἔχει) dans la fable raconteacutee par les anciens agrave propos des flucirctes On raconte en effet qursquoAtheacutena qui avait inventeacute les flucirctes les rejeta Il nrsquoest assureacutement pas faux de dire que crsquoest agrave cause de la deacuteformation du visage entraicircneacutee par le jeu de la flucircte que la deacuteesse se serait facirccheacutee cependant il est plus vraisemblable que crsquoest parce qursquoen ce qui concerne lrsquoesprit lrsquoapprentissage de la flucircte nrsquoa aucun effet or crsquoest agrave Atheacutena que nous rapportons la science et lrsquoart (Pol 861341b1-8)

Les expressions adverbiales οὐκ ἀλόγως et εὐλόγως qui se trouvent dans ces passages ne

semblent guegravere signifier autre chose qursquoune coiumlncidence heureuse que lrsquoon pourrait rendre plus

preacuteciseacutement par laquo crsquoest avec bon sens que hellip raquo ou laquo il y a du vrai dans ce qui est dit hellip raquo Dans le

premier cas Aristote fait reacutefeacuterence agrave un eacutepisode homeacuterique166 ceacutelegravebre agrave la fois pour son caractegravere

poleacutemique et pour son potentiel comique celui des amours adultegraveres drsquoAregraves et Aphrodite qui

aboutissent agrave lrsquoenchaicircnement des deux amants sous les yeux des dieux amuseacutes (Od 8266-369)

On ne peut certainement pas qualifier seacuterieusement drsquoalleacutegoregravese cette allusion spirituelle dans

laquelle Aristote relegraveve tout au plus un parallegravele litteacuteraire (accidentel) pour lrsquoideacutee qursquoil vient de

preacutesenter167 Eacutetant donneacute lrsquoampleur du scandale susciteacute par cet eacutepisode chez certains lecteurs

164 Eacutegalement citeacutes par Peacutepin (1958 123) comme exemples drsquoalleacutegories aristoteacuteliciennes

165 Roumlmer (1884 307) fait un rapprochement explicite entre ce passage de la Politique et lrsquointerpreacutetation laquo alleacutegorique raquo du fr 175

166 Homegravere est donc ici deacutesigneacute par lrsquoexpression laquo le mythologue raquo (ὁ μυθολογήσας) comparer avec les laquo theacuteologiens raquo (οἱ θεολογήσαντες) supra

167 Cf Hintenlang 1961 136 Le caractegravere comique est explicitement suggeacutereacute agrave lrsquointeacuterieur mecircme du reacutecit au cours duquel Deacutemodocos mentionne agrave deux reprises le rire des dieux (8326 343) Bien que le reacutecit possegravede une valeur theacutematique laquo seacuterieuse raquo dans le cadre du poegraveme nommeacutement en offrant un parallegravele divin agrave une situation qui srsquoapplique potentiellement agrave Ulysse la speacutecificiteacute olympienne du contexte dans lequel il se deacuteroule lui retire toute valeur tragique Le contraste entre la vengeance sanglante drsquoUlysse contre les preacutetendants et lrsquoarrangement agrave lrsquoamiable entre Aregraves et Heacutephaiumlstos illustre drsquoailleurs ce principe de la cosmologie homeacuterique selon lequel laquo there is no tragedy on the Olympus raquo (Brown 1989 291 cf Burkert 1960 140) Lrsquoeacutepisode avec ses menues polissonneries et ses conflits vite reacutesorbeacutes se conforme donc parfaitement agrave la deacutefinition aristoteacutelicienne du comique laquo un deacutefaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction raquo (Poet 51449a33) ainsi qursquoagrave un scheacutema narratif qursquoAristote associe agrave la comeacutedie laquo les personnages qui dans lrsquohistoire sont les pires ennemis Oreste et Eacutegisthe par exemple srsquoen vont amis agrave la fin et personne nrsquoest tueacute par personne raquo (Poet 131453a37-9)

67

anciens168 il est improbable que cette bregraveve allusion puisse ecirctre consideacutereacutee comme une apologie

alleacutegorisante169

Par ailleurs le contenu mecircme de cette remarque est ambigu soit i) Aristote veut dire qursquoAregraves

en tant que symbole de lrsquoesprit guerrier srsquounit agrave Aphrodite en tant que symbole de lrsquoamour

auquel cas lrsquoeacutepisode homeacuterique serait bien une sorte de repreacutesentation symbolique de

lrsquoassociation que fait Aristote drsquoun trait psychologique (la concupiscence) avec un trait culturel

(la propension agrave la guerre) soit ii) il veut tout bonnement dire que lrsquoeacutepisode en question est

psychologiquement vraisemblable puisque tous les guerriers et Aregraves en particulier sont

effectivement porteacutes aux plaisirs de lrsquoamour Cette seconde option est drsquoautant plus plausible que

la lecture aristoteacutelicienne de lrsquoeacutepopeacutee tend en ce qui concerne la psychologie du comportement agrave

traiter les personnages divins sur le mecircme plan que les personnages humains (voir infra chap 3

sect (ii)) Or si crsquoest bien lagrave le sens de la remarque drsquoAristote celle-ci nrsquoa rien drsquoalleacutegorique ndash

pas plus du moins que cette autre qui constitue une reacuteponse agrave un problegraveme homeacuterique preacutecis et

ougrave se trouve une ideacutee semblable

διὰ τί τὸν Ἀλέξανδρον πεποίηκεν οὕτως ἄθλιον ὥστε μὴ μόνον ἡττηθῆναι μονομαχοῦντα ἀλλὰ καὶ φυγεῖν καὶ ἀφροδισίων μεμνημένον εὐθὺς καὶ ἐρᾶν μάλιστα τότε φάσκοντα καὶ οὕτως ἀσώτως διακεῖσθαι

Ἀριστοτέλης μὲν φησὶν εἰκότως ἐρωτικῶς μὲν γὰρ καὶ πρότερον διέκειτο ἐπέτεινε δὲ τότε πάντες γάρ ὅταν μὴ ἐξῇ ἢ φοβῶνται μὴ οὐχ ἕξουσι τότrsquo ἐρῶσι μάλιστα διὸ καὶ νουθετούμενοι ἐπιτείνουσι μᾶλλον ἐκείνῳ δὲ ἡ μάχη τοῦτο ἐποίηκεν

Pourquoi Homegravere a-t-il repreacutesenteacute Alexandre comme un homme tellement miseacuterable que non seulement il a le dessous dans le duel mais en plus il prend la fuite puis songeant immeacutediatement agrave lrsquoamour et affirmant en avoir particuliegraverement le deacutesir agrave ce moment-lagrave il se trouve dans un tel eacutetat de deacutebauche

Aristote dit que cela est normal en effet il eacutetait deacutejagrave de disposition amoureuse avant ltle duelgt mais cela srsquoest intensifieacute agrave ce moment-lagrave Car pour tous les hommes lorsqursquoil est impossible ltdrsquoavoir quelque chosegt ou bien lorsqursquoils ont peur de ne pas lrsquoavoir crsquoest agrave ce moment-lagrave qursquoils deacutesirent le plus cette chose Crsquoest pourquoi mecircme si on le leur reproche ce sentiment srsquoaccroicirct

168 Cf Pl Resp 390c Zoiumlle fr 38 Friedlaumlnder Heacuteraclite (All 692) reacutesume ainsi tous ces griefs laquo Ils font tout un drame des amours drsquoAregraves et drsquoAphrodite et proclament sur tous les tons que crsquoest une fable impie raquo

169 Parmi les interpreacutetations alleacutegoriques anciennes de cet eacutepisode on trouve notamment 1) une alleacutegorie physique selon laquelle il srsquoagirait drsquoune repreacutesentation des ideacutees de lrsquoeacutecole sicilienne sur lrsquounion de la discorde et de lrsquoamitieacute (Heraclit All 697-11) 2) une alleacutegorie technique sur le travail de la forge (Heraclit All 6912-16) 3) une alleacutegorie eacutethico-politique par laquelle Homegravere en montrant un barde (Deacutemodocos) en train de chanter un tel reacutecit agrave la table des Pheacuteaciens un peuple notoirement dissolu aurait illustreacute la coiumlncidence de la corruption des moeurs et de celle de la culture (Plut Quomodo adul 19f)

68

encore Et agrave celui-lagrave [scil Alexandre] crsquoest la bataille qui a produit cet effet (Porph QHI ad 3441 1-5 MacPhail = fr 150 Rose)

Crsquoest tregraves vraisemblablement agrave ce mecircme eacuterotisme du guerrier qui explique autant les gestes

du dieu Aregraves que ceux de lrsquohumain Alexandre que fait allusion Aristote en Pol 291269b27-31

Une telle explication relegraveve de la psychologie et non de lrsquoalleacutegorie

Le second texte citeacute de la Politique fait reacutefeacuterence au mythe de la trouvaille de la flucircte par

Atheacutena un mythe qui semble avoir eacuteteacute traiteacute de faccedilon concurrente par deux poegravetes lyriques du Ve

siegravecle avant J-C Dans la version de Meacutelanippide (fr 2 Page) la deacuteesse aurait rejeteacute lrsquoinstrument

en lrsquoappelant laquo laideur et ruine du corps raquo (αἴσχεα σώματι λύμα) Teacutelestegraves en reacuteponse agrave

Meacutelanippide conteste la vraisemblance de cet eacuteveacutenement pourquoi Atheacutena que Clocircthocirc destine

de toute faccedilon agrave une eacuteternelle virginiteacute srsquooffusquerait-elle de son apparence Dans le mecircme

poegraveme Teacutelestegraves procegravede agrave un eacuteloge de la flucircte

Je ne peux pas croire en mon cœur que la divine Atheacutena la sage deacuteesse (σοφὰνhellip δίαν Ἀθάναν) pris ce sage instrument (σοφὸνhellip ὄργανον) dans les bosquets montagneux et effrayeacutee par la laideur qui offense le regard la lanccedila de nouveau hors de ses mains [hellip] Non cette histoire est inutile et contraire agrave la danse raconteacutee par des bardes insenseacutes et venue jusqursquoen Gregravece ndash un reproche envieux fait par les mortels agrave une sage discipline (σοφᾶςhellip τέχνας) (fr 1 Page)

Il est manifeste que la pratique de la flucircte dont Teacutelestegraves dans ce poegraveme deacutefend agrave reacutepeacutetition

les qualiteacutes intellectuelles en lrsquoassociant eacutetroitement agrave Atheacutena eacutetait lrsquoobjet drsquoun deacutebat parmi les

Anciens autour de ces mecircmes qualiteacutes170 ndash un deacutebat dont Aristote se fait lrsquoeacutecho dans le passage

de la Politique qui nous occupe171 Les deux interpreacutetations que donne Aristote du reacutecit du rejet

de la flucircte par Atheacutena loin de repreacutesenter le fruit de ses propres efforts drsquoalleacutegoregravese sont donc

tout bonnement un rappel de ce deacutebat dans lequel Aristote prend place parmi les deacutetracteurs de

lrsquoinstrument ndash et donne conseacutequemment sa faveur agrave celle de ces interpreacutetations qui sert le mieux

ses propres ideacutees sur le choix des disciplines musicales qui doivent ecirctre pratiqueacutees par les

citoyens drsquoune citeacute Encore une fois ce passage ne peut ecirctre lu comme davantage qursquoune

exploitation par Aristote drsquoun mythe connu voire simplement des caracteacuteristiques mythologiques

170 Atheacuteneacutee (8337e-f) rapporte un ancien distique sur la stupiditeacute notoire des joueurs drsquoaulos laquo Chez lrsquoaulegravete les dieux nrsquoont pas implanteacute lrsquoesprit car son esprit srsquoenvole en mecircme temps qursquoil souffle raquo (Ἀνδρὶ μὲν αὐλητῆρι θεοὶ νόον οὐκ ἐνέφυσαν ἀλλrsquo ἅμα τῷ φυσῆν χὠ νόος ἐκπέταται)

171 Sur lrsquohistoire culturelle de lrsquoaulos voir Wilson 2003

69

traditionnelles drsquoAtheacutena qui dans le fonds commun de la religion grecque en font la deacuteesse de

lrsquointelligence

Section (iv) Conclusion

Lrsquoexamen des textes aristoteacuteliciens dans lesquels certains ont vu un motif pour placer Aristote

dans les rangs des alleacutegoristes a suffisamment montreacute je crois lrsquoinsuffisance de ce motif Cela

dit et bien qursquoil nrsquoy ait manifestement pas lieu de lui attribuer des tendances alleacutegoristes il est

vrai qursquoAristote ne se consacre pas non plus agrave une reacutefutation en regravegle de lrsquoalleacutegoregravese poeacutetique

dont il ne fait jamais mention Mais lrsquoabsence de reacutefeacuterence explicite agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

nrsquoimplique pas que celle-ci nrsquoait pu constituer une position antagoniste aux yeux drsquoAristote dont

les adversaires theacuteoriques sont bien souvent anonymes dans la Poeacutetique172

De plus lrsquoinsistance avec laquelle Aristote affirme que laquo il nrsquoy a rien de commun agrave Homegravere et

agrave Empeacutedocle sinon le megravetre si bien qursquoil est leacutegitime drsquoappeler lrsquoun poegravete et lrsquoautre naturaliste

plutocirct que poegravete raquo (Poet 11447b17-19) reacutevegravele peut-ecirctre une reacutesistance agrave lrsquoalleacutegorie physique173

laquelle tend preacuteciseacutement agrave confondre poegravete et naturaliste Du moins cette affirmation eacutetablit-elle

clairement que lrsquoidentiteacute du poegravete et celle du naturaliste doivent ecirctre deacutetermineacutees sur la base du

contenu plutocirct que la forme meacutetrique Dans le chapitre suivant il sera preacuteciseacutement question des

caracteacuteristiques distinctives de lrsquoœuvre poeacutetique centreacutees sur la notion de mimecircsis

172 Cf Gudeman 1931

173 Cf Porter 1992 95 Struck 2004 67

Chapitre 3 Les principes de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique peacuteripateacuteticienne

Lrsquoobjectif de ce chapitre sera de montrer comment la conception mimeacutetique de la poeacutesie qui

est celle drsquoAristote permet drsquoexpliquer la position drsquoeacutequilibre exceptionnelle que ce dernier et

ses disciples agrave sa suite adoptent entre alleacutegorie et litteacuteralisme La theacuteorie de la mimecircsis nrsquoest pas

entiegraverement une invention drsquoAristote car on en trouve quelques anticipations degraves le Ve siegravecle

avant J-C bien que ce soit plutocirct chez les poegravetes que chez leurs critiques Aucun de ces textes

toutefois ne peut veacuteritablement ecirctre compareacute agrave la position aristoteacutelicienne qui preacutesente tous les

caractegraveres formels drsquoune deacutefinition

Eacutetant donneacutee lrsquoimportance qursquoacquirent les eacutetudes litteacuteraires dans lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne

apregraves Aristote174 il est tout agrave fait remarquable de constater qursquoaucun de ses disciples directs ou

indirects nrsquoa laisseacute de traces de quelque interpreacutetation alleacutegorique que ce soit175 La populariteacute de

ce type de lecture aupregraves des autres milieux philosophiques et philologiques contemporains

permet certainement par contraste de consideacuterer comme un trait typiquement peacuteripateacuteticien ce

rejet (toujours implicite)176 de lrsquoalleacutegoregravese Eacutevidemment il serait meacutethodologiquement risqueacute

drsquoavancer lrsquoargument de lrsquoabsence de textes agrave saveur alleacutegorique dans les fragments des

Peacuteripateacuteticiens pour en tirer des conclusions deacutefinitives Aussi crsquoest par un examen attentif des

principes theacuteoriques drsquoAristote et des bribes conserveacutees du travail critique de ses disciples que

lrsquoon sera en mesure de montrer la valeur nettement anti-alleacutegorique ndash mais aussi anti-litteacuteraliste ndash

de lrsquoapproche peacuteripateacuteticienne sur la poeacutesie

En un premier temps me basant sur les eacuteleacutements doctrinaux essentiels de la poeacutetique

aristoteacutelicienne je montrerai comment celle-ci permet drsquoattribuer agrave la poeacutesie une place autonome

174 Cf Zeller 1897 II 447 Podlecki 1969

175 Cf Most 2010 27 Le cas de Palaiphatos ne fait pas exception son Περὶ ἄπιστα ne contient pas drsquointerpreacutetations alleacutegoriques mais des hypothegraveses historiques concernant les faits reacuteels qui ont pu ecirctre agrave lrsquoorigine de certains mythes

176 Il est concevable qursquoAristote avait preacutesenteacute une argumentation formelle contre lrsquoalleacutegorie en quelque partie perdue des Questions homeacuteriques du dialogue Sur les poegravetes ou de la seconde moitieacute de la Poeacutetique mais comme lrsquoaffirme Hintenlang (1961 141) il est impossible de le savoir drsquoapregraves lrsquoeacutetat des teacutemoignages

71

dans le champ du discours crsquoest-agrave-dire un statut exceptionnel qui la soustrait au dilemme entre

une lecture litteacuterale et une lecture alleacutegorique

Pour fins drsquoillustration jrsquoexaminerai ensuite quelques exemples de la faccedilon dont les

personnages divins et humains de la poeacutesie sont consideacutereacutes par les Peacuteripateacuteticiens car les

repreacutesentations du divin constituent un terreau particuliegraverement fertile de la lecture alleacutegorique

face agrave laquelle les analyses peacuteripateacuteticiennes forment un contraste frappant

La section suivante sera consacreacutee agrave mettre en eacutevidence le caractegravere reacutevolutionnaire de

lrsquoemphase theacuteorique placeacutee sur le mythos par Aristote ainsi que les conseacutequences produites par

ce deacuteplacement pour le deacuteveloppement drsquoune theacuteorie poeacutetique de plus en plus deacutetacheacutee des

contraintes du discours rheacutetorique et du discours historique

Enfin jrsquoexaminerai quelques teacutemoignages illustrant le type drsquoapproche poeacutetique privileacutegieacutee

par les membres de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne soit une lecture se situant geacuteneacuteralement hors du

champ de la veacuterification historique et de la lecture alleacutegorique

Section (i) Le statut eacutepisteacutemologique de la μίμησις

Dans un ouvrage sur lrsquoapparition de la notion de fiction en Gregravece M Finkelberg177 attribue agrave

Platon lrsquoeacutemergence de cette notion au sens approximativement moderne drsquoun discours deacutebarrasseacute

des contraintes de la dichotomie vraifaux Finkelberg insiste en effet sur lrsquoheacuteritage par Aristote

de la theacuteorie platonicienne de la mimecircsis Or elle ne semble faire aucune diffeacuterence entre les

usages platonicien et aristoteacutelicien du terme μίμησις Le but de cette section sera de montrer que

crsquoest chez Aristote et pas avant que la mimecircsis acquiert un statut ontologique et eacutepisteacutemologique

que lrsquoon peut agrave bon droit rapprocher du concept de laquo fiction raquo

(a) Au-delagrave du reacutealisme

Les deacuteveloppements platoniciens les plus extensifs sur le statut des arts mimeacutetiques et de leurs

produits se trouvent au livre dix de la Reacutepublique Platon en arrive agrave la conclusion que ces

177 Finkelberg 1998 181-91

72

produits sont laquo au troisiegraveme rang raquo par rapport au reacuteel crsquoest-agrave-dire en deccedilagrave des objets mateacuteriels

repreacutesenteacutes eux-mecircmes eacutetant en deccedilagrave des formes intelligibles ayant inspireacute le travail de lrsquoartisan

Dans la theacuteorie platonicienne lrsquoobjet mimeacutetique se situe donc agrave lrsquoun des extrecircmes du spectre du

reacuteel lequel se deacutecline sur une ligne continue caracteacuteriseacutee par une hieacuterarchie dans le niveau de

reacutealiteacute des objets Le μίμημα et la forme intelligible occupant tous deux une place sur cette ligne

ils sont naturellement compareacutes lrsquoun agrave lrsquoautre et eacutevalueacutes en fonction drsquoun critegravere identique soit

leur valeur de reacutealiteacute

Par contraste il est eacutevident que lrsquousage aristoteacutelicien du terme mimecircsis et des mots de mecircme

famille nrsquoimplique aucunement une banale reproduction de la reacutealiteacute drsquoougrave lrsquoinsuffisance ndash pour

ne pas dire lrsquoinexactitude ndash du mot laquo imitation raquo reacuteguliegraverement adopteacute par les traducteurs de la

Poeacutetique Le fait qursquoAristote rejette lrsquohypothegravese fondamentale de lrsquoexistence de formes

platoniciennes modegraveles intelligibles dont le monde nrsquoest qursquoune imitation nrsquoest eacutevidemment pas

eacutetranger agrave lrsquousage particulier qursquoil fait de mimecircsis

De plus mecircme si lrsquoon met de cocircteacute cette prise de position meacutetaphysique essentielle il faut se

garder de croire que le terme mimecircsis pourrait neacuteanmoins conserver chez Aristote le sens

drsquoimitation mais entre les seuls niveaux infeacuterieurs de la hieacuterarchie platonicienne ie lrsquoobjet

concret et la repreacutesentation artistique Bien au contraire toute la theacuteorie aristoteacutelicienne de la

composition poeacutetique suppose une activiteacute productrice baseacutee sur lrsquoexploitation de donneacutees de

nature diverse ndash cognitives eacutethiques rheacutetoriques ndash parmi lesquels le laquo reacutealisme raquo (pour employer

un terme dont il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalent chez Aristote) nrsquooccupe qursquoune place mineure

En veacuteriteacute seuls deux eacuteleacutements figurant au nombre des prescriptions drsquoAristote suggegraverent un

rapport de correspondance explicite entre le poegraveme et le reacuteel 1) parmi les quatre exigences

relatives aux personnages drsquoune trageacutedie celle de la ressemblance (τὸ ὅμοιον)178 2) parmi les

regravegles geacuteneacuterales de la constitution de lrsquointrigue celle de la neacutecessiteacute et de la vraisemblance179

Toutefois comme je le montrerai agrave lrsquoinstant ces deux eacuteleacutements de reacutealisme sont largement

supplanteacutes par une tendance inverse qui tout au long de la Poeacutetique contribue agrave souligner

lrsquoindeacutependance de la sphegravere du poeacutetique et la nature du poegraveme comme artefact

178 Cf Poet 151454a24

179 Cf Poet 71451a12 (inter alia)

73

Au deacutebut du chapitre quinze de la Poeacutetique Aristote preacutesente comme caracteacuteristiques

souhaitables des personnages tragiques la bonteacute (τὸ χρηστόν) la convenance (τὸ ἁρμόττον) la

ressemblance (τὸ ὅμοιον) et la constance (τὸ ὁμαλόν) La signification exacte de lrsquoeacutepithegravete

ὅμοιον est incertaine drsquoautant plus qursquoAristote ne fournit aucun exemple pour lrsquoillustrer

contrairement aux trois autres caracteacuteristiques mais le sens le plus probable180 est celui de

ressemblance agrave laquo lrsquoecirctre humain raquo en geacuteneacuteral Or une exigence drsquoune telle impreacutecision laisse

eacutevidemment place agrave une mesure consideacuterable de non-ressemblance181 drsquoautant plus qursquoAristote

songe vraisemblablement agrave un modegravele humain geacuteneacuterique et non agrave des modegraveles individuels

crsquoest-agrave-dire historiques

Drsquoautre part le critegravere de ressemblance est en contradiction potentielle avec les trois autres

critegraveres qui le dominent numeacuteriquement et qui ont certainement la preacuteseacuteance182 La bonteacute (ou

encore la qualiteacute) des personnages de la trageacutedie est un eacuteleacutement essentiel au genre deacutejagrave

mentionneacute par Aristote en drsquoautres occasions dans la Poeacutetique Encore une fois le sens du terme

χρηστόν est discutable mais il semble faire reacutefeacuterence agrave des caracteacuteristiques agrave la fois morales et

sociales (le protagoniste doit ecirctre vertueux et appartenir agrave lrsquoune des grandes familles

aristocratiques de la tradition heacuteroiumlque) Quoi qursquoil en soit Aristote identifie explicitement

comme un trait geacuteneacuterique de la trageacutedie le fait que ses personnages sont supeacuterieurs aux ecirctres

humains laquo comme nous raquo crsquoest-agrave-dire laquo normaux raquo (cf Poet 1448a18 1454b9) Une telle

prescription constitue une sorte de mise agrave lrsquoeacutecart du reacutealisme du moins en ce qui concerne un

deacutetail preacutecis en faveur drsquoune adheacutesion agrave une convention du genre (tragique et eacutepique)183

180 Cf Lucas 1968 158

181 Cf Lucas 1968 158 Si toutefois comme le proposent certains (cf Hardy 1961 ad loc) Aristote entend plutocirct par ὅμοιον la ressemblance drsquoun personnage au prototype mythologique fourni par la tradition alors cette exigence est plus indeacutependante encore de la notion de reacutealisme puisque la mythologie abonde en personnages doteacutes de traits invraisemblables voire fantastiques Une telle signification de ὅμοιον est de toute faccedilon improbable car les personnages mythologiques ont des traits tellement diversifieacutes drsquoune version poeacutetique agrave lrsquoautre qursquoil est pratiquement impossible de parler de laquo prototype raquo mythologique

182 Aristote semble ecirctre conscient de cette contradiction potentielle du moins de la diffeacuterence importante entre la ressemblance et les autres critegraveres laquo Le troisiegraveme [scil but agrave viser] crsquoest la ressemblance ce qui est autre chose (ἕτερον) que de faire un caractegravere qui a qualiteacute ou convenance raquo (1454a24-5)

183 Cette convention semble avoir deacutejagrave eacuteteacute reconnue par le poegravete Aristophane qui raille Euripide pour ses repreacutesentations laquo reacutealistes raquo de personnages en haillons deacutepourvus de lrsquohabituelle distinction aristocratique des personnages tragiques

74

Quant agrave la convenance et la constance ce sont des critegraveres de coheacuterence interne

respectivement applicables agrave lrsquoespegravece et agrave lrsquoindividu τὸ ἁρμόττον deacutesigne ce qui convient au

type de personnage repreacutesenteacute τὸ ὁμαλόν lrsquoeacutegaliteacute de tempeacuterament du personnage individuel

dont le comportement doit preacutesenter suffisamment de stabiliteacute et de preacutedictibiliteacute Or

lrsquoapplication de ces critegraveres ne repose que partiellement sur une comparaison avec la reacutealiteacute En

effet les individus reacuteels preacutesentent parfois un comportement beaucoup plus erratique que ne le

font les personnages eacutepureacutes quasi unidimensionnels que requiegraverent lrsquouniteacute et lrsquointelligibiliteacute du

reacutecit selon Aristote ndash que lrsquoon songe au cas drsquoIphigeacutenie dont Aristote critique le brusque

changement drsquoattitude dans lrsquoIphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide (Poet 151454a31-33)

Essentiel agrave lrsquointelligibiliteacute selon Aristote est eacutegalement le caractegravere neacutecessaire de la seacutequence

des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes dans le deacuteveloppement de lrsquointrigue Agrave premiegravere vue la neacutecessiteacute

inheacuterente agrave lrsquointrigue pourrait ecirctre consideacutereacutee comme une exigence relevant du reacutealisme srsquoil

srsquoagissait de reacutealiser un reflet fidegravele de la neacutecessiteacute qui regravegne (partiellement du moins) dans le

monde de lrsquoempirie Ce nrsquoest toutefois pas le cas Crsquoest bien plutocirct en tant que construction

indeacutependante du reacuteel que la trame dramatique se doit de preacutesenter les apparences de la neacutecessiteacute

Lrsquointrigue reacutesulte en effet de la seacutelection drsquoune suite drsquoeacuteveacutenements en vue de la repreacutesentation

drsquoune action (praxis) unique Or cette uniteacute de lrsquoaction est commandeacutee par lrsquoobjet mimeacutetique

lui-mecircme (lequel est comparable agrave un ecirctre vivant) ainsi que par les conditions cognitives de la

reacuteception de lrsquoœuvre Crsquoest donc dire qursquoelle nrsquoest pas commandeacutee par la nature du monde reacuteel

lequel se caracteacuterise plutocirct par une surabondance de faits disparates et sans liens apparents Ce

processus de seacutelection dans lrsquoeacutelaboration de lrsquointrigue qui vise agrave un produit uniforme et universel

crsquoest ce qui rapproche le travail du poegravete de celui du philosophe et qui lrsquoeacuteloigne de celui de

lrsquohistorien184 En effet la diffeacuterence entre ceux-ci

est que lrsquoun dit ce qui a eu lieu lrsquoautre ce qui pourrait avoir lieu [hellip] La poeacutesie traite plutocirct du geacuteneacuteral la chronique du particulier Le laquo geacuteneacuteral raquo crsquoest le type de chose qursquoun certain type drsquohomme fait ou dit vraisemblablement ou neacutecessairement [hellip] Le laquo particulier raquo crsquoest ce qursquoa fait Alcibiade ou ce qui lui est arriveacute (Poet 91451b4-11)

Les poegravetes qui ont composeacute des Heacuteracleacuteides ou des Theacuteseacuteides ont donc commis une erreur

puisque le sujet mecircme de leurs compositions est impropre agrave lrsquoart poeacutetique et relegraveve de cette

184 La notion laquo drsquohistoire tragique raquo critiqueacutee par Polybe sorte de meacutelange entre les genres tragique et historique nrsquoa vraisemblablement rien avoir avec le Peacuteripatos cf Brink 1960

75

sous-cateacutegorie de lrsquohistoire qursquoest la biographie En effet laquo il se produit dans la vie drsquoun individu

unique un nombre eacuteleveacute voire infini drsquoeacuteveacutenements dont certains ne forment en rien une uniteacute et

de mecircme un individu unique accomplit un grand nombre drsquoactions qui ne forment en rien une

action une raquo (Poet 81451a18-19) Une relation toute deacutetailleacutee fucirct-elle des exploits de Theacuteseacutee

ou drsquoAlcibiade peut certainement constituer un portrait exact drsquoun pan de la reacutealiteacute mais elle

nrsquoen est pas moins eacutetrangegravere agrave la nature mimeacutetique de lrsquoobjet poeacutetique

(b) Le poeacutetique une nouvelle cateacutegorie discursive

La deacutelimitation de la sphegravere du poeacutetique dont Aristote agrave deacutefaut de concurrents identifiables

doit ecirctre consideacutereacute lrsquoauteur consiste ainsi agrave tailler dans le champ du discours une section

intermeacutediaire entre la fausseteacute et la veacuteriteacute Le discours du poegravete contrairement agrave celui du

philosophe de lrsquohistorien ou de lrsquoauteur de tekhnai est deacutepourvu de valeur de veacuteriteacute Ni vrai ni

faux il est plutocirct laquo bien raquo ou laquo mal raquo reacutealiseacute crsquoest-agrave-dire soit en conformiteacute soit en rupture avec

les standards de lrsquoart comme tout autre artefact humain La poeacutesie devient chez Aristote une

espegravece de la mimecircsis mais ce avant drsquoecirctre une espegravece du discours

Cette transformation opegravere une veacuteritable reacutevolution dans la penseacutee ancienne sur la poeacutesie On

ne trouve rien de comparable chez les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote alors que les alleacutegoristes

perccediloivent chez les poegravetes une volonteacute de diffusion occulte de veacuteriteacutes supeacuterieures les penseurs

drsquoenvergure tels Gorgias et Platon assimilent la poeacutesie agrave un mode drsquoexpression voueacute agrave la

tromperie et agrave lrsquoillusion et surtout dans le cas de Platon constamment diminueacute par la

comparaison avec drsquoautres modes jugeacutes plus veacuteridiques Il revient agrave Aristote drsquoavoir soustrait

lrsquoart poeacutetique agrave toute comparaison de cet ordre le poegravete chez lui nrsquoest jamais compareacute qursquoagrave

drsquoautres poegravetes185

Lrsquoexpression la plus claire et la plus provocante par Aristote de cette exemption du poeacutetique

des critegraveres habituels du discours se trouve peut-ecirctre dans son admiration paradoxale pour la

185 Je fais ici abstraction des nombreux passages ougrave Aristote fait un usage ponctuel et opportuniste de citations poeacutetiques agrave lrsquoappui drsquoune ideacutee dans le cadre drsquoune argumentation Un tel usage consiste tout au plus agrave relever des correspondances accidentelles et ne preacutesume en rien de la laquo veacuteriteacute raquo intrinsegraveque des mots des poegravetes citeacutes Platon lui-mecircme qursquoon ne peut certes soupccedilonner drsquoaccorder une creacuteance excessive aux poegravetes utilise ce proceacutedeacute que Tate (1934 112) deacutesigne par lrsquoexpression laquo interpreacutetation alleacutegorique artificielle raquo (artificial allegorism)

76

faccedilon dont Homegravere a laquo appris aux autres la faccedilon dont on doit dire des mensonges (ψευδῆ λέγειν

ὡς δεῖ) raquo (Poet 241460a20) Le laquo mensonge raquo apparaicirct ici comme un art agrave pratiquer selon des

regravegles preacutecises (ὡς δεῖ)

De plus comme Aristote le preacutecise immeacutediatement le ψευδῆ λέγειν en question deacutesigne

lrsquousage du paralogisme consistant agrave deacuteduire du conseacutequent la veacuteriteacute de lrsquoanteacuteceacutedent sur la base de

la relation drsquoimplication du conseacutequent par le preacuteceacutedent laquo Les gens srsquoimaginent que lorsque tel

fait entraicircne tel autre ou tel eacuteveacutenement tel autre lrsquoexistence du second implique celle du fait ou

de lrsquoeacuteveacutenement premier ndash or crsquoest faux (ψεῦδος) raquo (241460a21-23) Les laquo mensonges raquo

drsquoHomegravere nrsquoont donc rien agrave voir avec le topos ancien concernant le caractegravere fictionnel (ie

laquo mensonger raquo) des propos des poegravetes186 dont la premiegravere occurrence remonte aussi loin que le

proegraveme de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode voire qursquoHomegravere187 Ils sont plutocirct agrave rapprocher de la

preacutemisse de la Rheacutetorique selon laquelle le grand public est geacuteneacuteralement incapable de suivre un

raisonnement soutenu et accepte facilement les conclusions tireacutees drsquoun paralogisme Agrave lrsquoinstar de

lrsquoorateur les propos du poegravete se voient ainsi fermement rattacheacutes agrave la sphegravere du vraisemblable (τὸ

εἰκός)188

Par contraste avec lrsquoindiffeacuterence relative qursquoil affiche face aux critegraveres de reacutealisme et de veacuteriteacute

lrsquoinsistance drsquoAristote agrave souligner lrsquoimportance de la coheacuterence interne des divers eacuteleacutements du

reacutecit est tout agrave fait remarquable La justesse de la construction poeacutetique est tout entiegravere tourneacutee

vers lrsquointeacuterieur vers lrsquoeacutelaboration drsquoun monde coheacuterent par rapport agrave lui-mecircme et minimalement

redevable au modegravele reacuteel dont il est une sorte de rappel volontairement alteacutereacute

Cette rupture avec la conception ancienne de la mimecircsis poeacutetique qui subordonnait avec

beaucoup plus de force le μίμημα agrave son modegravele a eacutevidemment des conseacutequences du point de vue

du type de lecture que commande la poeacutesie La position theacuteorique standard preacute-aristoteacutelicienne

sur la poeacutesie qui se reacutesume dans la remarque suivante de Platon laquo Tout ce que disent les

conteurs drsquohistoires et les poegravetes nrsquoest-il pas le reacutecit raconteacute drsquoeacuteveacutenements ou passeacutes ou preacutesents

186 Cf Gallavotti 1968 241

187 Theog 27-28 Od 11363-66

188 Lrsquointerpeacuteneacutetration des cateacutegories poeacutetiques et rheacutetoriques est particuliegraverement claire dans le cas du terme meacutelioratif πιθανός que lrsquoon retrouve reacuteguliegraverement dans les scholies aux poegravetes au sens non pas drsquoargument persuasif mais de scegravene laquo reacutealiste raquo (cf Jouanna 2001 12)

77

ou futurs (διήγησις [hellip] ἢ γεγονότων ἢ ὄντων ἢ μελλόντων) raquo (Resp 392d) implique une

relation de correspondance entre le discours poeacutetique et la reacutealiteacute historique une relation dont

lrsquoexactitude peut ecirctre objectivement eacutevalueacutee Dans un tel modegravele eacutetant donneacutee lrsquoinexactitude

manifeste ndash ie litteacuterale ndash du discours poeacutetique par rapport agrave la reacutealiteacute qursquoil doit rendre ou encore

par rapport agrave une norme morale consideacutereacutee comme vraie il devient neacutecessaire si lrsquoon doit

laquo sauver raquo le poegravete drsquoadapter sa lecture afin drsquoecirctre en mesure de trouver chez lui ce qui doit par

hypothegravese srsquoy trouver Le modegravele mimeacutetique de la poeacutesie inaugureacute par Aristote remplace la

formule platonicienne qui fait appel agrave des eacuteveacutenements appartenant au temps reacuteel (passeacute preacutesent

ou futur) par une formule de modaliteacute potentielle crsquoest-agrave-dire atemporelle laquo le rocircle du poegravete est

de dire non pas ce qui a lieu reacuteellement mais ce qui pourrait avoir lieu (οἷα ἂν γένοιτο) dans

lrsquoordre du vraisemblable ou du neacutecessaire raquo (Poet 91451a36-37)

De plus lrsquoobjet de la mimecircsis au sens aristoteacutelicien est lrsquoaction ou encore lrsquoeacuteveacutenement189 ce

qui lrsquooppose eacutegalement au modegravele stoiumlcien dans lequel la poeacutesie est deacutefinie comme laquo une forme

poeacutetique qui a un sens contenant une imitation de choses divines et humaines raquo (ποίησις δέ ἐστι

σημαντικὸν ποίημα μίμησιν περιέχον θείων καὶ ἀνθρωπείων)190 Cette deacutefinition stoiumlcienne

qui preacutesuppose la preacutesence de reacutealiteacutes de deux ordres distincts repreacutesenteacutees dans les poegravemes est

tout agrave fait en accord avec la pratique de lrsquoalleacutegorie typique de cette eacutecole191 Par contraste parce

qursquoil reacuteduit lrsquoimportance drsquoune telle comparaison avec la reacutealiteacute ndash permanente ou historique ndash le

modegravele aristoteacutelicien supprime toute neacutecessiteacute de recours agrave lrsquoalleacutegorie

(c) Meacutegaclide et le πλάσμα

Une notion eacutetroitement lieacutee agrave celle de mimecircsis mais que je nrsquoai pas eu lrsquooccasion de

mentionner jusqursquoici est celle de πλάσμα le plus souvent rendu par les mots laquo fiction raquo ou

189 Aristote parle tantocirct drsquoune imitation laquo drsquohommes en action raquo (πράττοντας) tantocirct drsquoune imitation laquo drsquoactions raquo (πράξεις) (cf Poet 1448a1 1449b25)

190 Diog Laert 760 ougrave la deacutefinition est attribueacutee agrave Posidonios Cf les deacutefinitions de divers genres poeacutetiques remontant vraisemblablement agrave Theacuteophraste infra section (iii) de ce chapitre

191 DeLacy (1948 262) fait remarquer agrave juste titre que lrsquousage des termes relatifs agrave la mimecircsis par les Stoiumlciens est intimement lieacute agrave leur pratique de lrsquoalleacutegoregravese (et donc fondamentalement distinct de lrsquousage aristoteacutelicien) Sur lrsquoexacerbation de la dichotomie humaindivin dans la tradition alleacutegorique voir infra section (ii)

78

laquo invention raquo Ce terme figure dans deux fragments attribueacutes au Peacuteripateacuteticien Meacutegaclide dont

lrsquointerpreacutetation reacuteguliegraverement donneacutee par les commentateurs me semble erroneacutee

Le premier texte porte sur le passage de lrsquoIliade ougrave Hector reste seul devant les portes de

Troie attendant de pied ferme le combat avec Achille pendant que celui-ci court en vain dans la

plaine agrave la poursuite drsquoApollon qui a pris les traits drsquoun guerrier troyen pour le berner

ἄξιον ζητήσεως πῶς ἀπόντος Ἀχιλλέως μηδεὶς πολεμεῖ Ἕκτορι ἢ τάχα συνεπορεύοντο αὐτῷ καὶ οἱ λοιποὶ ἀριστεῖς διώκοντι Ἀπόλλωνα Μεγακλείδης δέ φησι ταῦτα πάντα πλάσματα εἶναι

Il vaut la peine de se demander comment il se fait que personne nrsquoattaque Hector pendant qursquoAchille est au loin Peut-ecirctre que les autres heacuteros sont partis avec lui agrave la poursuite drsquoApollon Mais Meacutegaclide dit que toutes ces choses sont des inventions (schol b Il 2236 ex = fr 6b Janko)

Lrsquoexpression laquo toutes ces choses raquo (ταῦτα πάντα) englobe apparemment plusieurs

eacuteveacutenements et notamment lrsquoeacutepisode du duel lui-mecircme entre Achille et Hector comme le reacutevegravele

le second commentaire de Meacutegaclide ougrave intervient le terme πλάσμα

Μεγακλείδης πλαστὴν εἶναι τὴν μονομαχίαν φησίνmiddot daggerπῶς γὰρ τὰ Ἡφαιστότευκτα ὅπλα εἰσίν

Μεγακλείδης πλάσμα εἶναί φησι τοῦτο τὸ μονομάχιονmiddot πῶς γὰρ τοσαύτας μυριάδας νεύματι Ἀχιλλεὺς ἀπέστρεφεν

Meacutegaclide affirme que le duel est inventeacute car comment les armes faites par Heacutephaiumlstos hellip [texte corrompu] (schol T Il 22205-7a1)

Meacutegaclide affirme que ce duel est une invention car comment Achille a-t-il arrecircteacute des hommes aussi nombreux par un signe de tecircte (schol b Il 22205-7a2)

Meacutegaclide a donc avanceacute au moins deux arguments pour appuyer son opinion selon laquelle

cet eacutepisode est une laquo invention raquo Lrsquoun est lrsquoinvraisemblance attacheacutee agrave la scegravene ougrave Achille par un

simple signe empecircche lrsquoarmeacutee grecque de srsquoen prendre agrave Hector afin de se reacuteserver la gloire de le

tuer lui-mecircme Lrsquoautre est difficile agrave reconstituer en raison de la lacune dans le texte mais la

reacutefeacuterence aux laquo armes drsquoHeacutephaiumlstos raquo montre qursquoil concerne soit lrsquoarmure porteacutee par Achille lors

de ce duel soit celle porteacutee par Hector ndash toutes deux eacutetant lrsquoœuvre drsquoHeacutephaiumlstos

Aristote dans la Poeacutetique fait aussi allusion agrave lrsquoun des problegravemes mentionneacutes par Meacutegaclide

soit le caractegravere laquo irrationnel raquo (τὸ ἄλογον) de la scegravene avec Achille retenant lrsquoarmeacutee laquo la scegravene

de la poursuite drsquoHector serait comique au theacuteacirctre ndash drsquoun cocircteacute la foule debout qui ne le poursuit

79

pas de lrsquoautre Achille qui la contient drsquoun signe de tecircte ndash mais dans lrsquoeacutepopeacutee cela ne se

remarque pas raquo (241460a14-17) Selon Gudeman (1934 ad loc) Aristote offrirait lagrave une reacuteponse

agrave Meacutegaclide agrave qui Gudeman attribue par ailleurs une disposition drsquoesprit semblable agrave celle de

Zoiumlle192 crsquoest-agrave-dire une volonteacute excessive de critiquer Homegravere jusque dans les moindres deacutetails

Gudeman est en cela influenceacute par lrsquousage du mot πλάσμα par Meacutegaclide qursquoil juge drsquoembleacutee

ecirctre un terme peacutejoratif193

Certaines raisons laissent pourtant croire que ce jugement sur la position de Meacutegaclide

pourrait ecirctre erroneacute Drsquoune part Meacutegaclide est apparu ailleurs comme lrsquoauteur drsquoune deacutefense

drsquoHomegravere preacuteciseacutement contre ce Zoiumlle deacutefense emphatique srsquoil en est une et qui semble plutocirct le

placer aux rangs des λυτικοί soit en position antagoniste avec Zoiumlle194 Drsquoautre part il deacutemontre

en au moins une autre occasion qursquoil possegravede des outils de lecture sophistiqueacutes qui deacutementent le

jugement reacutepandu selon lequel son approche litteacuteraire est laquo naiumlve raquo195 Il srsquoagit drsquoailleurs drsquoune

reacuteponse offerte agrave un autre problegraveme homeacuterique ce qui confirme son rocircle de λυτικός (Patrocle se

preacuteparant agrave affronter les Troyens revecirct les armes drsquoAchille mais ne prend pas sa lance dont le

poegravete dit que seul Achille peut la soulever)

διὰ τί οὖν μόνον τὸ Πηλιωτικὸν αὐτῷ ἀναρμοστεῖ δόρυ τῶν ἄλλων ἁρμοσάντων ὅπλων Μεγακλείδης ἐν δευτέρῳ Περὶ Ὁμήρου προοικονομεῖσθαί φησιν Ὅμηρον τὴν ὁπλοποιΐανmiddot καὶ ἐπειδὴ τὰς μὲν ἄλλας ὕλας ἐξ ὧν ὁ Ἥφαιστος ἐδημιούργει τὰ ὅπλα τὸν χρυσὸν καὶ τὸν ἄργυρον οὐκ ἀπίθανον εἶναι καὶ ἐν οὐρανῷ δένδρον δὲ οὐράνιον λέγειν καταγελαστότατον ἦν διὰ τοῦτο τὰ μὲν λοιπὰ ὅπλα πεποίηκε τὸν Πάτροκλον φέροντα ἃ καὶ ἀπολόμενα ἐτύγχανεν ἂν τῆς Ἡφαίστου δημιουργίας μόνον δὲ τὸ δόρυ ἐάσαντα ἵνα σωθῇ καταλειπόμενονmiddot τοῦτο γὰρ ἀπολόμενον οὐκ ἂν ὁ Ἥφαιστος κατεσκεύασε πιθανῶς διὰ τὸ τὴν ὕλην αὐτοῦ μὴ οὐράνιον ἀλλ ἔγγειον καὶ Πηλιῶτιν εἶναι

Pourquoi donc est-ce uniquement la lance du Peacutelion qui ne lui convient pas alors que les autres piegraveces de lrsquoarmement lui vont bien Meacutegaclide dans le deuxiegraveme livre de son Sur Homegravere dit qursquoHomegravere preacutepare la scegravene de la fabrication des armes Et crsquoest parce que dans le cas des autres mateacuteriaux avec lesquels Heacutephaiumlstos fabrique les armes soit lrsquoor et lrsquoargent il nrsquoeacutetait pas invraisemblable qursquoon en trouve dans le ciel tandis qursquoil aurait eacuteteacute fort ridicule de parler drsquoun arbre ceacuteleste Crsquoest pour cette raison qursquoil a fait en sorte que Patrocle emporte les autres armes ndash que une fois perdues ltAchillegt pourrait obtenir gracircce au travail drsquoHeacutephaiumlstos ndash et qursquoil laisse uniquement la lance afin que resteacutee derriegravere elle soit sauveacutee Car celle-ci si elle avait eacuteteacute perdue

192 Janko 2000 143 fait eacutegalement un rapprochement entre Meacutegaclide et Zoiumlle

193 Cf Papadopoulou (1999 204-6) qui attribue semblablement une eacutevaluation neacutegative agrave Meacutegaclide

194 Cf fr 11 Janko (supra p 52) en particulier lrsquoexclamation laquo πῶς ἂν οὖν οἰωνὸς σαφέστερος φανείη  raquo

195 Pace Janko 2000 143 laquo Megaclidesrsquo decidedly naiumlve approach to myth raquo

80

Heacutephaiumlstos nrsquoaurait pu la remplacer de faccedilon vraisemblable puisque le bois dont elle est faite nrsquoest pas un mateacuteriau ceacuteleste mais terrestre originaire du Peacutelion (schol A Il 16140b Porph vel D)

La preacutesence du verbe προοικονομεῖσθαι dans ce texte est remarquable Il srsquoagit lagrave de lrsquoune

des plus anciennes occurrences de ce terme technique de la critique litteacuteraire ancienne qui

deacutesigne par lagrave le travail drsquoanticipation du poegravete dans la disposition des eacuteveacutenements du reacutecit196 En

plus drsquouser de ce terme technique typique drsquoune conception artisanale de la poeacutesie Meacutegaclide

porte attention agrave la conformiteacute de la scegravene avec ce qui apparaicirct adeacutequat agrave la digniteacute divine

puisqursquoil serait laquo hautement ridicule raquo (καταγελαστότατον) de repreacutesenter Heacutephaiumlstos travaillant

le bois Homegravere a fait en sorte que la lance drsquoAchille nrsquoait pas agrave ecirctre remplaceacutee Cette remarque

semble motiveacutee par des preacuteoccupations rheacutetoriques197 davantage que par un souci de pieacuteteacute ou de

reacutealisme

Agrave lrsquoappui de lrsquoideacutee selon laquelle Meacutegaclide use du terme plasma de faccedilon neacutegative

Papadopoulou avance le commentaire suivant qui porte sur le discours de deacutefi qursquoadresse

Tleacutepolegraveme agrave Sarpeacutedon juste avant leur affrontement dans lrsquoIliade (Tleacutepolegraveme se vante drsquoecirctre un

descendant drsquoHeacuteraclegraves qui aurait jadis mis Troie agrave sac)

εὖ τὸ παράδειγμα τῆς Ἡρακλέους ἀρετῆς ὅτι οὐκ ἄλλοθεν αὐτὸ φέρει ἢ ἐκ τῆς νῦν πολεμουμένης πόλεως Μενεκλῆς [Μεγακλῆς ] δέ φησιν ἐψεῦσθαι τὴν ἐπὶ Ἴλιον στρατείαν

[Il eacutevoque] de faccedilon approprieacutee lrsquoexemple de la valeur drsquoHeacuteraclegraves parce qursquoil ne prend pas cet exemple ailleurs que dans la ville mecircme qui est attaqueacutee agrave ce moment-lagrave Mais Meacutegaclegraves dit que cette campagne contre Troie est faussement raconteacutee (schol bT Il 5640 ex)

La correction de Μενεκλῆς en Μεγακλῆς (proposeacutee par Muumlller cf FHG 4443) ainsi que

lrsquoidentification de ce Meacutegaclegraves agrave Meacutegaclide sont geacuteneacuteralement accepteacutees198 notamment sur la

base de ce texte tireacute drsquoAtheacuteneacutee

Μεγακλείδης ἐπιτιμᾷ τοῖς μεθ Ὅμηρον καὶ Ἡσίοδον ποιηταῖς ὅσοι περὶ Ἡρακλέους εἰρήκασιν ὡς στρατοπέδων ἡγεῖτο καὶ πόλεις ᾕρειmiddot ὃς μεθ ἡδονῆς πλείστης τὸν μετ ἀνθρώπων βίον διετέλεσε [hellip] τοῦτον οὖν φησίν οἱ νέοι ποιηταὶ κατασκευάζουσιν ἐν λῃστοῦ σχήματι μόνον περιπορευόμενον ξύλον ἔχοντα καὶ λεοντῆν καὶ τόξαmiddot καὶ ταῦτα πλάσαι πρῶτον Στησίχορον τὸν Ἱμεραῖον

196 Cf Nuumlnlist 2009 29

197 Selon Aristote (Rh 31408a10-14) le fait de parler noblement de choses triviales est une faute de convenance qui fait laquo tomber dans la comeacutedie raquo

198 Cf Erbse ad loc (app crit)

81

Meacutegaclide critique les poegravetes posteacuterieurs agrave Homegravere et agrave Heacutesiode qui deacuteclarent qursquoHeacuteraclegraves a conduit des armeacutees et pris des villes alors qursquoil a passeacute sa vie terrestre dans le plus grand plaisir possible [hellip] Ce sont donc les poegravetes reacutecents dit-il qui font de lui un errant solitaire habilleacute en brigand avec une massue une peau de lion et un arc Et le premier agrave avoir inventeacute ces choses est Steacutesichore drsquoHimegravere (Ath 12512e-f)

Combinant ces deux teacutemoignages sur Meacutegaclide Papadopoulou en conclut qursquoil consideacuterait

avec meacutefiance lrsquoinvention poeacutetique laquelle serait associeacutee au mensonge (ἐψεῦσθαι) et par

conseacutequent agrave la fausseteacute Mais si le verbe ἐψεῦσθαι qui apparaicirct dans la scholie au vers 5640 est

compris comme se rapportant agrave Homegravere alors les deux textes tout juste citeacutes sont difficilement

reacuteconciliables Atheacuteneacutee affirme explicitement que la critique de Meacutegaclide concernant la

repreacutesentation drsquoHeacuteraclegraves srsquoadresse aux poegravetes apregraves Homegravere et Heacutesiode crsquoest-agrave-dire aux

neoteroi ce nrsquoest pas avant Steacutesichore pense-t-il qursquoHeacuteraclegraves a endosseacute son costume de guerrier

austegravere Lrsquoimplication semble ecirctre que la repreacutesentation homeacuterique drsquoHeacuteraclegraves est correcte agrave ses

yeux et qursquoil nrsquoy a pas lieu de convaincre Homegravere de mensonge agrave cet eacutegard

Aussi consideacuterant que crsquoest en fait Tleacutepolegraveme qui rapporte les exploits anciens drsquoHeacuteraclegraves agrave

Troie il semble plus naturel de penser que le laquo mensonge raquo en question est attribueacute agrave ce

personnage et non au poegravete Cela est drsquoautant plus probable que Tleacutepolegraveme quelques lignes

avant de vanter les exploits de son ancecirctre accuse justement de mensonge ceux qui font de

Sarpeacutedon un descendant de Zeus alleacuteguant que son ennemi nrsquoest pas agrave la hauteur de cette

reacuteputation199 Le commentaire de Meacutegaclide serait donc une faccedilon de souligner que crsquoest en fait

Tleacutepolegraveme qui par vantardise invente ce reacutecit afin de glorifier sa propre ligneacutee Une telle lecture

est tout agrave fait autoriseacutee par le texte de la scholie qui ne preacutecise pas quel est le compleacutement

drsquoagent du verbe ἐψεῦσθαι (le texte fort elliptique est probablement mutileacute) Μεγακλῆς δέ

φησιν ἐψεῦσθαι τὴν ἐπὶ Ἴλιον στρατείαν

Ces diverses consideacuterations laissent penser que Meacutegaclide pourrait fort bien avoir voulu

exprimer autre chose qursquoune critique en qualifiant lrsquoeacutepisode du duel de plasma Tout comme

Aristote dans le cas du rempart acheacuteen (voir infra chap 5 sect (ii)) il est possible que son

commentaire ait fait originellement partie drsquoune reacuteponse offerte aux critiques nombreuses

adresseacutees agrave divers deacutetails relatifs agrave cet eacutepisode Plus preacuteciseacutement le fait de qualifier en bloc une

suite drsquoeacuteveacutenements (ταῦτα πάντα) drsquoinventions pourrait constituer un encouragement agrave

199 Il 5635 laquo On ment (ψευδόμενοι) quand on te dit descendant de Zeus porte-eacutegide raquo

82

abandonner la recherche de justifications narratives complexes dans lesquelles se speacutecialisent les

λυτικοί On verra dans le prochain chapitre qursquoune attitude semblable se manifeste reacuteguliegraverement

dans les commentaires drsquoAristarque

(d) La deacutesignation meacutetaphorique

Aristote admet non seulement le caractegravere singulier du statut ontologique du contenu du

discours poeacutetique mais aussi certaines qualiteacutes exceptionnelles attacheacutees agrave sa forme Le langage

poeacutetique preacutesente une diffeacuterence significative avec lrsquousage non poeacutetique en ce qursquoil recourt

davantage agrave lrsquoexpression figureacutee ndash au premier chef agrave la meacutetaphore Mais cette diffeacuterence est de

nature quantitative et non qualitative la meacutetaphore est une figure privileacutegieacutee tant pour les poegravetes

que les orateurs laquo car tout le monde en parlant fait usage de meacutetaphores raquo (πάντες γὰρ

μεταφοραῖς διαλέγονται) (Rh1404b34)200 Crsquoest donc dire que la meacutetaphore fait partie de

lrsquousage naturel et spontaneacute du langage bien que sa maicirctrise reacuteelle crsquoest-agrave-dire la composition de

bonnes meacutetaphores exige un talent qui nrsquoest pas uniformeacutement partageacute

La meacutetaphore est deacutefinie de faccedilon tregraves geacuteneacuterale comme lrsquoapplication agrave une chose drsquoun nom

impropre en vertu de la perception drsquoune certaine ressemblance201 Tout comme le concept de

mimecircsis celui de meacutetaphore implique donc un eacutequilibre deacutelicat entre ressemblance et

eacuteloignement202 et se rattache au travail poeacutetique plus qursquoagrave tout autre De plus tous deux se voient

attribueacutes une valeur agrave la fois heacutedoniste et didactique en vertu du pheacutenomegravene cognitif de la

reconnaissance Toutefois on ne voit nulle part Aristote reacutealiser un rapprochement theacuteorique

explicite entre lrsquoactiviteacute mimeacutetique et la stylisation lexicale meacutetaphorique ou autre ndash sauf

peut-ecirctre en une rare occasion Deacutecrivant lrsquoaptitude des mots exotiques agrave susciter chez les

auditeurs une agreacuteable surprise il ajoute

200 Cf Poet 221459a10-14 ougrave la meacutetaphore est associeacutee au megravetre iambique parce qursquoil est le plus proche de la langue parleacutee

201 Cf Poet 211457b6-7 ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορὰ 221459a7-8 τὸ γὰρ εὖ μεταφέρειν τὸ τὸ ὅμοιον θεωρεῖν ἐστιν

202 Cf Ricœur 1975 57

83

ἐπὶ μὲν οὖν τῶν μέτρων πολλά τε ποιεῖται οὕτω καὶ ἁρμόττει ἐκεῖ (πλέον γὰρ ἐξέστηκεν περὶ ἃ καὶ περὶ οὓς ὁ λόγος) ἐν δὲ τοῖς ψιλοῖς λόγοις πολλῷ ἐλάττωmiddot ἡ γὰρ ὑπόθεσις ἐλάττων ἐπεὶ καὶ ἐνταῦθα εἰ δοῦλος καλλιεποῖτο ἢ λίαν νέος ἀπρεπέστερον ἢ περὶ λίαν μικρῶν

En vers donc toutes sortes de noms produisent de lrsquoeacutetrangeteacute et ils sont lagrave agrave leur place car les choses et les personnes dont il y est question sont plus eacuteloigneacutes en prose au contraire on a beaucoup moins de latitude parce que le propos est plus modeste (en effet mecircme en vers agrave supposer qursquoun esclave srsquoexprime en termes choisis ou un trop jeune homme il y aurait disconvenance ou si lrsquoon parle de choses trop triviales) (Rh 31404b11-17 trad Chiron modifieacutee)

Ici les sujets respectifs de la poeacutesie et de la prose (cf περὶ ἃ καὶ περὶ οὕς ἡ ὑπόθεσις) sont

distingueacutes selon qursquoils srsquoeacuteloignent (ἐξέστηκεν) de la reacutealiteacute quotidienne ou qursquoils sont au

contraire modestes (ἐλάττων) et cette distinction en entraicircne une autre du point de vue de la

sophistication de langage qui est approprieacutee dans chaque cas

Finalement il est possible de deacutetecter dans une remarque qursquoAristote ne fait qursquoen passant un

contraste entre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique (erroneacutee) et lrsquoappreacutehension (correcte) des meacutetaphores

Agrave la fin de la Meacutetaphysique dans sa critique de la theacuteorie des nombres-principes des

Pythagoriciens chez qui Aristote deacutenonce la propension agrave eacutetablir des correspondances

numeacuteriques arbitraires apparaicirct la comparaison suivante pour le moins surprenante

ὅμοιοι δὴ καὶ οὗτοι τοῖς ἀρχαίοις Ὁμηρικοῖς οἳ μικρὰς ὁμοιότητας ὁρῶσι μεγάλας δὲ παρορῶσιν

Ainsi ils [les Pythagoriciens] ressemblent aux anciens interpregravetes drsquoHomegravere qui voient de petites ressemblances et en neacutegligent de grandes (Metaph Ν1093a27)

Aristote fait manifestement reacutefeacuterence agrave une approche preacutecise typique des anciens homeacuteristes

qursquoil place tous ensemble dans le mecircme panier et auxquels il attribue lrsquohabitude de relever

certaines ressemblances et drsquoen ignorer drsquoautres En deacutepit de sa briegraveveteacute ce texte mrsquoapparaicirct

susceptible de constituer une critique de la meacutethode alleacutegorique Les laquo petites ressemblances raquo

auxquelles srsquoattachent ces individus pourraient deacutesigner les rapports drsquoanalogie improbables que

les alleacutegoristes eacutetablissent entre des choses aussi diffeacuterentes qursquoun personnage poeacutetique ndash par

exemple Atheacutena ndash et une vertu ndash par exemple la sagesse Les laquo grandes ressemblances raquo seraient

quant agrave elles celles qui srsquoimposent avec une certaine eacutevidence agrave lrsquoinstar de celles qui sont

exprimeacutees par des meacutetaphores approprieacutees

84

Section (ii) Dieux et hommes dans la critique peacuteripateacuteticienne

Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de mentionner preacuteceacutedemment que les alleacutegoristes deacutemontrent un inteacuterecirct

particulier envers les personnages divins de la poeacutesie Pour cette raison une comparaison des

approches alleacutegorique et peacuteripateacuteticienne sur les eacuteleacutements narratifs de cet ordre aidera agrave mettre

davantage en eacutevidence le contraste formeacute par ces approches

En effet un eacuteleacutement constant ndash mais distinctif dans lrsquohistoire globale de la critique litteacuteraire

ancienne ndash se trouvant chez les Peacuteripateacuteticiens est la faccedilon dont est analyseacute le comportement des

personnages divins Alors que la tradition alleacutegorique srsquoadonne volontiers agrave une laquo sublimation raquo

des moindres deacutetails drsquoun reacutecit pour en faire des images mouvantes drsquoune veacuteriteacute eacuteternelle

percevant notamment dans les heacuteros de lrsquoeacutepopeacutee des incarnations humaines de reacutealiteacutes divines203

les Peacuteripateacuteticiens adoptent en quelque sorte la tendance inverse Dans un contexte poeacutetique les

agents divins ne leur apparaissent ni plus ni moins que comme des personnages dont les

caracteacuteristiques psychologiques srsquoapparentent agrave celles des hommes bien que leurs possibiliteacutes

drsquoaction soient par deacutefinition supeacuterieures Les dieux de la poeacutesie au lieu de refleacuteter une reacutealiteacute

theacuteologique ne sont plus que des acteurs dans des reacutecits

Cette tendance remonte certainement agrave Aristote lui-mecircme dont la conception laiumlque (de la

trageacutedie en particulier) exposeacutee dans la Poeacutetique a frappeacute plus drsquoun commentateur moderne Car

si drsquoautres Xeacutenophane par exemple (cf B 11 12 14 DK) avaient depuis longtemps remarqueacute

les traits anthropomorphiques des dieux homeacuteriques et heacutesiodiques ce rapprochement avait

auparavant toujours eacuteteacute eacutemis sur le mode de la deacutenonciation crsquoest-agrave-dire dans le but de

convaincre les poegravetes de fausseteacute Quelques exemples suffiront agrave illustrer le mode drsquoanalyse

typiquement peacuteripateacuteticien des portraits divins qui se trouvent chez les poegravetes mais je

preacutesenterai drsquoabord quelques textes illustrant le traitement alleacutegorique des personnages divins

afin de rendre plus clair le contraste qursquoil offre avec lrsquoapproche des Peacuteripateacuteticiens

203 Voir eg Meacutetrodore de Lampsaque A 4 DK

85

(a) Diviniteacute et alleacutegorie

Mecircme si la lecture alleacutegorique agrave travers sa longue tradition se reacuteduit difficilement agrave une

approche unifieacutee et systeacutematique certaines tendances peuvent neacuteanmoins ecirctre deacutegageacutees De faccedilon

geacuteneacuterale la lecture alleacutegorique se caracteacuterise notamment par un refus de consideacuterer les eacuteleacutements

drsquoun poegraveme comme des eacuteveacutenements singuliers et par le choix contraire drsquoune universalisation de

la signification de ces eacuteveacutenements De mecircme les personnages divins loin drsquoecirctre consideacutereacutes sous

le rapport de leur personnaliteacute individuelle (ecircthos) sont reacuteguliegraverement assimileacutes agrave des reacutealiteacutes

eacuteternelles et universelles

Bien sucircr cela nrsquoempecircche pas que les alleacutegoristes puissent agrave lrsquooccasion se satisfaire du sens

obvie du texte lequel suggegravere naturellement une seacutequence chronologiquement deacutetermineacutee

drsquoactions singuliegraveres Les heacutesitations qui agrave cet eacutegard caracteacuterisent bien souvent la lecture

alleacutegorique sont perceptibles dans le passage suivant qui constitue une note meacutethodologique de

Porphyre eacutemise agrave lrsquooccasion drsquoune discussion sur lrsquoeacutegide dans les poegravemes homeacuteriques (Porphyre

vient de deacutefendre lrsquoideacutee que le mot laquo eacutegide raquo deacutesigne chez Homegravere agrave la fois une tempecircte violente

et le bouclier de Zeus dont lrsquoagitation cause de telles tempecirctes)

καὶ ἐπ ἄλλων δὲ πλειόνων ὁ παραπλήσιος ὑπάρχει τρόπος ὥστε τοῖς πάθεσι καὶ τοῖς πράγμασιν ὁμωνύμους τινὰς ποιεῖν δαίμονας εἰδωλοποιουμένους εἰς κατασκευὰς μυθώδεις ἐφ ὧν οὐκ αὐτὸ τὸ ἀποτελούμενον δεῖ νοεῖν τὸ δὲ παρασκευαστικὸν τοῦ καθ ἡμᾶς ἐνεργουμένου συμπτώματος οἷον ἔρως ἐπὶ τοῦ πάθους αὐτοῦ λέγεται καὶ ἐπὶ τοῦ κατὰ τὸ παρασκευαστικὸν εἶδος λεγομένου καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα πλοῦτος ἔρις ὕβρις καὶ ὅσα ἄν τις ἀριθμήσειε ῥᾳδίως δεῖ γὰρ παραθεωρεῖν τὴν τῶν τοιούτων διαφοράν ὡς ὁπόταν εἴπωμεν laquo ὁ Ἔρως ἐνέβαλεν ἔρωτα τῷ δεῖνι raquo καὶ πάλιν laquo ἡ Ἔρις ἔριν raquo τοτὲ γὰρ ὡς θεὸν ἢ δαίμονά τινα δεῖ νοεῖν παρασκευαστικὸν τοῦ ὁμωνύμου συμπτώματος ἢ πάθους καὶ τοτὲ τὸ συμβαῖνον ἐξ ἐκείνου πάλιν ἀνάλογον πάθος ἢ σύμπτωμα

Dans bien drsquoautres cas aussi on trouve un proceacutedeacute semblable de sorte que le poegravete repreacutesente certaines diviniteacutes portant les mecircmes noms que les passions et les eacuteveacutenements comme des images forgeacutees en guise de constructions mythiques et en ce qui les concerne il faut penser non pas agrave la chose mecircme qui srsquoest produite mais plutocirct agrave ce qui cause la preacutesence de cette proprieacuteteacute en nous Par exemple laquo eacuterocircs raquo est dit agrave la fois de lrsquoaffect lui-mecircme et de ce qui est deacutesigneacute suivant le principe qui en est la cause et de mecircme pour toutes les notions de ce genre la richesse la querelle lrsquoinsolence et tout ce qui peut facilement ecirctre eacutenumeacutereacute En effet il faut consideacuterer la diffeacuterence entre ces choses tout comme lorsque nous disons laquo Eacuterocircs a produit le deacutesir (ἔρωτα) chez un tel raquo ou encore laquo Eacuteris a produit la querelle (ἔριν) raquo Car tantocirct il faut y penser comme agrave un dieu ou une diviniteacute quelconque qui est la cause de la proprieacuteteacute ou de lrsquoaffect du mecircme nom tantocirct il faut au contraire comprendre lrsquoaffect ou la proprieacuteteacute analogues qui reacutesultent de cette cause (Porph QHI ad 2447 20-22 MacPhail)

86

Porphyre srsquoinspire eacutevidemment ici de quelques textes platoniciens ougrave est exploreacute le problegraveme

de lrsquohomonymie entre la cause intelligible (la forme) et lrsquoeffet sensible Mais son postulat selon

lequel la repreacutesentation poeacutetique a souvent une signification qui va au-delagrave de laquo lrsquoeacuteveacutenement

immeacutediat raquo (αὐτὸ τὸ ἀποτελούμενον) et qui touche une reacutealiteacute eacuteternelle (εἶδος) est partageacute par

des alleacutegoristes de toutes les eacutecoles philosophiques Il va de soi que les dieux de la poeacutesie sont

reacuteguliegraverement mis agrave contribution dans ce contexte interpreacutetatif eacutetant donneacute lrsquousage freacutequent en

grec drsquoun terme unique pour deacutesigner agrave la fois une diviniteacute et une reacutealiteacute physique ou morale

La valeur geacuteneacuterale donneacutee agrave un eacutepisode particulier est bien illustreacutee dans le texte suivant ougrave

Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste soutenant que lrsquoApollon drsquoHomegravere repreacutesente le feu du soleil et Poseacuteidon

lrsquoeau explique ainsi leur antagonisme dans la Theacuteomachie

ἀεὶ γὰρ ἄπιστος ἔχθρα πυρὶ καὶ ὕδατι τῶν δύο στοιχείων ἐναντίαν πρὸς ἄλληλα φύσιν ἀποκεκληρωμένωνmiddot διὰ τοῦθ ὁ Ποσειδῶν ὑγρά τις ὕλη καὶ παρὰ τὴν πόσιν οὕτως ὠνομασμένος ἐξ ἀντιπάλου μάχεται ταῖς διαπύροις ἀκτῖσι τοῦ ἡλίου Πρὸς γὰρ Ἀπόλλωνα ποίαν ἔχει πρόφασιν ἐξαίρετον ἀπεχθείας

Depuis toujours une incroyable inimitieacute a opposeacute le feu et lrsquoeau le sort ayant assigneacute agrave ces deux eacuteleacutements une nature contraire Voilagrave pourquoi Poseacuteidon eacuteleacutement humide et dont le nom vient de posis boisson est lrsquoadversaire des rayons brucirclants du soleil Sinon aurait-il une raison speacuteciale drsquoen vouloir agrave Apollon (All 714-15)

Heacuteraclite rejette donc lrsquoideacutee drsquoune simple querelle opposant Apollon et Poseacuteidon comme

individus au profit drsquoune interpreacutetation universalisante baseacutee sur un eacutetat de fait permanent (ἀεὶ

γάρhellip)

Le mecircme contraste entre la valeur permanente de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique et la valeur

ponctuelle drsquoun eacuteleacutement narratif est illustreacute dans la scholie suivante au vers Od 122 qui rapporte

la preacutesence de Poseacuteidon chez les Eacutethiopiens lorsque commence lrsquoaction de lrsquoOdysseacutee

μυθικῶς μέν φασι τὸν Ποσειδῶνα εἰς Αἰθίοπας κατὰ καιρὸν ὡρισμένον παραγινόμενον παρ ἐκείνων τιμᾶσθαι ἀλληγορικῶς δὲ Ποσειδῶν λέγεται τὸ ὕδωρ ἐπεὶ δὲ τὸ ὕδωρ ἤτοι ὁ ὠκεανὸς τὴν πᾶσαν χθόνα κυκλοῖ καὶ ὅτι ὁ Νεῖλος κατὰ καιρὸν ὡρισμένον ἀρδεύει τὴν τῶν Αἰθιόπων γῆν καὶ αὔξει τὰ δένδρα διὰ τοῦτο λέγουσι τὸν Ποσειδῶνα ἤτοι τὸ ὕδωρ τιμᾶσθαι παρ αὐτῶν ὡς πολλῶν ἀγαθῶν ἐκείνοις παρεκτικόν

On dit drsquoune faccedilon mythique que Poseacuteidon se rendant aupregraves des Eacutethiopiens agrave un moment deacutetermineacute reccediloit drsquoeux des honneurs mais alleacutegoriquement lrsquoeau est appeleacutee Poseacuteidon Et puisque lrsquoeau crsquoest-agrave-dire lrsquooceacutean encercle toute la terre et parce que le Nil irrigue agrave un moment deacutetermineacute la terre des Eacutethiopiens et fait pousser les arbres on dit pour cette raison que Poseacuteidon crsquoest-agrave-dire lrsquoeau est honoreacute chez eux en tant que dispensateur de nombreux biens agrave leur endroit (schol DEJeR Od 122 Pontani)

87

Lrsquoexpression κατὰ καιρὸν ὡρισμένον qui se retrouve identiquement dans les deux

interpreacutetations proposeacutees pour le voyage de Poseacuteidon en Eacutethiopie possegravede pourtant une porteacutee

diffeacuterente dans lrsquoun et lrsquoautre cas Le point de vue laquo mythique raquo crsquoest-agrave-dire non alleacutegorique

consiste simplement agrave dire que le dieu srsquoest rendu laquo agrave un moment preacutecis raquo de lrsquohistoire qui est

raconteacutee dans lrsquoOdysseacutee lrsquoexpression κατὰ καιρὸν ὡρισμένον deacutesigne alors cet eacuteveacutenement

comme lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur qursquoil est effectivement puisque lrsquoabsence de Poseacuteidon du point de

vue narratif constitue le preacutetexte204 agrave lrsquoassembleacutee des autres dieux pendant laquelle le retour

drsquoUlysse sera deacutecreacuteteacute Du point de vue alleacutegorique toutefois ce mecircme eacuteveacutenement ponctuel en

apparence acquiert une signification permanente puisqursquoil repreacutesente un pheacutenomegravene naturel

cyclique soit lrsquoirrigation temporellement preacutecise (κατὰ καιρὸν ὡρισμένον) mais reacuteguliegravere des

terres par cet eacuteleacutement universel qursquoest lrsquoeau qui est en mecircme temps identifieacute agrave lrsquooceacutean autre

reacutealiteacute eacuteternelle et agrave lrsquoun de ses rejetons fluviaux le Nil205

Lrsquoexamen du traitement poeacutetique des dieux prend eacutegalement une place importante dans le

discours des alleacutegoristes en raison de la mission apologeacutetique que se donnent certains drsquoentre eux

dont les textes incidemment sont les mieux conserveacutes Crsquoest le cas drsquoHeacuteraclite dont le titre de

lrsquoouvrage freacutequemment rendu par Alleacutegories drsquoHomegravere est en fait Problegravemes homeacuteriques

concernant les repreacutesentations alleacutegoriques drsquoHomegravere au sujet des dieux (Ὁμηρικὰ προβλήματα

εἰς ἃ περὶ θεῶν Ὅμηρος ἠλληγόρησεν) Lrsquoobjectif explicite drsquoHeacuteraclite dans ce commentaire

est de deacutemontrer que la poeacutesie homeacuterique est conforme agrave la repreacutesentation des dieux comme ecirctres

immortels bienheureux et reacutesolument eacutetrangers agrave la condition humaine (cf All 2-3) Aussi

mecircme lorsqursquoil renonce agrave les traiter en pures abstractions et qursquoil en parle en termes relativement

traditionnels crsquoest-agrave-dire comme les dieux personnaliseacutes de la mythologie (Zeus Heacutera etc)

Heacuteraclite refuse-t-il de faire des personnages divins des agents ordinaires dont les

comportements et motivations pourraient faire lrsquoobjet drsquoanalyses psychologiques et conserve une

pieuse distance entre ces dieux et lui-mecircme

204 Sur les Eacutethiopiens comme moyen conventionnel de motiver lrsquoabsence drsquoun dieu de la scegravene principale des eacuteveacutenements cf de Jong 2001 10

205 Sur les identifications et synonymies multiples dans la tradition alleacutegorique cf Struck 2004 35

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(b) Zeus et la Theacuteomachie

Les commentaires drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon sur la Theacuteomachie sont particuliegraverement

inteacuteressants lorsqursquoils sont consideacutereacutes sur lrsquoarriegravere-plan de la longue tradition alleacutegorique portant

sur cet eacutepisode

Ἀριστοτέλης ἐν Ἀπορήμασι ζητεῖ πῶς τῷ Ἄρει ἐπιπλήξας ὅτι αὐτῷ laquo ἔρις φίλον πόλεμοί τε raquo αὐτὸς γέγηθεν ἐπὶ τούτοις φησὶ δέmiddot laquo ὀρθῶς ἐπιτιμᾷ τῷ Ἄρειmiddot οὐ γὰρ ὅστις χαίρει οἴνῳ ἀλλ ὅστις αἰεὶ καὶ σφόδρα οἰνόφλυξ οὐδὲ φιλόμαχος ltἦν ὁ Ἄρης ὅτι τῷ πολεμεῖνgt ἔχαιρεν ἀλλ ὅτι αἰεί raquo

Χαμαιλέων ἐν αʹ περὶ τῆς Ἰλιάδος μέμφεται τὸ ἐθελόκακον τοῦ Διὸς καί φησιν laquo ὥσπερ εἴ τι καλὸν ἑώρα ἀλλ οὐ τὴν μεγίστην ἀτοπίαν raquo

ῥητέον οὖν ὅτι περὶ ἀρετῆς ἡμιλλῶντοmiddot οὐ γὰρ ἦσαν θνητοὶ ἵνα κινδυνεύσωσιν

Aristote dans ses Aporecircmata se demande comment il se fait que Zeus apregraves avoir blacircmeacute Aregraves en lui disant laquo la querelle et les guerres te plaisent raquo (Il 5891) se reacutejouit lui-mecircme de ces eacuteveacutenements [scil lors de lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie] Mais il dit que son reproche agrave Aregraves est correct car ce nrsquoest pas celui qui jouit du vin mais celui qui le fait constamment et avec excegraves qui est un ivrogne de mecircme ce nrsquoest pas parce qursquoil prend plaisir agrave la querelle mais parce qursquoil le fait constamment qursquoAregraves est un guerroyeur

Chameacuteleacuteon dans le premier livre de son ouvrage sur lrsquoIliade deacutenonce la perversiteacute206 de Zeus et dit laquo ltZeus agitgt comme srsquoil voyait lagrave quelque chose de beau et non la plus grande aberration raquo

En somme il faut dire que crsquoest au sujet de la vertu que les dieux combattent En effet ce nrsquoeacutetaient pas des mortels qui eussent eacuteteacute en ltreacuteelgt danger207 (schol Ge Il 21390a-b ex (Erbse) = Cham fr 18 Wehrli)

Plutocirct que de se contredire208 les commentaires respectifs drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon agrave ce

passage ne sont pas exactement du mecircme ordre Aristote cherchant une solution agrave lrsquoattitude

contradictoire de Zeus deacutefend lrsquoideacutee qursquoun deacutesir occasionnel pour le combat est acceptable et

que seule sa recherche permanente par Aregraves est condamneacutee par Zeus tandis que les propos de

Chameacuteleacuteon se limitent agrave une critique du comportement de Zeus face au spectacle des combats

divins Le fragment aristoteacutelicien qui srsquoinscrit manifestement dans la litteacuterature zeacuteteacutematique

206 Le mot ἐθελόκακον faiblement attesteacute signifie apparemment laquo coupable de lacirccheteacute volontaire raquo dans un contexte martial (LSJ sv) Je traduis ici en suivant la glose drsquoHeacutesychios sv ἐθελοκάκων (ε 645) τῶν κακὰ θελόντων

207 La formulation particuliegravere de cette phrase (commenccedilant par ῥητέον) exclut son appartenance agrave la citation de Chameacuteleacuteon pace Wehrli ad loc (suivi avec heacutesitation par Podlecki 1969 120) cf Heath 2009 260 n18

208 Contra Wehrli 1944-1959 IX 77 Podlecki 1969 120

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(comme le confirme drsquoailleurs la reacutefeacuterence explicite dans la scholie) porte donc sur deux

passages juxtaposeacutes et en contradiction apparente lrsquoun avec lrsquoautre (Il 5891 et 21390) Celui de

Chameacuteleacuteon en revanche ne concerne apparemment que le passage de la Theacuteomachie209 Leur

succession dans les scholies ne doit pas donner lrsquoillusion que lrsquoun repreacutesente une reacuteponse agrave lrsquoautre

(bien que cela demeure possible)

Par ailleurs les deux commentaires entretiennent aussi une certaine ressemblance qui est

drsquoautant plus visible gracircce au contraste offert par la derniegravere phrase de la scholie Cette phrase

qui est apparemment une reacuteplique offerte par un commentateur anonyme agrave la critique de

Chameacuteleacuteon preacutesente un argument de nature quasi alleacutegorique agrave la deacutefense de la Theacuteomachie les

dieux ne combattent pas pour les mecircmes tristes motifs que les humains ndash passions gloire

richesse ndash mais plutocirct pour la vertu (περὶ ἀρετῆς) La diffeacuterence de statut entre hommes et dieux

est eacutegalement souligneacutee par les derniers mots du passage ougrave lrsquoimmortaliteacute des dieux qui rend

absurde lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable combat (lequel implique un danger de mort) est expresseacutement

opposeacutee au sort des mortels (θνητοί)

Lrsquointerpreacutetation du scholiaste voulant que les dieux qui figurent dans la Theacuteomachie soient en

fait en rivaliteacute pour lrsquoexcellence diffegravere en substance des autres interpreacutetations alleacutegoriques que

nous a leacutegueacutees la tradition agrave propos de ce ceacutelegravebre eacutepisode homeacuterique Celle de Theacuteagegravene de

Rheacutegion210 transmise par Porphyre repose plutocirct sur lrsquoopposition des eacuteleacutements naturels qui sont

dits porter les noms des dieux La mecircme explication se retrouve dans les Alleacutegories drsquoHomegravere

drsquoHeacuteraclite (52-58) qui accepte simultaneacutement une interpreacutetation alleacutegorique morale de la

confrontation divine Ces diverses alleacutegories partagent neacuteanmoins lrsquoideacutee drsquoune peacuterenniteacute de la

reacutealiteacute divine211 rendant impossible une lecture litteacuterale du combat des dieux dans la mesure ougrave

le combat compris dans sa version humaine est synonyme de mort et de destruction

Aristote et Chameacuteleacuteon quant agrave eux lisent ce passage drsquoun point de vue strictement humain

Le premier preacutesente une eacutevalution du caractegravere drsquoAregraves en des termes qui pourraient ecirctre tireacutes tout

209 Cf Scorza 1934 5 contra Giordano 1977 124

210 Agrave strictement parler le texte de Porphyre ne dit pas clairement que cette interpreacutetation particuliegravere de la Theacuteomachie est celle de Theacuteagegravene mais plutocirct que le mode drsquoexplication agrave laquelle elle appartient (ie lrsquoalleacutegoregravese) remonte agrave Theacuteagegravene

211 Voir supra dans lrsquointerpreacutetation de Theacuteagegravene ougrave il est preacuteciseacute que si les parties qui forment lrsquounivers sont sujettes agrave la destruction le tout pourtant laquo subsiste eacuteternellement raquo

90

droit de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque agrave lrsquoinstar des ivrognes qui abusent du vin Aregraves est porteacute avec

excegraves aux choses de la guerre et crsquoest en cela que consiste veacuteritablement le reproche de Zeus ndash

lrsquoimplication eacutetant qursquoun plaisir modeacutereacute pris au vin ou agrave la guerre nrsquoest pas blacircmable Le fait que

en lrsquooccurrence le caractegravere examineacute soit celui drsquoun dieu ne semble avoir aucune importance

pour Aristote

Lrsquoopinion de Chameacuteleacuteon est plus difficile agrave cerner eacutetant donneacutee la briegraveveteacute de la citation

Comme une majoriteacute de lecteurs anciens il est apparemment sensible au caractegravere

potentiellement scandaleux de la Theacuteomachie qursquoil deacutesigne par lrsquoexpression μεγίστη ἀτοπία

laquo aberration extrecircme raquo Mais lrsquoobjet explicite de son reproche est plutocirct la laquo perversiteacute raquo de Zeus

qui se reacutejouit du spectacle en question laquo comme srsquoil srsquoagissait de quelque chose de beau raquo Tout

comme Aristote le fait avec Aregraves Chameacuteleacuteon blacircme drsquoabord chez Zeus un deacutefaut de caractegravere

celui-ci se reacutejouit en contemplant des eacuteveacutenements qui devraient susciter la reacuteaction contraire ce

qui dans la perspective de lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne deacutemontre avant tout une disposition acquise

par une mauvaise eacuteducation des plaisirs

Dans les deux cas on a donc affaire agrave une analyse de nature purement eacutethique portant sur une

diviniteacute alors qursquoAristote en principe restreint le champ de lrsquoeacutethique aux seules affaires

humaines La conclusion srsquoimpose que ces dieux ne sont pas tant consideacutereacutes comme des dieux

que comme des personnages divins qui srsquoapparentent aux hommes sur nombre de points Le

poegravete en ce qui concerne la partie de son travail consacreacutee agrave lrsquoecircthopoiiumla peut apparemment

utiliser des modegraveles identiques pour les caractegraveres humains et divins Ceci entraicircne une sorte de

trivialisation de la dimension religieuse de la poeacutesie qui est tout agrave fait agrave contre-courant de la

lecture alleacutegorique

(c) Circeacute Calypsocirc et Inocirc

Lrsquoun des extraits du travail philologique drsquoAristote qui portent le plus directement sur la

question du contraste entre hommes et dieux est aussi malheureusement lrsquoun de ceux dont

lrsquointerpreacutetation est la plus complexe Les textes qui vont suivre relatent la faccedilon dont Aristote et

Chameacuteleacuteon agrave sa suite se sont pencheacutes sur le problegraveme de la caracteacuterisation de trois diviniteacutes

homeacuteriques soit Circeacute Calypsocirc et Inocirc

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1 ζητεῖ Ἀριστοτέλης διὰ τί τὴν Καλυψὼ καὶ τὴν Κίρκην καὶ τὴν Ἰνὼ αὐδηέσσας λέγει μόνας πᾶσαι γὰρ καὶ αἱ ἄλλαι φωνὴν εἶχον καὶ λῦσαι μὲν οὐ βεβούληται μεταγράφει δὲ ποτὲ μὲν εἰς τὸ αὐλήεσσα ἐξ οὗ δηλοῦσθαί φησιν ὅτι μονώδεις ἦσανmiddot ἐπὶ δὲ τῆς Ἰνοῦς οὐδήεσσα τοῦτο γὰρ πάσαις ὑπῆρχεν αὐταῖς καὶ μόναις πᾶσαι γὰρ αὗται ἐπὶ γῆς ᾤκουν Aristote se demande pour quelle raison le poegravete deacutesigne seulement Calypsocirc Circeacute et Inocirc par le terme αὐδήεσσα (laquo doteacutees de voix raquo) puisque toutes les autres deacuteesses avaient aussi une voix Et il nrsquoa pas voulu fournir de solution mais il remplace parfois le mot par αὐλήεσσα terme par lequel dit-il on veut dire qursquoelles sont solitaires (μονώδεις) Mais en ce qui concerne Inocirc il eacutecrit οὐδήεσσα En effet ce terme convient agrave toutes ces deacuteesses et agrave elles seules car elles habitaient toutes sur la terre (schol EPQT Od 5334 (e Porph)) 2 ὁ μὲν Ἀριστοφάνης τὰς ἀνθρωποειδεῖς θεὰς αὐδηέσσας φησὶν οἱονεὶ φωνὴν μετειληφυίας ὁ δὲ Ἀριστοτέλης οὐδήεσσαν λέγει οἱονεὶ ἐπίγειον οὕτως καὶ Χαμαιλέων Aristophane ltde Byzancegt affirme que les deacuteesses agrave forme humaine sont appeleacutees αὐδηέσσας au sens de laquo qui ont reccedilu la voix en partage raquo mais Aristote dit οὐδήεσσα au sens de laquo qui vit sur terre raquo Chameacuteleacuteon fait de mecircme (schol HPQ Od 5334) 3 αὐδήεσσα Ἀριστοτέλης212 οὐδήεσσα

αὐδήεσσα Aristote lteacutecritgt213 οὐδήεσσα (schol H Od 10136)

Drsquoapregraves le premier texte Aristote aurait rejeteacute la leccedilon traditionnelle αὐδήεσσα ndash une eacutepithegravete

relativement commune signifiant laquo doteacutee de voix raquo214 ndash sous preacutetexte que ce mot qursquoHomegravere

reacuteserve agrave Calypsocirc Circeacute et Inocirc nrsquoa pourtant aucune force deacuteterminative puisque toutes les

deacuteesses ont une voix aussi lrsquoemploi restreint qursquoen fait Homegravere serait-il eacutetrange Mais la suite du

texte porte agrave confusion On rapporte drsquoune part qursquoAristote aurait proposeacute de remplacer le texte

de la vulgate par αὐλήεσσα (un terme dont la signification est par ailleurs inconnue)215 drsquoautre

212 Ἀριστοτέλης est une correction (justifieacutee agrave mon avis) de Schrader dans le manuscrit on trouve le nom Ἀρίσταρχος

213 Cet ajout srsquoimpose eacutetant donneacutee la description explicite par Porphyre de lrsquointervention drsquoAristote comme conjecture (μεταγράφει) qui exclut la possibiliteacute qursquoAristote ait simplement laquo lu raquo ce mot (ie qursquoil lrsquoait trouveacute dans le texte homeacuterique en sa possession) Il nrsquoest malheureusement pas toujours possible de suppleacuteer ainsi le contenu elliptique des scholies

214 Sur lrsquoapplication de cette eacutepithegravete aux trois deacuteesses voir Heath 2005 54

215 Agrave lrsquoinstar de οὐδήεσσα αὐλήεσσα semble ecirctre une creacuteation drsquoAristote ces deux mots nrsquoeacutetant nulle part attesteacutes Mais alors que le premier est certainement agrave rapprocher de οὖδας on ne voit pas drsquoougrave est venue lrsquoinspiration drsquoAristote pour le second de αὐλή (cour maison) ou encore de αὐλός (hautbois) Le problegraveme est que le terme employeacute dans la scholie pour expliciter le sens de αὐλήεσσα μονώδεις est lui-mecircme un hapax (la traduction par laquo solitaires raquo eacutetant donc purement hypotheacutetique) Si μονώδεις signifie veacuteritablement laquo solitaires raquo (sic LSJ sv) peut-ecirctre faut-il comprendre que les deacuteesses Circeacute et Calypsocirc sont dites laquo eacutequipeacutees drsquoune maison raquo parce qursquoelles vivent agrave lrsquoeacutecart des autres diviniteacutes qui habitent lrsquoOlympe Schrader (1890 184) qui corrige μονώδεις en μονῳδοί comprend αὐλήεσσα comme un deacuteriveacute de αὐλός srsquoappuyant sur un passage des Problegravemes pseudo-aristoteacuteliciens (199) ougrave le chant solo (monodie) auquel se precirctent Circeacute et Calypsocirc (cf Od 561 10221) est associeacute agrave lrsquoaulos

92

part qursquoil aurait aussi proposeacute οὐδήεσσα (un autre terme inconnu) Le plus simple est

probablement de supposer que αὐλήεσσα repreacutesente une premiegravere tentative de conjecture (cf

lrsquoexpression ποτὲ μὲν εἰς τὸ αὐλήεσσα) remplaceacutee par la suite par οὐδήεσσα qursquoil jugeait

mieux convenir aux trois deacuteesses ndash lrsquoeacutepithegravete αὐλήεσσα (quelle que soit sa signification) eacutetant

adapteacutee agrave Calypsocirc et Circeacute mais non agrave Inocirc Cela semble confirmeacute par les textes 2 et 3 le texte 2

ne mentionne que la proposition finale οὐδήεσσα de mecircme que le texte 3 qui porte sur le vers

Od 10136 ougrave il est question non plus drsquoInocirc mais de Circeacute Par ailleurs la fin du premier texte

fournit une explication de la signification de οὐδήεσσα (laquo vivant sur terre raquo)216 qursquoAristote aura

manifestement creacuteeacute par une deacuterivation du substantif τὸ οὖδας (le sol)

Remarquablement lrsquoauteur de la premiegravere note (Porphyre en lrsquooccurrence) ne considegravere pas la

conjecture drsquoAristote comme une laquo solution raquo (λύσις) Porphyre distingue donc fermement

lrsquoactiviteacute des λυτικοί de celle des critiques textuels Il reste maintenant agrave consideacuterer les raisons

qui ont pu pousser Aristote agrave outrepasser ainsi son rocircle de lytikos et agrave aller jusqursquoagrave proposer en

cette unique occasion une modification du texte (fucirct-ce de faccedilon maladroite217)

Les deux mots proposeacutes pour remplacer αὐδήεσσα caracteacuterisent les deacuteesses en fonction des

demeures qursquoelles habitent οὐδήεσσα selon les textes 1 et 2 deacutesigne une personne vivant sur

terre tandis que αὐλήεσσα implique selon toutes apparences une demeure retireacutee et solitaire Il

semble donc qursquoAristote et Chameacuteleacuteon aient jugeacute qursquoune telle caracteacuterisation de ces figures

divines eacutetait plus significative que celle fournie par lrsquoeacutepithegravete signifiant laquo doteacute de voix raquo laquelle

srsquoapplique indiffeacuteremment agrave tous les personnages divins Lrsquoopinion drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon

repose vraisemblablement sur le fait que tous les personnages homeacuteriques humains et divins

sont repreacutesenteacutes dans les poegravemes comme des locuteurs comparables srsquoexprimant par des mots

semblables que le poegravete rapporte reacuteguliegraverement au discours direct De ce point de vue ndash ie du

point de vue technique de la composition poeacutetique ndash il nrsquoy a pas de diffeacuterence significative entre

la voix des dieux et celle des humains

216 Cette description convient assez bien agrave Inocirc dans le passage qui nous occupe ougrave le poegravete raconte comment elle laquo jadis simple femme et doueacutee de la voix (βροτὸς αὐδήεσσα) devint au fond des mers Leucotheacutea et tient son rang parmi les dieux raquo (Od 5334-5) Lisant οὐδήεσσα en place de αὐδήεσσα Aristote souligne le contraste entre la vie anteacuterieure terrestre drsquoInocirc et la demeure sous-marine qursquoelle occupe apregraves sa deacuteification

217 Cette unique tentative de conjecture est qualifieacutee non sans raison de laquo disastrous raquo par Slater (1989 49)

93

Par contraste Aristophane de Byzance limite la porteacutee de lrsquoeacutepithegravete αὐδήεσσα agrave une cateacutegorie

de diviniteacutes nommeacutement aux deacuteesses laquo anthropoiumldes raquo (ἀνθρωποειδεῖς) que sont Circeacute et

Calypsocirc218 Lrsquoeacutepithegravete eacutetant ailleurs reacuteserveacutee aux mortels cette explication paraicirct en partie

justifieacutee Mais Aristophane tient aussi eacutevidemment compte drsquoune distinction neacutegligeacutee par Aristote

et Chameacuteleacuteon soit la distinction ontologique entre humains et dieux ndash les premiers eacutetant doueacutes de

voix par contraste avec les seconds qui ne le sont pas sauf quelques-uns dont le caractegravere

exceptionnel est preacuteciseacutement reacuteveacuteleacute par lrsquoemploi drsquoune eacutepithegravete typique des hommes On trouve

chez Porphyre des deacuteveloppements sur le problegraveme de la diffeacuterence entre hommes et dieux agrave cet

eacutegard

ὥσπερ ὅταν λέγῃ laquo καταθνητῶν ἀνθρώπων raquo ἀντιδιαστέλλει πρὸς τοὺς θεούς ὅτι ἐκεῖνοι ἀθάνατοι οὕτω καὶ ὅταν λέγῃ ἦ laquo νύ που ἀνθρώπων σχεδόν εἰμι αὐδηέντων raquo ἀντιδιαστέλλει πρὸς τοὺς θεούς ὅτι οἱ θεοὶ αὐδῇ τῇ αὐτῇ οὐ χρῶνται ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς Λευκοθέαςmiddot ἣ laquo πρὶν μὲν ἔην βροτὸς αὐδήεσσα raquo καὶ θνητῇ αὐδῇ χρωμένη καθὰ καὶ οἱ βροτοί [hellip] καὶ τὸ laquo Κίρκη ἐυπλόκαμος δεινὴ θεὸς αὐδήεσσα raquo σημαίνει ἀνθρωπιστὶ φθεγγομένη οὐχ ὡς θεόςmiddot διὰ σημείων γὰρ καὶ ὀνείρων καὶ ἱερείων καὶ οἰωνῶν καὶ θυσιῶν οὐκ αὐδῆς φθέγγονται οἱ θεοί τὸ δὲ laquo οἱ δ αἰεὶ βούλονται θεοὶ μεμνῆσθαι ἐφετμέων raquo τῶν θεοπροπιῶν λέγει

Comme lorsqursquoil dit laquo parmi les hommes mortels raquo (Il 6123) il les distingue des dieux puisque ceux-ci sont immortels de mecircme lorsqursquoil dit laquo peut-ecirctre suis-je agrave proximiteacute des hommes doueacutes de voix raquo (Od 6125) il les distingue semblablement des dieux parce que les dieux ne font pas usage de la mecircme voix Crsquoest la mecircme chose en ce qui concerne Leukotheacutea qui laquo jadis eacutetait une femme doueacutee de voix raquo et usait drsquoune voix mortelle la mecircme que les humains [hellip] Et le vers laquo Circeacute aux belles boucles terrible deacuteesse doueacutee de voix raquo (Od 10136) signifie qursquoelle srsquoexprime dans le langage humain et non comme une deacuteesse En effet les dieux srsquoexpriment non pas par la voix mais par des signes des songes des sacrifices des preacutesages et des rites Et lorsqursquoil dit laquo toujours les dieux veulent se souvenir de leurs ordres raquo (Od 4353) il parle des propheacuteties (Porph QHO ad 5334 p 5711-586 Schrader)

Lrsquoapproche de Porphyre repose sur des principes fonciegraverement theacuteologiques les dieux en

veacuteriteacute nrsquoont pas de voix mais ils communiquent par toutes sortes drsquoautres moyens avec les

hommes Aussi le fait que certaines deacuteesses srsquoexpriment avec une voix humaine est-il un eacuteleacutement

notable et exceptionnel Cette approche que Porphyre partage avec Aristophane offre un

contraste eacutevident avec la position drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon selon laquelle tous les dieux ndash du

moins faut-il supposer les dieux de la poeacutesie ndash parlent le langage des hommes et peuvent donc

ecirctre qualifieacutes de αὐδήεντες au mecircme titre que les mortels

218 Inocirc nrsquoest en effet appeleacutee αὐδήεσσα que par reacutefeacuterence agrave sa vie humaine anteacuterieure (ε 334-5)

94

(d) Psychologie divine

Plusieurs exemples de nature zeacuteteacutematique deacutemontrent la tendance drsquoAristote et de ses disciples

agrave expliquer le comportement des dieux homeacuteriques selon des modegraveles qui relegravevent de la

psychologie humaine Crsquoest le cas par exemple du problegraveme suivant (Agamemnon raconte

comment Heacutera pour tromper Zeus lrsquoavait jadis persuadeacute de faire le serment que lrsquoenfant neacute le

jour mecircme serait roi puis avait retardeacute la naissance drsquoHeacuteraklegraves et acceacuteleacutereacute celle drsquoun autre

garccedilon afin de priver Heacuteraklegraves des honneurs qui lui eacutetaient destineacutes)

διὰ τί ἡ Ἥρα ὀμόσαι προάγει τὸν Δία ἢ δῆλον ὡς οὐ ποιοῦντα ἃ ἂν φῇ εἰ δὲ τοῦτο διὰ τί οὐ κατανεῦσαι ἀλλὰ καὶ ὀμόσαι ἠξίωσεν ὡς καὶ ψευδομένου ἂν μὴ ὀμόσῃ ὁ δὲ ποιητής φησιν ἀληθεύειν laquo ὅ τι κεν κεφαλῇ κατανεύσῃ raquo

τὸ μὲν οὖν ὅλον μυθῶδεςmiddot καὶ γὰρ οὐδ ἀφ ἑαυτοῦ ταῦτά φησιν Ὅμηρος οὐδὲ γινόμενα εἰσάγει ἀλλ ὡς διαδεδομένων περὶ τὴν Ἡρακλέους γένεσιν μέμνηται

ῥητέον δὲ ὅτι καὶ ὁ μῦθος εἰκότως εἰσάγει τὴν Ἥραν ὁρκοῦσαν τὸν Δία πάντες γὰρ περὶ ὧν ἂν φοβῶνται μὴ ἄλλως ἀποβῇ πολὺ τῷ ἀσφαλεῖ προέχειν πειρῶνται διὸ καὶ ἡ Ἥρα ἅτε οὐ περὶ μικρῶν ἀγωνιζομένη καὶ τὸν Δία εἰδυῖα ὅτι αἰσθόμενος τὸν Ἡρακλέα δουλεύοντα ὑπεραγανακτήσει τῇ ἰσχυροτάτῃ ἀνάγκῃ κατέλαβεν αὐτόν οὕτως Ἀριστοτέλης

Pourquoi Heacutera pousse-t-elle Zeus agrave faire un serment Peut-ecirctre parce qursquoil est clair qursquoil ne fait pas ce qursquoil dit Mais si crsquoest le cas pourquoi a-t-elle jugeacute neacutecessaire non seulement qursquoil consente par un signe de tecircte mais qursquoil jure en plus comme si sans serment il allait mentir Le poegravete dit pourtant que se reacutealise laquo lrsquoarrecirct qursquoa confirmeacute un signe de [s]on front raquo (Il 1527)

Eh bien tout ceci relegraveve de la leacutegende En effet Homegravere ne raconte pas ces choses par lui-mecircme et il nrsquointroduit pas non plus des eacuteveacutenements reacuteels dans son reacutecit crsquoest plutocirct en tant qursquoeacuteleacutements traditionnels concernant la naissance drsquoHeacuteraklegraves qursquoil en parle

Mais il faut dire aussi que cette leacutegende preacutesente de faccedilon vraisemblable Zeus faisant un serment agrave Heacutera En effet lorsqursquoil est question des choses dont ils craignent qursquoelles ne tournent autrement ltque souhaiteacutegt tous tentent de se bien preacutemunir agrave lrsquoavance par mesure de seacutecuriteacute Crsquoest pourquoi Heacutera aussi retient Zeus avec la plus forte contrainte parce que ce sont des choses drsquoimportance pour lesquelles elle se deacutemegravene et parce qursquoelle sait qursquoil sera en grande colegravere en apprenant qursquoHeacuteraklegraves est esclave Crsquoest lrsquoexplication drsquoAristote (Porph QHI ad 19108 1-7 MacPhail = fr 163 Rose)

laquo Lrsquoexplication drsquoAristote raquo se reacuteduit tregraves probablement au seul dernier paragraphe qui

introduit explicitement une nouvelle solution (ῥητέον δὲ ὅτι καί) Alors que Porphyre (srsquoil parle

bien en son nom propre au second paragraphe) se contente de retirer agrave Homegravere la responsabiliteacute

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drsquoune histoire laquo traditionnelle raquo219 Aristote fournit une analyse psychologisante du comportement

drsquoHeacutera qui repreacutesente ni plus ni moins qursquoun cas particulier (διὸ καὶ ἡ Ἥρα) drsquoune certaine

habitude reacutepandue chez tout le monde (πάντες) Encore une fois lrsquoangoisse drsquoun personnage

divin devant une situation et les moyens disproportionneacutes employeacutes pour y remeacutedier sont

totalement assimilables agrave ce que ferait naturellement (εἰκότως) en pareille situation un ecirctre

humain

Le paralleacutelisme entre hommes et dieux qui preacutedomine dans lrsquoanalyse peacuteripateacuteticienne des

personnages poeacutetiques est encore plus explicite dans le cas qui suit

διὰ τί ὁ Ὀδυσσεὺς οὕτως ἀνοήτως εἰς τὸν Ποσειδῶνα ὠλιγώρησεν εἰπώνmiddot laquo ὡς οὐκ ὀφθαλμόν γ ἰήσεται οὐδ Ἐνοσίχθων raquo Ἀντισθένης μέν φησι διὰ τὸ εἰδέναι ὅτι οὐκ ἦν ἰατρὸς ὁ Ποσειδῶν ἀλλ ὁ Ἀπόλλωνmiddot Ἀριστοτέλης δὲ οὐχ ὅτι οὐ δυνήσεται ἀλλ ὅτι οὐ βουλήσεται διὰ τὴν πονηρίαν τοῦ Κύκλωπος

φασὶν ὅτι συνασεβεῖ τῷ Κύκλωπι καὶ ὁ Ὀδυσσεύς φαμὲν δὲ ὅτι διὰ τὴν τύφλωσιν οὐ διὰ τὰς φωνὰς ταύτας ὠργίσθη Ποσειδῶνmiddot τούτων γὰρ ὁ νοῦςmiddot οὐδὲ Ποσειδῶν ἰάσεται κακὸν ὄντα μὴ βουλόμενοςmiddot οὐ γὰρ μὴ δυνάμενος ἐδύνατο γὰρ ὁ Ποσειδῶν αὐτὸν θεραπεῦσαι οὐκ ἠβούλετο δὲ διὰ τὰς πονηρίας αὐτοῦ

διὰ τί οὖν ὁ Ποσειδῶν ὠργίσθη καίτοι μὴ χαλεπαίνων διὰ τὸ ἀπόφθεγμα ἀλλὰ διὰ τὴν τύφλωσιν laquo Κύκλωπος raquo γὰρ laquo κεχόλωται ὃν ὀφθαλμοῦ ἀλάωσε raquo καίπερ πονηροῦ ὄντος καὶ τοὺς ἑταίρους ἐκείνου κατεσθίοντος

λύων δὲ ὁ Ἀριστοτέλης φησὶ μὴ ταὐτὸν εἶναι ἐλευθέρῳ πρὸς δοῦλον καὶ δούλῳ πρὸς ἐλεύθερον οὐδὲ τοῖς ἐγγὺς τῶν θεῶν οὖσι πρὸς τοὺς ἄπωθεν ὁ δὲ Κύκλωψ ἦν μὲν ζημίας ἄξιος ἀλλ οὐκ Ὀδυσσεῖ κολαστέος ἀλλὰ τῷ Ποσειδῶνι καὶ εἰ πανταχοῦ νόμιμον τῷ φθειρομένῳ βοηθεῖν πολὺ μᾶλλον τῷ υἱῷmiddot καὶ ἦρχον ἀδικίας οἱ ἑταῖροι

Pourquoi Ulysse a-t-il aussi follement meacutepriseacute Poseacuteidon en disant laquo Aussi vrai que ton oeil ne sera pas gueacuteri mecircme par le Seigneur qui eacutebranle le sol raquo (Od 9525) Antisthegravene dit que crsquoest parce qursquoil sait que Poseacuteidon nrsquoest pas un meacutedecin (crsquoest Apollon qui lrsquoest) Mais selon Aristote ltUlysse veut diregt non pas que Poseacuteidon sera incapable de le gueacuterir mais plutocirct qursquoil ne le souhaitera pas agrave cause de la meacutechanceteacute du Cyclope

On dit qursquoUlysse partage lrsquoimpieacuteteacute du Cyclope Mais nous disons que la colegravere de Poseacuteidon nrsquoest pas due agrave ces paroles ltdrsquoUlyssegt mais au fait qursquoil lrsquoa rendu aveugle Voici en effet lrsquoesprit de ces paroles pas mecircme Poseacuteidon ne gueacuterira ce vaurien parce qursquoil ne le voudra pas non pas parce qursquoil en serait incapable Car Poseacuteidon avait le pouvoir de le soigner mais il ne le voulait pas agrave cause de ses actes honteux

219 Lrsquoexpression οὐδrsquo ἀφrsquo ἑαυτοῦ ταῦτά φησιν Ὅμηρος signifie apparemment laquo Homegravere nrsquoa pas tireacute ces choses de lui-mecircme raquo (ie ne les a pas inventeacutees) Porphyre distingue donc les eacuteleacutements laquo traditionnels raquo (μυθῶδες) de lrsquoinvention drsquoune part et de la veacuteriteacute historique (οὐδὲ γινόμενα) drsquoautre part

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Comment se fait-il alors que Poseacuteidon soit en colegravere non pas agrave cause de lrsquoinsulte drsquoUlysse mais de lrsquoaveuglement En effet ltle poegravete ditgt laquo il est en colegravere agrave cause du Cyclope qursquoUlysse a aveugleacute raquo (Od 169) et pourtant crsquoeacutetait un vaurien qui avait deacutevoreacute les compagnons drsquoUlysse

La solution drsquoAristote consiste agrave dire que ce nrsquoest pas la mecircme chose qui est due agrave un homme libre face agrave un esclave et agrave un esclave face agrave un homme libre ni agrave ceux qui sont pregraves des dieux face agrave ceux qui en sont eacuteloigneacutes Le Cyclope meacuteritait une punition mais ce nrsquoest pas par Ulysse qursquoil devait ecirctre puni mais bien par Poseacuteidon et si crsquoest lrsquousage partout que de venir en aide agrave une personne blesseacutee crsquoest drsquoautant plus justifieacute srsquoil srsquoagit drsquoun fils De plus ce sont les compagnons qui ont les premiers agi injustement (Porph QHO ad 9525 = fr 174 Rose)

Mis agrave part la derniegravere phrase de ce texte (qui nrsquoest vraisemblablement pas partie de la solution

aristoteacutelicienne)220 on retrouve agrave nouveau une analyse des motivations drsquoun personnage divin qui

est calqueacute sur les hommes Le passage comporte mecircme une sorte de theacuteorie socio-theacuteologique ad

hoc assimilant la relation des hommes aux dieux agrave celle qui lie les esclaves agrave leurs maicirctres le cas

drsquoUlysse est compareacute agrave celui drsquoun esclave qui devant la meacutechanceteacute de son maicirctre se fait

lui-mecircme justice au lieu de laisser ce soin agrave un justicier mieux autoriseacute Quant agrave Poseacuteidon il a

agi laquo comme crsquoest la coutume partout raquo (πανταχοῦ νόμιμον) en vengeant lrsquooutrage fait agrave lrsquoun de

ses proches

(e) Anthropomorphisme et αὔξησις

Lrsquoapproche peacuteripateacuteticienne sur les dieux de la poeacutesie entretient des ressemblances avec ce

que dit Porphyre au sujet de ceux qui plutocirct que de deacutefendre la Theacuteomachie en ayant recours agrave

lrsquoalleacutegorie font appel agrave lrsquoargument ἀπὸ τοῦ καιροῦ ndash une expression qui comporte des sens

varieacutes mais qui se reacutefegravere manifestement ici agrave lrsquoeacutepoque du poegravete

οἱ δ ἀπὸ τοῦ καιροῦ τοῦ τότε κατὰ τὴν Ἑλλάδα παραμυθοῦνταιmiddot βασιλευομένης γὰρ τότε τῆς Ἑλλάδος καὶ κοινῇ καὶ κατὰ πόλεις τὸ τῶν βασιλέων γένος αὔξοντας ποιεῖν [ἀπὸ τοῦ]221 ὡς ἂν μὴ παντάπασι πόρρω εἶναι δοκῇ ἡ ἀνθρωπίνη φύσις τῆς θείας ὑποπλάττειν δὲ καὶ περὶ θεῶν ὁποῖα περὶ ἀνθρώπων ὁρῶμεν φάσκοντας

220 Cette derniegravere remarque est totalement inapproprieacutee dans le contexte et semble vaguement faire allusion agrave laquo lrsquoinjustice raquo dont les compagnons drsquoUlysse se sont rendus coupables agrave lrsquoendroit drsquoHeacutelios et agrave laquelle Homegravere dans le proegraveme de lrsquoOdysseacutee (17-9) attribue leur treacutepas (cf Hintenlang 1961 98) Qui plus est Aristote nrsquoa pas lrsquohabitude drsquoinvoquer des principes de justice poeacutetique dans sa lecture des poegravemes

221 Jrsquointroduis moi-mecircme ces crochets dans le texte Les mots ἀπὸ τοῦ (inexplicables ici) pourraient ecirctre le produit drsquoune dittographie (cf ἀπὸ τοῦ καιροῦ plus haut) ou alors avoir eacuteteacute originellement suivis drsquoun substantif (καιροῦ ou autre)

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Drsquoautres argumentent du point de vue historique222 se reacutefeacuterant aux circonstances de la Gregravece agrave cette eacutepoque en effet dans son ensemble ainsi que dans ses citeacutes la Gregravece eacutetait gouverneacutee par des rois et ennoblissant les geacuteneacutealogies royales les poegravetes composaient leurs poegravemes de sorte que la nature humaine nrsquoapparaisse pas entiegraverement opposeacutee agrave la nature divine fabriquant leurs reacutecits ils preacutetendaient que ce que nous voyons parmi les humains se passe de mecircme chez les dieux (Porph QHI ad 2067-75 9-10 MacPhail trad in Svenbro 1976 218-19)

Il est agrave noter que la traduction de Svenbro citeacutee ici est largement supeacuterieure agrave la traduction

reacutecente de MacPhail (laquo he depicts the race of kings increasing raquo) qui est simplement impossible

Le verbe αὔξοντας doit eacutevidemment avoir ici le sens technique que lui donne la rheacutetorique

laquo exalter glorifier raquo Une telle lecture a le meacuterite drsquoecirctre coheacuterente avec la suite du texte puisque

le rapprochement que les poegravetes sont dits reacutealiser entre dieux et hommes correspond

naturellement agrave une forme de glorification de ces derniers223

Deacutejagrave au IVe siegravecle Isocrate (Ev 9) avait souligneacute la repreacutesentation particuliegravere des dieux que

font les poegravetes qui srsquoadonnent agrave la poeacutesie de lrsquoeacuteloge laquo Les poegravetes disposent (τοῖς ποιηταῖς

δέδονται) de nombreux proceacutedeacutes drsquoornement Ils ont faculteacute (οἷόν τrsquo αὐτοῖς ποιῆσαι) de mettre

les dieux en contact avec les hommes ils les font parler venir en aide quand ils le veulent (οἷς

ἂν βουληθῶσιν) agrave leurs personnages raquo (trad Breacutemond) La multipliciteacute de termes relatifs agrave la

permission et agrave la possibiliteacute va de pair avec lrsquoobjectif drsquoIsocrate qui est de deacutemontrer la difficulteacute

de sa propre entreprise (ie la production drsquoun eacuteloge en prose) par contraste avec la faciliteacute qui

caracteacuterise le travail des poegravetes agrave qui est conceacutedeacutee une licence particuliegravere relativement au

contenu et au style224 La preacutesence des dieux dans les affaires humaines ndash qui est une forme

drsquoanthropomorphisation des dieux ndash apparaicirct donc comme une strateacutegie rheacutetorique des poegravetes qui

souhaitent augmenter le prestige de leurs personnages humains en mecircme temps que comme un

artifice fictionnel reacuteserveacute agrave la poeacutesie En effet le contexte du passage indique clairement que les

poegravetes sont ici consideacutereacutes en tant qursquoauteurs drsquoeacuteloges225 aussi la reacutefeacuterence aux agissements

222 Une autre traduction possible de ἀπὸ τοῦ καιροῦ serait laquo du point de vue rheacutetorique raquo puisqursquoil est ici question drsquoeacuteloge Le sens temporel de καιρός me semble toutefois plus probable en raison de la preacutesence de lrsquoadverbe τότε

223 Dans un commentaire au vers Il 1340 (1-4 MacPhail) Porphyre affirme eacutegalement que laquo Homegravere a le premier placeacute le roi entre les hommes et les dieux raquo (Ὁμήρου πρώτου μεταξὺ θεῶν τε καὶ ἀνθρώπων θέντος τὸν βασιλέα)

224 Cf Meijering 1987 62-3

225 Cf sect6 laquo lorsqursquoon voit les contemporains de la guerre de Troie et leurs successeurs ceacuteleacutebreacutes dans les chants et les trageacutedies raquo (ὅταν ὁρᾷ τοὺς μὲν περὶ τὰ Τρωϊκὰ καὶ τοὺς ἐπέκεινα γενομένους ὑμνουμένους καὶ τραγῳδουμένους) et sect11 laquo il faut tenter lrsquoexpeacuterience et voir si la parole oratoire peut ceacuteleacutebrer les grands hommes

98

humains des dieux de la poeacutesie doit-elle ecirctre comprise comme un proceacutedeacute poeacutetique propre agrave

produire un effet encomiastique

Un commentaire attribueacute agrave Protagoras semble confirmer ce rapport ancien entre lrsquoeacuteloge et la

repreacutesentation de relations eacutetroites entre dieux et hommes

Πρωταγόρας φησ[ὶ πρὸ]ς τὸ διαλαβεῖν τὴν μάχην τὸ ἐ[πεισό]διον γεγονέναι τὸ ἑξ ῆ ς τῆ ς Ξά[νθου κα]ὶ θνητοῦ μάχης ἵν εἰς τὴν θ ε ομ[αχία]ν μεταβῆltιgtmiddot τάχα δὲ ἵνα καὶ τὸ ν [Ἀχιλ]λ έ[α] αὐξήσηltιgt καὶ προκαταπονή σ [ας τοῖς προ]τ έ ρ οις κινδύνοις ποιήσηltιgt [αὐτὸν ]ς καταλαμβάνοντα τὸ [πεδίον

Protagoras dit que lrsquoeacutepisode qui suit le combat entre le Xanthe et un mortel sert agrave introduire un intermegravede dans la bataille afin de faire une transition vers la Theacuteomachie et peut-ecirctre aussi dans le but de glorifier Achille et apregraves lrsquoavoir preacutealablement eacutepuiseacute par des dangers anteacuterieurs de faire en sorte qursquoil arrive dans la plaine [hellip ]226 (schol pap Il 21240)

Puisque laquo le combat entre le Xanthe et un mortel raquo est eacutevidemment celui qui oppose Achille au

fleuve Scamandre (autrement appeleacute laquo Xanthe raquo) lrsquoeacutepisode intermeacutediaire auquel Protagoras fait

reacutefeacuterence ne peut qursquoecirctre celui ougrave Heacutephaiumlstos sur lrsquoordre drsquoHeacutera enflamme la plaine inondeacutee et

le cours du Xanthe afin de sauver Achille de ce dernier dont la fureur menace drsquoengloutir le

heacuteros Sous lrsquoeffet du feu les flots du Xanthe bouillonnent si bien que celui-ci doit implorer la

pitieacute drsquoHeacutera afin qursquoelle fasse cesser ses souffrances Devant sa demande Heacutera enjoint agrave son fils

drsquoarrecircter ses assauts sur le fleuve arguant qursquoil laquo ne sied pas pour des mortels de maltraiter ainsi

un dieu immortel raquo (21380) ndash faccedilon quelque peu impreacutecise de dire que le parti pris drsquoHeacutera pour

Achille un mortel ne doit pas conduire agrave ce qursquoun immortel soit molesteacute Si tocirct Heacutephaiumlstos et

Xanthe seacutepareacutes

Heacutera les contient malgreacute sa propre colegravere Mais alors crsquoest au milieu des autres dieux qursquoune peacutenible querelle vient srsquoabattre lourdement Leurs cœurs au fond drsquoeux-mecircmes flottent dans deux sens contraires Ils se ruent les uns sur les autres dans un terrible fracas (21384-7)

Selon Protagoras la lutte qui oppose un mortel (Achille) et un immortel (le fleuve) en

suscitant lrsquointervention des autres diviniteacutes (Heacutera et Heacutephaiumlstos qui protegravegent Achille) constitue

une transition efficace entre les combats humains (qui occupent le deacutebut du chant) et la

aussi dignement que les chants et les vers (ἀποπειρατέον τῶν λόγων ἐστὶν εἰ καὶ τοῦτο δυνήσονται τοὺς ἀγαθοὺς ἄνδρας εὐλογεῖν μηδὲν χεῖρον τῶν ἐν ταῖς ᾠδαῖς καὶ τοῖς μέτροις ἐγκωμιαζόντων)

226 Le papyrus devient illisible en cet endroit

99

subseacutequente Theacuteomachie QursquoAchille se batte contre un dieu fait partie de sa glorification en

mecircme temps que les deux regravegnes (humain et divin) se voient progressivement mis en contact

Il est inteacuteressant de remarquer que le rapprochement entre hommes et dieux que jrsquoai jusqursquoici

preacutesenteacute comme une tendance typique de la branche rheacutetorique de la poeacutetique grecque227 est

explicitement contrasteacute avec lrsquoalleacutegorie par lrsquoempereur Julien ndash lui-mecircme en bon

Neacuteo-platonicien un repreacutesentant tardif de la tradition alleacutegorique

κατὰ μὲν τὴν διάνοιαν ἀπεμφαίνοντες ὅταν οἱ μῦθοι γίγνωνται περὶ τῶν θείων αὐτόθεν ἡμῖν ὥσπερ βοῶσι καὶ διαμαρτύρονται μὴ πιστεύειν ἁπλῶς ἀλλὰ τὸ λεληθὸς σκοπεῖν καὶ διερευνᾶσθαι Τοσούτῳ δ ἐστὶ κρεῖττον ἐν τούτοις τοῦ σεμνοῦ τὸ ἀπεμφαῖνον ὅσῳ διὰ μὲν ἐκείνου καλοὺς λίαν καὶ μεγάλους καὶ ἀγαθούς ἀνθρώπους δὲ ὅμως τοὺς θεοὺς κίνδυνος νομίσαι διὰ δὲ τῶν ἀπεμφαινόντων ὑπεριδόντας τῶν ἐν τῷ φανερῷ λεγομένων ἐπὶ τὴν ἐξῃρημένην αὐτῶν οὐσίαν καὶ ὑπερέχουσαν πάντα τὰ ὄντα καθαρὰν νόησιν ἐλπὶς ἀναδραμεῖν

Chaque fois que les mythes relatifs aux veacuteriteacutes divines preacutesentent une invraisemblance de penseacutee ils nous crient sur-le-champ pour ainsi dire et nous attestent qursquoil ne faut pas les croire agrave la lettre mais examiner et explorer leur sens cacheacute En ce domaine lrsquoinvraisemblance est drsquoautant supeacuterieure agrave la graviteacute que celle-ci risque de faire passer les dieux pour extrecircmement beaux grands et bons mais cependant pour des hommes tandis que lrsquoemploi de lrsquoinvraisemblance permet lrsquoespoir de remonter en regardant au-delagrave de ce qui est exprimeacute en termes clairs jusqursquoagrave lrsquoessence abstraite des dieux et jusqursquoagrave la penseacutee pure transcendant tout ce qui existe (Julian In Heracl 171-11 trad Rochefort)

Pour Julien lrsquoabsurditeacute de certains reacutecits en commandant une lecture alleacutegorique a ceci

drsquoavantageux que paradoxalement elle pointe sans eacutequivoque vers le divin tandis que

lrsquoexpression laquo seacuterieuse raquo (σεμνός) entraicircne une confusion inacceptable des hommes et des dieux ndash

ces derniers eacutetant lrsquoobjet drsquoune repreacutesentation eacutelogieuse mais pouvant tout aussi bien convenir agrave

des hommes La fonction de respect des limites entre hommes et dieux attribueacutee agrave lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique se trouvait deacutejagrave exposeacutee chez lrsquoauteur du traiteacute Du sublime

De nature sublime sont aussi les visions de la Theacuteomachie [hellip] [T]out en mecircme temps le ciel et lrsquoHadegraves les choses mortelles et les choses immortelles tout en mecircme temps dans la lutte combat ensemble et ensemble participe au danger Mais ces choses sont terribles et sauf agrave les prendre de

227 Cf schol S Arat 57-11 Martin laquo Crsquoest peut-ecirctre par cette licence poeacutetique qursquoil fait de nos ancecirctres et aiumleuls des enfants des dieux comme dans la formule ldquopegravere des hommes et des dieuxrdquo Mais Aratos pourrait songer au fait que nous avons eacuteteacute creacuteeacutes par la nature et par les dieux gracircce agrave la providence raquo (ἴσως μὲν ἐκ ποιητικῆς ταύτης ἀδείας τοὺς προγόνους καὶ προπάτορας ἡμῶν θεῶν παῖδας ὡς τὸ laquo πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε raquo δύναιτο δ ἂν νοεῖν ὁ Ἄρατος τὸ δημιουργεῖσθαι ἡμᾶς ὑπό τε φύσεως καὶ θεῶν διὰ τὴν πρόνοιαν) La notion de laquo licence poeacutetique raquo ici contrasteacutee avec une lecture philosophique relegraveve eacutegalement de la tradition rheacutetorique et non de la tradition alleacutegorique

100

maniegravere alleacutegorique parfaitement impies et ne respectant pas la convenance Car agrave mon sens Homegravere quand il nous livre les blessures des dieux leurs colegraveres leurs vengeances leurs larmes leurs chaicircnes leurs passions confuses des hommes qui furent agrave Troie dans la mesure ougrave il lrsquoa pu il a fait des dieux et des dieux il a fait des hommes Mais nous dans le malheur il nous reste un refuge agrave nos maux crsquoest la mort tandis que pour les dieux ce nrsquoest pas tant leur nature que leur misegravere qursquoHomegravere a faite eacuteternelle Mais bien meilleurs que les passages consacreacutes agrave la Theacuteomachie ce sont ceux qui preacutesentent pur et grand le divin comme il lrsquoest en veacuteriteacute et sans meacutelange ([Long] Subl 6-8)

Selon le pseudo-Longin si les eacuteveacutenements cataclysmiques de la Theacuteomachie possegravedent une

grandeur suffisante pour toucher au sublime il nrsquoen reste pas moins que seule lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique peut sauver de lrsquoinconvenance une telle fusion du mortel et de lrsquoimmortel de

lrsquohumain et du divin Et tout aussi sublime que soit la Theacuteomachie la repreacutesentation sans

meacutelange du divin lui est toutefois supeacuterieure

Les individus qui drsquoapregraves Porphyre considegraverent lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie ἀπὸ τοῦ καιροῦ

adoptent donc une attitude tout autre que celle des alleacutegoristes Agrave leurs yeux les eacutepisodes comme

celui-ci constituent simplement une strateacutegie rheacutetorique de glorification de la part drsquoHomegravere en

vue de rapprocher la race des rois de celle des dieux et ce non pas tant en repreacutesentant les

hommes sous des traits divins que les dieux sous des traits humains Il est certes difficile de

deacutecider avec certitude de lrsquoidentiteacute des individus qui auraient avanceacute cette explication mais agrave la

fois lrsquoideacutee drsquoun portrait ameacutelioreacute (αὔξησις) des protagonistes de lrsquoeacutepopeacutee et celle drsquoune

fabrication des personnages divins sur le modegravele des hommes se conforment agrave lrsquoapproche

peacuteripateacuteticienne La premiegravere de ces ideacutees est eacutevidemment preacutesente dans la Poeacutetique drsquoAristote

(cf 1449a10) Quant agrave la seconde elle ressort de faccedilon subtile des quelques fragments des

Peacuteripateacuteticiens qui portent sur le traitement poeacutetique des dieux comme il a eacuteteacute vu dans les

sous-sections preacuteceacutedentes

Cet aspect particulier de la critique litteacuteraire peacuteripateacuteticienne est peut-ecirctre agrave mettre en lien avec

un type drsquoeacutetude qui semble avoir eu la faveur de plusieurs membres du Lyceacutee et dont lrsquoexemple

premier remonte agrave Aristote lui-mecircme lrsquoeacutetude des caractegraveres agrave laquelle les Peacuteripateacuteticiens se sont

abondamment livreacutes en suivant souvent le modegravele geacuteneacuterique du portrait de caractegravere228 Les

228 Cf Volt 2007 Mis agrave part les ceacutelegravebres Caractegraveres de Theacuteophraste on pense eacutegalement aux travaux du mecircme genre par Ariston (cf Vogt 2006) et Lycon (cf Fortenbaugh 2004)

101

caractegraveres deacutepeints par les poegravetes leur offraient des occasions privileacutegieacutees drsquoanalyse de caractegraveres

moraux et de ce point de vue les personnages divins ne faisaient pas exception

Section (iii) Le mythos comme produit de la mimecircsis

Lrsquointeacuterecirct de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne pour lrsquoanalyse des caractegraveres ne doit toutefois pas faire

perdre de vue un eacuteleacutement doctrinal essentiel agrave la theacuteorie poeacutetique deacuteveloppeacutee au sein de cette

eacutecole je parle de la preacuteseacuteance du mythos sur lrsquoecircthos un principe qui a acquis le statut de lieu

commun chez les commentateurs de la Poeacutetique drsquoAristote mais dont la valeur poleacutemique et

innovatrice est rarement reconnue

Dans la section preacuteceacutedente je me suis surtout employeacutee agrave souligner la distance qui seacutepare

lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la lecture peacuteripateacuteticienne Dans ce qui suit il sera davantage

question des diffeacuterences entre cette derniegravere et la tradition rheacutetorique agrave laquelle Struck (2004)

voudrait pourtant la reacuteduire Ces diffeacuterences comme on le verra reposent en grande part sur le

rocircle joueacute par les notions drsquoecircthos et de personnage dans la composition poeacutetique et dans la

constitution des genres litteacuteraires

(a) Le sujet des poegravemes homeacuteriques

Une approche feacuteconde pour obtenir des informations sur lrsquoeacutetat de la theacuteorie poeacutetique agrave

lrsquoeacutepoque preacute-aristoteacutelicienne consiste agrave regrouper des passages qui traitent de la question du

laquo sujet raquo des poegravemes traditionnels ndash les poegravemes homeacuteriques eacutetant eacutevidemment les plus souvent

discuteacutes agrave cet eacutegard comme agrave tous les autres La comparaison de ces textes permet en effet de

conclure qursquoavant Aristote la theacuteorie grecque consideacuterait la poeacutesie comme essentiellement

consacreacutee au portrait de caractegravere (ecircthos) ce en quoi le discours poeacutetique se trouvait plus ou

moins reacuteduit au rang de discours historique etou rheacutetorique

Il faut eacutevidemment excepter de ce scheacutema geacuteneacuteral les lectures alleacutegoriques qui reconnaissent

agrave la poeacutesie des significations allant bien au-delagrave de toute cateacutegorisation Un bon exemple est

fourni par Anaxagore qui apparemment

102

fut le premier agrave faire apparaicirctre que les poegravemes drsquoHomegravere ont pour objet la vertu et la justice (περὶ ἀρετῆς καὶ δικαιοσύνης) et Meacutetrodore de Lampsaque qui eacutetait son disciple soutint encore davantage ce type drsquoexplication (ἐπὶ πλεῖον δὲ προστῆναι τοῦ λόγου) crsquoest lui qui le premier srsquoest inteacuteresseacute agrave la faccedilon dont le poegravete traite de la nature (τὴν φυσικὴν πραγματείαν) (Diog Laert 211 trad Narcy)

Bien qursquoil nrsquoy ait pas drsquoautres teacutemoignages attestant qursquoAnaxagore eacutetait un alleacutegoriste et

mecircme srsquoil est possible que ce texte ne rapporte rien de plus que sa reconnaissance de la valeur

didactico-morale traditionnellement attribueacutee aux poegravemes homeacuteriques le fait que son disciple

Meacutetrodore un alleacutegoriste au sens fort soit dit avoir fait usage du mecircme systegraveme drsquoexplication

(λόγος) que son maicirctre suggegravere fortement qursquoAnaxagore lui-mecircme eacutetait alleacutegoriste En effet on

voit mal ce qursquoil pourrait y avoir de commun entre la lecture moralisante du maicirctre et la lecture

physique du disciple si ce nrsquoeacutetait le mode drsquointerpreacutetation lui-mecircme (par opposition au contenu)

La conclusion la plus eacutevidente permise par ce texte est donc qursquoAnaxagore srsquoest concentreacute sur

lrsquoalleacutegorie morale et son disciple Meacutetrodore sur lrsquoalleacutegorie physique ndash ce dernier fait eacutetant

confirmeacute par un certain nombre drsquoautres teacutemoignages Selon Meacutetrodore les heacuteros drsquoHomegravere

repreacutesentent des eacuteleacutements naturels et les dieux des parties du corps humain229 Les autres

alleacutegoristes offrent des interpreacutetations diffeacuterentes mais tous partagent lrsquoavis que les personnages

poeacutetiques ne sont ni des eacutevocations de heacuteros appartenant agrave un passeacute lointain ni des creacuteations

uniques drsquoun poegravete individuel mais plutocirct des images de reacutealiteacutes universelles et intemporelles

Alors que la quecircte drsquoune veacuteriteacute poeacutetique par les alleacutegoristes retire toute signification agrave

lrsquoindividualiteacute des personnages litteacuteraires le courant exeacutegeacutetique plus conventionnel celui auquel

appartiennent notamment les sophistes se concentre preacuteciseacutement sur cet aspect Des informations

importantes se trouvent chez Platon une source utile non seulement en tant que penseur original

ayant apporteacute une contribution personnelle agrave la theacuteorie de la poeacutesie et de la mimecircsis mais aussi

en tant que teacutemoin des deacutebats de son eacutepoque

Dans lrsquoAlcibiade Socrate deacutecrit de la faccedilon suivante le laquo sujet raquo de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee

drsquoune faccedilon qui rappelle en partie le fragment drsquoAnaxagore citeacute plus haut

Ces poegravemes nrsquoont-ils pas pour sujet des diffeacuterends sur des choses justes et injustes (οὐκοῦν ταῦτα ποιήματά ἐστι περὶ περὶ διαφορᾶς δικαίων τε καὶ ἀδίκων) [hellip] Et les combats et les morts

229 Cf 61 A 4 DK

103

qursquoil y eut entre les Acheacuteens et les Troyens crsquoest agrave cause de ce deacutesaccord comme ce fut aussi le cas entre les preacutetendants de Peacuteneacutelope et Ulysse (Alc 112b)

Drsquoapregraves Socrate dans ce passage les poegravemes homeacuteriques contre toute apparence portent sur

le mecircme sujet lequel agit comme une sorte de cadre theacutematique srsquoappliquant aux deux poegravemes

Lrsquoideacutee selon laquelle la justice est une notion dont la deacutefinition diverge drsquoun individu et drsquoun

peuple agrave lrsquoautre est une thegravese notoirement lieacutee au nom des sophistes Aussi lrsquoaffirmation de

Socrate voulant qursquoHomegravere ait souhaiteacute illustrer cette divergence drsquoopinion par les exemples des

conflits entre Acheacuteens et Troyens drsquoune part et entre Ulysse et les preacutetendants drsquoautre part

suggegravere une assimilation drsquoHomegravere au mouvement sophistique plutocirct qursquoau groupe des prophegravetes

inspireacutes srsquoexprimant sous forme alleacutegorique Socrate traite ici Homegravere comme un intellectuel se

faisant le heacuteraut drsquoune thegravese unique claire et preacutecise Cette approche theacutematique des poegravemes

homeacuteriques est dicteacutee agrave la fois par la rivaliteacute geacuteneacuteraliseacutee entre Platon et Homegravere et par lrsquoidentiteacute

particuliegravere de lrsquointerlocuteur de Socrate dans ce dialogue (Alcibiade) qui srsquointeacuteresse davantage agrave

la politique qursquoagrave la critique litteacuteraire

Dans lrsquoIon ougrave son interlocuteur est un rhapsode Socrate donne drsquoailleurs une liste beaucoup

plus deacutetailleacutee du contenu des poegravemes homeacuteriques

Homegravere parle-t-il de choses diffeacuterentes de celles dont parlent tous les autres poegravetes Nrsquoest-ce pas de la guerre qursquoil traite le plus souvent et des relations que les hommes (quand ils sont bons mauvais profanes ou hommes de lrsquoart) entretiennent les uns avec les autres (περὶ πολέμου τε [hellip] καὶ περὶ ὁμιλιῶν πρὸς ἀλλήλους ἀνθρώπων ἀγαθῶν τε καὶ κακῶν καὶ ἰδιωτῶν καὶ δημιουργῶν) ne montre-t-il pas comment les dieux se conduisent dans les relations qursquoils ont entre eux et agrave lrsquoeacutegard des hommes (καὶ περὶ θεῶν πρὸς ἀλλήλους καὶ πρὸς ἀνθρώπους ὁμιλούντων ὡς ὁμιλοῦσι) ne parle-t-il pas des pheacutenomegravenes du ciel et de ceux de lrsquoHadegraves nrsquoexpose-t-il pas les geacuteneacutealogies des dieux et celles des heacuteros (καὶ περὶ τῶν οὐρανίων παθημάτων καὶ περὶ τῶν ἐν Ἅιδου καὶ γενέσεις καὶ θεῶν καὶ ἡρώων) Ne sont-ce pas lagrave les sujets (οὐ ταῦτά ἐστι περὶ ὧν) sur lesquels Homegravere a composeacute sa poeacutesie  (Ion 531c)

Lrsquoextension cosmique du mateacuteriel poeacutetique drsquoHomegravere lequel comprend ici la totaliteacute des

pheacutenomegravenes terrestres ceacutelestes et chtoniens est eacutevidemment une maniegravere ironique de la part de

Socrate de pointer vers la diversiteacute suspecte de la connaissance preacutesumeacutee du poegravete Mais en ce

qui concerne les personnages humains il est curieux de noter comment Socrate prend la peine

drsquoen eacutenumeacuterer quatre cateacutegories les bons les mauvais les profanes et les professionnels Cette

104

liste accorde une signication poeacutetique agrave deux types de traits individuels soit la valeur morale et

lrsquohabileteacute technique230

(b) Caractegraveres et paradigmes

Des classifications de cette nature semblent avoir eacuteteacute courantes dans les eacutetudes litteacuteraires des

sophistes Cela est rendu le plus eacutevident par le texte suivant tireacute de lrsquoHippias mineur ougrave Socrate

introduit le thegraveme du dialogue agrave lrsquooccasion drsquoune discussion suivant une confeacuterence donneacutee par

Hippias sur des thegravemes poeacutetiques

Socrate Jrsquoai entendu plusieurs fois ton pegravere Apeacutemantos dire lui aussi que des poegravemes homeacuteriques lrsquoIliade eacutetait plus belle que lrsquoOdysseacutee tout autant qursquoAchille eacutetait meilleur qursquoUlysse il affirmait en effet que des deux poegravemes lrsquoun avait eacuteteacute composeacute en fonction drsquoUlysse lrsquoautre drsquoAchille (τὸ μὲν εἰς Ὀδυσσέα ἔφη πεποιῆσθαι τὸ δ εἰς Ἀχιλλέα) [] Hippias [hellip] Jrsquoaffirme en effet qursquoHomegravere a repreacutesenteacute Achille comme lrsquohomme le meilleur (ἄριστον) parmi ceux qui se sont rendus en Troade Nestor comme le plus savant (σοφώτατον) Ulysse comme le plus double (πολυτροπώτατον) [Hippias cite ici quelques vers tireacutes de lrsquoeacutepisode iliadique de lrsquoambassade aupregraves drsquoAchille intituleacute laquo Les Priegraveres raquo (Λιταί)] Dans ces vers Homegravere manifeste le caractegravere (τρόπον) de chacun de ces deux hommes Achille serait sincegravere et simple (ἁπλοῦς) Ulysse double (πολύτροπος) et trompeur (Hp mi 363b-365b)

Pour Hippias les personnages homeacuteriques sont donc polariseacutes en types eacutethiques et

psychologiques ce sont les repreacutesentants de certains traits de caractegravere qursquoils incarnent

superlativement On remarquera qursquoentre une telle approche et celle alleacutegorique qui consiste agrave

eacutelever les personnages poeacutetiques au rang de symboles il nrsquoy a guegravere plus qursquoun pas231

Lrsquointeacuterecirct drsquoHippias pour lrsquoanalyse des caractegraveres va de pair avec lrsquoideacutee que Socrate assigne

indirectement au sophiste voulant que lrsquoIliade soit composeacutee en fonction drsquoAchille et lrsquoOdysseacutee

en fonction drsquoUlysse Non seulement ces poegravemes sont conccedilus comme des reflets ou encore des

glorifications (selon le sens agrave donner agrave la preacuteposition εἰς) des deux heacuteros mais la qualiteacute geacuteneacuterale

230 Sur lrsquohabileteacute technique paradigmatique cf Xen Symp 46 laquo Le sage Homegravere a embrasseacute dans ses poegravemes presque tout ce qui a trait agrave la vie humaine (περὶ πάντων τῶν ἀνθρωπίνων) Donc quiconque parmi vous veut devenir habile agrave diriger sa maison agrave parler au peuple agrave commander des armeacutees et se rendre semble agrave Achille agrave Ajax agrave Nestor ou agrave Ulysse [hellip] raquo

231 On peut drsquoailleurs comparer les mots suivants drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste agrave ceux drsquoHippias laquo reacutecits drsquoHomegravere biographies de heacuteros dialogues de Platon amours de garccedilons Tout respire chez Homegravere une noble vertu prudence drsquoUlysse courage drsquoAjax sagesse de Peacuteneacutelope parfaite justice de Nestor pieacuteteacute filiale de Teacuteleacutemaque amitieacute merveilleusement fidegravele drsquoAchille raquo (All 781-3)

105

de chaque poegraveme deacutepend qui plus est de celle de leur protagoniste puisque lrsquoIliade est deacuteclareacutee

supeacuterieure agrave lrsquoOdysseacutee dans la mesure ougrave Achille est meilleur qursquoUlysse

La critique morale drsquoHippias a apparemment eacuteteacute contesteacutee par Antisthegravene dont on conserve

une discussion deacutetailleacutee sur le sens de lrsquoeacutepithegravete polytropos laquelle apparaicirct dans le tout premier

vers de lrsquoOdysseacutee pour qualifier Ulysse

οὐκ ἐπαινεῖν φησιν Ἀντισθένης Ὅμηρον τὸν Ὀδυσσέα μᾶλλον ἢ ψέγειν λέγοντα αὐτὸν laquo πολύτροπον raquo οὔκουν τὸν Ἀχιλλέα καὶ τὸν Αἴαντα πολυτρόπους πεποιηκέναι ἀλλ ἁπλοῦς καὶ γεννάδας οὐδὲ τὸν Νέστορα τὸν σοφόν οὐ μὰ Δία δόλιον καὶ παλίμβολον τὸ ἦθος ἀλλ ἁπλῶς τῷ Ἀγαμέμνονι συνόντα καὶ τοῖς ἄλλοις ἅπασι καὶ εἰς τὸ στρατόπεδον εἴτι ἀγαθὸν εἶχε συμβουλεύοντα καὶ οὐκ ἀποκρυπτόμενον καὶ τοσοῦτον ἀπεῖχε τοῦ τὸν τοιοῦτον τρόπον ἀποδέχεσθαι ὁ Ἀχιλλεύς ὡς ἐχθρὸν ἡγεῖσθαι ὁμοίως τῷ θανάτῳ ἐκεῖνον laquo ὅς χ ἕτερον μὲν κεύθῃ ἐνὶ φρεσίν ἄλλο δὲ βάζει raquo λύων οὖν ὁ Ἀντισθένης φησίmiddot τί οὖν ἆρα γε πονηρὸς ὁ Ὀδυσσεὺς ὅτι πολύτροπος ἐρρήθη καὶ μήν διότι σοφός οὕτως αὐτὸν προσείρηκεν μήποτε οὖν τρόπος τὸ μέν τι σημαίνει τὸ ἦθος τὸ δέ τι σημαίνει τὴν τοῦ λόγου χρῆσιν εὔτροπος γὰρ ἀνὴρ ὁ τὸ ἦθος ἔχων εἰς τὸ εὖ τετραμμένον τρόποι δὲ λόγων dagger αἴτιοι αἱ dagger πλάσειςmiddot [hellip] εἰ δὲ οἱ σοφοὶ δεινοί εἰσι διαλέγεσθαι ἐπίστανται καὶ τὸ αὐτὸ νόημα κατὰ πολλοὺς τρόπους λέγεινmiddot ἐπιστάμενοι δὲ πολλοὺς τρόπους λόγων περὶ τοῦ αὐτοῦ πολύτροποι ἂν εἶεν εἰ δὲ σοφοὶ καὶ ἀγαθοί εἰσι διὰ τοῦτό φησι τὸν Ὀδυσσέα Ὅμηρος σοφὸν ὄντα πολύτροπον εἶναι ὅτι δὴ τοῖς ἀνθρώποις ἠπίστατο πολλοῖς τρόποις συνεῖναι

En appelant Ulysse polytropos selon Antisthegravene Homegravere nrsquoentend pas plus le louer que le blacircmer Certes le poegravete nrsquoa pas fait en sorte qursquoAchille et Ajax soient polytropoi mais simples et nobles Et le sage Nestor non plus par Zeus il ne lui a pas donneacute un caractegravere ruseacute et changeant mais crsquoest un simple compagnon drsquoAgamemnon et de tous les autres donnant sans arriegravere-penseacutee agrave tout le camp ses bons conseils Achille lui est si loin drsquoavoir un tel caractegravere qursquoil pense haiumlssable agrave lrsquoeacutegal de la mort lrsquohomme laquo qui a dans son cœur une chose et sur les legravevres une autre raquo (Il 9313)

Antisthegravene reacutesout donc ainsi la difficulteacute Que penser Ulysse serait-il donc malhonnecircte parce qursquoil est appeleacute polytropos Crsquoest plutocirct parce qursquoil est sage qursquoHomegravere lrsquoappelle ainsi Le mot tropos peut avoir tantocirct le sens de laquo caractegravere raquo tantocirct le sens de laquo tournure de langage raquo En effet lrsquohomme eutropos est celui qui a le caractegravere tourneacute vers le bien Et les tropes sont dagger les diffeacuterentes faccedilons de dagger modeler un discours [hellip] Si les sages sont habiles agrave discuter ils savent aussi exprimer la mecircme penseacutee avec plusieurs tournures (tropoi) et puisqursquoils connaissent plusieurs tournures de langage pour la mecircme ideacutee ils meacuteriteraient le nom de polytropoi Or srsquoils sont sages ils sont aussi bons

Crsquoest pourquoi Homegravere dit qursquoUlysse parce qursquoil est sage est polytropos parce qursquoil savait justement interagir avec les hommes de nombreuses maniegraveres (schol Od 11 l1 e Porph Pontani)

Lrsquointerpreacutetation de polytropos que donne Antisthegravene consiste agrave remplacer la signification

morale qursquoy avait attacheacutee Hippias par une signification technique avec polytropos Homegravere ne

veut pas dire qursquoUlysse est mauvais mais qursquoil est capable drsquoadapter ses paroles agrave des

106

interlocuteurs diffeacuterents Polytropos devient ainsi lrsquoexpression de lrsquohabileteacute rheacutetorique drsquoUlysse

au lieu de celle de sa fameuse dupliciteacute232 Par ailleurs les discours Ajax et Ulysse composeacutes par

Antisthegravene233 dans lesquels les deux personnages diffegraverent grandement tant par leur faccedilon de

srsquoexprimer que dans leur caractegravere eacutetaient peut-ecirctre destineacutes agrave illustrer agrave la fois diffeacuterents styles

oratoires et la technique de lrsquoecircthopoiiumla234 Lrsquoexistence durable de tels deacutebats eacutethico-poeacutetiques

chez les critiques de lrsquoeacutepoque helleacutenistique est eacutegalement confirmeacutee par nombre drsquoautres

teacutemoignages235

(c) Les origines de la conception prosopocentrique de la poeacutesie

Deux facteurs me semblent ecirctre en mesure drsquoexpliquer lrsquoimportance accordeacutee agrave lrsquoanalyse des

caracteacuteristiques individuelles des personnages poeacutetiques dans la critique preacute-aristoteacutelicienne

Un premier facteur reacuteside dans lrsquohabitude attesteacutee deacutejagrave chez les poegravetes de lrsquoeacutepoque archaiumlque

de comparer la poeacutesie agrave drsquoautres formes drsquoart qui sont par nature beaucoup plus statiques comme

la peinture et la sculpture236 Lrsquoideacutee selon laquelle ces deux arts ont pour fonction de repreacutesenter

lrsquoecircthos de lrsquoacircme (τῆς ψυχῆς ἦθος) et ce peu importe si les sujets deacutepeints sont immobiles ou en

mouvement (καὶ ἑστώτων καὶ κινουμένων ἀνθρώπων) est deacutefendue par le Socrate de

Xeacutenophon dans la discussion meneacutee avec les deux artistes rapporteacutee dans les Meacutemorables

(3103-5) Malgreacute la diversiteacute de ses usages le mot ecircthos possegravede tout au long de son histoire des

connotations de stabiliteacute et fait habituellement reacutefeacuterence aux traits de personnaliteacute durables drsquoune

232 Sur la laquo reacutehabilitation raquo drsquoUlysse chez les Socratiques voir Giuliano 2004 Leacutevystone 2005

233 Preacutesenteacutes et traduits par Goulet-Cazeacute 1992

234 Cf Kennedy 1957 28

235 Cf la remarque acerbe de Diogegravene le cynique se plaignant que les grammairiens perdent leur temps agrave deacutenoncer les vices drsquoUlysse tandis qursquoils ferment les yeux sur leurs propres travers (Diog Laert 627) τούς τε γραμματικοὺς ἐθαύμαζε τὰ μὲν τοῦ Ὀδυσσέως κακὰ ἀναζητοῦντας τὰ δ ἴδια ἀγνοοῦντας La valeur morale drsquoAchille est deacutecrieacutee par le Stoiumlcien Perseacutee eacutelegraveve de Zeacutenon ainsi que par Crategraves de Mallos (ou peut-ecirctre Crategraves le cynique cf les remarques de Broggiato 2002 142) κατὰ Κράτητα καὶ Περσαῖον οὔτε φρόνιμος οὔτε σώφρων οὔτε ἀνδρεῖος [scil Αχιλλεύς] (schol T Il 166c ex) Le scholiaste qui rapporte cette position pour la contredire classe quant agrave lui Achille comme laquo un philosophe pythagoricien plutocirct qursquoun soldat raquo (Πυθαγορικός ἐστι μᾶλλον φιλόσοφος ἢ στρατιώτης) en raison de ses pratiques religieuses et considegravere que laquo la croyance en les dieux est une source pour toute la vertu (πηγὴ γάρ τίς ἐστι τῆς ἄλλης ἀρετῆς τὸ δοκεῖν θεοὺς εἶναι)

236 Sur les parallegraveles entre art plastique et poeacutesie agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque Webster 1939

107

personne237 En tant qursquoentiteacute conccedilue comme immobile lrsquoecircthos apparaicirct naturellement comme le

sujet par excellence drsquoun artiste visuel

Longtemps avant Aristote on trouve de nombreuses attestations de cette analogie entre la

poeacutesie et la peinture ou la sculpture le plus souvent au profit de la poeacutesie dont les poegravetes

lyriques clament la supeacuterioriteacute sur les autres formes drsquoart Ces poegravetes avancent typiquement lrsquoideacutee

que la poeacutesie en raison de ses qualiteacutes auditives et mobiles fournit agrave ses sujets une gloire plus

durable que ne le font la pierre ou le marbre et constitue aussi un meacutedium supeacuterieur pour

deacutepeindre les caractegraveres238 Ainsi bien que ces poegravetes fassent valoir la nature dynamique de leur

meacutedium cela reste dans le but de se preacutesenter comme les preacuteservateurs les plus efficaces drsquoune

reacutealiteacute statique et (du moins le souhaitent-ils) impeacuterissable soit la gloire et la renommeacutee des

hommes qui font lrsquoobjet de leurs eacuteloges Leur argument consiste donc agrave dire qursquoagrave la fois les arts

visuels et la poeacutesie sont adapteacutes agrave la repreacutesentation de lrsquoecircthos mais que la poeacutesie est supeacuterieure

aux autres arts agrave cet eacutegard

Le second facteur qui agrave mon avis explique lrsquoimportance traditionnelle de lrsquoecircthos dans les

premiers deacuteveloppements de la theacuteorie poeacutetique grecque est lrsquoomnipreacutesence des preacuteoccupations

rheacutetoriques lesquelles se traduisent par une tendance forte agrave consideacuterer les poegravemes comme des

exemples de discours eacutepideacuteictiques crsquoest-agrave-dire comme des eacuteloges ou des blacircmes Cela est bien

sucircr partiellement la conseacutequence de la nature mecircme de lrsquoeacutepopeacutee qui eacutetait et est encore consideacutereacutee

comme un genre dont la fonction essentielle est la transmission du κλέος des heacuteros traditionnels

de la Gregravece La premiegravere phrase du texte rapportant lrsquoanalyse de polytropos par Antisthegravene (supra

p 105) semble indiquer que ce dernier srsquoadressait agrave des adversaires selon qui Homegravere avait

neacutecessairement voulu blacircmer ou faire lrsquoeacuteloge drsquoUlysse (ἐπαινεῖνhellip ψέγειν) en le qualifiant ainsi

Dans une logique semblable Isocrate interpregravete spontaneacutement lrsquoIliade comme un monument

eacuteleveacute aux guerriers acheacuteens

Certains parmi les Homeacuterides racontent aussi qursquoHeacutelegravene se preacutesenta devant Homegravere une nuit et lui ordonna de composer un poegraveme sur les soldats qui avaient fait campagne contre Troie (περὶ τῶν στρατευσαμένων ἐπὶ Τροίαν) elle voulait rendre leur sort plus enviable que la vie des hommes ordinaires ils racontent que crsquoest en partie agrave cause de lrsquoart drsquoHomegravere mais surtout agrave cause drsquoelle

237 Cf Woerther 2007

238 Cf Ford 2002 chap 4-5

108

(μάλιστα δὲ διὰ ταύτην) que ce poegraveme fut peacuteneacutetreacute drsquoun tel charme et devint si ceacutelegravebre (ἐπαφρόδιτον καὶ παρὰ πᾶσιν ὀνομαστὴν) (Isoc Hel 65 trad Breacutemond modifieacutee)

Isocrate assimile lrsquoIliade agrave une oraison funegravebre un genre litteacuteraire ougrave la soi-disant bonne

fortune des soldats morts agrave la guerre repreacutesentait un lieu commun De plus la derniegravere phrase

suggegravere que crsquoest la preacutesence mecircme drsquoHeacutelegravene dans le poegraveme qui rend ce dernier laquo charmant et

ceacutelegravebre raquo vraisemblablement parce qursquoHeacutelegravene elle-mecircme est laquo charmante et ceacutelegravebre raquo sa beauteacute

eacutetant renommeacutee agrave travers le monde (Lrsquoadjectif ἐπαφρόδιτον ici appliqueacute agrave lrsquoIliade serait

eacutevidemment tout aussi sinon plus approprieacute pour deacutecrire Heacutelegravene) Tout comme dans le texte de

lrsquoHippias mineur dont il a eacuteteacute question ci-haut Isocrate parle drsquoune qualiteacute propre agrave un

personnage comme affectant la qualiteacute drsquoun poegraveme entier239

La conception traditionnelle de lrsquoeacutepopeacutee comme eacuteloge a perdureacute apregraves Aristote On en trouve

notamment des traces nombreuses dans le corpus des scholies exeacutegeacutetiques agrave lrsquoIliade Par

exemple des notes au tout premier vers du poegraveme soulegravevent les inteacuteressantes questions du titre et

du premier mot du poegraveme

πάλιν ζητεῖται διὰ τί Ἀχιλλέως ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον ἀριστεύοντος οὐκ Ἀχίλλειαν ὡς Ὀδύσσειαν ἐπέγραψε τὸ σωμάτιον240 φαμὲν δ ὅτι ἐκεῖ μέν ἅτε μόνως ἐφ ἑνὸς ἥρωος τοῦ λόγου πλακέντος καλῶς καὶ τοὔνομα τέθειται ἐνταῦθα δέ εἰ καὶ μᾶλλον τῶν ἄλλων Ἀχιλλεὺς ἠρίστευεν ἀλλά γε καὶ οἱ λοιποὶ ἀριστεύοντες φαίνονταιmiddot οὐ γὰρ μόνον τοῦτον οἷος ἦν δηλῶσαι βούλεται ἀλλὰ σχεδὸν ἅπαντας ὅπου γε καὶ ἐξισοῖ τινας αὐτῷ ἔκ τινος οὖν ὀνομάσαι μὴ ἔχων αὐτό ἀπὸ τῆς πόλεως ὀνομάζει καὶ τὸ αὐτοῦ καλῶς ὑποφαίνει ὄνομα

On se demande pourquoi alors qursquoAchille est geacuteneacuteralement le meilleur il nrsquoa pas intituleacute son ouvrage Achilleacutee de faccedilon analogue agrave lrsquoOdysseacutee Nous reacutepondons que pour ce dernier poegraveme puisque le reacutecit a eacuteteacute seulement composeacute au sujet drsquoun heacuteros unique crsquoest correctement que le titre a eacuteteacute donneacute Mais dans ce cas-ci mecircme si Achille est meilleur que les autres les autres aussi se montrent tout de mecircme heacuteroiumlques Car le poegravete ne voulait pas seulement montrer sa valeur agrave lui mais celle de tous ou presque puisqursquoil fait de certains son eacutegal Ne sachant donc pas sur la base de qui intituler son poegraveme il lrsquoa intituleacute agrave partir de la ville et son titre paraicirct reacuteussi (schol bT Il 11b ex)

239 Isocrate (ou encore les Homeacuterides) a peut-ecirctre eacuteteacute inspireacute agrave inventer cette histoire par le ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade (6357-8) ougrave Heacutelegravene tente de consoler Hector de leur malheur en mentionnant leur futur statut de sujets de chansons

240 Pour cet usage de σωμάτιον au sens de laquo poegraveme complet raquo cf Heracl All 12 [Long] Subl 913 (ougrave le mot semble srsquoopposer agrave ποίηματα laquo parties drsquoun poegraveme raquo

109

ζητοῦσι διὰ τί ἀπὸ τῆς μήνιδος ἤρξατο οὕτω δυσφήμου ὀνόματος διὰ δύο ταῦτα πρῶτον μέν ἵν ἐκ τοῦ πάθους ἀποκαθαρεύσῃ241 τὸ τοιοῦτο μόριον τῆς ψυχῆς καὶ προσεκτικωτέρους τοὺς ἀκροατὰς ἐπὶ τοῦ μεγέθους ποιήσῃ καὶ προεθίσῃ φέρειν γενναίως ἡμᾶς τὰ πάθη μέλλων πολέμους ἀπαγγέλλεινmiddot δεύτερον δέ ἵνα τὰ ἐγκώμια τῶν Ἑλλήνων πιθανώτερα ποιήσῃ ἐπεὶ δὲ ἔμελλε νικῶντας ἀποφαίνειν τοὺς Ἕλληνας εἰκότως νῦν κατατρέχει ἀξιοπιστότερος ὤν242 ἐκ τοῦ μὴ πάντα χαρίζεσθαι τῷ ἐκείνων ἐπαίνῳ

Ils se demandent pourquoi il a commenceacute avec le mot laquo colegravere raquo qui est drsquoaussi mauvais augure Crsquoest pour deux raisons premiegraverement afin de nettoyer de cette passion cette partie de lrsquoacircme de rendre les auditeurs plus attentifs agrave la grandeur et de nous habituer agrave supporter noblement nos malheurs alors qursquoil srsquoapprecircte agrave narrer des guerres Deuxiegravemement afin de rendre plus persuasifs ses eacuteloges des Grecs Puisqursquoil srsquoapprecirctait agrave montrer les Grecs vainqueurs ici il acquiert de la creacutedibiliteacute en les attaquant et en ne srsquoadonnant pas agrave tous eacutegards agrave leur eacuteloge (schol AT Il 11a D)

Dans une scholie au deuxiegraveme vers du poegraveme on va jusqursquoagrave expliquer lrsquousage du pronom ἡ

(dont lrsquoanteacuteceacutedent est la μῆνις du premier vers μῆνινhellip οὐλομένην ἣ μυρί Ἀχαιοῖς ἄλγε

ἔθηκε) agrave la volonteacute du poegravete de diminuer les torts drsquoAchille

ῥητορικὴ ἡ μετάληψιςmiddot παρὸν γὰρ ἦν φάναιmiddot laquo ὃς μυρί Ἀχαιοῖς ἄλγε ἔθηκεν raquomiddot ἀλλ ὡς φιλέλλην οὐ τῷ ἥρωϊ ἐπάγει τὴν βλασφημίαν ἀλλὰ τῷ πάθει

Le changement de genre est rheacutetorique en effet il eacutetait possible de dire laquo lui [scil Achille] qui causa tant de souffrances aux Acheacuteens raquo Mais comme le poegravete est du parti des Grecs son accusation porte non pas sur le heacuteros mais sur la passion (schol bT Il 12b ex)

Ces textes attribuent agrave Homegravere une approche deacutecideacutement rheacutetorique des sujets de ses poegravemes

crsquoest lrsquoeacuteloge des Grecs et en particulier drsquoAchille et drsquoUlysse qui est consideacutereacute comme le motif

principal de la composition de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee

Agrave une eacutepoque beaucoup plus basse on entend encore le rheacuteteur Libanios exposer un avis tout

agrave fait semblable

ὅτι πᾶς τις ὁμολογήσειεν ἂν ἐγκώμιον ἐκείνῳ τοῦ πολυπλανοῦς ἀνδρὸς τὴν Ὀδύσσειαν πεποιῆσθαι καὶ δεδόσθαι παρ Ὁμήρου τούτῳ μόνῳ τοσοῦτον ὁπόσον τοῖς ἄλλοις ἅπασι τὴν μὲν γὰρ Ἰλιάδα κοινὸν ἔπαινον συγκεῖσθαι θατέρᾳ δὲ τὸν Ὀδυσσέα τετιμῆσθαι [hellip] τῷ μὲν οὖν Ὁμήρῳ ποιεῖν ἐπῆλθεν εἰς ἄνδρα θαυμαστὸν ἔπαινον

Tous conviendront que lrsquoOdysseacutee a eacuteteacute composeacutee par Homegravere en guise drsquoeacuteloge de lrsquohomme errant et que ce poegravete a donneacute agrave celui-lagrave seul autant drsquoimportance qursquoagrave tous les autres reacuteunis Car lrsquoIliade

241 Je mrsquoeacuteloigne ici de la leccedilon choisie par Erbse ἀποκαταρρεύσῃ ἀποκαθαρεύσῃ est preacutefeacutereacute par Van Thiel 2000 ad loc

242 Le texte qursquoimprime Erbse est εἰκότως daggerοὐ κατατρέχει ἀξιοπιστότερονdagger je cite ici la correction qursquoil propose dans son apparat ad loc

110

a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteloge commun tandis qursquoUlysse a eacuteteacute honoreacute de la faccedilon contraire [] Ainsi il est venu agrave lrsquoideacutee drsquoHomegravere de faire lrsquoeacuteloge drsquoun homme admirable (Lib Ap Soc 123-125 je traduis)

Aux yeux de Libanios Homegravere est avant tout un compositeur drsquoeacuteloges et ses deux œuvres

majeures ne diffeacuterent que par le mode choisi (commun ou individuel) pour reacutealiser ces eacuteloges

(d) Ecircthos et mythos chez Aristote

Les textes examineacutes jusqursquoici dans cette section contribuent agrave eacutelucider la teneur de plusieurs

passages aux allures eacutetrangement poleacutemiques dans la Poeacutetique drsquoAristote Ce dernier fait agrave

maintes reprises des assertions eacutenergiques sur des enjeux essentiels lieacutes au rocircle constitutif des

personnages dans la composition poeacutetique La plus freacutequemment citeacutee est la suivante

Lrsquouniteacute de lrsquohistoire ne vient pas comme certains (τινες) le croient de ce qursquoelle a un heacuteros unique (ἐὰν περὶ ἕνα ᾖ) Car il se produit dans la vie drsquoun individu unique un nombre eacuteleveacute voire infini drsquoeacuteveacutenements dont certains ne forment en rien une uniteacute et de mecircme un individu unique accomplit un grand nombre drsquoactions qui ne forment en rien une action une Aussi semble-t-il bien que tous les poegravetes qui ont composeacute une Heacuteracleacuteide une Theacuteseacuteide ou des poegravemes de ce genre se soient fourvoyeacutes ils croient que parce que Heacuteraclegraves eacutetait un individu unique il srsquoensuit que lrsquohistoire elle aussi est une Mais Homegravere qui est incomparable sous tous les autres rapports semble lagrave aussi avoir vu juste que cela srsquoexplique par sa connaissance de lrsquoart ou par son geacutenie naturel en composant lrsquoOdysseacutee il nrsquoa pas raconteacute tout ce qui a pu arriver agrave Ulysse [] mais crsquoest autour drsquoune action une au sens ougrave nous lrsquoentendons qursquoil a agenceacute lrsquoOdysseacutee et pareillement lrsquoIliade raquo (Poet 81451a1-29)

La conception prosopocentrique de la poeacutesie (ie celle qui fait des protagonistes lrsquoeacuteleacutement

focal du poegraveme) rejeteacutee par Aristote est ici clairement attribueacutee aux poegravetes mecircmes qui ont

composeacute des œuvres autour drsquoun personnage particulier Pourtant les laquo gens raquo non identifieacutes

(τινες) qui deacutefendent cette conception pourraient tout aussi bien inclure les critiques et les

theacuteoriciens qui accordent une importance indue agrave la composante ecircthos dans la construction

poeacutetique ce qui comme on le verra contribue agrave brouiller la distinction essentielle entre la poeacutesie

et lrsquoart rheacutetorique En plus des sophistes comme Hippias il est probable que Platon soit aussi viseacute

par ce passage puisque lrsquoessentiel des deacuteveloppements sur les dangers de la poeacutesie dans le

troisiegraveme livre de la Reacutepublique porte sur lrsquoinfluence deacuteleacutetegravere qursquoaurait sur les gardiens

lrsquoimitation drsquohommes (ou drsquoanimaux) divers

Ailleurs (cf Poet 61450a15-39) Aristote deacutesigne expresseacutement le mythos comme la laquo partie raquo

la plus importante du poegraveme tandis que lrsquoecircthos est explicitement releacutegueacute au deuxiegraveme rang ndash un

111

classement ouvertement poleacutemique selon toute vraisemblance Cela va de pair avec ses

affirmations reacutepeacuteteacutes et emphatiques dans le chapitre six de lrsquoideacutee que la poeacutesie est une imitation

non pas drsquohommes mais drsquoactions et que la repreacutesentation des caractegraveres nrsquoest que le reacutesultat

secondaire de la repreacutesentation drsquoactions reacutealiseacutees par des personnages doteacutes de ces caractegraveres

ἔστιν τε μίμησις πράξεως καὶ διὰ ταύτην μάλιστα τῶν πραττόντων (1450b3) Selon A

Gudeman (1931) qui accorde une importance particuliegravere aux sources drsquoAristote dans son

commentaire de la Poeacutetique ce dernier tentait probablement de reacutepliquer agrave un traiteacute de poeacutetique

circulant agrave son eacutepoque et ougrave lrsquoecircthos eacutetait deacutefini comme lrsquoobjet propre de la mimecircsis

Agrave vrai dire cette ideacutee paraicirct avoir eacuteteacute partageacutee tout aussi bien par certains poegravetes Aristote

rapporte que Sophocle aurait contrasteacute sa propre habitude de repreacutesenter les hommes laquo comme ils

devraient ecirctre raquo et celle drsquoEuripide qui les rendait laquo tels qursquoils sont raquo (Poet 251460b33-4)

Lrsquointeacuterecirct conscient de Sophocle pour lrsquoecircthos est eacutegalement attesteacute par Plutarque (De prof virt

79b) selon qui le poegravete aurait affirmeacute que son style avait atteint son niveau supeacuterieur (βέλτιστον)

lorsqursquoil eacutetait devenu ἠθικώτατον ndash ce qui signifie vraisemblablement quelque chose comme

laquo refleacutetant fortement les caractegraveres raquo243 Enfin lrsquohabitude reacutepandue des trageacutediens de titrer leurs

piegraveces drsquoapregraves le nom du protagoniste244 est peut-ecirctre aussi agrave mettre au compte de cette tendance

prosopocentrique

La reacutetrogradation que fait subir Aristote agrave lrsquoeacuteleacutement ecircthos dans sa hieacuterarchie des parties du

poegraveme est eacutegalement coheacuterente avec son affirmation selon laquelle les poegravetes deacutebutants ainsi que

les premiers poegravetes de lrsquohistoire maicirctrisent lrsquoart du portrait de caractegravere mais non la construction

des intrigues (cf Poet 61450a35-37) il y a une coiumlncidence naturelle entre lrsquoimportance

relative des parties de la poeacutesie et le niveau de progregraves technique requis pour les utiliser

correctement Par ailleurs le passage du portrait de caractegravere agrave lrsquoeacutelaboration drsquointrigues

complexes eacutetait typiquement illustreacute par les Anciens par le contraste entre Eschyle et la trageacutedie

posteacuterieure comme crsquoest le cas dans le texte suivant tireacute de la Vita anonyme drsquoEschyle

243 Cf Ael VH 221 qui fait dire au poegravete Agathon qursquoil connaicirct bien les caractegraveres notamment en raison de son art poeacutetique εἰ δέ τι καὶ ἐγὼ ἠθῶν ἐπαΐω τῇ τε ἄλλῃ καὶ ἐκ ποιητικῆς [hellip]

244 Selon Haigh 1896 397 il nrsquoy a pas de raison de croire que les titres conserveacutes ndash dont lrsquoeacutecrasante majoriteacute sont constitueacutes par le nom propre du protagoniste ou bien par un nom geacuteneacuterique deacutesignant les membres du chœur lequel agit comme un personnage individuel dans la trageacutedie grecque ndash ne remontent pas aux trageacutediens eux-mecircmes qui devaient forceacutement donner des titres agrave leurs productions pour fins de publiciteacute avant les festivals

112

αἵ τε διαθέσεις τῶν δραμάτων οὐ πολλὰς αὐτῶι περιπετείας καὶ πλοκὰς ἔχουσιν ὡς παρὰ τοῖς νεωτέροιςmiddot μόνον γὰρ ζηλοῖ τὸ βάρος περιτιθέναι τοῖς προσώποις ἀρχαῖον εἶναι κρίνων τοῦτο τὸ μέρος ltτὸgt μεγαλοπρεπές τε καὶ ἡρωϊκόν τὸ δὲ πανοῦργον κομψοπρεπές245 τε καὶ γνωμολογικὸν ἀλλότριον τῆς τραγωιδίας ἡγούμενος

La disposition de ses piegraveces impliquait peu de renversements et de complications comme on en trouve chez les poegravetes plus reacutecents Car seul lui importait de donner de la graviteacute agrave ses personnages estimant que cet eacuteleacutement ndash ce qui est magnifique et de caractegravere heacuteroiumlque ndash est veacuteneacuterable et jugeant que la subtiliteacute adroite et sentencieuse est une chose eacutetrangegravere agrave la trageacutedie (Vita Aeschyli 113 je traduis)

De plus la mention que fait Aristote de la pratique ancienne du portrait de caractegravere doit

certainement ecirctre lieacutee agrave cette autre assertion historique (cf Poet 41448b24-7) drsquoune importance

capitale dans la theacuteorie aristoteacutelicienne de la genegravese de la poeacutesie voulant qursquoagrave lrsquoeacutepoque de ses

premiers balbutiements cet art ait pris la forme drsquoeacuteloges drsquohymnes et de blacircmes ndash des

performances eacutevidemment destineacutees agrave honorer ou agrave vilipender des individus (humains ou divins)

preacutecis Le Peacuteripateacuteticien Chameacuteleacuteon offre drsquoailleurs un reacutecit de lrsquoeacutevolution de la trageacutedie qui

concorde avec lrsquoapproche aristoteacutelicienne

οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον Ἐπιγένους τοῦ Σικυωνίου τραγῳδίαν εἰς τὸν Διόνυσον ποιήσαντος ἐπεφώνησάν τινες τοῦτοmiddot ὅθεν ἡ παροιμία

βέλτιον δὲ οὕτως τὸ πρόσθεν εἰς τὸν Διόνυσον γράφοντες τούτοις ἠγωνίζοντο ἅπερ καὶ Σατυρικὰ ἐλέγετοmiddot ὕστερον δὲ μεταβάντες εἰς τὸ τραγῳδίας γράφειν κατὰ μικρὸν εἰς μύθους καὶ ἱστορίας ἐτράπησαν μηκέτι τοῦ Διονύσου μνημονεύοντεςmiddot ὅθεν τοῦτο καὶ ἐπεφώνησαν καὶ Χαμαιλέων ἐν τῷ περὶ Θέσπιδος τὰ παραπλήσια ἱστορεῖ

laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Certains srsquoexclamegraverent ainsi lorsque Eacutepigegravene de Sikyon composa une trageacutedie sur Dionysos246 et crsquoest de lagrave que vient le proverbe

Mais voici une meilleure explication Auparavant ceux qui eacutecrivaient des piegraveces sur Dionysos concouraient avec ces ltdramesgt qui eacutetaient aussi appeleacutes Satyrica Plus tard lorsqursquoils eurent changeacute pour la composition de trageacutedies ils se tournegraverent progressivement vers les histoires et les reacutecits sans plus faire mention de Dionysos Crsquoest pour cela que les gens srsquoexclamaient ainsi Et Chameacuteleacuteon donne une version semblable dans son livre Sur Thespis (Cham fr 38 = Souda ο 806)

Selon Chameacuteleacuteon le deacuteveloppement de la trageacutedie va de pair avec la composition de reacutecits

lesquels remplacent la figure de Dionysos comme preacuteoccupation centrale des poegravetes Plus

difficile agrave interpreacuteter est la nature exacte des piegraveces (τούτοις sans anteacuteceacutedent ce qui suggegravere

245 Cf Plut Quomodo adul 28a qui rapproche semblablement κομψόν et πανοῦργον (agrave propos de personnages drsquoEuripide)

246 Apparemment ceux qui se seraient exclameacutes ainsi consideacuteraient qursquoune trageacutedie eacutetait en soi inapproprieacutee pour honorer Dionysos (cf Mirhady 2012)

113

qursquoon a affaire agrave la citation drsquoun extrait et non agrave une paraphrase) avec lesquelles les poegravetes

concouraient laquo auparavant raquo et qui sont laquo aussi raquo appeleacutees satyrica Ce terme habituel pour

deacutesigner le drame satyrique pourrait ici avoir le sens eacutelargi de laquo chants dionysiaques raquo et inclure agrave

la fois le dithyrambe et les chants phalliques qursquoAristote associe aux deacutebuts du theacuteacirctre (cf Poet

41449a9-13) et auxquels il renvoie possiblement par lrsquoexpression laquo lrsquoeacuteleacutement satyrique raquo (τὸ

σατυρικόν 1449a20 cf 1449a22 διὰ τὸ σατυρικὴνhellip εἶναι τὴν ποίησιν) En effet des

teacutemoignages tardifs qui semblent reposer sur les ideacutees de Chameacuteleacuteon preacutesentent un portrait plus

preacutecis de lrsquoeacutevolution respective des genres tragique et satyrique Le plus explicite est celui qui se

trouve dans le recueil de proverbes de Zeacutenobios

Οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον ἐπὶ τῶν τὰ μὴ προσήκοντα τοῖς ὑποκειμένοις λεγόντων ἡ παροιμία εἴρηται Ἐπειδὴ τῶν χορῶν ἐξ ἀρχῆς εἰθισμένων διθύραμβον ᾄδειν εἰς τὸν Διόνυσον οἱ ποιηταὶ ὕστερον ἐκβάντες τὴν συνήθειαν ταύτην Αἴαντας καὶ Κενταύρους γράφειν ἐπεχείρουν Ὅθεν οἱ θεώμενοι σκώπτοντες ἔλεγον Οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον Διὰ γοῦν τοῦτο τοὺς Σατύρους ὕστερον ἔδοξεν αὐτοῖς προεισάγειν ἵνα μὴ δοκῶσιν ἐπιλανθάνεσθαι τοῦ θεοῦ

laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Ce proverbe srsquoapplique agrave ceux qui ne disent pas les choses qui conviennent agrave la situation La raison est qursquoalors que les chœurs avaient depuis le deacutebut lrsquohabitude de chanter un dithyrambe en lrsquohonneur de Dionysos les poegravetes srsquoeacutecartegraverent ensuite de cette pratique et entreprirent de composer des Ajax et des Centaures Agrave partir de ce moment les spectateurs par moquerie disaient laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Crsquoest drsquoailleurs pour cela qursquoils srsquoavisegraverent par la suite drsquointroduire les satyres afin de ne pas donner lrsquoimpression drsquooublier le dieu (Zen 540)

On peut comparer le texte suivant

Φρυνίχου καὶ Αἰσχύλου τὴν τραγῳδίαν εἰς μύθους καὶ πάθη προαγόντων ἐλέχθη τὸ lsquoτί ταῦτα πρὸς τὸν Διόνυσον rsquo

Lorsque Phrynichos et Eschyle entraicircnegraverent la trageacutedie vers les histoires et les souffrances on dit laquo Qursquoest-ce que cela a agrave voir avec Dionysos  raquo (Plut Quaest conv 615a)

Combineacute avec les quelques remarques aristoteacuteliciennes sur le σατυρικόν ces teacutemoignages

dont le contenu remonte probablement agrave Chameacuteleacuteon suggegraverent que le modegravele historique

peacuteripateacuteticien avait la forme suivante les origines du drame se trouvent dans la ceacuteleacutebration de

certains rituels en lrsquohonneur de Dionysos impliquant des satyres et des eacuteleacutements humoristiques

(cf Arist Poet 1449a19-20 ἐκhellip λέξεως γελοίας διὰ τὸ ἐκ σατυρικοῦ μεταβαλεῖν ὀψὲ

ἀπεσεμνύνθη laquo deacutelaissant lrsquoexpression comique qursquoelle tenait de son origine satyrique la

trageacutedie prit sur le tard de la graviteacute raquo) Ces formes primitives et improviseacutees donnegraverent lieu par

diffeacuterenciation agrave la comeacutedie et agrave la trageacutedie des formes dramatiques acheveacutees dans lesquelles

114

Dionysos et son cortegravege de satyres ne trouvaient toutefois plus de place ce qui suscita lrsquoinvention

du drame satyrique speacutecialement deacutedieacute agrave conserver la meacutemoire des origines dionysiaques du

drame et combinant des traits des deux modes dramatiques majeurs issus de ces origines En

particulier la trageacutedie est le produit drsquoune innovation formelle soit le deacuteveloppement des

intrigues et drsquoune innovation de contenu lrsquointroduction de laquo souffrances raquo (πάθη) agrave la place des

plaisanteries247

Lrsquoimplication principale de cette histoire litteacuteraire peacuteripateacuteticienne est qursquoen abandonnant des

formes primitives centreacutees sur un seul protagoniste et en adoptant des modes drsquoexpression

veacuteritablement mimeacutetiques les poegravetes ont du mecircme coup abandonneacute lrsquoindividuel pour le geacuteneacuteral

et lrsquoactuel pour le potentiel Crsquoest drsquoailleurs la raison pour laquelle Aristote prescrit une meacutethode

de composition qui consiste agrave eacutelaborer drsquoabord la totaliteacute de lrsquointrigue et agrave distribuer ensuite des

noms aux personnages (Poet 171455a35-b13 cf 91451b8-23) nrsquoimporte quels noms font

lrsquoaffaire puisque le poegraveme ne porte pas sur ces personnes mais bien sur ce qursquoils font et sur les

succegraves et les eacutechecs qui leur eacutechoient Pour Aristote la composition poeacutetique srsquointeacuteresse aux

histoires plutocirct qursquoaux personnes et en conseacutequence ses proprieacuteteacutes cognitives relegravevent davantage

de la creacuteation et de lrsquoeacutelaboration structurelle que de la meacutemoire et la commeacutemoration De plus en

tant que reacutealiteacute mobile lrsquoaction (praxis) apparaicirct comme un objet drsquoimitation beaucoup plus

abstrait que lrsquoecircthos cette dichotomie entre abstrait et concret ou encore forme et matiegravere est

eacutegalement suggeacutereacutee par la comparaison utiliseacutee par Aristote de lrsquoecircthos aux couleurs drsquoune image

drsquoune part et du mythos au contour (εἰκών) drsquoautre part (cf Poet 61450a38-b4)

Ainsi ce deacuteplacement de lrsquoecircthos en deuxiegraveme position ne se limite pas agrave eacutetablir une hieacuterarchie

purement conceptuelle entre les parties de la poeacutesie il a surtout pour effet de minimiser le lien

entre poeacutesie et rheacutetorique au profit de la reconnaissance de la nature proprement mimeacutetique de la

poeacutesie Ce deacuteplacement constitue donc un moyen suppleacutementaire par lequel le traiteacute aristoteacutelicien

parvient agrave deacutelimiter une place speacutecifique pour la poeacutesie dans le vaste champ du logos248

Lrsquoinsistance avec laquelle il affirme que la poeacutesie ne repreacutesente pas lrsquoecircthos par des actions mais

247 Sur ce scheacutema analytique cf Seaford 1984 10-12

248 Drsquoautres facteurs peuvent eacutevidemment aussi rendre compte de la position drsquoAristote notamment le fait que la Poeacutetique traite en grande part de la trageacutedie un peu de lrsquoeacutepopeacutee et pas du tout de la poeacutesie lyrique Ce dernier genre en particulier est essentiellement laquo aristocratique raquo ie destineacute agrave glorifier des individus et par contraste la trageacutedie apparaicirct comme un genre beaucoup plus anhistorique et laquo deacutemocratique raquo

115

bien des actions accomplies par des personnages qui se trouvent posseacuteder un ecircthos mrsquoapparaicirct en

effet comme une faccedilon de prendre ses distances avec la conception rheacutetorique de la poeacutesie Chez

les rheacuteteurs tels Isocrate qui font des commentaires reacuteflexifs sur leurs propres techniques

drsquoeacutecriture il est clair que le fait de rapporter les faits et gestes drsquoun individu par exemple dans le

contexte drsquoun discours eacutepideacuteictique a pour objectif de produire une image particuliegravere de la

personnaliteacute de ce sujet Entre la conception rheacutetorique du portrait de caractegravere drsquoun Isocrate et la

conception poeacutetique drsquoAristote les rocircles respectifs de lrsquoecircthos et de la praxis sont donc renverseacutes

Bien que la poeacutesie et la rheacutetorique soient clairement distingueacutees chez Aristote ce dernier

reconnaicirct pour les deux types de locuteurs la neacutecessiteacute drsquoexposer preacutecocement le sujet drsquoun

discours ou drsquoun poegraveme La raison de cette recommandation est nulle autre que lrsquoexigence de

clarteacute comme le suggegraverent les occurrences reacutepeacuteteacutees de termes relatifs agrave la deacutesignation dans le

texte suivant

τὰ δὲ τοῦ δικανικοῦ προοίμια δεῖ λαβεῖν ὅτι ταὐτὸ δύναται ὅπερ τῶν δραμάτων οἱ πρόλογοι καὶ τῶν ἐπῶν τὰ προοίμιαmiddot [hellip] ἐν δὲ προλόγοις καὶ ἔπεσι δεῖγμά ἐστιν τοῦ λόγου ἵνα προειδῶσι περὶ οὗ ὁ λόγος καὶ μὴ κρέμηται ἡ διάνοιαmiddot τὸ γὰρ ἀόριστον πλανᾷmiddot ὁ δοὺς οὖν ὥσπερ εἰς τὴν χεῖρα τὴν ἀρχὴν ποιεῖ ἐχόμενον ἀκολουθεῖν τῷ λόγῳ διὰ τοῦτο laquo μῆνιν ἄειδε θεά raquo laquo ἄνδρα μοι ἔννεπε μοῦσα raquo laquo ἥγεό μοι λόγον ἄλλον ὅπως Ἀσίας ἀπὸ γαίης ἦλθεν ἐς Εὐρώπην πόλεμος μέγας raquo καὶ οἱ τραγικοὶ δηλοῦσι περὶ οὗ τὸ δρᾶμα [hellip] καὶ ἡ κωμῳδία ὡσαύτως τὸ μὲν οὖν ἀναγκαιότατον ἔργον τοῦ προοιμίου καὶ ἴδιον τοῦτο δηλῶσαι τί ἐστιν τὸ τέλος οὗ ἕνεκα ὁ λόγος

Il faut comprendre que les exordes du judiciaire jouent le mecircme rocircle que les prologues des piegraveces de theacuteacirctre et les exordes des eacutepopeacutees [hellip] Dans les prologues et dans les eacutepopeacutees lrsquoexorde donne un aperccedilu du discours afin que les auditeurs sachent agrave lrsquoavance sur quoi il porte et que la penseacutee ne reste pas en suspens car ce qui nrsquoest pas deacutefini eacutegare Par conseacutequent celui qui leur met pour ainsi dire le deacutebut dans la main leur permet de pouvoir suivre le discours Crsquoest la raison drsquoecirctre de laquo Chante la querelle deacuteesse raquo laquo Raconte-moi le heacuteros Muse raquo laquo Guide-moi dans une nouvelle histoire comment depuis la terre drsquoAsie vint en Europe une grande guerre raquo Les Tragiques eux aussi indiquent sur quoi portent la piegravece [hellip] La comeacutedie fait de mecircme La fonction la plus neacutecessaire de lrsquoexorde celle qui lui est propre est donc de faire savoir agrave quoi tend le discours (Rh 3141415a9-23 trad Chiron modifieacutee)

Homegravere qui comme toujours fournit un exemple parfait du respect des regravegles de composition

donne donc lui aussi le sujet de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee degraves le proegraveme Pourtant on peut prendre

la mesure de la distance qui seacutepare Aristote de la poeacutetique implicite chez lrsquoauteur de ces poegravemes

en comparant le reacutesumeacute que donne le philosophe de lrsquoOdysseacutee

Le sujet (ὁ λόγος) de lrsquoOdysseacutee nrsquoest pas long un homme erre loin de son pays durant de nombreuses anneacutees surveilleacute de pregraves par Poseacuteidon totalement isoleacute Chez lui les choses vont de telle sorte que sa fortune est dilapideacutee par les preacutetendants son fils exposeacute agrave leurs complots

116

Maltraiteacute par les tempecirctes il arrive se fait reconnaicirctre de quelques amis puis il attaque il est sauveacute et eacutecrase ses ennemis (Poet 171455b16-23)

avec le tout premier vers du proegraveme homeacuterique tronqueacute drsquoun mot crucial dans la citation

qursquoen fait Aristote dans le passage de la Rheacutetorique reproduit ci-haut laquo Dis-moi Muse lrsquohomme

polytroposhellip raquo Bien que la synopsis aristoteacutelicienne de lrsquoOdysseacutee soit geacuteneacuteralement adeacutequate un

deacutetail important y est en effet remarquablement absent soit la qualiteacute distinctive drsquoUlysse

indiqueacutee par lrsquoeacutepithegravete polytropos Cette eacutepithegravete exprime eacutevidemment une caracteacuteristique

essentielle du heacuteros Pourtant Aristote lrsquoignore dans son reacutesumeacute ce qui confirme la radicaliteacute de

sa position selon laquelle les traits de caractegravere ne sont pas un eacuteleacutement constitutif de la substance

drsquoun poegraveme La synopsis qursquoil donne quelques lignes avant (Poet 171455b2-12) de lrsquoIphigeacutenie

en Tauride est semblablement deacutepourvue de toute reacutefeacuterence aux traits de caractegravere des

personnages Seule semble compter la seacutequence des eacuteveacutenements les plus significatifs et en

particulier le destin final des protagonistes Ulysse se fait reconnaicirctre puis est sauveacute et eacutecrase ses

ennemis de mecircme qursquoOreste se fait reconnaicirctre (ἀνεγνώρισεν) et obtient par lagrave le salut

(ἐντεῦθεν ἡ σωτηρία)

Certes Aristote ne neacuteglige pas totalement le traitement de lrsquoecircthos dans la Poeacutetique et il y a

mecircme tout un chapitre (quinze) consacreacute aux regravegles agrave suivre agrave cet eacutegard Il nrsquoen reste pas moins

que ces prescriptions concernent un eacuteleacutement de lrsquoart jugeacute secondaire crsquoest-agrave-dire subordonneacute agrave

celui du mythos Par ailleurs mecircme le ceacutelegravebre passage dans lequel Aristote offre un portrait

typique du soi-disant heacuteros tragique semble comporter un eacuteleacutement de poleacutemique contre les

promoteurs de lrsquoecircthos dans ce portrait eacutetonnamment vague le protagoniste nrsquoest ni vraiment bon

ni vraiment mauvais mais quelque part entre les deux quoique plus pregraves de bon que de mauvais

Cette description a certainement de quoi rendre perplexe mais une chose au moins est sucircre il

faut eacuteviter les figures extrecircmes et paradigmatiques tels que le laquo bon raquo et le laquo vilain raquo Ceci va agrave

lrsquoencontre du modegravele drsquoHippias ougrave les personnages poeacutetiques sont preacuteciseacutement des figures

extrecircmes

Le rocircle le plus important rempli par lrsquoecircthos dans la theacuteorie aristoteacutelicienne est certainement

celui de deacuteterminer (du moins partiellement) le genre auquel appartient une composition Du

point de vue geacuteneacuterique la comeacutedie diffegravere eacutevidemment de la trageacutedie et de lrsquoeacutepopeacutee parce qursquoelle

met en scegravene des personnages humbles plutocirct que des personnages nobles Et du point de vue

117

speacutecifique lrsquoimportance relative de lrsquoecircthos dans le drame constitue un critegravere de distinction entre

les types de trageacutedie et drsquoeacutepopeacutee

Lrsquoeacutepopeacutee doit comporter les mecircmes espegraveces que la trageacutedie elle peut ecirctre simple ou complexe centreacutee sur les caractegraveres ou sur les effets violents (ἁπλῆν ἢ πεπλεγμένην ἢ ἠθικὴν ἢ παθητικήν) [hellip] Chacun de ses [scil Homegravere] deux poegravemes a sa composition propre lrsquoIliade simple et agrave effets violents lrsquoOdysseacutee complexe (ce nrsquoest que reconnaissance drsquoun bout agrave lrsquoautre) et centreacutee sur le caractegravere (Poet 241459b8-16)

Cette caracteacuterisation particuliegravere des poegravemes homeacuteriques ndash lrsquoIliade simple et patheacutetique

lrsquoOdysseacutee complexe et eacutethique ndash soulegraveve bien des questions drsquointerpreacutetation quoique le contraste

ici preacutesenteacute repose au moins partiellement sur le grand nombre de scegravenes de reconnaissance dans

lrsquoOdysseacutee comme Aristote le dit explicitement Mais il est inteacuteressant de noter que ce dernier

deacutecrit la structure de lrsquoIliade agrave lrsquoaide de la mecircme eacutepithegravete utiliseacutee par Hippias pour deacutecrire le

heacuteros de lrsquoIliade nommeacutement laquo simple raquo (ἁπλοῦς) Semblablement il est certainement leacutegitime

drsquoextrapoler sur la base des propos drsquoAristote que la complexiteacute de lrsquoOdysseacutee puisqursquoelle

deacutepend de ses nombreuses scegravenes de reconnaissance est le reacutesultat direct de la qualiteacute particuliegravere

drsquoUlysse ndash qursquoon la considegravere comme un trait de caractegravere ou comme une habileteacute technique ndash

nommeacutement sa polytropia En effet la polytropia du heacuteros est le plus typiquement illustreacutee par

son habitude de camoufler son identiteacute veacuteritable ce qui creacutee les conditions neacutecessaires agrave de

potentielles scegravenes de reconnaissances

Ainsi donc il existe probablement apregraves tout un lien intime entre le reacutecit complexe

(πεπλεγμένος) et le personnage πολύτροπος un lien que suggegravere aussi la ressemblance

seacutemantique entre ces deux termes le verbe πλέκειν qui signifie laquo tramer raquo rend parfaitement

bien lrsquoactiviteacute de lrsquoindividu πολύτροπος En accordant agrave la distinction entre structure simple et

complexe une importance supeacuterieure agrave la distinction traditionnelle entre les types de caractegravere

Aristote eacutelegraveve neacuteanmoins de faccedilon significative le niveau drsquoabstraction des critegraveres de

classification des genres poeacutetiques

Je concluerai cette section par quelques remarques sur lrsquoimportance que revecirct le deacuteplacement

aristoteacutelicien de lrsquoecircthos au mythos

Comme le reacutevegravelent les textes preacutesenteacutes dans cette section lrsquointeacuterecirct envers le potentiel de

repreacutesentation de lrsquoecircthos reconnu agrave la poeacutesie avant Aristote peut ecirctre interpreacuteteacute comme traduisant

diverses postures theacuteoriques agrave lrsquoendroit de ce type de discours Pour un auteur de textes

118

rheacutetoriques la technique de lrsquoecircthopoiiumla remplit plusieurs fonctions par exemple dans un

contexte judiciaire creacuteer des arguments baseacutes sur des comportements lieacutes de faccedilon vraisemblable

agrave tel ou tel profil psychologique (focus sur lrsquoecircthos au sens geacuteneacuterique) ou encore dans un

contexte eacutepideacuteictique deacutepeindre le caractegravere louable ou blacircmable drsquoune personne agrave travers ses

actions (focus sur lrsquoecircthos au sens individuel) Dans le premier cas la notion drsquoecircthos a valeur de

modegravele universel dans le second le caractegravere drsquoun individu est lrsquoobjet drsquoune description qui agrave

deacutefaut de lrsquoecirctre se preacutetend litteacuterale crsquoest-agrave-dire historique

Par contraste le mythos aristoteacutelicien est un objet mimeacutetique beaucoup plus eacutevanescent et

difficile agrave saisir que lrsquoecircthos Contrairement agrave lrsquoecircthos le mythos au sens aristoteacutelicien ne peut tout

simplement pas ecirctre consideacutereacute comme la transcription litteacuterale drsquoune chose reacuteelle Le mythos est

une notion abstraite qui deacutesigne proprement le produit de lrsquoactiviteacute mimeacutetique du poegravete et non le

compte-rendu agrave vocation litteacuterale drsquoun historien drsquoun rheacuteteur ou drsquoun scientifique

(e) Les genres poeacutetiques selon Theacuteophraste

Theacuteophraste est bien connu en tant qursquoauteur des Caractegraveres ce texte eacutetonnant constitueacute drsquoune

suite de descriptions de traits de caractegravere incarneacutes par des personnages qui semblent tout droit

sortis de la Nouvelle comeacutedie La teneur exacte de ce texte ndash eacutethique rheacutetorique poeacutetique ndash reste

encore aujourdrsquohui un sujet de deacutebat Quoi qursquoil en soit des motivations de Theacuteophraste derriegravere

la reacutedaction de ce texte249 il ne faut eacutevidemment pas y voir lagrave un deacutesaveu de la theacuteorie poeacutetique

aristoteacutelicienne qui place lrsquoecircthos en position secondaire dans lrsquoactiviteacute mimeacutetique Bien au

contraire la nature purement descriptive des portraits de Theacuteophraste lequel se contente de

mettre en scegravene des personnages en action et ne fournit pour ainsi dire jamais drsquoanalyse des

motifs psychologiques derriegravere leurs agissements suggegravere un inteacuterecirct envers les laquo reacutegulariteacutes

superficielles raquo 250 dans le comportement des personnages telles qursquoelles srsquoexpriment dans

lrsquoaction et non telles qursquoelles reacutesultent de certaines dispositions

249 Il est fort possible que les Caractegraveres tels que nous les avons conserveacutes sont une compilation de passages extraits drsquoun traiteacute quelconque rassembleacutes en un ouvrage autonome pour des fins peacutedagogiques rheacutetoriques ou morales Rostagni 1920 et Ussher 1977 croient que ces extraits appartenaient originellement agrave un traiteacute sur la comeacutedie

250 Fortenbaugh 1994

119

Qui plus est les deacutefinitions de cinq genres litteacuteraires deacuterivant vraisemblablement de

Theacuteophraste deacutemontrent que ce dernier ne srsquoest pas tellement eacutecarteacute de son maicirctre sur la question

de la nature de lrsquoimitation poeacutetique251 Ces deacutefinitions nous sont transmises par le grammairien

latin Diomegravede dans son Ars Grammatica (chapitre 3)

epos dicitur Graece carmine hexametro divinarum rerum et heroicarum humanarumque conprehensio quod a Graecis ita definitum est ἔπος ἐστὶν περιοχὴ θείων τε καὶ ἡρωϊκῶν καὶ ἀνθρωπίνων πραγμάτων [hellip]

tragoedia est heroicae fortunae in adversis conprehensio a Theophrasto ita definita est τραγῳδία ἐστὶν ἡρωϊκῆς τύχης περίστασις [hellip]

comoedia est privatae civilisque fortunae sine periculo vitae conprehensio apud Graecos ita definita κωμῳδία ἐστὶν ἰδιωτικῶν πραγμάτων ἀκίνδυνος περιοχή [hellip]

quare varia definitione discretae sunt altera enim ἀκίνδυνος περιοχή altera τύχης περίστασις dicta est [hellip]

satyrica est apud Graecos fabula in qua item tragici poetae non heroas aut reges sed satyros induxerunt ludendi causa iocandique simul ut spectator inter res tragicas seriasque satyrorum iocis et lusibus delectaretur [hellip]

mimus est sermonis cuius libet imitatio et motus sine reverentia vel factorum et dictorum turpium cum lascivia imitatio a Graecis ita definitus μῖμός ἐστιν μίμησις βίου τά τε συγκεχωρημένα καὶ ἀσυγχώρητα περιέχων

En grec on appelle laquo eacutepopeacutee raquo un reacutecit en vers hexameacutetriques embrassant des affaires divines heacuteroiumlques et humaines Crsquoest ce que les Grecs deacutefinissent ainsi laquo lrsquoeacutepopeacutee est un reacutecit qui embrasse des affaires divines heacuteroiumlques et humaines raquo [hellip]

La trageacutedie est un reacutecit qui embrasse un destin de heacuteros dans lrsquoadversiteacute Elle est ainsi deacutefinie par Theacuteophraste laquo La trageacutedie est une vissicitude drsquoun destin heacuteroiumlque raquo [hellip]

La comeacutedie est un reacutecit qui embrasse un destin individuel et modeste sans qursquoil y ait danger de mort Elle est ainsi deacutefinie par les Grecs laquo La comeacutedie est un reacutecit deacutepourvu de danger qui embrasse des affaires de personnages ordinaires raquo [hellip]

Ainsi la comeacutedie et la trageacutedie diffegraverent par leur deacutefinition En effet lrsquoune est appeleacutee laquo reacutecit deacutepourvu de danger raquo lrsquoautre laquo vissicitude drsquoun destin raquo [hellip]

Le drame satyrique chez les Grecs est une piegravece dans laquelle encore une fois les poegravetes tragiques introduisaient non pas des heacuteros ou des rois mais des satyres agrave des fins ludiques et humoristiques et aussi afin de faire plaisir au spectateur gracircce agrave lrsquohumour et aux jeux des satyres au beau milieu drsquoeacuteveacutenements tragiques et seacuterieux [hellip]

251 Lrsquoallure aristoteacutelicienne de ces deacutefinitions induit mecircme A P McMahon (1917 43-6) agrave croire que Theacuteophraste les a tout bonnement copieacutees mot pour mot drsquoAristote vraisemblablement du dialogue perdu Sur les poegravetes Sur la non-originaliteacute de la theacuteorie poeacutetique de Theacuteophraste par rapport agrave Aristote cf Rostagni 1922 105 Grube 1952

120

Le mime est une imitation de nrsquoimporte quel discours et mouvement deacutepourvue de retenue ou encore une imitation de gestes et de mots disgracieux accompagneacutee de deacutepravation Il est ainsi deacutefini par les Grecs laquo le mime est une imitation de la vie comprenant agrave la fois des eacuteleacutements permis et non permis raquo (Theophr fr 708 FHSampG)

Il convient drsquoabord de noter que seule la deacutefinition de la trageacutedie est ici explicitement

rapporteacutee agrave Theacuteophraste et qursquoil existe plusieurs bonnes raisons de douter de lrsquoexactitude de

lrsquoattribution des autres deacutefinitions au mecircme Theacuteophraste252 Quoiqursquoil semble impossible de

reacutegler cette question de faccedilon deacutefinitive je consideacutererai ici toutes ces deacutefinitions comme

authentiquement theacuteophrastiennes en raison de la grande similitude conceptuelle et lexicale qui

existe entre elles253

Nous ne posseacutedons pas de deacutefinition par Aristote de lrsquoeacutepopeacutee comparable agrave celle citeacutee dans le

passage de Diomegravede mais il semble que cette derniegravere ne contredit en rien lrsquoesprit aristoteacutelicien

Lrsquoeacutepopeacutee y est deacutecrite comme un reacutecit drsquoeacuteveacutenements (πραγμάτων) affectant des personnages de

toutes natures divine heacuteroiumlque (ie moitieacute-divine) et humaine Bien que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee

mettent en scegravene des individus nobles mais entiegraverement humains aux cocircteacutes de dieux et de heacuteros il

est possible que le mot ἀνθρώπινος vise ici agrave deacutesigner des personnages non seulement humains

mais en quelque sorte laquo trop humains raquo on pense agrave Margitegraves anti-heacuteros drsquoun poegraveme eacutepique

eacuteponyme qursquoAristote jugeait authentiquement homeacuterique254 De plus le terme θεῖα eacutevoque

certainement les eacuteleacutements extraordinaires dont Aristote a explicitement reconnu la preacutesence

leacutegitime dans lrsquoeacutepopeacutee (cf Poet 241459b11-17 en plus du caractegravere divin de nombre drsquoacteurs

dans la narration eacutepique255

La deacutefinition theacuteophrastienne de la trageacutedie est souvent deacutecrite comme eacutetant deacutefectueuse ou

incomplegravete et il est bien sucircr tregraves possible que lrsquoon ait ici affaire agrave une version amputeacutee Ce qursquoil

252 Voir Fortenbaugh 2005 356-64 pour une preacutesentation deacutetailleacutee de ces arguments Toutefois Fortenbaugh ne tranche pas deacutefinitivement en faveur ou en deacutefaveur de lrsquoattribution des deacutefinitions autres que celle de la trageacutedie agrave Theacuteophraste Dosi (1960 600-1) accepte cette attribution (du moins en ce qui concerne lrsquoeacutepopeacutee la comeacutedie et le mime puisqursquoelle ne fait aucune mention de la deacutefinition du drame satyrique) Cf Rostagni 1922 126-8 Janko 1984 48-9

253 Cf Reich 1903 265

254 Le verbe ἐξανθρωπίζειν apparaicirct agrave deux reprises dans ce qui est apparemment une citation du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes chez Philodegraveme (De poem 4 col 111 12-15 20-1) au sujet de poegravetes qui auraient tenteacute laquo drsquohumaniser raquo la trageacutedie ou laquo drsquohumaniser raquo ndash ie deacutepreacutecier ndash un personnage noble Cf Janko 2010 337

255 Cf Dosi 1960 603

121

en reste nrsquoest pourtant pas aussi deacutecevant qursquoon le dit Le mot περίστασις est un eacuteleacutement

particuliegraverement inteacuteressant de cette deacutefinition mais sa signification exacte est difficile agrave

deacuteterminer Deux traductions en sont possibles 1) crise situation grave ou 2) renversement Le

deacutesavantage de la seconde traduction est qursquoelle restreint la porteacutee de la deacutefinition aux seules

trageacutedies qui comportent un renversement ndash ce qursquoAristote deacutesigne par περιπέτεια sans toutefois

faire de la preacutesence de cet eacuteleacutement une condition essentielle de lrsquoexistence drsquoune trageacutedie De

plus en se fondant sur lrsquousage de περίστασις dans les sources rheacutetoriques A Dosi (1960

601-2) a persuasivement proposeacute la traduction de ce mot par laquo eacuteveacutenement raquo (vicenda) avec dans

le cas de la deacutefinition de la trageacutedie une connotation peacutejorative particuliegravere (vicenda

catastrofica) Le sens 1) semble donc ecirctre de mise

Dosi donne toutefois une interpreacutetation tendancieuse de certains eacuteleacutements dans les textes

techniques ougrave se trouvent des occurrences du mot περίστασις Or cette interpreacutetation erroneacutee

lrsquoamegravene agrave tirer des conclusions tregraves importantes concernant la theacuteorie poeacutetique de Theacuteophraste

des conclusions qui ne sont toutefois pas autoriseacutees comme on le comprendra sous peu

Le premier passage dont le contenu remonte probablement agrave Hermagoras va comme suit

ὑπόθεσις ἐστὶ πρᾶγμα ἀμφισβήτησιν λογικὴν ἐπιδεχόμενον μεθrsquo ὡρισμένων προσώπων περιστάσεως

Une cause [litt une hypothegravese] est une affaire comportant une controverse formelle et impliquant un eacuteveacutenement affectant des individus deacutetermineacutes256

Tregraves semblable est le second extrait tireacute des Progymnasmata drsquoHermogegravene

Τῆς θέσεως ὅρον ἀποδεδώκασι τὸ τὴν θέσιν εἶναι ἐπίσκεψίν τινος πράγματος θεωρουμένου ἀμοιροῦσαν πάσης ἰδικῆς περιστάσεως [hellip] ἐὰν ὡρισμένον πρόσωπον λάβωμεν καὶ περίστασίν τινα καὶ οὕτω τὴν διέξοδον τῶν λόγων ποιώμεθα οὐ θέσις ἔσται ἀλλ ὑπόθεσις

Les theacuteoriciens ont deacutefini la thegravese comme lrsquoexamen sans qursquointervienne aucune circonstance particuliegravere drsquoun sujet de discussion [hellip] Si nous prenons une personne deacutefinie et une circonstance preacutecise et si nous reacuteglons lagrave-dessus le deacuteroulement de nos propos nous nrsquoaurons plus une thegravese mais une cause [litt une hypothegravese] (Hermog Prog 111-17 trad Patillon)

Dosi (1960 601-2) interpregravete les mots ὡρισμένων προσώπων du premier passage au sens de

laquo personaggi realithinsp raquo (je souligne) et ajoute que Theacuteophraste a choisi le terme περίστασις dans sa

256 Texte citeacute et attribueacute agrave Hermagoras par Dosi 1960 601 qui renvoie agrave Striller 1886 Je nrsquoai pas eacuteteacute en mesure drsquoidentifier la source exacte de la citation

122

deacutefinition de la trageacutedie parce que celle-ci laquo si fonda sulla tradizione storica raquo Attribuant agrave

Theacuteophraste une telle reconnaissance du caractegravere historique de la trageacutedie Dosi va jusqursquoagrave

conclure que ce dernier est agrave lrsquoorigine de la distinction helleacutenistique tripartite entre ἱστορία

πλάσμα et μῦθος257 chacun de ces termes eacutetant respectivement lieacutes aux trois genres que sont la

trageacutedie la comeacutedie et lrsquoeacutepopeacutee

Les deux extraits citeacutes ci-haut ougrave apparaicirct le terme περίστασις ne suggegraverent pourtant

aucunement que ce mot deacutesigne un eacuteveacutenement historique concernant des personnes reacuteelles Dans

le premier passage il est stipuleacute que dans lrsquohypothesis ndash qui dans un contexte de rheacutetorique

scolaire est un exercice consistant agrave deacutefendre lrsquoun et lrsquoautre partis drsquoun deacutebat de nature juridique

ndash on examine un cas preacutecis de controverse crsquoest-agrave-dire une situation qui affecte par hypothegravese

des individus deacutetermineacutes (ὡρισμένων προσώπων) Or laquo deacutetermineacutes raquo nrsquoest eacutevidemment pas

eacutequivalent agrave laquo reacuteels raquo ou laquo historiques raquo Drsquoailleurs la distinction eacutetablie dans le second texte entre

les deux types drsquoexercice rheacutetorique que sont la θέσις et lrsquoὑπόθεσις repose non pas sur

lrsquohistoriciteacute des faits mais sur le caractegravere deacutetermineacute ou indeacutetermineacute des circonstances relatives

au sujet de lrsquoexercice Celui-ci peut en effet porter sur une question abstraite consideacutereacutee drsquoun

point de vue geacuteneacuteral (eg laquo Faut-il se marier  raquo) ou bien sur un cas concret et preacutecis (laquo Cet

homme doit-il se marier  raquo) Or les cas laquo concrets raquo qui font lrsquoobjet des Progymnasmata ne sont

pas neacutecessairement historiques Les rheacuteteurs tirent tout aussi bien leurs exemples de reacutecits

mythologiques voire de situations inventeacutees258

Bref le mot περίστασις ne possegravede pas les connotations que lui precircte Dosi et sur lesquelles

cette derniegravere fonde fragilement son attribution agrave Theacuteophraste drsquoun lien entre trageacutedie et ἱστορία

Lrsquousage par Theacuteophraste de περίστασις loin de deacutemontrer que celui-ci ignore laquo lrsquointerpreacutetation

rationaliste et philosophique raquo du mythos aristoteacutelicien pour laquo entrer dans un ordre drsquoideacutees plus

257 Cette theacuteorie est geacuteneacuteralement associeacutee au nom drsquoAscleacutepiade de Myrleacutee (cf Meijering 1987 76-8)

258 Cf Van Mal-Maeder 2007 5 (concernant les sujets de controversiae version romaniseacutee des hypotheseis grecques)

123

pratique raquo259 conserve donc tout le caractegravere abstrait du μῦθος ou encore de la πρᾶξις

drsquoAristote

Le mot περιοχή qui figure dans la deacutefinition suivante de la comeacutedie (ainsi que dans celle de

lrsquoeacutepopeacutee) ne semble pas se distinguer de περίστασις agrave cet eacutegard tous deux ont ici le sens

geacuteneacuteral de laquo contenu raquo laquo histoire raquo ou laquo eacuteveacutenement raquo portant sur des personnages preacutecis

Toutefois περιοχή est vraisemblablement deacutepourvu des connotations neacutegatives de περίστασις

qui mrsquoont ameneacutee agrave proposer la traduction de ce dernier mot par laquo vissicitude raquo Cela est

drsquoailleurs rendu explicite par la preacutesence de lrsquoeacutepithegravete ἀκίνδυνος qui reprend assez fidegravelement

lrsquoideacutee aristoteacutelicienne du comique (Poet 51449a34-5) laquo un deacutefaut ou une laideur qui ne causent

ni douleur ni destruction (ἁμάρτημά τι καὶ αἶσχος ἀνώδυνον καὶ οὐ φθαρτικόν) raquo

Alors que cette derniegravere deacutefinition porte sur laquo le comique raquo (τὸ γελοῖον) qui chez les Grecs est

drsquoabord conccedilu comme une eacutemotion (ou encore comme une caracteacuteristique du style propre agrave

susciter cette eacutemotion) la deacutefinition theacuteophrastienne se preacutesente plutocirct comme une deacutefinition de

la comeacutedie crsquoest-agrave-dire du genre de composition lieacute au comique Ceci explique lrsquousage du mot

ἀκίνδυνος lequel qualifie non pas le comique lui-mecircme mais bien le type drsquoeacuteveacutenements

raconteacutes capable de creacuteer un tel effet la comeacutedie raconte une histoire dans laquelle les

personnages ne sont pas exposeacutes agrave un veacuteritable danger Le fait que ces eacuteveacutenements affectent des

individus laquo ordinaires raquo (ἰδιωτικῶν) par contraste avec les heacuteros de la trageacutedie est aussi

eacutevidemment agrave rapprocher des remarques drsquoAristote sur la laquo bassesse raquo des personnages comiques

Grosso modo en lrsquoabsence drsquoune deacutefinition complegravete de la comeacutedie dans la partie conserveacutee de

la Poeacutetique on doit admettre que celle de Theacuteophraste srsquoharmonise assez bien avec les quelques

obiter dicta drsquoAristote sur le sujet

Il est remarquable que les trois deacutefinitions que je viens drsquoexaminer mecircme si elles font une

place importante aux types de personnages preacutesents dans chaque genre sont neacuteanmoins

construites de faccedilon agrave placer lrsquoaction en leur centre On notera agrave cet eacutegard les constructions

peacuteriphrastiques qui sont utiliseacutees lrsquoeacutepopeacutee raconte des laquo eacuteveacutenements divins heacuteroiumlques et

humains raquo la trageacutedie laquo un destin heacuteroiumlque raquo la comeacutedie laquo des eacuteveacutenements typiques des gens

259 Dosi 1960 604 laquo Teofrasto invece trascurando questa [scil celle drsquoAristote] interpretazione razionalistica e filosofica della poesia ed entrando in un ordino di idee piugrave pratico ha rivolto la sua attenzione come dimontrano queste definizioni allrsquoopera concreta [hellip] raquo

124

ordinaires raquo Au lieu de deacutesigner directement les agents de ces histoires ndash θεοί ἥρωες

ἄνθρωποι ἰδιῶται ndash ces deacutefinitions placent en position centrale les eacuteveacutenements (πραγμάτων) ou

la fortune (τύχη) qualifieacutes par des adjectifs preacutecisant les types de personnages impliqueacutes θείων

ἡρωϊκῶν ἀνθρωπίνων ἰδιωτικῶν Ceci ne me semble pas indiffeacuterent eu eacutegard agrave ma discussion

anteacuterieure sur la preacuteeacuteminence du mythos sur lrsquoecircthos

La deacutefinition du drame satyrique rapporteacutee par Diomegravede est probablement celle qui peut avec

le moins drsquoassurance ecirctre attribueacutee agrave Theacuteophraste notamment parce qursquoelle nrsquoest donneacutee qursquoen

latin sans citation directe drsquoune source grecque De plus cette deacutefinition semble ecirctre une

paraphrase260 partielle du passage suivant drsquoHorace

Celui qui disputa avec un poegraveme tragique un bouc de peu de prix bientocirct aussi montra nus sur la scegravene les agrestes satyres et avec rudesse mais sans abdiquer sa graviteacute (asper incolumi gravitate) il se risqua agrave la plaisanterie (iocum) il fallait en effet des seacuteductions et une agreacuteable nouveauteacute (illecebrishellip et grata novitate) pour retenir un spectateur revenant des sacrifices plein de vin et ne connaissant plus de loi Mais la regravegle agrave suivre pour faire bien accueillir les Satyres rieurs les Satyres insolents et pour passer du seacuterieux au plaisant (vertere seria ludo) crsquoest que le dieu ou le heacuteros mis en scegravene quel qursquoil soit vu naguegravere dans lrsquoeacuteclat de la pourpre et de lrsquoor ne srsquoabaisse point par un langage terre agrave terre jusqursquoau niveau des boutiques obscures et non plus en eacutevitant de ramper ne coure pas apregraves les nuages et le vide Se reacutepandre en vers badins nrsquoest pas digne de la trageacutedie et pareille agrave la matrone contrainte de danser aux jours de fecircte elle ne se mecirclera point sans quelque honte aux Satyres effronteacutes (Ars poetica 220-33 trad Villeneuve)

Diomegravede reprend visiblement certains eacuteleacutements de la discussion drsquoHorace sur le drame

satyrique ce dernier est composeacute par le poegravete tragique (cf Diomegravede tragici poetae Horace

carmine qui tragicohellip certavit) afin de faire plaisir au spectateur (cf Diomegravede ut spectatorhellip

delectaretur Horace illecebrishellip et grata novitate) gracircce agrave la plaisanterie (cf Diomegravede

ludendi causa iocandique Horace iocum vertere seria ludo) mais agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre

geacuteneacuteralement seacuterieux (cf Diomegravede inter res tragicas seriasque Horace incolumi gravitate)

Quant agrave la preacutecision de Diomegravede agrave premiegravere vue eacutetrange selon laquelle les trageacutediens

introduisent des satyres laquo et non des heacuteros ou des rois raquo agrave des fins humoristiques elle ne signifie

eacutevidemment pas que ce type de drame est deacutepourvu de personnages heacuteroiumlques (ce qui serait tout

simplement faux) mais plutocirct que son contenu comique repose uniquement sur la preacutesence des

satyres Cela srsquoaccorde avec la recommandation drsquoHorace de ne pas placer les dieux et heacuteros de

260 Cf Seaford 1984 26

125

la trageacutedie en posture ridicule mais de conserver leur digniteacute aux eacuteleacutements tragiques placeacutes au

milieu des laquo satyres effronteacutes raquo

Si Diomegravede reprend Horace ce dernier est en revanche clairement influenceacute par des ideacutees

peacuteripateacuteticiennes Ses prescriptions relatives agrave la composition de drames satyriques sont

empreintes de lrsquoideacuteal de mesotecircs peacuteripateacuteticien et placent ce type de drame quelque part entre la

comeacutedie et la trageacutedie

De plus il y a eacutegalement plusieurs bonnes raisons pour identifier Theacuteophraste261 comme une

autre source de Diomegravede dont la plus importante me semble ecirctre la suivante au deacutebut du

chapitre dans lequel sont citeacutees les deacutefinitions de la trageacutedie la comeacutedie le drame satyrique et le

mime (Ars grammatica p 48227-8) Diomegravede preacutesente ces quatre genres litteacuteraires comme des

sous-divisions du genre mimeacutetique Or une classification semblable se trouve dans le Tractatus

Coislinianus un traiteacute drsquoorigine peacuteripateacuteticienne Cette division en quatre du genre mimeacutetique est

geacuteneacuteralement attribueacutee agrave Theacuteophraste262 voire agrave Aristote263 Mecircme si Diomegravede est deacutependant

drsquoHorace cela nrsquoempecircche pas qursquoagrave la fois Diomegravede et Horace deacutependent eacutegalement de sources

peacuteripateacuteticiennes

La deacutefinition du drame satyrique preacutesente un inteacuterecirct particulier car elle est la seule agrave contenir

une affirmation relative agrave la fonction de ce genre litteacuteraire les satyres y sont preacutesents laquo agrave des fins

ludiques et humoristiques (ludendi causa iocandique) raquo et dans le but de laquo faire plaisir au

spectateur [hellip] au beau milieu (inter) drsquoeacuteveacutenements tragiques et seacuterieux raquo Il existe une certaine

incertitude sur le sens de la preacuteposition inter dans ce passage une incertitude qui affecte notre

connaissance deacutejagrave tregraves partielle du drame satyrique dans lrsquohistoire du theacuteacirctre grec Suivant

lrsquointerpreacutetation la plus reacutepandue Diomegravede fait ici reacutefeacuterence agrave la place du drame satyrique dans les

concours dramatiques atheacuteniens soit agrave la fin drsquoune trilogie tragique et avant le deacutebut drsquoune

nouvelle trilogie tragique ndash drsquoougrave lrsquoexpression laquo entre des trageacutedies raquo (inter res tragicas seriasque)

Ce teacutemoignage viendrait ainsi agrave lrsquoappui de la theacuteorie moderne voulant que la fonction du drame

261 Cf Fortenbaugh 2005 361-2

262 Rostagni 1922 126-7 Dosi 1960 600

263 Janko 1984 135

126

satyrique eacutetait de fournir aux spectateurs un laquo soulagement comique raquo un relacircchement de la

tension psychologique creacuteeacutee par lrsquointensiteacute eacutemotionnelle des trageacutedies

Il est toutefois eacutegalement possible de comprendre inter comme deacutesignant le cadre du drame

satyrique lui-mecircme ce dernier eacutetant alors conccedilu comme une piegravece globalement tragique (= res

tragicas seriasque) qui toutefois comprend (inter) des eacuteleacutements leacutegers et humoristiques La

deacutefinition consisterait ainsi agrave identifier des eacuteleacutements speacutecifiques ndash le rire et le jeu ndash permettant de

distinguer le drame satyrique au sein du genre tragique auquel il appartient Cette deuxiegraveme

interpreacutetation acquiert une certaine vraisemblance du fait que Diomegravede commence sa deacutefinition

en mentionnant que ce sont les poegravetes tragiques (tragici poetae) qui composent de telles piegraveces

et elle srsquoaccorde mieux que lrsquoautre au traitement drsquoHorace

Quoi qursquoil en soit du sens exact de ces mots et du rocircle de Theacuteophraste dans lrsquoeacutelaboration de la

deacutefinition du drame satyrique celle-ci comporte certainement plusieurs eacutechos de la doctrine

aristoteacutelicienne Il nrsquoy a aucun traitement du genre satyrique dans la partie conserveacutee de la

Poeacutetique mais un passage particulier malheureusement tregraves corrompu semble avoir fait

originellement partie drsquoune discussion sur ce sujet

ἐν δὲ ταῖς περιπετείαις καὶ ἐν τοῖς ἁπλοῖς πράγμασι στοχάζονται ὧν βούλονται τῷ θαυμαστῷmiddot τραγικὸν γὰρ τοῦτο καὶ φιλάνθρωπον ἔστιν δὲ τοῦτο ὅταν ὁ σοφὸς μὲν μετὰ πονηρίας δ ἐξαπατηθῇ ὥσπερ Σίσυφος καὶ ὁ ἀνδρεῖος μὲν ἄδικος δὲ ἡττηθῇ

Avec les coups de theacuteacirctre et les actions simples les auteurs cherchent agrave atteindre leur but par lrsquoeffet de surprise car cela est tragique et philanthrocircpon Cela se produit lorsqursquoun heacuteros habile mais meacutechant comme Sisyphe est trompeacute ou lorsqursquoun heacuteros courageux mais injuste est vaincu (Poet 181456a19-23)

Se fondant sur la mention de Sisyphe certains ont fait la suggestion plausible qursquoAristote

songe ici au drame satyrique En effet de nombreuses piegraveces appartenant agrave ce genre dont on ne

conserve que les titres eacutetaient justement titreacutees drsquoapregraves ce personnage De plus le fait

qursquoAristote contrairement agrave son habitude donne simplement Sisyphe en guise drsquoexemple sans

preacuteciser un auteur ni une piegravece en particulier suggegravere que ce personnage est nommeacute en raison de

certaines caracteacuteristiques typiques plus ou moins identiques agrave lrsquointeacuterieur des diffeacuterents

traitements qui en sont faits Or une telle homogeacuteneacuteiteacute de traitement implique vraisemblablement

un type unique de trageacutedie et dans ce cas-ci encore plus vraisemblablement ce type singulier

qursquoest le drame satyrique

127

Si ce texte porte bien sur le drame satyrique il faut alors conclure qursquoAristote reconnaicirct agrave ce

dernier certaines qualiteacutes exceptionnelles qui le mettent agrave part des autres types de drames La

combinaison laquo tragique et philanthrocircponthinsp raquo est particuliegraverement intriguante puisque ce sont lagrave des

termes qui dans le reste du traiteacute semblent presque mutuellement exclusifs philanthrocircpon a tregraves

certainement ici le sens de laquo agreacuteable populaire raquo264 et Aristote srsquoen sert pour deacutecrire certains

scheacutemas de trageacutedie qui agrave lrsquoinstar de la comeacutedie satisfont les attentes morales du public mais qui

ne procurent pas le laquo plaisir propre raquo de la trageacutedie τὸ τραγικόν265 Or une telle combinaison

drsquoeacutepithegravetes semble particuliegraverement adapteacutee au drame satyrique lequel comprend des eacuteleacutements agrave

la fois comiques et tragiques266 mais reste neacuteanmoins geacuteneacuteriquement affilieacute agrave la trageacutedie de par

sa place agrave lrsquointeacuterieur des teacutetralogies Selon des eacutetudes reacutecentes le drame satyrique preacutesentait

habituellement une structure narrative moralement simple se terminant de faccedilon heureuse Il est

donc possible qursquoAristote fasse ici allusion agrave lrsquoeffet attrayant du drame satyrique une formule agrave

succegraves avec laquelle les trageacutediens concluaient leurs performances

Ainsi sans contester lrsquoappartenance geacuteneacuterique du drame satyrique agrave la trageacutedie Aristote en

reconnaissait vraisemblablement les caracteacuteristiques distinctives notamment son aptitude

particuliegravere agrave plaire au public Cette caracteacuteristique est eacutegalement preacutesente dans la deacutefinition

laquo theacuteophrastienne raquo transmise par Diomegravede le drame satyrique met en scegravene des personnages de

satyres laquo afin de reacutejouir le spectateur raquo ut spectator [hellip] delectaretur

Par ailleurs quelques teacutemoignages suggegraverent qursquoagrave lrsquoeacutepoque alexandrine cette speacutecificiteacute du

drame satyrique fut exacerbeacutee au point que ce dernier se vit veacuteritablement distingueacute du genre

tragique et davantage rapprocheacute du genre comique Ainsi concernant le classement de lrsquoOrestie

drsquoEschyle

τετραλογίαν φέρουσι τὴν Ὀρέστειαν αἱ διδασκαλίαι Ἀγαμέμνονα Χοηφόρους Εὐμενίδας Πρωτέα σατυρικόν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀπολλώνιος τριλογίαν λέγουσι χωρὶς τῶν σατυρικῶν

Dans les Didascalies lrsquoOrestie est enregistreacutee comme une teacutetralogie incluant Agamemnon les Choeacutephores les Eumeacutenides et le drame satyrique Proteacutee Aristarque et Apollonios disent qursquoil srsquoagit drsquoune trilogie en seacuteparant les drames satyriques (schol Ar Ran 1124)

264 Cf de Montmollin 1965

265 Cf Bouchard 2012 (agrave paraicirctre)

266 Cf Demetr Eloc 169 qui appelle ce genre laquo une trageacutedie humoristique raquo (τραγῳδίαν παίζουσαν)

128

Le nom drsquoApollonios aux cocircteacutes de celui de son maicirctre Aristarque267 montre que la distinction

ferme entre trageacutedie et drame satyrique avait fait eacutecole De plus lrsquousage du pluriel τῶν

σατυρικῶν suggegravere que cette distinction ne vaut pas seulement dans le cas de lrsquoOrestie mais que

tous les drames satyriques sont laquo seacutepareacutes raquo du reste de leurs teacutetralogies par ces grammairiens268

Cette seacuteparation entre les deux types de drame paraicirct drsquoautant plus radicale que la teacutetralogie en

question fait pourtant partie de celles relativement rares269 qui preacutesentent justement une

veacuteritable uniteacute theacutematique La seule raison possible pour seacuteparer la piegravece Proteacutee des trois autres

est donc geacuteneacuterique

De plus dans la remarque suivante dont au moins le deacutebut remonte probablement agrave

Aristophane de Byzance270 source de plusieurs hypotheseis transmises dans certains manuscrits

des trageacutedies grecques271 un lien est eacutetabli entre le laquo comique raquo et le laquo satyrique raquo

τὸ δὲ δρᾶμα κωμικωτέραν ἔχει τὴν καταστροφήν [hellip]

τὸ δὲ δρᾶμά ἐστι σατυρικώτερον ὅτι εἰς χαρὰν καὶ ἡδονὴν καταστρέφει παρὰ τὸ τραγικόν ἐκβάλλεται ὡς ἀνοίκεια τῆς τραγικῆς ποιήσεως ὅ τε Ὀρέστης καὶ ἡ Ἄλκηστις ὡς ἐκ συμφορᾶς μὲν ἀρχόμενα εἰς εὐδαιμονίαν δὲ καὶ χαρὰν λήξαντα ἅ ἐστι μᾶλλον κωμῳδίας ἐχόμενα

Cette piegravece [scil Alceste] a un finale quelque peu comique [hellip]

Elle ressemble plutocirct agrave un drame satyrique parce qursquoelle aboutit agrave la joie et agrave un plaisir qui nrsquoest pas proprement tragique272

Les piegraveces Oreste et Alceste sont exclues du corpus tragique pour des raisons de non-conformiteacute commenccedilant dans le malheur elles se terminent dans le bonheur et la joie ce qui relegraveve davantage de la comeacutedie (Hyp II Eur Alc 21-22 27-31 Meacuteridier)

267 Sur cet Apollonios auteur drsquoun commentaire drsquoAristophane Boudreaux 1919 77-8

268 Cf Muzzolon 2005 100

269 Cf Seaford 1984 21-3

270 Contra Zuntz 1963 140 n6 qui taxe ces lignes de laquo silly aesthetic speculation raquo interpoleacutees dans lrsquohypothegravese originale drsquoAristophane

271 Sur les Hypotheseis drsquoAristophane de Byzance voir Nauck 1848 252-63 Achelis 1913 1914 Brown 1987 Ce dernier est excessivement sceptique quant agrave la paterniteacute drsquoAristophane pour la plupart des Hypotheseis mais il compte la seconde hypothesis de lrsquoAlceste parmi les trois plus susceptibles drsquoecirctre authentiques (avec Or II et Bacch II)

272 Suivant la lecture de Meijering (1987 218) et contre lrsquointerpreacutetation habituelle de cette scholie je lie lrsquoexpression παρὰ τὸ τραγικόν au seul mot ἡδονήν (plutocirct qursquoagrave la proposition εἰς χαρὰν καὶ ἡδονὴν καταστρέφει soit laquo contre lrsquousage tragique raquo) il est en effet plus naturel de parler de laquo plaisir raquo (ἡδονή) dans le cas des spectateurs que dans celui des personnages

129

La trageacutedie Alceste est ici tour agrave tour compareacutee agrave un drame satyrique puis agrave une comeacutedie

Comme le souligne Meijering (1987 215) ces deux comparaisons sont incompatibles et leur

juxtaposition trahit certainement des origines distinctes De plus le rapprochement entre les

piegraveces Oreste et Alceste remonte vraisemblablement agrave une eacutepoque posteacuterieure agrave la constitution de

lrsquoeacutedition  seacutelective de dix piegraveces drsquoEuripide ce qui expliquerait qursquoil ne soit fait aucune mention

de piegraveces comme Heacutelegravene Ion ou Iphigeacutenie agrave Tauris dans ce passage Pour toutes ces raisons je

consideacutererai que le contenu de lrsquohypothesis agrave partir de ἐκβάλλεται nrsquoest pas drsquoorigine

aristophanienne et donc que seules les deux premiegraveres phrases de ce texte le sont Celles-ci font

eacutetat de la fin laquo comique raquo de cette piegravece laquelle lui donne lrsquoallure drsquoun drame satyrique ainsi

que du plaisir non proprement tragique qursquoen tirent les spectateurs Le comique et le plaisir

associeacutes au drame satyrique sont eacutegalement des eacuteleacutements preacutesents dans la deacutefinition citeacutee par

Diomegravede

La remarque drsquoAristophane sur la nature satyrique de lrsquoAlceste a certainement quelque chose agrave

voir avec le problegraveme historique poseacute par la preacutesence de cette piegravece agrave la fin de la teacutetralogie

drsquoEuripide lagrave ougrave devrait preacuteciseacutement figurer un drame satyrique273 En effet lrsquoAlceste ne remplit

pas le critegravere premier et fondamental du drame satyrique soit un chœur composeacute de satyres Il est

possible qursquoAristophane ait tenteacute de reacutesoudre ce problegraveme notoire en proposant des critegraveres

geacuteneacuteriques drsquoun autre ordre pour ce type de drame Son argumentation aurait eacuteteacute la suivante en

deacutepit de lrsquoabsence de satyres parmi les personnages de la piegravece lrsquoAlceste occupe leacutegitimement sa

place au terme de la teacutetralogie car elle preacutesente par ailleurs des traits structurels (un deacutenouement

heureux) et une fonction psychologique (le plaisir des spectateurs) typiques du drame satyrique

Si tel est bien le sens de la remarque drsquoAristophane celui-ci aura admis une reacuteduction de

lrsquoimportance des types de personnages pour lrsquoidentification du genre dramatique au profit de

critegraveres de nature plus complexe Ceci constituerait une version radicaliseacutee de la diminution

aristoteacutelicienne du rocircle poeacutetique des personnages puisque Aristote et Theacuteophraste eux-mecircmes

considegraverent toujours ces derniers comme des eacuteleacutements cruciaux dans la deacutefinition des genres

Il me reste maintenant agrave commenter briegravevement la derniegravere deacutefinition citeacutee dans le texte de

Diomegravede soit celle du mime Lrsquoopinion geacuteneacuterale veut que Theacuteophraste ait eacuteteacute le premier agrave

273 Pour une tentative drsquoexplication reacutecente de cette anomalie voir Marshall 2000

130

reconnaicirctre le mime comme une sous-division de la poeacutesie dramatique rendant ainsi explicite

une ideacutee qui nrsquoest que suggeacutereacutee dans la Poeacutetique drsquoAristote (cf 11447b10) Cette innovation

attribueacutee agrave Theacuteophraste rend drsquoautant plus vraisemblable qursquoil soit lrsquoauteur de la deacutefinition

rapporteacutee par Diomegravede

Cette deacutefinition entretient des ressemblances certaines avec les preacuteceacutedentes notamment en

raison de lrsquoimportance donneacutee aux actions (τὰ συγκεχωρημένα καὶ ἀσυγχώρητα) que contient

(περιέχων) ce type de drame Lrsquoapparition du terme μίμησις semble eacutevidemment lrsquoen distinguer

mais il nrsquoest nul besoin de supposer que son absence dans les autres deacutefinitions implique un rejet

de la nature mimeacutetique des genres autres que le mime La parenteacute eacutetymologique entre μῖμος et

μίμησις explique naturellement lrsquousage de ce dernier terme Enfin la formule relativement vague

laquo imitation de la vie raquo semble impliquer que le genre du mime est particuliegraverement inclusif en ce

qui a trait agrave la nature des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes ceux-ci comprennent drsquoailleurs tout autant les

actions laquo correctes raquo (συγκεχωρημένα) que les actions laquo incorrectes raquo (ἀσυγχώρητα)

Contrairement aux autres deacutefinitions celle-ci ne pose aucune restriction quant aux types de

personnages impliqueacutes

Ainsi les deacutefinitions theacuteophrastiennes de lrsquoeacutepopeacutee et des quatre grands genres dramatiques ne

sont pas veacuteritablement en rupture avec les principes de la poeacutetique aristoteacutelicienne comme on

peut le croire agrave premiegravere vue274 On peut donc consideacuterer agrave bon droit qursquoil existe une telle chose

qursquoune theacuteorie peacuteripateacuteticienne des genres coheacuterente et fondeacutee sur des critegraveres solides

notamment sur la primauteacute de lrsquoaction sur lrsquoecircthos

(f) Les Hypotheseis de Diceacutearque

Lrsquoun des pans de lrsquoeacuterudition helleacutenistique ougrave lrsquoinfluence des Peacuteripateacuteticiens dans lrsquoimportance

qursquoils accordent au mythos se fait le plus clairement sentir est sans conteste la constitution de

divers corpora drsquohypotheseis terme par lequel les Grecs deacutesignaient des reacutesumeacutes drsquointrigues de

textes dramatiques Les traces de cette activiteacute critique se trouvent aujourdrsquohui dans les

manuscrits des drames eux-mecircmes ougrave lrsquohypothesis preacutecegravede reacuteguliegraverement la piegravece dont elle offre

274 Contra Reich 1903 264

131

le reacutesumeacute ainsi que dans un nombre croissant de papyrus ougrave apparaissent souvent des listes

drsquohypotheseis autonomes non accompagneacutees par le texte des piegraveces concerneacutees

Les eacutetudes fondamentales de Schneidewin Trendelenburg Achelis et surtout Zuntz275 ont peu

agrave peu reacuteveacuteleacute lrsquoexistence de trois types drsquohypotheseis preacutesentes dans ces sources dont les origines

sont clairement distinctes

1) Les hypotheseis byzantines verbeuses et remplies drsquoinformations impertinentes

2) Les hypotheseis savantes fruit du travail drsquoAristophane de Byzance et comportant

typiquement les rubriques suivantes276 bref reacutesumeacute de lrsquointrigue traitement du mecircme sujet par

lrsquoun des autres grands trageacutediens lieu de lrsquoaction composition du chœur personnage prononccedilant

le prologue autres personnages du drame date de performance identiteacute des poegravetes rivaux et

titres de leurs piegraveces reacutesultats du concours place de la piegravece dans la chronologie de lrsquoœuvre de

lrsquoauteur jugement estheacutetique sommaire liste des parties principales de la piegravece

3) Les hypotheseis laquo populaires raquo destineacutees au grand public et se limitant agrave preacutesenter le

contenu des drames sans ajouter de deacutetails eacuterudits

Alors que les deux premiers types drsquohypotheseis ont des formes homogegravenes et un style

facilement reconnaissable et posent relativement peu de problegravemes drsquoattribution la situation est

tout autre pour le troisiegraveme type Eacutetant donneacutee la correspondance verbatim entre certaines

introductions preacuteceacutedant les piegraveces dans les manuscrits et des listes de reacutesumeacutes de drames

transmises dans les papyrus il ne fait pas de doute que les hypotheseis de cette cateacutegorie

remontent ultimement agrave une source unique un ouvrage que Zuntz (1955 135) a baptiseacute laquo Reacutecits

tireacutes drsquoEuripide raquo (Tales from Euripides) (Cette appellation freacutequemment reacutecupeacutereacutee par les

commentateurs posteacuterieurs devrait ecirctre abandonneacutee puisqursquoagrave cette cateacutegorie appartiennent non

seulement des hypotheseis agrave Euripide mais aussi agrave Sophocle277) Bien que lrsquoexistence drsquoune telle

source soit geacuteneacuteralement accepteacutee drsquoimportantes questions ont eacuteteacute souleveacutees au sujet de lrsquoauteur

ainsi que du format et du contenu originels de cet ouvrage

275 Schneidewin 1852 Trendelenburg 1867 Achelis 1913 1914 Zuntz 1955 Cf Moore 1901

276 Moore 1901 287-8

277 Cf Van Rossum-Steenbeek 1998 2

132

Le personnage principal au centre des deacutebats reacutecents sur cette question est Diceacutearque

philosophe et critique litteacuteraire du deacutebut du Peacuteripatos (fl 320-300 av J-C) Trois teacutemoignages

suggegraverent que Diceacutearque est lrsquoauteur drsquoun livre drsquohypotheseis et appuient donc partiellement

lrsquoattribution qui lui est faite de lrsquoorigine des hypotheseis laquo narratives raquo278

1 καθ ἕνα μὲν τρόπον ἡ δραματικὴ περιπέτεια καθὸ καὶ τραγικὴν καὶ κωμικὴν ὑπόθεσιν εἶναι λέγομεν καὶ Δικαιάρχου τινὰς ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους μύθων οὐκ ἄλλο τι καλοῦντες ὑπόθεσιν ἢ τὴν τοῦ δράματος περιπέτειαν

Lrsquoun des sens [scil du mot hypothesis] est la progression drsquoun drame comme lorsque nous parlons drsquoune hypothesis tragique ou comique ou bien de certaines Hypotheseis des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle par Diceacutearque ne deacutesignant avec le mot hypothesis rien drsquoautre que la progression de la piegravece (Sext Emp Math 33)

2 τοῦτο τὸ δρᾶμα ἔνιοι νόθον ὑπενόησαν Εὐριπίδου δὲ μὴ εἶναιmiddot τὸν γὰρ Σοφόκλειον μᾶλλον ὑποφαίνειν χαρακτῆρα ἐν μέντοι ταῖς Διδασκαλίαις ὡς γνήσιον ἀναγέγραπται καὶ ἡ περὶ τὰ μετάρσια δὲ ἐν αὐτῷ πολυπραγμοσύνη τὸν Εὐριπίδην ὁμολογεῖ

πρόλογοι δὲ διττοὶ φέρονται ὁ γοῦν Δικαίαρχος279 ἐκτιθεὶς τὴν ὑπόθεσιν τοῦ Ῥήσου γράφει κατὰ λέξιν οὕτωςmiddot laquo ltῬῆσος οὗ ἀρχήgt280 ldquoΝῦν εὐσέληνον φέγγος ἡ διφρήλατοςrdquo καὶ ἐν ἐνίοις δὲ τῶν ἀντιγράφων ἕτερός τις φέρεται πρόλογος πεζὸς πάνυ καὶ οὐ πρέπων Εὐριπίδῃmiddot καὶ τάχα ἄν τινες τῶν ὑποκριτῶν διεσκευακότες εἶεν αὐτόν ἔχει δὲ οὕτως κτλ raquo

Certains soupccedilonnent cette piegravece (scil Rheacutesos) drsquoecirctre inauthentique et non veacuteritablement drsquoEuripide car le style en paraicirct plutocirct typique de Sophocle Pourtant dans les Didascalies elle est reacutepertorieacutee parmi les piegraveces authentiques De plus lrsquointeacuterecirct excessif qursquoon y trouve envers les pheacutenomegravenes ceacutelestes srsquoaccorde avec Euripide

Il y a deux prologues transmis pour cette piegravece Du moins Diceacutearque en exposant le reacutesumeacute de Rheacutesos eacutecrit verbatim ce qui suit laquo le Rheacutesos qui commence ainsi ldquoMaintenant ltlrsquoAuroregt monteacutee sur un chariot ltchassegt la brillante lumiegravere de la lunerdquo281 Mais dans certaines copies on trouve un autre prologue tout agrave fait trivial et indigne drsquoEuripide Il srsquoagit peut-ecirctre drsquoune interpolation par des acteurs Ce prologue va comme suit [suit la citation drsquoun prologue de onze lignes] raquo (Hyp b [Eur] Rh 40-52 Diggle)

278 Jrsquoutiliserai deacutesormais ce terme suggeacutereacute par Van Rossum-Steenbeek 1998 pour deacutesigner ce groupe drsquohypotheseis

279 Pour une deacutefense de cette conjecture proposeacutee par Nauck contre la lecture δικαίαν des manuscrits voir Liapis 2001

280 Je comble la lacune ici preacutesente dans le texte sur la base de la suggestion de Luppe 1990

281 Cette traduction est baseacutee sur la conjecture de Diggle ad loc cf Liapis 2001 314

133

3 Dans lrsquoun des manuscrits contenant lrsquoAlceste drsquoEuripide la premiegravere hypothesis est explicitement attribueacutee agrave Diceacutearque ὑπόθεσις Ἀλκήστιδος Δικαιάρχου (κτλ)

Le premier teacutemoignage fait eacutetat de lrsquoexistence drsquoun recueil drsquohypotheseis qui agrave lrsquoeacutepoque de

Sextus eacutetait bien connu et circulait sous le nom de Diceacutearque De plus dans la forme sous

laquelle Sextus connaissait cet ouvrage celui-ci ne contenait laquo rien drsquoautre raquo (οὐκ ἄλλο τι) que

des reacutesumeacutes drsquointrigues donc aucune information eacuterudite ou didascalique

Le deuxiegraveme teacutemoignage pose le problegraveme de lrsquoextension exacte de la citation de Diceacutearque

Si le premier paragraphe (sur lrsquoauthenticiteacute de la piegravece) paraicirct totalement deacutetachable du second et

donc tregraves possiblement issu drsquoune source diffeacuterente282 en revanche V Liapis (2001 317-20

2012 64) a persuasivement deacutefendu lrsquoattribution agrave Diceacutearque de la totaliteacute du deuxiegraveme

paragraphe incluant donc agrave la fois la citation du premier prologue et celle du second prologue283

Les opposants agrave cette vue preacutetendent que le vocabulaire de la phrase qui introduit le second

prologue est typique drsquoune peacuteriode posteacuterieure284 agrave celle de Diceacutearque Pourtant la reacutefeacuterence au

caractegravere laquo prosaiumlque raquo et laquo inapproprieacute raquo de ce prologue a des eacutechos nettement peacuteripateacuteticiens de

mecircme que lrsquohypothegravese drsquoune intervention eacuteditoriale par des acteurs Aristote lui-mecircme dans un

passage de la Poeacutetique (91451b33-52a1) deacuteplore le fait que les acteurs influencent les

compositions des poegravetes lesquels introduisent parfois des eacutepisodes hors de propos dans leurs

piegraveces laquo agrave cause des acteurs parce qursquoils composent pour des concours raquo ndash crsquoest-agrave-dire selon

toute apparence parce que les acteurs exigent davantage de temps de parole afin de mettre en

valeur leur talent285 Diceacutearque pourrait fort bien avoir avanceacute lrsquoideacutee drsquoune pratique encore plus

interventionniste de la part des acteurs de lrsquoinfluence indirecte sur les compositions des poegravetes

laquo forceacutes raquo (cf ἀναγκάζονται) de satisfaire les exigences des acteurs agrave lrsquointervention directe de

ceux-ci dans les textes des poegravetes il nrsquoy a guegravere plus qursquoun pas

Si lrsquoattribution agrave Diceacutearque des informations sur les deux prologues est exacte cela signifie

que lrsquoœuvre dans laquelle ce dernier srsquoest employeacute agrave laquo preacutesenter des intrigues raquo (cf ἐκτιθεὶς τὴν

ὑπόθεσιν) contenait eacutegalement les eacuteleacutements suivants des discussions de nature textuelle

282 Cf Carrara 1992 39 contra Martano 2004 468

283 Contra Ritchie 1964 32 Luppe 2001 330

284 Cf Ritchie 1964 31

285 Des prix drsquointerpreacutetation eacutetaient deacutecerneacutes aux acteurs tragiques agrave partir de 449 avant J-C

134

comme en fait foi la comparaison de deux versions connues de Diceacutearque pour le prologue de la

piegravece ainsi que la remarque sur lrsquointerpolation probable par des acteurs des discussions critiques

ou estheacutetiques telle la critique du caractegravere peu poeacutetique et inapproprieacute du second prologue

Quant au troisiegraveme teacutemoignage il confirme le soupccedilon drsquoun lien entre Diceacutearque et les

hypotheseis narratives puisque cette premiegravere hypothesis drsquoAlceste ici attribueacutee en toutes lettres

agrave Diceacutearque est tregraves certainement une version abreacutegeacutee drsquoun texte semblable se trouvant dans un

papyrus appartenant agrave la cateacutegorie des hypotheseis narratives286

Lrsquoargument le plus important287 des opposants agrave la paterniteacute de Diceacutearque en ce qui concerne

le recueil drsquohypotheseis narratives est le suivant le format de ces textes est trop modeste et

indigne de la personnaliteacute scientifique de Diceacutearque qui eacutetait selon toute apparence un penseur

original et eacuterudit En effet ces hypotheseis ne sont pas des analyses critiques des piegraveces mais de

simples exposeacutes narratifs additionneacutes de certains deacutetails qui suggegraverent des preacuteoccupations

mythographiques plutocirct que poeacutetiques

Cet argument a toutefois eacuteteacute rejeteacute par Liapis (2001 325-8) qui souligne agrave quel point un

ouvrage comme ce que lrsquoon imagine avoir eacuteteacute les Ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους

μύθων de Diceacutearque est propice au pillage et agrave la constitution drsquoune anthologie reacutepondant agrave des

besoins scolaires divers rheacutetoriques mythographiques ou autres Il est donc tout agrave fait

concevable que lrsquoouvrage de Diceacutearque originellement tregraves riche en informations eacuterudites et en

commentaires critiques soit lrsquoancecirctre lointain du recueil drsquohypotheseis narratives connus de

Sextus un livre formeacute drsquoun collage drsquoextraits de Diceacutearque ayant acquis une existence autonome

En guise de parallegravele Liapis fournit lrsquoexemple suivant drsquoun ouvrage (perdu) de critique litteacuteraire

apparemment tregraves ambitieux mais portant un titre modeste

Γλαῦκος ἐν τοῖς περὶ Αἰσχύλου μύθων ἐκ τῶν Φοινισσῶν φησὶ Φρυνίχου τοὺς Πέρσας παραπεποιῆσθαι ὃς ἐκτίθησι καὶ τὴν ἀρχὴν τοῦ δράματος ταύτην laquo τάδ ἐστὶ Περσῶν τῶν πάλαι βεβηκότων raquo πλὴν ἐκεῖ εὐνοῦχός ἐστιν ὁ ἀγγέλλων ἐν ἀρχῇ τὴν Ξέρξου ἧτταν

286 Cf Turner 1962 Haslam 1975 152-3 Rusten 1982 360

287 Je passe par-dessus les deux autres arguments nommeacutement 1) lrsquoinexistence drsquoune eacutedition complegravete drsquoEuripide agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque (ce qui loin de le contredire srsquoaccorde avec le format des hypotheseis narratives cf Luppe 2001 332 Liapis 2001 324) et 2) lrsquousage drsquoun ordre alphabeacutetique dans le recueil drsquohypotheseis lequel nrsquoest pas neacutecessairement anachronique agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque (cf Van Rossum-Steenbeek 1998 4) et pourrait de toute faccedilon avoir eacuteteacute introduit posteacuterieurement puisque lrsquoouvrage de ce dernier a eacuteteacute fortement remanieacute (cf Liapis 2001 324)

135

στορνύς τε θρόνους τινὰς τοῖς τῆς ἀρχῆς παρέδροις ἐνταῦθα δὲ προλογίζει χορὸς πρεσβυτῶν

Glaukos dans son ouvrage Sur les reacutecits drsquoEschyle dit que les Perses sont une adaptation des Pheacuteniciens de Phrynichos Il fournit le deacutebut de cette piegravece laquo Ces choses appartiennent aux Perses partis autrefois raquo La diffeacuterence est que dans le drame de Phrynichos crsquoest un eunuque qui annonce au deacutebut la deacutefaite de Xerxegraves et qui recouvre des siegraveges pour les conseillers qui figurent au deacutebut de la piegravece tandis qursquoici [scil chez Eschyle] crsquoest le chœur de vieillards qui prononce le prologue (Hyp Aesch Pers 1-7)

Lrsquoouvrage de Glaukos loin de se limiter agrave la preacutesentation des mythoi drsquoEschyle contenait

manifestement des analyses comparatives entre les trageacutediens La mention de lrsquoincipit de la piegravece

de Phrynichos ainsi que lrsquointeacuterecirct envers la question de lrsquoinfluence entre les poegravetes et la forme des

prologues sont drsquoailleurs des eacuteleacutements typiques du travail de Diceacutearque comme le reacutevegravelent les

fragments deacutejagrave citeacutes et drsquoautres qui le seront bientocirct Lrsquoantiquiteacute relative de Glaukos288 deacutemontre

lrsquoerreur de ceux qui jugent que le contenu de la troisiegraveme hypothesis du Rheacutesos ndash en particulier la

note sur le problegraveme de lrsquoauthenticiteacute de la piegravece ndash doit forceacutement ecirctre rapporteacute au milieu de la

peacuteriode helleacutenistique sinon plus tard

Eacutevidemment il demeure difficile de se faire une ideacutee preacutecise du contenu originel du livre de

Diceacutearque et en particulier des caracteacuteristiques propres agrave ses exposeacutes des mythoi de drames

sophocleacuteens et euripideacuteens En vue drsquoune reconstruction partielle de ce contenu on peut ajouter

aux trois teacutemoignages citeacutes ci-haut les suivants

4 Δικαίαρχος δὲ Αἴαντος Θάνατον ἐπιγράφει ἐν δὲ ταῖς διδασκαλίαις ψιλῶς Αἴας ἀναγέγραπται

Diceacutearque donne agrave cette piegravece le titre La Mort drsquoAjax mais dans les Didascalies elle est enregistreacutee simplement sous le titre Ajax (Hyp Soph Aj 15-16 = fr 113 Mirhady)

5 τὸ δρᾶμα δοκεῖ ὑποβαλέσθαι παρὰ Νεόφρονος διασκευάσας ὡς Δικαίαρχος ἐν πρώτῳ τοῦ τῆς Ἑλλάδος βίου καὶ Ἀριστοτέλης ἐν ὑπομνήμασι

Dans cette piegravece [scil Meacutedeacutee] ltEuripidegt semble srsquoecirctre approprieacute la piegravece de Neacuteophron apregraves lrsquoavoir remanieacute comme le disent Diceacutearque dans le premier livre de sa Vie de la Gregravece et Aristote dans ses Commentaires (Hyp I Eur Med 25-7 = fr 62 Mirhady)

6 ὁ Τύραννος Οἰδίπους ἐπὶ διακρίσει θατέρου ἐπιγέγραπται χαριέντως δὲ Τύραννον ἅπαντες αὐτὸν ἐπιγράφουσιν ὡς ἐξέχοντα πάσης τῆς Σοφοκλέους ποιήσεως καίπερ ἡττηθέντα ὑπὸ Φιλοκλέους ὥς φησι Δικαίαρχος εἰσὶ δὲ καὶ οἱ πρότερον οὐ τύραννον αὐτὸν ἑπιγράφοντες διὰ τοὺς χρόνους τῶν διδασκαλιῶν καὶ διὰ τὰ πράγματα

288 Ses eacutecrits datent vraisemblablement de la fin du Ve siegravecle ou du deacutebut du 4e siegravecle avant J-C (cf Jacoby 1910)

136

La piegravece Œdipe-Roi a eacuteteacute ainsi intituleacutee afin de la distinguer de lrsquoautre [scil Œdipe agrave Colone] Tous lui donnent gracieusement ce titre de Roi parce qursquoelle surpasse toute lrsquoœuvre de Sophocle bien qursquoelle ait eacuteteacute battue par Philoclegraves comme le dit Diceacutearque Mais il y en a drsquoautres qui lrsquointitulent Premier Œdipe au lieu drsquoŒdipe-Roi agrave cause de lrsquoordre chronologique des performances et agrave cause des eacuteveacutenements raconteacutes (Hyp II Soph OT = fr 101 Mirhady)

Ces textes deacutemontrent lrsquointeacuterecirct de Diceacutearque envers des questions drsquohistoire litteacuteraire telles

que lrsquoinfluence (voire le plagiat) entre auteurs et les titres des drames Mis agrave part le texte 5 qui se

reacutefegravere explicitement agrave lrsquoouvrage drsquoanthropologie culturelle de Diceacutearque intituleacute Vie de la Gregravece

ces textes font vraisemblablement reacutefeacuterence agrave des travaux de critique litteacuteraire de ce dernier On

peut penser au Περὶ Διονυσιακῶν ἀγώνων (cf fr 99 Mirhady) ou encore au titre citeacute par Sextus

Ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους μύθων ou aux deux Il existe drsquoailleurs une raison

particuliegravere de consideacuterer ce dernier titre comme eacutetant authentiquement celui drsquoun ouvrage de

Diceacutearque289 dans le langage technique drsquoAristote le mot μῦθος deacutesigne agrave peu pregraves ce que les

critiques helleacutenistiques appellent ὑπόθεσις soit la seacutequence des eacuteveacutenements principaux drsquoun

reacutecit290 La construction apparemment pleacuteonastique du titre Ὑποθέσεις τῶνhellip μύθων srsquoexplique

si ce titre au lieu drsquoavoir eacuteteacute forgeacute agrave une eacutepoque posteacuterieure agrave lrsquoapparition de lrsquousage de

ὑπόθεσις au sens de μῦθος remonte plutocirct agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque pour qui ce titre devait

signifier quelque chose comme Exposeacutes des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle De tels exposeacutes

auraient naturellement pu contenir des informations didascaliques et des eacuteleacutements critiques agrave

lrsquoinstar des Hypotheseis drsquoAristophane de Byzance et des notices preacutesentes dans les eacuteditions

modernes des trageacutediens grecs

Neacuteanmoins en regard des textes 1 et 3 citeacutes ci-haut il reste probable que cet ouvrage contenait

principalement des reacutesumeacutes des intrigues des deux trageacutediens Or la question se pose

naturellement des motifs scientifiques pour lesquels Diceacutearque srsquoest precircteacute agrave ce type drsquoexercice

On peut drsquoembleacutee exclure les preacuteoccupations mythographiques auxquelles on a souvent voulu

reacuteduire lrsquoouvrage de Diceacutearque rien ne laisse croire que ce dernier se soit occupeacute de reconstituer

289 Kassel 1985 soulegraveve quelques difficulteacutes relatives agrave ce titre et conteste la valeur du teacutemoignage de Sextus

290 Lrsquoeacutequivalence entre mythos et hypothesis ne saurait ecirctre parfaite si ce nrsquoest qursquoen raison de la polyseacutemie du dernier terme Alors que le mythos aristoteacutelicien deacutesigne la disposition des eacuteveacutenements telle que reacutealiseacutee par le poegravete (cf Poet 61450a15 ἡ τῶν πραγμάτων σύστασις) les hypotheseis anciennes se preacutesentent parfois sous la forme drsquoune description chronologiquement ordonneacutee des eacuteveacutenements constituants du mythe concerneacute ndash autrement dit lrsquohypothesis apparaicirct parfois comme lrsquoeacutequivalent de ce que les narratologues modernes appellent fabula Cela toutefois est surtout vrai des hypotheseis narratives qui reacutepondent agrave des preacuteoccupations mythographiques

137

tel ou tel mythe en combinant des sources diverses ou de comparer des versions drsquoun mythe

entre elles Les deux titres possibles nommeacutes ci-haut pour lrsquoouvrage en question ndash Sur les

concours de Dionysos et les Hypotheseis des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle ndash pointent

deacutecideacutement vers une approche litteacuteraire et historique du drame crsquoest-agrave-dire centreacutee sur les œuvres

particuliegraveres des poegravetes par opposition agrave une approche mythographique De plus le format des

Hypotheseis nous interdit de croire que leur fonction eacutetait de remplacer les piegraveces originales sur

lesquelles elles eacutetaient fondeacutees dans les papyrus ces Hypotheseis commencent invariablement

par le titre de la piegravece suivie de son incipit puis du reacutesumeacute agrave proprement parler Or la preacutesence de

lrsquoincipit dans cette collection de papyrus (ainsi drsquoailleurs que dans le fragment de Diceacutearque sur

les prologues du Rheacutesos ce qui constitue un autre point de connexion entre Diceacutearque et le

contenu de ces papyrus) visiblement destineacutee agrave lrsquoidentification de la piegravece nrsquoaurait aucun sens si

le reacutesumeacute nrsquoeacutetait pas conccedilu comme une introduction ou un commentaire agrave la piegravece elle-mecircme

mais comme un texte indeacutependant reacutedigeacute pour un public priveacute (mateacuteriellement ou

intellectuellement) drsquoun accegraves aux textes tragiques originaux291

Bien que fort speacuteculative je souhaiterais hasarder la reacuteponse suivante agrave la question de la place

des Hypotheseis dans le travail de Diceacutearque La preacutesentation seacutequentielle des eacuteveacutenements du

drame telle qursquoon la trouve dans lrsquohypothesis agrave Alceste (la plus sucircrement attribuable agrave Diceacutearque)

et dans drsquoautres semblables possegravede une sorte de neutraliteacute descriptive deacuteconcertante qui nrsquoest

pas sans rappeler la faccedilon dont Aristote expose les synopsis de lrsquoOdysseacutee et drsquoIphigeacutenie en

Tauride dans la Poeacutetique Il est donc possible que les reacutesumeacutes de Diceacutearque srsquointeacutegraient

originellement agrave une discussion telle qursquoon en trouve dans la Poeacutetique drsquoAristote sur les types

drsquointrigues distingueacutees sur la base de certains eacuteleacutements-cleacutes du mythos comme la reconnaissance

le deacutenouement heureux ou malheureux les actes violents commis entre membres de mecircme

famille etc Ces eacuteleacutements sont drsquoailleurs tous preacutesents dans lrsquohypothesis de lrsquoAlceste

Ἀπόλλων ᾐτήσατο παρὰ τῶν Μοιρῶν ὅπως ὁ Ἄδμητος τελευτᾶν μέλλων παράσχῃ τὸν ὑπὲρ ἑαυτοῦ ἑκόντα τεθνηξόμενον ἵνα ἴσον τῷ προτέρῳ χρόνον ζήσῃ καὶ δὴ Ἄλκηστις ἡ γυνὴ τοῦ Ἀδμήτου ἐπέδωκεν ἑαυτὴν οὐδετέρου τῶν γονέων θελήσαντος ὑπὲρ τοῦ παιδὸς ἀποθανεῖν μετ οὐ πολὺ δὲ ταύτης τῆς συμφορᾶς γενομένης Ἡρακλῆς παραγενόμενος καὶ μαθὼν παρά τινος θεράποντος τὰ περὶ τὴν Ἄλκηστιν ἐπορεύθη ἐπὶ τὸν τάφον καὶ τὸν Θάνατον ἀποστῆναι ποιήσας ἐσθῆτι καλύπτει τὴν γυναῖκα τὸν δὲ Ἄδμητον ἠξίου λαβόντα

291 Cf Liapis 2001 324

138

αὐτὴν τηρεῖν εἰληφέναι γὰρ αὐτὴν πάλης ἆθλον ἔλεγε μὴ βουλομένου δὲ ἐκείνου ἔδειξεν ἣν ἐπένθει

Apollon avait demandeacute aux Moires qursquoAdmegravete qui eacutetait sur le point de mourir fournisse un remplaccedilant qui accepterait de mourir agrave sa place afin qursquoil puisse vivre un temps eacutegal agrave ce qursquoil avait deacutejagrave veacutecu Et crsquoest Alceste lrsquoeacutepouse drsquoAdmegravete qui srsquooffrit car ni lrsquoun ni lrsquoautre de ses parents nrsquoacceptaient de mourir pour leur fils Peu de temps apregraves ce malheur Heacuteraclegraves arriveacute sur les lieux et informeacute par un serviteur des eacuteveacutenements concernant Alceste se rendit agrave sa tombe et ayant fait en sorte que la Mort se retire il cacha la femme sous un voile et demandeacute agrave Admegravete de la prendre sous sa protection car il disait lrsquoavoir gagneacutee lors drsquoun concours de lutte Mais comme Admegravete refusait il lui reacuteveacutela la femme qursquoil pleurait (Hyp I Eur Alc eacuted Meacuteridier)

Ce reacutesumeacute comprend en effet des mentions appuyeacutees des relations familiales entre les

personnages (γυνή γονέων παιδός) de la situation de malheur (συμφορᾶς) qui caracteacuterise lrsquoeacutetat

initial de lrsquoaction ainsi que de lrsquoeacutepisode final de reconnaissance dans lequel Heacuteraclegraves reacutevegravele

(ἔδειξεν) lrsquoidentiteacute de la femme voileacutee On peut aiseacutement concevoir comment ces eacuteleacutements

narratifs ont pu preacutesenter de lrsquointeacuterecirct aux yeux drsquoun disciple formeacute agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote Il est

eacutegalement possible que Diceacutearque ait commenteacute et compareacute les maniegraveres particuliegraveres dont

Sophocle et Euripide ont traiteacute diffeacuterents sujets292

Par ailleurs les deux remarques rapporteacutees agrave Diceacutearque qui concernent des titres de drames

(textes 4 et 6 ci-haut) ont eacutegalement une pertinence pour la question de la preacutepondeacuterance du

mythos chez les Peacuteripateacuteticiens Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de mentionner la pratique courante des

trageacutediens de titrer leurs piegraveces drsquoapregraves le nom du protagoniste Or il est eacutevident que les titres ont

parfois eacuteteacute modifieacutes par les critiques posteacuterieurs qui faisaient reacutefeacuterence agrave ces piegraveces

probablement afin de dissiper la confusion entraicircneacutee par la reacuteutilisation freacutequente de titres

identiques non seulement drsquoun auteur agrave lrsquoautre mais mecircme chez un seul et mecircme auteur

Crsquoest le cas de la piegravece Ajax pour laquelle lrsquohypothesis nous apprend lrsquoexistence de deux titres

concurrents en circulation dans lrsquoAntiquiteacute La Mort drsquoAjax qui est le titre privileacutegieacute par

Diceacutearque en deacutepit de celui sous lequel la piegravece eacutetait listeacutee dans les Didascalies de son maicirctre

Aristote et Ajax au fouet (Αἴας Μαστιγοφόρος) un titre qui nrsquoest attribueacute agrave personne en

particulier et qui fait reacutefeacuterence agrave la scegravene ougrave Ajax dans sa folie fouette un beacutelier qursquoil croit ecirctre

Ulysse293 Par rapport agrave Ajax titre laquo simple raquo (cf ψιλῶς) qui correspond au nom du protagoniste

292 Cf Luppe 1985 611

293 Cf Hyp Soph Aj 12-14

139

et agrave Ajax au fouet qui fait eacutecho agrave une scegravene certes saisissante mais neacuteanmoins anecdotique de la

piegravece le titre choisi par Diceacutearque deacutesigne un eacuteveacutenement (au lieu drsquoun personnage) de cette

piegravece qui plus est il srsquoagit drsquoun eacuteveacutenement qursquoon peut agrave bon droit consideacuterer comme le plus

important du drame et comme le plus repreacutesentatif de ce πάθος tragique dont Aristote considegravere

que lrsquoAjax est un exemple privileacutegieacute294

Le texte portant sur le titre drsquoŒdipe-Roi est plus complexe et vient confirmer le caractegravere

raffineacute de lrsquoestheacutetique de Diceacutearque Ce dernier deacutecegravele dans lrsquoeacutepithegravete τύραννος du titre

traditionnellement comprise comme deacutecrivant la position drsquoŒdipe au deacutebut du drame une

allusion agrave la qualiteacute de cette piegravece qursquoil juge laquo reine raquo de lrsquoœuvre de Sophocle (agrave lrsquoinstar

drsquoAristote qui la traite comme un paradigme de la trageacutedie ideacuteale) Il va jusqursquoagrave suggeacuterer que

cette eacutepithegravete est ajouteacutee par les critiques en guise de compensation laquo courtoise raquo (cf

χαριέντως)295 de la deacutefaite essuyeacutee par Sophocle lors de la repreacutesentation de la piegravece Par

contraste le titre concurrent (agrave nouveau drsquoorigine anonyme) Premier Œdipe repose sur des

critegraveres externes au drame et agrave sa valeur soit la date de performance et lrsquoordre des eacuteveacutenements de

la vie drsquoŒdipe reconstitueacute drsquoun point de vue mythographique

Je concluerai cette section avec une derniegravere remarque au sujet de cette mecircme hypothesis agrave

Œdipe-Roi Il paraicirct eacutetrange de la part de Diceacutearque drsquoattribuer la deacutefaite de Sophocle au profit de

Philoclegraves agrave cette seule piegravece (cf ἡττηθέντα [scil ὁ Τύραννος Οἰδίπους] ὑπὸ Φιλοκλέους)

puisque les prix des concours dramatiques eacutetaient deacutecerneacutes non pas aux piegraveces individuelles mais

aux teacutetralogies dont elles faisaient partie Or cette tendance agrave faire reacutefeacuterence aux drames en

ignorant le contexte de leur mode de production est tout agrave fait typique des critiques anciens Elle

est peut-ecirctre due au fait qursquoagrave partir drsquoune eacutepoque relativement haute les productions tragiques

eacutetaient formeacutees drsquoune seacutequence de quatre drames narrativement indeacutependants En fait il semble

que les termes laquo trilogie raquo et laquo teacutetralogie raquo eacutetaient reacuteserveacutes aux (rares) productions posseacutedant un

294 Cf Poet 181455b35-6 ougrave laquo les piegraveces sur Ajax raquo (οἱ Αἴαντες) sont donneacutees comme exemple du type de trageacutedie παθητική

295 Ceci reflegravete une attitude reacutepandue chez les critiques anciens nommeacutement la reconnaissance drsquoun contraste entre le goucirct populaire tel qursquoil srsquoexprime notamment dans les reacutesultats des concours dramatiques et le goucirct raffineacute des connaisseurs cf Bouchard (2012 agrave paraicirctre)

140

cadre theacutematique veacuteritablement unifieacute telle lrsquoOrestie ndash des productions drsquoailleurs devenues en

voie drsquoextinction degraves lrsquoeacutepoque de Sophocle296

Ceci pourrait donc justifier la faccedilon dont les critiques anciens font porter leurs analyses sur des

piegraveces individuelles drsquoautant plus que certaines drsquoentre elles devaient ecirctre consideacutereacutees comme le

laquo moment fort raquo de toute la production et que les juges eacutetaient confronteacutes agrave la tacircche complexe de

classer trois groupes de performances chacun eacutetant composeacute de trois ou quatre piegraveces Il est donc

tout agrave fait concevable qursquoune piegravece particuliegraverement appreacutecieacutee ait pu entraicircner la victoire de la

production agrave laquelle elle appartenait Accorder ou expliquer une victoire sur la base drsquoune

unique piegravece semble ecirctre une sorte de reacuteflexe de simplification que lrsquoon peut comprendre de la

part du public comme de celle des critiques

Par ailleurs le cadre theacuteorique drsquoAristote dans la Poeacutetique reacutecupeacutereacute par ses successeurs prend

continuellement pour acquis que les poegravemes ndash crsquoest-agrave-dire les entiteacutes discregravetes qui sont les

produits de lrsquoimitation du poegravete (μιμήματα) ndash appartenant au genre de la trageacutedie sont des piegraveces

et non des teacutetra- ou des triptyques Aristote impose en effet des exigences extrecircmes de coheacutesion

au poegraveme tragique

De mecircme que dans les autres arts de repreacutesentation lrsquouniteacute de la repreacutesentation provient de lrsquouniteacute de lrsquoobjet de mecircme lrsquohistoire qui est repreacutesentation drsquoaction doit lrsquoecirctre drsquoune action une et qui forme un tout et les parties que constituent les faits doivent ecirctre agenceacutees de telle sorte que si lrsquoune drsquoelles est deacuteplaceacutee ou supprimeacutee le tout soit disloqueacute et bouleverseacute Car ce dont lrsquoadjonction ou la suppression nrsquoa aucune conseacutequence visible nrsquoest pas une partie du tout (Poet 81451a30-35)

Eacutetant donneacutees ces preacutemisses theacuteoriques il est normal que les analyses aristoteacuteliciennes soient

centreacutees sur les piegraveces et non sur les teacutetralogies composeacutees par les trageacutediens lesquelles devaient

lui apparaicirctre comme des laquo assemblages raquo plus ou moins arbitraires

Pour en revenir agrave Diceacutearque il est impossible de savoir quel mode de classification des drames

il avait employeacute dans son ouvrage contenant les Hypotheseis drsquoEuripide et de Sophocle par

teacutetralogie par thegraveme par ordre alphabeacutetique 297 Bien qursquoAristote lui-mecircme dans la Poeacutetique et

296 Cf Pickard-Cambridge 1968 80-1 Selon Haigh (1896 123) lrsquoomission par Aristote de toute reacutefeacuterence au mode de composition en teacutetralogies est agrave mettre en lien avec son deacutesinteacuterecirct relatif envers Eschyle

297 Les fragments sur papyrus qui remontent agrave cet ouvrage sont en ordre alphabeacutetique mais il nrsquoest pas certain que cet ordre eacutetait originellement celui de Diceacutearque cf Liapis 2001 324 qui suggegravere que laquo the thematic criterion would have been more appropriate raquo

141

ailleurs ne parle jamais en termes de teacutetralogies et traite les drames individuels comme des

entiteacutes complegravetes ses Didascalies en tant que reacutepertoire de donneacutees historiques laquo brutes raquo

suivaient eacutevidemment lrsquoordre chronologique des performances lesquels apparaissaient donc sous

la forme drsquoune liste de teacutetralogies Mais Diceacutearque en analysant ces donneacutees pouvait fort bien

avoir employeacute un ordre diffeacuterent drsquoautant plus que les laquo teacutetralogies raquo ne formaient pas

veacuteritablement des œuvres unifieacutees

Quoi qursquoil en soit il est certain que cette reconnaissance du caractegravere arbitraire de

lrsquoarrangement des piegraveces en teacutetralogies srsquoest transmise aux Alexandrins comme le reacutevegravele la

pratique taxonomique de Callimaque dont les Pinakes listaient les drames par ordre

alphabeacutetique298 Comme leurs preacutedeacutecesseurs peacuteripateacuteticiens les grammairiens drsquoAlexandrie dans

leur travail sur la trageacutedie consideacuteraient que le drame individuel constituait lrsquouniteacute complegravete en

elle-mecircme du poegraveme De plus la preacuteparation par Aristophane de Byzance drsquoHypotheseis

dramatiques ayant un format vraisemblablement comparable agrave celles de Diceacutearque ndash ie

comportant agrave la fois un reacutesumeacute de lrsquointrigue et divers deacutetails eacuterudits ndash deacutemontre que son approche

combine les deux aspects principaux de la critique peacuteripateacuteticienne du genre dramatique la prise

en compte des donneacutees historiques et lrsquoanalyse formelle du mythos

(g) Deacutemeacutetrios de Phalegravere et la socircphrosynecirc drsquoHomegravere

Parmi les nombreux points de connexion qui unissent les travaux de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne

sur la poeacutesie agrave ceux du Museacutee lrsquoun des plus intriguants est certainement la coiumlncidence entre des

commentaires issus de Deacutemeacutetrios de Phalegravere drsquoune part drsquoAristophane de Byzance et

drsquoAristarque drsquoautre part sur le vers suivant de lrsquoOdysseacutee (23296) laquo Heureux ils [Ulysse et

Peacuteneacutelope] se rendirent agrave la loi de lrsquoancienne couche raquo (ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν

ἵκοντο)299

298 Cf Pfeiffer 1968 129

299 Jrsquooffre ici une traduction litteacuterale de ce vers difficile Au lieu du sens classique de laquo loi raquo le sens agrave donner agrave θεσμός (un hapax chez Homegravere) est peut-ecirctre en fait le sens mateacuteriel (laquo lieu emplacement ltdu litgt raquo) qui est le sens originel du mot (cf Chantraine ad loc) Quoi qursquoil en soit il est certain que les critiques anciens donnaient agrave ce mot son sens classique

142

Les commentaires alexandrins agrave ce vers seront discuteacutes dans une section ulteacuterieure Stobeacutee

qui a consulteacute un florilegravege de passages homeacuteriques drsquoHermippe nous apprend que laquo Deacutemeacutetrios de

Phalegravere disait qursquoil [Homegravere] avait composeacute ces mots en ayant en vue la tempeacuterance raquo

(Δημήτριος ὁ Φαληρεὺς εἰς σωφροσύνην ἔλεγεν ταῦτα ποιεῖν) 300 La teneur de cette

affirmation de Deacutemeacutetrios est pour le moins eacutenigmatique Selon F Montanari301 lrsquoexplication la

plus plausible serait la suivante le vers qui preacutesente les eacutepoux reacuteunis dans la couche conjugale

est un modegravele de σωφροσύνη en ce qursquoil symbolise la patience et la tempeacuterance deacuteployeacutees agrave la

fois par Ulysse et par Peacuteneacutelope qui ont continuellement repousseacute la tentation de rompre le lien

conjugal pendant les longues anneacutees ougrave ils ont eacuteteacute seacutepareacutes

Eacutetant donneacutee la position importante occupeacutee par ce vers dans le poegraveme ndash position drsquoailleurs

discuteacutee par les Anciens comme on le verra plus loin ndash cette interpreacutetation suggegravere que

Deacutemeacutetrios lisait lrsquoOdysseacutee comme une sorte de ceacuteleacutebration de la socircphrosynecirc drsquoUlysse et de

Peacuteneacutelope voire de la socircphrosynecirc en geacuteneacuteral Deacutemeacutetrios nous apparaicirctrait ainsi comme un critique

essentiellement moraliste voire symboliste302 selon que lrsquoexpression εἰς σωφροσύνην est

comprise comme faisant reacutefeacuterence au laquo message raquo global du poegraveme ou bien agrave la seule

signification des mots λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν lesquels formeraient une sorte de locution

meacutetaphorique deacutesignant la socircphrosynecirc Lrsquoexplication de Montanari attribue donc agrave Deacutemeacutetrios une

interpreacutetation morale de ce vers dont le contenu ne paraicirct pourtant pas agrave premiegravere vue comporter

de connotations morales explicites Certes le vers comprend le terme hautement normatif

θεσμός que les Anciens ont agrave coup sucircr compris en son sens classique de laquo loi raquo mais cela ne

suffit pas encore pour rendre compte de la qualification quelque peu excessive de ce vers par

Deacutemeacutetrios

Jrsquoaimerais proposer ici une autre explication qui consiste agrave lire la remarque de Deacutemeacutetrios

comme un commentaire stylistique Ce vers qui deacutenote tout bonnement une relation sexuelle

entre les eacutepoux exprime cette ideacutee avec une retenue et une pudeur remarquables notamment par

300 Fr 145 SOD (= 193 Wehrli) = Stob 3543

301 Cf Montanari 2000 404 2001 148 2012

302 Il est par contre tregraves improbable qursquoil faille interpreacuteter le fragment de Deacutemeacutetrios comme exprimant lrsquoavis que le vers 23296 constitue la fin reacuteelle de lrsquoOdysseacutee comme le suggegravere Wehrli (1944-1959 IV 86) suivi par Podlecki 1969 117

143

lrsquousage drsquoune tournure peacuteriphrastique (λέκτροιο παλαιοῦ θεσμόν) Or le terme σωφροσύνη et

les mots de mecircme famille sont largement attesteacutes dans le discours critique ancien pour deacutesigner

divers traits stylistiques recommandables303 en particulier la laquo retenue raquo de lrsquoexpression Un

exemple de ceci se trouve chez lrsquoauteur du traiteacute Du style un homonyme (vraisemblablement

posteacuterieur drsquoun siegravecle et demi environ304) de Deacutemeacutetrios de Phalegravere dont la confusion avec ce

dernier fut faciliteacutee par les nombreux eacutechos peacuteripateacuteticiens qui parsegravement ce traiteacute

ltLe risible et le gracieuxgt diffegraverent aussi par le style mecircme Le gracieux srsquoexprime avec des ornements et agrave lrsquoaide de ces beaux vocables qui constituent le principal moyen de produire les gracircces [hellip] Le risible lui est le fait de mots familiers et plus communs [hellip] En fait les gracircces demandent de la retenue (αἱ μέντοι χάριτές εἰσιν μετὰ σωφροσύνης) faire des phrases sur un sujet risible cela revient agrave parer un singe (Demetr Eloc 165)

Lrsquointerpreacutetation stylistique du mot σωφροσύνη dans le fragment de Deacutemeacutetrios acquiert une

vraisemblance supeacuterieure si lrsquoon tient compte des autres textes qui nous renseignent sur les

habitudes stylistiques de Deacutemeacutetrios lui-mecircme Dans ses discours ce dernier est consideacutereacute par

Ciceacuteron305 comme le maicirctre du style laquo moyen raquo ce genre laquo modeacutereacute et meacutelangeacute raquo (modica ac

temperata) qui eacutevite agrave la fois lrsquoemphase du style grandiose et la trivialiteacute du style simple306 Or

certains indices laissent croire que les Anciens avaient eacutetabli une relation particuliegravere entre le

style moyen et la socircphrosynecirc une relation par ailleurs naturelle puisque lrsquoideacutee de modeacuteration de

rejet de lrsquoexcegraves est centrale dans le terme socircphrosynecirc aussi bien que dans les descriptions

rheacutetoriques du style moyen307 Bref il nrsquoest pas impossible que Deacutemeacutetrios en tant qursquoadepte

lui-mecircme drsquoun style laquo retenu raquo ait releveacute la preacutesence de cette mecircme qualiteacute dans le vers

homeacuterique qui nous occupe Si crsquoest bien le cas alors on peut rejeter lrsquohypothegravese selon laquelle

Deacutemeacutetrios se serait significativement eacuteloigneacute des preacuteceptes aristoteacuteliciens en voyant dans

303 Cf North 1948 3 qui preacutecise que laquo the manifold implications of the word socircphrosyne in ethics forbade its limitation to any one significance in criticism raquo Cf Van Hook 1905 32 pour une liste de passages ougrave figurent des mots de mecircme famille que σωφρονίζειν dans des discussions stylistiques

304 Voir la reconstitution historique de Chiron 2002 xxxix

305 Orat 2691-96 = Dem Phal fr 124 SOD Cf fr 119 120 121 122 (tireacutes de Ciceacuteron eacutegalement) et fr 125 (de Quintilien)

306 Denys drsquoHalicarnasse (Comp 244-5) attribue agrave Homegravere lrsquousage du style moyen (μεσότης) laquo partout dans son œuvre raquo (πᾶςhellip τόπος)

307 Cf North 1948 10-11

144

lrsquoOdysseacutee non pas un reacutecit avec une intrigue complexe mais bien lrsquoincarnation de la notion

abstraite de socircphrosynecirc ou encore un eacuteloge de lrsquoecircthos tempeacuterant drsquoUlysse et Peacuteneacutelope

Section (iv) Conclusion

Dans ce chapitre qui srsquoachegraveve jrsquoai voulu montrer que tant dans ses fondements philosophiques

que dans ses applications particuliegraveres lrsquointerpreacutetation peacuteripateacuteticienne des poegravetes se distingue de

la lecture traditionnelle agrave divers niveaux La notion de mimecircsis telle qursquoelle est reacutecupeacutereacutee et

redeacutefinie par Aristote implique une distanciation nette avec les critegraveres de reacutealisme qui preacutevalent

ailleurs surtout si elle est combineacutee agrave lrsquoideacutee drsquouniteacute narrative sur laquelle il insiste constamment

Les alleacutegoristes qui recherchent dans la poeacutesie lrsquoexpression de veacuteriteacutes cacheacutees le plus souvent

theacuteologiques srsquoattardent en geacuteneacuteral agrave des passages choisis ougrave ils croient retrouver des bribes de

savoir eacuteparpilleacutes Par lagrave ils sont plutocirct indiffeacuterents agrave la structure architechtonique du poegraveme agrave son

uniteacute essentielle Agrave lrsquoinverse lrsquoimportance primordiale que les Peacuteripateacuteticiens accordent au

mythos releacuteguant tout autant les figures divines qursquohumaines au rang drsquoagents au service du reacutecit

va de pair avec la reconnaissance du poegraveme comme produit fini et autonome dont la signification

ne peut ecirctre appreacutehendeacutee qursquoen tenant compte de sa totaliteacute

Chapitre 4 Lrsquoexeacutegegravese aristarquienne drsquoHomegravere

Je deacutebuterai ce nouveau chapitre en citant un passage cleacute pour le sujet de la preacutesente eacutetude

πολλοὶ δὲ καὶ ἄλλοι γεγράφασιν οἱ μὲν ἄντικρυς ἐγκωμιάζοντες τὸν ποιητὴν ἅμα καὶ δηλοῦντες ἔνια τῶν ὑπ αὐτοῦ λεγομένων οἱ δὲ αὐτὸ τοῦτο τὴν διάνοιαν ἐξηγούμενοι οὐ μόνον Ἀρίσταρχος καὶ Κράτης καὶ ἕτεροι πλείους τῶν ὕστερον γραμματικῶν κληθέντων πρότερον δὲ κριτικῶν καὶ δὴ καὶ αὐτὸς Ἀριστοτέλης ἀφ οὗ φασι τὴν κριτικήν τε καὶ γραμματικὴν ἀρχὴν λαβεῖν ἐν πολλοῖς διαλόγοις περὶ τοῦ ποιητοῦ διέξεισι θαυμάζων αὐτὸν ὡς τὸ πολὺ καὶ τιμῶν ἔτι δὲ Ἡρακλείδης ὁ Ποντικός

Beaucoup drsquoautres ont aussi eacutecrit ltsur Homegraveregt les uns en faisant ouvertement lrsquoeacuteloge du poegravete tout en expliquant certaines de ses paroles les autres en cherchant de cette mecircme faccedilon agrave eacutelucider sa penseacutee ltet parmi ces derniers se trouventgt non seulement Aristarque et Crategraves mais aussi beaucoup drsquoautres parmi ceux qursquoon appela par la suite laquo grammairiens raquo mais drsquoabord laquo critiques raquo De fait Aristote lui-mecircme gracircce agrave qui dit-on la critique et la grammaire ont vu le jour discute de ce poegravete dans de nombreux dialogues en lui teacutemoignant la plupart du temps de lrsquoadmiration et du respect comme le fait aussi Heacuteraclide du Pont (Dio Chrys Or 531 je traduis)

Dans ce texte Dion deacutecrit une tradition exeacutegeacutetique sur Homegravere qui commence avec Aristote et

se poursuit avec Aristarque et Crategraves agrave qui il attribue un deacutesir identique drsquointerpreacuteter la laquo penseacutee raquo

(διάνοια) du poegravete Comme on le verra dans ce qui suit la faccedilon dont Aristarque se propose

drsquoeacuteclairer le texte homeacuterique diffegravere pourtant fondamentalement de celle de Crategraves

Dans les histoires de la philologie ancienne la contribution de lrsquoeacutecole alexandrine

drsquoAristarque en particulier est reacuteguliegraverement pointeacutee comme inaugurant lrsquoavegravenement drsquoune

meacutethode de critique textuelle rigoureuse voire laquo moderne raquo En comparaison avec le reste des

commentaires contemporains sur Homegravere ndash avec ceux des savants de Pergame notamment avec

lesquels on la compare volontiers ndash la lecture drsquoAristarque reacutevegravele effectivement une approche

exceptionnellement lucide Ce sera la tacircche de ce chapitre que drsquoen preacuteciser la teneur

Section (i) Aristarque et les alleacutegoristes

Lrsquoallure moderne de la philologie alexandrine est partiellement lrsquoeffet drsquoune absence celle de

toute interpreacutetation alleacutegorique que ce soit au sein des exeacutegegraveses conserveacutees issues de ce milieu

146

scientifique308 Ici comme dans le reste de cette eacutetude je me limiterai geacuteneacuteralement agrave consideacuterer

la position drsquoAristarque sur cette question

Comme dans le cas drsquoAristote cette position est souvent deacutecrite par les chercheurs modernes

par des affirmations trancheacutees De faccedilon geacuteneacuteraliseacutee on a fait drsquoAristarque le repreacutesentant drsquoun

point de vue ouvertement anti-alleacutegorique309 Ce point de vue srsquoincarnerait notamment dans les

escarmouches freacutequentes lrsquoopposant agrave Crategraves de Mallos le philologue stoiumlcisant de la

bibliothegraveque de Pergame Pourtant la reacuteputation drsquoanti-alleacutegorisme drsquoAristarque repose sur

quelques passages teacutenus dont la porteacutee meacuterite certainement drsquoecirctre reacuteeacutevalueacutee ndash drsquoautant plus que

la leacutegitimiteacute de cette reacuteputation a eacuteteacute reacutecemment contesteacutee310

(a) Schol D ad Il 5385

Le principal teacutemoignage sur lequel repose lrsquoideacutee drsquoun Aristarque explicitement opposeacute agrave

lrsquoalleacutegoregravese drsquoHomegravere est le suivant

Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ laquo τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ περιεργαζομένους raquo

Aristarque demande que lrsquoon laquo accepte ce qui est preacutesenteacute par le poegravete de faccedilon plutocirct mythique en vertu de la licence poeacutetique sans broder inutilement agrave lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute par le poegravete raquo (schol D Il 5385)

La suite du texte de la scholie preacutesente quelques interpreacutetations de teneurs tregraves diffeacuterentes sur

le passage homeacuterique en question dans la scholie (soit le reacutecit fait par Dioneacute des souffrances

subies par Aregraves Heacutera et Hadegraves par la main de mortels en Il 5382-404) Deux de ces

interpreacutetations sont alleacutegoriques une autre consiste en une rationalisation agrave la faccedilon de

Palaiphatos du mythe drsquoAregraves ligoteacute par Otos et Eacutephialte

La phrase attribueacutee agrave Aristarque constitue une occurrence exceptionnelle dans lrsquoensemble des

sources des Alexandrins et ce pour deux raisons 1) il srsquoagit apparemment drsquoune citation directe

308 La seule exception notable eacutetant Agathoclegraves un disciple de Zeacutenodote ayant apparemment proposeacute une identification alleacutegorique de la figure drsquoHeacutera avec lrsquounivers (fr 11 Montanari) Sur la connaissance possible drsquoAgathoclegraves par Crategraves voir Broggiato 2002 lxi-lxii

309 Lehrs 1882 162 Bachmann 1902 34 Roumlmer 1924 153

310 Cf Nuumlnlist 2011

147

sinon litteacuterale drsquoAristarque 2) elle expose un principe exeacutegeacutetique avec un niveau de geacuteneacuteraliteacute

eacuteleveacute par rapport aux remarques ponctuelles auxquelles on est habituellement limiteacute lorsqursquoon

cherche agrave reconstituer la meacutethode eacuteditoriale drsquoAristarque

Toutes les traductions de cette scholie qui se trouvent dans les eacutetudes modernes311 supposent

naturellement que lrsquoadverbe μυθικώτερον modifie le verbe qui suit immeacutediatement

(ἐκδέχεσθαι) et srsquoapprochent par conseacutequent de la traduction qui a eacuteteacute donneacutee ici Suivant cette

traduction le mot μυθικώτερον et lrsquoexpression κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν sont pratiquement

eacutequivalents et srsquoadditionnent lrsquoun agrave lrsquoautre pour plaider en faveur de la liberteacute fictionnelle du

poegravete ndash agrave cette diffeacuterence pregraves que μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι se reacutefegravere agrave lrsquoattitude de lrsquointerpregravete

qui est commandeacutee par le fait que le poegravete opegravere κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν la premiegravere

expression est donc logiquement une sorte de corollaire de la seconde

Une telle affirmation est toutefois eacutetonnante de la part drsquoAristarque chez qui on trouve ici une

position plus libeacuterale que ce agrave quoi lrsquoon pourrait srsquoattendre Il est tout simplement faux de dire

qursquoAristarque ainsi drsquoailleurs que ses preacutedeacutecesseurs Aristophane et Zeacutenodote recevaient la

totaliteacute des poegravemes homeacuteriques laquo de faccedilon fictionnelle en vertu de la licence poeacutetique raquo Au

contraire leurs interventions sur le texte homeacuterique prouvent que celui-ci eacutetait lrsquoobjet drsquoune

critique attentive et que certains eacuteleacutements du poegraveme ndash pour des raisons diverses ndash eacutetaient

consideacutereacutes comme blacircmables (et conseacutequemment taxeacutes drsquointerpolations) La licence poeacutetique

nrsquoeacutetait donc certainement pas un argument apologeacutetique universel

Or il serait grammaticalement concevable de restreindre la porteacutee du principe drsquoAristarque

aux seuls passages homeacuteriques qui preacutesentent un caractegravere laquo mythique raquo Ce sens est obtenu si

lrsquoon rattache lrsquoadverbe μυθικώτερον au groupe de mots qui le preacutecegravede τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ

ποιητοῦ plutocirct qursquoau verbe qui suit ἐκδέχεσθαι La signification de cette note serait alors la

suivante laquo Aristarque juge bon de comprendre en fonction de la licence poeacutetique les choses que

le poegravete dit drsquoune faccedilon mythique (etc) raquo

Toutefois en plus drsquoaller agrave lrsquoencontre du sens naturellement suggeacutereacute par lrsquoordre des mots la

vraisemblance de cette lecture est compromise en raison de la signification mal assureacutee de

311 Cf eg Nuumlnlist 2011 106

148

lrsquoadverbe μυθικώτερον (une forme pauvrement attesteacutee de lrsquoadjectif reacutepandu μυθικός)312

Deacutesigne-t-il simplement comme le croit Nuumlnlist (2011 107) la nature fictionnelle du discours

poeacutetique (auquel cas lrsquointerpreacutetation habituelle laquo recevoir drsquoune faccedilon plus fictionnelle raquo serait

approprieacutee) Ou srsquoagit-il plutocirct drsquoun terme plus preacutecis servant agrave identifier une cateacutegorie

deacutetermineacutee de passages homeacuteriques marqueacutes par leur traits laquo mythiques raquo La seconde option a

un certain attrait puisque le commentaire drsquoAristarque est preacuteciseacutement rapporteacute dans une scholie

agrave un tel passage homeacuterique ougrave sont reacutesumeacutees sous une forme quasi mythographique trois

histoires de conflits impliquant des mortels et des dieux et dans lesquels les premiers ont le

dessus sur les seconds Lrsquousage de la forme comparative dans μυθικώτερον qui peut agrave premiegravere

vue appuyer lrsquointerpreacutetation traditionnelle laquo recevoir drsquoune faccedilon plus fictionnelle raquo ne constitue

pas un eacuteleacutement concluant puisque les comparatifs superflus crsquoest-agrave-dire utiliseacutes comme

eacutequivalents agrave des formes positives abondent dans la langue des scholiastes et des

grammairiens313

Srsquoil y a effectivement lieu de limiter le champ drsquoapplication du principe drsquoAristarque cela

veut dire que la reconnaissance de la leacutegitimiteacute de la licence poeacutetique doit srsquoexercer tout

particuliegraverement lagrave ougrave le poegravete introduit des eacuteleacutements narratifs qui relegravevent de la leacutegende ou de la

tradition ndash ou plus particuliegraverement encore lagrave ougrave il fait allusion agrave des reacutecits qui concernent les

dieux comme le suggegravere la nature du passage homeacuterique qui commande lrsquoexposition du principe

exeacutegeacutetique Le principe fait donc la promotion drsquoune indulgence critique vraisemblablement en

reacuteponse agrave des deacutenonciations du caractegravere irreacutealiste voire immoral de tels reacutecits Ceci nrsquoest pas

sans rappeler un point de vue aristoteacutelicien dont lrsquoexposition est aussi ceacutelegravebre que laconique

Si on objecte qursquoune chose nrsquoest pas vraie il se peut que par ailleurs elle soit comme elle doit ecirctre ndash crsquoest ainsi que Sophocle disait qursquoil faisait quant agrave lui les hommes tels qursquoils doivent ecirctre et Euripide tels qursquoils sont ndash crsquoest de lagrave qursquoil faut tirer la solution Si ce nrsquoest ni lrsquoun ni lrsquoautre on peut arguer que laquo crsquoest ce qursquoon dit raquo (οὕτω φασίν) ndash crsquoest le cas par exemple de ce qui concerne

312 Lrsquoadverbe μυθικῶς apparaicirct en seize occasions dans le groupe de textes suivants les Alleacutegories drsquoHomegravere drsquoHeacuteraclite les Questions homeacuteriques de Porphyre et les scholies homeacuteriques (tous types confondus) Sur ce total une seule occurrence (schol T Od 103) preacutesente un lien entre cet adverbe et lrsquoacte drsquointerpreacuteter οἱ μὲν μυθικῶς ἀπέδοσαν (hellip) Dans tous les autres cas soit (le plus souvent) lrsquoadverbe srsquoapplique agrave la faccedilon dont le poegravete srsquoexprime (eg μυθικῶς λέγει) soit il est utiliseacute de faccedilon isoleacutee sans qursquoil soit possible de dire srsquoil faut sous-entendre lrsquoaction de dire ou bien drsquointerpreacuteter

313 Cf Dickey 2007 116

149

les dieux Il est bien possible que drsquoen parler comme on fait ne soit ni mieux ni vrai mais si cela se trouve comme ce qursquoen pensait Xeacutenophane ndash en tout cas crsquoest ce qursquoon dit (251460b32-61a1)

Ce passage de la Poeacutetique est le seul ougrave il est fait allusion aux critiques de la repreacutesentation

poeacutetique des dieux comme celles de Xeacutenophane et (vraisemblablement) de Platon Cette allusion

se limite pourtant agrave quelques mots pour le moins vagues τὰ περὶ θεῶν laquo ce qui concerne les

dieux raquo La reacuteponse que suggegravere Aristote agrave de telles critiques est drsquoailleurs tout aussi vague

laquo crsquoest ce qursquoon dit raquo La toleacuterance aristoteacutelicienne face au traitement poeacutetique des personnages

divins ne pourrait ecirctre mieux illustreacutee que par le ton placide de ce court passage qui repreacutesentait

lrsquooccasion ou jamais de reacuteveacuteler si seulement elles avaient existeacute ses velleacuteiteacutes alleacutegoriques

Bien que plus affirmative dans son mode drsquoexpression la recommandation drsquoAristarque de

recevoir les eacuteleacutements laquo mythiques raquo en fonction de la licence poeacutetique nrsquoen reacutevegravele pas moins une

attitude semblable Dans le cas drsquoAristarque toutefois crsquoest agrave la licence poeacutetique (ποιητικὴν

ἐξουσίαν) crsquoest-agrave-dire au mode drsquoexpression plutocirct qursquoagrave la laquo tradition raquo (οὕτω φασιν) qursquoest

attribueacute le caractegravere arbitraire de certains eacuteleacutements poeacutetiques La ressemblance est drsquoautant plus

significative qursquoAristote et Aristarque font la promotion de ce laisser-aller relatif en reacuteponse agrave un

type de critique particuliegraverement virulent celui qui concerne la repreacutesentation divine La nature

du passage homeacuterique ougrave lrsquoon trouve le commentaire drsquoAristarque est importante agrave cet eacutegard

non seulement ce passage relate des exemples de souffrances divines mais ces souffrances leur

sont qui plus est infligeacutees par des mortels Or une telle confusion des regravegnes humain et divin

ougrave des ecirctres laquo infeacuterieurs raquo ont le dessus sur leurs maicirctres est inacceptable aux yeux des

alleacutegoristes qui cultivent soigneusement la distinction entre hommes et dieux dans leur lecture

des textes poeacutetiques tandis qursquoAristote ndash suivi par Aristarque ndash attribue tout bonnement une telle

confusion agrave la liberteacute particuliegravere dont jouit le discours poeacutetique

Il y a eacutegalement lieu de se demander si la premiegravere moitieacute de la citation drsquoAristarque qui se

trouve dans la scholie D sur laquelle ont porteacute mes derniegraveres remarques doit ecirctre comprise de

faccedilon indeacutependante ou non de la seconde moitieacute ougrave lrsquoon trouve lrsquoessentiel de la position

anti-alleacutegorique traditionnellement attribueacutee agrave Aristarque laquo hellip sans broder inutilement agrave

lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute par le poegravete raquo La plupart des savants considegraverent les deux

parties de la phrase comme eacutetroitement lieacutees et compleacutementaires Aristarque demanderait ainsi

que lrsquoon reconnaisse au poegravete son droit agrave la fiction au lieu de chercher agrave expliquer par des

interpreacutetations alleacutegoriques baseacutees sur des eacuteleacutements exteacuterieurs des passages pouvant provoquer

150

la perplexiteacute ou lrsquoindignation Prendre les deux membres de la phrase comme parties drsquoune

recommandation unique vient donc appuyer lrsquointerpreacutetation traditionnelle (anti-alleacutegorique) de la

scholie Or il semble preacuteciseacutement plus naturel de lire ce texte comme un tout plutocirct que comme

une juxtaposition de deux directives indeacutependantes comme le fait R Nuumlnlist (voir infra)

Lrsquoorientation anti-alleacutegorique de la scholie semble aussi ecirctre confirmeacutee par un texte quasi

parallegravele qui se trouve chez Eustathe dans son commentaire agrave ce mecircme passage de lrsquoIliade

ἡ δὲ ἀλληγορία εἰ καὶ ὁ Ἀρίσταρχος ἠξίου ὡς προεγράφη μηδέν τι τῶν παρὰ τῇ ποιήσει μυθικῶν περιεργάζεσθαι ἀλληγορικῶς ἔξω τῶν φραζομένων [hellip]

Mecircme si Aristarque demande comme il a eacuteteacute eacutecrit plus haut de ne broder de faccedilon alleacutegorique et agrave lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute aucun des eacuteleacutements fictionnels du poegraveme il srsquoagit ltbel et biengt drsquoune alleacutegorie [hellip] (Eust Il 210113-15 Van der Valk)

Il apparaicirct incontestable que le texte drsquoEustathe fait reacutefeacuterence agrave la mecircme prescription

aristarquienne que celle dont il est question agrave la scholie D comme le suggegraverent les eacutetroites

ressemblances terminologiques entre les deux passages les verbes ἀξιοῦν et περιεργάζεσθαι

et surtout lrsquoexpression ἔξω τῶν φραζομένων Lrsquoadverbe μυθικώτερον de la scholie D est

toutefois absent ici ougrave lrsquoon trouve agrave la place le substantif τὰ μυθικά ndash laquo les eacuteleacutements

fictionnelsmythiques du reacutecit raquo ndash ce qui tend agrave confirmer lrsquointerpreacutetation non traditionnelle de

μυθικώτερον (proposeacutee supra) dans la scholie en question De plus le travail du laquo poegravete raquo (ὑπὸ

τοῦ ποιητοῦ) est remplaceacute par laquo le poegraveme raquo (παρὰ τῇ ποιήσει) Enfin dans le teacutemoignage

drsquoEustathe figure surtout le terme crucial ἀλληγορικῶς Il nrsquoy a donc pas de doute qursquoEustathe

croyait qursquoAristarque avait exprimeacute ouvertement une opinion contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

Pourtant il faut encore se demander srsquoil srsquoagit lagrave de la part drsquoEustathe drsquoune infeacuterence autoriseacutee

par le contenu de la scholie D ougrave il nrsquoest pas fait mention directement de lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique

Selon Nuumlnlist la reacuteponse est non 314 Eustathe aurait interpoleacute ἀλληγορικῶς dans sa

paraphrase du contenu de la scholie D La raison de cette interpolation serait la suivante laquo For

Eustathius and his contemporaries the terms μυθικῶς and ἀλληγορικῶς are technical

expressions that are diametrically opposed In his parlance μυθικῶς essentially means

‛non-allegoricallyrsquo raquo (Nuumlnlist 2011 110) Si lrsquoon suppose que la source de la scholie D et celle

314 Cf Pfeiffer 1968 227 laquo Eust [hellip] probably lsquointerpolatedrsquo ἀλληγορικῶς raquo

151

drsquoEustathe sont identiques ce qui est vraisemblable Eustathe aurait donc naturellement vu dans

le μυθικώτερον de la scholie D une prescription anti-alleacutegorique Toutefois le contraste

μυθικῶςἀλληγορικῶς nrsquoexistant pas encore agrave lrsquoeacutepoque drsquoAristarque on ne pourrait attribuer agrave

ce dernier une telle prescription sur la base de son usage de lrsquoadverbe μυθικώτερον

De plus toujours drsquoapregraves Nuumlnlist les mots μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ

περιεργαζομένους nrsquoont pas neacutecessairement agrave ecirctre compris comme une reacutefeacuterence agrave la pratique

des alleacutegoristes Ils sont plutocirct agrave rapprocher de la formule ceacutelegravebre qui se trouve chez Porphyre

(QH I sect 56 Sodano) Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν laquo expliquer Homegravere par Homegravere raquo un

principe exeacutegeacutetique dont lrsquoesprit sinon la lettre semble bien remonter agrave Aristarque lui-mecircme315

Or ce principe nrsquoentretiendrait aucun lien particulier avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Il

exprimerait plutocirct la seule neacutecessiteacute pour lrsquohomeacuteriste de tenir compte de la totaliteacute des pratiques

poeacutetiques drsquoHomegravere tout aussi bien en terme de forme (usage lexical style etc) que de contenu

(coheacuterence du reacutecit cadre mythologique etc) La citation drsquoAristarque dans le contexte du

passage homeacuterique preacutesentant les trois exemples de blessure divine pourrait donc faire reacutefeacuterence

agrave de potentiels deacuteveloppements mythographiques reacutealiseacutes par des lecteurs drsquoHomegravere agrave partir de ce

passage Dans ce cas le commentaire drsquoAristarque viserait agrave deacutecourager de tels deacuteveloppements

en reacuteaffirmant par une voie neacutegative (laquo sans introduire des eacuteleacutements externes raquo) un principe

autrement exprimable de faccedilon positive (laquo eacuteclairer Homegravere par Homegravere raquo)

Eacutevidemment la question de la porteacutee exacte de la scholie et sa pertinence dans un eacuteventuel

deacutebat sur lrsquoalleacutegorie deacutependent avant tout de lrsquoincertitude qui srsquoattache aux mots mecircmes du

texte si ἐκδέχεσθαι dans la premiegravere partie de la phrase fait clairement allusion agrave lrsquoacte de

comprendre que dire de περιεργάζεσθαι qui deacutesigne ici lrsquoactiviteacute explicitement rejeteacutee par

Aristarque Le terme a-t-il des connotations relatives agrave lrsquointerpreacutetation drsquoHomegravere ou deacutesigne-t-il

uniquement le fait drsquoeacutelaborer drsquooffrir des deacuteveloppements nouveaux

Un texte tireacute des scholies semble plaider en faveur de cette derniegravere option Lrsquoordre

qursquoAgamemnon adresse au songe messager en Il 210 πάντα μάλrsquo ἀτρεκέως ἀγορευέμεν ὡς

ἐπιτέλλω (laquo dis tout exactement comme je te lrsquoordonne raquo) est ainsi commenteacute par un scholiaste

315 Sur la paterniteacute aristarquienne de cette formule voir infra Sect iv (a)

152

dans une note qui illustre remarquablement la tendance moralisatrice et peacutedagogique typique du

corpus des scholies exeacutegeacutetiques

διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ περισσὸν τῶν ἀκουομένων περιεργάζεσθαι

[Le poegravete] apprend aux messagers agrave ne pas ajouter de deacutetails additionnels agrave ce qursquoils ont entendu (schol bT Il 210 ex)

La scholie genevoise au mecircme vers est encore plus explicite

διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ πλείονα λέγειν καὶ περιεργάζεσθαι τῶν ἀκουομένων

[Le poegravete] apprend aux messagers agrave ne rien dire de plus que ce qursquoils ont entendu et agrave ne pas faire de deacuteveloppements additionnels (schol G Il 210)

Lrsquousage du verbe περιεργάζεσθαι dans ces deux derniegraveres occurrences semble confirmer

lrsquohypothegravese de Nuumlnlist la recommandation drsquoAristarque serait bel et bien de srsquoabstenir de

deacutevelopper le contenu (mythographique en lrsquooccurrence) de certains passages homeacuteriques or

rien ne suggegravere qursquoune telle recommandation aurait ducirc ecirctre speacutecifiquement adresseacutee aux

alleacutegoristes

Toutefois le mecircme verbe est utiliseacute ailleurs par Eustathe dans un passage qui oppose

directement περιεργάζεσθαι agrave lrsquoalleacutegorie et qui constitue drsquoailleurs un teacutemoignage

suppleacutementaire sur la position drsquoAristarque Le passage en question porte sur lrsquoeacutepisode

homeacuterique ceacutelegravebre (Il 143-52) de la descente sur terre drsquoApollon venu punir les Acheacuteens du

mauvais traitement reacuteserveacute agrave son precirctre Chrysegraves par lrsquoenvoi drsquoune peste repreacutesenteacutee par Homegravere

comme des flegraveches qursquoApollon deacutecoche sur lrsquoarmeacutee avec son arc (le texte qui suit est preacuteceacutedeacute

chez Eustathe par la remarque que les arts comme les eacuteleacutements sont attribueacutes agrave des diviniteacutes

preacutecises dans la mythologie)

ὁ τοίνυν μῦθος οὕτω τὰ πάντα διανέμων προϊστᾷ καὶ τῆς τοξευτικῆς τέχνης τὸν Ἀπόλλωνα κοινωνὸν αὐτῷ διδοὺς καὶ τὴν Ἄρτεμιν καὶ ἡ μὲν ἀλληγορία ταῦτα νοεῖ λέγεσθαι ἢ διὰ τὸ ἐν ἀκτινοβολίαις ἑκηβόλον τῶν τοιούτων ἀστέρων ἤγουν Ἀπόλλωνος ἡλίου καὶ Ἀρτέμιδος σελήνης ἢ καὶ ὅτι δοκοῦσιν οὗτοι συνεπαρήγειν τι τοῖς τοξεύουσιν

ὁ δὲ μῦθος οὐδὲν τοιοῦτον περιεργαζόμενος λέγει σωματικώτερον ὅτι τε φαρέτραν ὁ Ἀπόλλων ἐνάπτεται καὶ τόξον χειρίζεται καὶ ὀϊστὸν ἀφίησι καὶ βάλλει καὶ οἱ βαλλόμενοι πίπτουσι καὶ πυκναὶ πυραὶ αὐτῶν καίονται ἃ δὴ καὶ ἀποδέχεται Ἀρίσταρχος ὥς φασιν οἱ παλαιοί ἐκεῖνος γάρ ὡς καὶ προείρηται οὐδέν τι τῶν παρ Ὁμήρῳ ἀλληγορεῖν ἤθελεν οἷον τὸν Δία εἰς οὐρανὸν ἀνάγειν ἢ ἥλιον ἢ ἀέρα ἢ νοῦν Ἀθηνᾶν δὲ εἰς φρόνησιν ἢ γῆν ἢ αἰθέρα Ἥραν δὲ εἰς ἀέρα ἢ βασιλείαν Ἄρην δὲ εἰς θυμὸν ἢ πόλεμον καὶ Ἥφαιστον εἰς πῦρ καὶ ἄλλους εἰς ἄλλαmiddot ἀλλὰ πάντα κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον τοῦ μύθου ἐνόει εἰ

153

δὲ καὶ τρόπος ποιητικὸς ἡ ἀλληγορία ἀλλ ἐκεῖνος ἀλληγορίαν ῥητορικὴν ἐνόει τουτέστι σχῆμά τι ῥητορικὸν ἀλληγορίαν οὕτω καλούμενον περὶ οὗ ἐν τοῖς μετὰ ταῦτα ῥηθήσεται

Le reacutecit en distribuant ainsi toutes choses fait aussi drsquoApollon le repreacutesentant de lrsquoart de lrsquoarcher lui donnant Arteacutemis comme associeacutee Et lrsquoalleacutegorie [ie les alleacutegoristes] pour sa part comprend que ces choses sont raconteacutees soit agrave cause de la distance de rayonnement de tels astres crsquoest-agrave-dire Apollon le soleil et Arteacutemis la lune316 soit parce que ces derniers ont la reacuteputation de venir en aide agrave ceux qui tirent agrave lrsquoarc

Mais le reacutecit ne deacuteveloppe rien de tel et dit plus litteacuteralement qursquoApollon saisit son carquois manipule son arc tire une flegraveche et atteint son but et que les hommes atteints tombent et que de nombreux bucircchers funegravebres brucirclent Crsquoest drsquoailleurs aussi ce que comprend Aristarque comme le disent les Anciens Celui-ci en effet comme il a eacuteteacute dit auparavant ne veut rien interpreacuteter alleacutegoriquement de ce qui se trouve chez Homegravere comme par exemple reconduire Zeus au ciel au soleil agrave lrsquoair ou agrave lrsquointellect Atheacutena agrave la sagesse agrave la terre ou agrave lrsquoeacutether Heacutera agrave lrsquoair ou agrave la royauteacute Aregraves au courage ou agrave la guerre Heacutephaiumlstos au feu et les autres dieux agrave autre chose Plutocirct il croyait que tout devait ecirctre compris en conformiteacute avec ce qui est preacutesenteacute et ce qui se manifeste dans le reacutecit Et mecircme si lrsquoalleacutegorie est un trope poeacutetique lui entendait toutefois une alleacutegorie au sens rheacutetorique crsquoest-agrave-dire une sorte de figure rheacutetorique ainsi appeleacutee alleacutegorie dont il sera question par la suite (Eust Il 16515-29 Van der Valk)

Le commentaire drsquoEustathe bien qursquoil reprenne agrave certains eacutegards le contenu de la scholie D agrave

Il 5385 ndash en particulier le verbe περιεργάζεσθαι ici clairement associeacute agrave lrsquoapproche

alleacutegorique ndash nrsquoen est pas non plus une reacutepeacutetition exacte et fournit des eacuteleacutements nouveaux au

sujet de lrsquoattitude drsquoAristarque Sa posture anti-alleacutegoriste srsquoadditionne ou a pour corollaire une

volonteacute de comprendre le contenu du reacutecit laquo en conformiteacute avec ce qui est preacutesenteacute et ce qui se

manifeste raquo (κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον) Les termes choisis par Eustathe

semblent avoir pour objectif de souligner la superficialiteacute volontaire de la lecture aristarquienne

son refus de chercher des significations sous-jacentes (telles qursquoelles sont exprimeacutees par le terme

ὑπόνοια) Ce commentaire donne lrsquoimpression drsquoecirctre une conclusion geacuteneacuterale qursquoEustathe tire de

ses observations de la meacutethode drsquoAristarque plutocirct qursquoune reacuteeacutelaboration du contenu de la scholie

D (ou de sa source) Or le constat drsquoEustathe est bel et bien qursquoAristarque laquo refusait raquo

systeacutematiquement (οὐδὲνhellip ἤθελεν) la lecture alleacutegorique drsquoHomegravere

Agrave lrsquoalleacutegoregravese agrave proprement parler Eustathe oppose la figure rheacutetorique de lrsquoalleacutegorie une

notion dont Aristarque a apparemment fait usage La derniegravere phrase du passage drsquoEustathe nrsquoest

en veacuteriteacute pas tregraves claire mais elle semble supposer une distinction entre un usage laquo poeacutetique raquo et

316 Les deux exemples drsquointerpreacutetation alleacutegorique que donne Eustathe reflegravetent le fait que la nature et les arts sont lieacutes aux dieux dans le mythe drsquoougrave drsquoune part lrsquoalleacutegorie physique (Apollon et Arteacutemis identiques au soleil et agrave la lune) et drsquoautre part lrsquoalleacutegorie technique (Apollon et Arteacutemis repreacutesentants de lrsquoart de lrsquoarcher)

154

un usage laquo rheacutetorique raquo de lrsquoalleacutegorie Dans un article important mais pourtant neacutegligeacute A

Cucchiarelli (1997) a montreacute qursquoAristarque dans ses commentaires stylistiques deacutesigne

habituellement par le mot laquo meacutetaphore raquo ce qursquoEustathe appelle ici laquo alleacutegorie rheacutetorique raquo

Lrsquoalleacutegorie rheacutetorique dont Eustathe attribue agrave Aristarque la reconnaissance de la leacutegitimiteacute ne

consiste donc guegravere plus qursquoen un mode drsquoexpression meacutetaphorique abondamment utiliseacute par les

poegravetes Aristote voit semblablement dans la meacutetaphore la ressource lexicale principale du poegravete

sans pour autant admettre que cet usage particulier du langage justifie les interpreacutetations

excessives des alleacutegoristes

Il y a drsquoailleurs encore un autre passage ougrave Eustathe parle de la meacutethode interpreacutetative

drsquoAristarque en termes geacuteneacuteraux et la preacutesente agrave lrsquointeacuterieur drsquoun contraste avec des approches

concurrentes Ce texte se situe dans une section introductive agrave son gigantesque Commentaire agrave

lrsquoIliade

τὴν Ὁμήρου ποίησιν οἱ μὲν εἰς τὸ παντελὲς ἐσκίασαν καὶ ὡς οἷον αἰσχυνόμενοι ἐὰν ὁ ποιητὴς ἀνθρωπίνως λαλῇ ἀνήγαγον πάντα καὶ εἰς ἀλληγορίαν μετέθεντο καὶ οὐ μόνον εἴ τί που μυθικόν ἀλλὰ καὶ τὰ ὁμολογουμένως ἱστορούμενα τὸν Ἀγαμέμνονα τὸν Ἀχιλλέα τὸν Νέστορα τὸν Ὀδυσσέα τοὺς λοιποὺς ἥρωας ὡς δοκεῖν τὸν ποιητὴν ἐν ὀνείροις ἡμῖν ὁμιλεῖν ἕτεροι δὲ ἀπεναντίας πάντῃ ἐκείνοις ἐλθόντες ἐξέσπασαν τὰ Ὁμηρικὰ πτερὰ καὶ οὐκ ἀφῆκαν αὐτὸν πτερύσσεσθαι ὅλως μετέωρον ἀλλὰ τοῦ φαινομένου γενόμενοι μόνου καὶ κατασπάσαντες τοῦ ἀναγωγικοῦ ὕψους τὸν ποιητὴν οὐδὲν οὐδ ὅλως ἀφῆκαν ἀλληγορεῖσθαι παρ αὐτῷ ἀλλὰ καὶ τὰς ἱστορίας ἀφῆκαν οὕτως ἔχειν καλῶς γε τοῦτο ποιοῦντες καὶ τοὺς μύθους δὲ ἀπαραποιήτους εἰς ἀλληγορίαν εἶναι προσέταξαν ἐν οἷς ὡς καὶ ἐν τοῖς ἑξῆς δηλωθήσεται καὶ ὁ Ἀρίσταρχος οὐ πάνυ καλῶς τοῦτο νομοθετήσας

Les uns ont mis totalement dans lrsquoombre la poeacutesie drsquoHomegravere et comme srsquoils ressentaient de la honte agrave lrsquoideacutee que le poegravete srsquoexprime de faccedilon humaine ils ont tout tireacute vers le haut et transposeacute vers lrsquoalleacutegorie et ce non seulement pour quelque deacutetail mythique mais aussi dans le cas des choses qui sont reconnues pour historiques comme Agamemnon Achille Nestor Ulysse et le reste des heacuteros de sorte que le poegravete semble srsquoadresser agrave nous dans des songes

Drsquoautres allant dans une direction totalement inverse agrave ceux-ci ont arracheacute les ailes homeacuteriques et ne lrsquoont pas laisseacute planer dans les hauteurs absolues mais plutocirct domineacutes par la seule apparence et ayant tireacute vers le bas le poegravete de sa hauteur sublime ils nrsquoont rien laisseacute drsquoaucune faccedilon ecirctre interpreacuteteacute alleacutegoriquement chez lui mais agrave la fois ils ont laisseacute les eacuteleacutements historiques tels qursquoils sont ndash ce qui est certes correct ndash et agrave la fois ils prescrivent que les eacuteleacutements mythiques aussi soient laisseacutes inchangeacutes par lrsquoalleacutegorie Parmi ceux-ci comme il sera aussi montreacute dans la suite on trouve mecircme Aristarque qui agrave cet eacutegard nrsquoa pas du tout donneacute de bonnes regravegles (Eust Il 148-23 Van der Valk)

Encore une fois il est improbable que cette opinion drsquoEustathe soit uniquement motiveacutee par le

commentaire drsquoAristarque sur sa propre meacutethode rapporteacute dans la scholie D Plus

vraisemblablement Eustathe exprime ici un constat fondeacute sur ses vastes lectures et en particulier

155

sur sa connaissance des travaux drsquoAristarque auxquels il avait accegraves dans une mesure supeacuterieure

agrave la nocirctre317 Agrave ses yeux la lecture drsquoAristarque est non seulement opposeacutee agrave celle des

alleacutegoristes mais elle pegraveche mecircme par lrsquoexcegraves contraire et laquo coupe les ailes raquo drsquoHomegravere pour

lrsquoempecirccher de srsquoeacutelever vers les hauteurs auxquelles appartient sa poeacutesie

Lrsquohypothegravese de Nuumlnlist selon laquelle la scholie D ne vise pas lrsquoalleacutegorie a aussi pour

conseacutequence (clairement admise cf 2011 109) de seacuteparer radicalement les deux parties de la

recommandation drsquoAristarque qui nrsquoont pratiquement plus rien agrave voir lrsquoune avec lrsquoautre 1) il

faut recevoir les reacutecits mythiques en tenant compte de la licence poeacutetique 2) il ne faut pas

introduire dans lrsquointerpreacutetation des reacutecits des eacuteleacutements qui leur sont exteacuterieurs (ie lrsquointerpreacutetation

doit ecirctre textimmanent) Pourtant la formulation compacte de la scholie D porte intuitivement agrave

croire qursquoAristarque exprime ici un principe unique

De plus Nuumlnlist avance deux autres laquo observations mineures raquo qui plaident selon lui contre la

signification anti-alleacutegorique de la scholie Or ces observations qui mrsquoapparaissent plutocirct

essentielles agrave son hypothegravese sont fort contestables comme je le montrerai sous peu Les

arguments en question sont les suivants 1) lrsquoinvocation de la licence poeacutetique par Aristarque

aurait eacuteteacute contre-productive dans un deacutebat contre les alleacutegoristes car ceux-ci pouvaient tout aussi

bien lrsquoinvoquer agrave leur profit 2) lrsquoexpression ἔξω τῶν φραζομένων est inapproprieacutee pour deacutecrire

la pratique des alleacutegoristes puisque ces derniers se reacuteclamaient en fait drsquoune interpreacutetation

interne du texte homeacuterique comme le suggegravere lrsquousage du terme ὑπόνοια (sous-entendu)

Premiegraverement loin drsquoecirctre un atout entre les mains des alleacutegoristes lrsquoargument de la licence

poeacutetique va tout agrave fait agrave contre-courant de ceux-ci Du point de vue alleacutegoriste le texte poeacutetique

se caracteacuterise par une absence totale drsquoarbitraire et par un reacuteseau de significations deacutetermineacutees

qursquoil revient agrave lrsquointerpregravete habile drsquoidentifier Par contraste la reconnaissance de lrsquoexistence

leacutegitime de quelque chose comme la licence poeacutetique a pour effet de soustraire le discours du

poegravete aux exigences seacutemantiques qui srsquoimposent habituellement Elle est en fait le premier pas

vers la deacutelimitation drsquoune sphegravere du poeacutetique strictement indeacutependante de toute autre sphegravere du

discours (scientifique moral ou autre)

317 Cf Browning 1992 142

156

Lrsquoargument de la licence poeacutetique semble donc particuliegraverement efficace dans le cadre drsquoune

attaque de principe contre lrsquoalleacutegoregravese qui refuse systeacutematiquement de voir chez le poegravete autre

chose qursquoun naturaliste ou un moraliste Si les alleacutegoristes attribuent aux poegravetes le choix drsquoun

mode drsquoexpression particulier (le mode laquo voileacute raquo ou laquo cacheacute raquo) jamais ils ne deacutesignent ce choix

comme eacutetant justifieacute par la licence poeacutetique Cette expression ou drsquoautres eacutequivalentes sont

utiliseacutees dans les sources par des auteurs qui ont manifestement une conception eacutelaboreacutee de

lrsquoestheacutetique litteacuteraire318 Par exemple on trouve dans une scholie au premier vers de lrsquoIliade la

reacuteponse suivante agrave une critique ceacutelegravebre de Protagoras

ἄειδε ὅτι κατὰ τὴν ποιητικὴν ἤτοι ἄδειαν ἢ συνήθειαν λαμβάνει τὰ προστακτικὰ ἀντὶ εὐκτικῶνmiddot [hellip] δεύτερον δέ ὅτι οὐ κατὰ ἀλήθειαν ταῖς Μούσαις ἐπιτάσσουσιν ἀλλ ἑαυτοῖς

laquo Chante raquo Crsquoest par licence ou bien par habitude poeacutetique qursquoil se sert de lrsquoimpeacuteratif au lieu de lrsquooptatif [suivent quelques exemples drsquoinvocations agrave lrsquoimpeacuteratif tireacutes drsquoHeacutesiode Pindare et Antimaque de Colophon] deuxiegravemement crsquoest parce que ces poegravetes ne srsquoadressent pas vraiment aux Muses mais agrave eux-mecircmes (schol AT Il 11d ex)

De plus une occurrence particuliegravere de cette expression se trouvant chez un auteur alleacutegoriste

sert preacuteciseacutement agrave deacutesigner une approche antagoniste agrave la sienne Porphyre dans le cadre des

consideacuterations meacutethodologiques qui forment lrsquointroduction de son ceacutelegravebre traiteacute alleacutegorique Sur

la caverne des nymphes dit la chose suivante

Drsquoune part ce nrsquoest pas sur une relation drsquoeacuteleacutements transmis par lrsquohistoire (οὐ καθ ἱστορίαν παρειληφὼς μνήμην τῶν παραδοθέντων) que se fonde la description du poegravete en effet aucun de ceux qui ont deacutecrit lrsquoicircle en deacutetail ne parle drsquoun tel antre ainsi que le remarque Cronius Par ailleurs il serait absurde que le poegravete inventant un antre par licence poeacutetique (κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν πλάσσων ἄντρον) ait espeacutereacute faire croire par une fable inventeacutee au hasard et par caprice (τὸ προστυχὸν καὶ ὡς ἔτυχε πλάσας) qursquoun homme ait ainsi construit en Ithaque des routes pour les hommes et pour les dieux ou mecircme qursquoagrave deacutefaut drsquoun homme la nature eucirct eacutetabli lagrave un chemin pour la descente de tous les hommes et encore un autre pour lrsquoascension des dieux [hellip] Alors la description eacutetant pleine de telles obscuriteacutes (ἀσαφειῶν) il faut en conclure que ce nrsquoest point une fable imagineacutee au hasard et pour le simple plaisir de lrsquoesprit (πλάσμα μὲν ὡς ἔτυχεν εἰς ψυχαγωγίαν πεποιημένον) et qursquoil nrsquoest pas contenu non plus le rapport drsquoune observation des lieux (ἱστορίας τοπικῆς περιήγησιν) mais il faut y voir une alleacutegorie du poegravete (ἀλληγορεῖν δέ τι δι αὐτοῦ τὸν ποιητήν) (De antr nymph 2-4 trad Le Lay modifieacutee)

Le ton de ce passage indique clairement que Porphyre rejette lrsquoargument de la licence

poeacutetique qursquoavaient vraisemblablement invoqueacute des preacutedeacutecesseurs pour rendre compte des

318 Voir eg Strab 1217 schol A Il 2228 schol G Il 2204 (ces deux derniegraveres scholies attribuent agrave la licence poeacutetique le pheacutenomegravene de laquo meacutetaplasme raquo ie la formation drsquoun cas grammatical drsquoun mot sur la base drsquoun nominatif non existant)

157

eacutetrangeteacutes dans la description de la caverne des nymphes pour proposer agrave la place une

interpreacutetation alleacutegorique La justification qursquoil donne de son approche alleacutegorique isole cette

derniegravere tregraves distinctement du litteacuteralisme historique drsquoune part et de la fiction laquo libre raquo drsquoautre

part On peut comparer lrsquoattitude drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui eacutemet une reacuteflexion semblable

eacutegalement au deacutebut de son ouvrage

On fait agrave Homegravere un procegraves colossal acharneacute pour son irreacuteveacuterence envers la diviniteacute Tout chez lui nrsquoest qursquoimpieacuteteacute si rien nrsquoest alleacutegorique Des contes sacrilegraveges un tissu de folies blaspheacutematoires eacutetalent leur deacutelire agrave travers les deux poegravemes si lrsquoon croit que ces choses sont dites selon une tradition poeacutetique (κατὰ ποιητικὴν παράδοσιν) sans vue savante aucune qui srsquoy trouvacirct cacheacutee derriegravere une figure alleacutegorique (ἄνευ φιλοσόφου θεωρίας μηδενὸς αὐτοῖς ὑφεδρεύοντος ἀλληγορικοῦ τρόπου νομίζοι εἰρῆσθαι) Homegravere est un Salmoneacutee ou un Tantale (Heraclit All 11-3 trad Buffiegravere modifieacutee)

Bien qursquoil nrsquoutilise pas le terme exact de laquo licence raquo poeacutetique (ἐξουσία ou ἄδεια)319 Heacuteraclite

eacutetablit un contraste clair entre sa propre lecture alleacutegorique et ceux qui attribuent tout bonnement

les impieacuteteacutes drsquoHomegravere agrave la tradition (παράδοσις) poeacutetique ndash autrement dit agrave une faccedilon

particuliegravere de preacutesenter les faits qui est propre aux poegravetes

Deuxiegravemement si les alleacutegoristes considegraverent effectivement que leurs interpreacutetations sont des

infeacuterences justifieacutees laquo internes raquo parce que baseacutees sur le texte homeacuterique320 cela ne veut

eacutevidemment pas dire que leurs adversaires en jugent autant De fait lrsquoaccusation drsquoimporter des

eacuteleacutements laquo de lrsquoexteacuterieur raquo paraicirct naturelle dans lrsquoargumentaire des anti-alleacutegoristes qui

considegraverent que les alleacutegoristes exploitent de faccedilon utilitariste les textes poeacutetiques et leur

imposent leurs propres ideacutees321

Bref si le contenu ndash certes ambigu ndash de la scholie D ne permet pas de trancher deacutecideacutement sur

son orientation poleacutemique contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique une telle orientation reste malgreacute

tout probable sur la base des indices que je viens de pointer Mecircme srsquoil est vrai comme le font

remarquer Pfeiffer et Nuumlnlist que cette affirmation drsquoAristarque dans sa forme actuelle semble

319 La notion drsquoexousia eacutetait beaucoup plus souvent utiliseacutee pour deacutefendre des passages invraisemblables ou fantastiques que des passages moralement offensants cf Koning 2010 96

320 Cela nrsquoest drsquoailleurs pas toujours le cas Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste (303) dans lrsquointroduction agrave son interpreacutetation alleacutegorique du mecircme passage que celui qui nous occupe (les blessures des dieux au chant cinq de lrsquoIliade) affirme avec fierteacute que pour chacun des griefs exposeacutes par ses preacutedeacutecesseurs il donnera une explication laquo qui ne sort jamais du domaine philosophiquethinsp raquo (οὐδεμιᾶς ἐκτὸς ὄντα φιλοσοφίας οὐδεμιᾶς devrait peut-ecirctre ecirctre corrigeacute en οὐδαμῶς cf Russell 2005 ad loc)

321 Cf eg Cic Nat D 141 (sur Chrysippe)

158

ecirctre drsquoune geacuteneacuteraliteacute extrecircme (crsquoest-agrave-dire non neacutecessairement dirigeacutee contre lrsquoalleacutegorie) cela ne

veut eacutevidemment pas dire que le contexte originel dans lequel elle a eacuteteacute eacutelaboreacutee nrsquoavait pas une

orientation preacutecise une grande part du travail qui incombe aux lecteurs des scholies consiste

preacuteciseacutement agrave reconstituer les deacutebats et les discussions poleacutemiques dans lesquels srsquoinscrit le plus

souvent le mateacuteriel critique transmis dans les scholies Dans le cas particulier de la scholie qui

nous occupe on voit mal les raisons pour lesquelles Aristarque aurait souhaiteacute srsquoen prendre

laquo geacuteneacuteralement raquo aux deacuteveloppements des mythographes Par ailleurs lrsquoideacutee qursquoil se soit exprimeacute

en une occasion au moins sur une pratique exeacutegeacutetique dont il srsquoabstient ostensiblement acquiert

une vraisemblance geacuteneacuterale en raison de la populariteacute mecircme de cette pratique dans lrsquohistoire

ancienne des eacutetudes homeacuteriques

(b) LrsquoOlympe homeacuterique

Les scholies homeacuteriques qui rapportent les opinions drsquoAristarque contiennent un nombre

impressionnant de remarques identiques ou semblables ougrave il est affirmeacute que ce qursquoHomegravere

appelle Olympe est une montagne de Maceacutedoine et non le ciel comme certains preacutedeacutecesseurs ou

contemporains drsquoAristarque lrsquoavaient soutenu Or un texte des scholies D suggegravere que

lrsquoinsistance drsquoAristarque agrave nier lrsquoidentification de lrsquoOlympe avec le ciel doit ecirctre comprise

comme une prise de position contre lrsquoalleacutegorie

Ὀλύμπια δώματ ἔχοντες οἱ τὸν Ὄλυμπον κατοικοῦντες Ὄλυμπος δὲ κατὰ μὲν Ὅμηρον ὄρος τῆς Μακεδονίας μέγιστον ἱερὸν τῶν θεῶν κατὰ δὲ ἀλληγορίαν Ὄλυμπός ἐστιν ὁ οὐρανός παρὰ τὸ ὁλολαμπὴς εἶναι

laquo qui ont une demeure olympienne raquo les habitants de lrsquoOlympe Selon Homegravere lrsquoOlympe est une haute montagne de Maceacutedoine sacreacutee et appartenant aux dieux Selon lrsquointerpreacutetation alleacutegorique lrsquoOlympe est le ciel parce qursquoil brille sur toutes choses (ὁλολαμπὴς) (schol D Il 118)

Schmidt (1976 86) interpregravete le contraste κατὰ μὲν Ὅμηρον κατὰ δὲ ἀλληγορίαν comme

reacuteveacutelateur drsquoune opposition entre Aristarque et les alleacutegoristes Cette interpreacutetation est

vraisemblable pour deux raisons 1) Lrsquoexpression καθrsquo Ὅμηρον traduit un eacutetat drsquoesprit

typiquement aristarquien consistant agrave la fois en une volonteacute drsquoappreacutehender la signification voulue

159

par Homegravere322 et la neacutecessiteacute agrave cette fin drsquoavoir recours agrave Homegravere lui-mecircme (Ὅμηρον ἐξ

Ὁμήρου σαφηνίζειν) 2) Lrsquoopinion consistant agrave dire que lrsquoOlympe est une montagne est sans

conteste partageacutee par Aristarque tandis qursquoil a explicitement rejeteacute lrsquoautre membre de

lrsquoalternative Or cette position loin drsquoecirctre trop eacutevidente pour ecirctre consideacutereacutee comme un trait

distinctif de la lecture aristarquienne eacutetait apparemment marginale chez les interpregravetes anciens

chez qui lrsquoeacutequation Ὄλυμπος = οὐρανός constituait la communis opinio323 deacutejagrave lrsquoauteur du

commentaire conserveacute sur le papyrus de Derveni juge neacutecessaire de la reacutefuter ndash bien que ce soit

afin de lui substituer une nouvelle interpreacutetation alleacutegorique plus contre-intuitive encore selon

laquelle lrsquoOlympe est en fait identifiable au temps (χρόνος) (cf col XII)

Il nrsquoest pas impossible que la prise de position drsquoAristarque sur la nature de lrsquoOlympe doive

ecirctre comprise comme une sorte de reacuteplique agrave une lecture alleacutegorisante de Crategraves Au vers de

lrsquoIliade 1591 ougrave Heacutephaiumlstos raconte comment Zeus lrsquoa autrefois laquo pris par le pied et preacutecipiteacute du

seuil sacreacute raquo ῥῖψε ποδὸς τεταγὼν ἀπὸ βηλοῦ θεσπεσίοιο Crategraves aurait privileacutegieacute la leccedilon

βῆλος soit un mot propeacuterispomegravene drsquoorigine chaldeacuteenne signifiant laquo le ciel raquo (cf fr 21

Broggiato) tandis que les suivants drsquoAristarque (οἱ Ἀριστάρχειοι) optaient pour une forme

oxytone (telle que transmise dans la vulgate) signifiant laquo le seuil raquo (cf schol D Il 1591)

Comme le souligne Nuumlnlist (2011 112) cette divergence de vues sur le sens de βηλόςβῆλος

nrsquoimplique pas neacutecessairement lrsquoexistence drsquoune poleacutemique explicite entre Crategraves et Aristarque

sur le principe mecircme de lrsquoalleacutegorie324 mais elle ajoute une piegravece au dossier qui fait drsquoAristarque

un critique geacuteneacuteralement opposeacute agrave des interpreacutetations rivales de nature alleacutegorique En effet non

seulement la leccedilon βῆλος implique une eacutequation entre lrsquoOlympe et le ciel mais elle accompagne

aussi lrsquoune des interpreacutetations alleacutegoriques les plus ceacutelegravebres du reacutepertoire de Crategraves celle qui

322 Aristarque eacutetait jugeacute sans eacutegal pour ce qui est de laquo deviner raquo le contenu de penseacutee des poegravemes (dianoia) cf Ath 14643c

323 Cf Schironi 2001 15

324 La rivaliteacute geacuteneacuterale entre les deux grammairiens est pourtant attesteacutee dans la Souda sv Ἀρίσταρχος (α 3892) laquo Aristarque eacutetait un disciple drsquoAristophane le grammairien et il eacutetait tregraves souvent en opposition avec Crategraves le grammairien pergamien oeuvrant agrave Pergame raquo (μαθητὴς δὲ γέγονεν Ἀριστοφάνους τοῦ γραμματικοῦ καὶ Κράτητι τῷ γραμματικῷ Περγαμηνῷ πλεῖστα διημιλλήσατο ἐν Περγάμῳ) De plus dans le groupe de commentaires qui preacutecegravedent le corpus de scholies D baptiseacute par West Appendix romana (West 2003 453) ougrave se trouve une liste des symboles critiques drsquoAristarque il est mentionneacute que la diplecirc pointeacutee indiquait les deacutesaccords drsquoAristarque avec Zeacutenodote et Crategraves laquo ἡ δὲ περιεστιγμένη διπλῆ πρὸς τὰς γραφὰς τὰς Ζηνοδοτείας καὶ Κράτητος hellip raquo

160

porte sur le reacutecit drsquoHeacutephaiumlstos jeteacute sur terre par Zeus Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui en est la source

srsquoeacutetonne lui-mecircme de lrsquoaudace de cette interpreacutetation

Je ne veux pas mrsquoattarder ici car crsquoest une histoire baroque (τερατείαν τινὰ) agrave la theacuteorie de Crategraves Zeus selon lui aurait entrepris un jour de mesurer lrsquounivers agrave lrsquoaide de deux flambeaux animeacutes drsquoune vitesse eacutegale Heacutephaiumlstos et Heacutelios Pour juger des dimensions du monde il lanccedila le premier drsquoen haut de lrsquoendroit que le poegravete appelle le seuil (ἀπὸ τοῦ βηλοῦ καλουμένου) et laissa le second parcourir lrsquoespace du levant au couchant Tous deux mirent le mecircme temps et crsquoest ce qui explique ce passage laquo en mecircme temps que le soleil se couchait Heacutephaiumlstos tomba agrave Lemnos raquo (Il 1592) (All 272-3 = fr 3 Broggiato trad Buffiegravere modifieacutee)

J Porter (1992 96) tient agrave distinguer cette theacuteorie cosmique de Crategraves de lrsquoauthentique

meacutethode alleacutegorique exemplifieacutee par Heacuteraclite Mais le fait que ce dernier revendique la

connaissance de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique correcte du passage homeacuterique et y oppose

lrsquointerpreacutetation fantaisiste de Crategraves ne signifie eacutevidemment pas que ce dernier ne puisse ecirctre

compteacute au nombre des alleacutegoristes Certes il y a effectivement quelque chose drsquoexceptionnel

dans cette interpreacutetation particuliegravere de Crategraves mais ce nrsquoest pas tant agrave mon sens son caractegravere

hyperbolique que le fait qursquoelle consiste agrave remplacer un reacutecit mythologique par un autre reacutecit

mythologique Mais elle nrsquoen eacutechappe pas davantage au caractegravere geacuteneacuteral de lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique que jrsquoai eu lrsquooccasion de deacutecrire preacuteceacutedemment soit la volonteacute de faire drsquoune histoire

le symbole drsquoune reacutealiteacute statique ndash dans ce cas-ci la taille de lrsquounivers325

(c) Eacutetymologie et alleacutegorie

La signification du nom Olympe deacutefendue par les alleacutegoristes est un cas particulier de la

pratique ancienne de lrsquoeacutetymologie une pratique qui semble avoir eu beaucoup de succegraves dans la

tradition alleacutegorique

Il faut toutefois preacuteciser que les recherches eacutetymologiques eacutetaient fort reacutepandues chez les

grammairiens et ce mecircme agrave lrsquoexteacuterieur de la tradition alleacutegorique Dans les fragments

drsquoAristarque lui-mecircme on retrouve un certain nombre drsquoexplications eacutetymologiques portant

notamment sur des eacutepithegravetes divines utiliseacutees par Homegravere Les eacutetymologies aristarquiennes

preacutesentent pourtant des caracteacuteristiques particuliegraveres qui les distinguent fermement des

eacutetymologies agrave finaliteacute alleacutegorique

325 Sur la poeacutetique de Crategraves en geacuteneacuteral voir Asmis 1991

161

La caracteacuteristique principale des eacutetymologies drsquoAristarque est qursquoelles font appel agrave des

qualiteacutes ou des activiteacutes propres aux diviniteacutes agrave qui sont accolleacutees les eacutepithegravetes326 Par exemple

dans le cas de lrsquoeacutepithegravete drsquoAtheacutena Ἀλαλκομενηίς (cf Il 48 5908) voici son explication

1 καὶ laquo Ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη raquo παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις ἀπὸ τῆς ἐνεργείας ἡ ἀπαλέξουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις οἵ φασιν ἀπὸ Ἀλαλκομενίου τόπου τινὸς εἰρῆσθαι

Et laquo Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne raquo drsquoapregraves ceux qui raisonnent correctement srsquoexplique par lrsquoactiviteacute de la deacuteesse celle qui laquo repousse raquo (ἀπαλέξουσα) les ennemis avec sa propre force Car nous ne sommes pas persuadeacutes par les Neoteroi qui affirment qursquoelle est deacutesigneacutee ainsi agrave cause drsquoun endroit qui srsquoappelle Alalcomenion (schol D Il 5422 ll 27-30)

2 Ἀλαλκομένιον πόλις Βοιωτίας ἀπὸ τοῦ Ἀλαλκομενέως ὃς καὶ ἵδρυσε τὴν Ἀθηνᾶν Ἀλαλκομενηίδα οὐ γὰρ παρὰ τὸ ἀλαλκεῖν ὡς Ἀρίσταρχοςmiddot ἦν γὰρ ἂν καὶ Ἀλαλκηίςmiddot

Ἀλαλκομένιον Une citeacute de Beacuteotie fondeacutee par Alalcomeacuteneacutee qui a aussi construit un temple pour Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne car cette eacutepithegravete ne vient pas du verbe laquo repousser raquo (ἀλαλκεῖν) comme le pensait Aristarque En effet dans ce cas on aurait eu Ἀλαλκηίς [scil et non Ἀλαλκομενηῒς] (Steph Byz Ethnica 6812 Meineke)

Alors que le second texte nomme expresseacutement Aristarque le premier fait mention de

lrsquoopinion des Neoteroi ce qui est aussi un indice de la paterniteacute aristarquienne de cette ideacutee

Aristarque fournit une eacutetymologie comparable pour lrsquoeacutepithegravete notoirement mysteacuterieuse

drsquoHermegraves Ἀργειφόντης

Ἀργειφόντηςmiddot παρὰ τὸ ἐναργεῖς τὰς φαντασίας ποιεῖν ὥς φασιν Ἀλεξίων καὶ Ἀρχίας καὶ Ἀρίσταρχοςmiddot ἢ ἀριφόντης ὁ μεγάλως φανταζόμενος τοῖς ὀνείροις ὡς Δίδυμος καὶ Τρύφων

Ἀργειφόντης Du fait qursquoil rend les images claires comme lrsquoaffirment Alexion (fr 4 Berndt) Archias et Aristarque Ou alors crsquoest au sens de laquo extrecircmement brillant raquo comme un homme qui apparaicirct grandiose gracircce aux songes comme le croient Didyme et Tryphon (Et Gud 1858)

Tel que le suggegravere Schironi (2003 72) cette information provient vraisemblablement du

commentaire drsquoAristarque agrave Heacutesiode eacutetant donneacute le texte suivant qui se trouve dans le mecircme

lexique byzantin

Ἀργειφόντηςmiddot παρὰ τὸ ἐναργεῖς τὰς φαντασίας ποιεῖν οὕτως εὗρον ἐν Ὑπομνήματι τοῦ Ἡσιόδου

Ἀργειφόντης Du fait qursquoil rend les images claires Crsquoest ce que jrsquoai trouveacute dans le Commentaire agrave Heacutesiode (Et Gud 18616)

326 Cf Schironi 2003

162

Enfin un dernier exemple celui de lrsquoeacutepithegravete drsquoApollon ἰήιος permet drsquoillustrer la meacutethode

eacutetymologique drsquoAristarque

ἤϊε Ἀρίσταρχος δασύνει ἀπὸ τῆς ἕσεως τῶν βελῶν οἱ δὲ περὶ τὸν Κράτητα ψιλῶς ἀπὸ τῆς ἰάσεωςmiddot καὶ οὕτως ἐπείσθησαν οἱ γραμματικοὶ πρὸς διάφορον ἐτυμολογίαν διαφόρως ἀναγινώσκειν

ἤϊε Aristarque place un esprit rude rapportant le mot au fait de laquo lancer raquo (ἕσεως) des flegraveches [Ceux du cercle de] Crategraves lrsquoeacutecrivent avec un esprit doux le liant agrave lrsquoacte de gueacuterison (ἰάσεως) Ainsi les grammairiens ont eacuteteacute inclineacutes agrave des lectures diffeacuterentes en raison drsquoeacutetymologies diffeacuterentes (schol A Il 15365a Hrd)

ἤϊε Ἀρίσταρχος δασύνει παρὰ τὴν ἕσιν τῶν βελῶνmiddot [hellip] οἱ δὲ παρὰ τὴν ἴασιν ἢ παρὰ τὸ ἰέναιmiddot ἥλιος γάρ ἐστιν ἔστι δὲ περιπαθὴς ἡ ἀναφώνησις καὶ ἐμφαντικὴ τῆς δυνάμεως τοῦ θείου

ἤϊε Aristarque place un esprit rude par comparaison avec le fait de laquo lancer raquo (ἕσιν) des flegraveches [hellip] Drsquoautres font le rapprochement avec la gueacuterison (ἴασιν) ou au fait de se deacuteplacer (ἰέναι) en effet il srsquoagit du soleil Lrsquoapostrophe327 est porteuse drsquoeacutemotion et suggegravere la puissance de la diviniteacute (schol bT Il 15365b ex)

Les explications aristarquiennes des eacutepithegravetes drsquoAtheacutena Hermegraves et Apollon se reacutefegraverent ainsi agrave

des activiteacutes ou des caracteacuteristiques typiques de ces trois dieux328 protection guerriegravere offerte

par Atheacutena empire drsquoHermegraves sur les songes archerie drsquoApollon Cela est remarquable si lrsquoon

tient compte du fait que la majoriteacute des eacutetymologies concurrentes dans ces mecircmes cas font plutocirct

reacutefeacuterence agrave des lieux de cultes ou encore agrave des reacutecits mythologiques qursquoAristarque jugeait

inconnus drsquoHomegravere Ainsi Eacutetienne de Byzance conteste lrsquoeacutetymologie aristarquienne drsquoAtheacutena

Ἀλαλκομενηίς et preacutefegravere agrave lrsquoinstar des Neoteroi faire de cette eacutepithegravete un toponyme (cf textes

citeacutes ci-haut) Pour Ἀργειφόντης on apprend que les Neoteroi lrsquoexpliquaient par le mythe voulant

qursquoHermegraves ait tueacute Argos le gardien drsquoIocirc

Ἀργεϊφόντης ὁ Ἑρμῆς ἤτοι ὁ ἀργὸς φόνου ἢ ὁ ἐν Ἄργει πρῶτον πεφηνὼς ἢ ὁ ἐναργῶς φαίνωνmiddot εἰρηνικὸς γὰρ ὁ θεὸς καὶ ἀψευδής οἱ δὲ νεώτεροι ὅτι Ἄργον ἐφόνευσε τὸν πανόπτην

Ἀργεϊφόντης Il srsquoagit drsquoHermegraves soit parce qursquoil se tient loin du meurtre (ἀργὸς φόνου) soit parce qursquoil srsquoest manifesteacute pour la premiegravere fois agrave Argos soit parce qursquoil fait des apparitions

327 Dans le vers en question le narrateur agrave la deuxiegraveme personne srsquoadresse agrave Apollon en train drsquoabattre dramatiquement le rempart acheacuteen sur les apostrophes voir infra chap 7 sect (ii)

328 Certes Aristarque explique lrsquoeacutepithegravete Λυκηγενής drsquoApollon en la liant agrave la Lycie de Troade Λυκηγενέϊ ὅτι ἀπὸ τῆς Τρωϊκῆς Λυκίας ἐξ ἧς ἐστιν ὁ Πάνδαρος (schol A Il 4101a Ariston) Mais dans le contexte cette eacutetymologie est tout agrave fait approprieacutee non seulement agrave cause du suffixe -γενής mais aussi parce qursquoil est question drsquoune priegravere adresseacutee agrave Apollon par Pandaros lrsquoarcher lycien

163

brillantes En effet ce dieu est pacifique et veacuteridique Mais les Neoteroi disent que crsquoest parce qursquoil a tueacute Argos celui qui voit tout (schol Hes Op 77d)

Quant agrave lrsquoeacutetymologie de ἰήιος proposeacutee par Crategraves elle fait elle aussi appel agrave une activiteacute

drsquoApollon soit agrave ses pouvoirs gueacuterisseurs mais elle est aussi possiblement due agrave ses alleacutegeances

alleacutegoristes En effet Crategraves accepte lrsquoidentification alleacutegorique drsquoApollon au soleil

ἀέκοντα ζητεῖται διὰ τί ἄκοντά φησι τὸν ἥλιον δῦναι Κράτης μὲν τὸν αὐτὸν Ἀπόλλωνα εἶναι καὶ ἥλιονmiddot ἐπιτυγχανόντων οὖν τῶν Τρώων χρονίζειν ἡδόμενόν τε καὶ μηκύνοντα αὐτοῖς τὸ ἐπίτευγμα Ἥραν δὲ τὰ ἐναντία βουλομένην ἀναγκάζειν αὐτὸν δύνειν329

laquo malgreacute lui raquo On se demande pourquoi Homegravere dit que le soleil se couche laquo malgreacute lui raquo Crategraves pour sa part dit qursquoApollon et le soleil sont la mecircme personne aussi les Troyens ayant reacuteussi agrave reacutesister Apollon se reacutejouit et prolonge leur succegraves tandis qursquoHeacutera qui souhaite le contraire le force agrave se coucher (schol A Il 18240b Porph)

Or il y a un lien explicite entre la gueacuterison (mais aussi le mouvement) et le soleil dans la

scholie exeacutegeacutetique citeacutee ci-haut (cf παρὰ τὴν ἴασιν ἢ παρὰ τὸ ἰέναι ἥλιος γάρ ἐστιν) qui

rapporte lrsquoeacutetymologie drsquoAristarque et les deux autres eacutetymologies concurrentes Cela repose

vraisemblablement sur le fait que le soleil eacutetait consideacutereacute comme un astre bienfaisant propice agrave la

vie des animaux Lrsquoeacutetymologie ἰήιος-ἴασις de Crategraves semble donc indissociable de cette

identification drsquoApollon au soleil Notons par ailleurs que cette eacutetymologie ne tient aucunement

compte du rocircle drsquoApollon dans lrsquoIliade bien au contraire lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur des eacuteveacutenements

du poegraveme est preacuteciseacutement une calamiteacute envoyeacutee par le dieu ce dernier eacutetant repreacutesenteacute comme

atteignant ses victimes de flegraveches multiples330 Lrsquoeacutetymologie drsquoAristarque peu importe sa valeur

objective srsquoavegravere donc encore une fois eacutetroitement lieacutee au contexte homeacuterique

La meacutethode eacutetymologique drsquoAristarque est refleacuteteacutee chez son disciple Apollodore auteur du

premier traiteacute alexandrin entiegraverement consacreacute agrave lrsquoeacutetymologie331 Ce dernier eacutetait en effet reacuteticent

329 La suite de la scholie propose une interpreacutetation alleacutegorique encore plus sophistiqueacutee laquo Agathoclegraves dit pour conclure que le soleil chez Homegravere se deacuteplace en sens contraire du ciel et qursquoil est tireacute par son mouvement circulaire en effet Homegravere dit que la nature de toutes choses est Heacutera avec le vers laquo As-tu donc oublieacute le jour ougrave tu eacutetais suspendue dans les airs raquo (Il 1518) et qursquoelle tire le soleil contre son greacute vers le couchant sous la contrainte du mouvement circulaire raquo (Ἀγαθοκλῆς δέ φησιν συνάγεσθαι ὅτι καθ Ὅμηρον ἐναντίως τῷ οὐρανῷ φέρεται ὁ ἥλιος τῇ δὲ δίνῃ αὐτοῦ συνέλκεταιmiddot Ἥραν γὰρ εἶναι τὴν τοῦ παντὸς φύσιν ἐκ τοῦ laquo ἦ οὐ μέμνῃ ὅτε τ ἐκρέμω ὑψόθεν raquo ἕλκεσθαι δὲ ἄκοντα τὸν ἥλιον ὑπὸ τῆς δίνης ὑπὸ τὰς δυσμάς)

330 Cf Il 144-53 au vers 47 Apollon est compareacute agrave la nuit (νυκτὶ ἐοικώς) ce qui aux yeux drsquoAristarque devait aussi contredire son identification au soleil

331 Cf Pfeiffer 1968 260

164

agrave deacuteriver les noms divins des lieux de culte comme on lrsquoapprend gracircce au texte suivant tireacute de

son ouvrage Περὶ θεῶν

Κύπρις τὸ ἐπίθετον Ἀφροδίτης ὃ οὐκ ἐνόησαν οἱ πρὸ ἡμῶν τί σημαίνει συμπλανηθέντες τῷ Ἡσιόδῳ ἔδοξαν ὅτι Κύπρις λέγεται ὥς φησιν Ἡσίοδος Κυπρογένεια διότι γεννᾶται ἐν τῷ laquo περικλύστῳ ἐνὶ Κύπρῳ raquo ὥσπερ καὶ τὴν φιλομειδῆ ὅτι laquo μηδέων ἐξεφαάνθη raquo Ὅμηρος δ οὐκ εἶπεν ἀλλὰ τὴν μειδιάματα φιλοῦσαν οἷον ἱλαρὰν διὰ τὴν ἐγκειμένην αὐτῇ δύναμιν ἀπὸ τῆς συνουσίας ὥσπερ οὖν τὸ πῦρ Ἥφαιστον λέγει ὁμωνύμως τῷ εὑρόντι οὕτω καὶ τὴν Ἀφροδίτην ποτὲ τὴν ἀνδρὸς πρὸς γυναῖκα συνουσίαν ἡνίκrsquo ἂν περὶ τῶν μνηστήρων λέγειmiddot laquo καὶ ἐκλελάθοντ Ἀφροδίτης ἣν ἄρα ὑπὸ μνηστῆρσιν ἔχον μίσγοντο δὲ λάθρῃ raquo

τὸ οὖν ἐπίθετον τὸ διὰ τοῦ laquo Κύπρις raquo σημαινόμενον ἀπὸ τῆς περὶ αὐτὴν δυνάμεως Ὁμήρῳ παρείληπται ἔστιν οὖν κατὰ συγκοπὴν εἰρημένον κύπορις ἡ τὸ κύειν πορίσκουσα ἴδιον γὰρ τῆς Ἀφροδίτης τοῦτο οὐ γὰρ ἄλλως γυναῖκες κυΐσκουσι χωρὶς τῆς Ἀφροδισιακῆς συνουσίας τὸ δὲ πλανῆσαν τὸν Ἡσίοδον καὶ τοὺς ἄλλους ἐστὶ τὸ ἐν τῇ Θ ῥαψῳδίᾳ λεγόμενονmiddot laquo ἡ δ ἄρα Κύπρον ἵκανε φιλομειδὴς Ἀφροδίτη ἐς Πάφον ἔνθα δέ οἱ τέμενος βωμός τε θυήεις οὐκ εἴ τις δὲ ἔν τινι τόπῳ τετίμηται κεῖθι καὶ γεγέννηται καὶ διὰ τοῦτο τῷ ἐπιθέτῳ κοσμεῖται

οὐδέποτε γοῦν Δήλιος ὁ Ἀπόλλων παρ Ὁμήρῳ οὐδὲ Πύθιος καίτοι γε καὶ ἑκάτερον τῶν ἱερῶν οἶδε δι ὧν φησι ποτὲ μέν laquo Δήλῳ δή ποτε τοῖον Ἀπόλλωνος παρὰ βωμῷ φοίνικος νέον ἔρνος ἀνερχόμενον ἐνόησα raquo ποτὲ δέ laquo οὐδ ὅσα λάϊνος οὐδὸς ἀφήτορος ἐντὸς ἐέργει Φοίβου Ἀπόλλωνος Πυθοῖ ἐνὶ πετρηέσσῃ

οὐδ ἐπεί φησιν laquo ἵκετο εἰς Αἰγὰς ὅθι οἱ κλυτὰ δώματα ἔασιν raquo Αἰγαῖός ποτε εἴρηται ὁ Ποσειδῶν παρ Ὁμήρῳ

καὶ ἡ Κυθέρεια δὲ καθ Ὅμηρον οὐχ ὅτι laquo προσέκυρσε Κυθήροις raquo οἶδε μὲν γὰρ τὰ Κύθηρα οὐκ ἀπὸ τούτου δὲ εἴρηται Κυθέρεια δὲ ἡ κευθόμενον ἔχουσα ἐν ἑαυτῇ τὸν πᾶσι τῆς ἐρωτικῆς φιλίας ἐξηρτημένον ἱμάντα οἷον τὸν ἔρωτα ὃν πᾶσι τοῖς νέοις ἀφίησι διὰ γὰρ τοῦ κεστοῦ ταῦτα παρέπεταιmiddot laquo ἔνθ ἔνι μὲν φιλότης ἔνι δ ἵμερος ἐν δ ὀαριστὺς πάρφασις ἥ τ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων raquo

ἐπεί τοι laquo καὶ Ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη raquo παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις ἀπὸ τῆς ἐνεργείας ἡ ἀπαλέξουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις οἵ φασιν ἀπὸ Ἀλαλκομενίου τόπου τινὸς εἰρῆσθαι

οὐδ ὡς Ἐρατοσθένης παρήκουσεν Ὁμήρου εἰπόντος laquo Ἑρμείας ἀκάκητα raquo ὅτι ἀπὸ Ἀκακησίου ὄρους ἀλλὰ μηδενὸς κακοῦ μεταδοτικός ἐπεὶ καὶ laquo δοτὴρ ἐάων raquo

πᾶν γοῦν ἀπὸ τῶν παρεπομένων τοῖς θεοῖς καὶ γὰρ ἡ γλαυκῶπις οὐκ ἀπὸ τοῦ laquo ἥ τ ἄκρης θῖνα Γλαυκώπιον ἵζει raquo ἀλλ ἀπὸ τῆς περὶ τὴν πρόσοψιν τῶν ὀφθαλμῶν καταπλήξεως καί τἆλλα δὲ τῶν ἐπιθέτων ἐπιοῦσιν ἡμῖν πάρεστιν ὁρᾶν οὐκ ἀπὸ τῶν ἱερῶν τόπων ὠνομασμένα ἀπὸ δὲ τῶν ἐνεργειῶν τῶν ψυχικῶν ἢ διὰ συμβεβηκότων περὶ τὸ σῶμα [hellip]

καὶ γὰρ εἴ ποτε σπανίως ἐπίθετα ἐξενήνοχε ἀπὸ τόπου ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου κατὰ τὸ εἰκὸς αὐτὰ λέγει

Κύπρις lrsquoeacutepithegravete drsquoAphrodite dont ceux qui nous ont preacuteceacutedeacute ignoraient la signification Ils croyaient partageant lrsquoerreur drsquoHeacutesiode qursquoelle est appeleacutee Kupris en tant qursquooriginaire de Chypre comme le dit Heacutesiode parce qursquoelle est neacutee laquo agrave Chypre battue des flots raquo et de mecircme

165

pour lrsquoeacutepithegravete Philomeides parce qursquoelle est laquo issue du sexe raquo [scil drsquoOuranos] (Theog 200) Mais Homegravere ne dit pas cela il lrsquoappelle laquo celle qui aime les sourires raquo comme une personne enjoueacutee agrave cause du pouvoir qui lui est imparti dans lrsquounion sexuelle

Ainsi tout comme il appelle le feu laquo Heacutephaiumlstos raquo drsquoapregraves celui qui en est lrsquoinventeur de mecircme il appelle parfois laquo Aphrodite raquo lrsquounion de lrsquohomme et de la femme comme agrave chaque fois qursquoil parle des preacutetendants laquo Et faites-leur oublier Aphrodite dont elles jouissaient gracircce aux preacutetendants en srsquounissant agrave eux en cachette raquo (Od 22444-5) Ainsi Homegravere utilise lrsquoeacutepithegravete qui a la forme Κύπρις agrave cause du pouvoir de la deacuteesse Ce mot est eacutequivalent agrave une forme abreacutegeacutee de κύπορις soit laquo ce qui permet la conception raquo (κύειν πορίσκουσα) Ceci est en effet lrsquoapanage drsquoAphrodite car les femmes ne peuvent pas concevoir autrement que par lrsquounion sexuelle Ce qui a induit en erreur Heacutesiode et les autres crsquoest ce qursquoon trouve dans le chant 8 de lrsquoOdysseacutee laquo Elle alla agrave Chypre Aphrodite φιλομειδὴς vers Paphos retrouver son enclos lrsquoencens de son autel raquo (Od 8362-3) Il nrsquoest pas vrai que si une diviniteacute est honoreacutee quelque part alors elle est forceacutement neacutee lagrave-bas et que le nom qursquoon lui donne en deacuterive aussi En tout cas jamais Apollon nrsquoest appeleacute laquo deacutelien raquo ou laquo pythien raquo chez Homegravere bien que ce dernier connaisse chacun de ces sanctuaires puisqursquoil dit quelque part laquo Agrave Deacutelos autrefois agrave lrsquoautel drsquoApollon jrsquoai vu mecircme beauteacute le rejet drsquoun palmier qui montait vers le ciel raquo (Od 6162-3) et ailleurs laquo Pas mecircme celles qursquoenferme le seuil de pierre de Phoebos Apollon le Deacutecocheur de flegraveches dans Pythocirc la Rocheuse raquo (Il 9404-5)

Et mecircme si Homegravere dit laquo Il srsquoen fut vers Eacutegeacutees et son temple fameux raquo (Od 5381) Poseacuteidon nrsquoest nulle part appeleacute laquo Eacutegeacuteen raquo dans ses poegravemes

Et lrsquoeacutepithegravete laquo Cytheacutereacutee raquo pour Homegravere ne vient pas du fait qursquoelle laquo toucha agrave Cythegravere raquo (Theog 198) ndash car il connaicirct ce lieu mais ne dit pas qursquoelle en vient laquo Cytheacutereacutee raquo crsquoest celle qui tient cacheacute (κευθόμενον) en elle la ceinture magique de laquelle deacutepend pour tous le lien eacuterotique crsquoest-agrave-dire le deacutesir (ἔρωτα) qursquoelle provoque chez tous les jeunes gens Car les choses suivantes apparaissent gracircce agrave ce charme laquo Lagrave sont tendresse deacutesir entretien amoureux aux propos seacuteducteurs qui trompent le cœur des plus sages raquo (Il 14216-7)

Et laquo Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne raquo drsquoapregraves ceux qui raisonnent correctement srsquoexplique par lrsquoactiviteacute de la deacuteesse celle qui laquo repousse raquo (ἀπαλέξουσα) les ennemis avec sa propre force Car nous ne sommes pas persuadeacutes par les Neoteroi qui affirment qursquoelle est deacutesigneacutee ainsi agrave cause drsquoun endroit qui srsquoappelle Alalcomenion

Nous ne pensons pas non plus comme Eacuteratosthegravene qui se meacuteprend lorsque Homegravere dit Hermegraves akakecircta croyant que cela vient du mont Akakecircsios lrsquoeacutepithegravete deacuterive plutocirct du fait qursquoHermegraves ne distribue pas de maux332 puisqursquoil est aussi appeleacute laquo dispensateur de biens raquo

Ainsi toutes les appellations reposent sur des caracteacuteristiques des dieux Par exemple γλαυκῶπις ne vient pas du fait qursquoelle laquo a eacutetabli le Glaukocircpion temple au sommet de lrsquoAcropole raquo333 mais plutocirct de la stupeur qui frappe agrave la vue de ses yeux334 Et de mecircme il est possible de voir si nous

332 Apollodore interpregravete donc ἀκάκητα comme eacutetant formeacute drsquoun α privatif et de κακητα laquo qui fait le mal raquo

333 Call Hec fr 238 Pfeiffer

334 Apollodore fonde ici son eacutetymologie sur la combinaison de mots de mecircme famille que ὄψις (vue) et γλαυκιάω (regarder feacuterocement) Sur les eacutetymologies laquo non explicites raquo dans les traiteacutes anciens voir Peraki-Kyriakidou 2002

166

les examinons que les autres eacutepithegravetes aussi ne tiennent pas leurs noms des lieux sacreacutes mais des fonctions de lrsquoacircme ou alors des caracteacuteristiques du corps [hellip] Car mecircme si rarement Homegravere creacutee ici ou lagrave des eacutepithegravetes agrave partir drsquoun lieu il fait dire cela par un personnage heacuteroiumlque suivant le vraisemblable (schol D Il 5422 ll 1-49)

La meacutethode eacutetymologique adopteacutee par Aristarque et Apollodore telle qursquoelle est appliqueacutee aux

eacutepithegravetes divines drsquoHomegravere va de pair avec la conception poeacutetique des personnages divins que

jrsquoai preacutesenteacutee comme eacutetant caracteacuteristique de la lecture peacuteripateacuteticienne et alexandrine En effet

cette meacutethode fait en sorte drsquoaccorder aux eacutepithegravetes une valeur fonctionnelle dans le reacutecit

homeacuterique au lieu de la valeur historique que leur donnent les partisans de lrsquoeacutetymologie

toponymique ou bien de la valeur symbolique que leur donnent les alleacutegoristes Il est drsquoailleurs

remarquable qursquoAristarque attribue agrave Homegravere une meacutethode identique lorsqursquoil srsquoagit de forger

des noms propres pour des personnages humains comme on peut le constater drsquoapregraves le texte

suivant

Ἁρμονίδεω ὅτι ὀνοματοθετικὸς ὁ ποιητής καὶ ἐν Ὀδυσσείᾳ παραπλησίως ποιεῖmiddot οἰκεῖον γὰρ τέκτονος τὸ ἁρμόζειν κἀκεῖmiddot laquo Τερπιάδης δέ τ ἀοιδός raquo καὶ ὅτι ἀμφίβολον πότερον ὁ Φέρεκλος ἔπηξεν τὰς ναῦς ἢ ὁ Ἁρμονίδης ἐφ ἃ καὶ Ἀρίσταρχος φέρεται

laquo ltTectongt fils drsquoHarmon raquo ltla diplecircgt parce que le poegravete aime inventer des noms et il en compose en suivant la mecircme meacutethode dans lrsquoOdysseacutee En effet le fait drsquoharmoniser (ἁρμόζειν) est propre au charpentier (τέκτων) et dans lrsquoautre poegraveme aussi laquo ltPheacutemiosgt lrsquoaegravede fils de Terpegraves raquo (Od 22330) Et il y a ambiguiumlteacute agrave savoir si crsquoest Pheacutereacuteclos ou Harmon qui a construit les vaisseaux ce agrave quoi Aristarque fait eacutegalement reacutefeacuterence (schol A Il 560a Ariston)

Il est clair qursquoaux yeux drsquoAristarque les noms des divers personnages mentionneacutes dans cette

scholie ne sont pas traditionnels mais le fruit de lrsquoinvention drsquoHomegravere puisqursquoils reflegravetent

preacuteciseacutement les activiteacutes des personnages en question335 le passage de lrsquoIliade fait allusion agrave la

succession laquo Pheacutereacuteclos fils de Tecton fils drsquoHarmon raquo trois noms approprieacutes dans le contexte

puisqursquoil est question de la construction des navires de Pacircris336 quant agrave Pheacutemios (Reacuteputation) agrave

son pegravere Terpegraves (Charme) leurs noms eacutevoquent eacutevidemment le meacutetier de poegravete Lrsquoonomastique

drsquoAristarque suit donc le mecircme principe dans le cas des personnages humains et divins celui du

rocircle narratif assumeacute par le personnage

335 Cf Bachmann 1902 18

336 Cela est le plus eacutevident dans le cas drsquoHarmon (Ajusteur) et Tecton (Bacirctisseur) mais agrave un autre niveau on peut interpreacuteter de la mecircme faccedilon le nom de Pheacutereacuteclos litteacuteralement laquo Celui qui porte la gloire raquo (scil avec les navires qursquoil construit)

167

Je concluerai cette section par un dernier exemple comparable aux preacuteceacutedents bien qursquoil ne

srsquoagisse pas dans ce cas drsquoune analyse drsquoune laquo eacutepithegravete raquo divine au sens technique mais plutocirct

drsquoune explication drsquoun terme appliqueacute en une occasion unique agrave Calliopeacutee la derniegravere des neuf

Muses eacutenumeacutereacutees par Heacutesiode en Op 79 Καλλιόπη θmiddot ἡ δὲ προφερεστάτη ἐστὶν ἁπασέων

εἰσὶ δὲ τὰ τῶν Μουσῶν εὑρήματα ταῦτα Κλειὼ ῥητορικήν Εὐτέρπη αὐλητικήν Θάλεια κωμῳδίαν Μελπομένη τραγῳδίαν Τερψιχόρη κιθαρῳδίαν Ἐρατὼ ποίησιν Πολύμνια γεωμετρίαν Οὐρανία ἀστρονομίαν Καλλιόπη ἔπη ἣν καὶ προφερεστάτην εἶπε πασῶν ὅτι πάσης ἐπιστήμης ὁ λόγος ἀνώτερος ἢ διὰ τὸ τὴν ποιητικὴν ἀνωτέραν εἶναι

Ἀρίσταρχος τὸ laquo προφερεστάτη raquo ἀντὶ τοῦ πρεσβυτάτη ἤκουσεν ὥστε ἄδηλον πότερον τῇ τιμῇ ἢ τῷ χρόνῳ laquo προφερεστάτη raquomiddot οἱ δὲ ἐντιμοτάτη

Voici quelles sont les inventions des Muses la rheacutetorique pour Kleiocirc lrsquoart de la flucircte pour Euterpe la comeacutedie pour Thaleia la trageacutedie pour Melpomegravene la citharodie pour Terpsichore la poeacutesie pour Eratocirc la geacuteomeacutetrie pour Polymnia lrsquoastronomie pour Ourania lrsquoeacutepopeacutee pour Calliopeacutee Le poegravete appelle celle-ci laquo premiegravere de toutes raquo parce que le logos est plus eacuteleveacute que tout savoir ou encore parce que crsquoest lrsquoart poeacutetique qui est plus eacuteleveacute

Aristarque a compris laquo premiegravere raquo au sens de laquo la plus ancienne raquo Aussi il nrsquoest pas clair si elle est dite laquo premiegravere raquo au sens honorifique ou au sens temporel drsquoautres pensent que le mot veut dire laquo la plus honoreacutee raquo (schol R2WLZT Hes Theog 76)

Encore ici lrsquointerpreacutetation particuliegravere drsquoAristarque offre un contraste frappant avec une

interpreacutetation concurrente Le superlatif προφερεστάτη drsquoHeacutesiode srsquoil est pris au sens privileacutegieacute

par lrsquoauteur de la scholie commande eacutevidemment des deacuteveloppements exeacutegeacutetiques

minimalement eacutelaboreacutes pourquoi Heacutesiode deacutesigne-t-il Calliopeacutee comme la plus laquo honorable raquo

des Muses Le scholiaste reacutepond agrave cette question en recourant agrave une analyse eacutetymologique du

nom de la Muse relevant la ressemblance des deux syllabes finales de Καλλιόπη au mot ἔπος

(mise en eacutevidence par la juxtaposition Καλλιόπη-ἔπη dans le texte de la scholie) il interpregravete ce

nom en fonction des deux significations principales de ἔπος soit laquo mot raquo et laquo vers poeacutetique raquo et en

deacuteduit que le poegravete signifie par lagrave la valeur de la poeacutesie ou du logos en geacuteneacuteral Face agrave cette

lecture celle drsquoAristarque apparaicirct beaucoup plus simple et nrsquoexige aucune explication

suppleacutementaire Heacutesiode fait de Calliopeacutee la plus ancienne des Muses exprimant par lagrave les

mecircmes preacuteoccupations geacuteneacutealogiques et plus geacuteneacuteralement chronologiques qui animent le reste

de son poegraveme

168

(d) Heacutelegravene et Aphrodite

Dans une section preacuteceacutedente jrsquoai deacuteveloppeacute lrsquoargument selon lequel la faccedilon particuliegravere dont

les Peacuteripateacuteticiens considegraverent les personnages divins de la poeacutesie pouvait ecirctre comprise comme

une forme drsquoanti-alleacutegorisme en ce sens qursquoelle consiste agrave traduire le divin en termes humains

plutocirct que lrsquoinverse Aux yeux des Peacuteripateacuteticiens le caractegravere anthropomorphique des diviniteacutes

constitue un trait typique du traitement poeacutetique et non une aberration theacuteologique ou une

impieacuteteacute

Or jamais les dieux homeacuteriques ne ressemblent autant aux hommes que dans lrsquohistoriette sur

lrsquoadultegravere entre Aregraves et Aphrodite chanteacutee par le barde Deacutemodocos agrave Ulysse et aux Pheacuteaciens au

huitiegraveme livre de lrsquoOdysseacutee337 Cet eacutepisode eacutetait lrsquoobjet de critiques morales virulentes comme de

deacutefenses chez les lecteurs anciens tandis que les philologues modernes de tradition analytique

remettent reacuteguliegraverement en question son authenticiteacute Il fut pourtant preacuteserveacute de lrsquoatheacutetegravese mecircme

partielle de la part drsquoAristarque ndash ce qui constitue drsquoailleurs une surprise pour certains qui lui

attribuent en geacuteneacuteral un souci excessif envers le critegravere du πρέπον voire une pudiciteacute mal agrave

propos338 Selon Van der Valk (1949 186 n5) Aristarque pourrait mecircme se trouver derriegravere la

deacutefense suivante des vers 8333-42 consideacutereacutes par certains critiques comme le summum du

scandale agrave lrsquointeacuterieur du reacutecit globalement scandaleux de lrsquoadultegravere divin (les vers 8333-42

relatent le bref dialogue entre Apollon et Hermegraves au cours duquel ce dernier affirme qursquoil

prendrait volontiers la place drsquoAregraves ligoteacute agrave Aphrodite par le piegravege drsquoHeacutephaiumlstos suscitant ainsi

le rire des autres dieux)

ἐπιτιμᾷ δὲ αὐτοῖς ὁ Ζωΐλος ἄτοπον εἶναι λέγων γελᾶν μὲν ἀκολάστως τοὺς θεοὺς ἐπὶ τοῖς τοιούτοις τὸν δ Ἑρμῆν εὔχεσθαι ἐναντίον τοῦ πατρὸς καὶ τῶν ἄλλων θεῶν ὁρώντων δεδέσθαι σὺν τῇ Ἀφροδίτῃ οὐκ εἰσὶ δὲ οἱ ποιητικοὶ θεοὶ φιλόσοφοι ἀλλὰ παίζονται339middot ἀλλὰ καὶ τὸ κάλλος ἠθέλησε δηλῶσαι τῆς Ἀφροδίτης ὡς καὶ ἐν Ἰλιάδι ἐπαινοῦντες οἱ δημογέροντες

337 Cf Burkert 1960 sur lrsquoallure anthropomorphique des dieux dans cet eacutepisode

338 Crsquoest le cas notamment de Van der Valk qui qualifie de laquo remarquable raquo (1949 186) le fait qursquoAristarque ne condamne pas le passage tout en ajoutant laquo This agrees with the practice of Aristarch to apply no ethical but aesthetic standards raquo (1949 186 n5) Cette derniegravere remarque contredit elle-mecircme la position explicite de Van der Valk (1949 1963-64 passim) sur la preacutetendue sensibiliteacute morale excessive des Alexandrins

339 Je nrsquoai pas drsquoexplication pour cet usage de la forme meacutedio-passive du verbe παίζω V Liapis (communication priveacutee) suggegravere la possibiliteacute que le verbe soit au passif et signifie que les dieux sont comme des jouets ie des objets drsquoamusement pour le poegravete

169

Zoiumlle les critique disant qursquoil est inapproprieacute que les dieux rient licentieusement de tels eacuteveacutenements et qursquoHermegraves exprime le souhait drsquoecirctre lieacute agrave Aphrodite sous le regard direct de son pegravere et des autres dieux Mais les dieux de la poeacutesie ne sont pas des sages ils srsquoamusent Mais crsquoest aussi qursquoltHomegraveregt voulait mettre en eacutevidence la beauteacute drsquoAphrodite comme avec les vieillards qui font un eacuteloge ltdrsquoHeacutelegravenegt dans lrsquoIliade (schol T Od 8332)

Le premier argument de cette deacutefense est formuleacute de faccedilon fort inteacuteressante οἱ ποιητικοὶ

θεοί les dieux tels que repreacutesenteacutes par les poegravetes ne sont pas des laquo philosophes raquo crsquoest-agrave-dire

qursquoils ne sont pas tenus drsquoincarner un ideacuteal particulier de savoir ou de morale La qualification

ποιητικοί laisse entendre que les dieux de la poeacutesie sont le produit drsquoune version particuliegravere du

divin qui est propre aux poegravetes et qui ne correspond pas neacutecessairement agrave lrsquoideacutee que lrsquoon se fait

des dieux dans la reacutealiteacute340 Cette version preacutesente les dieux srsquoadonnant au jeu une activiteacute

eacuteminemment humaine Lrsquoesprit de ce commentaire est comparable agrave la note suivante

(vraisemblablement mutileacutee341) qui remonte agrave Aristarque au sujet du vers Il 1606 (laquo deacutesireux de

dormir chacun [scil des dieux] rentre chez soi raquo) laquo ltla diplecircgt parce que selon le poegravete agrave la fois

les dieux et les hommes rentrent agrave la maison et srsquoendorment raquo342 Aristarque aura peut-ecirctre eacuteteacute

pousseacute par le vers parallegravele Od 1424343 (agrave propos des preacutetendants) agrave relever le partage par les

hommes et les dieux de cette routine plutocirct terre-agrave-terre

Bien que Van der Valk suggegravere de faccedilon quelque peu arbitraire la paterniteacute aristarquienne de

la scholie agrave Od 8332 la derniegravere phrase qui fait appel agrave un parallegravele de lrsquoIliade constitue

certainement un argument en faveur de cette paterniteacute La scegravene iliadique dont il est question est

celle qui ouvre lrsquoeacutepisode anciennement deacutesigneacute sous le nom de Τειχοσκοπία (laquo lrsquoobservation sur

les remparts raquo) au chant trois Heacutelegravene pousseacutee par Iris quitte sa chambre et se rend sur les murs

340 Cf schol T Il 24526 ex ougrave le scholiaste distingue entre une occasion ougrave Homegravere parle du laquo divin veacuteritable raquo ndash lequel correspond agrave lrsquoideacutee eacutepicurienne de lrsquoimpassibiliteacute des dieux ndash et celles ougrave il met en scegravene laquo les dieux poeacutetiques raquo crsquoest-agrave-dire des dieux qui souffrent de passions humaines (νῦν τὸ φύσει θεῖόν φησι τοὺς δὲ ποιητικοὺς λυπουμένους εἰσάγει)

341 Cf Erbse ad loc

342 ὅτι οἱ θεοὶ καὶ οἱ ἄνθρωποι κατὰ τὸν ποιητὴν ἀναλύουσιν οἴκαδε καὶ κοιμῶνται (schol A Il 1606a Ariston)

343 Une scholie agrave ce vers rapporte une lecture concurrente drsquoAristophane de Byzance transmise dans laquo lrsquoeacutedition drsquoArgolide raquo Cette version du vers Od 1424 implique que les preacutetendants srsquoendorment sur place (ie dans le palais drsquoUlysse) au lieu de rentrer chez eux ἔνιοι laquo δὴ τότε κοιμήσαντο καὶ ὕπνου δῶρον ἕλοντο raquo μεταποιηθῆναι δέ φασιν ὑπὸ Ἀριστοφάνους τὸν στίχον ἐν δὲ τῇ Ἀργολικῇ προστέθειται (schol DEHMaO Od 1424 Did) Dans le deacutebat ancien sur la question du lieu ougrave logent les preacutetendants Aristarque aura donc deacutefendu la position voulant que chacun retourne chez soi apregraves avoir passeacute la journeacutee chez Ulysse

170

de Troie afin de contempler le spectacle des deux armeacutees Lorsqursquoils lrsquoaperccediloivent les chefs acircgeacutes

de la ville eacutechangent drsquoabord quelques paroles admiratives devant sa beauteacute allant mecircme jusqursquoagrave

dire que cette beauteacute justifie le conflit entre Grecs et Troyens Une scholie au vers 155 (laquo Agrave voix

basse [ἧκα] ils eacutechangent des mots aileacutes raquo) porte sur un deacutesaccord entre Aristarque et Zeacutenodote agrave

propos du premier mot du vers

ὅτι Ζηνόδοτος γράφει ὦκα εἴτε δὲ ἐπὶ τῆς Ἑλένης ἐστίν ὅτι ὦκα ἐπορεύετο ἀπρεπὲς ἔσταιmiddot εἴτε ἐπὶ τῶν δημογερόντων ὅτι ὦκα διελέγοντο ἀνάρμοστονmiddot βραδυλόγοι γάρ εἰσιν οἱ γέροντες

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo ὦκα raquo (rapidement) [scil au lieu de ἧκα] Mais si le mot se rapporte agrave Heacutelegravene et que le sens est laquo elle se rendait rapidement raquo alors il y aura inconvenance Et srsquoil se rapporte aux chefs et que le sens est laquo ils parlaient rapidement raquo alors il y aura manque de conformiteacute car les vieillards ont un deacutebit lent (schol A Il 3155a Ariston)

Une autre scholie au mecircme vers attribueacutee agrave Nicanor par Erbse paraicirct prolonger ce

raisonnement et il est vraisemblable que son contenu deacuterive aussi drsquoAristarque

Πτολεμαῖος ὁ Ἀσκαλωνίτης ἐν τῷ Περὶ τῆς Κρατητείου αἱρέσεως φησίνmiddot laquo ὦκα γράφει ἀντὶ τοῦ ἦκα raquo καὶ ἀπολογούμενός φησιν ὅτι μετ αὐτὸ διασταλτέον ἵν ᾖ laquo Ἑλένην ἐπὶ πύργον ἰοῦσαν raquo ὦκα πρὸς δὲ τῷ μὴ ἁρμόζειν ἐπὶ τῆς Ἑλένης τὸ δρομαίαν αὐτὴν προσέρχεσθαι μὴ καὶ ἔτι καταλάβῃ αὐτοὺς ταῦτα διαλεγομένους καὶ ἡ ἀρετὴ τοῦ πρέποντος ἀφαιρεῖταιmiddot τὸ γὰρ ἦκα ἐπὶ πρεσβυτῶν ὡς οὐδὲν ἕτερον ἁρμόζει καὶ μάλιστα ὅτι κάλλος γυναικὸς θαυμάσαντες τῶν ἰδίων καταφρονοῦσι κινδύνων τοῦτο οὖν οὐκ ἦν πρέπον ἄλλον ἀκούειν ἀμφότερα δὲ ὁ ποιητὴς ἐφύλαξεν καὶ τὸ τῆς Ἑλένης ἐγκώμιον καὶ τὸ τοῖς πρεσβύταις πρέπον προσθεὶς τὸ ἦκα

Ptoleacutemeacutee drsquoAscalon dans son livre sur lrsquoeacutecole de Crategraves dit laquo il344 eacutecrit ὦκα au lieu de ἧκα raquo Et prenant sa deacutefense il dit qursquoil faut mettre un point apregraves ce mot afin drsquoavoir laquo Heacutelegravene se rendant agrave la tour en vitesse raquo (3154-5) Mais en plus du fait qursquoil ne sied pas agrave Heacutelegravene de se deacuteplacer agrave la course la qualiteacute de la convenance est deacutetruite de peur aussi qursquoelle les surprenne en train de parler de ces choses [scil drsquoelle] En effet le mot ἧκα convient mieux que tout autre aux vieillards et surtout parce que dans leur admiration de la beauteacute drsquoune femme ils font fi des dangers qui les menacent345 cela donc il ne convenait pas qursquoun autre lrsquoentende Le poegravete en ajoutant le mot ἧκα a ainsi preacuteserveacute les deux eacuteleacutements soit lrsquoeacuteloge drsquoHeacutelegravene et le convenable pour les vieillards (schol A Il 3155b Nic)

344 Le sujet de γράφει nrsquoest pas clair mais il srsquoagirait de Zeacutenodote selon Friedlaumlnder (1850 168) et Van der Valk (1963-1964 II 58 n248) Si crsquoest le cas il est drsquoautant plus vraisemblable que Nicanor suive ici Aristarque qui avait preacuteciseacutement critiqueacute Zeacutenodote sur ce vers Lrsquoouvrage de Ptoleacutemeacutee concernant Crategraves est autrement inconnu (cf Baege 1882 21)

345 Le raisonnement semble ecirctre que crsquoest le caractegravere potentiellement honteux des paroles des vieillards qui justifie qursquoelles soient prononceacutees agrave voix basse

171

Alors que la scholie 155a se contente de donner des arguments pour rejeter la leccedilon ὦκα la

scholie 155b en ajoute drsquoautres en faveur de ἧκα tout en reprenant lrsquoargument initial

drsquoAristarque contre le caractegravere inapproprieacute drsquoune Heacutelegravene allant agrave la course au sommet de la tour

La derniegravere phrase de la scholie 155b fait quant agrave elle eacutecho agrave la scholie T ad Od 8332 (citeacutee

ci-haut) dans lrsquoideacutee que la scegravene de la Τειχοσκοπία constitue un laquo eacuteloge raquo (ἐγκώμιον) drsquoHeacutelegravene

(cf schol T ad Od 8332 οἱ ἐπαινοῦντες)

Le rapprochement entre les deux scegravenes fait agrave la scholie T (ad Od 8332) srsquoavegravere

remarquablement pertinent Agrave la fois dans le passage de lrsquoOdysseacutee et dans celui de lrsquoIliade on a

affaire agrave une assembleacutee macircle (de dieux dans un cas drsquohommes dans lrsquoautre) admirant une femme

(ou une deacuteesse) drsquoune beauteacute exceptionnelle et poussant lrsquohyperbole jusqursquoagrave deacuteclarer que lrsquoon

peut accepter de grands malheurs pour prix de la possession de cette beauteacute ligoteacute en compagnie

drsquoAphrodite Hermegraves souhaiterait ainsi ecirctre humilieacute par le regard des autres dieux les vieillards

quant agrave eux reconnaissent qursquolaquo il nrsquoy a pas lieu de blacircmer les Troyens ni les Acheacuteens aux bonnes

jambiegraveres si pour une telle femme [Heacutelegravene] ils souffrent de si longs maux raquo (Il 3156-7) Les

deux scegravenes entretiennent donc une ressemblance certaine si ce nrsquoest que lrsquoune se deacuteroule chez

les dieux et lrsquoautre chez les hommes Mais cette diffeacuterence semble en lrsquooccurrence avoir eacuteteacute

neacutegligeable pour Aristarque srsquoil se trouve bien derriegravere les quelques commentaires tout juste

examineacutes Au contraire ces commentaires soulignent le paralleacutelisme des deux situations

Pour en revenir au chant de Deacutemodocos qui fut objet drsquoalleacutegoregraveses multiples chez les Grecs il

est tout agrave fait remarquable de constater combien Aristarque srsquoeacuteloigne significativement de ce type

de lecture et adopte ici encore une approche qui bien au contraire srsquoancre fermement dans le

contexte du passage homeacuterique Au vers Od 8352-3 Heacutephaiumlstos prieacute par Poseacuteidon de relacirccher

Aregraves enchaicircneacute en eacutechange drsquoune promesse de compensation de son affront exprime ainsi ses

reacuteserves face agrave la proposition de Poseacuteidon laquo Comment pourrais-je te lier devant les dieux

immortels (πῶς ἂν ἐγώ σε δέοιμι μετ ἀθανάτοισι θεοῖσιν) si Aregraves srsquoen va fuyant sa dette et

ses chaicircnes  raquo Une scholie agrave ce passage va comme suit

πῶς ἂν ἐγώ σε δέοιμι ὁ δὲ Ἀρίσταρχος πῶς ἂν εὐθύνοιμι γράφει

laquo Comment te lierais-je raquo Mais Aristarque eacutecrit laquo Comment te confondrais-je raquo (schol HMQTV Od 8352)

172

La leccedilon drsquoAristarque (qui est bien une leccedilon et non une paraphrase comme le reacutevegravele sans

eacutequivoque le verbe γράφει)346 est souvent reccedilue par les commentateurs avec une pointe de

deacuteception celui-lagrave mecircme qui dans le cas du ligotage des dieux rapporteacute par Dioneacute dans lrsquoIliade

(cf supra) plaidait pour une saine reconnaissance de la licence poeacutetique semble cette fois-ci

sacrifier au deacutecorum et agrave la morale conventionnelle Suivant Struck (2004 70) la proposition

drsquoAristarque laquo rules out the notion that a god might even bring up in anger the possibility of

actually binding another god raquo

Pourtant cette affirmation de Struck est en lrsquooccurrence inapproprieacutee puisqursquoAristarque nrsquoa

eacutemis aucune objection face au ligotage non seulement possible mais accompli drsquoun dieu par un

autre dieu celui drsquoAregraves par Heacutephaiumlstos De plus la lecture εὐθύνοιμι drsquoAristarque nrsquoa pas tant

pour effet de tempeacuterer le sacrilegravege potentiel que repreacutesente la scegravene que drsquoexacerber le cocircteacute

grotesque piteusement humain du comportement des dieux Le verbe εὐθύνειν relegraveve en effet

du monde politico-juridique agrave lrsquoinstar drsquoailleurs de plusieurs autres termes apparaissant dans les

lignes preacuteceacutedant celle qui nous concerne Poseacuteidon laquo promet raquo (ὑπίσχομαι) qursquoAregraves laquo paiera une

compensation suffisante raquo (τείσειν αἴσιμα) (8347-8) tandis qursquoHeacutephaiumlstos exprime des doutes

quant agrave la valeur de ces laquo garanties raquo (ἐγγύαι) (8351) et reacuteclame le droit de reacutecupeacuterer la dot

(ἔεδνα) verseacutee au pegravere de son eacutepouse (8318-9)

Ainsi puisque Aristarque propose de remplacer (et non drsquointerpreacuteter) δέοιμι par εὐθύνοιμι il

ne considegravere aucunement le premier verbe comme une meacutetaphore du second De plus ce

remplacement est vraisemblablement motiveacute par le contexte immeacutediat du passage ougrave abondent

des reacutefeacuterences saugrenues agrave la sphegravere humaine des contrats et des procegraves plutocirct que par un rejet

ideacuteologique de lrsquoimage du laquo dieu enchaicircneacute raquo Ici comme ailleurs Aristarque accepte pleinement le

caractegravere anthropomorphique du portrait homeacuterique des dieux

346 Contra Struck 2004 69 (laquo Aristarchus glossed the linehellip raquo) Garvie 1994 309 (laquo Aristarchus weakly took δέοιμι metaphorically as meaning εὐθύνοιμι raquo) La variante πῶς ἂν εὐθύνοιμι est meacutetriquement valable mecircme sans suppleacuteer le pronom de la deuxiegraveme personne (πῶς ἄν ltσrsquogt εὐθύνοιμι) comme le fait Beacuterard (app crit ad loc) puisque les regravegles de prosodie permettent lrsquoallongement du α dans ἄν particuliegraverement dans le premier pied (cf West 1982 38-9)

173

(e) Diviniteacutes homeacuteriques et anthropomorphisme

Une particulariteacute de la poeacutesie homeacuterique qui nrsquoa pu manquer drsquointeacuteresser les lecteurs anciens

(ainsi drsquoailleurs que les lecteurs modernes) est la faccedilon dont le poegravete met en scegravene des rapports

entre hommes et dieux notamment par le biais du proceacutedeacute narratif freacutequent consistant agrave

repreacutesenter un dieu qui a pris une forme humaine Devant de telles scegravenes Aristarque deacutemontre

encore une fois une prise de position coheacuterente qui va dans le sens drsquoune reconnaissance de la

leacutegitimiteacute poeacutetique drsquoune telle confusion entre le mortel et lrsquoimmortel

Un exemple notoire est la scegravene ougrave Aphrodite sous les traits drsquoune vieille femme tend une

chaise agrave Heacutelegravene afin que celle-ci ait un entretien avec Pacircris qursquoAphrodite vient de sauver des

mains de Meacuteneacutelas et de transporter dans sa chambre

ἡ δ εἰς ὑψόροφον ἀπὸ τούτου ἕως τοῦ laquo ἔνθα κάθιζ Ἑλένη raquo στίχοις τέσσαρσι παράκεινται διπλαῖ περιεστιγμέναι ὅτι Ζηνόδοτος μετετίθει τὴν συνέπειαν οὕτωςmiddot laquo ἀμφίπολοι μὲν ἔπειτα θοῶς ἐπὶ ἔργα τράποντο αὐτὴ δ ἀντίον ἷζεν Ἀλεξάνδροιο ἄνακτος (pro 3423-6) ὄσσε πάλιν κλίνασα πόσιν δ ἠνίπαπε μύθῳ raquo (3427)middot ἀπρεπὲς γὰρ αὐτῷ ἐφαίνετο τὸ τῇ Ἑλένῃ τὴν Ἀφροδίτην δίφρον βαστάζειν ἐπιλέλησται δὲ ὅτι γραῒ εἴκασται καὶ ταύτῃ τῇ μορφῇ τὰ προσήκοντα ἐπιτηδεύει

laquo Heacutelegravene va vers la chambre raquo Des diplai pointeacutes marquent les quatre vers agrave partir drsquoici jusqursquoagrave laquo ici srsquoassied Heacutelegravene raquo (3426) parce que Zeacutenodote modifie le passage ainsi laquo Les servantes se remettent promptement agrave leurs travaux (3422) et Heacutelegravene srsquoassied face au prince Alexandre et tout en deacutetournant les yeux de son eacutepoux le semonce en ces termes raquo Car il lui semble inconvenant qursquoAphrodite deacuteplace un siegravege pour Heacutelegravene Mais il oublie que la deacuteesse a pris lrsquoapparence drsquoune vieille femme et qursquoelle pose les gestes qui conviennent agrave cette forme (schol A Il 3423a Ariston)

Contrairement agrave Zeacutenodote on peut dire qursquoAristarque prend seacuterieusement la meacutetamorphose de

la deacuteesse dans la mesure ougrave il accepte jusqursquoau bout les conseacutequences narratives de cette

convention poeacutetique Pour fins de contraste on peut comparer sur cette mecircme scegravene le

commentaire drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui identifie alleacutegoriquement (dans ce cas-ci347) Aphrodite

agrave la passion amoureuse

Mais nrsquoest-il pas indeacutecent qursquoAphrodite pousse Heacutelegravene dans les bras drsquoAlexandre On ne prend pas garde que le poegravete deacutesigne par ce vocable la folie des passions amoureuses qui se fait toujours lrsquoentremetteuse et la servante des deacutesirs de la jeunesse Elle a bien trouveacute la place qursquoil lui faut (τόπον εὗρεν ἐπιτήδειον) drsquoougrave elle avancera le siegravege drsquoHeacutelegravene drsquoougrave par divers sortilegraveges elle

347 En drsquoautres circonstances (cf 304) Heacuteraclite fait drsquoAphrodite la personnification de la stupiditeacute des barbares Ce genre drsquoidentification laquo agrave la piegravece raquo adapteacutee aux circonstances narratives est typique des alleacutegoristes

174

excitera lrsquoamour en chacun drsquoeux alors qursquoAlexandre est encore eacutepris mais qursquoHeacutelegravene commence agrave changer de dispositions (Heraclit All 284-6)

Lrsquoallusion drsquoHeacuteraclite au fait qursquoAphrodite avance un siegravege agrave Heacutelegravene pourrait certes paraicirctre

eacutetrange si la scholie citeacutee preacuteceacutedemment ne nous informait pas de lrsquoimportance particuliegravere que

ce deacutetail avait eue dans le cadre des discussions alexandrines Heacuteraclite srsquoinspire ici

vraisemblablement de ces discussions comme le suggegraverent les mots qursquoil choisit Aphrodite

laquo servante raquo des deacutesirs occupe laquo une place convenable (ἐπιτήδειον) raquo pour donner un siegravege agrave

Heacutelegravene tout comme pour Aristarque la deacuteesse transformeacutee en vieille servante laquo srsquoadonne

(ἐπιτηδεύει) aux activiteacutes convenant agrave sa forme raquo Le contraste entre lrsquoexplication alleacutegorique

drsquoHeacuteraclite et la justification poeacutetique drsquoAristarque nrsquoen est que plus frappant

Par ailleurs la confusion que suscite ce genre de transformations divines chez les lecteurs

anciens est particuliegraverement perceptible dans la scholie exeacutegeacutetique agrave ce mecircme passage qui ajoute

aux teacutemoignages concernant son caractegravere zeacuteteacutematique

δίφρον ἑλοῦσαhellip Ἀφροδίτη εἰ μὲν ὡς γραῦς οὐκ ἄτοπονmiddot εἰ δὲ ὡς Ἀφροδίτη καὶ Ἀθηνᾶ λύχνον φαίνει Ὀδυσσεῖ καὶ οὐ θαυμαστόν εἰ ἀδελφῇ ὑπηρετεῖταιmiddot διὸ καὶ ἐπάγει laquo κούρη Διός raquo

laquo Ayant pris un siegravege Aphroditehellip raquo Si ltelle agit ainsigt en tant que vieille femme ce nrsquoest pas absurde mais si crsquoest en tant qursquoAphrodite ltalors on peut reacutepondre quegt mecircme Atheacutena procure de la lumiegravere pour Ulysse (cf Od 1933-4) Et ce nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle rende service agrave sa soeur crsquoest pour cette raison qursquoHomegravere appelle Heacutelegravene laquo fille de Zeus raquo [scil dans ce mecircme passage cf 3426] (schol bT Il 3424a ex)

Lrsquoauteur de cette scholie sans trancher sur la question de la nature divine ou humaine du

personnage dans le passage srsquoassure drsquoavoir une reacuteponse dans les deux cas le geste drsquoAphrodite

est normal srsquoil est celui de la vieille femme dont elle a pris lrsquoapparence et srsquoil est poseacute par la

deacuteesse elle-mecircme il nrsquoest pas sans parallegraveles puisque qursquoon voit drsquoautres dieux portant ce genre

drsquoassistance aux hommes dans les poegravemes homeacuteriques

Quant agrave Aristarque non seulement il conserve des vers supprimeacutes par Zeacutenodote dans lesquels

un personnage divin adopte un comportement humain mais il va jusqursquoagrave atheacutetiser lui-mecircme un

autre passage ougrave agrave lrsquoinverse une diviniteacute deacuteguiseacutee en homme ne se comporte pas de faccedilon

suffisamment conforme agrave son apparence La scholie suivante concerne le passage ougrave le narrateur

affirme qursquoIris envoyeacutee aux Troyens par Zeus prend les traits drsquoun fils de Priam Politegraves pour

srsquoadresser au roi

175

ἀθετεῖ τούτους Ἀρίσταρχος ὅτι πρῶτον μ(ὲν) οὐδέποτε ὑπὸ Διὸς πεμπομένη ἡ Ἶρις ὁμοιοῦταί τινι ἀλλ αἰεὶ αὐτοπρόσωπος παραγίνεται ἔτι δὲ κ(αὶ) ἡ ὑπόκρισις ἀπίθανοςmiddot εἰ γ(ὰρ) ἕνεκα τοῦ ψιλῶς εἰπεῖν ὅτι ἔρχονται παρῆκται ἡ Ἶρις τοῦτο κ(αὶ) ὁ Πολίτης ἠδύνατ ο ποιῆσαιmiddot εἰ δὲ πρ(ὸς) τοῦτο ἵνα οἱ πρότερον μὴ τολμῶντες ἐξελθεῖν ἐξέλθωσιν ltἡgt Ἶρις ἔστω λέγουσα ὡς κ(αὶ) παρὰ τοῦ Διὸς ἀπεσταλμένη ὅτι δὲ Ὅμηρος ὅταν τινὰ εἰκάζηltιgt τινί κ(αὶ) τοὺς πρέποντας λόγους περιτίθησιν δῆλον ἡ γοῦν ἀρχὴ οὐ Πολίτου (ἐστίν) ἀλλ ὑπὲρ τὸν Πολίτηνmiddot φησὶ γ(άρ) ldquoὦ γέρον αἰεί τοι μῦθοι φίλοι ἄκριτοί εἰσινrdquo τοῦτο εἰ μ(ὲν) ἡ Ἶρις λέγουσα πρεπόντως ἔχει εἰ δὲ ὁ υἱὸς πατρί ἀπρεπῶςmiddot ἔδει γ(ὰρ) λέγειν lsquoὦ πάτερrsquo

Aristarque atheacutetise ces vers drsquoune part parce que jamais Iris ne prend les traits de quelqursquoun drsquoautre lorsqursquoelle est envoyeacutee par Zeus mais au contraire elle se preacutesente toujours en personne Drsquoautre part le fait qursquoelle joue ce rocircle est invraisemblable car si Iris a eacuteteacute introduite uniquement pour dire que ltles Grecsgt approchaient alors Politegraves aurait pu faire cela lui-mecircme Mais si crsquoest dans le but de faire sortir de la ville ceux qui nrsquoosaient pas sortir auparavant alors qursquoIris livre son message telle qursquoelle a eacuteteacute envoyeacutee par Zeus Il est eacutevident qursquoHomegravere lorsqursquoil donne agrave un personnage lrsquoapparence drsquoun autre lui attribue aussi des paroles convenant agrave cette autre personne Drsquoailleurs le deacutebut du discours nrsquoest pas approprieacute agrave Politegraves il outrepasse son rang Car Iris dit laquo Ah vieillard tu nrsquoas donc plaisir qursquoaux propos sans fin  raquo Cela est approprieacute dans la bouche drsquoIris mais non dans celle drsquoun fils srsquoadressant agrave son pegravere Il aurait fallu dire laquo Ocirc mon pegravere raquo (schol pap Il 2791-5)

Ailleurs Aristarque rejette une leccedilon de Zeacutenodote sous preacutetexte que lrsquoeacutepithegravete qursquoil attribue

aux Muses nrsquoest jamais utiliseacutee pour les femmes grecques chez Homegravere

Ὀλύμπια δώματrsquo ἔχουσα ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo Ὀλυμπιάδες βαθύκολποι raquo οὐδέποτε δὲ τὰς Ἑλληνίδας γυναῖκας βαθυκόλπους εἴρηκεν ὥστε οὐδὲ τὰς Μούσας

laquo ltMusesgt qui habitez les demeures de lrsquoOlympe raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo habitantes de lrsquoOlympe aux ceintures profondes raquo Mais Homegravere nrsquoappelle jamais les femmes grecques laquo aux ceintures profondes raquo de sorte qursquoil nrsquoappelle pas les Muses ainsi non plus (schol A Il 2484 Ariston)

Ici Aristarque nrsquoadmet que partiellement lrsquoeacutequivalence poeacutetique entre personnages divins et

humains eacutetant donneacute que lrsquoeacutepithegravete en question apparaicirct trois fois dans le texte homeacuterique pour

qualifier les Troyennes cette eacutetrange remarque semble impliquer que les diviniteacutes peuvent certes

partager certaines qualiteacutes avec les mortels mais uniquement ceux de race grecque

Une exception possible agrave la toleacuterance drsquoAristarque face agrave lrsquoanthropomorphisme des diviniteacutes

homeacuteriques est constitueacutee par le ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade ougrave Atheacutena monte aux cocircteacutes de

Diomegravede sur un char lequel craque sous leur poids car srsquoexclame le narrateur laquo il porte une si

terrible deacuteesse et un tel heacuteros raquo Dans son commentaire agrave ce passage G S Kirk348 suggegravere que

crsquoest la repreacutesentation excessivement mateacuterielle de la deacuteesse qui aurait choqueacute Aristarque dans

348 Kirk 1985 II 146

176

ces vers laquo It was probably the theological implications of Athenarsquos sheer weight that distressed

him raquo Cela ne correspond toutefois pas agrave ce qui est rapporteacute dans la scholie concerneacutee

ἀθετοῦνται στίχοι δύο ὅτι οὐκ ἀναγκαῖοι καὶ γελοῖοι καί τι ἐναντίον ἔχοντες τί γάρ εἰ χείριστοι ἦσαν ταῖς ψυχαῖς εὐειδεῖς δὲ καὶ εὔσαρκοι

Les deux vers sont atheacutetiseacutes parce qursquoils ne sont pas neacutecessaires mais ridicules et ils contiennent un eacuteleacutement contradictoire Car qursquoen serait-il srsquoils eacutetaient miseacuterables par leur acircme mais beaux et robustes (schol A Il 5838-9 Ariston)

La nature exacte de la contradiction que croit relever Aristarque nrsquoest pas tregraves explicite mais

la meilleure interpreacutetation semble ecirctre la suivante Aristarque srsquooppose au rapprochement que

fait le poegravete entre les qualiteacutes morales drsquoAtheacutena (δεινή) et de Diomegravede (ἄριστον) et leur force

physique avanccedilant qursquoil serait tout agrave fait possible qursquoun personnage meacutediocre soit doteacute drsquoun

physique avantageux Aristarque voit donc dans le vers 839 qui lie le craquement du char agrave

lrsquoexcellence des deux personnages une implication laquo ridicule raquo et prend position en faveur de

lrsquoatheacutetegravese puisque ces vers ne sont par ailleurs pas neacutecessaires au reacutecit Loin drsquoavoir une teneur

theacuteologique ce commentaire traite au contraire en un seul bloc la relation entre les qualiteacutes

morales et la beauteacute chez lrsquoun et lrsquoautre des personnages lrsquoun divin et lrsquoautre humain Lrsquoobjection

drsquoAristarque srsquoapplique autant agrave Diomegravede qursquoagrave Atheacutena encore une fois les caracteacuteristiques des

hommes et des dieux sont homogegravenes

(f) Conclusion

Comme crsquoest le cas chez Aristote il faut convenir que lrsquoanti-alleacutegorisme drsquoAristarque est tout

au plus implicite crsquoest-agrave-dire qursquoil est davantage reconnaissable par lrsquoomission (significative) de

la lecture alleacutegorique ou encore par des prises de position marquant un contraste clair avec ce

type de lecture que par des discussions theacuteoriques sur la meacutethode alleacutegorique en tant que telle

Mais ce caractegravere implicite ne diminue pas pour autant la parenteacute intellectuelle drsquoAristote et

drsquoAristarque et il est raisonnable de baser sur ce rejet commun de lrsquoalleacutegorie lrsquoideacutee que le savoir

peacuteripateacuteticien devait ecirctre passeacute agrave Alexandrie349 Encore une fois il faut rappeler que crsquoest la

populariteacute geacuteneacuterale de lrsquoalleacutegoregravese aupregraves des critiques anciens chez qui on a parfois

lrsquoimpression qursquoelle constituait presque la lecture la plus naturelle qui rend aussi significative

349 Cf Hintenlang 1961 140

177

lrsquoabstention ostentatoire de lrsquoalleacutegoregravese qui caracteacuterise les deux eacutecoles qui font lrsquoobjet de cette

eacutetude

Section (ii) Les limites du litteacuteralisme

La formulation de la scholie D examineacutee ci-haut (section (i)a) ougrave Aristarque exprime sa

meacutefiance envers ceux qui laquo eacutelaborent agrave lrsquoexteacuterieur de ce qursquoa dit le poegravete raquo ne doit pas faire croire

qursquoil encourage par lagrave le lecteur agrave un litteacuteralisme strict Bien au contraire ses commentaires

reacutevegravelent le plus souvent une attitude interpreacutetative remarquablement eacutequilibreacutee et font preuve

drsquoune flexibiliteacute qui ne peut qursquoecirctre le reacutesultat de la reconnaissance drsquoun statut particulier au

discours du poegravete Les sections suivantes seront consacreacutees agrave exemplifier certains traits de la

critique drsquoAristarque par lesquels il se deacutemarque de la lecture excessivement litteacuterale qui

caracteacuterise nombre de ses contemporains

(a) La corde de la guerre

Dans la section preacuteceacutedente il a eacuteteacute question agrave quelques reprises du contraste offert entre les

interpreacutetations de Crategraves et drsquoAristarque sur diverses questions Dans le cas qui va suivre ougrave on

trouve eacutegalement un tel contraste les rocircles se voient en quelque sorte inverseacutes Aristarque

adoptant une lecture leacutegegraverement plus audacieuse que celle de Crategraves Les vers homeacuteriques

commenteacutes sont les suivants

τοὶ δ ἔριδος κρατερῆς καὶ ὁμοιΐου πτολέμοιο

πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροισι τάνυσσαν

ἄρρηκτόν τ ἄλυτόν τε τὸ πολλῶν γούνατ ἔλυσεν

Et ainsi ils tendaient la corde de la violente querelle et de la guerre eacutegale en alternance vers les uns et les autres ndash la corde incassable indeacutenouable qui deacutenoua les genoux de nombreux hommes (Il 13358-60)

Comme il est clair drsquoapregraves le contexte du passage ce sont Zeus et Poseacuteidon qui tirent la

laquo corde raquo de la guerre laquo eacutegale raquo les dieux entretiennent une situation stagnante rendant lrsquoissue de

la guerre indeacutecidable en raison du succegraves octroyeacute alternativement aux Troyens et aux Acheacuteens

178

Pour Crategraves toutefois les sujets du verbe τάνυσσαν sont non pas les dieux mais les deux

armeacutees

ὁ Ποσειδῶν καὶ ὁ Ζεὺς τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ τοῦ πολέμου συμπλέξαντες ἥπλωσαν αὐτὸ ἐπ ἀμφοτέρων τῶν στρατιωτῶν Κράτης δὲ ἐπὶ τῶν στρατευμάτων φησίνmiddot οἱ Τρῶες γὰρ καὶ οἱ Ἕλληνες

Poseacuteidon et Zeus ayant attacheacute ensemble les deux bouts de la corde celui de la querelle et celui de la guerre ont deacuteployeacute la corde sur les deux groupes de soldats Mais selon Crategraves Homegravere parle des armeacutees car ce sont les Troyens et les Grecs ltqui tirent la cordegt (schol T Il 13358-60b ex)

Lrsquointerpreacutetation qui preacutecegravede celle de Crategraves et qui deacutecrit une sorte de lasso entourant les deux

armeacutees est attribueacutee agrave Aristarque dans drsquoautres scholies

laquo πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροισι τάνυσσαν raquo διχῶς Ἀρίσταρχος καὶ laquo ἐπ ἀλλήλοισιν raquo ἓν δὲ δι ἀμφοτέρων τὸ λεγόμενον ὅτι ὁ Ποσειδῶν καὶ ὁ Ζεὺς τὸν πόλεμον τῇ ἔριδι συνέδησαν τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ πάλιν τὸ τοῦ πολέμου λαβόντες καὶ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροις ὥσπερ οἱ τὰ ἅμματα ποιοῦντες τόδε ἐπὶ τόδε οὕτως Ἀρίσταρχος

laquo ils tendaient la corde en alternance vers les uns et les autres raquo Selon Aristarque il y a une deuxiegraveme leccedilon possible laquo les uns contre les autres raquo Mais dans lrsquoun et lrsquoautre cas ce qui est dit est la mecircme chose Poseacuteidon et Zeus ont attacheacute la guerre agrave la querelle ayant pris le bout avec la querelle et ensuite celui de la guerre puis les ayant croiseacutes lrsquoun dans lrsquoautre comme ceux qui font des noeuds mettant ceci agrave travers ceci Crsquoest lrsquoexplication drsquoAristarque (schol A Il 13359a Did)

ἡ διπλῆ ὅτι παραλληγορεῖ δύο πέρατα ὑποτιθέμενος ἕτερον μὲν ἔριδος ἕτερον δὲ πολέμου ἐξαπτόμενα κατ ἀμφοτέρων τῶν στρατευμάτων

La diplecirc parce que le poegravete fait une sorte drsquoalleacutegorie350 il suppose qursquoil y a deux bouts de corde lrsquoun celui de la querelle lrsquoautre celui de la guerre et qursquoils sont attacheacutes aux deux armeacutees (schol A Il 13359a Ariston)

Or cette interpreacutetation est reprise mot pour mot par Eustathe qui sans mentionner que sa

source est Aristarque qualifie le passage homeacuterique agrave la fois de laquo meacutetaphore raquo et laquo drsquoalleacutegorie

rheacutetorique raquo

Ἡ δὲ μεταφορὰ γέγονεν εἰς τὴν μάχην ἀπὸ τῶν ἐν τοῖς σχοίνοις ἢ τοῖς ἱμᾶσι δεσμῶν ἃ δήσαντές τινες ἐξ ἄκρων εἶτα διαστάντες τανύουσιν ὡς ἂν ὁ δεσμὸς πυκνωθεὶς καὶ σφιγχθεὶς ἀσφαλισθῇ Παλαιὸς δὲ τίς φησιν οὕτωmiddot πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἀντὶ τοῦ μάχην παρατείναντες ἀπὸ τῶν ἐπιπλεκομένων σχοινίων κατὰ τὰ πέρατα [hellip] διὸ καὶ ἀλληγορικὴ ἡ παραβολή μᾶλλον δ αὐτόχρημα ῥητορικὴ ἀλληγορία τῇ συνδέσει τῆς ἔριδος καὶ τοῦ

350 Il est impossible de deacutecider si παραλληγρορεῖ (un hapax) a un sens diffeacuterent de la forme simple ἀλληγρορεῖ ni si lrsquousage de ce verbe remonte vraiment agrave Aristarque ou si Aristonicos paraphrase ce dernier (cf Nuumlnlist 2011 114)

179

πολέμου δηλοῦσα τὸ ἄλυτον τῆς τοῦ πολέμου συμπλοκῆς ἵνα νοηθεῖεν σωματικῶς ἄμφω δεθέντα ἡ ἔρις δηλαδὴ καὶ ὁ πόλεμος τανυσθῆναι καὶ οἷον ἐπιρριφῆναι τοῖς μαχομένοις μέρεσι καὶ ἑτέρως δὲ εἰπεῖν ῥητορικῶς ὁ τόπος ἠλληγόρηται ὡς μεταφέρων ἐπὶ τὴν μάχην τὰ κατὰ κυριολεξίαν ἴδια τοῦ τῶν σχοίνων δεσμοῦ τὸ πεῖραρ ὅ ἐστι τὸ πέρας τὴν κατὰ δεσμὸν ἐπάλλαξιν τὸν τανυσμόν τὸ ἄρρηκτον τὸ ἄλυτον ἵνα λέγῃ τρόπον τινα ὡς ὁ Ζεὺς καὶ ὁ Ποσειδῶν τὸν πόλεμον τῇ ἔριδι συνέδησαν τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ αὖ τὸ τοῦ πολέμου πέρας ὁμοῦ λαβόντες καὶ πρὸς ἄλληλα ἐπαλλάξαντες ὡς οἱ τὰ ἅμματα τόδε ἐπὶ τόδε ποιοῦντες ὥς φασιν οἱ παλαιοί

La meacutetaphore deacutesignant la bataille est construite par comparaison avec les noeuds des cordes et des laniegraveres certains les attachent agrave partir des extrecircmiteacutes puis les seacuteparent et tirent jusqursquoagrave ce que le noeud eacutepais et bien resserreacute soit solide Et un Ancien dit ceci le poegravete dit laquo tirant la corde raquo au sens de laquo prolonger la bataille raquo par comparaison avec les cordes entrecroiseacutees agrave partir des bouts [hellip] Crsquoest pourquoi la comparaison est alleacutegorique ou plutocirct il srsquoagit preacuteciseacutement drsquoune alleacutegorie rheacutetorique avec le noeud de la querelle et la guerre elle signifie le caractegravere indeacutenouable de la mecircleacutee guerriegravere afin que lrsquoon imagine de faccedilon concregravete que les deux choses lieacutees soit la querelle et la guerre sont tendues et pour ainsi dire jeteacutees sur les partis en lutte Autrement dit lrsquoideacutee a eacuteteacute exprimeacutee rheacutetoriquement comme une alleacutegorie en transfeacuterant agrave la bataille les choses qui dans un contexte litteacuteral sont propres au fait de lier des cordes la corde crsquoest-agrave-dire le bout de la corde lrsquoentrecroisement du noeud la tension le caractegravere incassable et indeacutenouable Ainsi il dit drsquoune certaine maniegravere que Zeus et Poseacuteidon ont attacheacute la guerre agrave la querelle ayant pris ensemble le bout avec la querelle ainsi que celui de la guerre puis les ayant croiseacutes lrsquoun vers lrsquoautre comme ceux qui font des noeuds mettant ceci agrave travers ceci drsquoapregraves ce que disent les Anciens (Eust Il 348434-48518)

Il nrsquoy a pas de doute que les laquo Anciens raquo auxquels la derniegravere phrase fait allusion deacutesignent

Aristarque comme le montre lrsquoeacutetroite proximiteacute textuelle avec la scholie drsquoAristonicos citeacutee plus

haut Ce passage tend donc agrave confirmer lrsquoavis de Cucchiarelli sur la correspondance entre

meacutetaphore et alleacutegorie rheacutetorique chez Aristarque (cf supra) Le caractegravere hautement imageacute de

ces vers nrsquoa donc pas eacutechappeacute agrave Aristarque mecircme si son interpreacutetation particuliegravere de la

meacutetaphore homeacuterique srsquoavegravere erroneacutee dans le deacutetail Ayant compris πεῖραρ au sens drsquoextreacutemiteacute

(au lieu de corde) et ἐπαλλάξαντες au sens drsquoentrecroiser (au lieu drsquoalterner) il a naturellement

imagineacute la forme drsquoun lasso enserreacutees dans lequel les deux armeacutees sont preacutecipiteacutees laquo lrsquoune contre

lrsquoautre raquo (drsquoougrave la variante ἐπ ἀλλήλοισιν pour ἐπ ἀμφοτέροισι) Crategraves qui imagine pour cette

scegravene une corde tendue dans les directions de lrsquoune et lrsquoautre armeacutees se rapproche davantage de

lrsquointerpreacutetation correcte sinon qursquoil attribue aux armeacutees plutocirct qursquoaux dieux ce jeu de tir agrave la

corde meacutetaphorique

180

(b) κατὰ τὸ σιωπώμενον

En deacutepit de la prescription soi-disant geacuteneacuterale eacutenonceacutee dans la scholie D au vers Il 5385

Aristarque dans un certain type de situation va jusqursquoagrave deacutefendre explicitement la neacutecessiteacute pour

le lecteur de laquo sortir raquo de laquo ce qursquoa dit le poegravete raquo en y devinant par lui-mecircme ce qui nrsquoa pas eacuteteacute dit

mais qui doit neacuteanmoins ecirctre compris En de nombreuses occasions il invoque ainsi le principe

critique de lrsquoimplicite le plus souvent deacutesigneacute par lrsquoexpression κατὰ τὸ σιωπώμενον Cet

argument dont lrsquousage par Aristarque et par les scholiastes est bien documenteacute sert agrave expliquer

qursquoun eacuteveacutenement particulier du reacutecit srsquoest produit laquo en silence raquo crsquoest-agrave-dire sans avoir eacuteteacute

repreacutesenteacute ou narreacute par le poegravete Dans certains cas ougrave les eacuteveacutenements omis sont insignifiants le

recours agrave cet argument paraicirct superflu Mais lorsque les omissions sont suffisamment

remarquables pour troubler le lecteur le principe de lrsquoimplicite devient parfois neacutecessaire afin de

garantir lrsquointeacutegriteacute du texte et preacutevenir lrsquoatheacutetegravese

Des exemples nombreux de lrsquousage de ce principe par Aristarque se trouvent chez Meinel

(1915 8-21) et Nuumlnlist (2009 157-63) Ce qui mrsquoimporte ici est de souligner les deux eacuteleacutements

faisant en sorte que lrsquoon peut dire que ce principe aristarquien a des eacutechos peacuteripateacuteticiens

Premiegraverement Aristarque fait reacuteguliegraverement appel agrave ce principe dans des contextes

zeacuteteacutematiques crsquoest-agrave-dire dans le but de reacutegler ce qui apparaicirct comme un problegraveme narratif

Lrsquoimportance de ce problegraveme semblait dans bien des cas suffisante pour justifier une atheacutetegravese de

la part de Zeacutenodote On peut avancer les deux exemples suivants qui sont tout agrave fait

repreacutesentatifs

1 (Zeus et Heacutera conversent lrsquoun avec lrsquoautre Or aux derniegraveres nouvelles (cf Il 1579) Heacutera

se trouvait sur lrsquoOlympe et Zeus sur le mont Ida)

Ἥρην δὲ προσέειπεν ὅτι Ζηνόδοτος καθόλου περιγράφει τὴν ὁμιλίαν τοῦ Διὸς καὶ τῆς Ἥρας οὐκ αἰσθόμενος ὅτι πολλὰ κατὰ συμπέρασμα λέγει ὁ ποιητὴς σιωπωμένως γεγονότα καὶ οὐ δέον ἐπιζητεῖν πῶς ἡ μικρὸν ἔμπροσθεν ἐπὶ τὸν Ὄλυμπον παρακεχωρηκυῖα νῦν ἐπὶ τῆς Ἴδης ἐστίν

laquo Il dit agrave Heacutera raquo ltla diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote condamne globalement la conversation entre Zeus et Heacutera [ie les vers 16432-58] ne se rendant pas compte que le poegravete raconte beaucoup de choses qui se sont produites tacitement en mentionnant la fin de lrsquoaction seulement et qursquoil ne faut pas chercher agrave savoir comment Heacutera qui srsquoeacutetait retireacutee peu auparavant sur lrsquoOlympe se trouve maintenant sur lrsquoIda (schol A Il 16432a Ariston)

181

2 (Pacircris raconte agrave Hector qursquoHeacutelegravene laquo par des mots apaisants raquo lrsquoa encourageacute agrave retourner au

combat Or la derniegravere fois ougrave on lrsquoa entendue (3427-36) les paroles drsquoHeacutelegravene agrave lrsquoendroit de

Pacircris eacutetaient tregraves dures)

νῦν δέ με παρειποῦσ ἄλοχος μαλακοῖς ἐπέεσσιν ὅτι οὐ κατὰ τὸ ῥητὸν παραγήοχε τὴν παραμυθίαν δεῖ δὲ κατὰ τὸ σιωπώμενον νοῆσαιmiddot διὸ καὶ εὑρίσκεται περὶ τὰ ὅπλα ἀσχολούμενος

laquo Agrave cette heure par des mots apaisants raquo ltla diplecirc gt parce que dans le texte elle ne lui donne pas cet encouragement il faut penser qursquoil srsquoest passeacute implicitement Crsquoest pour la mecircme raison ltqursquoHectorgt trouve ltPacircrisgt en train de srsquooccuper de ses armes [scil alors que dans la derniegravere scegravene il eacutetait au lit avec Heacutelegravene] (schol A Il 6337a Ariston)

Le recours au κατὰ τὸ σιωπώμενον ici comme ailleurs constitue donc un mode de solution

par naturalisation de la part drsquoAristarque crsquoest-agrave-dire suivant la deacutefinition de R Scodel (1999

20) la creacuteation drsquohypothegraveses explicatives servant agrave la fois agrave combler des lacunes narratives et agrave

justifier certaines invraisemblances Or ce mode de solution est caracteacuteristique de la meacutethode

drsquoAristote dans une grande proportion des fragments conserveacutes de ses Questions homeacuteriques

bien que ces fragments portent plus souvent sur des problegravemes de vraisemblance que sur des

omissions (et pourtant ces deux types de problegraveme se rejoignent preacuteciseacutement dans la mesure ougrave

ils sont semblablement reacutegleacutes par le recours agrave une explication omise par le poegravete)

Entre plusieurs exemples possibles on peut penser au suivant dont il a deacutejagrave eacuteteacute fait

briegravevement mention preacuteceacutedemment Il srsquoagit toutefois de lrsquoun des passages les plus ardus du

corpus fragmentaire des Questions homeacuteriques drsquoAristote en raison des dommages eacutevidents

subis par le texte Mises agrave part quelques corrections je donne ici le texte de lrsquoeacutedition la plus

reacutecente (identique agrave peu de chose pregraves agrave celui de Schrader) en en modifiant toutefois la

ponctuation agrave lrsquooccasion351

περὶ τούτων τῶν ἐπῶν ἠπόρησεν ὁ Ἀριστοτέλης τοιαῦταmiddot διὰ τί ὁ Κάλχας εἰ μὲν οὐδὲν ἦν τέρας τὸ γινόμενον ἐξηγεῖται ὡς τέρας τί γὰρ ἄτοπον ὑπὸ ὄφεως στρουθοὺς κατέδεσθαι ἢ τούτους ὀκτὼ εἶναι περὶ δὲ τοῦ λίθον γενέσθαι οὐδὲν λέγει ὃ ἦν μέγα

εἰ μὴ ἄρα εἰς τὸν ἀπόπλουν ἐσήμαινεν ὥς τινές φασιν οὐκ ἔδει δὲ ἀναμνῆσαιmiddot εἰκὸς γὰρ ἦν ὑπολαβεῖν καὶ εἰ μή τις ἔλεγε

351 La ponctuation de ce texte et la traduction qui lrsquoaccompagne ne rendent pas un sens satisfaisant Cela est drsquoailleurs le cas de toute la traduction de MacPhail qui est souvent inadeacutequate voire incoheacuterente

182

καὶ εἰ τότε ἀξίως ἔλεξε τοῦτο ὅτι οὐδὲ ἀπέδωκεν τὰ ἔτη τὸ τέρας352middot ἐνάτη γὰρ ἦν ἡ μήτηρ δεκάτῳ δὲ τὸ Ἴλιον ἥλω

φησὶν οὖν μὴ εἰς τὸν νόστον εἰρῆσθαι τὰ περὶ τῆς ἀπολιθώσεως τοῦ δράκοντος διὸ οὐδ ἐποίησε λέγονταmiddot οὔτε γὰρ πάντες ἄνοστοι ἐγένοντο γελοῖός τ ἂν ἦν οὐκ ἀποτρέπων τοῦ πλοῦ ἀλλὰ πλεῖν προτρεπόμενος οὓς ἐδήλου τὰ σημεῖα μὴ ἐπανήξειν

μήποτ οὖν φησί τὸ σημεῖον τὸ λίθον γενέσθαι βραδυτῆτος σημεῖον ἦν ὅπερ ἤδη ἐγεγόνει καὶ οὐκέτ ἦν φοβερόν

ἐλήφθη δὲ ἐν ἔτεσιν ἐννέα (τοῦ δεκάτου γὰρ ἔτους ἀρχομένου ἐγένετο) ἀριθμεῖ δὲ τὰ ὁλόκληρα ἔτη ὥστε συνᾴδει ὀρθῶς ὁ ἀριθμὸς τῶν ἀπολωλότων καὶ τῶν ἐτῶν

[Problegraveme 1] Aristote srsquointerroge de la faccedilon suivante au sujet de ces vers Pourquoi si ce qui srsquoest produit nrsquoest aucunement un preacutesage Calchas lrsquointerpregravete-t-il comme un preacutesage (car qursquoy a-t-il drsquoeacutetrange agrave ce que des moineaux soient deacutevoreacutes par un serpent ou agrave ce qursquoils soient au nombre de huit ) tandis qursquoil ne dit rien au sujet du changement en pierre ce qui eacutetait ltveacuteritablementgt extraordinaire

[Solution possible au problegraveme 1 de source anonyme] Agrave moins bien sucircr qursquoil ne lrsquoait interpreacuteteacute par rapport au retour en Gregravece comme le disent certains et qursquoil nrsquoeacutetait pas neacutecessaire de le mentionner car il eacutetait probable qursquoon le supposerait mecircme si personne nrsquoen parlait

[Problegraveme 2] ltAristote se demandegt aussi si ltCalchasgt a parleacute correctement agrave cette occasion car le preacutesage ne donne pas non plus le ltbon nombregt drsquoanneacutees En effet la megravere des oiseaux eacutetait la neuviegraveme mais Ilion fut prise agrave la dixiegraveme anneacutee

[Reacutefutation de la solution anonyme au problegraveme 1] Aristote dit donc que les eacuteveacutenements autour de la peacutetrification du serpent nrsquoont pas eacuteteacute expliqueacutes en reacutefeacuterence au retour des Grecs et crsquoest pourquoi Homegravere nrsquoa pas non plus fait dire cela agrave Calchas En effet ce ne sont pas tous les Grecs qui furent priveacutes du retour et ltCalchasgt aurait eacuteteacute ridicule drsquoinciter au deacutepart au lieu de les en dissuader ceux-lagrave pour qui les signes annonccedilaient qursquoils ne reviendraient pas du voyage

[Solution au problegraveme 1] Peut-ecirctre donc dit-il que ce signe cette transformation en pierre eacutetait un signe de lenteur soit de quelque chose qui srsquoeacutetait deacutejagrave produit et qui nrsquoeacutetait plus un motif de crainte

[Solution au problegraveme 2] Et la ville fut prise en neuf anneacutees (car cela se produisit alors que commenccedilait la dixiegraveme anneacutee) Mais il tient compte des anneacutees compleacuteteacutees de sorte que le nombre drsquooiseaux morts est en bon accord avec celui des anneacutees (fr 145 Rose = Porph QHI ad 2305-29 2-11 MacPhail)

Je me dois drsquoabord de commenter briegravevement le contenu de ce texte complexe ainsi que la

traduction que jrsquoen offre laquelle diffegravere sur certains points drsquoimportance des traductions

existantes Comme il apparaicirct clairement drsquoapregraves les divisions en six parties que jrsquoy ai inseacutereacutees ce

passage preacutesente deux problegravemes relatifs agrave lrsquoeacutepisode homeacuterique en question Pour le premier

352 Jrsquoadopte pour cette phrase les corrections de Rose deacutefendues agrave juste titre par Breitenberger 2006 381

183

problegraveme deux solutions sont offertes celle drsquoindividus anonymes (τινες) et celle drsquoAristote que

preacutecegravede une reacutefutation de la solution anonyme Pour le second problegraveme une seule solution est

offerte (vraisemblablement celle drsquoAristote)

La pire difficulteacute du texte se situe au quatriegraveme paragraphe ougrave sont preacutesenteacutees les deux

raisons pour lesquelles Aristote rejette lrsquoideacutee deacutefendue par certains que la peacutetrification

symbolise le retour par bateau de lrsquoarmeacutee grecque La premiegravere est que la preacutediction serait dans

les faits reacutefuteacutee puisque laquo ce ne sont pas tous les hommes qui furent priveacutes de retour raquo Au regard

de cette objection drsquoAristote on peut penser que les auteurs de la premiegravere solution proposeacutee

avaient reacutealiseacute un rapport de correspondance symbolique entre laquo peacutetrification raquo et laquo mort raquo Cette

correspondance se basait probablement sur le fait que la tradition mythographique (incluant

lrsquoOdysseacutee) rapportait un nombre important de guerriers disparus apregraves la guerre victimes de

diverses circonstances malheureuses lors du voyage de retour ndash des malheurs qui auraient donc

laquo peacutetrifieacute raquo (autrement dit arrecircteacute) ces hommes au milieu du voyage

La seconde raison drsquoAristote est exprimeacutee de faccedilon beaucoup plus ambigueuml γελοῖός τ ἂν ἦν

οὐκ ἀποτρέπων τοῦ πλοῦ ἀλλὰ πλεῖν προτρεπόμενος οὓς ἐδήλου τὰ σημεῖα μὴ ἐπανήξειν

Selon la paraphrase de F Montanari353 dans lrsquohypothegravese ougrave le preacutesage annonccedilait la mort des

Grecs apregraves le deacutepart de Troie crsquoest Ulysse qui aurait eacuteteacute laquo ridicule raquo (crsquoest-agrave-dire maladroit ou

contre-productif) laquo en incitant au deacutepart (πλεῖν) les hommes auxquels il tentait de montrer les

motifs (σημεῖα) de rester raquo Pourtant mecircme en adoptant lrsquohypothegravese peacutetrification = ἀπόπλους il

nrsquoy a rien qui suggegravere que le reacutecit drsquoUlysse pourrait avoir un tel effet sur lrsquoarmeacutee et lrsquoobjection

drsquoAristote nrsquoaurait aucun sens Bien au contraire lrsquoomission de lrsquointerpreacutetation (deacutefavorable) de

la peacutetrification du serpent dans le discours drsquoUlysse serait alors tout agrave fait explicable par son deacutesir

de retenir les hommes en neacutegligeant volontairement de leur rappeler les preacutedictions funestes de

Calchas concernant la suite des eacuteveacutenements apregraves la prise de Troie

La traduction de B Breitenberger est en apparence identique agrave la mienne (je traduis sa

traduction) laquo Il aurait eacuteteacute ridicule de ne pas empecirccher mais plutocirct drsquoinciter au deacutepart les

hommes condamneacutes par un preacutesage agrave ne pas revenir chez eux raquo Toutefois le commentaire qui

353 Montanari 2008 240 laquo Sarebbe ridiculo che Odisseo in qualche modo invitasse alla partenza gli uomini ai quali stava mostrando i motivi per restare raquo

184

lrsquoaccompagne montre que Breitenberger comprend le texte drsquoune faccedilon semblable agrave Montanari

crsquoest-agrave-dire en supposant que crsquoest Ulysse et non Calchas qui srsquoaveacutererait laquo ridicule raquo dans

lrsquohypothegravese ougrave la peacutetrification serait un symbole du retour pour Breitenberger Aristote

srsquoopposerait ainsi agrave lrsquoeacutequation peacutetrification = ἀπόπλους laquo en raison de la situation deacutecrite au

chant deux de lrsquoIliade ougrave la mention de cette interpreacutetation du preacutesage aurait eacuteteacute dommageable

puisqursquoUlysse aurait difficilement pu dissuader les Acheacuteens drsquoun deacutepart preacutecoce srsquoils devaient

craindre de ne plus pouvoir rentrer chez eux raquo354 Breitenberger semble ici avoir oublieacute qursquoUlysse

omet preacuteciseacutement de mentionner lrsquointerpreacutetation de la peacutetrification et que par conseacutequent son

discours nrsquoa rien de laquo kontraproduktiv raquo PuisqursquoUlysse ne dit justement rien du tout au sujet de la

peacutetrification ce nrsquoest pas sur la base du comportement drsquoUlysse qursquoAristote aurait eu des raisons

de srsquoopposer agrave lrsquoeacutequation peacutetrification-retour mais bien sur la base du comportement de Calchas

crsquoest ce dernier qui aurait ducirc dissuader lrsquoarmeacutee grecque de partir pour Troie

Par ailleurs ma traduction srsquoimpose eacutegalement en raison de certains deacutetails dans le choix des

mots qui laissent croire qursquoil est question ici du comportement de Calchas agrave Aulis et non de celui

drsquoUlysse agrave Troie σημεῖα dans le contexte signifie plus naturellement laquo signes preacutesages raquo que

laquo motifs raquo (dans lrsquointerpreacutetation de Montanari) et il semble que la navigation (πλοῦ πλεῖν) dont

il est ici question doit faire reacutefeacuterence au deacutepart pour Troie et non au retour de Troie (que les

Anciens deacutesignaient habituellement par les mots ἀπόπλους et ἀποπλεῖν)

Suivant ma traduction lrsquoexplication laquo naturaliste raquo drsquoAristote consiste donc agrave combler une

omission importante de la part du poegravete la peacutetrification du serpent eacutetant un symbole non pas du

retour mais bien des longues anneacutees de guerre eacutecouleacutees il eacutetait inutile de la part drsquoUlysse de

revenir sur cet eacuteleacutement preacutecis du preacutesage On note que cette explication tient compte de la

diffeacuterence temporelle entre lrsquoeacutepisode agrave Aulis ougrave lrsquointerpreacutetation avait eacuteteacute donneacutee par Calchas et

la situation laquo actuelle raquo ougrave Ulysse rappelle cet eacutepisode aux Acheacuteens une dizaine drsquoanneacutees plus

tard agrave un moment donc ougrave les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification sont passeacutes Aristote

suppose donc que mecircme si Calchas srsquoeacutetait originellement exprimeacute sur le sens de la peacutetrification

Ulysse qui cite pourtant Calchas au discours direct omet de reacutepeacuteter cette partie de son

354 Breitenberger 2006 382 laquo im Hinblick auf die in Ilias II geschilderte Situation in der die Erwaumlhnung einer solchen Deutung kontraproduktiv gewesen waumlre da Odysseus die Achaier kaum an der vorzeitigen Abfahrt haumltte hindern koumlnnen wenn sie befuumlrchten mussten gar nicht mehr nach Hause zuruumlckkehren zu koumlnnen raquo

185

interpreacutetation parce que son contenu nrsquoest plus pertinent Il nrsquoest donc pas neacutecessaire de croire

comme le fait Breitenberger (2006 382) qursquoAristote explique le preacutesage agrave lrsquoaide drsquoeacuteleacutements

laquo externes au poegraveme raquo laissant sans solution le problegraveme du silence de Calchas agrave Aulis

Remarquablement une note drsquoAristarque souligne eacutegalement la diffeacuterence non pas

temporelle mais locale entre le discours original de Calchas et le rappel qursquoen fait Ulysse (la

scholie fait allusion au fait qursquoUlysse en citant Calchas deacuteclare que les Grecs doivent rester non

pas laquo lagrave-bas raquo mais laquo ici raquo)

ὅτι τὸν τοῦ Κάλχαντος λόγον μεταλαβὼν ἐποίησεν ἐπὶ τῆς Αὐλίδος αὐτὸς ὢν ἐπὶ τῆς Τροίαςmiddot διὸ κέχρηται τῷ αὖθι τοπικῷ ἀντὶ τοῦ αὐτόθι ὅπου νῦν ἐσμεν

ltLa diplecircgt parce qursquoUlysse reproduit le discours de Calchas en le transfeacuterant drsquoAulis puisqursquoil est lui-mecircme agrave Troie Crsquoest pourquoi il utilise lrsquoadverbe de lieu laquo ici raquo au sens de laquo ici-mecircme raquo laquo lagrave ougrave nous nous trouvons raquo (schol A Il 2328b Ariston)

Il nrsquoest pas impossible que cette remarque en apparence insignifiante ait originellement fait

partie drsquoune discussion plus large sur la diffeacuterence de points de vue entre les paroles de Calchas

et la narration qursquoen fait Ulysse

Pour en revenir au zecirctecircma il faut reconnaicirctre que la solution qursquoen donne Aristote exige un

effort de naturalisation qui peut paraicirctre excessif en raison de lrsquoimportance des lacunes devant

ecirctre combleacutees Aussi il est inteacuteressant de noter qursquoen lrsquooccurrence Aristarque qui srsquoest aussi

occupeacute de ce passage a choisi de modifier le texte Ceci constitue drsquoailleurs un bon exemple de la

diffeacuterence essentielle qui caracteacuterise les activiteacutes drsquoAristote et drsquoAristarque en tant que critiques

le second ayant agrave sa porteacutee un outil (lrsquoatheacutetegravese) dont le premier est deacutepourvu355

La position drsquoAristarque sur ce problegraveme est contenue dans les scholies aux vers homeacuteriques

suivants (je donne le texte de la vulgate)

αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ τέκνα φάγε στρουθοῖο καὶ αὐτήν

τὸν μὲν ἀρίζηλον θῆκεν θεὸς ὅς περ ἔφηνεmiddot

λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω

Mais agrave peine eut-il mangeacute les petits passereaux et leur megravere avec eux que le dieu qui lrsquoavait fait paraicirctre en fit un prodige le fils de Cronos le fourbe lrsquoavait soudain changeacute en pierre (Il 2317-19)

355 Cf supra introduction

186

Une scholie nous informe drsquoabord drsquoun deacutesaccord entre Zeacutenodote et Aristarque sur la leccedilon agrave

adopter au vers 318

ἀρίζηλον ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo ἀρίδηλον raquo καὶ τὸν ἐχόμενον προσέθηκεν ltgt τὸ γὰρ laquo ἀρίδηλον raquo ἄγαν ἐμφανές ὅπερ ἀπίθανονmiddot ὃ γὰρ θεὸς ἂν356 πλάσῃ τοῦτο ἀναιρεῖ λέγει μέντοι γε ὅτι ὁ φήνας αὐτὸν θεὸς καὶ ἄδηλον ἐποίησεν

laquo prodigieux raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo brillant raquo et ajoute357 le vers suivant ltce qui est incorrectgt car le mot ἀρίδηλον signifie quelque chose drsquoextrecircmement visible ce qui nrsquoest pas creacutedible Car ce que le dieu creacutee il le retire Drsquoailleurs il dit bien que le dieu qui lrsquoa fait apparaicirctre lrsquoa aussi rendu invisible (schol A Il 2318 Ariston)

Quant au vers 319 il doit ecirctre supprimeacute selon Aristarque

λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου παῖς ἀγκυλομήτεω ἀθετεῖταιmiddot πιθανώτερον γὰρ αὐτὸν καθάπαξ πεποιηκέναι ἀφανῆ τὸν καὶ φήναντα θεόν

laquo le fils de Cronos le fourbe lrsquoavait soudain changeacute en pierre raquo ce vers est atheacutetiseacute Car il est plus creacutedible que le dieu qursquoil lrsquoa fait apparaicirctre le fasse aussi disparaicirctre une fois pour toutes (schol T Il 2319a Ariston)

Aristarque propose ainsi une double intervention eacuteditoriale dans ce passage remplacer le

texte des manuscrits ἀρίζηλον (ou encore la suggestion quasi eacutequivalente de Zeacutenodote

ἀρίδηλον) par ἀίζηλον (laquo invisible raquo)358 et supprimer le vers relatant la transformation en pierre

Ces deux propositions sont compleacutementaires Rejetant la peacutetrification du serpent Aristarque se

devait de proposer pour le vers preacuteceacutedent une lecture coheacuterente le plus simple est selon lui de

penser que le serpent disparaicirct qursquoil devient invisible un sens qui est obtenu en supprimant une

seule lettre (ἀρίζηλον devenant ἀίζηλον) Pour Zeacutenodote au contraire la peacutetrification du

serpent ce prodige le rend particuliegraverement laquo remarquable raquo (ἀρίζηλον)

Van der Valk (1963-64 146-8) attribue lrsquointervention drsquoAristarque sur ce passage agrave un

soi-disant rejet des eacutepisodes surnaturels allant de pair avec ce que Van der Valk appelle sa

posture laquo eacutevheacutemeacuteriste raquo Mais lrsquoatheacutetegravese du vers 319 et lrsquoalteacuteration du vers 318 pourraient ecirctre

dues agrave un autre motif soit agrave la bizarre absence de toute allusion agrave la peacutetrification dans les propos

de Calchas rapporteacutes par Ulysse ndash en drsquoautres termes cette atheacutetegravese constituerait la laquo solution raquo

356 Jrsquointroduis dans le texte citeacute la correction proposeacutee par Erbse dans son apparat critique ad loc

357 Il nrsquoest pas tout agrave fait clair si le verbe προστίθημι signifie ici que Zeacutenodote a lui-mecircme inseacutereacute ce vers (= Van der Valk 1963-64 II 146-7) ou bien qursquoil lrsquoa simplement conserveacute dans son texte (= Montanari 2008 238 n1)

358 Aristarque est tregraves vraisemblablement lrsquoauteur de cette leccedilon rapporteacutee par Apollonios le Sophiste (1628-9) (cf Van der Valk 1963-64 147)

187

aristarquienne agrave un problegraveme homeacuterique deacutejagrave traiteacute par Aristote Ce problegraveme est en effet bien

reacuteel et ne relegraveve pas tant du caractegravere surnaturel de lrsquoeacuteveacutenement repreacutesenteacute comme le croit Van

der Valk que du manque de coheacuterence narrative que preacutesente lrsquoomission de Calchas359 La

solution drsquoAristote faisant appel agrave une naturalisation trop complexe Aristarque aura choisi une

meacutethode plus simple et en mecircme temps plus radicale lagrave ougrave il aurait pu agrave lrsquoinstar drsquoAristote

deacutevelopper un argument baseacute sur le σιωπώμενον Cela confirme les observations de Nuumlnlist

(2009 162-3) selon qui Aristarque nrsquouse de ce principe que de faccedilon modeacutereacutee et dans la mesure

ougrave les eacuteleacutements qui font lrsquoobjet drsquoune omission peuvent ecirctre explicables sans trop de difficulteacutes

suppleacutementaires

Le second rapprochement qui peut ecirctre fait entre lrsquousage du κατὰ τὸ σιωπώμενον et la theacuteorie

peacuteripateacuteticienne est le suivant lrsquoargument du laquo silence raquo implique la preacutesence drsquoune forme de

coopeacuteration de la part du lecteur bien qursquoil soit exageacutereacute de parler dans ce contexte drsquoune

veacuteritable Rezeptionaumlsthetik360 Alors qursquoAristarque utilise cet argument drsquoune faccedilon agrave la fois

ponctuelle et apologeacutetique crsquoest-agrave-dire pour deacutefendre certains passages homeacuteriques preacutecis

Aristote et Theacuteophraste exposent en termes theacuteoriques et geacuteneacuteraux le bien-fondeacute de lrsquoomission de

certains eacuteleacutements dans un discours rheacutetorique

1 Lrsquoenthymegraveme se tire de propositions peu nombreuses voire souvent moins nombreuses que celles drsquoougrave lrsquoon tire le syllogisme primaire car si lrsquoune des propositions est connue il nrsquoest mecircme pas besoin de la formuler lrsquoauditeur la suppleacutee de lui-mecircme (Arist Rh 1357a16-18)

2 Voilagrave donc ougrave reacuteside la force persuasive ajoutons-y ce qursquoindique Theacuteophraste agrave savoir qursquoil ne faut pas parler longuement de tout en deacutetails mais laisser agrave lrsquoauditeur certaines choses agrave comprendre et agrave deacuteduire (συνιέναι καὶ λογίζεσθαι) par lui-mecircme en effet quand il a compris ce que vous avez tu il nrsquoest plus seulement un auditeur il devient votre teacutemoin et du coup il est mieux disposeacute il se croit intelligent gracircce agrave vous qui lui avez donneacute lrsquooccasion de comprendre Tout expliquer comme agrave un imbeacutecile peut passer pour une marque de meacutepris envers lrsquoauditeur (Demetr Eloc 222 = Theacuteo fr 696 Fortenbaugh)

Bien que certains eacuteleacutements du second texte suggegraverent qursquoil puisse avoir eacuteteacute tireacute drsquoune

discussion sur lrsquoargumentation rheacutetorique (agrave lrsquoinstar du premier texte) le plus probable361 reste

qursquoil deacuterive plutocirct drsquoun deacuteveloppement sur la narration soit un thegraveme qui inteacuteresse autant la

359 Cf Montanari 2008 241

360 Nuumlnlist 2009 166

361 Cf Fortenbaugh 2005 312

188

rheacutetorique que la poeacutetique proprement dite Theacuteophraste identifie deux eacuteleacutements pertinents

relevant de la psychologie de lrsquoauditeur drsquoune part et de faccedilon quelque peu paradoxale

lrsquoomission possegravede une force persuasive et mecircme visuelle en ce qursquoelle oblige lrsquoauditeur agrave

susciter en lui-mecircme par deacuteduction le spectacle des faits qui sont omis drsquoautre part elle donne

lrsquooccasion de flatter lrsquointelligence de lrsquoauditeur et par conseacutequent de le placer dans une

disposition bienvaillante envers lrsquoorateur ndash ce qui entraicircne en retour un accroissement de lrsquoeffet

persuasif puisque celui-ci repose en grande part sur la perception qursquoa lrsquoauditeur de celui qui

parle

Il est vrai qursquoil existe une diffeacuterence importante entre la faccedilon dont Aristarque drsquoune part

Aristote et Theacuteophraste drsquoautre part conccediloivent la place de lrsquoomission dans la narration Pour les

deux philosophes les omissions constituent un proceacutedeacute conscient visant agrave faire une composition

qui ne soit pas excessivement deacutetailleacutee sous peine drsquoennuyer ou pire de facirccher lrsquoauditeur de

plus les eacuteleacutements omis nrsquoen sont pas moins preacutesents agrave lrsquoesprit de lrsquoauditeur chez qui leur

absence mecircme peut susciter un suppleacutement drsquoenargeia puisque le processus cognitif auquel est

contraint lrsquoauditeur lrsquoamegravene de lui-mecircme agrave devenir laquo teacutemoin raquo des faits362

Les contextes dans lesquels sont transmis les commentaires aristarquiens sur les omissions

homeacuteriques sont eacutevidemment plus limiteacutes drsquoun point de vue theacuteorique Il srsquoagit le plus souvent de

contextes apologeacutetiques ougrave la tacircche drsquoAristarque (ou du scholiaste qui rapporte ses propos) est

moins de montrer les avantages drsquoun proceacutedeacute que de deacutefendre lrsquoeacutetat du texte par le recours agrave ce

proceacutedeacute De plus Aristarque ne semble pas srsquoecirctre inteacuteresseacute au potentiel drsquoenargeia que comporte

lrsquoomission Au contraire les omissions (inimportantes) doivent selon lui ecirctre ignoreacutees (cf οὐ

δέον ἐπιζητεῖν) en vertu drsquoun principe drsquoinattention ou encore de geacuteneacuterositeacute363 Quoi qursquoil en

soit lrsquointeacuterecirct qursquoaccordent Aristarque et les deux philosophes agrave la question de lrsquoomission reacutevegravele

une preacuteoccupation theacuteorique sous-jacente celle du problegraveme ontologique de la neacutecessaire

incompleacutetude de la repreacutesentation mimeacutetique un reacutecit ne pouvant pas ecirctre un reflet inteacutegral du

362 Sur le lien entre enargeia et visualisation voir Zanker 1981 Quelques paragraphes avant la citation de Theacuteophraste lrsquoauteur du traiteacute Du style (209) preacutesente au contraire comme une source drsquoenargeia laquo la preacutecision qui nrsquoomet ni ne retranche aucun deacutetail raquo (ἐξ ἀκριβολογίας καὶ τοῦ παραλείπειν μηδὲν μηδ ἐκτέμνειν) Crsquoest lagrave un exemple entre mille du caractegravere non systeacutematique de ce traiteacute ougrave les diffeacuterents proceacutedeacutes ainsi que les auteurs qui les illustrent sont reacuteguliegraverement rattacheacutes agrave tous les types de style mecircme les plus contradictoires

363 Sur ces deux strateacutegies deacuteployeacutees par le lecteur voir Scodel 1999 15-18

189

reacuteel il doit ecirctre constitueacute agrave partir drsquoun ensemble seacutelectif de faits qui mis les uns agrave la suite des

autres suffisent agrave donner impression drsquouniteacute et de totaliteacute malgreacute les laquo trous raquo ineacutevitables dans le

tissu narratif

(c) Singulariteacutes et hapax legomena

Dans une cateacutegorie proche du κατὰ τὸ σιωπώμενον se trouvent les eacuteleacutements narratifs qui bien

qursquoils paraissent commander un rappel ou un deacuteveloppement posteacuterieur srsquoavegraverent pourtant isoleacutes

et priveacutes de fonction claire dans le reacutecit Crsquoest le cas de la compeacutetence particuliegravere du personnage

de Meacutenestheacutee agrave la tecircte du contingent atheacutenien dans lrsquoIliade dont Homegravere mentionne qursquoil laquo nrsquoa

point encore trouveacute son eacutegal parmi les mortels pour ranger les chars et les hommes drsquoarmes

Nestor seul peut lutter avec lui parce qursquoil est son aicircneacute raquo (2553-5)

ὅτι Ζηνόδοτος ἀπὸ τούτου τρεῖς στίχους ἠθέτηκεν μήποτε διότι διὰ τῶν ἐπὶ μέρους οὐδέποτε αὐτὸν διατάσσοντα συνέστησεν πολλὰ μέντοι Ὅμηρος κεφαλαιωδῶς συνίστησιν αὐτὰ τὰ ἔργα παραλιπών ὡς τὴν Μαχάονος ἀριστείαν

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote atheacutetise trois vers agrave partir de 553 peut-ecirctre parce que jamais le poegravete nrsquoa introduit Meacutenestheacutee en train de placer ses troupes dans les sections suivantes du poegraveme Pourtant Homegravere introduit beaucoup drsquoeacuteleacutements sous forme condenseacutee en laissant tomber les actes mecircmes comme dans le cas des exploits de Machaon (cf 11506) (schol A Il 2553a Ariston)

Ici le problegraveme est que la faccedilon emphatique dont le poegravete souligne le talent particulier de

Meacutenestheacutee semble preacutedire qursquoil sera mis agrave profit en quelque lieu dans le poegraveme ce qui nrsquoest pas

le cas

Drsquoautres cas moins surprenants concernent un deacutetail dont la preacutesence paraicirct plus ou moins

utile ou approprieacute Par exemple lors de ses reproches agrave lrsquoendroit de Pacircris Hector deacutenonce la

frivoliteacute de son fregravere peu apte agrave la guerre mais pourvu drsquoune cithare et de laquo dons drsquoAphrodite raquo

ὅτι τινὲς μὴ εὑρίσκοντες κατὰ τὴν ποίησιν τὸν Ἀλέξανδρον κιθαρίζοντα μετέγραψαν laquo κίδαρις raquo τοῦτο δὲ πίλου γένος εἶναι λέγουσιν πολλὰ δέ ἐστιν ἅπαξ λεγόμενα παρὰ τῷ ποιητῇ

ltLa diplecircgt parce que certains changent le texte pour κίδαρις parce qursquoils ne voient pas Alexandre jouer de la cithare ailleurs dans le poegraveme et ils disent que κίδαρις est une sorte de couvre-chef Mais il y a beaucoup de singulariteacutes chez le poegravete (schol A Il 354a Ariston)

190

Ce texte deacutemontre que lrsquoexpression ἅπαξ λεγόμενα dans le contexte alexandrin deacutepasse

largement le simple sens grammatical de laquo mot attesteacute une seule fois raquo364 ce nrsquoest en effet pas le

mot κίθαρις qui est un hapax legomenon chez Homegravere ndash ce que savait eacutevidemment Aristarque ndash

mais plutocirct le fait qursquoAlexandre joue de cet instrument Lrsquoidentification de cet eacuteleacutement comme

hapax legomenon revient ici agrave accepter son caractegravere fortuit deacutepourvu de fonction narrative

La reconnaissance drsquoune part drsquoarbitraire dans la composition nrsquoeacutequivaut eacutevidemment pas agrave

attribuer pleine licence au poegravete drsquoeacutecrire une chose et de ne plus srsquoen soucier par la suite Il srsquoagit

plutocirct de distinguer entre les eacuteleacutements cruciaux du reacutecit et ceux qui peuvent srsquoaccommoder de cet

arbitraire bref de seacuteparer le substantiel de lrsquoaccidentel Cela est eacutevident dans les deux exemples

qui vont suivre

Le premier porte sur le problegraveme de la contradiction entre les vers de lrsquoIliade 245 et 1129-30

ougrave lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est respectivement deacutesigneacutee par les expressions laquo agrave clous drsquoargent raquo et

laquo agrave clous drsquoor raquo

ὅτι νῦν μὲν χρυσόηλον ἐν ἄλλοις δὲ laquo ἀργυρόηλον raquo ἤτοι κατ ἐπιφορὰν ἢ διὰ τὴν ἀριστείαν κοσμεῖ διαφορωτέρᾳ πανοπλίᾳ

ltLa diplecircgt parce qursquoici lrsquoeacutepeacutee a des clous drsquoor mais ailleurs (cf Il 245) elle est dite laquo agrave clous drsquoargent raquo Soit ltHomegravere dit cecigt sous lrsquoimpulsion du moment soit il eacutequipe ltAgamemnongt drsquoune armure supeacuterieure parce que crsquoest le moment de ses exploits (schol A Il 1130 Ariston)

La signification de lrsquoexpression κατrsquo ἐπιφοράν de prime abord incertaine srsquoeacuteclaire par la

comparaison avec la scholie au vers 245 qui preacutesente le mecircme problegraveme

ὅτι τὸ Ἀγαμέμνονος ξίφος νῦν μὲν ἀργυρόηλον ἐν ἄλλοις δὲ χρυσόηλον καὶ Εὐριπίδης laquo σφυρῶν σιδηρᾶ κέντρα raquo εἰπὼν ἐν ἄλλοις φησίmiddot laquo χρυσοδέτοις περόναις raquo τὰ τοιαῦτα δὲ κυρίως οὐ λέγεται ἀλλὰ κατrsquo ἐπιφοράν ἐστι ποιητικῆς ἀρεσκείας ὥσπερ δὲ τὰ περὶ τὸν θώρακα καὶ τὴν ἀσπίδα διαφορώτερον φράζει οὕτω καὶ τὸ ξίφος κοσμεῖ

ltLa diplecircgt parce qursquoici lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est agrave clous drsquoargent mais ailleurs elle a des clous drsquoor Euripide aussi apregraves avoir dit laquo des pointes de fer agrave travers les chevilles raquo (Phoen 26) dit ailleurs laquo des agrafes aux attaches drsquoor raquo (Phoen 805) De telles choses ne sont pas dites au sens propre mais elles reacutesultent de la spontaneacuteiteacute qui appartient agrave la licence365 poeacutetique Tout comme il deacutecrit ltdans ce contexte-lagrave [scil au deacutebut de lrsquoaristeia]gt drsquoune faccedilon autrement remarquable les

364 Contra Pfeiffer 1968 229

365 Litteacuteralement agrave la laquo complaisance raquo poeacutetique Le terme ἀρέσκεια reacutefegravere soit agrave lrsquoideacutee que les poegravetes choisissent de dire laquo ce qui leur plaicirct raquo agrave tout moment (cf Meijering 1987 66) soit agrave laquo lrsquoindulgence raquo dont les lecteurs font preuve envers les poegravetes en nrsquoexigeant pas drsquoeux une exactitude stricte

191

caracteacuteristiques de sa cuirasse et de son bouclier [cf 1119-28 32-40] de mecircme il ameacuteliore son eacutepeacutee (schol A Il 245a Ariston)

La contradiction entre les descriptions de lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est balayeacutee du revers de la

main par Aristarque et les deux arguments qursquoil avance pour en diminuer lrsquoimportance reposent

semblablement sur un preacutesupposeacute relatif agrave la technique poeacutetique 1) le poegravete a la liberteacute de

srsquoexprimer κατrsquo ἐπιφοράν ie de faccedilon plus ou moins arbitraire et sans srsquoen tenir agrave une

concordance stricte dans les deacutetails du reacutecit lesquels ne sont pas donneacutes pour eux-mecircmes ie

avec une valeur litteacuterale (κυρίως) mais ndash faut-il comprendre ndash en guise de simple ornement 2) le

contexte drsquoune aristeia (un moment consacreacute particuliegraverement agrave la glorification drsquoun personnage)

justifie que des deacutetails soient modifieacutes et adapteacutes agrave ce contexte (autrement dit une incoheacuterence

leacutegegravere est admissible devant la finaliteacute de lrsquoauxecircsis) Aristarque accorde donc au poegravete le droit de

composer de faccedilon relativement opportuniste agrave lrsquoinstar de lrsquoorateur

Lrsquoideacutee drsquoarbitraire connoteacutee par lrsquoexpression κατrsquo ἐπιφοράν est encore plus explicite dans

cette autre scholie aristarquienne

ἄρξασθαι φασίν τινες ἀπὸ Βοιωτῶν τὸν Ὅμηρον τοῦ καταλόγου εἰς κεχαρισμένον τῶν Μουσῶν ὧν ἐπεκαλέσατο αὐτόθι γὰρ ἐν Βοιωτίᾳ εἶναι τὸν Ἑλικῶνα τὸ ὄρος ὅπου σύνηθες αὐταῖς διατρίβειν [hellip] ἄλλοι δέ φασὶν οὐ διὰ τοῦτο ἀλλ ἐπεὶ πολλὰς πόλεις ἔχει ἡ Βοιωτία διὰ τοῦτο ἐντεῦθεν ἄρξασθαι αὐτὸν τοῦ καταλόγου [hellip] βέλτιον δὲ λέγειν αὐτὸν ἀπὸ Βοιωτῶν ἦρχθαι ἐπειδήπερ ἐν Αὐλίδι πόλει τῆς Βοιωτίας συνήχθη ἅπαν τὸ πλῆθος τῶν ἐπὶ τὴν Ἴλιον μελλόντων στρατεύειν [hellip] ὁ δὲ Ἀρίσταρχός φησὶν laquo κατὰ ἐπιφορὰν αὐτὸν ἀπὸ Βοιωτῶν τὴν ἀρχὴν πεποιῆσθαι εἰ γὰρ καὶ ἀπ ἄλλου ἔθνους ἤρξατο ἐζητοῦμεν ἂν τὴν αἰτίαν τῆς ἀρχῆς raquo

Certains disent qursquoHomegravere commence le Catalogue avec les Beacuteotiens par politesse envers les Muses qursquoil a invoqueacutees car crsquoest ici mecircme en Beacuteotie que se trouve le mont Heacutelicon ougrave elles ont lrsquohabitude de passer leur temps [hellip] Drsquoautres disent que ce nrsquoest pas pour cela mais plutocirct parce que la Beacuteotie comprend de nombreuses citeacutes voilagrave pourquoi il a commenceacute son Catalogue par lagrave [hellip] Mais il est preacutefeacuterable de dire qursquoil a commenceacute par les Beacuteotiens parce que crsquoest agrave Aulis citeacute de Beacuteotie que toute la foule de guerriers qui allaient combattre agrave Ilion a eacuteteacute rassembleacutee [hellip]

Aristarque quant agrave lui affirme que laquo crsquoest par hasard qursquoil a fait son entreacutee en matiegravere avec les Beacuteotiens car mecircme srsquoil avait commenceacute par un autre peuple nous chercherions ltaussigt la raison de ce commencement raquo (schol D Il 2494)

Lrsquoopinion drsquoAristarque sur cette question est confirmeacutee par une autre scholie au mecircme vers

ἦρκται δὲ ἀπὸ Βοιωτῶν κατὰ μὲν Ἀρίσταρχον οὐκ ἔκ τινος παρατηρήσεως κατὰ δὲ ἐνίους ἐπεὶ daggerμεσαιτάτῳdagger τῆςἙλλάδος ἡ Βοιωτίαmiddot ἔστι δrsquo αὐτῆς ἐξ ἀνατολῶν μὲν Εὔριπος ἐκ δυσμῶν δὲ Φωκίς βορείων δὲ Λοκρίς ἀπὸ δὲ μεσημβρίας Ἀττική ἢ ὅτι μέγιστον εἶχε ναυτικὸν ὡς Φοινίκων ἄποικος ἢ ὅτι ἐν Αὐλίδι συνήχθη τὸ ναυτικόν

192

Selon Aristarque ce nrsquoest pas sur la base drsquoune quelconque observation qursquoil a commenceacute par les Beacuteotiens mais selon certains366 crsquoest parce que la Beacuteotie se trouve en plein milieu de la Gregravece agrave lrsquoest se trouve lrsquoEuripe agrave lrsquoouest la Phocide au nord la Locride et au sud lrsquoAttique Ou alors crsquoest parce que les Beacuteotiens avaient la plus grosse flotte eacutetant une colonie pheacutenicienne ou encore parce que la flotte srsquoeacutetait assembleacutee agrave Aulis (schol b Il 2494-877 ex)

Devant la pleacutethore de speacuteculations concernant les motifs qui ont pousseacute le poegravete agrave deacutebuter son

long Catalogue des troupes par les Beacuteotiens Aristarque exprime lrsquoavis selon lequel il nrsquoy a tout

simplement aucune raison pour ce choix celui-ci a eacuteteacute fait κατrsquo ἐπιφοράν pour ainsi dire laquo au

petit bonheur raquo Son commentaire final rapporteacute dans la premiegravere scholie agrave savoir que le

laquo problegraveme raquo (ἐζητοῦμεν) exeacutegeacutetique se preacutesenterait peu importe lrsquoidentiteacute du peuple par lequel

Homegravere aurait pu commencer trahit une certaine exaspeacuteration de sa part agrave lrsquoendroit du reacuteflexe

zeacuteteacutematique des lecteurs anciens qui les fait rechercher constamment des justifications pour les

moindres deacutetails des poegravemes Mais il reacutevegravele surtout une attitude critique particuliegravere nommeacutement

la capaciteacute de suspendre occasionnellement le travail exeacutegeacutetique qui est habituellement de

rigueur Selon Aristarque la place des Beacuteotiens dans le Catalogue est un eacuteleacutement qui nrsquoa pas

besoin ndash mieux encore qui ne doit pas ndash faire lrsquoobjet drsquoune interpreacutetation Ce renoncement agrave

soumettre certains deacutetails du reacutecit agrave lrsquoanalyse de lrsquoexeacutegegravese deacutemontre mieux que toute autre

preuve peut-ecirctre combien Aristarque parvient agrave maintenir un point drsquoeacutequilibre entre le

litteacuteralisme et lrsquoalleacutegorie Dans la logique qui anime ces deux derniers modes de lecture un tel

renoncement est tout simplement impossible

Agrave lrsquoinverse certaines informations donneacutees une seule fois sous forme allusive ne se suffisent

pas elles-mecircmes et exigent en quelque sorte un deacuteveloppement sous peine de provoquer

lrsquoeacutetonnement voire la frustration des lecteurs Ainsi au sujet des vers suivants du Catalogue des

vaisseaux (2858-61) qui annoncent un eacuteveacutenement (la mort drsquoEnnome) dont il ne sera jamais plus

question par la suite

Les Mysiens eux ont agrave leur tecircte Chromis et Ennome interpregravete de preacutesages

Mais les preacutesages nrsquoauront pas su le preacuteserver du noir treacutepas

Il succombera sous les coups de lrsquoEacuteacide aux pieds rapides

pregraves du fleuve ougrave Achille abattra bien drsquoautres Troyens

366 La position drsquoAristarque srsquooppose agrave celle des laquo certains raquo ce que rend imparfaitement la traduction de ce passage par Borges 2011 162

193

La recommandation drsquoAristarque est la suivante

ἀθετοῦνται ἀμφότεροι ὅτι κατὰ τὴν παραποταμίαν μάχην οὐχ εὑρίσκεται ἐπrsquo ὀνόματι πίπτων εἴωθεν δὲ ὁ ποιητὴς τοὺς τῶν ἡγεμόνων θανάτους διαδήλως λέγειν ἐὰν δὲ μὴ ὁρισθῇ ὁ τόπος καὶ ὁ καιρός δύναται ὁ ἕτερος μένειν

Les deux vers (2860-1) sont atheacutetiseacutes parce qursquoil [Ennome] ne se trouve pas nommeacutement parmi ceux qui tombent lors de la bataille du fleuve (cf chant 21) Mais le poegravete a lrsquohabitude de raconter en deacutetail la mort des chefs Et si le lieu et le moment ne sont pas deacutefinis lrsquoautre vers peut ecirctre conserveacute (schol A Il 2860-1 Ariston)

Le scholiaste srsquooppose agrave lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque en objectant que les vers 860-1 sont

conformes agrave lrsquohabitude homeacuterique de livrer les circonstances dans lesquelles les personnages de

haut rang trouvent la mort Mais il est eacutevident qursquoAristarque nrsquoavait pas contesteacute lrsquoexistence de

cette habitude et que crsquoest la preacutecision des deacutetails offerts dans le Catalogue qui agrave ses yeux entre

en conflit avec lrsquoabsence de toute reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteveacutenement en question par la suite pourquoi

insister sur le fait que ce personnage peacuterira agrave lrsquooccasion de la bataille du fleuve si crsquoest pour

neacutegliger de traiter de cet eacuteveacutenement le moment venu Le scholiaste aura compris lrsquoargument

drsquoAristarque puisqursquoil propose finalement le compromis consistant agrave supprimer le vers 861 ougrave

se trouve une reacutefeacuterence claire agrave lrsquoeacutepisode de la bataille du fleuve mais agrave conserver le vers 860

qui attribue uniquement la mort drsquoEunnome agrave la main drsquoAchille La diffeacuterence entre ce cas-ci et

celui rapporteacute au deacutebut de cette sous-section (sur Meacutenestheacutee) est claire ici le poegravete annonce

explicitement un eacuteveacutenement devant se produire lors drsquoun eacutepisode posteacuterieur du poegraveme qui est

preacuteciseacutement identifiable dans le cas de Meacutenestheacutee il est seulement question des qualiteacutes du

personnage et non drsquoune occasion particuliegravere ougrave elles seraient mises agrave profit

(d) La coupe de Nestor

Peu de passages homeacuteriques ont eacuteteacute aussi discuteacutes par les Anciens que celui de la description

de la coupe de Nestor (Il 11632-37) Cet objet curieux suscitait lrsquointeacuterecirct agrave la fois en raison de sa

forme exceptionnelle que lrsquoon avait du mal agrave se repreacutesenter et du commentaire que fait Homegravere

agrave son sujet qui frappe par son invraisemblance laquo Tout autre aurait peine agrave la soulever de la table

alors qursquoelle est pleine le vieux Nestor lui la legraveve sans effort raquo (ἄλλος μὲν μογέων

ἀποκινήσασκε τραπέζης πλεῖον ἐόν Νέστωρ δ ὁ γέρων ἀμογητὶ ἄειρεν) (636-7)

194

Il a deacutejagrave eacuteteacute question preacuteceacutedemment de ce fameux problegraveme homeacuterique dont les solutions

offertes par les premiers lytikoi (Steacutesimbrote Antisthegravene Glaucon Aristote) reacutepertorieacutees par

Porphyre ont eacuteteacute citeacutees Mais les deacutebats autour de ce passage se sont prolongeacutes bien au-delagrave du

IVe siegravecle comme le reacutevegravele notamment un long texte drsquoAtheacuteneacutee (11487f-494b) relatant les

commentaires drsquoAscleacutepiade de Myrleacutee et drsquoautres grammairiens sur ce sujet La plus grande

partie de ce texte est en veacuteriteacute consacreacutee agrave lrsquoexposition drsquoune vaste interpreacutetation alleacutegorique des

diverses caracteacuteristiques de la coupe une interpreacutetation apparemment tireacutee du traiteacute drsquoAscleacutepiade

Sur la Nestoris mais dont ce dernier attribue la paterniteacute agrave la poeacutetesse Moirocirc et que Crategraves de

Mallos toujours selon Ascleacutepiade se serait ensuite approprieacutee pour la publier laquo comme si crsquoeacutetait

sa propre theacuteorie raquo (ὡς ἴδιον ἐκφέρει τὸν λόγον) Le problegraveme poseacute par lrsquoaptitude singuliegravere du

vieux Nestor agrave soulever la coupe se voit quant agrave lui offrir trois explications dont une seule

toutefois est directement attribueacutee agrave une personne en particulier

1) Selon laquo certains raquo le mot ἄλλος au vers 636 doit ecirctre lu ἀλλrsquo ὅς et ce pronom compris

comme se reacutefeacuterant au seul Machaon qui se trouve dans la tente avec Nestor le sens est alors

laquo lrsquoautre (scil Machaon) la soulegraveverait avec peine mais Nestor le fait facilement raquo Cette solution

est rejeteacutee par Ascleacutepiade sur la base drsquoarguments grammaticaux (493a-b)

2) Le sens des vers 636-7 est bien que Nestor est le seul parmi tous les hommes agrave soulever

facilement la coupe La chose srsquoexplique du fait que laquo Nestor aimant boire crsquoest parce qursquoil avait

une longue pratique derriegravere lui qursquoil avait la force de la prendre sans peine raquo (493c) Cette

solution qui rappelle la laquo naturalisation raquo de Glaucon du mecircme passage est apparemment celle

privileacutegieacutee par Ascleacutepiade

3) Socircsibios qualifieacute ironiquement ndash par Ascleacutepiade ou par Atheacuteneacutee ndash de laquo solutionneur

extraordinaire raquo (ὁ θαυμάσιος λυτικός) aurait proposeacute de lire le mot γέρων du vers 637 avec le

mot ἄλλος du vers preacuteceacutedent attribuant lrsquoarrangement particulier des mots dans ces vers agrave la

figure de laquo lrsquoanastrophe raquo Cette solution et drsquoautres du mecircme genre lui auraient mecircme valu les

moqueries de Ptoleacutemeacutee Philadelphe qui lrsquoaurait accuseacute de laquo srsquooccuper agrave produire des solutions

mal agrave propos (ἀπροσδιονύσους λύσεις) raquo (494b) Agrave peu de choses pregraves la solution de Socircsibios

correspond agrave celle drsquoAristote qui lrsquoaurait justifieacutee sur la base de la construction grammaticale

appeleacutee ἀπὸ κοινοῦ plutocirct que par la notion drsquoanastrophe ndash avec toutefois le mecircme reacutesultat du

195

point de vue du sens la force de Nestor est exceptionnelle par rapport agrave celle des autres

vieillards

Bien que de natures diffeacuterentes toutes ces solutions reacutevegravelent une atttitude semblable chez leurs

auteurs soit une forme de litteacuteralisme qui engendre naturellement de lrsquoinsatisfaction face au texte

transmis lequel se voit reacuteinterpreacuteteacute par des artifices grammaticaux (solutions 1 et 3) ou encore

laquo naturaliseacute raquo par des explications prosaiumlques agrave lrsquoextrecircme (solution 2) Par contraste avec ces

preacuteceacutedents la solution drsquoAristarque fait de nouveau preuve drsquoun rafraicircchissant bon sens

πρὸς τὸ ζητούμενον πῶς ὁ γέρων ἀμογητί οἱ δὲ ἄλλοι μετὰ κακοπαθίας οὐ δεῖ δὲ οὔτε δασύνειν τὴν προφορὰν οὔτε ἐπαίρειν τὴν προσῳδίαν ἀλλὰ νοεῖν ὅτι καὶ τοῦτο τῶν ἐπαίνων λεγομένων Νέστορός ἐστι καθάπερ καὶ τὸ laquo Νέστωρ δὲ πρῶτος κτύπον ἄϊε φώνησέν τε raquo

On pointe vers le problegraveme suivant comment se fait-il que le vieillard la soulegraveve facilement et les autres difficilement Il ne faut ni prononcer le mot avec une aspiration ni mettre un accent aigu367 mais il faut comprendre que ceci aussi fait partie des choses dites en guise drsquoeacuteloge de Nestor tout comme dans le vers laquo Nestor le premier perccediloit le bruit et parle raquo (10532) (schol A Il 11636a Ariston)

Heacuterodien qui reprend en deacutetail les deux propositions briegravevement mentionneacutees et rejeteacutees dans

la scholie drsquoAristonicos conclut finalement en faveur drsquoAristarque laquo Nous sommes drsquoaccord

avec Aristarque pour placer un esprit doux [ie conserver la leccedilon traditionnelle] puisque par ce

deacutetail aussi le poegravete fait voir la force du vieillard raquo (ἡμεῖς δὲ συγκατατιθέμεθα τῷ Ἀριστάρχῳ

ψιλοῦντι ἐπεὶ βούλεται ὁ ποιητὴς καὶ διὰ τούτου τὸ εὔρωστον τοῦ γέροντος παριστάνειν)

(schol A Il 11636b Hrd)

Ainsi selon Aristarque le texte nrsquoa pas besoin drsquoecirctre corrigeacute ni mecircme drsquoecirctre expliqueacute La

force exceptionnelle attribueacutee agrave Nestor est simplement destineacutee agrave exalter le personnage et

constitue donc une forme drsquoauxecircsis de la part drsquoHomegravere Devant cette finaliteacute poeacutetique peu

importe le caractegravere plus ou moins invraisemblable de ce deacutetail agrave lrsquoinstar de lrsquoacuiteacute auditive ndash

certes inapproprieacutee pour un vieillard ndash qursquoil deacutemontre autre part Le reacutealisme cegravede ici le pas agrave

lrsquohyperbole typique de lrsquoeacuteloge

Aristote donne drsquoailleurs une explication fort semblable agrave un autre problegraveme de

vraisemblance

367 Crsquoest-agrave-dire eacutecrire ἅλλος (= ὁ ἄλλος) dans le premier cas ἀλλrsquo ὅς dans le second (cf schol A 11636b Hrd)

196

διὰ τί τὴν Ἑλένην πεποίηκεν ἀγνοοῦσαν περὶ τῶν ἀδελφῶν ὅτι οὐ παρῆσαν δεκαετοῦς τοῦ πολέμου ὄντος καὶ αἰχμαλώτων πολλῶν γινομένων ἄλογον γάρ ἔτι δὲ καὶ εἰ ἠγνόει ἀλλ οὐκ ἦν ἀναγκαῖον μνησθῆναι τούτων οὐκ ἐρωτηθεῖσαν ὑπὸ τοῦ Πριάμου περὶ αὐτῶνmiddot οὐδὲ γὰρ πρὸς τὴν ποίησιν πρὸ ἔργου ἦν ἡ τούτων μνήμη

φησὶ μὲν οὖν Ἀριστοτέληςmiddot ἴσως ὑπὸ τοῦ Ἀλεξάνδρου ἐντυγχάνειν ἐφυλάττετο τοῖς αἰχμαλώτοις ἢ ὅπως τὸ ἦθος βελτίων φανῇ καὶ μὴ πολυπραγμονοίη οὐδὲ τοὺς ἀδελφοὺς ᾔδει ὅπου εἰσί

Pourquoi le poegravete a-t-il fait en sorte qursquoHeacutelegravene ignore lrsquoabsence de ses fregraveres alors que la guerre dure depuis dix ans et que beaucoup de prisonniers ont eacuteteacute faits Car cela est illogique De plus mecircme en admettant qursquoelle lrsquoignorait il nrsquoeacutetait pas neacutecessaire qursquoelle fasse mention drsquoeux puisque Priam ne lrsquoavait pas interrogeacutee agrave leur sujet Car leur mention ne remplit mecircme pas de fonction dans le poegraveme

Aristote dit peut-ecirctre qursquoAlexandre lrsquoavait empecirccheacutee de parler aux prisonniers Ou alors crsquoest afin qursquoelle paraisse avoir un caractegravere supeacuterieur et ne pas ecirctre trop curieuse qursquoelle ne sait mecircme pas ougrave sont ses fregraveres (fr 147 Rose)

Lrsquoinvraisemblance de lrsquoignorance drsquoHeacutelegravene du sort de ses fregraveres est donc expliqueacutee par un

critegravere agrave la fois poeacutetique et rheacutetorique soit la volonteacute du poegravete de donner agrave son personnage un

caractegravere de qualiteacute

(e) Les Neoteroi

La deacutenonciation par Aristarque de lrsquoexcegraves de litteacuteralisme qui se deacuteploie chez certains lecteurs

anciens est eacutegalement perceptible dans quelques commentaires portant sur les Neoteroi ndash une

expression dont la porteacutee varie selon les occasions mais qui deacutesigne de faccedilon geacuteneacuterale

lrsquoensemble des poegravetes posteacuterieurs agrave Homegravere le plus souvent ceux drsquoeacutepoque relativement haute (le

terme inclut notamment Heacutesiode les tragiques Archiloque Pindare ainsi que les poegravetes

cycliques) La singulariteacute drsquoHomegravere est freacutequemment souligneacutee par les diffeacuterences entre ses

conceptions mythologiques et celles des poegravetes posteacuterieurs au premier chef les kyklikoi qui sont

souvent lrsquoobjet des critiques drsquoAristarque en raison du nombre important drsquointerpolations qui leur

sont attribueacutees dans le texte homeacuterique Mais en certaines occasions Aristarque relegraveve plutocirct la

conformiteacute excessive des Neoteroi agrave Homegravere crsquoest-agrave-dire agrave des deacutetails deacutepourvus drsquoimportance

qui acquiegraverent chez eux une reacutealiteacute litteacuterale Par exemple au sujet du vers Il 6457 ougrave Hector

eacutevoquant la possibiliteacute de la chute de Troie envisage avec angoisse la scegravene drsquoenlegravevement

drsquoAndromaque son asservissement et sa reacuteduction au rang de porteuse drsquoeau

197

καί κεν ὕδωρ φορέοις ὅτι κατὰ τὸ προστυχὸν οὕτως εἰπόντος Ὁμήρου οἱ νεώτεροι τῷ ὄντι ὑδροφοροῦσαν εἰσάγουσιν αὐτήν

laquo peut-ecirctre porteras-tu lrsquoeau raquo la diplecirc parce que mecircme si Homegravere a dit cela au hasard les Neoteroi lrsquoont repreacutesenteacutee reacuteellement comme une porteuse drsquoeau (schol A Il 6457a Ariston)

Le contraste entre lrsquoinspiration du moment drsquoHomegravere (κατὰ τὸ προστυχόν) et la reacutealisation

litteacuterale (τῷ ὄντι) de la scegravene par les Neoteroi suggegravere une forme de critique agrave lrsquoendroit de ces

derniers Aristarque ne se contente pas ici de signaler qursquoHomegravere est la source de cette

repreacutesentation drsquoAndromaque il relegraveve aussi avec un brin de moquerie la lecture au pied de la

lettre des Neoteroi qui nrsquoont pas su saisir le caractegravere plus ou moins aleacuteatoire des propos

qursquoHomegravere precircte agrave Hector

Dans lrsquoexemple suivant crsquoest la nature meacutetaphorique plutocirct que stochastique drsquoun passage

homeacuterique qui eacutechappe agrave la lecture litteacuteraliste drsquoun neoteros Dans le Catalogue des vaisseaux le

poegravete mentionne la laquo merveilleuse opulence raquo (θεσπέσιον πλοῦτον) que Zeus a laquo reacutepandue raquo

(κατέχευε) sur les Rhodiens de Tleacutepolegraveme

ὅτι Πίνδαρος κυρίως δέδεκται χρυσὸν ὗσαι τὸν Δία Ὁμήρου μεταφορᾷ κεχρημένου διὰ τοῦ κατέχευε πρὸς ἔμφασιν τοῦ πλούτου

ltLa diplecircgt parce que Pindare (cf Ol 734) a compris litteacuteralement que Zeus a fait pleuvoir de lrsquoor mais Homegravere se sert drsquoune meacutetaphore avec le mot laquo reacutepandre raquo afin de suggeacuterer la richesse (schol A Il 2670 Ariston)

Les critiques drsquoAristarque agrave lrsquoendroit des Neoteroi sont souvent exprimeacutees par le terme

πλάσμα et autres de mecircme famille Mais ces critiques ne semblent pas tant motiveacutees par le

caractegravere fictionnel (laquo inventeacute raquo) des repreacutesentations des Neoteroi que par lrsquoerreur de lecture

qursquoelles supposent de la part de ceux-ci Un cas fameux est celui des vers Il 15-6 dont la

signification est encore discuteacutee aujourdrsquohui apregraves avoir briegravevement reacutesumeacute le thegraveme de son

poegraveme ndash la guerre et les morts nombreuses des Grecs en sol troyen ndash le narrateur eacutenonce les

paroles eacutenigmatiques laquo ainsi srsquoaccomplit la volonteacute de Zeus raquo (Διὸς δ ἐτελείετο βουλή) Au vers

suivant deacutebute une nouvelle proposition qui peut ecirctre lieacutee ou non avec le vers preacuteceacutedent laquo agrave

partir du moment ougrave srsquoeacuteleva la querellehellip raquo Le problegraveme est de deacuteterminer si le relatif ἐξ οὗ (laquo agrave

partir de raquo) fait reacutefeacuterence agrave lrsquoaccomplissement de la Διὸς βουλή (ie aux mots qui preacutecegravedent) ou

bien au tout premier vers du poegraveme Dans ce dernier cas le poegravete indiquerait le point de deacutepart de

sa narration laquo Chante deacuteesse [hellip] agrave partir du moment ougravehellip raquo

198

La plupart des commentateurs modernes tranchent en faveur de la seconde option notamment

en raison du paralleacutelisme qui est ainsi creacuteeacute entre le proegraveme de lrsquoIliade et celui de lrsquoOdysseacutee

Aristarque au contraire choisit la premiegravere solution

Διὸς δ ἐτελείετο βουλή ἐξ οὗ δὴ τὰ πρῶτα Ἀρίσταρχος συνάπτει ἵνα μὴ προοῦσά τις φαίνηται βουλὴ καθ Ἑλλήνων ἀλλ ἀφ οὗ χρόνου ἐγένετο ἡ μῆνις ἵνα μὴ τὰ παρὰ τοῖς νεωτέροις πλάσματα δεξώμεθα

laquo Et le plan de Zeus srsquoaccomplit agrave partir du moment ougrave pour la premiegravere foishellip raquo Aristarque lie ltces propositionsgt ensemble afin qursquoon nrsquoait pas lrsquoimpression qursquoil existe un certain laquo plan raquo dessineacute agrave lrsquoavance contre les Grecs Ce plan est plutocirct apparu au moment de la colegravere drsquoAchille de sorte que nous nrsquoacceptons pas les inventions qui se trouvent chez les Neoteroi (schol A Il 15-6 Ariston)

En eacutetablissant un rapport serreacute entre la querelle drsquoAchille et Agamemnon et la Διὸς βουλή

Aristarque eacutevite de laisser cette derniegravere expression isoleacutee et par conseacutequent priveacutee de sens

explicite la βουλή en question deacutesigne vraisemblablement la deacutecision de Zeus de donner aux

Troyens une victoire temporaire afin de satisfaire lrsquohonneur drsquoAchille leacuteseacute par la querelle Les

homeacuteristes modernes quant agrave eux vont souvent agrave lrsquoencontre de la directive drsquoAristarque et se

renseignent preacuteciseacutement aupregraves des Neoteroi afin drsquoexpliquer le sens de lrsquoexpression Διὸς βουλή

Dans les premiers vers des Chants chypriens il est fait allusion agrave lrsquoaccomplissement drsquoun plan

eacutelaboreacute par Zeus (avec des mots identiques agrave ceux du proegraveme de lrsquoIliade Διὸς δ ἐτελείετο

βουλή) et visant agrave alleacuteger la terre du poids des hommes en provoquant la guerre Selon cette

lecture la Διὸς βουλή est narrativement anteacuterieure aux eacuteveacutenements de lrsquoIliade comme le fait

remarquer Aristarque (προοῦσα)

Pour plusieurs homeacuteristes modernes qui considegraverent que le fonds narratif (par contraste avec

la composition finale) des poegravemes cycliques est anteacuterieur agrave la reacutedaction des poegravemes homeacuteriques

la proposition homeacuterique Διὸς δ ἐτελείετο βουλή constitue un clin drsquooeil agrave cette tradition

conserveacutee dans les poegravemes cycliques Pour Aristarque toutefois les poegravemes cycliques sont

clairement posteacuterieurs agrave Homegravere et celui-ci ne fait en aucun cas reacutefeacuterence agrave eux Par conseacutequent

son avis de laquo ne pas recevoir les inventions des Neoteroithinsp raquo ne consiste peut-ecirctre pas tant agrave rejeter

les poegravemes cycliques comme source pour lrsquoexeacutegegravese drsquoHomegravere qursquoagrave rejeter lrsquointerpreacutetation

particuliegravere drsquoHomegravere adopteacutee par les poegravetes cycliques ceux-ci ayant mal compris la syntaxe du

proegraveme iliadique et trouvant la proposition Διὸς δ ἐτελείετο βουλή sans reacutefeacuterent clair ils ont

199

supposeacute lrsquoexistence drsquoune veacuteritable Διὸς βουλή distincte des eacuteveacutenements de lrsquoIliade et ont

deacuteveloppeacute ce thegraveme dans les Chants cypriens

On peut ajouter que de faccedilon geacuteneacuterale le rapport drsquoAristarque aux Neoteroi deacutemontre qursquoil ne

considegravere pas Homegravere comme une source drsquoinformation qui pourrait ecirctre suppleacuteeacutee par les

informations trouvant chez drsquoautres poegravetes Homegravere est lrsquoauteur de son propre monde poeacutetique agrave

distinguer et non agrave concilier avec celui des autres poegravetes Ceux qui sont agrave la recherche drsquoune

veacuteriteacute litteacuterale dans la poeacutesie traditionnelle ont au contraire tout inteacuterecirct agrave additionner et agrave faire

concorder les teacutemoignages des divers poegravetes en vue de la reconstruction drsquoun portrait coheacuterent de

la reacutealiteacute historique

(f) Le traitement des eacuteleacutements fantastiques

Lrsquoattitude eacutequilibreacutee drsquoAristarque devant la nature fictionnelle de la composition poeacutetique est

particuliegraverement visible dans le traitement qursquoil offre des divers eacuteleacutements fantastiques qui

parsegravement les reacutecits

Pourtant selon Van der Valk (1949) qui a offert des discussions fondamentales de la critique

textuelle alexandrine Aristarque est coupable de rationalisation excessive et drsquoun rejet

ideacuteologique du surnaturel dans la poeacutesie Aux yeux de Van der Valk le grammairien

consideacutererait les eacuteleacutements fantastiques comme des erreurs poeacutetiques qui pour ecirctre corrigeacutees

commandent lrsquoatheacutetegravese la conjecture ou encore une justification quelconque Crsquoest lagrave

eacutevidemment precircter agrave Aristarque une lecture naiumlve et hyper-litteacuteraliste du moins hostile au

concept de fiction poeacutetique

Agrave lrsquoencontre des conclusions de Van der Valk on peut observer lrsquoattitude drsquoAristarque face agrave

certains passages homeacuteriques mettant en scegravene des ecirctres monstrueux ou fantastiques Lrsquoun porte

sur le geacuteant Briareacutee qursquoHomegravere appelle laquo lrsquoecirctre aux cent bras raquo (ἑκατόγχειρον) une appellation

qursquoAristarque accepte dans son sens le plus eacutevident en vertu du caractegravere mythique du

personnage

200

ὁ Ἀρίσταρχος κατὰ τὸ μυθικὸν ἑκατὸν χεῖρας ἔχοντα ltοἱ δὲgt368 οὐ διὰ τὸ πλῆθος τῶν χειρῶν ἀλλὰ διὰ τὸ μέγεθος οἷον ἑκατόμπηχυνmiddot χεῖρες γὰρ καὶ οἱ πήχεις συνωνύμως λέγονται

Aristarque ltdit quegt crsquoest en vertu de la fiction qursquoil possegravede cent mains drsquoautres ltdisent qursquoil est ainsi appeleacutegt non pas agrave cause du nombre de ses mains mais plutocirct agrave cause de sa taille comme dans lrsquoexpression laquo aux cent coudeacutees raquo En effet les bras sont eux aussi appeleacutes laquo mains raquo par synonymie (Ap Soph Lexicon sv ἑκατόγχειρον p 6515-17 Bekker)

Un cas semblable est celui des fregraveres Actorione dont il est fait mention agrave quelques reprises

chez Homegravere La physionomie exacte de ces ecirctres singuliers sur lesquels Homegravere srsquoexprime de

faccedilon ambigueuml (les deacutesignant par le terme δίδυμοι) eacutetait amplement discuteacutee par les Anciens

Apparemment Aristarque imaginait les Actorione sous la forme de siamois plutocirct que comme

des jumeaux ordinaires (cf schol A Il 23638-42 Ariston et infra sect iv (a)) Ces exemples

deacutemontrent qursquoAristarque ne srsquoopposait pas systeacutematiquement agrave la preacutesence drsquoecirctres fantastiques

ou exceptionnels dans les poegravemes homeacuteriques

Les deux exemples tout juste citeacutes sont toutefois des personnages drsquoimportance mineure

simplement mentionneacutes au passage par Homegravere La situation est diffeacuterente dans le cas du

Cyclope Polyphegraveme qui joue un rocircle de premier plan dans tout un chant de lrsquoOdysseacutee (intituleacute

Cyclopeia par les Anciens) Plusieurs indices laissent deviner lrsquoexistence de deacutebats sur certains

deacutetails de cet eacutepisode ceacutelegravebre degraves une tregraves haute eacutepoque369 Le statut particulier de Polyphegraveme

par rapport agrave ses confregraveres cyclopes semble notamment avoir causeacute problegraveme Apollonios le

sophiste rapporte ainsi lrsquoopinion suivante drsquoAristarque dans le contexte drsquoune discussion de

lrsquoadjectif ἀθέμιστος qursquoHomegravere applique aux Cyclopes dans lrsquoOdysseacutee

ἐν τῇ ι Ὀδυσσείας ἐπὶ τῶν Κυκλώπων ἐπιθέτου λεγομένου laquo Κυκλώπων δ ἐς γαῖαν ὑπερφιάλων ἀθεμίστων raquo ὁ γοῦν Ἡλιόδωρος Ἀρισταρχείως μεταφράζων φησί καθὸ οὐ κοινοῖς χρῶνται νόμοις ὁ γὰρ Ἀρίσταρχος λέγει δικαίους εἶναι τοὺς Κύκλωπας ἐκτὸς τοῦ Πολυφήμουmiddot φησὶ γοῦν περὶ αὐτῶν laquo θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ ἀλόχων οὐδ ἀλλήλων ἀλέγουσιν raquo ὁ δὲ Κύκλωψ ἐκ τῆς ἰδίας ἀσεβείας περὶ αὐτῶν φησὶν laquo οὐ γὰρ Κύκλωπες Διὸς αἰγιόχοιο ἀλέγουσιν raquomiddot ὅπερ ψεῦδοςmiddot αὐτοὶ γάρ εἰσιν οἱ λέγοντες laquo εἰ μὲν δὴ μήτις σε βιάζεται οἶον ἐόντα νοῦσον δ οὔπως ἔστι Διὸς μεγάλου ἀλέασθαι raquo καὶ ἔστιν ὅλος ὁ τόπος οὗτος τῶν προβλημάτων

Cette eacutepithegravete est utiliseacutee au sujet des Cyclopes dans le chant 9 de lrsquoOdysseacutee Heacuteliodore donnant une explication agrave la faccedilon drsquoAristarque dit que crsquoest parce qursquoils ne se servent pas de lois

368 Lrsquoinsertion (agrave mon avis neacutecessaire) de ces mots est proposeacutee par Lehrs 1882 178-9

369 Cf Jolivet 2005 qui traite des prolongements de ces deacutebats chez Virgile

201

communes En effet Aristarque dit que les Cyclopes sont justes agrave lrsquoexception de Polyphegraveme En tout cas le poegravete dit agrave leur sujet que laquo Chacun gouverne (θεμιστεύει) ses enfants et sa femme sans srsquooccuper des autres raquo Mais crsquoest agrave cause de sa propre impieacuteteacute que le Cyclope [scil Polyphegraveme] dit que laquo les Cyclopes ne se soucient pas de Zeus raquo ce qui est faux car eux-mecircmes disent laquo si personne ne te violente et que tu es seul peut-ecirctre Zeus trsquoa-t-il envoyeacute une maladie raquo Et ce passage au complet fait partie des Problegravemes (Ap Soph Lexicon p12 Bekker sv ἀθεμίστων)

Comme on lrsquoapprend dans les scholies le laquo problegraveme raquo particulier poseacute par la nature juste ou

injuste des Cyclopes repose sur le fait que ceux-ci jouissent drsquoun mode de vie aiseacute semblable agrave

celui drsquoun pays de Cocagne et que cela semble ecirctre en contradiction avec leur preacutetendue

meacutechanceteacute

πῶς ὑπερφιάλους καὶ ἀθεμίστους καὶ παρανόμους εἰπὼν τοὺς Κύκλωπας ἄφθονα παρὰ θεῶν αὐτοῖς ὑπάρχειν λέγει τὰ ἀγαθά ῥητέον οὖν ὅτι ὑπερφιάλους μὲν διὰ τὴν ὑπεροχὴν τοῦ σώματος ἀθεμίστους δὲ τοὺς μὴ νόμῳ χρωμένους ἐγγράφῳ διὰ τὸ ἕκαστον ἴδιον ἄρχεσθαιmiddot laquo θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ ἀλόχου raquo ὅπερ ἀνομίας σημεῖον Ἀντισθένης δέ φησιν ὅτι μόνον τὸν Πολύφημον εἶναι ἄδικονmiddot καὶ γὰρ οὗτος τοῦ Διὸς ὑπερόπτης ἐστίν οὐκοῦν οἱ λοιποὶ δίκαιοιmiddot διὰ τοῦτο γὰρ καὶ τὴν γῆν αὐτοῖς τὰ πάντα ἀναδιδόναι αὐτόματον καὶ τὸ μὴ ἐργάζεσθαι αὐτὴν δίκαιον ἔργον ἐστίν ἀλλ ἔμπροσθεν [βιαίως] βιαίους laquo οἵ σφεας σινέσκοντο raquo ὥσπερ καὶ τοὺς Γίγανταςmiddot laquo ὅσπερ ὑπερθύμοισι Γιγάντεσσιν βασίλευεν raquo ὥσπερ καὶ τοὺς Φαίακας βλαπτομένους ὑπ αὐτῶν μεταναστῆναι

Comment se fait-il qursquoapregraves avoir dit que les Cyclopes sont arrogants criminels et sans lois il affirme que les biens leur sont fournis en abondance par les dieux Il faut donc dire qursquoils sont dits laquo arrogants raquo en raison de la taille de leur corps et laquo sans lois raquo parce qursquoils ne font pas usage de la loi eacutecrite puisque chacun srsquooccupe de sa propre maison laquo chacun gouverne (θεμιστεύει) ses enfants et sa femme raquo (Od 9115) ce qui est un signe drsquoabsence de lois Mais selon Antisthegravene (fr 189 Giannantoni) seul Polyphegraveme est injuste car en effet celui-lagrave meacuteprise mecircme Zeus Ainsi donc les autres Cyclopes sont justes et crsquoest pour cette raison aussi que la terre leur fournit spontaneacutement toutes choses et que le fait de ne pas travailler la terre est une juste reacutecompense Mais auparavant ils eacutetaient violents laquo ils les violentaient raquo (Od 66) tout comme les Geacuteants laquo celui qui reacutegnait gracircce aux geacuteants au grand cœur raquo (Od 759) Cela est illustreacute par le fait que les Pheacuteaciens eacutemigregraverent parce que les Cyclopes leur faisaient du mal (schol T Od 9106)

Aristarque et Antisthegravene ont donc fourni une solution identique agrave ce problegraveme homeacuterique qui

met en jeu certains preacutesupposeacutes sur le rocircle des dieux dans lrsquoeacutetablissement de la justice cosmique

et dont la populariteacute a perdureacute jusqursquoagrave Philostrate qui y fait briegravevement allusion370 Il est en effet

fort probable que le commentaire drsquoAristarque sur lrsquoinjustice exceptionnelle de Polyphegraveme ait eacuteteacute

370 Ima 2181 laquo Ce sont en effet des Cyclopes pour lesquels comme le veulent les poegravetes je ne sais pour quel motif (οὐκ οἶδα ἐξ ὅτου) la terre est fertile sans culture raquo (trad Bougot-Lissarrague) Euripide a tregraves certainement tenu compte de ce zecirctecircma en composant le Cyclope piegravece dans laquelle il nrsquoest pas fait mention de lrsquoabondance spontaneacutee de la terre des Cyclopes sur les laquo corrections raquo par les tragiques des erreurs poeacutetiques de leurs preacutedeacutecesseurs voir Scodel 1999 chap 7

202

originellement susciteacute par le problegraveme auquel srsquoeacutetait attacheacute Antisthegravene bien qursquoil ne soit pas fait

mention de la prospeacuteriteacute de la terre des Cyclopes dans le passage drsquoApollonios On voit ainsi

Aristarque opeacuterer dans le cadre drsquoune sorte de logique mythologique dans le monde des

Cyclopes caracteacuteriseacute par une spontaneacuteiteacute fantastique de la nature Polyphegraveme apparaicirct comme un

eacuteleacutement discordant lrsquoexception qui confirme la regravegle et qui entraicircne les eacuteveacutenements de la

Cyclopeia Par ailleurs Aristarque srsquoest aussi exprimeacute favorablement sur drsquoautres deacutetails de cet

eacutepisode controverseacutes ou critiqueacutes par ses pairs telle la connaissance par Polyphegraveme de la langue

grecque et de la piraterie ndash laquo types de choses qui doivent ecirctre accordeacutees aux poegravetes raquo (schol

HMQR Od 371 δοτέον δὲ φησὶ τῷ ποιητῇ τὰ τοιαῦτα)

Un fragment drsquoAristote nous informe de lrsquointeacuterecirct accordeacute par ce dernier au mecircme personnage

de Polyphegraveme

ζητεῖ Ἀριστοτέλης πῶς ὁ Κύκλωψ ὁ Πολύφημος μήτε πατρὸς ὢν Κύκλωπος Ποσειδῶνος γὰρ ἦν μήτε μητρὸς Κύκλωψ ἐγένετο αὐτὸς δὲ ἑτέρῳ μύθῳ ἐπιλύεται καὶ γὰρ ἐκ Βορέου ἵπποι γίνονται καὶ ἐκ Ποσειδῶνος καὶ τῆς Μεδούσης ὁ Πήγασος ἵππος

Aristote se demande comment il se fait que le Cyclope Polyphegraveme a pu naicirctre Cyclope attendu que ni sa megravere ni son pegravere ne sont Cyclopes (crsquoest en effet le fils de Poseacuteidon) Et il donne une solution en faisant lui-mecircme appel agrave un autre mythe En effet Boreacutee aussi a engendreacute des chevaux et Poseacuteidon et Meacuteduse ont engendreacute le cheval Peacutegase (schol HQ Od 9106)

Crsquoest encore le caractegravere exceptionnel du personnage ndash cette fois en raison de ses origines ndash

dont il est question dans ces lignes La solution drsquoAristote qui se borne agrave invoquer des parallegraveles

mythologiques se suffit pourtant agrave elle-mecircme elle invite tout bonnement agrave ignorer les critegraveres

de la vraisemblance naturelle dans le domaine des filiations mythiques

En plus des personnages monstrueux les exemples suivants sont eacutegalement freacutequemment citeacutes

agrave lrsquoappui de lrsquoideacutee selon laquelle Aristarque fait preuve drsquoun rationalisme excessif dans son

interpreacutetation de la poeacutesie eacutepique Il srsquoagit dans les deux cas de passages ougrave des animaux utilisent

un langage humain371

1) ἀθετοῦνται στίχοι καὶ οὗτοι οἱ δύο ὅτι οὐκ ἀναγκαῖοί εἰσινmiddot οἴδαμεν γὰρ ὅτι ἡ πνοὴ ἐλαφροτάτη ἐστί τὸ δὲ καὶ προσθεῖναι laquo φασίν raquo ὡς ἀπὸ ἱστορίας ἐστὶ παρειληφότα ἀγνοούμενόν τι καὶ ἀπίθανον ἵππον λέγειν laquo φασίν raquo ὥσπερ ἄνδρα πολυίστορα

371 Cf Schroeder 2006 21 laquo Aristarchus disapproved of animals speaking as though they were humans raquo

203

(Sur les deux derniers vers du discours propheacutetique prononceacute par son cheval agrave Achille dans lrsquoIliade ) Deux lignes sont atheacutetiseacutees celle-ci et la suivante parce qursquoelles ne sont pas neacutecessaires  en effet nous savons deacutejagrave que ce vent est le plus rapide De plus le fait drsquoajouter laquo dit-on raquo comme srsquoil tenait cela drsquoune source historique est quelque peu maladroit et il est invraisemblable qursquoun cheval utilise les mots laquo dit-on raquo agrave la faccedilon drsquoun eacuterudit (schol A Il 19416-7)

2) τούτων δὲ τῶν στίχων ὁ Ἀρίσταρχος ὀβελίζει τοὺς τελευταίους ὡς ἀλόγῳ γνωμολογεῖν οὐκ ἂν προσῆκον

(Sur les deux derniers vers du discours du faucon de la fable heacutesiodique dans les Travaux et les jours ie les vers 210-11372 ) Aristarque place lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux derniers vers parce qursquoil ne convient pas agrave un animal de srsquoexprimer dans un style gnomologique (schol Hes Op 207-12)

Il est eacutevident qursquoici Aristarque ne srsquooppose aucunement au caractegravere en soi fantastique de ces

scegravenes ougrave figurent des animaux parlants si crsquoeacutetait le cas pourquoi se serait-il contenteacute de rejeter

la fin de ces deux discours plutocirct que les discours au grand complet Il semble plutocirct que ce soit

un banal critegravere de convenance qui ait ici dicteacute son jugement comme le reacutevegravelent les termes

employeacutes dans ces scholies (ἀπίθανον et οὐκhellip προσῆκον) Le grammairien se sera donc tout

bonnement offusqueacute de lrsquoeffet incongru produit par le ton quelque peu sentencieux adopteacute par des

personnages animaux dans ces deux passages en vertu de ce principe tout-puissant du πρέπον

qui est reacuteguliegraverement invoqueacute par les critiques anciens Implicite est donc la distinction entre

laquo parler avec un langage humain raquo et laquo parler de faccedilon sentencieuse raquo comme lrsquoa compris le

commentateur byzantin Jean Tzeacutetzegraves qui srsquooppose toutefois agrave lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque dans le

passage heacutesiodique

Καὶ οὕτως οὐδὲ ὁ παρὰ Πρόκλῳ Ἀρίσταρχος σχεῖ373 χώραν ὀβελίζειν τοὺς δύο στίχους τούτους τὸ ἐπιμύθιον Ἀκούσατε δὲ ὦ Πρόκλε τε καὶ Ἀρίσταρχε κἄν περ ἡμεῖς τοῦτο οὐ διορθώσαμεν οὐ γελοῖον ἦν καθ ἡμᾶς τὸ τὰ ἄλογα μὲν καὶ ἀνθρωπίνως λαλεῖν συγχωρεῖν μὴ μέντοι δὲ γνωμολογεῖν ἀλλ ἰστέον ὅτι ὁ λαλεῖν ἀνθρωπίνως εἰδὼς καὶ γνωμολογήσει θελήσας καὶ ᾧ τινι συγκεχώρηται τὸ λαλεῖν καὶ τὸ γνωμολογεῖν δηλονότι συγχωρηθήσεται

Et ainsi pas mecircme Aristarque citeacute par Proclos nrsquoavait lieu de placer lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux vers qui forment la morale de la fable Entendez ceci Proclos et Aristarque mecircme si nous

372 Pace Schroeder 2006 20 qui croit que ce sont les vers 211-2 qui ont eacuteteacute atheacutetiseacutes par Aristarque Le vers 212 (laquo Ainsi parlait le faucon qui vole vite lrsquooiseau qui deacuteploie ses ailes raquo) ougrave le narrateur referme la parenthegravese constitueacutee par la fable nrsquoa rien de gnomologique et on ne voit pas ce qursquoAristarque pourrait lui reprocher Les vers 210-11 quant agrave eux constituent une uniteacute de sens de forme globalement gnomologique laquo Il faut ecirctre fou pour vouloir se mesurer agrave plus fort que soi on est vaincu on a honte et en plus on doit souffrir raquo Waeschke 1874 167 considegravere comme moi que la note aristarquienne srsquoapplique aux vers 210-11

373 Sic Gaisford ad loc Il faut probablement corriger par ἔχει ou ἔσχε

204

nrsquoavons pas fait drsquoeacutedition de ce texte agrave notre avis il nrsquoy a rien de ridicule agrave accepter que des animaux parlent avec une voix humaine sans toutefois user de sentences Mais il faut se rendre compte que celui qui sait parler avec une voix humaine pourra tregraves bien prononcer des sentences srsquoil le veut et que si on accorde la parole agrave un personnage alors on lui accordera eacutevidemment aussi le fait de prononcer des sentences (schol Hes Op 200bis 25-32 ed Gaisford)

Lrsquoopinion de Tzeacutetegraves est eacutevidemment partiellement influenceacutee par le goucirct byzantin pour les

reacutecits agrave valeur morale Quant agrave Aristarque son atheacutetegravese est certainement motiveacutee par des raisons

stylistiques plutocirct que rationalistes Lrsquousage correct des maximes est en effet un sujet reacutecurrent

dans la theacuteorie rheacutetorique ancienne Aristote pour sa part en reacuteserve lrsquousage aux orateurs acircgeacutes et

expeacuterimenteacutes

ἁρμόττει δὲ γνωμολογεῖν ἡλικίᾳ μὲν πρεσβυτέρων περὶ δὲ τούτων ὧν ἔμπειρός τίς ἐστιν ὥστε τὸ μὲν μὴ τηλικοῦτον ὄντα γνωμολογεῖν ἀπρεπὲς ὥσπερ καὶ τὸ μυθολογεῖν περὶ δὲ ὧν ἄπειρος ἠλίθιον καὶ ἀπαίδευτον

Lrsquoexpression par maximes sied aux personnes avanceacutees en acircge et quand il srsquoagit de choses dont on a lrsquoexpeacuterience car profeacuterer des maximes sans ecirctre de cet acircge est inconvenant tout comme raconter des histoires Quant agrave le faire sur des questions dont on nrsquoa pas lrsquoexpeacuterience crsquoest ecirctre sot et mal eacuteleveacute (Rh 21395a2-6)

Ainsi les deux exemples drsquoanimaux parlants pour lesquels nous avons conserveacute les

commentaires drsquoAristarque soit le cheval lettreacute de lrsquoIliade et le faucon sentencieux des Travaux

nrsquoont certainement aucun poids dans le deacutebat sur la (non-)reconnaissance par Aristarque de la

leacutegitimiteacute de la preacutesence drsquoeacuteleacutements fantastiques dans la poeacutesie puisque ces commentaires se

contentent drsquooffrir une critique superficielle du style convenant aux personnages concerneacutes

(g) Conclusion

Les exemples examineacutes dans cette section deacutemontrent globalement qursquoAristarque ne partage

aucunement le principe exeacutegeacutetique reacutepandu par ailleurs selon lequel laquo rien nrsquoest dit en vain raquo

chez Homegravere Or ce principe reflegravete tout autant la lecture des alleacutegoristes que celle des

litteacuteralistes

Du cocircteacute des alleacutegoristes on peut comparer lrsquoattitude aristarquienne au principe

meacutethodologique qui est preacutesenteacute dans le papyrus de Derveni

ὅτι μὲν πᾶσαν τὴν πόησιν περὶ τῶν πραγμάτων αἰνίζεται καθrsquo ἔπος ἕκαστον ἀνάγκη λέγειν

Mais puisque le poegravete utilise un langage voileacute pour traiter de son sujet dans tout le poegraveme il est neacutecessaire de discuter chaque mot individuellement (col XIII5-6)

205

Lrsquoauteur de ce texte eacutetablit un lien direct entre le style alleacutegorique du poegraveme qursquoil commente

et une lecture complegravete qui examine le texte agrave la loupe afin drsquoen deacutetecter les moindres

implications

Chez le parti adverse celui des lecteurs scrupuleux agrave lrsquoaffucirct des erreurs factuelles et des

auto-contradictions mineures il nrsquoest pas davantage fait de place agrave lrsquoeacuteleacutement drsquoarbitraire qui

affecte neacutecessairement la composition poeacutetique Autrement dit il nrsquoy a pas de discrimination

exerceacutee entre des eacuteleacutements narratifs jugeacutes essentiels et donc soumis agrave des critegraveres stricts de

coheacuterence et drsquoautres consideacutereacutes comme secondaires lrsquointeacutegraliteacute des assertions du poegravete doit

former un tout homogegravene aussi solide et inalteacuterable que la reacutealiteacute qursquoelles ont la tacircche de refleacuteter

fidegravelement

Section (iii) Le τέλος de lrsquoOdysseacutee

La question de lrsquoimportance relative accordeacutee aux divers eacuteleacutements narratifs drsquoun poegraveme est

eacutetroitement lieacutee au type drsquointerpreacutetation que lrsquoon privileacutegie Aristote et son eacutecole qui souscrivent

agrave la theacuteorie poeacutetique de la mimecircsis reconnaissent simultaneacutement la primauteacute du mythos sur toute

autre chose et deacutefinissent ce dernier comme lrsquoensemble des eacuteveacutenements majeurs du reacutecit en

excluant les deacutetails ornementaux et les eacutepisodes Par contraste les lecteurs alleacutegoristes et

litteacuteralistes nrsquoexercent pas ce genre de discrimination et soumettent lrsquointeacutegraliteacute du poegraveme agrave

lrsquoanalyse

Or une telle discrimination a certainement eacuteteacute exerceacutee par les Alexandrins comme le

deacutemontrent deux notes portant sur la fin de lrsquoOdysseacutee Il a eacuteteacute question plus tocirct du commentaire

de Deacutemeacutetrios de Phalegravere sur le vers Od 23296 Or les scholies agrave ce mecircme vers nous livrent une

information extrecircmement inteacuteressante sur le compte drsquoAristophane de Byzance et drsquoAristarque

qursquoil est tentant de comparer au commentaire de Deacutemeacutetrios

1 ἀσπαστῶς καὶ ἐπιθυμητικῶς ὑπεμνήσθησαν τοῦ πάλαι τῆς συνουσίας νόμου Ἀριστοφάνης δὲ καὶ Ἀρίσταρχος πέρας τῆς Ὀδυσσείας τοῦτο ποιοῦνται

Pleins de joie et de deacutesir ils se souvinrent de leur habitude drsquoautrefois de faire lrsquoamour Aristophane et Aristarque considegraverent ce vers comme la limite de lrsquoOdysseacutee (schol MV Vind Od 23296)

2 τοῦτο τέλος τῆς Ὀδυσσείας φησὶν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης

206

Aristarque et Aristophane disent que ceci est la fin de lrsquoOdysseacutee (schol HMQ Od 23296)

Les expressions πέρας et τέλος pour deacutesigner (apparemment) la laquo limite raquo du poegraveme sont sans

parallegraveles dans le mateacuteriel critique alexandrin374 Les interpreacutetations possibles de ces termes dans

un tel contexte sont au nombre de deux comme lrsquoa remarqueacute Eustathe

1) Aristophane et Aristarque considegraverent que la fin authentique de lrsquoOdysseacutee se situe au vers

23296 crsquoest-agrave-dire que le reste du chant vingt-trois ainsi que la totaliteacute du chant vingt-quatre

constituent une vaste interpolation Eustathe preacutesente ainsi cette possibiliteacute

Ἰστέον δὲ ὅτι κατὰ τὴν τῶν παλαιῶν ἱστορίαν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης οἱ κορυφαῖοι τῶν τότε γραμματικῶν εἰς τὸ ὡς ἐρρήθη ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν ἵκοντο περατοῦσι τὴν Ὀδύσσειαν τὰ ἐφεξῆς ἕως τέλους τοῦ βιβλίου νοθεύοντες οἱ δὲ τοιοῦτοι πολλὰ τῶν καιριωτάτων περικόπτουσιν ὥς φασιν οἱ αὐτοῖς ἀντιπίπτοντες οἷον τὴν εὐθὺς ἐφεξῆς τῶν φθασάντων ῥητορικὴν ἀνακεφαλαίωσιν καὶ τὴν τῆς ὅλης ὡς εἰπεῖν Ὀδυσσείας ἐπιτομήν εἶτα καὶ τὸν ὕστερον ἀναγνωρισμὸν Ὀδυσσέως τὸν πρὸς τὸν Λαέρτην καὶ τὰ ἐκεῖ θαυμασίως πλαττόμενα καὶ ἄλλα οὐκ ὀλίγα εἰ δὲ διότι πολλὰ εὐανασκεύαστα ἐν τῇ ἀρχῇ τῆς ἐφεξῆς ῥαψῳδίας πεποίηνται διὰ τοῦτο ἐνταῦθα τὴν Ὀδύσσειαν ἀποτερματίζουσιν ἔστιν αὐτοῖς στενῶσαι καὶ συσφίγξαι καὶ οἷον σφηκῶσαι τὴν ὅλην ποίησιν ταύτην ἀφελομένους ἐκ μέσου τοῦ βιβλίου καὶ ὅσα ὁμοίως μυθικὰ καὶ οὐ πιθανὰ ἐν Φαιακίᾳ ἐλαλήθησαν

Il faut savoir que drsquoapregraves le teacutemoignage des Anciens les chefs de file des grammairiens de lrsquoeacutepoque Aristarque et Aristophane terminent lrsquoOdysseacutee au vers [23296] comme il a eacuteteacute dit et ils jugent tout le reste du poegraveme inauthentique Mais ces gens mutilent le poegraveme de nombreuses parties essentielles comme le disent leurs adversaires Par exemple tout de suite apregraves il y a la reacutecapitulation des eacuteveacutenements passeacutes suivant les regravegles de la rheacutetorique et pour ainsi dire le reacutesumeacute de lrsquoOdysseacutee au complet ensuite lrsquoeacutepisode de reconnaissance drsquoUlysse par Laeumlrte et les formidables inventions qursquoon trouve dans ce passage et bien drsquoautres choses encore Mais si leur motif pour tronquer lrsquoOdysseacutee agrave cet endroit est qursquoil y a beaucoup de choses qui meacuteriteraient drsquoecirctre supprimeacutees au deacutebut du chant suivant alors ils pouvaient tout aussi bien reacutetreacutecir resserrer et pour ainsi dire eacutetrangler le poegraveme au grand complet en retirant aussi du milieu de lrsquoouvrage toutes les choses eacutegalement fabuleuses et invraisemblables qui sont raconteacutees en Pheacuteacie (Eust Od 230824-33 Stallbaum)

2) Ils pensent que le vers 23296 constitue la fin de lrsquoaction principale du reacutecit autrement dit

que ce qui suit est une sorte drsquoajout eacutepisodique non essentiel (mais neacuteanmoins authentique)

Eustathe considegravere cette possibiliteacute en un second temps

εἴποι ἂν οὖν τις ὅτι Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης οἱ ῥηθέντες οὐ τὸ βιβλίον τῆς Ὀδυσσείας ἀλλὰ ἴσως τὰ καίρια ταύτης ἐνταῦθα συντετελέσθαι φασίν

374 Cf Pfeiffer 1968 175 qui preacutecise que la faccedilon normale de srsquoexprimer pour le scholiaste consiste agrave dire quels vers ont eacuteteacute laquo atheacutetiseacutes raquo (et non pas agrave identifier la laquo fin raquo du texte authentique) cf Gallavotti 1969 209

207

On pourrait donc dire que les grammairiens que jrsquoai nommeacutes Aristarque et Aristophane ont peut-ecirctre affirmeacute qursquoici se termine non pas lrsquoOdysseacutee elle-mecircme mais plutocirct les parties essentielles de ce poegraveme (Eust Od 230833-4 Stallbaum)

Alors que le terme πέρας de la premiegravere scholie dont le sens est clairement laquo limite raquo suggegravere

davantage la premiegravere interpreacutetation le terme τέλος de la seconde scholie est beaucoup plus

ambigu Il pourrait srsquoagir tout aussi bien de la laquo fin raquo au sens litteacuteral (ce qui appuierait la premiegravere

interpreacutetation) que de la laquo finaliteacute raquo du poegraveme (ce qui appuierait la seconde interpreacutetation)375

Eacutetant donneacutee son indeacutecision Eustathe nrsquoavait vraisemblablement pas accegraves agrave une information

plus complegravete que celle qui nous est livreacutee par les laconiques remarques des scholies soit le fait

qursquoAristarque et Aristophane consideacuteraient le vers 23296 comme le πέρας ou le τέλος du

poegraveme Il est impossible de savoir si les laquo adversaires raquo non identifieacutes des deux grammairiens

avaient une ideacutee plus preacutecise qursquoEustathe du sens de ces remarques dans leur contexte originel

Chez Aristote le terme τέλος possegravede eacutevidemment la signification philosophique de laquo finaliteacute

immanente raquo et ce dans plusieurs contextes Toutefois srsquoil est certainement conforme agrave la penseacutee

drsquoAristote de dire que le τέλος de lrsquoart poeacutetique (en geacuteneacuteral) est la repreacutesentation mimeacutetique

drsquoune action agrave lrsquoaide du langage376 ce que peut ecirctre le τέλος drsquoun poegraveme individuel est plus

difficile agrave cerner Un passage de la Poeacutetique semble attester qursquoil srsquoagit agrave la fois du deacutenouement

au sens chronologique et de quelque chose comme la laquo finaliteacute seacutemantique raquo du poegraveme

Il est bien clair que comme dans la trageacutedie les histoires doivent ecirctre construites en forme de drame et ecirctre centreacutees sur une action une qui forme un tout et va jusqursquoagrave son terme avec un commencement un milieu et une fin (περὶ μίαν πρᾶξιν ὅλην καὶ τελείαν ἔχουσαν ἀρχὴν καὶ μέσα καὶ τέλος) [hellip] Leur structure ne doit pas ecirctre semblable agrave celle des chroniques [hellip] car crsquoest dans la mecircme peacuteriode qursquoeurent lieu la bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en Sicile qui ne tendaient en rien vers le mecircme terme (οὐδὲν πρὸς τὸ αὐτὸ συντείνουσαι τέλος) et il se peut de mecircme que dans des peacuteriodes conseacutecutives se produisent lrsquoun apregraves lrsquoautre deux eacuteveacutenements qui nrsquoaboutissent en rien agrave un terme un (ἐξ ὧν ἓν οὐδὲν γίνεται τέλος) (Poet 231459a18-29)

La premiegravere occurrence de τέλος dans ce passage est purement quantitative il srsquoagit de la

laquo fin raquo au sens obvie de ce qui suit le milieu et le deacutebut Les deux autres occurrences suggegraverent

toutefois une notion plus abstraite la laquo fin raquo au sens qualitatif crsquoest ce agrave quoi tend (πρὸςhellip

συντείνουσαι) le reacutecit des eacuteveacutenements ce qui se deacutegage drsquoeux (ἐξ ὧνhellip γίνεται) Suivant

375 Cf Erbse 1972 174-7

376 Cf Poet 61450a22-23 τὰ πράγματα καὶ ὁ μῦθος τέλος τῆς τραγῳδίας τὸ δὲ τέλος μέγιστον ἁπάντων

208

lrsquousage de la Poeacutetique le τέλος drsquoune composition particuliegravere est donc vraisemblablement la

partie finale de la λύσις la fin de lrsquoaction principale377

Ce qursquoeacutetait lrsquoopinion personnelle drsquoAristote sur la fin de lrsquoOdysseacutee semble assez clair Dans la

Poeacutetique son reacutesumeacute de quelques lignes de lrsquohistoire (logos) de lrsquoOdysseacutee se termine avec la

victoire drsquoUlysse sur ses ennemis suite agrave quoi Aristote ajoute expresseacutement laquo Voilagrave le scheacutema

propre au poegraveme (τὸhellip ἴδιον) le reste ce sont des eacutepisodes raquo (1455b16-23) De plus lrsquousage

qursquoil fait de lrsquoOdysseacutee comme exemple de structure narrative double crsquoest-agrave-dire se terminant de

faccedilon heureuse pour les bons personnages et de faccedilon malheureuse pour les mauvais (τελευτῶσα

ἐξ ἐναντίας τοῖς βελτίοσι καὶ χείροσιν Poet 131453a31-33) suggegravere qursquoagrave ses yeux le

deacutenouement reacuteel du poegraveme consiste en ce double eacuteveacutenement la mort des preacutetendants et la

victoire drsquoUlysse En effet le dernier chant de lrsquoOdysseacutee fait eacutetat drsquoune reacuteconciliation entre la

famille drsquoUlysse et celles des preacutetendants et est donc vraisemblablement exteacuterieur agrave ce double

deacutenouement

Aristote deacutesigne donc vraisemblablement par lrsquoexpression ὁ λόγος τῆς Ὀδυσσείας lrsquouniteacute

formeacutee par la conjonction des eacuteveacutenements principaux du reacutecit (cf τὸ ἴδιον) On comparera Poet

201457a28-9 ougrave il donne deux sens possibles de ce qursquoest un laquo logos unique raquo (εἷςhellip λόγος)

laquo ou bien il signifie une chose une ou bien il est fait drsquoune pluraliteacute lieacutee par conjonction (ὁ ἓν

σημαίνων ἢ ὁ ἐκ πλειόνων συνδέσμῳ) ndash par exemple lrsquoIliade est une par conjonction la

deacutefinition de lrsquohomme parce qursquoelle signifie une chose une raquo Le fait que lrsquoIliade elle-mecircme soit

ici qualifieacutee de logos par contraste avec lrsquoexpression laquo le logos de lrsquoOdysseacuteethinsp raquo est probablement

de peu drsquoimportance Ces poegravemes acquiegraverent semblablement leur uniteacute par la conjonction de

parties multiples et non agrave la faccedilon drsquoune deacutefinition parce qursquoils laquo signifient raquo (σημαίνων) une

chose en particulier

Cette distinction entre les proprieacuteteacutes immeacutediatement signifiantes de lrsquoeacutenonceacute deacutefinitionnel et la

nature plus complexe de la construction drsquoun reacutecit mrsquoapparaicirct tregraves importante dans le contexte

anti-alleacutegorique dans lequel je place Aristote puisque les poegravemes homeacuteriques en tant que logoi

ne sont pas tenus de laquo signifier une chose une raquo il est inutile de deacuteployer le genre drsquoexeacutegegravese

377 Cf Gallavotti 1969 212

209

unificatrice des alleacutegoristes qui se donnent beaucoup de mal pour extraire des reacutecits poeacutetiques

des laquo messages raquo univoques

Pour en revenir agrave la position drsquoAristarque et drsquoAristophane sur la fin de lrsquoOdysseacutee il est fort

probable que les scholies doivent ecirctre comprises suivant la seconde possibiliteacute preacutesenteacutee par

Eustathe crsquoest-agrave-dire en donnant au mot τέλος le sens aristoteacutelicien de laquo fin de la πρᾶξις

mimeacutetique raquo Il y a pour cela une raison bien simple on sait par ailleurs qursquoAristarque a atheacutetiseacute

deux groupes de vers qui appartiennent agrave la partie posteacuterieure agrave 23296 soit 23310-43 et

241-204 (ce dernier groupe correspond agrave la seconde Nekuia eacutegalement soupccedilonneacutee par les

Modernes) Le premier de ces groupes de vers ougrave on trouve le reacutecit que fait Ulysse agrave Peacuteneacutelope de

ses aventures passeacutees (dont le lecteur contrairement agrave Peacuteneacutelope connaicirct deacutejagrave tous les deacutetails)

offre drsquoailleurs un contraste inteacuteressant entre les soucis parfois excessivement rheacutetoriques des

scholiastes et ceux drsquoAristarque qui reacutepugne agrave admettre les reacutepeacutetitions superflues

οὐ καλῶς ἠθέτησεν Ἀρίσταρχος τοὺς τρεῖς καὶ τριάκονταmiddot ῥητορικὴν γὰρ πεποίηκεν ἀνακεφαλαίωσιν καὶ ἐπιτομὴν τῆς Ὀδυσσείας

Aristarque a tort drsquoatheacutetiser ces trente-trois vers car Homegravere produit une reacutecapitulation conformeacutement aux regravegles rheacutetoriques et un reacutesumeacute de lrsquoOdysseacutee (schol QV Od 23310-43)

Mais pourquoi donc Aristarque aurait-il rejeteacute des parties drsquoun texte deacutejagrave rejeteacute en entier Cet

eacutetrange eacutetat de fait pourrait srsquoexpliquer par lrsquoune des hypothegraveses suivantes

1) Aristarque aurait fait la distinction entre drsquoune part la partie finale du poegraveme ajouteacutee par

un poegravete posteacuterieur agrave Homegravere et commenccedilant agrave 23297 et drsquoautre part certains passages au sein

de cette partie qui seraient dus agrave un interpolateur encore plus tardif378

2) Il consideacuterait inauthentique tout ce qui suit 23296 mais ce jugement reposait surtout sur les

deux groupes de vers particuliegraverement suspects que sont 23310-43 et 241-204379 Cette

hypothegravese ressemble agrave celle eacutemise par Eustathe selon qui les grammairiens ont peut-ecirctre tronqueacute

la fin du poegraveme laquo agrave cause des nombreuses choses meacuteritant drsquoecirctre retireacutees au deacutebut du chant

suivant raquo ndash en drsquoautres termes agrave cause de la seconde Nekuia

378 Cf Page 1955 131 n10

379 Cf Garbrah 1977 9

210

3) Lrsquoatheacutetegravese partielle et lrsquoatheacutetegravese totale de ce qui suit 23296 repreacutesentent deux eacutetapes

distinctes de la penseacutee drsquoAristarque380 qui a vraisemblablement produit deux commentaires

(mais une seule eacutedition) drsquoHomegravere381 au cours de sa carriegravere

Or ces trois explications mrsquoapparaissent toutes improbables La premiegravere attribue agrave Aristarque

une theacuteorie semblable agrave la theacuteorie analytique moderne qui srsquoemploie agrave distinguer les diverses

strates de reacutedaction des poegravemes homeacuteriques Agrave ce que lrsquoon sache la meacutethode drsquoAristarque

consistait toutefois simplement agrave distinguer le non-homeacuterique de lrsquoauthentiquement homeacuterique et

non agrave identifier plusieurs niveaux drsquointerpolation En drsquoautres termes en ce qui concerne

Aristarque il est anachronique de parler drsquoune atheacutetegravese dans une atheacutetegravese

La deuxiegraveme explication va eacutegalement agrave lrsquoencontre de la meacutethodologie geacuteneacuterale drsquoAristarque

Celui-ci ne semble aucunement se croire contraint de rejeter en bloc une section complegravete drsquoun

poegraveme simplement parce qursquoelle comporte des groupes de vers suspects Au contraire son travail

philologique fait toujours preuve drsquoune extrecircme minutie en identifiant soigneusement les vers

voire les demi-vers jugeacutes inauthentiques tout en conservant le plus possible le texte qui les

entoure Dans le cas de 23310-43 et 241-204 il est tout agrave fait concevable qursquoil ait proceacutedeacute ainsi

puisque le poegraveme une fois tronqueacute de ces deux sections reste parfaitement compreacutehensible et

les transitions entre les parties restantes ne posent pas problegraveme

Enfin la troisiegraveme explication est plus difficile agrave reacutefuter puisqursquoelle repose sur lrsquohypothegravese

drsquoun usage confus du mateacuteriel alexandrin par le scholiaste de lrsquoOdysseacutee ndash une hypothegravese que lrsquoon

doit toujours envisager lorsque lrsquoon travaille avec ce type de source Mais il serait tout de mecircme

eacutetrange que sur une question aussi cruciale que la fin de lrsquoOdysseacutee le scholiaste ait fourni autre

chose que la position deacutefinitive drsquoAristarque agrave supposer mecircme qursquoil avait accegraves agrave autre chose

qursquoagrave la version finale du commentaire du ceacutelegravebre grammairien

Ainsi donc si lrsquoon accepte que les scholies rapportant lrsquoatheacutetegravese totale et lrsquoatheacutetegravese partielle de

la fin de lrsquoOdysseacutee deacuterivent du mecircme commentaire reacuteviseacute drsquoAristarque alors il est neacutecessaire

pour eacuteliminer la contradiction apparente de supposer que les termes τέλος et πέρας ne doivent

pas ecirctre compris comme signalant le rejet complet de la fin de lrsquoOdysseacutee Je partage donc

380 Cf Moulton 1974 156

381 Cf Pfeiffer 1968 217 Montanari 2003

211

lrsquoopinion de H Erbse (1972 174-7) selon qui le mot τέλος aurait eacuteteacute utiliseacute par les grammairiens

alexandrins au sens aristoteacutelicien de laquo point culminant raquo pour ecirctre ensuite paraphraseacute

incorrectement avec le mot πέρας par un scholiaste mal aviseacute

Quoi qursquoil en soit il est eacutevident qursquoAristophane et Aristarque ont accordeacute une importance

majeure au vers 23296 de lrsquoOdysseacutee agrave lrsquoinstar de Deacutemeacutetrios qui y a lui aussi perccedilu une qualiteacute

particuliegravere Certes les commentaires des uns et de lrsquoautre sur ce vers sont trop brefs pour que

leur teneur puisse ecirctre estimeacutee avec certitude Mais en deacutepit de cette briegraveveteacute on ne peut manquer

drsquoecirctre frappeacute par une certaine ressemblance qui est peut-ecirctre de lrsquoordre de la coiumlncidence mais

peut-ecirctre aussi de la reacutefeacuterence volontaire Alors que Deacutemeacutetrios souligne la valeur laquo modeacutereacutee raquo

(que ce soit du point de vue du contenu ou de la forme) du vers Od 23296 la premiegravere des deux

scholies nous apprend que ce vers est en fait une laquo limite raquo ndash une notion qui est eacutevidemment

impliqueacutee dans lrsquoideacutee de modeacuteration (socircphrosynecirc)

Dans lrsquohypothegravese (probable) ougrave Aristophane et Aristarque connaissaient lrsquoappreacuteciation

particuliegravere de Deacutemeacutetrios de ce vers leur propre remarque sur ce vers comme limite ou fin de

lrsquoOdysseacutee pourrait ecirctre une sorte de clin drsquooeil agrave lrsquoendroit de Deacutemeacutetrios dont le jugement

estheacutetique rheacutetorique ou moral se verrait transformeacute dans le contexte particulier de la philologie

alexandrine en une position plus trancheacutee exprimeacutee dans les termes techniques de la critique

litteacuteraire etou textuelle

Section (iv) Le principe Ὅmicroηρον ἐξ Ὁmicroήρου σαφηνίζειν

Nulle discussion de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique drsquoAristarque ne peut eacuteviter de se confronter agrave cette

ceacutelegravebre maxime que lrsquoon trouve telle quelle chez Porphyre382 mais qui est souvent attribueacutee agrave

Aristarque par les historiens modernes383 Son origine exacte ainsi que la porteacutee de ses

applications demeurent jusqursquoagrave ce jour des questions controverseacutees Cette section aura pour

objectif de fournir un traitement nouveau de lrsquoune et lrsquoautre de ces questions

382 Porph QH 1 563-4 Sodano

383 Par ex Erbse 1960 61 laquo der aristarchische Grundsatz Homer aus Homer zu erklaumlren raquo Sur le deacutebat autour de lrsquoorigine exacte de la laquo maxime raquo Homerum ex Homero voir Pfeiffer 1968 226-7 Wilson 1971 et 1976 Lee 1975 Schaumlublin 1977 Porter 1992

212

(a) Aristarque et τὸ σαφηνίζειν

Dans son important ouvrage History of Classical Scholarship R Pfeiffer srsquoest attaqueacute agrave la

communis opinio voulant qursquoAristarque soit lrsquoauteur de la formule une opinion qui avait eacuteteacute

jusqursquoalors reacutepeacuteteacutee de faccedilon plus ou moins deacutesinvolte par les savants Pfeiffer objecta que laquo There

is no real evidence that Aristarchus ever uttered such a sentence raquo (1968 226) Tout en admettant

qursquoelle nrsquoeacutetait pas laquo against his spirit raquo (227) Pfeiffer refusa drsquoattribuer agrave Aristarque les ipsissima

verba de la maxime pour les raisons suivantes 1) Il nrsquoy a rien qui suggegravere que Porphyre songeait

agrave Aristarque dans les deux passages384 ougrave il fait reacutefeacuterence agrave ce principe interpreacutetatif 2) les

laquo scholars raquo (par opposition avec les philosophes tel Porphyre) nrsquoont pas lrsquohabitude drsquoeacutenoncer des

affirmations aussi geacuteneacuterales 3) le mot laquo rare raquo σαφηνίζειν nrsquoest pas utiliseacute dans les scholies

drsquoascendance alexandrine pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du critique ou de lrsquointerpregravete de la poeacutesie

Depuis lrsquoouvrage de Pfeiffer quelques publications ont fourni de nouvelles contributions au

deacutebat NG Wilson (1971 2007) a attireacute lrsquoattention sur une remarque spirituelle attribueacutee au

poegravete Agathon par Eacutelien (VH XIV13) qui si elle srsquoaveacuterait authentique et connue des savants

helleacutenistiques pourrait constituer la base drsquoune adaptation aristarquienne sous la forme Ὅμηρον

ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν Par la suite G Lee (1975) a proposeacute drsquoinverser les datations respectives

de ces deux eacutenonceacutes suivant une argumentation improbable contesteacutee par Wilson (1976) et

rejeteacutee par C Schauumlblin (1977) Ce dernier a eacutegalement deacutemontreacute que lrsquoideacutee selon laquelle un

auteur est le meilleur interpregravete de sa propre œuvre eacutetait reacutepandue dans lrsquoAntiquiteacute bien avant

Porphyre et suggeacutereacute que lrsquoorigine de la formule Homerum ex Homero devrait ecirctre situeacutee dans la

litteacuterature rheacutetorique judiciaire de lrsquoeacutepoque helleacutenistique

Je souhaiterais ici apporter quelques nouveaux arguments en faveur de la paterniteacute

aristarquienne de la formule en examinant point par point les trois objections preacutesenteacutees par

Pfeiffer en particulier la troisiegraveme La raison pour laquelle il me semble important drsquoidentifier les

ipsissima verba drsquoAristarque et non simplement de reconnaicirctre comme le fait Pfeiffer que la

formule est en accord avec sa meacutethodologie est la suivante lrsquoexposition par Aristarque drsquoun

principe sous cette forme geacuteneacuterale permettrait de conclure que ce dernier est agrave lrsquooccasion

384 Au deacutebut du premier livre de ses Questions homeacuteriques (I 112-14) Porphyre exprime le souhait de deacutemontrer que laquo αὐτὸς ἑαυτὸν τὰ πολλὰ Ὅμηρος ἐξηγεῖται raquo En cela il paraphrase tout simplement laquo his personal endeavor as an interpreter of Homer without repeating the formula with σαφηνίζειν raquo (Pfeiffer 1968 226)

213

explicite sur le sujet de sa propre deacutemarche scientifique ndash en deux mots qursquoil est conscient de la

laquo theacuteorie raquo interpreacutetative sur laquelle repose son travail385 En conseacutequence il serait drsquoautant plus

justifieacute de traiter les fragments aristarquiens non plus comme des jugements ponctuels et de

porteacutee limiteacutee au seul passage commenteacute mais comme les traces eacuteparses drsquoun veacuteritable systegraveme

unifieacute drsquointerpreacutetation

Des trois objections avanceacutees par Pfeiffer les deux premiegraveres sont les plus faciles agrave rejeter En

ce qui concerne la premiegravere objection Pfeiffer (227) fait lui-mecircme remarquer que lrsquoessai de

Porphyre qui commence avec lrsquoeacutenonciation de la maxime (la onziegraveme de ses Questions

homeacuteriques) contient une interpreacutetation eacutetymologique qui deacuterive drsquoAristarque386 ce qui lrsquoamegravene

agrave croire que Porphyre a ducirc preacuteserver une partie du commentaire de ce dernier sur le passage

homeacuterique concerneacute Or si crsquoest le cas cela implique que Porphyre avait bel et bien le travail

drsquoAristarque agrave lrsquoesprit en reacutedigeant cet essai La deuxiegraveme objection de Pfeiffer voulant qursquoun

principe drsquoune telle geacuteneacuteraliteacute doive ecirctre attribueacute agrave un philosophe plutocirct qursquoagrave un grammairien est

en soi peu convaincante et certainement en butte agrave une reacuteplique du type de celle eacutemise par J

Porter (1992 73) laquo The only real argument against the Aristarchan [sic] provenance of the

maxim is this maxim by Pfeiffer raquo

La troisiegraveme et derniegravere objection de Pfeiffer est plus seacuterieuse le verbe σαφηνίζειν tel qursquoil

est utiliseacute par les philologues alexandrins ne deacutesigne habituellement pas lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete

sur le texte du poegravete mais plutocirct le travail du poegravete lui-mecircme dont on dit qursquoil laquo rend eacutevident raquo

divers eacuteleacutements dans son reacutecit Wilson (2007 62 n53) fait mention drsquoune exception possible

dans la scholie h ad Il 1279 mais il admet qursquoil srsquoagit drsquoune source tardive Porter387 a

eacutegalement tenteacute de reacutefuter lrsquoaffirmation de Pfeiffer en avanccedilant lrsquoexemple suivant du verbe dans

une scholie agrave Il 23638-42 (Nestor racontant sa deacutefaite agrave la course de char aux mains des

jumeaux Actorione)

385 Cf Montanari 1997 285-6

386 HQ 1 5811-15 Sodano διὰ τί οὖν Ἀλήϊον [hellip] ἐκ τοῦ οἶον αὐτὸν ἐν αὐτῷ ἀλᾶσθαι Cf le commentaire drsquoAristarque schol A Il 6201 Ariston ὅτι παρετυμολογεῖ τὸ Ἀλήϊον ἀπὸ τῆς γενομένης ἐν αὐτῷ τοῦ Βελλεροφόντου πλάνης

387 Porter 1992 82-3 Je suis davantage sceptique en ce qui concerne lrsquoautre exemple du verbe σαφηνίζειν fourni par Porter (schol A Il 1349a) lequel deacuterive de Nicanor sans aucune reacutefeacuterence explicite agrave Aristarque

214

Ἀρίσταρχος δὲ διδύμους ἀκούει οὐχ οὕτως ὡς ἡμεῖς ἐν τῇ συνηθείᾳ νοοῦμεν οἷοι ἦσαν καὶ οἱ Διόσκοροι ἀλλὰ τοὺς διφυεῖς δύο ἔχοντας σώματα Ἡσιόδῳ μάρτυρι χρώμενος καὶ τοὺς συμπεφυκότας ἀλλήλοιςmiddot οὕτως γὰρ καὶ τὸ λεγόμενον ἐπ αὐτῶν σαφηνίζεσθαι ἄρισταmiddot ἀναστάντος γὰρ δὴ τοῦ Νέστορος ἐπὶ τὸν ἀγῶνα καὶ αὐτοὺς ἀναστῆναιmiddot εἶτα τὸν μὲν Νέστορα λέγειν ὡς οὐ δίκαιοι εἶεν ἀγωνίζεσθαι παρηλλαγμένοι τὴν φύσιν ὄντεςmiddot ὁ δὲ δῆμος συναγωνίζοιτο αὐτοῖς καὶ λέγοι ὡς εἶεν εἷς ἀμφότεροι καὶ διὰ τοῦτο ὀφείλοιεν ἑνὸς ἐπιβαίνειν ἅρματος ἅτε δὴ συμπεφυκότες καὶ κρατοῖέν γε οἱ πολλοίmiddot καὶ τοῦτο εἶναι τὸ laquo πλήθει πρόσθε βαλόντες raquo

Aristarque comprend le mot laquo jumeaux raquo non pas de la faccedilon dont nous avons lrsquohabitude de prendre ce mot (ie comme dans le cas des Dioscures) mais plutocirct comme srsquoil deacutesignait des hommes agrave double forme avec deux corps fusionneacutes lrsquoun dans lrsquoautre et il prend Heacutesiode388 agrave teacutemoin Car ainsi dit-il ce qui est dit agrave leur sujet est aussi parfaitement clarifieacute En effet apregraves que Nestor se soit leveacute pour concourir ltles Actorionegt se levegraverent agrave leur tour Puis Nestor dit qursquoil nrsquoeacutetait pas juste qursquoils prennent part agrave la compeacutetition eacutetant doteacutes de cette anatomie extraordinaire Mais le peuple prit leur parti disant que les deux ensemble formaient une seule personne et donc qursquoils devaient monter sur un char unique puisqursquoils eacutetaient en fait unis lrsquoun agrave lrsquoautre et crsquoest la foule qui eut le dernier mot Crsquoest lagrave le sens des mots laquo prendre les devants gracircce au nombre raquo (23639) (seconde moitieacute de la schol A Il 23638-42 Ariston)

Selon J Porter 389 laquo Aristarque raquo est lrsquoagent sous-entendu du verbe σαφηνίζεσθαι

Aristonicos voudrait dire que le reacutecit sur les Actorione qui comprend plusieurs deacutetails

eacutenigmatiques390 aurait eacuteteacute clarifieacute par Aristarque Toutefois lrsquousage du style indirect dans la

phrase concerneacutee suggegravere qursquoil srsquoagit plutocirct drsquoune citation drsquoAristarque par Aristonicos de sorte

que le terme crucial σαφηνίζεσθαι semble bel et bien lui ecirctre attribuable

Il est plus difficile de deacuteterminer ce qursquoil en est du reste de la scholie Lrsquoeacutelucidation finale de

lrsquoexpression homeacuterique πλήθει πρόσθε βαλόντες selon laquelle la deacutefaite de Nestor fut causeacutee

par la laquo foule raquo (πλήθει) qui permit aux Actorione de participer agrave la course malgreacute leur avantage

physique est pour le moins invraisemblable391 et le reacutecit extensif des eacuteveacutenements preacuteceacutedant le

388 Cf fr 18 M-W

389 Cf Porter 1992 83 n9 qui traduit laquo In this way what is said about them (τὸ λεγόμενον) is clarified [by Aristarchus]hellip raquo

390 Les nombreux zecirctecircmata concernant les Actorione sont eacutenumeacutereacutes au deacutebut de la mecircme scholie laquo Que veut dire ldquoπλήθει πρόσθε βαλόντεςrdquo Quelle eacutetait leur nature pour que le poegravete dise qursquoils ldquoeacutetaient jumeauxrdquo Quelle est leur technique de conduite de char et quelle est la cause de leur victoire raquo (τί ἐστι τὸ lsquoπλήθει πρόσθε βαλόντεςrsquo (639) καὶ ὁποῖοί τινες ἦσαν τὴν φύσιν ὡς λέγεσθαι ἐπ αὐτῶν lsquoοἱ δ ἄρ ἔσαν δίδυμοιrsquo (641) τίς τε τῆς ἁρματηλασίας ὁ τρόπος καὶ τί τὸ τῆς νίκης αἴτιον)

391 Cf Richardson 1993 239 laquo It looks as if Aristarchus took πλήθει as meaning ldquothrough the support of the crowdrdquo [hellip] But this would be an extremely compressed way of expressing this raquo

215

concours (la plainte de Nestor la foule prenant le parti des Actorione) contredit purement et

simplement lrsquohabitude drsquoAristarque ndash sinon sa laquo maxime raquo ndash de laquo clarifier Homegravere par Homegravere raquo

Certes on pourrait aussi faire remarquer que le fait qursquoAristarque fasse usage drsquoHeacutesiode

comme drsquoun laquo teacutemoin raquo agrave lrsquoappui drsquoune interpreacutetation particuliegravere drsquoun passage homeacuterique

contredit tout autant ce principe Severyns (1928 206-9) a toutefois montreacute que cette scholie fait

partie drsquoune discussion ancienne beaucoup plus vaste portant agrave la fois sur la nature et sur le nom

des Actorione discussion agrave lrsquooccasion de laquelle Aristarque avait attaqueacute une version du mythe

posteacuterieure agrave Heacutesiode (celle de Pheacutereacutecyde) dans cette version les Actorione eacutetaient eacutegalement

repreacutesenteacutes comme des ecirctres monstrueux pourvus de deux fois plus de jambes et de bras qursquoune

personne normale mais ils eacutetaient neacuteanmoins des jumeaux laquo normaux raquo crsquoest-agrave-dire non

rattacheacutes lrsquoun agrave lrsquoautre comme des siamois Devant deux possibiliteacutes mythologiques celle qui se

trouve chez Heacutesiode drsquoune part et celle des Neoteroi drsquoautre part Aristarque aura donc lu le

passage homeacuterique comme faisant partie de la tradition de la premiegravere de ces versions Cet usage

des donneacutees mythologiques fournies par Heacutesiode nrsquoest pas sans parallegraveles dans le commentaire

aristarquien drsquoHomegravere392

En ce qui concerne lrsquoeacutetat preacutesent de notre scholie on peut agrave bon droit soupccedilonner

qursquoAristonicos a imparfaitement compris lrsquoexplication par Aristarque de la preacutesence du mot

πλήθει dans le passage homeacuterique Aristarque lrsquoassociait vraisemblablement au nombre anormal

de membres et drsquoorganes des Actorione (ou encore au simple fait qursquoils se trouvaient agrave ecirctre deux

agrave conduire un char unique)393 Aristonicos en possession peut-ecirctre de la seule interpreacutetation

aristarquienne du terme δίδυμοι pourrait avoir imagineacute le reste du sceacutenario selon lequel les

Actorione se virent accorder de prendre part agrave la compeacutetition laquo gracircce agrave la foule raquo394

392 Cf Porter 1992 83

393 Eustathe semble croire qursquoAristarque liait πλήθει agrave la laquo paire raquo formeacutee par les Actorione Lui-mecircme comprend ce mot comme une reacutefeacuterence au nombre de leurs membres (Il 480219-80310 Van der Valk)

394 Une telle reacutepartition du contenu de la scholie est sous-entendue chez Van der Valk (1963-64 II 253-5) qui ne fait aucune mention du reacutecit de lrsquointervention du peuple dans son examen de lrsquoanalyse aristarquienne du passage Selon Van der Valk Aristarque laquo offered a correct interpretation of the Homeric text raquo en avanccedilant que la locution πλήθει πρόσθε βαλόντες signifie laquo me surpassant en nombre raquo et fait allusion agrave la laquo fusion raquo des corps des Actorione Van der Valk (1963-64 I 554) fait remarquer la chose suivante au sujet drsquoAristonicos laquo [his] independence often induced him to give his personal views and to neglect and accordingly render less accurately the ideas of Arist[archus] raquo Aristonicos a eacutegalement tendance agrave introduire des leccedilons et des exeacutegegraveses venant drsquoautres grammairiens en mecircme temps que celles drsquoAristarque sans les distinguer explicitement

216

Quant au verbe σαφηνίζεσθαι le sens agrave lui donner dans le contexte est incertain Aristarque

parle-t-il drsquoune eacuteventuelle clarification (quelle qursquoelle soit) qursquoil aurait fournie quelque part au

sujet des Actorione et de leur compeacutetition avec Nestor ou bien drsquoune explicitation par Homegravere

lui-mecircme En effet il faut consideacuterer la possibiliteacute qursquoHomegravere soit lrsquoagent non exprimeacute de

σαφηνίζεσθαι drsquoautant plus que le verbe est suivi par ἄριστα un terme de louange qui est le

plus naturellement deacutecerneacute agrave un poegravete (agrave moins de penser qursquoAristarque ait exprimeacute par lagrave son

contentement envers sa propre interpreacutetation) dans ce cas Aristarque aura voulu dire que le mot

δίδυμοι pris au sens de laquo double raquo fait en sorte que le reacutecit drsquoHomegravere au sujet des Actorione a eacuteteacute

tregraves bien exposeacute en particulier lrsquoexpression πλήθει πρόσθε βαλόντες qui fait reacutefeacuterence agrave la

physionomie extraordinaire des Actorione Tout compte fait cette occurrence de σαφηνίζειν ne

peut pas ecirctre utiliseacutee avec sucircreteacute dans le but de reacutefuter lrsquoaffirmation de Pfeiffer selon laquelle ce

mot dans la langue des Alexandrins deacutesigne non pas lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete mais bien celle du

poegravete395

Il mrsquoapparaicirct que dans le deacutebat autour de la maxime drsquoAristarque le texte suivant constitue

un eacuteleacutement de preuve beaucoup plus significatif396 que celui citeacute par Porter Il srsquoagit drsquoune

scholie aux vers ceacutelegravebres de Pindare (Ol 283-6) laquo Jrsquoai beaucoup de flegraveches rapides dans le

carquois sous mon bras des flegraveches qui parlent aux sages mais pour la foule elles ont besoin

drsquointerpregravetes raquo397

laquo φωνᾶντα συνετοῖσιν raquo ὁ δὲ Ἀρίσταρχος οὕτωmiddot διάδηλά φησιν ὁ Πίνδαρος τοῖς συνετοῖς τῶν ἀνθρώπων εἶναι εἰς δὲ τὸ κοινὸν ἀγόμενα ἑρμηνέως χρῄζειν τοῦ σαφηνίζοντος αὐτὰ ὡς οὐ πᾶσι καταδήλως φράζωνmiddot ὥστε τοῖς μὲν σοφοῖς σοφὰ διαλέγεσθαι καὶ μὴ ἔκθεσμα τοῖς δὲ ἰδιώταις μὴ κατάδηλα γίνεσθαι

laquo qui parlent aux sages raquo Aristarque ltdonne lrsquoexplicationgt suivante Pindare dit que ltses poegravemesgt sont tregraves clairs pour ceux parmi les hommes qui sont intelligents mais qursquoils ont besoin

395 Agrave cocircteacute de σαφηνίζειν la langue des scholiastes fait usage de termes similaires pour deacutesigner lrsquohabileteacute agrave la fois du poegravete et du critique de laquo rendre clair raquo ce qui engendre une certaine confusion dans lrsquointerpreacutetation des scholies (cf David 2009 73)

396 Agrave ma connaissance la seule personne qui ait remarqueacute lrsquoimportance de ce texte est F Montanari (1997 286) qui se limite toutefois agrave en faire un traitement eacuteclair

397 πολλά μοι ὑπ | ἀγκῶνος ὠκέα βέλη | ἔνδον ἐντὶ φαρέτρας | φωνάεντα συνετοῖσινmiddot ἐς | δὲ τὸ πὰν ἑρμανέων | χατίζει Ma traduction suit lrsquointerpreacutetation traditionnelle de ces lignes (celle inaugureacutee par Aristarque lui-mecircme) bien qursquoelle ait eacuteteacute seacuteveacuteregravement contesteacutee par plusieurs personnes (par ex Most 1986) Pourtant les speacutecialistes des scholies agrave Pindare citent freacutequemment la schol Ol 2152c comme un cas relativement rare drsquointerpreacutetation laquo correcte raquo de Pindare par Aristarque (cf Deas 1931 9 Irigoin 1952 55)

217

drsquoun interpregravete pour les eacuteclaircir lorsqursquoils sont preacutesenteacutes agrave la foule car il ne srsquoexprime pas de faccedilon tout agrave fait limpide pour tous de sorte que aux yeux des sages ltses poegravemesgt parlent de choses sages et qui ne sont pas contre les regravegles398 mais ils ne sont pas tout agrave fait clairs pour les gens du commun (schol Pind Ol 2152c)

Il serait difficile de trouver un teacutemoignage plus convaincant contre le troisiegraveme argument de

Pfeiffer sur le sens de σαφηνίζειν dans le contexte de la philologie alexandrine Non seulement

le verbe est ici incontestablement employeacute pour deacutecrire lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete mais il se trouve

en plus dans une note qui a tout lrsquoair drsquoecirctre une citation directe drsquoAristarque Puisque comme le

mentionne Pfeiffer il srsquoagit lagrave drsquoun terme plutocirct laquo rare raquo sa preacutesence dans un fragment

drsquoAristarque doit certainement ecirctre compteacutee comme un eacuteleacutement de preuve additionnel dans le

laquo dossier raquo de la paterniteacute possible de la maxime par Aristarque

Je voudrais enfin attirer lrsquoattention sur un second eacuteleacutement de preuve neacutegligeacute par les savants

qui se trouve eacutegalement dans les scholies agrave Pindare Jrsquoadmets toutefois que dans ce cas le lien

avec Aristarque est moins eacutevident que dans le preacuteceacutedent

οἱ πρόγονοι τοῦ Θήρωνος ἔσχον τὴν Ἀκράγανταmiddot οἴκημα γὰρ ποταμοῦ hellip [lacuna] τοῦ Ἀκράγαντος καὶ τὴν πόλιν ὁμοίως καλεῖσθαι οἱ δὲ Ἀκραγαντῖνοι Γελῴων εἰσὶν ἄποικοιmiddot ὥστε τὸ πατέρων ἄωτον λέγει ἐπὶ τῶν Θήρωνος προγόνων οἳ οὐχ ἁπλῶς εἰς τὴν Γέλαν μετῆραν ἀλλὰ εὐθὺς ἀπὸ Ῥόδου εἰς τὴν Ἀκράγαντα καὶ τοῦτο ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται ὡς καὶ Τίμαιός φησι

Les ancecirctres de Theacuteron deacutetenaient Agrigente en effet laquo la demeure du fleuve raquo ltfait reacutefeacuterence au fait quegt agrave la fois le fleuve et la ville drsquoAgrigente sont appeleacutes du mecircme nom Les gens drsquoAgrigente sont des colons venant de Gela Ainsi les mots de Pindare laquo gloire de ses pegraveres raquo font reacutefeacuterence aux ancecirctres de Theacuteron lequel nrsquoest tout simplement pas alleacute agrave Gela mais a eacutemigreacute directement de Rhodes agrave Agrigente Et ceci est rendu eacutevident agrave partir de Pindare lui-mecircme comme le dit aussi Timeacutee (schol Pind Ol 215a)

La proposition ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται est elle-mecircme expliqueacutee gracircce agrave une autre

scholie agrave ce mecircme vers (schol Ol 215d) ougrave un passage de Pindare tireacute drsquoun poegraveme perdu est

citeacute agrave lrsquoappui drsquoune version historiographique preacutecise voulant que les ancecirctres de Theacuteron aient

eacutemigreacute directement de Rhodes vers Agrigente sans faire drsquoarrecirct agrave Gela Plusieurs autres scholies agrave

la deuxiegraveme Olympique contiennent des traces drsquoun vaste deacutebat chez les grammairiens et les

historiens anciens autour des circonstances de la fondation drsquoAgrigente et du parcours suivi par

398 La signification du terme ἔκθεσμα est ici fort probleacutematique mais deux de ses occurrences dans les scholies aristarquiennes agrave Homegravere suggegraverent qursquoil deacutesigne des formes qui heurtent les regravegles de grammaire (schol A Il 2244 Ariston schol A Il 11601a Ariston)

218

les ancecirctres de Theacuteron dans leur voyage399 Ce qui mrsquoimporte ici est avant tout la probabiliteacute

selon laquelle le contenu de la scholie agrave Ol 215a peut ecirctre attribueacute agrave Aristarque400 Or cette

probabiliteacute mrsquoapparaicirct assez eacuteleveacutee car Aristarque est ailleurs deacutesigneacute nommeacutement comme le

deacutefenseur de deux autres ideacutees se trouvant dans cette scholie

bull Lrsquohomonymie entre le fleuve et la ville drsquoAgrigente

ἱερὸν ἔσχον οἴκημα Ἀρίσταρχος τὴν πόλιν οἴκημα ποταμοῦ προσηγορεῦσθαί φησι διὰ τὸ ὁμώνυμον εἶναι τῷ ποταμῷ Ἀκράγαντιmiddot τὴν γὰρ ὀνομασίαν ἡ πόλις ἀπὸ τοῦ ποταμοῦ ἔσχεν

laquo Ils deacutetenaient le fleuve sacreacute raquo Aristarque dit que la ville est appeleacutee laquo demeure du fleuve raquo parce qursquoelle est homonyme au fleuve Agrigente car la ville fut nommeacutee drsquoapregraves le fleuve (schol Ol 216a)

bull Le passage direct des ancecirctres de Theacuteron de Rhodes agrave Agrigente que lrsquoon peut deacuteduire gracircce agrave

la combinaison de la scholie tout juste citeacutee avec la suivante

ζητεῖται δι ἣν αἰτίαν εὐξάμενος τῷ Θήρωνι τὰ κάλλιστα κατάπαυσιν τῶν πραχθέντων δεινῶν αἰτεῖται τὸν Δία καὶ ὁ μὲν Ἀρίσταρχός φησι διὰ τὸ κεκμηκέναι τοὺς τοῦ Θήρωνος πατέρας κατὰ τὴν Ῥόδον τῶν πραγμάτων στασιαζομένων καὶ οὕτω τὴν μετοικίαν εἰς τὴν Σικελίαν στειλαμένων

On se demande pour quelle raison Pindare apregraves avoir souhaiteacute le plus beau sort agrave Theacuteron demande agrave Zeus la cessation des eacutepreuves subies Et Aristarque dit que crsquoest parce que les pegraveres de Theacuteron eacutetaient dans la deacutetresse agrave Rhodes du fait de la guerre civile et avaient organiseacute un deacuteplacement de population pour fonder une colonie en Sicile (schol Ol 229d)

Comme le souligne Vassilaki (2009 126) le fait qursquoAristarque mentionne uniquement

lrsquoorigine rhodienne des ancecirctres de Theacuteron et leur installation subseacutequente agrave Agrigente sans

allusion aucune agrave Gela suggegravere qursquoil avait adopteacute la version historique drsquoun passage direct de

lrsquoaristocratie rhodienne de Rhodes agrave Agrigente Cette version eacutetait aussi celle favoriseacutee par

lrsquohistorien Timeacutee

Aristarque ayant eacuteteacute le premier eacuterudit agrave reacutealiser un commentaire complet de Pindare401 il

semblerait vain de chercher agrave retracer les opinions eacutemises dans les scholies 16a et 29d (ainsi que

15a par voie de conseacutequence) agrave une source anteacuterieure Pourtant on pourrait arguer que mecircme si

399 Voir le traitement deacutetailleacute de cette question par Vassilaki 2009 125-134

400 Il est geacuteneacuteralement admis qursquoune grande partie du contenu anonyme dans les scholies pindariques remonte en fait au commentaire eacutetendu drsquoAristarque (cf Deas 1931 10)

401 Cf Irigoin 1952 54

219

la scholie 15a deacuterive effectivement drsquoAristarque la formulation de la scholie nrsquoen est pas moins

eacutequivoque en ce qui regarde lrsquoidentiteacute de lrsquoindividu qui affirme que lrsquointerpreacutetation preacutesenteacutee ἐξ

αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται cela drsquoapregraves la scholie laquo Timeacutee aussi le dit raquo Timeacutee eacutetant plus

historien que critique litteacuteraire il est improbable qursquoil ait exposeacute cette ideacutee sous la forme drsquoun

veacuteritable principe exeacutegeacutetique eacutelaboreacute dans le but preacutecis laquo drsquointerpreacuteter raquo Pindare Plus

vraisemblablement lrsquoauteur de la scholie veut dire que Timeacutee aura confirmeacute ses opinions

historiques sur les ancecirctres de Theacuteron en mettant de lrsquoavant lrsquoautoriteacute de Pindare402

De plus il faut tenir compte du fait que tout le contenu aristarquien qui se trouve dans les

scholies agrave Pindare nous est connu de faccedilon meacutediate soit par le biais du commentaire de Didyme agrave

ce mecircme poegravete403 Bien que la scholie agrave Ol 2152c puisse raisonnablement ecirctre consideacutereacutee

comme une citation litteacuterale drsquoAristarque la situation nrsquoest pas la mecircme dans le cas de la schol

Ol 215a ici lrsquointervention de Didyme peut ecirctre plus fortement deacutetecteacutee notamment agrave cause de

la reacutefeacuterence au teacutemoignage de Timeacutee qui est un trait distinctif de la meacutethodologie de Didyme

dans son commentaire de Pindare 404 Theacuteoriquement lrsquoexpression ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου

σαφηνίζεται de la scholie Ol 215a peut donc ecirctre attribueacutee agrave lrsquoune des trois personnes

suivantes listeacutees en ordre chronologique Timeacutee Aristarque Didyme Jrsquoai deacutejagrave mentionneacute

pourquoi Timeacutee repreacutesentait une option peu vraisemblable Ne restent donc en course

qursquoAristarque et Didyme ce qui constitue agrave mes yeux un argument suppleacutementaire pour ceux qui

deacutefendent lrsquoorigine aristarquienne de la formule Homerum ex Homero

Lrsquousage probable du verbe σαφηνίζειν dans un sens exeacutegeacutetique par Aristarque a une

importance capitale pour la question qui mrsquooccupe En effet jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de

mentionner suivant lrsquohypothegravese geacuteneacuterale de Struck comment la dichotomie entre clarteacute et

402 Brown (1958 57-8) qui cite et discute le contenu historiographique de cette scholie est malheureusement muet sur la question preacutecise de la relation entre Timeacutee et Pindare Il est fort probable que le premier a utiliseacute le second comme source

403 Cf Irigoin 1952 56

404 Cf Irigoin 1952 71 On peut comparer la schol Ol 519a (remontant probablement agrave Didyme cf Irigoin 1952 72) ougrave crsquoest Timeacutee lui-mecircme qui σαφηνίζει ie qui fournit un reacutecit historique aidant agrave expliquer un passage de Pindare νέοικον ἕδρανrsquo εἶπε τὴν Καμάριναν ὁ Πίνδαρος σαφηνίζει Τίμαιος ἐν τῇ δεκάτῃmiddot εἰσὶ δὲ οὗτοι οἱ Καμαριναῖοι [hellip] Ici encore Timeacutee ne semble pas avoir fait de lrsquoexeacutegegravese de Pindare une fin en soi Dire que laquo Timeacutee raquo σαφηνίζει Pindare est une faccedilon de parler puisque crsquoest en fait Didyme qui σαφηνίζει Pindare en utilisant le teacutemoignage de Timeacutee

220

obscuriteacute creacutee un contraste entre la tradition laquo rheacutetorique raquo drsquoinspiration peacuteripateacuteticienne qui

reconnaicirct la clarteacute drsquoexpression comme une vertu et la tradition alleacutegorique qui srsquointeacuteresse

davantage au potentiel cryptique de la poeacutesie Or il est eacutevident drsquoapregraves les deacuteveloppements

eacutelaboreacutes dans la preacutesente section qursquoAristarque avait une conception de son travail dans laquelle

lrsquoacte de clarification jouait un rocircle de premier plan Il est donc permis de croire qursquoaux yeux

drsquoAristarque comme agrave ceux drsquoAristote le texte poeacutetique doit neacutecessairement ecirctre appreacutehendeacute

dans sa clarteacute afin drsquoatteindre son but

(b) Pindare et lrsquoanhistorie drsquoAristarque

La coheacuterence et le seacuterieux des principes philologiques qui constituent la meacutethode

aristarquienne sont peut-ecirctre rendus le plus eacutevidents lorsque lrsquoon voit ces principes appliqueacutes

drsquoune faccedilon extrecircme allant jusqursquoagrave produire des jugements meacutediocres ou objectivement

erroneacutes405 On verra ici un exemple de ce type de jugements qui semblent avoir eacuteteacute motiveacutes par

une fideacuteliteacute excessive au principe laquo eacuteclairer Homegravere par Homegravere raquo

Homegravere eacutetant dans bien des cas notre premiegravere source pour divers eacuteleacutements de la tradition

historiographique et mythologique grecque le principe Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν srsquoavegravere

souvent tout agrave fait approprieacute pour remeacutedier aux potentielles difficulteacutes drsquointerpreacutetation406 les

informations qui se trouvent chez les autres auteurs anciens remontant forceacutement agrave une eacutepoque

post-homeacuterique il est toujours possible de soupccedilonner comme Aristarque le fait avec les

Neoteroi que ces informations sont en fait deacuteriveacutees de la tradition homeacuterique elle-mecircme sous

une forme toutefois pervertie qui trahit la meacutecompreacutehension de ces auteurs Certes les Modernes

ont plutocirct tendance agrave lire Homegravere agrave la lumiegravere de ce qui reste de la tradition cyclique dans

laquelle ils croient trouver des indices preacutecieux non seulement du contenu mais aussi du mode de

composition des poegravemes homeacuteriques ndash les poegravemes cycliques eacutetant geacuteneacuteralement tenus pour des

compositions preacutehomeacuteriques quoique mises par eacutecrit apregraves lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee Mais pour

Aristarque selon qui les poegravetes cycliques sont preacuteciseacutement des Neoteroi (des poegravetes laquo reacutecents raquo)

405 Tel qursquoannonceacute en introduction mon eacutetude de la meacutethode drsquoAristarque ne repose en rien sur la deacutemonstration de la valeur objective de cette meacutethode et tente au contraire de reacutesister agrave la tendance (reacutepandue chez les historiens de la philologie grecque) agrave laquo lrsquoaristarchomanie raquo

406 Cf Schneider 2009 172-3

221

Homegravere lui-mecircme est la seule source digne de creacutedit lorsqursquoil srsquoagit drsquoexpliquer Homegravere et dans

bien des cas ce principe engendre drsquoheureux reacutesultats407

Lrsquoapplication du principe geacuteneacuteralisable sous la forme laquo expliquer X par X raquo devient toutefois

plus pernicieuse lorsqursquoon a affaire agrave un poegravete comme Pindare dont lrsquoancrage historique est

beaucoup plus ferme que celui drsquoHomegravere Agrave lrsquoinverse des homeacuteristes chez qui Aristarque jouit

drsquoune reacuteputation relativement enviable les historiens du texte et de lrsquointerpreacutetation ancienne de

Pindare deacutenoncent avec une effarante unanimiteacute 408 la meacutediocriteacute de toute une classe de

commentaires remontant agrave Aristarque il srsquoagit de ses explications de nature mythologique

historique et geacuteographique sur les poegravemes de Pindare (grosso modo de la totaliteacute de ses

commentaires agrave lrsquoexception de ses analyses strictement philologiques ou linguistiques dans

lesquelles il est agrave la hauteur de sa reacuteputation drsquoexcellence) Ces explications sont trop souvent

confineacutees au seul texte pindarique alors que les veacuteritables laquo solutions raquo devraient ecirctre chercheacutees

ailleurs409

La meacutediocriteacute mecircme de la meacutethode drsquoAristarque face au contenu historiographique des

poegravemes de Pindare est reacuteveacutelateur de lrsquoapproche geacuteneacuteraliseacutee qursquoil adopte par rapport aux

compositions poeacutetiques Aristarque nrsquoest pas un historien mais un philologue et un critique Agrave

ses yeux les textes poeacutetiques mecircme ceux de Pindare ne sont pas des sources historiques pouvant

ecirctre mises en parallegravele avec drsquoautres sources du mecircme genre mais bien des constructions

individuelles refleacutetant le monde poeacutetique particulier du poegravete qui en est lrsquoauteur et qui nrsquoest pas

plus tenu de respecter les conventions des autres poegravetes que les donneacutees factuelles enregistreacutees

par les historiens Le rejet excessif du litteacuteralisme historique qui caracteacuterise Aristarque le rend

407 Pourtant le fait qursquoil soit souvent impossible de corroborer certaines hypothegraveses sur le laquo monde drsquoHomegravere raquo (ie non pas lrsquoeacutepoque du poegravete mais lrsquoeacutepoque de la socieacuteteacute deacutepeinte par le poegravete) autrement que par Homegravere lui-mecircme est plutocirct une source drsquoexaspeacuteration chez les historiens modernes qui se meacutefient agrave juste titre drsquoune potentielle peacutetition de principe dans toutes les tentatives de reconstitution historique de cette laquo socieacuteteacute homeacuterique raquo

408 Cette unanimiteacute a eacuteteacute rompue reacutecemment par lrsquoarticle de E Vassilaki (2009) qui donne quelques exemples venant mitiger la supposeacutee laquo anhistorie raquo totale drsquoAristarque dans son commentaire de Pindare Ces exemples semblent toutefois constituer lrsquoexception qui confirme la regravegle De plus la valeur drsquoexplication laquo externe raquo que Vassilaki attribue agrave certains de ces exemples est contestable (en particulier le commentaire drsquoAristarque qui se trouve dans la schol Ol 216a ougrave Vassilaki reconnaicirct que laquo lrsquointerpreacutetation drsquoAristarque eacutetait fidegravele au texte de Pindare raquo en plus drsquoecirctre possiblement inspireacutee par des consideacuterations historiques)

409 Cf Irigoin (1952 55) laquo Mais souvent Aristarque se trompe Il veut expliquer le texte par le texte et non agrave lrsquoaide drsquoautres sources Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν cette meacutethode ne vaut rien pour les allusions historiques raquo

222

incapable drsquoappreacutecier agrave leur juste valeur nombre de deacutetails dans les poegravemes de Pindare qui ne

peuvent justement trouver leur explication que dans la reacutealiteacute historique

(c) Le choix drsquoHeacutelegravene

Le cas de figure qui sera preacutesenteacute dans cette section vise eacutegalement agrave deacutemontrer le seacuterieux de

lrsquoapplication du principe laquo expliquer Homegravere par Homegravere raquo chez Aristarque par le biais de ce qui

peut ecirctre consideacutereacute comme une grave erreur de jugement de sa part Cette fois la faiblesse du

jugement en cause nrsquoest pas due aux lacunes historiographiques du grammairien mais

simplement agrave une volonteacute excessive de faire en sorte que le poegravete soit bel et bien laquo explicable par

lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire en conformiteacute avec les donneacutees de sa propre œuvre

Cet exemple est repreacutesentatif de tous ceux ougrave Aristarque fait preuve drsquoune meacutefiance funeste en

condamnant un passage qui est pourtant drsquoune grande force dramatique Il srsquoagit de la scegravene ougrave

Heacutelegravene commandeacutee par Aphrodite de rejoindre Pacircris dans sa chambre apregraves son duel avorteacute avec

Meacuteneacutelas se reacutevolte contre la deacuteesse et lui adresse des insultes Les raisons de lrsquoatheacutetegravese

drsquoAristarque sont eacutenonceacutees dans la scholie suivante (le vers citeacute en guise de lemme suit lrsquoordre

drsquoAphrodite et introduit la colegravere drsquoHeacutelegravene)

ὣς φάτοmiddot τῇ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε ὅτι οὐ δεῖ ἀκούειν ἐκ τοῦ laquo θυμὸν ὄρινεν raquo ἐθύμωσεν ἀλλὰ τὸ παρώρμησενmiddot δεξάμενος δέ τις τὸ πρότερον τοὺς ἑξῆς ἐνδιασκευάζειmiddot διὸ ἀθετοῦνται ἀπὸ τοῦ laquo καί ῥ ὡς οὖν ἐνόησεν raquo ἕως τοῦ laquo ὣς ἔφατ ἔδδεισεν δ Ἑλένη raquo στίχοι εἴκοσι τρεῖςmiddot πῶς γὰρ ἡ γραίᾳ παλαιγενεῖ εἰκασμένη laquo περικαλλέα δειρὴν raquo εἶχεν καὶ laquo ὄμματα μαρμαίροντα raquo καὶ laquo στήθεα ἱμερόεντα raquo καὶ βλάσφημα παρὰ τὸ πρόσωπόν ἐστι τὰ λεγόμενα laquo ἧσο παρ αὐτὸν ἰοῦσα θεῶν δ ἀπόειπε κελεύθους μηδ ἔτι σοῖσι πόδεσσιν raquo καὶ εὐτελὴς κατὰ τὴν διάνοιαν laquo μή μ ἔρεθε σχετλίη raquo

laquo Elle dit et eacutemeut le cœur drsquoHeacutelegravene dans sa poitrine raquo ltla diplecircgt parce qursquoil ne faut pas comprendre par laquo elle eacutemut son cœur raquo qursquoelle lrsquoa mise en colegravere mais plutocirct qursquoelle lrsquoa exciteacutee Mais il y a quelqursquoun qui ayant compris ce vers de la premiegravere faccedilon [scil au sens laquo elle lrsquoa mise en colegravere raquo] lrsquoa deacuteveloppeacute avec les vers suivants [scil 396-418 qui rapportent les propos coleacuteriques drsquoHeacutelegravene et la menace subseacutequente drsquoAphrodite] Crsquoest pourquoi vingt-trois vers sont atheacutetiseacutes agrave partir de laquo elle a reconnu raquo jusqursquoagrave laquo elle dit et Heacutelegravene prit peur raquo En effet comment Aphrodite qui a pris lrsquoapparence drsquoune vieille chargeacutee drsquoanneacutees peut-elle avoir laquo une gorge merveilleuse raquo laquo des yeux de lumiegravere raquo et laquo une poitrine deacutesirable raquo De plus les mots laquo Va donc trsquoinstaller chez lui abandonne les routes de dieux ne permets plus agrave tes pas ltde te ramener dans lrsquoOlympegt raquo sont des meacutechanceteacutes incompatibles avec le personnage Et lrsquoideacutee contenue dans le vers 414 (laquo Ne me provoque pas insolente raquo) est stupide (schol A Il 3395 Ariston)

223

La comparaison avec drsquoautres scholies permet de montrer que le deuxiegraveme argument

drsquoAristarque (le caractegravere παρὰ τὸ προσώπον des paroles drsquoHeacutelegravene) srsquoinscrit dans un deacutebat de

plus large porteacutee sur le personnage drsquoHeacutelegravene en particulier sur la question rebattue de sa relation

avec Pacircris et de son consentement agrave son enlegravevement par ce dernier Selon Aristarque Heacutelegravene est

bel et bien amoureuse de son kidnappeur dont elle partage la culpabiliteacute La deacutecision drsquoatheacutetegravese

de la scegravene de reacutevolte est confirmeacutee agrave lrsquooccasion de la reacutepeacutetition quasi identique du vers

lemmatique de la scholie preacuteceacutedente dans un passage posteacuterieur de lrsquoIliade

laquo ὣς φάτο τῷ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε raquo ἡ διπλῆ πρὸς τὸ ὄρινεν ἀντὶ τοῦ κατὰ ψυχὴν ἐκίνησεν ἡ δὲ ἀναφορὰ πρὸς τὸ laquo ὣς φάτο τῇ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινεν raquo (Γ 395) ὅτι οὐκ ἔστιν ἐθύμωσεν ὡς ὁ διασκευάσας ἐκλαβὼν ἔταξεν τοὺς ἑξῆς εἴκοσι τρεῖς στίχους ἀλλ ἀντὶ τοῦ ἐκίνησε καὶ παρώρμησε κατὰ τὸ ἐρωτικόν

laquo Il dit et lui eacutemeut le cœur dans la poitrine raquo La diplecirc pointe vers le mot ὄρινεν qui veut dire laquo eacutemouvoir lrsquoacircme raquo Il y a une reacutefeacuterence au vers 3395 parce que le verbe ne veut pas dire laquo mettre en colegravere raquo comme lrsquoa compris celui qui a composeacute et inseacutereacute les vingt-trois vers suivants mais plutocirct qursquoelle lrsquoa eacutemue et qursquoelle lrsquoa exciteacutee au sens eacuterotique (schol A Il 4208a Ariston)

Puisque drsquoapregraves Aristarque le verbe ὄρινε a un sens eacuterotique crsquoest sa soumission agrave Aphrodite

et agrave son pouvoir et non un brusque eacutelan de colegravere qui est exprimeacutee par ce vers ndash drsquoougrave la

suppression de la scegravene probleacutematique du chant trois Tous ces commentaires sur le personnage

drsquoHeacutelegravene ont vraisemblablement eacuteteacute motiveacutes par le deacutesir drsquoAristarque de reacutefuter un argument des

Khorizontes ces grammairiens qui deacutefendaient lrsquoideacutee drsquoauteurs distincts pour lrsquoIliade et

lrsquoOdysseacutee sur la base de certaines incoheacuterences entre les deux poegravemes410 En effet lrsquoattitude

drsquoHeacutelegravene eacutetait consideacutereacutee par eux comme manifestant une telle incoheacuterence

laquo τίσασθαι δrsquo Ἑλένης ὁρμήματά τε στοναχάς τε raquo  πρὸς τοὺς Χωρίζονταςmiddot ἔφασαν γὰρ τὸν μὲν τῆς Ἰλιάδος ποιητὴν δυσανασχετοῦσαν συνιστάνειν καὶ στένουσαν διὰ τὸ βίᾳ ἀπῆχθαι ὑπὸ τοῦ Ἀλεξάνδρου τὸν δὲ τῆς Ὀδυσσείας ἑκοῦσαν οὐ νοοῦντες ὅτι οὐκ ἔστιν ἐπrsquo αὐτῆς ὁ λόγος ἀλλrsquo ἔξωθεν πρόθεσιν τὴν περί δεῖ λαβεῖν ἵνrsquo ᾖ περὶ Ἑλένης καὶ ἔστιν ὁ λόγος τιμωρίαν λαβεῖν ἀνθrsquo ὧν ἐστενάξαμεν καὶ ἐμεριμνήσαμεν περὶ Ἑλένηςmiddot παραλειπτικὸς γὰρ προθέσεών ἐστιν ὁ ποιητής

laquo et venger les luttes et les sanglots drsquoHeacutelegravene raquo Contre les Khorizontes Car ils affirment que le poegravete de lrsquoIliade repreacutesente une Heacutelegravene reacutesigneacutee avec peine et se lamentant sur son enlegravevement forceacute par Alexandre tandis que le poegravete de lrsquoOdysseacutee lrsquoa faite consentante ltau raptgt

Mais ils ne pensent pas au fait que lrsquoexpression ltluttes et sanglotsgt ne lui est pas attribueacutee agrave elle mais qursquoil faut suppleacuteer la preacuteposition περί de sorte que le sens soit laquo agrave cause drsquoHeacutelegravene raquo Le

410 Sur lrsquoopposition entre Aristarque et les Khorizontes voir reacutecemment Montanari 2010

224

sens du passage est laquo tirer vengeance pour les geacutemissements et les soucis que nous avons veacutecus agrave cause drsquoHeacutelegravene raquo En effet le poegravete a lrsquohabitude drsquoomettre les preacutepositions (schol A Il 2356a Ariston)

Dans le vers lemmatique le mot Ἑλένης pris comme geacutenitif subjectif suggegravere lrsquoideacutee

qursquoHeacutelegravene est attristeacutee par son enlegravevement ce qui creacutee une contradiction apparente avec les

propos auto-accusateurs exprimeacutes par la mecircme Heacutelegravene dans lrsquoOdysseacutee (4145-6 260-4)

Lrsquointerpreacutetation par un geacutenitif objectif proposeacutee par Aristarque eacutelimine la contradiction et rend

Heacutelegravene identique agrave elle-mecircme agrave travers les deux poegravemes Dans le deacutebat multi-seacuteculaire sur la

culpabiliteacute drsquoHeacutelegravene (dont on trouve des eacutechos deacutejagrave chez Heacuterodote et chez Gorgias) Aristarque

prend donc position en faveur drsquoune Heacutelegravene consentante au rapt et agrave lrsquoamour de Pacircris Ce

consentement se poursuit lors de son seacutejour agrave Troie comme le reacutevegravele lrsquoattitude complaisante

qursquoelle deacuteploie envers Pacircris apregraves son duel avec Meacuteneacutelas ndash une fois bien sucircr que lrsquoon a

condamneacute comme le fait Aristarque le passage gecircnant constitueacute par les vers 3396-418 Il

apparaicirct ici que pour restaurer agrave tout prix lrsquouniteacute psychologique du personnage crsquoest-agrave-dire de

rendre Homegravere laquo explicable raquo par Homegravere Aristarque est precirct agrave user sans heacutesitation du laquo rasoir raquo

de lrsquoatheacutetegravese

Par ailleurs lrsquoeacuteleacutement narratif particulier dans lequel Aristarque perccediloit une contradiction

potentiellement dangereuse pour lrsquointeacutegriteacute de lrsquoœuvre homeacuterique nrsquoest pas sans inteacuterecirct Le

comportement drsquoHeacutelegravene implique en effet le problegraveme du consentement agrave lrsquoaction et de la

fermeteacute de la volonteacute chez ce personnage Or ceci rappelle la critique qursquoadresse Aristote agrave

lrsquoIphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide dans la Poeacutetique dans la partie du traiteacute portant sur les erreurs

techniques que font les poegravetes dans lrsquoeacutelaboration des caractegraveres laquo Comme exemple [hellip] de

caractegravere inconstant (παράδειγμα [hellip] τοῦ ἀνωμάλου) Iphigeacutenie agrave Aulis car Iphigeacutenie

suppliante ne ressemble en rien agrave ce qursquoelle est par la suite raquo (Poet 151454a31-33) Aristote fait

eacutevidemment allusion au fait que la jeune fille qui tout au long de la piegravece pousse des

geacutemissements et refuse de toute son acircme le sacrifice auquel on la destine change brusquement

drsquoavis dans la deuxiegraveme moitieacute du drame et cours presque gaiement vers lrsquoautel sacrificiel Chez

Aristote comme chez Aristarque on retrouve donc le mecircme preacutesupposeacute voulant qursquoun

225

personnage unique doive du moins agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme poegraveme411 deacutemontrer un caractegravere

constant et eacutevidemment agir en conseacutequence

Section (v) Aristote Eacuteratosthegravene et Aristarque

Jusqursquoagrave maintenant je me suis contenteacutee de deacutecrire lrsquoexeacutegegravese drsquoAristarque par rapport agrave

certains points discuteacutes existant agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique tout en y juxtaposant lagrave ougrave crsquoeacutetait

possible des positions semblables chez Aristote et ses disciples Il serait toutefois irreacutealiste de

croire qursquoAristarque aurait le tout premier adopteacute une posture theacuteorique drsquoallure peacuteripateacuteticienne

en quelque sorte e nihilo dans un contexte ougrave dominaient de tout autres tendances intellectuelles

De fait lrsquoattitude particuliegravere qursquoadopte Aristarque face agrave la cateacutegorie du poeacutetique ressemble agrave

bien des eacutegards agrave celle drsquoEacuteratosthegravene lrsquoun de ses preacuteceacutecesseurs agrave la tecircte de la bibliothegraveque

drsquoAlexandrie Eacutetant donneacutee leur proximiteacute temporelle il est plus que probable que celui-ci ait eacuteteacute

une source drsquoinspiration pour Aristarque Or comme on le verra au cours de la preacutesente section

les opinions drsquoEacuteratosthegravene sont souvent teinteacutees de lrsquoapproche aristoteacutelicienne412

La position drsquoEacuteratosthegravene sur lrsquointerpreacutetation des poegravemes homeacuteriques est en grande part

connue par lrsquointermeacutediaire des critiques que lui adresse Strabon au premier livre de sa

Geacuteographie Ce dernier qui souhaite deacutemontrer qursquoHomegravere est le fondateur de la science

geacuteographique srsquooppose au premier chef agrave un principe crucial de la poeacutetique drsquoEacuteratosthegravene

Srsquoil apparaicirct ltchez Homegraveregt quelque lacune dans la succession des pays crsquoest tregraves excusable car mecircme le geacuteographe de profession neacuteglige beaucoup de deacutetails dans une description reacutegionale Homegravere est excusable tout autant srsquoil a entremecircleacute drsquoeacuteleacutements fabuleux (μυθώδη τινὰ) des reacutecits qui ont valeur drsquoinformation et drsquoenseignement (τοῖς λεγομένοις ἱστορικῶς καὶ διδασκαλικῶς) et point ne faut lrsquoen blacircmer Car il nrsquoest pas vrai comme le preacutetend Eacuteratosthegravene que tout poegravete vise agrave captiver sans aucun souci drsquoinstruire (ὅτι ποιητὴς πᾶς στοχάζεται ψυχαγωγίας οὐ διδασκαλίας) crsquoest tout le contraire parmi les auteurs qui ont parleacute de poeacutesie les plus autoriseacutes

411 Aristarque nrsquoa apparemment pas contesteacute lrsquoauthenticiteacute des passages de lrsquoOdysseacutee ougrave Heacutelegravene exprime des regrets pour sa conduite passeacutee ce qui est tregraves raisonnable compte tenu que ce poegraveme se deacuteroule une dizaine drsquoanneacutees apregraves les eacuteveacutenements de lrsquoIliade soit apregraves un laps de temps largement suffisant pour justifier le changement drsquohumeur de la jeune femme

412 En plus de ses ideacutees sur la nature et la finaliteacute de la poeacutesie examineacutees dans cette section Eacuteratosthegravene partage aussi avec Aristote un inteacuterecirct pour les origines du drame dans son poegraveme intituleacute Erigonecirc il faisait notamment allusion aux deux mecircmes eacutetymologies de κωμῳδία (κῶμος vs κώμη) consideacutereacutees par Aristote en Poet 31448a35-38 Cf Merkelbach 1963 474

226

(οἱ φρονιμώτατοι) font de la poeacutesie une sorte de philosophie primitive (πρώτην τινὰ λέγουσι φιλοσοφίαν τὴν ποιητικήν) (111026-35 trad Aujac mod)

La thegravese principale drsquoEacuteratosthegravene sur la finaliteacute de la poeacutesie est reacutepeacuteteacutee en toutes lettres un peu

plus loin ainsi que lrsquoopinion inverse que Strabon attribue de nouveau agrave des individus plus ou

moins identifiables

Un poegravete quel qursquoil soit soutient-il [scil Eacuteratosthegravene] vise agrave captiver non agrave instruire Or les Anciens (οἱ παλαιοί) tout au contraire disent que la poeacutesie est une sorte de philosophie primitive qui nous introduit agrave la vie degraves notre jeune acircge et nous instruit dans les moeurs les sentiments et les actions tout en nous donnant du plaisir (διδάσκουσαν ἤθη καὶ πάθη καὶ πράξεις μεθ ἡδονῆς) Nos stoiumlciens (οἱ δrsquo ἡμέτεροι) vont mecircme jusqursquoagrave dire que seul le sage est poegravete Crsquoest pourquoi les citeacutes grecques pour lrsquoeacuteducation des enfants utilisent en premier lieu la poeacutesie non pas assureacutement dans le seul souci de les captiver mais pour les rendre sages De mecircme les musiciens [hellip] srsquoattribuent la mecircme vertu ils se disent eacuteducateurs et preacutetendent corriger les moeurs Cette opinion nrsquoest pas le seul fait des Pythagoriciens Aristoxegravene est du mecircme avis Homegravere eacutegalement a qualifieacute les aegravedes de controcircleurs de la sagesse [hellip] (Strab 1231-15)

Les laquo Anciens raquo auxquels Strabon se rallie dans lrsquoideacutee que la poeacutesie a une fonction didactique

sont certainement des gens diffeacuterents de ceux qursquoil appelle laquo les nocirctres raquo lesquels sont

eacutevidemment les membres de lrsquoeacutecole stoiumlcienne comme le rend explicite la traduction drsquoAujac413

Puisque la reacutefeacuterence agrave lrsquoopinion des Pythagoriciens et drsquoAristoxegravene agrave la fin du passage doit

apparemement ecirctre comprise comme se rapportant au seul rocircle de la musique on ne voit pas

immeacutediatement agrave qui doit ecirctre attribueacutee lrsquoaffirmation selon laquelle la poeacutesie est une forme de

φιλοσοφία πρώτη Toutefois la seacutequence ἤθη καὶ πάθη καὶ πράξεις qui reprend une

formulation de la Poeacutetique414 suggegravere des sources peacuteripateacuteticiennes La combinaison de plaisir et

drsquoapprentissage fournis par la poeacutesie est en effet conforme agrave la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote de

mecircme que la reconnaissance du rocircle de la poeacutesie dans les systegravemes drsquoeacuteducation des citeacutes

Eacutevidemment le didactisme moral auquel Strabon fait ici reacutefeacuterence nrsquoa rien agrave voir avec le type

de didactisme factuel qursquoil deacutefend lui-mecircme au sujet drsquoHomegravere et lrsquoexploitation qursquoil fait de la

position peacuteripateacuteticienne a quelque chose de malhonnecircte Concernant le problegraveme deacutebattu de la

veacuteriteacute historique des faits et des lieux dans les poegravemes homeacuteriques Strabon adopte pour sa part

une attitude que lrsquoon pourrait qualifier de modeacutereacutee 415 fidegravele agrave une longue tradition il voit dans

413 Lrsquoaffirmation selon laquelle laquo seul le sage est poegravete raquo est notamment attribueacutee agrave Chrysippe (SVF 654-655) et Strabon se reacuteclame freacutequemment drsquoinfluences stoiumlciennes

414 11147a28 laquo ltles danseursgt imitent les caractegraveres les eacutemotions et les actions raquo

415 Cf Schenkeveld 1976

227

ces poegravemes une source fiable drsquoinformations agrave laquelle se mecircle toutefois une certain nombre

drsquoinventions Lrsquoexeacutegegravese historique agrave laquelle il srsquoadonne a preacuteciseacutement pour tacircche de distinguer

dans cet ensemble heacuteteacuterogegravene le vrai du faux ou selon ses propres termes lrsquoinformation

(ἱστορία) de lrsquoornement (διασκευή) lesquels correspondent respectivement agrave la double finaliteacute

instruirecharmer Le fait que Strabon soit precirct agrave reconnaicirctre agrave la fois la valeur litteacuterale et la valeur

alleacutegorique de certains propos homeacuteriques ndash les propos des deux sortes eacutetant ultimement eacutemis

laquo dans lrsquointeacuterecirct de la science raquo (πρὸς ἐπιστήμην)416 ndash deacutemontre combien lrsquoapproche litteacuteraliste et

lrsquoapproche des alleacutegoristes entretiennent une relation eacutetroite en ce qursquoelles deacuterivent toutes deux

drsquoune conviction ineacutebranlable en la veacuteriteacute drsquoun texte peu importe comment cette veacuteriteacute se

preacutesente

Lrsquoapproche de Strabon qui se veut modeacutereacutee fait donc contraste avec la position laquo extrecircme raquo

drsquoEacuteratosthegravene qui rejette en totaliteacute la finaliteacute didactique des poegravemes homeacuteriques ndash du moins en

ce qui concerne le didactisme factuel Strabon qui reconnaicirct de son cocircteacute la part drsquoaffabulation

chez Homegravere insiste sur ce caractegravere intransigeant du jugement drsquoEacuteratosthegravene laquo il fallait dire

seulement qursquoun poegravete quel qursquoil soit eacutecrit tantocirct pour captiver tantocirct pour instruire tandis

qursquoEacuteratosthegravene a affirmeacute que crsquoest seulement pour captiver et jamais pour instruire raquo

(12335-39)

Cette position forte drsquoEacuteratosthegravene entraicircne des conseacutequences tout aussi importantes du point

de vue de la critique des poegravetes et de la nature de leur art Ceux-ci selon lui ne tirent absolument

aucun avantage poeacutetique (πρὸς ἀρετὴν ποιητοῦ) du fait de posseacuteder des connaissances

techniques telles que la geacuteographie la strateacutegie militaire lrsquoagriculture ou la rheacutetorique (Strab

12339-42) Il nrsquoest pas exageacutereacute de dire que cette affirmation constitue une veacuteritable

provocation417 dans le contexte de la reacuteception ancienne drsquoHomegravere comme en teacutemoigne la

reacuteaction ulceacutereacutee de Strabon qui repreacutesente en cela lrsquoopinion geacuteneacuterale Le seul preacuteceacutedent agrave

lrsquoaffirmation drsquoEacuteratosthegravene se trouve en fait chez Aristote qui dans sa discussion des critiques

qui sont freacutequemment adresseacutees aux poegravetes avance lrsquoideacutee que laquo la notion de correction nrsquoest pas

la mecircme selon qursquoelle srsquoapplique agrave la politique ou agrave un autre art et agrave la poeacutetique raquo (Poet

416 I271-6 Strabon creacutedite agrave la fois Homegravere de descriptions laquo preacutecises raquo (διrsquo ἀκριβείας) et de fables faisant usage de lrsquoalleacutegorie de lrsquoornement et de lrsquoattrait (ἀλληγορῶν ἢ διασκευάζων ἢ δημαγωγῶν) 417 Cf Pfeiffer 1968 166 laquo a highly provocative declaration raquo

228

251460b13-15) Ainsi faut-il distinguer les erreurs laquo accidentelles raquo lesquelles reacutesultent drsquoun

manque de conformiteacute aux regravegles drsquoun art particulier des erreurs relevant de lrsquoart poeacutetique

lui-mecircme Cette distinction constitue un pas essentiel dans lrsquoeacutelaboration aristoteacutelicienne du

champ speacutecifique de la poeacutesie qui srsquoopegravere en grande part par le biais de son eacutemancipation des

contraintes imposeacutees aux autres arts

Agrave vrai dire la position drsquoEacuteratosthegravene apparaicirct agrave certains eacutegards comme une radicalisation de

celle drsquoAristote Ce dernier est en effet drsquoavis que le respect des regravegles des divers arts dans la

repreacutesentation poeacutetique reste une chose souhaitable bien qursquoelle soit subordonneacutee agrave la finaliteacute de

lrsquoart poeacutetique (Poet 251460b27-29) Par contraste Eacuteratosthegravene aurait apparemment affirmeacute que

lrsquoart poeacutetique ne gagne rien agrave se conformer au savoir fourni par les autres arts ndash pas mecircme celui

qui vient de la rheacutetorique agrave laquelle Aristote attribue quant agrave lui un rocircle (quoique partiel) dans le

travail du poegravete Il a eacuteteacute mentionneacute preacuteceacutedemment comment Aristote apregraves avoir identifieacute en la

dianoia lrsquoune des six composantes de base de la repreacutesentation tragique (1450b4) renvoie le

lecteur agrave son traiteacute de rheacutetorique pour y en trouver le traitement Le savoir rheacutetorique apparaicirct

ainsi comme une sorte drsquoart connexe agrave lrsquoart poeacutetique dont la maicirctrise constitue un avantage mais

non une condition essentielle pour le poegravete Eacuteratosthegravene semble au contraire avoir explicitement

rejeteacute la pertinence drsquoun art rheacutetorique homeacuterique si lrsquoon en croit les deacuteneacutegations vigoureuses de

Strabon contre ce rejet

Conformeacutement agrave son approche radicale sur la poeacutesie Eacuteratosthegravene aurait eacutegalement enjoint de

laquo ne pas juger drsquoun poegraveme par rapport agrave sa penseacutee (μὴ κρίνειν πρὸς τὴν διάνοιαν) et de nrsquoy pas

chercher drsquoinformation (ἱστορίαν) raquo en deacutepit du fait que selon Strabon laquo tout le monde voit

dans lrsquoœuvre [scil drsquoHomegravere] ample matiegravere agrave meacuteditation (φιλοσόφημα) raquo (121712-15) La

raison de la prescription drsquoEacuteratosthegravene est le caractegravere inteacutegralement fictionnel des poegravemes que

Strabon srsquoemploie agrave reacutefuter tout au long du premier livre de sa Geacuteographie Encore sur ce point

Eacuteratosthegravene est preacutesenteacute comme faisant preuve drsquointransigeance il refuse lrsquoune et lrsquoautre parties

de lrsquoalternative exeacutegeacutetique proposeacutee par Strabon qui consiste agrave (cf I211) 1) accepter la totaliteacute

du contenu des poegravemes comme historiques (interpreacutetation jugeacutee laquo mauvaise raquo par Strabon) ou 2)

admettre la veacuteriteacute geacuteneacuterale des eacuteveacutenements raconteacutes tout en reconnaissant la part drsquoornement dont

ils sont pareacutes (crsquoest lrsquooption retenue par Strabon) Rejetant la position intermeacutediaire Eacuteratosthegravene

adopte plutocirct une position extrecircme au pocircle opposeacute du partisan de la veacuteriteacute historique laquo il ne veut

229

voir dans quelque poegravete que ce soit qursquoun conteur de sornettes (φλύαρον) raquo (I2125) Une

scholie agrave ce passage reacutesume ainsi les trois positions possibles

α Ὅμηρος ὅσα εἶπεν ἱστορικῶς αὐτὰ δεῖ ἀκούειν πάντα

β Ὁμήρου τὰ μὲν ἱστορικῶς τὰ δὲ μυθικῶς δεῖ ἀκούειν

γ Ὅμηρος ὅσα εἶπεν μυθικῶς αὐτὰ δεῖ ἀκούειν πάντα οὕτως Ἐρατοσθένης

1 Il faut comprendre tout ce que dit Homegravere de faccedilon historique

2 Il faut comprendre certains propos drsquoHomegravere de faccedilon historique et certains de faccedilon mythique

3 Il faut comprendre tout ce que dit Homegravere de faccedilon mythique crsquoest lrsquoavis drsquoEacuteratosthegravene (schol A in margine superiore ad sectsect 11-12 vide Aujac test)

La formulation de la troisiegraveme option celle drsquoEacuteratosthegravene rappelle eacutevidemment les termes de

la scholie D examineacutee preacuteceacutedemment Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ

μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν [hellip] Il a eacuteteacute dit agrave cette occasion comment

la porteacutee de ce laquo principe aristarquien raquo eacutetait peut-ecirctre moindre qursquoil nrsquoen paraicirct agrave premiegravere vue et

que lrsquoadverbe μυθικώτερον devait vraisemblablement deacutesigner une cateacutegorie particuliegravere

drsquoeacuteleacutements narratifs marqueacutes par leur caractegravere fantastique Srsquoil en est bien ainsi lrsquoaffirmation

precircteacutee agrave Eacuteratosthegravene voulant que tout chez Homegravere soit interpreacuteteacute μυθικῶς le singularise dans

une position extrecircme tout aussi bien face agrave ses collegravegues alexandrins On verra toutefois sous peu

que la faccedilon dont Strabon rapporte les positions drsquoEacuteratosthegravene de mecircme que la scholie tout juste

citeacutee qui reprend le scheacutema de Strabon preacutesentent une vision quelque peu caricaturale

drsquoEacuteratosthegravene

Pour mieux appuyer sa position Eacuteratosthegravene semble avoir fait appel agrave deux arguments

distincts concernant le travail de composition drsquoHomegravere Drsquoune part Homegravere eacutetait ignorant de

nombre de deacutetails factuels ndash en particulier geacuteographiques ndash que ses lecteurs croient pourtant

trouver chez lui drsquoautre part il ne souhaitait pas faire preuve de reacutealisme du moins dans le cas

des voyages drsquoUlysse (un exemple souvent discuteacute par Strabon) dont le theacuteacirctre est un endroit

merveilleux que lrsquoon chercherait en vain agrave situer sur une carte les inexactitudes srsquoexpliqueraient

donc par une combinaison drsquoincapaciteacute et de choix volontaire chez le poegravete418 Alors que le

premier argument semble drsquoabord srsquoadresser agrave des lecteurs hyper-enthousiastes qui se plaisent agrave

418 Cf Strab 12194-6 τὰ μὲν οὐκ ἀκριβῶς πεπυσμένον τὰ δὲ οὐδὲ προελόμενον οὕτως

230

deacuteceler chez Homegravere les traces drsquoun savoir geacuteographique faisant remonter leur discipline agrave la plus

ancienne autoriteacute le second argument constitue une prise de position theacuteorique forte dans le

contexte des deacutebats helleacutenistiques sur la nature de la poeacutesie419

La dispariteacute de ces types drsquoarguments reflegravete la personnaliteacute scientifique diversifieacutee

drsquoEacuteratosthegravene un grand nom des eacutetudes geacuteographiques de son vivant mais qui fut retenu par

lrsquohistoire avant tout pour son travail philologique et poeacutetique Les nombreux passages ougrave Strabon

rapporte comment Eacuteratosthegravene corrige des informations geacuteographiques erroneacutees chez Homegravere

sont eacutevidemment tireacutes du deacutebut de la Geacuteographie drsquoEacuteratosthegravene ougrave celui-ci se devait de laquo reacutegler

le cas raquo drsquoHomegravere crsquoest-agrave-dire de montrer drsquoembleacutee que ce dernier ne constituait pas une source

drsquoinformations sur laquelle se fonder agrave lrsquoencontre des pratiques geacuteneacuteraliseacutees des geacuteographes de

son temps Ces reacutefutations drsquoHomegravere ne sont donc pas agrave mettre au compte drsquoune attitude

reacuteprobatrice agrave la Zoiumlle par exemple Qui plus est lrsquoargument selon lequel le poegravete se destinant agrave

charmer et non agrave instruire ne fournit pas drsquoinformations mais creacutee plutocirct des fictions vient en

quelque sorte rendre superflues les reacutefutations deacutetailleacutees de la geacuteographie homeacuterique Puisque

Homegravere nrsquoavait aucune intention de deacutecrire des lieux reacuteels et puisqursquoun savoir geacuteographique est

jugeacute inutile agrave son art agrave quoi bon srsquoobstiner agrave deacutetecter des erreurs dans ses descriptions

Vraisemblablement Eacuteratosthegravene srsquoest vu dans la neacutecessiteacute de proceacuteder agrave une telle reacutefutation

drsquoHomegravere afin de convaincre ses collegravegues geacuteographes chez qui la conviction de la valeur

litteacuterale du poegravete eacutetait fermement implanteacutee

Drsquoautre part dans le cadre drsquoun eacuteventuel deacutebat avec les theacuteoriciens contemporains de la

litteacuterature le fait de deacutenoncer lrsquoignorance drsquoHomegravere pouvait avoir valeur drsquoargument secondaire

pour Eacuteratosthegravene le raisonnement eacutetant le suivant Homegravere nrsquoa pas pour but drsquoinstruire dans ses

poegravemes drsquoailleurs lrsquoeucirct-il voulu qursquoil ne lrsquoaurait pas pu nrsquoeacutetant pas en possession des

informations neacutecessaires pour le faire Lrsquoignorance drsquoHomegravere apparaicirct ainsi comme une

condition qui le contraint agrave la fiction sorte de gage de sa laquo pureteacute raquo poeacutetique Mais crsquoest avant

tout la volonteacute de ne pas faire usage de lieux connus qui deacutefinit lrsquoentreprise poeacutetique homeacuterique

qursquoEacuteratosthegravene aurait preacuteciseacutement placeacute en contraste agrave cet eacutegard avec Heacutesiode laquo Eacuteratosthegravene

preacutetend qursquoHeacutesiode prenant des renseignements sur le peacuteriple drsquoUlysse aurait appris qursquoil avait

419 Cf Schenkeveld 1976 55 laquo [W]hile from a theoretical point of view Eratosthenes has no reason to accept Homer as a sound geographer the poet actually shows he is not raquo

231

eu lieu du cocircteacute de la Sicile et de lrsquoItalie [hellip] Quant agrave Homegravere agrave lrsquoen croire il ignorait tout cela et

ne voulait nullement placer ce peacuteriple dans des endroits connus raquo (Strab 12141-7)

Lrsquoopposition entre le travail de collecte drsquoinformations auquel se serait livreacute Heacutesiode et

lrsquoindiffeacuterence historique drsquoHomegravere suggegravere eacutevidemment la distinction entre poeacutesie eacutepique et

poeacutesie didactique qursquoEacuteratosthegravene avait peut-ecirctre discuteacutee quelque part

Prenant les assertions drsquoEacuteratosthegravene au pied de la lettre Strabon lrsquoaccuse drsquoauto-contradiction

parce qursquoen deacutepit de sa conception de la poeacutesie comme invention il reconnaicirct la preacutesence de

certaines informations chez Homegravere

En outre Eacuteratosthegravene se contredit lui-mecircme [hellip] degraves le deacutebut de son traiteacute de geacuteographie il soutient que tous les auteurs anciens rivalisent drsquoardeur pour eacutetaler leur information dans ce domaine (ἅπαντας κατ ἀρχὰς φιλοτίμως ἔχειν εἰς τὸ μέσον φέρειν τὴν ὑπὲρ τῶν τοιούτων ἱστορίαν) Il cite en exemple Homegravere qui aurait fait passer dans sa poeacutesie tout ce qursquoil avait appris sur les Eacutethiopiens ou sur lrsquoEacutegypte et la Libye agrave propos de la Gregravece et des contreacutees voisines il se serait mecircme laisseacute aller agrave une complaisance excessive (καὶ λίαν περιέργως ἐξενηνοχέναι) parlant de Thisbeacute laquo riche en colombes raquo drsquoHaliarte laquo lrsquoherbeuse raquo drsquoAntheacutedon laquo la lointaine raquo de Lileacutea laquo aux sources du Ceacutephise raquo et il nrsquoaurait laisseacute eacutechapper aucune eacutepithegravete indiffeacuterente (οὐδεμίαν προσθήκην κενῶς ἀπορρίπτειν) Si lrsquoon agit ainsi cherche-t-on selon les apparences agrave captiver ou agrave instruire (12320-32)

La question rheacutetorique poseacutee par Strabon montre qursquoagrave ses yeux la preacutesence de ces eacutepithegravetes

conformes agrave la reacutealiteacute geacuteographique traduit un deacutesir drsquoinstruction de la part drsquoHomegravere ce qui

vient agrave lrsquoencontre du preacutesupposeacute drsquoEacuteratosthegravene sur la finaliteacute de la poeacutesie Mais le fait que ce

dernier attribue aux poegravetes une tendance agrave mettre en valeur leurs connaissances dans leur poeacutesie

ne signifie eacutevidemment pas qursquoil reconnaicirct en ceci une volonteacute didactique Les propos rapporteacutes

ici semblent avoir fait partie drsquoune critique stylistique drsquoHomegravere agrave qui Eacuteratosthegravene reproche

manifestement lrsquousage drsquoune surabondance drsquoeacutepithegravetes topographiques De plus si la description

physique de ces lieux est effectivement conforme agrave la reacutealiteacute cela ne change rien au principe

geacuteneacuteral drsquoEacuteratosthegravene selon lequel les poegravetes ont la liberteacute drsquoinventer ce qui leur plaicirct Autrement

dit cette concordance factuelle reste inessentielle agrave la nature de la poeacutesie qui peut librement faire

usage de faits reacuteels et inventeacutes Une telle incertitude par rapport aux sources du poegravete dans

lrsquoeacutelaboration de son mateacuteriau rend hasardeuse toute recherche drsquoinformations dans les poegravemes

drsquoougrave la prescription de ne les pas juger πρὸς τὴν διάνοιαν Dans le meacutelange de vrai et de faux

qui caracteacuterise le contenu de la poeacutesie crsquoest la preacutesence du faux qui lrsquoemporte et qui lui confegravere

globalement le statut de fiction

232

Aussi est-il naiumlf de la part de Strabon de vouloir convaincre Eacuteratosthegravene drsquoauto-contradiction

parce qursquoil accepte la veacuteriteacute des descriptions topographiques drsquoHomegravere comme si sa thegravese

initiale neacutecessitait que la totaliteacute des donneacutees homeacuteriques soient reacutefuteacutees Eacuteratosthegravene

reconnaissait bien lrsquohistoriciteacute de la guerre de Troie420 sans pour autant faire drsquoHomegravere qui traite

de ce sujet dans ses poegravemes un historien Comme lrsquoa remarqueacute Meijering (1987 59) lrsquoattitude

drsquoEacuteratosthegravene est en accord avec celle drsquoAristote dans la Poeacutetique qui reconnaicirct la leacutegitimiteacute

pour le poegravete drsquointroduire des faits reacuteels (γενόμενα) dans ses poegravemes non pas en vertu de leur

reacutealiteacute historique mais plutocirct dans la mesure ougrave les faits passeacutes parce qursquoils se sont

effectivement produits sont degraves lors aiseacutement consideacutereacutes comme possibles ou vraisemblables421

Encore lagrave la reacutealiteacute est subordonneacutee agrave la possibiliteacute qui repreacutesente la modaliteacute veacuteritable du

poeacutetique

Le fait qursquoEacuteratosthegravene ait non seulement consacreacute une part importante de ses travaux aux

eacutetudes litteacuteraires mais qursquoil ait aussi lui-mecircme eacuteteacute agrave lrsquoorigine drsquoune production poeacutetique non

deacutenueacutee de qualiteacute a quelque chose de paradoxal lorsque mis en parallegravele avec les assertions

reacutepeacuteteacutees que lui precircte Strabon voulant les poegravetes sont des laquo conteurs de sornettes raquo422 ou encore

que les poegravemes drsquoHomegravere sont des laquo racontards de vieille femme raquo423 Agrave vrai dire la faccedilon

relacirccheacutee dont Strabon rapporte les opinions des diverses autoriteacutes citeacutees dans ce contexte

(Eacuteratosthegravene Hipparque Polybe Posidonios) rend extrecircmement difficile lrsquoattribution exacte des

fragments les passages de ces auteurs et les commentaires personnels de Strabon se voyant

inextricablement emmecircleacutes tout au long de la discussion424

Il est possible que les reacutefeacuterences peacutejoratives agrave la laquo charlatanerie raquo des poegravetes soient le fait de

Strabon lui-mecircme dont lrsquoobjectif serait de montrer que les propos drsquoEacuteratosthegravene sur la nature

fictionnelle des poegravemes ont pour conseacutequence que lrsquoon doive porter un tel jugement extrecircme sur

420 La guerre de Troie eacutetait le premier eacuteveacutenement de sa Chronographie cf Pfeiffer 1968 163

421 Poet 91451b15-18

422 φλύαρον (12125)

423 ἐκεῖνα δ οὐκ ὀρθῶς ἀφαιρούμενος αὐτὸν τὴν τοσαύτην πολυμάθειαν καὶ τὴν ποιητικὴν γραώδη μυθολογίαν ἀποφαίνων ᾗ δέδοται πλάττειν φησίν ὃ ἂν αὐτῇ φαίνηται ψυχαγωγίας οἰκεῖον (12349-50)

424 Cf Roller 2010 8 Ce pheacutenomegravene est illustreacute par le texte citeacute agrave la note preacuteceacutedente ougrave lrsquoon ne voit pas exactement la porteacutee de la citation signaleacutee par lrsquoincise φησίν faut-il la limiter aux mots laquo il lui est permis de forger tout ce qui lui semble propre agrave captiver raquo ou bien inclure la proposition laquo sa poeacutesie est une histoire de vieille femme raquo

233

Homegravere Strabon pourrait ainsi avoir produit une extension aux poegravetes des critiques

qursquoEacuteratosthegravene aurait en fait adresseacutees aux exeacutegegravetes des poegravetes425 laquo Eacuteratosthegravene se trompe

grandement quand il traite de hacircbleurs les commentateurs de lrsquoOdysseacutee et le poegravete lui-mecircme raquo

(1277-8) ndash faccedilon de dire que la neacutegation de la valeur du travail des exeacutegegravetes qui tentent de

retracer une veacuteriteacute historique par la proclamation de la fiction inteacutegrale des poegravemes revient agrave

condamner le travail du poegravete lui-mecircme ndash du moins dans la perspective de Strabon qui valorise

les poegravemes homeacuteriques avant tout pour lrsquoinformation qui srsquoy trouve

Si toutefois ces expressions neacutegatives ont bien eacuteteacute utiliseacutees par Eacuteratosthegravene lui-mecircme il faut

probablement les attribuer agrave son attitude franche et iconoclaste426 plutocirct qursquoagrave un reacuteel deacutesir de

deacutenigrer le travail des poegravetes le fait de proclamer haut et fort que les poegravemes (homeacuteriques en

particulier) nrsquoavaient aucune preacutetention agrave la veacuteriteacute constituait deacutejagrave un geste provocateur et les

appellations de laquo hacircbleurs raquo ironiquement donneacutees aux poegravetes ne sont probablement rien de plus

drsquoune provocation suppleacutementaire Il nrsquoy aurait rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoait eacutechappeacute agrave la candeur

de Strabon le caractegravere sarcastique des propos drsquoEacuterastosthegravene qui est au mieux illustreacute par son

fameux trait laquo lrsquoon trouvera le lieu des errances drsquoUlysse le jour ougrave lrsquoon deacutecouvrira le bourrelier

qui a cousu lrsquooutre des vents raquo (citeacute par Strabon 121521-23) Pour Strabon qui souscrit agrave lrsquoideacutee

populaire selon laquelle le bon poegravete est neacutecessairement un homme vertueux427 le caractegravere

volontairement mensonger qursquoEacuteratosthegravene precircte aux poegravetes agrave Homegravere en particulier constitue agrave

la fois une condamnation morale et une neacutegation de la valeur poeacutetique Il nrsquoest pas impossible

que les termes moralement connoteacutes de laquo menteurs raquo ou de laquo hacircbleurs raquo aient eacuteteacute preacuteciseacutement

choisis par Eacuteratosthegravene dans le but de bousculer les tenants de cette conception reacutepandue428

Plus troublant encore que les insultes apparentes qursquoil aurait envoyeacutees aux poegravetes est le constat

du style particulier des poegravemes drsquoEacuteratosthegravene qui du moins drsquoapregraves ce qursquoon en peut

425 Cf Pfeiffer 1968 166 laquo To the scientific rationalistic mind of Eratosthenes the unrealities in Homeric geography were obvious He did not blame the poet the fault was in the interpreters [hellip] raquo

426 Cf Grube 1965 127-8 laquo He seems to have been unimpressed by tradition and to have expressed himself vigorously raquo

427 Cf 12514-19 laquo Car nous ne parlons pas de la valeur des poegravetes comme nous ferions de celle des charpentiers ou des forgerons qui nrsquoest lieacutee agrave aucune consideacuteration de beauteacute ou de noblesse la valeur du poegravete au contraire est inseacuteparable de la valeur de lrsquohomme pour ecirctre un poegravete de qualiteacute il faut drsquoabord ecirctre un homme de qualiteacute raquo

428 Il sera question dans la seconde partie de cette thegravese de la conception endosseacutee par Strabon qui combine la valeur morale de la poeacutesie et lrsquoidentification de lrsquoœuvre agrave lrsquohomme

234

reconstituer eacutetaient teinteacutes drsquoune forte tendance didactique ndash ce qui contredit apparemment sa

deacuteclaration de principe laquo ψυχαγωγίας οὐ διδασκαλίας raquo429 Ce problegraveme qui touche agrave la

question ardue de la relation entre le travail de poegravete et celui de critique chez les premiers eacuterudits

alexandrins excegravede toutefois les limites de cette eacutetude en principe consacreacutee aux seuls travaux

relevant de la critique ancienne

Si lrsquoon met de cocircteacute son travail de poegravete Eacuteratosthegravene le critique souscrit donc agrave une conception

de la poeacutesie baseacutee sur le divertissement et la fiction Or ce dernier eacuteleacutement est au centre de

lrsquoapproche drsquoAristarque qui partage non seulement lrsquoesprit mais aussi parfois le deacutetail des

positions drsquoEacuteratosthegravene Crsquoest le cas en ce qui concerne le deacutebat ancien sur les lieux des errances

drsquoUlysse qursquoAristarque suivant son aicircneacute Eacuteratosthegravene et suivi par son disciple Apollodore430

deacuteclare imaginaires

πρὸς τὰ περὶ τῆς πλάνης ὅτι πόρρω που ἐν ἐκτετοπισμένοις τόποις ἀορίστοις φησὶ γοῦν τηλόθι που τὴν νῆσον εἶναι καὶ πρὸς τὰ περὶ Ὀλύμπου σεσημείωται εἰ γὰρ μὴ ἀπὸ Μακεδονίας ὁ θεὸς ἐξορμᾷ ἀλλ ἄνωθεν ἐξ οὐρανοῦ οὐκ ἂν πολλὴν ἐπῆλθεν ἕως εἰς τὴν νῆσον παραγένηται ἀλλ εὐθὺς βουληθεὶς κατὰ κάθετον γενόμενος

Le symbole pointe vers les discussions concernant le voyage drsquoUlysse parce qursquoil srsquoest deacuterouleacute quelque part au loin en des lieux eacutetrangers et indeacutetermineacutes En tout cas il dit que lrsquoicircle de Calypsocirc se trouve quelque part laquo au loin raquo Et on signale aussi les discussions concernant lrsquoOlympe En effet si le dieu ne srsquoeacutetait pas eacutelanceacute drsquoun endroit en Maceacutedoine mais plutocirct du haut du ciel il nrsquoaurait pas voyageacute longtemps avant drsquoatteindre lrsquoicircle mais aussitocirct deacutecideacute il srsquoy serait rendu par la verticale (schol PQ Od 555)

Mecircme agrave travers la restitution hautement critique de Strabon Eacuteratosthegravene apparaicirct ainsi comme

un esprit drsquoune grande originaliteacute dont les prises de position dans le domaine de la theacuteorie

litteacuteraire eacutetaient suffisamment radicales pour exiger une reacuteaction ndash positive ou neacutegative ndash de la

part de ses successeurs Parmi ceux-ci il faut certainement ranger Aristarque au nombre de ceux

qui adoptent une attitude plus conforme au preacutesupposeacute fondamental de la poeacutetique drsquoEacuteratosthegravene

qursquoagrave la recherche obstineacutee de la veacuteriteacute homeacuterique qui apregraves avoir domineacute les enquecirctes

historiques a persisteacute de faccedilon geacuteneacuteraliseacutee apregraves Eacuteratosthegravene et apregraves Aristarque lui-mecircme431

429 Cf Pfeiffer 1968 169

430 Cf Lehrs 1882 243 Pfeiffer 1968 259 Buonajuto 1996

431 Cf Pfeiffer 1968 167 sur lrsquoindiffeacuterence geacuteneacuteraliseacutee de la posteacuteriteacute drsquoEacuteratosthegravene envers ses arguments

Partie II Les voix poeacutetiques

Comme il a eacuteteacute reacutepeacuteteacute agrave de nombreuses reprises dans la premiegravere partie de cette thegravese lrsquoapport

le plus substantiel apporteacute par Aristote au deacuteveloppement de la reacuteflexion grecque sur la nature du

discours poeacutetique est certainement la reconnaissance agrave ce dernier drsquoun statut propre

incommensurable avec celui des autres types de discours Or parmi les multiples traits qui le

caracteacuterisent la polyphonie du discours poeacutetique ndash par quoi je deacutesigne son aptitude agrave faire

entendre une pluraliteacute de contenus discursifs parallegraveles indeacutependants et plus ou moins

hieacuterarchiseacutes ndash contribue largement agrave sa speacutecificiteacute

Conformeacutement agrave la meacutethode suivie preacuteceacutedemment lrsquoobjet de cette seconde partie sera de

montrer drsquoune part qursquoAristote est agrave lrsquoorigine de la rupture entre la conception archaiumlque et

classique du poegravete comme proprieacutetaire de la totaliteacute des ideacutees exposeacutees dans son œuvre et celle

sinon helleacutenistique du moins alexandrine du poegravete comme metteur en scegravene drsquoune pluraliteacute de

discours et drsquoautre part qursquoAristarque est lrsquoheacuteritier direct de cette rupture

Chapitre 5 Aristote et la figure du poegravete

Dans ce chapitre lrsquoapproche aristoteacutelicienne sur le lien entre le poegravete et son œuvre sera

examineacutee de deux points de vue 1) les postulats theacuteoriques tels qursquoon les trouve exposeacutes dans la

Poeacutetique et 2) les applications pratiques de ces postulats dans la critique poeacutetique et la

zeacuteteacutematique

Section (i) Lrsquoideacuteal mimeacutetique drsquoAristote

Dans un chapitre anteacuterieur (chap 3 section 1) il a eacuteteacute question de la conceptualisation

aristoteacutelicienne de la mimecircsis et de ses conseacutequences sur le type de lecture adapteacute aux textes

poeacutetiques Dans la preacutesente section je reviendrai sur ce concept fondamental mais en me

concentrant cette fois sur la signification qursquoil revecirct du point de vue du rapport entre lrsquoauteur et sa

composition

(a) Platon et le masque poeacutetique

Ici encore Platon constitue un preacutedeacutecesseur important drsquoAristote Dans les analyses

proto-narratologiques qui se trouvent dans la Reacutepublique on voit Socrate srsquointeacuteresser aux modes

de composition utiliseacutes par les poegravetes distingueacutes en fonction du niveau drsquoimplication de ces

derniers dans le processus mimeacutetique Cela reacutesulte en la distinction ceacutelegravebre entre trois types

drsquoexpression poeacutetique le narratif le mimeacutetique et le genre mixte (cf 392d ἤτοι ἁπλῇ διηγήσει

ἢ διὰ μιμήσεως γιγνομένῃ ἢ δι ἀμφοτέρων) Lrsquoexposeacute purement narratif dans lequel il nrsquoest

fait aucun usage du discours direct est speacutecialement associeacute au dithyrambe lrsquoimitation pure agrave la

comeacutedie et la trageacutedie et la forme mixte agrave lrsquoeacutepopeacutee (394c)

Malgreacute les allures modernes que lrsquoon precircte parfois agrave cette distinction eacuteleacutementaire pour la

theacuteorie de la narration lrsquoanalyse qui lrsquoaccompagne deacutemontre que Platon reste attacheacute agrave une

conception plutocirct traditionnelle du rapport entre le poegravete et son poegraveme Comme lrsquoa deacutefendu E

237

Havelock (1963 21) Platon ne srsquointeacuteresse pas tant ici agrave la distinction formelle entre des genres

litteacuteraires comme la trageacutedie et lrsquoeacutepopeacutee qursquoaux modes communicatifs par lesquels ces divers

poegravemes rejoignent leur public le cadre dans lequel il opegravere est celui drsquoune culture orale ougrave les

œuvres poeacutetiques sont le plus souvent incarneacutees par la voix drsquoun interpregravete

Tant dans la Reacutepublique que dans le dialogue de jeunesse Ion les descriptions du processus de

composition poeacutetique tendent drsquoailleurs agrave amalgamer les figures de lrsquoauteur de lrsquointerpregravete et du

public dans la mesure ougrave tous participent de lrsquoeacutemoi susciteacute par le reacutecit et veacutecu par les

personnages fictifs Dans lrsquoIon Socrate deacutecrit la faccedilon dont le poegravete mis en branle par une

inspiration divine transmet un certain eacutetat drsquoesprit agrave lrsquointerpregravete lequel le transmet ensuite aux

auditeurs agrave la faccedilon drsquoun pheacutenomegravene magneacutetique Dans son argumentation principale qui

consiste agrave montrer que lrsquoactiviteacute professionnelle drsquoIon ne relegraveve pas drsquoun art il confond

constamment les rocircles du poegravete et du rhapsode affirmant nonchalemment que laquo tout ccedila appartient

en quelque sorte agrave la poeacutesie raquo (cf 532c ποιητικὴ γάρ πού ἐστιν τὸ ὅλον) et attribuant

ironiquement la sagesse agrave un groupe indiffeacuterencieacute constitueacute par laquo les rhapsodes les acteurs et

ceux dont [ils] chant[ent] les poegravemes raquo (532d) crsquoest-agrave-dire les poegravetes De plus comme le

remarque P Murray (1996 106) en deacutepit du fait qursquoIon insiste sur la supeacuterioriteacute drsquoHomegravere sur

les autres poegravetes en ce qui a trait agrave la faccedilon de srsquoexprimer Socrate ignore ce deacutetail tout au long du

dialogue et srsquoobstine agrave le questionner sur les sujets crsquoest-agrave-dire le contenu des poegravemes

homeacuteriques

Dans la Reacutepublique ougrave la notion drsquoinspiration est mise de cocircteacute lrsquoessentiel des deacuteveloppements

portent sur les effets et les dangers de lrsquoactiviteacute mimeacutetique tant sur le poegraveteinterpregravete que sur son

public Socrate semble prendre tregraves au seacuterieux lrsquoideacutee selon laquelle le poegravete ou lrsquointerpregravete au

cours de la composition ou de la performance devient lui-mecircme ses personnages par lrsquoeffet

drsquoune identification pouvant mecircme avoir des reacutepercussions agrave long terme sur la personnaliteacute de

lrsquoimitateur La conception platonicienne ainsi centreacutee sur la performance ne permet pas de

reacutealiser une veacuteritable rupture entre lrsquoauteur et sa creacuteation le personnage investit en quelque

sorte le monde du poegravete qui lrsquoa mis en scegravene Crsquoest la raison pour laquelle un homme de valeur

ne peut consentir que difficilement agrave imiter un objet meacutediocre tel le comportement drsquoun homme

bas de peur de voir sa propre personne affecteacutee par la nature infeacuterieure de la chose imiteacutee (cf

396c) De mecircme cette ressemblance connaturelle entre lrsquoimitateur et son imitation explique

vraisemblablement la speacutecialisation des poegravetes dans certains genres crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute des

238

auteurs de trageacutedies agrave composer des comeacutedies et vice versa ces types de poegravemes eacutetant pourtant

laquo les deux imitations qui paraissent drsquoune certaine maniegravere si proches lrsquoune de lrsquoautre raquo (395a)

Encore une fois on voit que les caracteacuteristiques narratologiques (la forme dramatique) sont

relativement inimportantes pour rendre compte du rapport entre poegravete et personnage la comeacutedie

et la trageacutedie mecircme si elles usent du mecircme mode mimeacutetique conviennent agrave des individus de

qualiteacute opposeacutee en raison du contenu moral incarneacute par les acteurs des deux genres

Mais cette identification entre poegravete et personnage est parfois deacutecrite en termes inverseacutes Au

lieu de parler drsquoune forme de possession du poegravete par son personnage Platon se reacutefegravere parfois au

recours que fait Homegravere agrave la narration et agrave lrsquoimitation comme agrave des proceacutedeacutes respectivement

consacreacutes au deacutevoilement et au camouflage du poegravete Dans les passages narratifs laquo le poegravete parle

en son nom propre (λέγει τε αὐτὸς ὁ ποιητής) et nrsquoentreprend pas drsquoorienter notre penseacutee dans

un autre sens comme si crsquoeacutetait un autre que lui-mecircme qui parlait (ὡς ἄλλος τις ὁ λέγων ἢ

αὐτός) raquo En revanche dans les passages imitatifs laquo il calque autant que possible sa faccedilon de

srsquoexprimer sur celle de chacun de ceux agrave qui nous preacutevient-il il va donner la parole raquo laquo parle

comme srsquoil eacutetait lui-mecircme Chrysegraves et srsquoefforce de nous donner lrsquoillusion que ce nrsquoest pas

Homegravere qui srsquoexprime (ὢν ὁ Χρύσης λέγει καὶ πειρᾶται ἡμᾶς ὅτι μάλιστα ποιῆσαι μὴ

Ὅμηρον δοκεῖν εἶναι τὸν λέγοντα) raquo (393a-c)432 De mecircme dans un passage ceacutelegravebre des Lois

(719c) ougrave la poeacutesie est deacutecrite comme le produit agrave la fois de lrsquoinspiration et de lrsquoart Platon

compare la situation du poegravete laquo forceacute de se contredire souvent lorsqursquoil repreacutesente des hommes

dont les dispositions srsquoopposent les unes aux autres raquo au leacutegislateur qui se doit de conserver sur

un mecircme sujet un discours invariable Encore ici lrsquoideacutee drsquoune auto-contradiction chez le poegravete

suppose que les divers propos tenus par ses personnages appartiennent tous au mecircme locuteur

Les diverses descriptions platoniciennes de lrsquoactiviteacute poeacutetique ne laissent donc que peu de

place agrave une reconnaissance de lrsquoindeacutependance formelle des personnages par rapport au narrateur

et au poegravete Il semble que pour Platon la composition poeacutetique consiste fondamentalement en

432 Une scholie au deacutebut du Catalogue des vaisseaux qui se reacuteclame explicitement de Platon reprend cette ideacutee avec encore plus de force arguant que le poegravete utilise ses personnages pour se mettre en valeur laquo Selon Platon il y a trois formes de discours la forme dramatique ougrave le poegravete se met constamment en valeur avec les caractegraveres des personnages mis de lrsquoavant la forme amimeacutetique comme celle qursquoutilise Phocylide et la forme mixte comme celle drsquoHeacutesiode raquo (τρεῖς δέ φησιν ὁ Πλάτων λόγων ἰδέας δραματικήν ἔνθα ὁ ποιητὴς συνεχῶς εὐδοκιμεῖ τοῖς ἤθεσι τῶν ὑποκειμένων προσώπων ἀμίμητον ὡς τὴν Φωκυλίδου μικτήν ὡς τὴν Ἡσιόδου) (schol b Il 2494-877 ex)

239

une expression personnelle de lrsquoauteur que celui-ci srsquoaffiche ouvertement par lrsquousage de la

narration ou qursquoil le fasse en se laquo camouflant raquo (cf 393c ἀποκρύπτοιτο ὁ ποιητής) lorsqursquoil

fait parler des personnages Lrsquoutilisation du mode direct ou indirect est une variable somme toute

superficielle puisqursquoil srsquoagit dans tous les cas de preacutesenter un discours univoque parce

qursquoultimement issu drsquoune seule et mecircme personne le poegravete (Le fait qursquoaux yeux de Platon la

poeacutesie se deacutefinit avant tout par son contenu et non comme peut le laisser croire la theacuteorie

narratologique de la Reacutepublique par sa forme est confirmeacute par la faccedilon dont Socrate dans le

Theacuteeacutetegravete (152e) deacutesigne spontaneacutement la trageacutedie et la comeacutedie comme les deux parties de la

poeacutesie (τῆς ποιήσεως ἑκατέρας) attachant agrave la seconde le nom drsquoEacutepicharme et agrave la premiegravere

celui drsquoHomegravere qui formellement nrsquoest pourtant pas un trageacutedien) Les eacuteleacutements

narratologiques de la Reacutepublique viennent donc avant tout servir le portrait platonicien de la

personnaliteacute intellectuelle du poegravete un locuteur ayant des ideacutees bien preacutecises agrave transmettre et

recourant agrave cette fin agrave une multipliciteacute drsquoartifices langagiers et mimeacutetiques

(b) Poeacutetique de lrsquoabsence

La distinction eacuteleacutementaire entre le genre narratif et le genre mimeacutetique est reacutecupeacutereacutee par

Aristote dans la Poeacutetique ougrave ils repreacutesentent les deux modaliteacutes possibles du laquo comment raquo de

lrsquoimitation

Il y a encore une troisiegraveme diffeacuterence entre ces arts le mode selon lequel on peut repreacutesenter chaque objet En effet il est possible de repreacutesenter les mecircmes objets et par les mecircmes moyens tantocirct comme narrateur (ὁτὲ μὲν ἀπαγγέλλοντα) ndash que lrsquoon devienne autre chose (crsquoest ainsi qursquoHomegravere compose) ou qursquoon reste le mecircme sans se transformer ndash ou bien tous peuvent en tant qursquoils agissent effectivement ecirctre les auteurs de la repreacutesentation (Poet 31448a19-24)

Dans un passage posteacuterieur Aristote deacutemontre toutefois qursquoil srsquoeacuteloigne de la position

platonicienne selon laquelle le narrateur du genre mixte mecircme lorsqursquoil utilise le discours direct

et incarne divers personnages se trouve constamment derriegravere ces personnages Agrave lrsquoideacutee de

camouflage Aristote substitue celle drsquoun retrait du poegravete lequel donne libre cours agrave lrsquoexpression

du personnage

Il y a bien des raisons de louer Homegravere mais il le meacuterite surtout parce qursquoil est le seul des poegravetes agrave ne pas ignorer ce qursquoil doit prendre personnellement agrave son propre compte (ὃ δεῖ ποιεῖν αὐτόν) en effet le poegravete doit parler le moins possible en son nom personnel (αὐτὸν γὰρ δεῖ τὸν ποιητὴν ἐλάχιστα λέγειν) puisque ce faisant il ne repreacutesente pas (οὐ γάρ ἐστι κατὰ ταῦτα μιμητής) Or

240

les autres se mettent personnellement en scegravene drsquoun bout agrave lrsquoautre (οἱ μὲν οὖν ἄλλοι αὐτοὶ μὲν δι ὅλου ἀγωνίζονται) et ne repreacutesentent (μιμοῦνται) que peu de chose et peu souvent lui au contraire apregraves un preacuteambule en peu de mots (ὀλίγα φροιμιασάμενος) introduit (εἰσάγει) aussitocirct un homme une femme ou tout autre qui soit un caractegravere ndash et aucun nrsquoest deacutepourvu de caractegravere (ἀήθη) mais tous ont un caractegravere (Poet 241460a5-11)

Selon une vaste majoriteacute drsquointerpregravetes ce passage ferait allusion agrave la grande proportion de

discours direct dans les poegravemes homeacuteriques par contraste avec les autres poegravetes eacutepiques qui

apparemment se cantonneraient davantage au style narratif433 Un certain nombre de problegravemes

srsquoattachent toutefois agrave cette interpreacutetation434 1) Aristote ferait ici un usage exceptionnellement

restreint du concept de mimecircsis en niant la valeur mimeacutetique des passages narratifs ce qui

contredit une preacutemisse essentielle de la Poeacutetique exposeacutee au chapitre 3 selon laquelle toute

poeacutesie est mimecircsis 2) le verbe ἀγωνίζονται ici manifestement eacutequivalent agrave lrsquoexpression

αὐτόνhellip λέγειν semble ecirctre un terme excessif pour deacutesigner le simple fait de narrer (par

opposition agrave citer agrave lrsquoaide du discours direct) 3) la mention des proegravemes serait difficile agrave

expliquer puisque les parties narratives drsquoHomegravere sont loin de se limiter aux seuls proegravemes435

4) le verbe εἰσάγει deacutesignerait lrsquousage du discours direct immeacutediatement apregraves le proegraveme ce qui

repreacutesenterait une meacutetaphore tireacutee du monde du theacuteacirctre (ougrave ce verbe signifie laquo faire entrer sur

scegravene raquo)

Plutocirct qursquoagrave la distinction entre discours direct et indirect il semble plus naturel de comprendre

qursquoAristote fait ici reacutefeacuterence agrave la discreacutetion du narrateur homeacuterique ndash un aspect des poegravemes bien

connu des homeacuteristes modernes Mis agrave part dans les proegravemes ce narrateur fait rarement usage de

la premiegravere personne et il srsquoabstient le plus souvent de commenter les eacuteveacutenements qursquoil raconte

crsquoest la fameuse objectiviteacute du narrateur homeacuterique Ainsi selon Aristote ce nrsquoest pas son propre

ecircthos qursquoHomegravere met en scegravene (εἰσάγει pris non pas au sens meacutetaphorique mais au sens litteacuteral

de laquo introduire un personnage dans le reacutecit raquo436) mais celui de divers personnages qui sont doteacutes

de leur propre personnaliteacute et ne sont pas que des coquilles creuses (ἀήθη) destineacutees agrave ecirctre les

porte-parole du poegravete Par conseacutequent le deacuteficit mimeacutetique dont souffrent les concurrents

433 Griffin 1977

434 Cf De Jong 2005

435 De Jong (1987 7) a calculeacute que ces parties constituent 55 de lrsquoIliade et 34 de lrsquoOdysseacutee

436 Cf Gudeman 1934 409

241

drsquoHomegravere ne tient pas agrave un usage excessif du style indirect mais plutocirct agrave des jugements

personnels inapproprieacutes ou encore des anachronismes qui rendent lrsquoauteur transparent agrave travers

son œuvre Quant agrave Homegravere sa discreacutetion est constante mecircme lorsqursquoil emploie le discours

indirect

Cette poeacutetique de lrsquoabsence que privileacutegie Aristote est eacutevidemment inseacuteparable de la theacuteorie

mimeacutetique de la composition dont les modaliteacutes ont eacuteteacute exploreacutees au chapitre trois de cette eacutetude

Dans la troisiegraveme section de ce chapitre je me suis employeacutee agrave montrer la significaition de la

re-hieacuterarchisation aristoteacutelicienne des notions de mythos et ecircthos pour le deacuteveloppement drsquoune

cateacutegorie poeacutetique indeacutependante de la cateacutegorie rheacutetorique Mais srsquoil est vrai que crsquoest le mythos

qui est deacutefini comme lrsquoobjet mimeacutetique par excellence il nrsquoen reste pas moins que la seconde

position est occupeacutee par lrsquoecircthos dont lrsquoimportance majeure ne peut donc ecirctre mise en doute Or

en regard du passage du chapitre 24 de la Poeacutetique tout juste examineacute cette importance accordeacutee

agrave lrsquoecircthos reflegravete certainement la preacuteoccupation drsquoAristote envers la discreacutetion mimeacutetique du

poegravete autrement dit les personnages doivent ecirctre doteacutes drsquoun ecircthos suffisamment substantiel pour

empecirccher que lrsquoecircthos du poegravete ne domine la composition

Si ce texte de Poet 24 nrsquoest pas suffisamment deacuteveloppeacute pour nous permettre drsquoaller jusqursquoagrave

attribuer agrave Aristote la distinction moderne entre lrsquoauteur et le narrateur437 il a du moins son

importance dans le cadre de la deacutemonstration en cours sur le rocircle drsquoAristote dans la dissociation

du poegravete et de son produit notamment de ses personnages Lrsquoideacuteal mimeacutetique attribueacute au travail

du poegravete consiste agrave disparaicirctre complegravetement derriegravere sa creacuteation agrave en faire oublier lrsquoorigine et

mecircme le mateacuteriau (ie le texte) le poegravete doit tenter de laquo montrer raquo plutocirct que de laquo dire raquo438 La

nature de son produit agrave lrsquoinstar de celui du peintre demande agrave ecirctre saisie dans sa totaliteacute comme

une image et non dans un processus strictement discursif cela de nouveau distingue fermement

le discours poeacutetique de toute autre forme de discours et confirme lrsquoideacutee deacutejagrave eacutenonceacutee que

lrsquoappartenance de la poeacutesie agrave la cateacutegorie de la mimecircsis est ontologiquement anteacuterieure agrave sa

nature de logos

437 Cf de Jong 2005 qui se reacutetracte apregraves avoir drsquoabord attribueacute une telle distinction agrave Aristote (1987 5-8)

438 Cf de Jong 2005

242

(c) Lrsquoauteur dans les autres genres du discours

En effet pour Aristote aucun autre type de discours nrsquoest soumis agrave cette exigence

drsquoeffacement de lrsquoauteur afin de reacutealiser parfaitement son essence En ce qui regarde les traiteacutes

theacuteoriques qursquoils soient philosophiques ou scientifiques la pratique mecircme drsquoAristote qui reacutedige

les siens agrave la premiegravere personne montre qursquoils constituent une sorte de discours personnaliseacute

malgreacute toute lrsquoobjectiviteacute scientifique qui peut les animer Lrsquoimportance qursquoil accorde aux endoxa

dans ses propres enquecirctes philosophiques reacutevegravele eacutegalement que le contenu scientifique drsquoun

ouvrage nrsquoest pas totalement dissociable de son auteur certaines prises de position en vertu de

lrsquoidentiteacute de ceux qui les ont eacutemises possegravedent une valeur particuliegravere une sorte de preacutesomption

de validiteacute minimale

En ce qui concerne la question de la division des genres du discours le cas de figure

repreacutesenteacute par Empeacutedocle est particuliegraverement inteacuteressant Ce dernier est expresseacutement deacutesigneacute

comme un naturaliste au deacutebut de la Poeacutetique Dans un autre contexte (Rh 1407a33-35) Aristote

nomme toutefois Empeacutedocle comme un exemple de ces gens laquo qui nrsquoont rien agrave dire et qui

feignent de dire quelque chose raquo et qui laquo recourent agrave la poeacutesie pour srsquoexprimer raquo dans le but

drsquoeacutetourdir et de tromper leurs auditeurs Lrsquoexpression poeacutetique nrsquoest donc rien de plus qursquoun

moyen technique pour Empeacutedocle qursquoAristote rapproche plus volontiers des rheacuteteurs que des

poegravetes et ce malgreacute les qualiteacutes poeacutetiques de son style

Aristote deacuteclare dans le Sophiste qursquoEmpeacutedocle le premier a deacutecouvert la rheacutetorique et Zeacutenon la dialectique Dans son ouvrage Sur les poegravetes il dit qursquoEmpeacutedocle a eacutecrit agrave la faccedilon drsquoHomegravere439 et srsquoest montreacute fort habile dans ses moyens drsquoexpression (Ὁμηρικὸς ὁ Ἐμπεδοκλῆς καὶ δεινὸς περὶ τὴν φράσιν) usant de la meacutetaphore et des autres inventions poeacutetiques (μεταφορητικός τε ὢν καὶ τοῖς ἄλλοις τοῖς περὶ ποιητικὴν ἐπιτεύγμασι χρώμενος) (Diog Laert 857 trad Balaudeacute)

Bien que son expression combine les ressources de la rheacutetorique et de la poeacutesie la teneur du

discours drsquoEmpeacutedocle le classe donc reacutesolument dans la cateacutegorie des physikoi Un cas

comparable est repreacutesenteacute par Solon dont les poegravemes eacuteleacutegiaques sont abondamment citeacutes par

Aristote dans sa Constitution des Atheacuteniens (chap 5 et 12) il nrsquoy a nul doute qursquoici comme dans

la Politique crsquoest en tant que leacutegislateur et non en tant que poegravete qursquoAristote srsquointeacuteresse agrave Solon

439 Comme le fait remarquer Lucas (1968 61) ceci ne contredit en rien les lignes 1447b17-19 de la Poeacutetique (citeacutees supra) puisque le mode drsquoexpression seul ne fait pas le poegravete Sur la proximiteacute theacuteorique de la Poeacutetique avec le dialogue Sur les poegravetes voir Janko 1991

243

dont lrsquousage drsquoune forme poeacutetique devait lui apparaicirctre purement accidentel440 Cela explique

pourquoi les eacuteleacutegies soloniennes sont citeacutees comme des sources historiques agrave la fois des mesures

constitutionnelles prises par Solon et des qualiteacutes morales du personnage Solon en deacutepit de son

usage drsquoune forme meacutetrique nrsquoest pas consideacutereacute veacuteritablement comme un poegravete par Aristote441

aussi semble-t-il incorrect de consideacuterer les chapitres cinq et douze de la Constitution des

Atheacuteniens comme une anticipation de la soi-disant laquo meacutethode de Chameacuteleacuteon raquo laquelle consiste agrave

creacuteer des liens entre la biographie et lrsquoœuvre drsquoun poegravete442

Dans le cas du discours rheacutetorique la prescription poeacutetique de retrait de lrsquoauteur est

radicalement inverseacutee Aristote reacutepegravete au contraire qursquoil est neacutecessaire de faire une place

consideacuterable agrave lrsquoecircthos de lrsquoorateur443 Pourtant bien que la composition rheacutetorique et la

composition poeacutetique diffegraverent en ce que la seconde exige un travail suppleacutementaire de

suppression de lrsquoecircthos de lrsquoauteur toutes deux partagent neacuteanmoins la mecircme neacutecessiteacute drsquoatteacutenuer

la preacutesence de cet auteur agrave un autre niveau soit celui de lrsquoauteur comme deacutetenteur drsquoune

technique Tant lrsquoorateur que le poegravete ont inteacuterecirct dans lrsquoexpression de leur discours agrave dissimuler

au maximum les ressorts techniques ndash rheacutetoriques drsquoune part narratifs drsquoautre part ndash qui sont mis

agrave lrsquoœuvre pour la production de lrsquoœuvre Dans les deux cas cela affecte directement son potentiel

de persuasion Alors que lrsquoorateur trop eacuteloquent suscite typiquement la meacutefiance parce qursquoon

soupccedilonne que son art remplace sa probiteacute le poegravete est trahi si les ficelles de son reacutecit sont trop

apparentes Les eacuteveacutenements en doivent paraicirctre se succeacuteder par eux-mecircmes et non avoir eacuteteacute

laquo machineacutes raquo par le poegravete comme le suggegravere Aristote agrave quelques reprises Ainsi en ce qui

concerne cet eacuteleacutement dramatique majeur qursquoest lrsquoeacutepisode de reconnaissance dans la trageacutedie

Viennent en second lieu celles qui sont forgeacutees par le poegravete et qui partant ne relegravevent pas de lrsquoart (αἱ πεποιημέναι ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ διὸ ἄτεχνοι) ndash exemple dans Iphigeacutenie lorsque Oreste donne agrave reconnaicirctre qursquoil est Oreste en effet sa soeur se fait reconnaicirctre par la lettre mais lui il

440 Cf Poet 11447b11-16 ougrave Aristote nomme le megravetre eacuteleacutegiaque parmi les formes meacutetriques dont lrsquousage ne suffit pas agrave faire un poegravete

441 Agrave la liste des poegravetes eacuteleacutegiaques qursquoavait donneacutee Aristote dans son dialogue Sur les poegravetes le nom de Solon laquo le plus admirable leacutegislateur atheacutenien raquo semble drsquoailleurs ecirctre un ajout de lrsquoindividu qui est la source du fragment (fr 31a Janko) primus autem videtur elegiacum carmen scribsisse Callinus adicit Aristoteles praeterea hoc genus poetas Antimachum Colofonium Archilochum Parium Mimnermum Colofonium quorum numero additur etiam Solon Atheniensis legum scribtor nobilissimus

442 Crsquoest pourtant ce que fait Arrighetti 1987 170-76 Sur la meacutethode de Chameacuteleacuteon voir infra ch 6 sect (ii)

443 Rh passim

244

raconte de lui-mecircme ce qursquoexige le poegravete et non lrsquohistoire (ἃ βούλεται ὁ ποιητὴς ἀλλ οὐχ ὁ μῦθος) (Poet 161454b30-34)

Il est eacutevident qursquoagrave strictement parler tous les eacutepisodes de reconnaissance sont laquo forgeacutes par le

poegravete raquo et que les actions du reacutecit correspondent ultimement agrave laquo ce qursquoexige le poegravete raquo Si les

reconnaissances forgeacutees par le poegravete sont dites eacutetrangegraveres agrave lrsquoart crsquoest eacutevidemment parce que lrsquoart

du poegravete se fait alors trop voyant La dichotomie entre drsquoune part ce qui est artistique et ce que

veut le mythos et drsquoautre part ce qui est forgeacute et voulu par le poegravete suggegravere fortement cette ideacutee

de dissociation entre lrsquoauteur et son œuvre dont Aristote fait un eacuteleacutement crucial de sa theacuteorie

poeacutetique

De mecircme si lrsquoorateur contrairement au poegravete se doit de mettre en valeur la qualiteacute de son

ecircthos afin de gagner la confiance de son public il doit aussi et agrave lrsquoinstar du poegravete faire oublier

que son reacutecit constitue une version particuliegravere des faits qursquoil raconte et aspirer agrave une apparence

drsquoobjectiviteacute quasi complegravete Les deux laquo techniciens raquo partagent un objectif commun celui de

produire une impression tenace sur le public dont la puissance est semblablement deacutesigneacutee par le

mot πιθανόν par les rheacuteteurs et par les critiques litteacuteraires La persuasion est donc la qualiteacute

rechercheacutee tant par les orateurs que les poegravetes bien que les premiers tentent de la produire drsquoune

faccedilon durable et les seconds drsquoune faccedilon temporaire si bien que le terme drsquoillusion serait

peut-ecirctre plus approprieacute que celui de persuasion

Lrsquoauteur du traiteacute Du style vraisemblablement un individu nourri de preacuteceptes peacuteripateacuteticiens

exprime reacuteguliegraverement ce souci de retenue de la part de lrsquoorateur qui consiste agrave laquo faire voir raquo les

faits plutocirct qursquoagrave les laquo dire raquo avec une voix trop directement identifiable Lrsquoun de ses exemples agrave ce

sujet est tireacute de Platon

Venons-en agrave ce que lrsquoon appelle laquo tour figureacute raquo dans le discours (τὸ δὲ καλούμενον ἐσχηματισμένον ἐν λόγῳ) [hellip] une authentique figure de style pourvu qursquoon lrsquoutilise avec une double preacuteoccupation de convenance (εὐπρεπείας) et de prudence Un exemple de convenance crsquoest quand Platon veut blacircmer Aristippe et Cleacuteombrote drsquoecirctre resteacutes agrave Eacutegine agrave festoyer (alors que Socrate eacutetait emprisonneacute agrave Athegravenes pour de longs jours) [hellip] Il ne leur dit pas tout cela explicitement (διαρρήδην) crsquoeucirct eacuteteacute les blacircmer mais avec beaucoup de convenance il srsquoy prit ainsi interrogeacute sur ceux qui entouraient Socrate Pheacutedon les eacutenumegravere on lui demande alors si Aristippe et Cleacuteombrote aussi eacutetaient lagrave Non reacutepond-il ils eacutetaient agrave Eacutegine Tout ce qui a eacuteteacute dit plus haut transparaicirct (ἐμφαίνεται) dans ce Ils eacutetaient agrave Eacutegine et le blacircme paraicirct beaucoup plus veacuteheacutement drsquoecirctre suggeacutereacute par le fait lui-mecircme et non par celui qui parle (καὶ πολὺ δεινότερος ὁ λόγος δοκεῖ τοῦ πράγματος αὐτοῦ ἐμφαίνοντος τὸ δεινόν οὐχὶ τοῦ λέγοντος) (Demetr Eloc 2871-28811)

245

Selon Deacutemeacutetrios le discours figureacute est particuliegraverement recommandeacute lorsqursquoon souhaite

adresser un reproche agrave un tyran ou agrave tout autre individu dangereux (auquel cas le principe

directeur est la prudence cf 289) Mais dans le cas de Platon qui ne courait pas grand risque agrave

blacircmer les deux ingrats compagnons de Socrate (cf 28812) crsquoest une sorte de bon goucirct

(euprepeia) qui lui a dicteacute cette faccedilon de faire mais aussi une recherche drsquoefficaciteacute puisque le

blacircme aux yeux de Deacutemeacutetrios acquiert paradoxalement de lrsquointensiteacute du fait mecircme drsquoecirctre

formuleacute allusivement crsquoest-agrave-dire dirait-on dans un contexte juridique par lrsquoexposeacute des faits

eux-mecircmes

(d) La forme dialogueacutee

Le cas du dialogue philosophique malgreacute sa forme mimeacutetique est certainement reacuteductible

aux yeux drsquoAristote agrave la cateacutegorie du traiteacute Tout comme Empeacutedocle qui srsquoexprime en vers nrsquoen

est pas moins un philosophe de la nature Platon est sans conteste consideacutereacute par Aristote comme

un philosophe mecircme srsquoil reconnaicirct que laquo le style de ses dialogues se trouve agrave mi-chemin entre la

poeacutesie et la prose (μεταξὺ ποιήματος [hellip] καὶ πεζοῦ λόγου) raquo444 Cette derniegravere remarque agrave

lrsquoinstar de celle sur les qualiteacutes poeacutetiques du style drsquoEmpeacutedocle doit certainement ecirctre interpreacuteteacutee

comme une allusion au contraste offert par la forme mimeacutetique des dialogues platoniciens (une

forme qui relegraveve par nature de la poeacutesie) et leur contenu philosophique (typiquement exprimeacute

dans une forme prosaiumlque) De plus Aristote fait reacuteguliegraverement reacutefeacuterence agrave lrsquoopinion de

laquo Socrate raquo comme agrave celle de Platon de faccedilon plus ou moins indiffeacuterencieacutee445 ce qui montre qursquoil

precircte reacuteellement agrave Platon les propos que celui-ci fait tenir agrave Socrate ndash et que celui-ci nrsquoest donc

pas un reacuteel laquo personnage raquo (ἦθος) mais plutocirct un simple porte-parole446

444 Arist fr 73 Rose = Diog Laert 337 (trad Brisson)

445 La tentative la plus seacuterieuse de distinguer chez Aristote les reacutefeacuterences au Socrate historique des reacutefeacuterences au Socrate platonicien le soi-disant laquo canon de Fitzgerald raquo est consideacutereacutee comme un eacutechec par une majoriteacute drsquointerpregravetes

446 Agrave un autre niveau mimeacutetique Aristote identifie apparemment lrsquoeacutetranger atheacutenien des Lois agrave Socrate (lui-mecircme un repreacutesentant de Platon) puisqursquoil compte les Lois parmi les laquo logoi de Socrate raquo (οἱ τοῦ Σωκράτους λόγοι) (Pol 1265a11 cf 1265a1sqq ougrave le sujet implicite est Socrate bien qursquoen reacutealiteacute il srsquoagisse des propos de lrsquoeacutetranger atheacutenien)

246

Le dialogue platonicien se preacutesente neacuteanmoins sous une forme narrative notoirement difficile

agrave cerner ce qui a donneacute lieu de lrsquoAntiquiteacute jusqursquoagrave nos jours agrave drsquointerminables deacutebats sur la

paterniteacute platonicienne dont peuvent srsquoautoriser les diverses positions exploreacutees dans lrsquoœuvre de

Platon Lrsquoimpossibiliteacute de subsumer les nombreuses modaliteacutes sous lesquelles se preacutesentent les

dialogues platoniciens agrave lrsquointeacuterieur des trois cateacutegories de diecircgecircsis identifieacutees par Socrate au livre

trois de la Reacutepublique a reacutecemment eacuteteacute mise en lumiegravere447 et suggegravere agrave nouveau le caractegravere

ambigu de la posture de Platon comme auteur qui semble eacutechapper agrave sa propre analyse

narratologique

Agrave cet eacutegard il est inteacuteressant de noter que les dialogues drsquoAristote par contraste preacutesentaient

une forme beaucoup plus simple srsquoapparentant davantage agrave celle du traiteacute Laurenti448 sur la base

des teacutemoignages de Plutarque et Ciceacuteron a identifieacute trois caracteacuteristiques principales du dialogue

aristoteacutelicien 1) les sujets eacutetaient discuteacutes par confrontation de points de vue contraires 2) les

dialogues commenccedilaient par un proegraveme de lrsquoauteur 3) la direction de la conversation eacutetait

dirigeacutee par Aristote qui eacutetait preacutesent agrave titre drsquointerlocuteur dans les dialogues Agrave cela on peut

ajouter suivant Janko449 que 4) les dialogues comprenaient de longs exposeacutes plutocirct qursquoune

succession rapide de questions et reacuteponses 5) ils incluaient agrave lrsquooccasion de longues citations

tireacutees de textes litteacuteraires

Quelques-unes de ces caracteacuteristiques formelles semblent avoir eacuteteacute des innovations drsquoAristote

et suggegraverent une volonteacute de dissoudre lrsquoambiguiumlteacute mimeacutetique propre agrave la forme dialogueacutee

notamment dans sa version platonicienne En particulier le fait qursquoAristote intervenait comme

interlocuteur dans ses propres dialogues est possiblement ducirc agrave un deacutesir drsquoexacerber la distinction

geacuteneacuterique entre prose et poeacutesie en diminuant lrsquoeffet de lrsquoillusion mimeacutetique gracircce agrave la preacutesence

constante de lrsquoauteur450 Quant au proegraveme en tant que proceacutedeacute typiquement extra-mimeacutetique il

447 Halliwell 2009

448 Laurenti 1987 55-73

449 Janko 1991 56

450 La distinction preacutesenteacutee par Philopon (in Aris Cat CAG XIII I p 411-14) entre les œuvres eacutesoteacuteriques et exoteacuteriques drsquoAristote ne rend pas justice agrave cette particulariteacute du dialogue aristoteacutelicien qursquoil rapproche drsquoailleurs pour cette raison du dialogue platonicien laquo ses œuvres laquo autoprosopiques raquo sont celles ougrave il dispensait son enseignement en sa propre personne ndash elles sont aussi appeleacutees laquo acroamatiques raquo [hellip] ndash et les dialogues tout ce qursquoil a eacutecrit non pas en sa propre personne mais plutocirct comme le faisait Platon en mettant en scegravene drsquoautres personnages raquo (αὐτοπρόσωπα μὲν ἐν οἷς ἐξ οἰκείου προσώπου τὴν διδασκαλίαν ἐποιεῖτο ἅπερ καὶ ἀκροαματικὰ

247

avait peut-ecirctre la fonction de mettre drsquoembleacutee sur la table les cleacutes interpreacutetatives neacutecessaires agrave

lrsquoattribution correcte aux interlocuteurs et agrave lrsquoauteur des positions exposeacutees dans le dialogue

(e) Ecircthos du poegravete et ecircthos du poegraveme

Dans les sections qui preacutecegravedent jrsquoai volontairement neacutegligeacute de tenir compte drsquoun eacuteleacutement

important dans le modegravele aristoteacutelicien du rapport du poegravete au poegraveme En effet il y a bien un

aspect particulier sous lequel Aristote reconnaicirct lrsquoexistence drsquoun lien possible entre lrsquoindividualiteacute

du poegravete et la nature de sa production Toutefois cette association nrsquoest valable que drsquoun point de

vue limiteacute et qursquoelle srsquoinscrit dans le contexte de lrsquohistoire litteacuteraire drsquoAristote plutocirct que dans

celui de lrsquoanalyse formelle de la poeacutesie

Au chapitre quatre de la Poeacutetique Aristote srsquointeacuteresse aux causes de lrsquoeacutemergence de lrsquoart

poeacutetique dans lrsquohistoire culturelle Il en identifie deux toutes deux laquo naturelles raquo (φυσικαί)

drsquoune part la tendance universelle agrave lrsquoimitation et au plaisir pris agrave cette imitation drsquoautre part la

familiariteacute des hommes avec la meacutelodie et le rythme Au deacutepart dit-il les individus les mieux

doteacutes de ces faculteacutes donnegraverent naissance par leurs improvisations agrave la poeacutesie au sens large Par la

suite deux cateacutegories poeacutetiques firent leur apparition en correacutelation directe avec les caractegraveres

des individus impliqueacutes

Puis la poeacutesie se divisa selon les caractegraveres propres de chacun les auteurs graves repreacutesentaient des actions de qualiteacute accomplies par des hommes de qualiteacute les auteurs plus leacutegers celles drsquohommes bas en composant drsquoabord des blacircmes comme les autres composaient des hymnes et des eacuteloges (Poet 41448b24-27)

La qualiteacute des personnages et de leurs actions eacutevoque eacutevidemment la distinction entre les deux

genres fondamentaux que sont la comeacutedie et la trageacutedie respectivement consacreacutees agrave la

repreacutesentation drsquohommes laquo bas raquo et laquo nobles raquo (cf 21448a16-18) Suivant le modegravele drsquoAristote agrave

un stade ulteacuterieur de deacuteveloppement soit apregraves lrsquoapparition de la comeacutedie et de la trageacutedie les

auteurs se seacuteparent drsquoailleurs agrave nouveau entre lrsquoun et lrsquoautre genres suivant laquo leur nature propre raquo

(κατὰ τὴν οἰκείαν φύσιν 41449a1-5) Il convient toutefois de remarquer drsquoembleacutee que cette

association entre lrsquoecircthos du poegravete et les genres poeacutetiques ne vaut que pour cette peacuteriode

καλοῦσι [hellip] διαλογικὰ δὲ ὅσα μὴ ἐξ οἰκείου προσώπου συνέγραφεν ἀλλ ὥσπερ ὁ Πλάτων ὑποκρινόμενος ἑτέρων πρόσωπα)

248

embryonnaire de lrsquohistoire litteacuteraire dont Aristote brosse briegravevement le portrait Mis agrave part

Homegravere il nrsquoest en mesure de nommer aucun poegravete de cette peacuteriode qui est le theacuteacirctre drsquoune sorte

de sceacutenario theacuteorique faisant office drsquoeacutetiologie de la tekhnecirc poiecirctikecirc Le rocircle exact joueacute par

Homegravere dans ce scheacutema est par ailleurs difficile agrave identifier

[D]e mecircme qursquoil fut le poegravete par excellence dans les sujets nobles (puisque seul il est lrsquoauteur de repreacutesentations non seulement reacuteussies mais encore de forme dramatique) de mecircme aussi il a esquisseacute les traits principaux de la comeacutedie en donnant forme dramatique non au blacircme mais au comique En effet ce que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee sont aux trageacutedies le Margitegraves lrsquoest aux comeacutedies (Poet 41448b28-1449a1)

Puisque Homegravere est deacutesigneacute comme lrsquoinventeur de la trageacutedie et de la comeacutedie agrave la fois il

semble que le modegravele du laquo tel homme tel genre raquo que preacutesente Aristote pour donner un

fondement historique agrave la division initiale des genres poeacutetiques ne srsquoapplique pas dans son cas

car un seul et mecircme individu ne saurait eacutevidemment avoir un caractegravere bas et noble De fait le

statut de premier veacuteritable poegravete qursquoAristote attribue implicitement agrave Homegravere est peut-ecirctre

preacuteciseacutement ducirc agrave cette distance introduite entre le poegravete et lrsquoœuvre dont Homegravere serait le premier

repreacutesentant La seacuteparation entre lrsquoecircthos du poegravete et celui des personnages constituerait ainsi une

exigence fondamentale afin de passer de la simple imitation agrave la forme dramatique

Contrairement agrave Homegravere il semble qursquoArchiloque soit aux yeux drsquoAristote moins un poegravete

qursquoun individu adoptant des personae afin drsquoinsulter plus efficacement ses ennemis

En ce qui concerne lrsquoexpression du caractegravere puisque parler quelque peu de soi-mecircme excite la jalousie ou expose agrave la prolixiteacute ou agrave la contradiction et que dire du mal drsquoautrui srsquoapparente agrave lrsquoinsulte ou agrave la grossiegravereteacute il faut faire parler quelqursquoun drsquoautre (ἕτερον χρὴ λέγοντα ποιεῖν) comme le fait Isocrate dans le Philippe ou le Sur lrsquoeacutechange ou Archiloque dans ses invectives (ψέγει) il fait parler le pegravere sur sa fille dans son poegraveme iambique laquo Pour de lrsquoargent il nrsquoest rien qursquoon ne tente aucun serment ne vaut raquo (fr 122 West) et Charon le charpentier dans le poegraveme iambique dont le deacutebut fait laquo Point ne mrsquoattirent les treacutesors de Gygegraves raquo (fr 19 West) (Rh 31418b24-31)

Ce texte confirme lrsquoideacutee reacutepandue selon laquelle Aristote ignore geacuteneacuteralement les genres

lyrique et iambique dans son analyse de la poeacutesie en raison de leur deacuteficit mimeacutetique Ici le

proceacutedeacute narratif drsquoArchiloque est consideacutereacute comme une strateacutegie rheacutetorique agrave travers ses

personnages ce sont en fait les paroles drsquoArchiloque lui-mecircme qui se font entendre La deacutemarche

drsquoHomegravere est donc fondamentalement drsquoune autre nature que celle drsquoArchiloque

De plus des passages posteacuterieurs de la Poeacutetique suggegraverent que la conception rigide quasi

deacuteterministe de la production poeacutetique preacutesenteacutee au chapitre quatre doit ecirctre seacuterieusement

249

nuanceacutee Non seulement elle est incompatible avec la primauteacute reacutepeacuteteacutee de lrsquointrigue sur lrsquoecircthos

mais elle implique aussi un concept de mimecircsis pris en un sens preacute-aristoteacutelicien crsquoest-agrave-dire au

sens litteacuteral drsquoimitation drsquoune reacutealiteacute particuliegravere soit lrsquoecircthos du poegravete451 Les rares occasions ougrave

Aristote deacutecrit le processus de composition poeacutetique et les caracteacuteristiques du bon poegravete tendent

drsquoailleurs agrave remplacer cette conception rigide par une autre beaucoup plus souple ougrave crsquoest lrsquoeacutetat

drsquoesprit ponctuel du poegravete qui srsquoexprime dans son poegraveme

Pour composer les histoires et par lrsquoexpression leur donner leur forme acheveacutee il faut se mettre au maximum la scegravene sous les yeux ndash car ainsi celui qui voit comme srsquoil assistait aux actions elles-mecircmes saurait avec le plus drsquoefficaciteacute deacutecouvrir ce qui est agrave propos sans laisser passer aucune contradiction interne [hellip] Il faut aussi dans la mesure du possible eacutelaborer une forme acheveacutee en recourant aux gestes en effet agrave eacutegaliteacute de dons naturels les plus persuasifs sont ceux qui vivent violemment les eacutemotions et celui qui est en proie au deacutesarroi repreacutesente le deacutesarroi de la faccedilon la plus vraie celui qui est en proie agrave la colegravere repreacutesente lrsquoemportement de la faccedilon la plus vraie Aussi lrsquoart poeacutetique appartient-il aux ecirctres bien doueacutes ou porteacutes au deacutelire les premiers se modegravelent aiseacutement les autres sortent facilement drsquoeux-mecircmes452 (Poet 171455a22-33)

Mis devant lrsquoexposeacute de lrsquoorigine des genres du chapitre quatre ce passage suggegravere un rapport

inverseacute entre lrsquohomme et lrsquoœuvre ce sont les exigences du poegraveme qui srsquoimposent au poegravete

lequel est drsquoautant plus efficace que sa nature est non pas fixe mais malleacuteable La contradiction

partielle entre les chapitres quatre et dix-sept est repreacutesentative des nombreuses tensions qui

animent le traiteacute aristoteacutelicien et qui reacutesultent de son ambition ineacutedite de combiner une eacutetiologie

historico-culturelle avec un exposeacute technique

(f) Le chœur tragique

Lrsquointeacuterecirct tout speacutecial que porte Aristote agrave la trageacutedie dans la Poeacutetique srsquoexplique non

seulement par la place dominante occupeacutee par ce genre dramatique dans la vie culturelle

atheacutenienne mais aussi par lrsquoaptitude de la trageacutedie agrave illustrer au mieux les principes poeacutetiques

aristoteacuteliciens lesquels tournent autour de la notion de mimecircsis crsquoest dans le drame (tragique en

particulier eacutetant donneacutes les nombreux eacutecarts mimeacutetiques permis par le genre comique) que le

poegravete disparaicirct le plus complegravetement derriegravere sa production Lrsquoexception la plus eacutevidente agrave cette

451 Cf Paduano 1996 94

452 En deacutepit de cette bregraveve allusion Aristote fait geacuteneacuteralement fi de la notion traditionnelle drsquoinspiration (Verdenius 1983 45)

250

regravegle est constitueacutee par les passages choraux ougrave sont souvent exprimeacutes des opinions

conventionnelles et des eacuteleacutements de moraliteacute traditionnelle avec agrave la fois un ton didactique et un

style hautement poeacutetique La preacutesence de ces passages est drsquoailleurs vraisemblablement un

heacuteritage de la poeacutesie lyrique preacute-dramatique453

Agrave lrsquoinstar du genre proprement lyrique les passages choraux de la trageacutedie sont agrave peu pregraves

ignoreacutes drsquoAristote dans la Poeacutetique sinon lors drsquoune remarque portant preacuteciseacutement sur la

pratique facirccheuse consistant agrave utiliser le chœur comme un simple agreacutement surajouteacute au drame

proprement dit et sans lien organique avec lui

Le chœur doit ecirctre consideacutereacute comme lrsquoun des acteurs il doit faire partie de lrsquoensemble et participer agrave lrsquoaction (μόριον εἶναι τοῦ ὅλου καὶ συναγωνίζεσθαι) non comme chez Euripide mais comme chez Sophocle Chez tous les autres les parties chanteacutees nrsquoont pas plus de rapport avec lrsquohistoire qursquoavec une autre trageacutedie aussi chantent-ils des interludes pratique dont lrsquoorigine remonte agrave Agathon Et pourtant quelle diffeacuterence y a-t-il entre chanter des interludes et adapter agrave une piegravece une tirade ou un eacutepisode tout entier tireacutes drsquoun autre (Poet 181456a25-31)

Remarquablement Aristote deacutenonce ici une eacutevolution historique de la trageacutedie en vertu de

laquelle celle-ci srsquoest eacuteloigneacutee des formes correctes Sophocle est apparemment le dernier

repreacutesentant drsquoun usage approprieacute du chœur Si agrave partir drsquoAgathon les passages choraux ne sont

plus que des interludes qursquoen est-il de la faccedilon de faire drsquoEuripide qursquoAristote rejette sans en

preacuteciser la nature Il est possible que sans constituer de veacuteritables sections indeacutependantes agrave la

maniegravere drsquoAgathon les chants choraux drsquoEuripide preacutesentaient deacutejagrave une tendance agrave se deacutetacher

de lrsquoaction proprement dite en raison de leur contenu extra-mimeacutetique brisant le silence discret

du poegravete

Dans les scholies drsquoEuripide du moins on trouve plusieurs commentaires ougrave il est suggeacutereacute que

le chœur repreacutesente le poegravete et incarne un point de vue absolu sur les eacuteveacutenements du drame face agrave

ceux divers des personnages454 Le chœur est ainsi consideacutereacute comme la voix par laquelle le

poegravete reacutevegravele sa propre posture morale

ἔπειτα καὶ ἀεὶ ὁ χορὸς ἐν προσώπῳ τοῦ ποιητοῦ εἰσάγεται τῷ δικαίῳ προστιθέμενος

Ici comme toujours le chœur est introduit comme la personne du poegravete prenant parti pour la justice (schol Eur Med 823)

453 Cf Gentili 1987 32 Dover 1997 11

454 Cf Nuumlnlist 2009 132

251

ὁ ποιητὴς διὰ τοῦ προσώπου τοῦ χοροῦ βούλεται δεῖξαι ὅσον μετέσχε παιδεύσεως

Le poegravete agrave travers le personnage du chœur veut faire la deacutemonstration de lrsquoampleur de son eacuteducation (schol Eur Alc 962)

τοῦτο παρὰ τοῦ χοροῦ ἐστι λεγόμενον ὡς ἐκ προσώπου τοῦ ποιητοῦ

Ceci est prononceacute par le chœur comme si cela venait du poegravete (schol Eur Or 1691)

γυναῖκες μέν εἰσιν αἱ τοῦ χοροῦ μεταφέρει δὲ τὸ πρόσωπον ἐφ ἑαυτοῦ ὁ ποιητὴς καταλιπὼν τὰ χορικὰ πρόσωπαmiddot μετοχαῖς γὰρ ἀρσενικαῖς κέχρηται

Ce sont des femmes qui composent le chœur mais le poegravete en abandonnant les personnages qui forment le chœur transforme ce personnage en lui-mecircme En effet elles utilisent des participes au masculin (schol Eur Hipp 1102)

La derniegravere scholie porte sur deux vers successifs ougrave le chœur contrairement au reste de la

piegravece utilise pour parler de lui-mecircme des participes au masculin mais le commentaire du

scholiaste est drsquoautant plus approprieacute que ces vers preacutesentent un contenu gnomique sans lien

neacutecessaire avec le drame Les scholies preacuteceacutedentes concernent quant agrave elles le contenu455 et non

la forme grammaticale des propos du chœur

Dans le mecircme ordre drsquoideacutees on peut consideacuterer la scholie suivante qui porte sur le passage

ceacutelegravebre des Thesmophories drsquoAristophane ougrave Agathon preacutetend qursquoun poegravete doit se conformer aux

drames qursquoil compose ndash laquo par exemple lorsqursquoil compose des piegraveces agrave femmes (γυναικεῖ ἢν ποῇ

τις δράματα) son corps doit prendre part agrave leurs maniegraveres [hellip] mais srsquoil compose des piegraveces agrave

hommes (ἀνδρεῖα δ ἢν ποῇ τις) son corps contient deacutejagrave ce qursquoil faut raquo (151-5)

γυναικεῖα δράματα λέγεται ἐν οἷς ὁ χορὸς ἐκ γυναικῶν ἐστὶν ἀνδρεῖα δὲ ἐν οἷς ἐξ ἀνδρῶν

Sont appeleacutees laquo agrave femmes raquo les piegraveces dont le chœur est constitueacute de femmes laquo agrave hommes raquo celles dont le chœur est constitueacute drsquohommes (schol Ar Thes 154)

Comme le font remarquer les commentateurs modernes 456 Agathon fait plus

vraisemblablement allusion aux drames dans lesquels les protagonistes et non le chœur sont de

sexe masculin ou feacuteminin Puisque dans le contexte du passage aristophanien il est question

drsquoune identification du poegravete agrave ses personnages il est certainement significatif que le scholiaste

455 Cf Elsperger 1907 152

456 Cf Austin amp Olson 2004 106

252

interpregravete les eacutepithegravetes γυναικεῖα et ἀνδρεῖα comme srsquoappliquant speacutecifiquement au chœur

personnage par excellence ougrave agrave ses yeux srsquoincarne le poegravete

Dans les Problegravemes pseudo-aristoteacuteliciens le chœur est au contraire deacutecrit comme eacutetant

composeacute de gens du peuple par contraste avec les protagonistes heacuteroiumlques457 et par conseacutequent

doteacute drsquoun caractegravere discret tout en eacutetant preacutesent agrave lrsquoaction qui se deacuteroule

οἱ δὲ ἡγεμόνες τῶν ἀρχαίων μόνοι ἦσαν ἥρωες οἱ δὲ λαοὶ ἄνθρωποι ὧν ἐστὶν ὁ χορός διὸ καὶ ἁρμόζει αὐτῷ τὸ γοερὸν καὶ ἡσύχιον ἦθος καὶ μέλοςmiddot ἀνθρωπικὰ γάρ [hellip] ἔστι γὰρ ὁ χορὸς κηδευτὴς ἄπρακτοςmiddot εὔνοιαν γὰρ μόνον παρέχεται οἷς πάρεστιν

Chez les anciens seuls les chefs eacutetaient des heacuteros458 Les gens du peuple qui composaient le chœur eacutetaient de simples mortels Crsquoest pourquoi ce qui convient au chœur ce sont les caractegraveres et les chants plaintifs et paisibles Car crsquoest lagrave lrsquohumaniteacute [hellip] Le chœur est un teacutemoin qui nrsquoagit pas Il se contente de manifester une sympathie bienveillante devant les eacuteveacutenements auxquels il assiste ([Arist] Prob XIX48 922b17-27)

Cette description du rocircle du chœur entretient une ressemblance frappante avec la reacutefeacuterence agrave

Aristote offerte en guise de solution au zecirctecircma suivant

διὰ τί λέγοντα ποιεῖ ἐν δήμῳ laquo ὦ φίλοι Ἀργείων ἡγήτορες ἠδὲ μέδοντες raquo τοὺς ἡγήτορας καὶ βασιλεῖς προσφωνῶν καίπερ πάντων παρόντων φησὶν οὖν ὁ Ἀριστοτέλης ὅτι ὁ μὲν δῆμος μόνου τοῦ ἀκοῦσαι κύριος οἱ δὲ ἡγεμόνες καὶ τοῦ πρᾶξαι

Pourquoi Homegravere repreacutesente-t-il Agamemnon disant devant le peuple laquo Amis chefs et protecteurs des Argiens raquo en srsquoadressant ltseulementgt aux chefs et aux rois bien que tous les hommes soient preacutesents Selon Aristote le peuple a uniquement le droit drsquoeacutecouter tandis que les chefs ont aussi celui drsquoagir (fr 158 Rose = Porph QHI ad 917 13229-32 Schrader)

Si cette citation drsquoAristote provient vraiment de ses Questions homeacuteriques459 alors ce dernier

a peut-ecirctre fait un rapprochement explicite entre lrsquoensemble drsquohommes anonymes composant

lrsquoarmeacutee grecque dans lrsquoIliade et le chœur drsquoune trageacutedie

Loin de jouer le rocircle intrusif et moralisateur que lui precirctent les scholiastes qui lrsquoidentifient agrave la

figure du poegravete le chœur au sens aristoteacutelicien est donc un personnage modeste qui nrsquoinfluence

457 Le mecircme contraste entre les personnages populaires du chœur et les protagonistes nobles de la trageacutedie se trouve chez Eacutelien VH 211

458 Aristarque srsquooppose agrave cette deacutenotation du terme ἥρωες cf schol A Il 2110a Arison laquo la diplecirc parce qursquoil dit heacuteros en eacutetirant le sens du mot pour y inclure tous les hommes La reacutefeacuterence est contre Istros qui affirme que seuls les rois sont appeleacutes heacuteros raquo

459 Crsquoest ce que croit notamment Huxley 1979 76 qui parle drsquoun laquo political ζήτημα raquo Mais il est concevable que Porphyre cite plutocirct un ouvrage politique drsquoAristote par exemple lrsquoun de ses nombreuses Constitutions

253

certes pas lrsquoaction mais qui y prend part neacuteanmoins460 dans la mesure ougrave les eacuteveacutenements du

drame provoquent chez lui une reacuteaction eacutemotionnelle Cette description suggegravere que le rocircle du

chœur srsquoapparente agrave celui du public beaucoup plus qursquoagrave celui du poegravete

Lrsquointeacutegration du chœur dans lrsquoaction du drame est clairement une preacuteoccupation que partage

Aristophane de Byzance comme le reacutevegravelent les notes sur la constitution du chœur et sur ses

entreacutees en scegravene dans les Hypotheseis et dans les scholies Les deux textes suivants sont

particuliegraverement explicites

ἡ μὲν σκηνὴ τοῦ δράματος ὑπόκειται ἐν Ἄργειmiddot ὁ δὲ χορὸς συνέστηκεν ἐκ γυναικῶν Ἀργείων ἡλικιωτίδων Ἠλέκτρας αἳ καὶ461 παραγίνονται ὑπὲρ τῆς τοῦ Ὀρέστου πυνθανόμεναι συμφορᾶς προλογίζει δὲ Ἠλέκτρα

Le lieu du drame est agrave Argos Le chœur est constitueacute de femmes argiennes du mecircme acircge qursquoEacutelectre qui arrivent afin de srsquoinformer du malheur drsquoOreste Eacutelectre prononce le prologue (Hyp I Eur Or 28-31 Diggle)

ἡ σκηνὴ τοῦ δράματος ὑπόκειται ἐν Φεραῖς μιᾷ πόλει τῆς Θετταλίας συνέστηκε δὲ ὁ χορὸς ἔκ τινων πρεσβυτῶν ἐντοπίων οἳ καὶ παραγίνονται συμπαθήσοντες ταῖς Ἀλκήστιδος συμφοραῖς προλογίζει ὁ Ἀπόλλων

Le lieu du drame est agrave Phegraveres une citeacute de Thessalie462 Le chœur est constitueacute de vieillards vivant sur place qui arrivent afin de compatir aux malheurs drsquoAlceste Apollon prononce le prologue (Hyp II Eur Alc 22-25 Meacuteridier)

Comme lrsquoa montreacute R Meijering (1985) lrsquoinformation sur la constitution du chœur dans les

Hypotheseis drsquoAristophane servait non seulement agrave donner une motivation narrative ponctuelle

pour lrsquoentreacutee du chœur sur scegravene (parodos) mais plus geacuteneacuteralement agrave rendre compte de la

relation personnelle entre le chœur et les autres personnages Lrsquoexistence drsquoune telle relation est

eacutevidemment neacutecessaire afin drsquoassurer une implication minimale du chœur dans les eacuteveacutenements

du drame

460 Une telle laquo collaboration raquo du chœur agrave lrsquoaction est implicite dans le verbe συναγωνίζεσθαι du passage de la Poeacutetique citeacute plus haut le texte des Problegravemes laquo egrave una vera e propria parafrasi del testo aristotelico raquo (Gentili 1987 42)

461 Ce καί (ainsi que celui qui se trouve agrave la mecircme position dans lrsquohypothesis suivante) est laquo characteristic of Aristophanes of Byzantiumrsquos style raquo et signifierait quelque chose comme laquo en passant raquo (Meijering 1985 100 n3)

462 Les mots μιᾷ πόλει τῆς Θετταλίας sont consideacutereacutes interpoleacutes par Zuntz 1963 140 n6 μία est utiliseacute ici comme article indeacutefini un usage courant en grec moderne lrsquointerpolation doit donc ecirctre relativement tardive

254

(g) Conseacutequences de la position aristoteacutelicienne

Dans la sphegravere poeacutetique la dissociation de principe que fait Aristote entre le poegravete et ses

personnages si elle peut paraicirctre drsquoune eacutevidence deacutesarmante aujourdrsquohui constitue neacuteanmoins

une innovation historique drsquoune importance capitale En effet elle a pour effet drsquoexempter le

texte poeacutetique de lrsquoexigence drsquouniformiteacute discursive jugeacute indispensable autre part par exemple

dans un traiteacute philosophique ou un discours rheacutetorique ougrave lrsquoon srsquoattend eacutevidemment agrave entendre

une voix individuelle exprimer une penseacutee solidaire avec elle-mecircme (la dissonance volontaire

telle qursquoon la retrouve par exemple dans un texte comme les Dissoi logoi eacutetant vue comme le

symptocircme drsquoune posture sophistique) Par cette exemption Aristote prend reacutesolument le

contre-pied de la tendance ancienne qui culmine avec Platon agrave concevoir la poeacutesie homeacuterique

comme un systegraveme de penseacutee monolithique dans lequel les personnages sont comme les

laquo masques raquo bigarreacutes et hypocrites derriegravere lesquels se cache lrsquoauteur qui peut se voir par lagrave

accuseacute drsquoirresponsabiliteacute ou de refus de se compromettre

Une autre conseacutequence majeure de lrsquoapproche aristoteacutelicienne est drsquoailleurs drsquoinvalider

lrsquoaccusation classique drsquoimmoraliteacute du poegravete porteacutee par Platon et drsquoautres avant lui sur la base

des actes et des discours des personnages mis en scegravene dans les poegravemes Bien que le poegravete soit

ultimement lrsquoauteur des propos et des gestes attribueacutes agrave ses personnages il nrsquoen est pas

moralement responsable du moment que lrsquoecircthos qursquoil met en scegravene nrsquoest pas consideacutereacute comme le

sien propre Une telle seacuteparation de lrsquoauteur et de sa fiction constituait peut-ecirctre une

revendication de longue date des poegravetes eux-mecircmes qui eacutetaient reacuteguliegraverement lrsquoobjet de la

reacuteprobation morale du grand public ndash particuliegraverement ceux qui oeuvraient dans les genres

publics et deacutemocratiques comme le theacuteacirctre ougrave les spectateurs avaient lrsquohabitude de huer les

acteurs lorsqursquoils prononccedilaient des reacutepliques heurtant la moraliteacute populaire Agrave cet eacutegard Aristote

rapporte une anecdote fort inteacuteressante sur le compte drsquoEuripide

Autre lieu [pouvant ecirctre invoqueacute en cas de deacutenigrement par son adversaire] srsquoil y a deacutejagrave eu jugement par exemple la reacuteplique drsquoEuripide agrave Hugiainon Ce dernier dans lrsquoaffaire drsquoeacutechange de biens lrsquoaccusait drsquoimpieacuteteacute pour avoir recommandeacute le parjure en eacutecrivant laquo ma langue a jureacute mais mon cœur nrsquoest pas lieacute par serment raquo (Hipp 612) Euripide reacutepliqua que crsquoeacutetait lui Hugiainon qui violait le droit en portant devant les tribunaux du peuple les jugements des concours dionysiaques (τὰς ἐκ τοῦ Διονυσιακοῦ ἀγῶνος κρίσεις εἰς τὰ δικαστήρια ἄγοντα) Crsquoest lagrave qursquoil avait rendu compte de ces mots (ἐκεῖ γὰρ αὐτῶν δεδωκέναι λόγον) ou qursquoil le ferait si Hugiainon voulait lrsquoaccuser (Rh 31416a28-34 trad Chiron modifieacutee)

255

La reacuteponse drsquoEuripide agrave son accusateur consiste agrave distinguer deux sphegraveres de jugement qui

risquent drsquoecirctre confondues en raison de lrsquoeacutequivociteacute du terme agocircn agrave la fois procegraves et concours

dramatique et agrave exiger que dans chaque cas le jugement soit poseacute par lrsquoinstance approprieacutee Le

poegravete refuse donc drsquoentrer dans le jeu de son adversaire et de deacutefendre la moraliteacute des paroles de

son personnage puisque le tribunal ougrave Euripide lui-mecircme est en cause nrsquoest pas le lieu drsquoune

telle deacutefense Lrsquousage de cette anecdote par Aristote est surprenant dans le contexte immeacutediat ougrave

elle se trouve Le but de lrsquoexemple est drsquoillustrer le principe juridique selon lequel on ne peut

accuser une personne drsquoun deacutelit pour lequel elle a deacutejagrave eacuteteacute innocenteacutee dans un jugement anteacuterieur

(non bis in idem) Or le premier jugement dont il est question dans cette anecdote nrsquoest pas

drsquoordre juridique mais litteacuteraire la piegravece a eacuteteacute admise agrave concourir crsquoest donc qursquoelle a eacuteteacute jugeacutee

favorablement463 Visiblement Aristote a ici ceacutedeacute au deacutesir plus ou moins justifieacute par le contexte

de reacutepeacuteter la reacuteplique drsquoEuripide464 laquelle eacutevoque sa propre conception de la poeacutetique et avait

certainement fait sur lui une impression particuliegravere

Section (ii) Poegravete et personnages applications zeacuteteacutematiques

La conception aristoteacutelicienne du rapport entre le poegravete et ses personnages exprimeacutee dans le

passage-cleacute de la Poeacutetique examineacute ci-haut se voit confirmeacutee et mise en application dans un

certain nombre de textes de nature zeacuteteacutematique

(a) Fr 146 Rose deacuteclaration de principe

Lrsquoun des plus clairs agrave cet eacutegard concerne la fameuse contradiction existant entre lrsquoIliade et

lrsquoOdysseacutee au sujet du nombre de villes se trouvant en Cregravete465 Pour fins de comparaison jrsquoinclus

le texte rapportant lrsquoopinion drsquoHeacuteraclide qui preacutecegravede tout juste la solution aristoteacutelicienne chez

Porphyre

463 Il est eacutegalement possible qursquoEuripide fasse allusion au classement final de la piegravece drsquoapregraves lrsquohypothesis agrave lrsquoHippolyte la teacutetralogie agrave laquelle appartenait cette piegravece remporta le premier prix

464 Ce passage drsquoAristote est lrsquounique source de lrsquoanecdote

465 Lrsquoimportance de ce fragment est souligneacutee par Schmidt 1976 24 n48 et Nuumlnlist 2009 116 n2

256

διὰ τί ἐνταῦθα μὲν πεποίηκεν laquo ἄλλοι θ οἳ Κρήτην ἑκατόμπολιν ἀμφενέμοντο raquo ἐν δὲ Ὀδυσσείᾳ εἰπὼν ὅτι ἔστιν ἡ Κρήτη καλὴ καὶ πίειρα καὶ περίρρυτος ἐπάγειmiddot laquo ἐν δ ἄνθρωποι πολλοὶ ἀπειρέσιοι καὶ ἐννήκοντα πόληες raquo τὸ γὰρ ποτὲ μὲν ἐνενήκοντα ποτὲ δὲ ἑκατὸν λέγειν δοκεῖ ἐναντίον εἶναι

Ἡρακλείδης μὲν οὖν καὶ ἄλλοι λύειν ἐπεχείρουν οὕτως ἐπεὶ γὰρ μυθεύεται τοὺς μετ Ἰδομενέως ἀπὸ Τροίας ἀποπλεύσαντας πορθῆσαι Λύκτον καὶ τὰς ἐγγὺς πόλεις ἃς ἔχων Λεύκων ὁ Τάλω πόλεμον ἐξήνεγκε τοῖς ἐκ Τροίας ἐλθοῦσιν εἰκότως ἂν φαίνοιτο μᾶλλον τοῦ ποιητοῦ ἡ ἀκρίβεια ἢ ἐναντιολογία τις

οἱ μὲν γὰρ εἰς Τροίαν ἐλθόντες ἐξ ἑκατὸν ἦσαν πόλεων τοῦ δὲ Ὀδυσσέως εἰς οἶκον ἥκοντος ἔτει δεκάτῳ μετὰ Τροίας ἅλωσιν καὶ φήμης διηκούσης ὅτι πεπόρθηνται δέκα πόλεις ἐν Κρήτῃ καὶ οὔκ εἰσί πως συνῳκισμέναι μετὰ λόγου φαίνοιτ ἂν Ὀδυσσεὺς λέγων ἐνενηκοντάπολιν τὴν Κρήτην ὥστε εἰ καὶ μὴ τὰ αὐτὰ περὶ τῶν αὐτῶν λέγει οὐ μέντοι διὰ τοῦτο καὶ ψεύδεται

Ἀριστοτέλης δὲ οὐκ ἄτοπόν φησιν εἰ μὴ πάντες τὰ αὐτὰ λέγοντες πεποίηνται αὐτῷmiddot οὕτως γὰρ καὶ ἀλλήλοις τὰ αὐτὰ παντελῶς λέγειν ὤφειλον

μήποτε δὲ καὶ μεταφορά ἐστι τὰ ἑκατόν πολὺ γάρ τί ἐστι τὰ ἑκατόν ὡς ἐκ laquo τῆς ἑκατὸν θύσανοι raquo (Il 2448) οὐ γὰρ ἑκατὸν ἦσαν ἀριθμῷmiddot καὶ laquo ἑκατὸν δέ τε δούρατ ἀμάξης raquo (Hes Op 456) ἔπειτα οὐδαμοῦ λέγει ὡς ἐνενήκοντα μόναι εἰσίν ἐν δὲ τοῖς ἑκατόν καὶ ἐνενήκοντα

Pourquoi [Homegravere] a-t-il eacutecrit ici le vers suivant laquo et bien drsquoautres encore de la Cregravete aux cent citeacutes raquo (Il 2649) alors que dans lrsquoOdysseacutee apregraves avoir dit que la Cregravete est belle riche et entoureacutee drsquoeau il ajoute laquo [la terre de Cregravete] aux hommes innombrables aux quatre-vingt-dix citeacutes raquo (Od 19174) Car cela semble contradictoire que de dire laquo quatre-vingt-dix raquo quelque part et laquo cent raquo ailleurs

Heacuteraclide et drsquoautres tentent de reacutesoudre le problegraveme ainsi puisqursquoil raconte comment les hommes qui revenaient de Troie avec Idomeacuteneacutee ont ravageacute Lyctos et les citeacutes voisines que Leukon le fils de Talas deacutetenait lorsqursquoil deacuteclara la guerre agrave ceux qui revenaient de Troie crsquoest vraisemblablement la preacutecision (ἀκρίβεια) du poegravete plutocirct que quelque contradiction (ἐναντιολογία) qui se manifeste En effet ceux qui partirent pour Troie venaient drsquoune centaine de citeacutes mais puisque Ulysse arrive chez lui dans la dixiegraveme anneacutee apregraves la prise de Troie et qursquoune rumeur lui est parvenue selon laquelle dix citeacutes de Cregravete ont eacuteteacute ravageacutees et qursquoelles nrsquoont drsquoaucune faccedilon eacuteteacute fusionneacutees il est manifeste que crsquoest avec raison qursquoUlysse dit que la Cregravete a quatre-vingt-dix citeacutes Par conseacutequent mecircme si ltHomegraveregt ne dit pas les mecircmes choses au sujet des mecircmes choses cela ne veut pas dire qursquoil ment pour autant

Mais Aristote dit qursquoil nrsquoest pas absurde que tous les personnages nrsquoaient pas eacuteteacute repreacutesenteacutes en train de dire les mecircmes choses que lui [scil Homegravere] car agrave ce compte-lagrave il faudrait qursquoils disent tous exactement les mecircmes choses les uns que les autres

Peut-ecirctre aussi que laquo cent raquo est une meacutetaphore car laquo cent raquo est eacutequivalent agrave laquo une grosse quantiteacute raquo comme dans laquo [lrsquoeacutegide] aux cent franges raquo (2448) (car les franges nrsquoeacutetaient pas au nombre de cent) et dans laquo les cent piegraveces du chariot raquo [Hes Op 456]  De plus il ne dit nulle part qursquoil y a seulement quatre-vingt-dix citeacutes et le nombre quatre-vingt-dix est inclus dans cent (Porph QHI ad 2649 1-10 MacPhail)

257

Deux preacutecisions srsquoimposent drsquoembleacutee au sujet de ce texte La premiegravere concerne lrsquoextension

de la citation drsquoAristote qui commence agrave lrsquoavant-dernier paragraphe Le dernier paragraphe nrsquoest

pas retenu par Rose dans le fragment aristoteacutelicien correspondant (fr 146) mais il est accepteacute

notamment par Gigon (= fr 370) et Heath (2009 255) Du point de vue du contenu il ne semble

certes pas deacuteraisonnable drsquoattribuer agrave Aristote la solution faisant appel agrave la notion de meacutetaphore

puisqursquoil donne un exemple semblable ndash ie de nature quantitative ndash de λύσις κατὰ μεταφοράν

au chapitre 25 de la Poeacutetique laquo tous est dit pour beaucoup par meacutetaphore car tout crsquoest

beaucoup raquo (1461a19-20 cf 1457b11) Toutefois drsquoapregraves MacPhail (2010 7) tout au long des

Questions homeacuteriques le mot μήποτε (laquo peut-ecirctre raquo) introduit reacuteguliegraverement les solutions

personnelles de Porphyre apregraves qursquoil ait preacutesenteacute celles de ses preacutedeacutecesseurs Si crsquoest bien le cas

la citation drsquoAristote se limiterait ici agrave lrsquounique phrase ougrave apparaicirct son nom crsquoest-agrave-dire agrave

lrsquoavant-dernier paragraphe du texte citeacute (ce qui nrsquoempecircche pas que Porphyre ait pu srsquoinspirer de

lui pour sa propre solution)

La deuxiegraveme preacutecision concerne la signification exacte de la proposition εἰ μὴ πάντες τὰ

αὐτὰ λέγοντες πεποίηνται αὐτῷ dans la solution aristoteacutelicienne La plupart des traducteurs de

ce fragment466 prenant αὐτῷ comme un compleacutement drsquoagent de πεποίηνται comprennent laquo srsquoils

nrsquoont pas eacuteteacute repreacutesenteacutes par Homegravere en train de dire les mecircmes choses raquo Cette interpreacutetation est

toutefois agrave exclure parce qursquoelle rend parfaitement redondante la suite de la phrase οὕτως γὰρ

καὶ ἀλλήλοις τὰ αὐτὰ παντελῶς λέγειν ὤφειλον Il me semble donc preacutefeacuterable de prendre le

pronom αὐτῷ comme un compleacutement du comparatif τὰ αὐτά (crsquoest-agrave-dire avec la mecircme fonction

grammaticale que le pronom ἀλλήλοις dans la suite de la phrase) lrsquoargument preacutesenteacute par

Aristote consiste agrave dire que les personnages nrsquoont pas tous agrave dire les mecircmes choses que lui (scil

Homegravere) autrement ils se trouveraient tous agrave dire les mecircmes chose les uns les autres Cette

lecture me semble drsquoautant plus vraisemblable que des deux vers jugeacutes contradictoires le

premier appartient au Catalogue des vaisseaux et est donc bel et bien attribuable au narrateur

(laquo Homegravere raquo) tandis que le second est dit par Ulysse

La solution fournie par Heacuteraclide consiste agrave plaider lrsquoexactitude dont ferait preuve le poegravete en

tenant compte des changements politiques survenus en Cregravete entre lrsquoeacutepoque du deacutebut de la

466 Cf Hintenlang 1961 67 Sodano 1974 24 MacPhail 2010 69

258

campagne contre Troie agrave laquelle il est fait allusion dans le Catalogue des vaisseaux et celle du

retour drsquoUlysse agrave Ithaque une vingtaine drsquoanneacutees plus tard La diffeacuterence temporelle serait donc

lrsquoaspect crucial faisant en sorte que mecircme si Homegravere laquo ne dit pas la mecircme chose au sujet des

mecircmes choses raquo il ne se contredit pas pour autant

La theacuteorie des dix citeacutes deacutetruites est mentionneacutee par Strabon dans la section de sa Geacuteographie

portant sur la Cregravete (10415) qui preacutesente le mecircme problegraveme relatif agrave la contradiction entre

lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee Strabon souligne toutefois quelques raisons de douter de cette theacuteorie

Drsquoune part Nestor ne fait nulle mention de ce conflit lorsqursquoil fait eacutetat agrave Teacuteleacutemaque du retour

drsquoIdomeacuteneacutee en Cregravete (Od 3191-2) or si vraiment un tel conflit avait eu lieu Nestor aurait eacuteteacute

mieux placeacute pour le savoir qursquoUlysse qui nrsquoa pas rencontreacute drsquoAcheacuteen pendant ses voyages et qui

nrsquoa donc aucun moyen de savoir que la Cregravete a perdu une dizaine de citeacutes Drsquoautre part crsquoest le

narrateur de lrsquoIliade et non lrsquoun des personnages qui mentionne les cent citeacutes de Cregravete467 et

puisque le poegravete lorsqursquoil parle en son nom fait neacutecessairement reacutefeacuterence agrave la reacutealiteacute qui lui est

contemporaine on ne comprendrait pas pourquoi il srsquoexprime en deacutecrivant une eacutepoque anteacuterieure

agrave celle de lrsquoOdysseacutee Cette derniegravere remarque qui exploite la distinction entre le discours du

narrateur et des personnages est eacutevidemment agrave rapprocher de la solution drsquoAristote468

Citeacutee immeacutediatement apregraves par Porphyre la solution drsquoAristote a toutes les apparences drsquoune

reacuteponse agrave celle drsquoHeacuteraclide agrave laquelle elle srsquoapparente verbalement mais qursquoelle surpasse en

profondeur Heacuteraclide en affirmant qursquoHomegravere nrsquoa pas besoin de dire continuellement laquo les

mecircmes choses raquo pour ecirctre exact neacuteglige un aspect crucial du problegraveme en cause nommeacutement le

fait que le vers de lrsquoIliade est tireacute drsquoun passage de texte appartenant au narrateur (le Catalogue

des vaisseaux) tandis que le vers de lrsquoOdysseacutee est dit par Ulysse un personnage Au lieu de

srsquoescrimer agrave fournir une explication rendant compte de lrsquoincoheacuterence des informations qui se

trouvent dans le texte homeacuterique Aristote se contente de lever lrsquoexigence drsquouniteacute discursive

sous-jacente agrave cette critique Il remarque agrave juste titre que le fait drsquoexiger que les personnages

expriment des ideacutees conformes agrave celles du poegravete-narrateur aurait pour conseacutequence que tous les

467 Strabon utilise la formule consacreacutee ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου λέγει

468 Il nrsquoest pas impossible que Strabon suive preacuteciseacutement ici un raisonnement drsquoAristote dont il ne nous resterait en lrsquooccurrence que la phrase conserveacutee au fragment 146 Une citation directe drsquoAristote qui se trouve ailleurs dans la Geacuteographie (13136) a toutes les apparences de deacuteriver du livre de Questions homeacuteriques (cf infra) que Strabon a donc peut-ecirctre consulteacute

259

personnages seraient aussi identiques entre eux nrsquoeacutetant rien drsquoautre dans les faits que des

avatars du poegravete lui-mecircme Il srsquoagit donc drsquoune sorte de preuve par lrsquoabsurde de la neacutecessaire

indeacutependance du discours des personnages poeacutetiques par rapport au poegravete

Comme le remarque Heath la solution drsquoAristote est frappante de geacuteneacuteraliteacute et se confine agrave

ecirctre laquo a purely negative methodological observation raquo469 agrave moins de la lire dans la fouleacutee de la

solution drsquoHeacuteraclide par contraste avec laquelle elle acquiert une signification supeacuterieure La

chronologie entre Aristote et Heacuteraclide eacutetant incertaine et rendant possible en principe un

dialogue contemporain entre les deux hommes la suggestion de Heath voulant que la solution

drsquoAristote constitue une ameacutelioration de la solution drsquoHeacuteraclide me paraicirct vraisemblable Dans ce

cas on aurait encore ici affaire agrave une innovation aristoteacutelicienne en direction drsquoune sophistication

accrue dans la conception theacuteorique du rapport entre poegravete et personnages De faccedilon geacuteneacuterale les

problegravemes homeacuteriques dont se sont occupeacutes agrave la fois Aristote et Heacuteraclide suggegraverent que le

second ignorait les deacuteveloppements faits par le premier470 comme on aura lrsquooccasion de le

confirmer par la suite

Agrave dire vrai la reacuteponse avanceacutee par Aristote apparaicirct davantage comme une deacuteclaration de

principe dont lrsquoexposition aurait profiteacute de lrsquooccasion fournie par lrsquoanalyse incomplegravete

drsquoHeacuteraclide que comme une solution homeacuterique veacuteritablement adapteacutee au zecirctecircma particulier En

effet le problegraveme du nombre de citeacutes de Cregravete en est un qui relegraveve de lrsquoinformation factuelle

triviale et non de la subjectiviteacute psychologique on voit donc mal pourquoi sur cette question

particuliegravere le discours drsquoun personnage devrait diffeacuterer de celui du narrateur471 Aussi bien que

lrsquoideacutee geacuteneacuterale eacutenonceacutee par Aristote conserve en principe sa validiteacute dans tous les cas on

comprend qursquoAristarque ndash qui en drsquoautres occasions deacutemontre pourtant qursquoil partage cette

conception fondamentale ndash se soit contenteacute ici drsquoavancer la solution simplissime mentionneacutee par

Porphyre (et dont la paterniteacute aristoteacutelicienne reste drsquoailleurs possible) qui veut que laquo cent raquo soit

eacutequivalent agrave laquo beaucoup raquo

469 Heath 2009 257

470 Cf Gottschalk 1980 136 (au sujet des eacutetudes homeacuteriques drsquoHeacuteraclide) laquo The difficulties Heraclides raises are trivial and his proposed solutions superficial when Aristotle deals with similar questions his handling shows greater commonsense and a much higher level of scholarship raquo

471 Agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de signaler une diffeacuterence de nature eacutepisteacutemologique entre lrsquoomniscience du narrateur et le savoir partiel des personnages ce qui est toutefois improbable en lrsquooccurrence puisque le nombre dit par Ulysse est plus preacutecis que celui du narrateur

260

πρὸς τοὺς Χωρίζοντας ὅτι νῦν μὲν ἑκατόμπολιν τὴν Κρήτην ἐν Ὀδυσσείᾳ (19174) δὲ ἐνενηκοντάπολιν ἤτοι οὖν ἑκατόμπολιν ἀντὶ τοῦ πολύπολιν ἢ ἐπὶ τὸν σύνεγγυς καὶ ἀπαρτίζοντα ἀριθμὸν κατενήνεκται νῦν ἐν Ὀδυσσείᾳ δὲ τὸ ἀκριβὲς ἐξενήνοχεν ὡς παρὰ Σοφοκλεῖ

Contre les Khorizontes472 parce qursquoici la Cregravete a cent citeacutes mais quatre-vingt-dix dans lrsquoOdysseacutee Peut-ecirctre donc dit-il laquo aux cent citeacutes raquo au sens de laquo aux nombreuses citeacutes raquo ou alors crsquoest qursquoici il a eacuteteacute porteacute agrave dire un nombre approximatif et rond tandis que dans lrsquoOdysseacutee il a donneacute lrsquoinformation preacutecise comme chez Sophocle473 (schol A Il 2649 Ariston)

Les deux reacuteponses drsquoAristarque agrave ce problegraveme ceacutelegravebre se ressemblent en ce qursquoelles font

toutes deux appel agrave une sorte de souplesse lexicale propre au poegravete soit le nombre laquo cent raquo est

utiliseacute de faccedilon non litteacuterale pour exprimer lrsquoideacutee drsquoun grand nombre soit le poegravete srsquoest laisseacute

aller (κατενήνεκται) agrave de lrsquoimpreacutecision dans ses mots comme le permet son art particulier Ces

deux suggestions sont parfaitement conformes au rejet par Aristarque du litteacuteralisme obtus dont

il a eacuteteacute question dans une section anteacuterieure (chap 4 sect (ii))

(b) Le narrateur omniscient et ses personnages

Il a eacuteteacute question dans la section preacuteceacutedente de la diffeacuterence potentielle entre les informations

que deacutetiennent respectivement le poegravete et les personnages Agrave cet eacutegard il est bien un cas

particulier ougrave Aristote pourrait agrave premiegravere vue ecirctre soupccedilonneacute drsquoavoir fait fi de ndash ou encore

drsquoavoir oublieacute ndash lrsquoindeacutependance psychologique entre poegravete et personnage Il srsquoagit du problegraveme

suivant

διὰ τί Ὀδυσσεὺς πρὸς τοὺς Φαίακας ἔλεγεν ὅτι τὸν Κύκλωπα ἐτύφλωσε Ποσειδῶνος υἱὸν ὄντα οὖσιν ἀπογόνοις Ποσειδῶνος

λύων οὖν Ἀριστοτέλης φησίν ὅτι ᾔδει ἐχθροὺς αὐτοὺς ὄντας τοῦ Κύκλωποςmiddot ἐκβληθέντας γάρ φησιν ὑπὸ τῶν Κυκλώπων ἐλθεῖν ἐπὶ τὴν Σχερίανmiddot

laquo οἳ πρὶν μέν ποτ ἔναιον ἐν εὐρυχόρῳ Ὑπερείῃ

ἀγχοῦ Κυκλώπων ἀνδρῶν ὑπερηνορεόντων

οἵ σφεας σινέσκοντο βίηφι δὲ φέρτεροι ἦσαν

472 Fr 2 Kohl Les Khorizontes eacutetaient des grammairiens qui jugeaient que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee eacutetaient drsquoauteurs diffeacuterents sur la base notamment de certaines contradictions entre les deux poegravemes Il y a plusieurs traces du deacutebat entre eux et Aristarque dans les scholies homeacuteriques (sur ce sujet voir reacutecemment Montanari 2010)

473 Fr 813 N2 = 899 P = 899 R

261

ἔνθεν ἀναστήσας ἄγε Ναυσίθοος θεοειδής

εἷσεν δὲ Σχερίῃ ἑκὰς ἄλλων ἀλφηστάων raquo (Od 64-8)

Pourquoi Ulysse raconte-t-il aux Pheacuteaciens qursquoil a aveugleacute le Cyclope qui est fils de Poseacuteidon alors que les Pheacuteaciens sont aussi des descendants de Poseacuteidon

Aristote reacutesolvant la difficulteacute dit qursquoUlysse savait que les Pheacuteaciens eacutetaient ennemis du Cyclope En effet le poegravete dit que les Pheacuteaciens srsquoeacutetaient rendus en Scheacuterie apregraves avoir eacuteteacute chasseacutes par les Cyclopes laquo Jadis ils habitaient Hauteville en sa plaine mais pregraves drsquoeux ils avaient les Cyclopes altiers dont ils devaient subir la force et les pillages Aussi Nausithoos au visage de dieu les avaient transplanteacutes loin des pauvres humains et fixeacutes en Scheacuterie raquo (Od 64-8) (fr 173 Rose = Porph QHO ad 9345 7916-807 Schrader)

Puisque les cinq vers citeacutes agrave lrsquoappui de lrsquoinimitieacute des Pheacuteaciens et des Cyclopes appartiennent

au texte du narrateur et non agrave une conversation entre Ulysse et les Pheacuteaciens ils peuvent paraicirctre

bien peu approprieacutes pour expliquer lrsquoimprudence apparente drsquoUlysse lorsqursquoil reacutevegravele la blessure

qursquoil a infligeacutee au Cyclope un membre de la famille des Pheacuteaciens Pourtant agrave y regarder de

pregraves la solution aristoteacutelicienne ne consiste pas agrave dire qursquoUlysse pouvait parler avec confiance

parce que les Pheacuteaciens eacutetaient des ennemis du cyclope ndash en quoi Aristote ferait preuve de naiumlveteacute

en attribuant agrave Ulysse un comportement fondeacute sur une information qui dans le poegraveme est livreacutee

aux lecteurs par le seul narrateur Lrsquoexplication drsquoAristote est plutocirct qursquoUlysse savait (ᾔδει) que

les Pheacuteaciens eacutetaient ennemis du cyclope Loin de repreacutesenter une confusion naiumlve entre

lrsquoomniscience du narrateur et le savoir partiel des personnages lrsquousage du verbe εἰδέναι qui fait

une reacutefeacuterence explicite au problegraveme de la connaissance particuliegravere des personnages suggegravere ici

leur diffeacuterence Aristote suppose qursquoUlysse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre avait eacuteteacute mis au courant

de cette haine reacuteciproque mecircme si ce moment preacutecis nrsquoest pas raconteacute dans le poegraveme

Le fait qursquoun personnage nrsquoait pas eacuteteacute explicitement (ie au cours drsquoune scegravene repreacutesenteacutee par

le poegravete) mis au courant drsquoune information et qursquoil agisse pourtant comme si crsquoeacutetait le cas est

parfois justifieacute par les critiques post-aristoteacuteliciens par le recours agrave lrsquoargument dit κατὰ τὸ

σιωπώμενον crsquoest-agrave-dire laquo selon le non-dit raquo Ce principe est reacuteguliegraverement consideacutereacute comme un

outil typique de la meacutethode drsquoAristarque474 mais on peut deacutejagrave en trouver les traces chez Aristote

comme en teacutemoigne le fragment tout juste examineacute

474 Meinel 1915 Il semble qursquoAristarque aurait condamneacute les vers 17501-4 de lrsquoOdysseacutee ougrave Peacuteneacutelope dit quelques mots au sujet du mendiant qui circule dans la maison sans pourtant que sa preacutesence lui ait eacuteteacute (explicitement)

262

(c) Fr 155 Rose Homegravere sur la folie de Glaucon

Un autre zecirctecircma dans lequel Aristote exploite la distinction entre poegravete et personnage concerne

lrsquoeacutepisode fameux de lrsquoeacutechange ineacutegal drsquoarmure entre Glaucos et Diomegravede dans lrsquoIliade

Rappelons le contexte les deux adversaires sont face agrave face sur le champ de bataille et

srsquoapprecirctent agrave srsquoaffronter Avant de passer agrave lrsquoaction ils deacutecouvrent toutefois qursquoils sont lieacutes par

des liens ancestraux drsquohospitaliteacute Ils deacutecident alors drsquoeacuteviter de se rencontrer lors des combats et

scellent leur promesse drsquoamitieacute par lrsquoeacutechange de leurs armes Le narrateur commente ainsi

lrsquoeacuteveacutenement laquo Mais agrave ce moment-lagrave Zeus fils de Cronos ravit aussi agrave Glaucos sa raison

puisqursquoen troquant ses armes avec Diomegravede le fils de Tydeacutee il lui donne de lrsquoor en eacutechange de

bronze ndash la valeur de cent boeufs contre celle de neuf raquo (Il 6234-6) Ce geste apparemment

irrationnel de Glaucos deacutesigneacute comme tel par le narrateur lui-mecircme a eacutevidemment susciteacute la

surprise des lecteurs anciens

διὰ τί ὁ μὲν Γλαῦκος προήχθη εἰς φιλοτιμίαν τοῦ ἀλλάξαι τὰ ὅπλα χρυσᾶ ὄντα πρὸς Διομήδην ὁ ποιητὴς δὲ ἐπιτιμᾷ ὡς οὐ δέον οὐδ εἰ φίλος εἴη προίεσθαι τὸ πλείονος ἄξιον [hellip]

ὁ ποιητὴς δέ φησὶν Ἀριστοτέλης οὐχ ὅτι τὰ πλείονος ἄξια ὄντα προήκατο ἐπιτιμᾷ ἀλλ ὅτι ἐν πολέμῳ καὶ χρώμενος προΐετο οὐδὲν γὰρ ἀλλοιότερον ὥσπερ ἂν εἰ ἀπέβαλε τὰ ὅπλα ἐπιτιμᾷ οὖν ὅτι κρείττω προΐετο οὐκ εἰς τιμὴν ἀλλ εἰς χρῆσιν ἀναγκαῖον δὲ τοῦτο δηλῶσαι εἰπόντα τὴν ἀξίαν

Pourquoi Glaucos est-il pousseacute agrave lrsquoacte honorable drsquoeacutechanger ses armes en or avec Diomegravede tandis que le poegravete lui adresse une critique selon laquelle il ne faut pas ceacuteder quelque chose de valeur supeacuterieure mecircme agrave un ami [hellip]

Mais le poegravete dit Aristote ne le blacircme pas parce qursquoil a ceacutedeacute des armes de plus grande valeur mais plutocirct parce qursquoil les a ceacutedeacutees pendant la guerre alors qursquoil srsquoen servait Car il nrsquoy a rien de pire comme srsquoil avait jeteacute ses armes Il le blacircme donc drsquoavoir ceacutedeacute des armes meilleures non pas en consideacuterant une question de prix mais drsquousage Mais ceci il devait lrsquoexprimer en mentionnant leur valeur (fr 155 Rose = Porph QHI ad 6234 2 7-10 MacPhail)

Lrsquointeacuterecirct speacutecial de ce zecirctecircma se trouve dans le contraste offert entre lrsquoaction reacutealiseacutee par un

personnage et le jugement poseacute par le poegravete-narrateur sur cette action Drsquoapregraves la structure de la

premiegravere phrase il est toutefois difficile de deacuteterminer si le problegraveme reacuteside preacuteciseacutement dans ce

contraste (auquel cas la difficulteacute souleveacutee concernerait surtout le blacircme qursquoadresse le narrateur agrave

annonceacutee auparavant laquo Car comment pouvait-elle savoir agrave moins peut-ecirctre que ce ne soit implicitement raquo (πῶς γὰρ ἂν ταῦτα εἰδείη εἰ μή πως κατὰ τὸ σιωπώμενον) (sch HVind 133 Od 17501-4)

263

un personnage qui a pourtant agi εἰς φιλοτιμίαν) ou bien srsquoil srsquoagit en fait de la juxtaposition de

deux problegravemes seacutepareacutes475 soit 1) celui de la motivation de Glaucos agrave reacutealiser un eacutechange

deacutesavantageux et 2) celui du jugement seacutevegravere du narrateur agrave son endroit

Agrave vrai dire il ne semble pas possible de distinguer strictement les deux parties du zecirctecircma pour

la raison suivante le blacircme du poegravete ne pose un problegraveme que si le geste de Glaucos est

drsquoembleacutee consideacutereacute comme honorable et qursquoil ne semble pas meacuteriter de reacuteprimande Si au

contraire ce geste est plutocirct deacutenonceacute pour sa folie par lrsquoauteur du zecirctecircma alors il nrsquoy a pas lieu

de se questionner sur la pertinence du commentaire fait par le narrateur Lrsquoambiguiumlteacute du terme

φιλοτιμία476 est en lrsquooccurrence particuliegraverement frustrante puisqursquoelle empecircche drsquoentrevoir

clairement la nature du jugement implicitement porteacute sur Glaucos dans la premiegravere partie de la

phrase celui-ci est-il porteacute agrave un acte de noblesse ou plutocirct agrave un orgueil excessif lorsqursquoil accepte

cet eacutechange Pour les raisons tout juste dites agrave savoir que seul le contraste entre le geste de

Glaucos et le jugement du poegravete rend le zecirctecircma intelligible je suis donc porteacutee agrave prendre

philotimia dans un sens positif477 Or si crsquoest bien par souci de lrsquohonneur que Glaucos a accepteacute

lrsquoeacutechange cela suffit agrave expliquer son geste qui ne neacutecessite pas de justification psychologique

suppleacutementaire

Ainsi compris le zecirctecircma porte donc avant tout sur le laquo blacircme raquo478 drsquoHomegravere agrave lrsquoendroit de

Glaucos celui-ci ayant apparemment agi de faccedilon honorable en accord avec la geacuteneacuterositeacute quasi

illimiteacutee qui caracteacuterise la mentaliteacute heacuteroiumlque Ceci explique drsquoailleurs pourquoi la solution

drsquoAristote se limite justement agrave eacutelucider cette seule question Soulignons neacuteanmoins que le

passage (absent dans le texte ci-haut) qui occupe les lignes intermeacutediaires entre lrsquoeacutenonceacute du

475 Crsquoest lrsquoopinion de Hintenlang (1961 101) qui parle drsquoune laquo doppelte Frage raquo

476 Sur ce terme dont les connotations morales oscillent entre un pocircle positif (geacuteneacuterositeacute sacrifice de soi) et un pocircle neacutegatif (vaniteacute orgueil excessif) voir Dover 1974 230-3

477 Il serait de toute faccedilon eacutetrange que lrsquoauteur du zecirctecircma ait utiliseacute le mot avec son sens neacutegatif (mentionneacute agrave la note preacuteceacutedente) car en quoi le geste de Glaucos serait-il particuliegraverement orgueilleux Il est fort improbable que les Anciens aient envisageacute lrsquoexplication moderne offerte par Calder III (1984) selon laquelle Glaucos veut obtenir du prestige en offrant un preacutesent supeacuterieur agrave celui de Diomegravede (principe du potlatch)

478 Pour un lecteur moderne il ne va certes pas de soi que le commentaire du narrateur contienne quelque reproche que ce soit agrave lrsquoendroit de Glaucos dont il se contente de pointer la folie (qursquoil attribue de surcroicirct agrave lrsquointervention de Zeus) Mais les Grecs avaient lrsquohabitude drsquoexprimer leur reacuteprobation morale en termes intellectualistes (cf Dover 1974 116-129 en particulier 126-129 sur lrsquoabsence de distinction entre laquo mauvaises raquo actions et actions dues agrave des troubles mentaux)

264

problegraveme et la solution aristoteacutelicienne (lignes 9611-27 chez Porphyre) est bel et bien deacutedieacute agrave

expliciter les raisons pour lesquelles Glaucos a consenti agrave lrsquoeacutechange Ces raisons se limitent

toutefois agrave reacutepeacuteter qursquoil a eacuteteacute pousseacute agrave la philotimia preacutecisant que cet effet a eacuteteacute produit par les

paroles de Diomegravede en train de raconter les relations drsquoamitieacute de leurs ancecirctres et qursquoil y aurait

eu de la mesquinerie agrave ce que Gaucos precircte lrsquooreille aux paroles de Diomegravede mais srsquooppose agrave sa

demande concernant les preacutesents drsquoamitieacute De plus Porphyre tend lui aussi agrave interpreacuteter le geste

de Glaucos comme digne drsquoeacuteloges puisqursquoil rapporte une solution qui eacutelimine preacuteciseacutement le

problegraveme du blacircme apparent du poegravete laquo Certains pensent que le poegravete ne fait pas de reproche en

disant ldquoZeus lui ravit (ἐξέλετο) sa raisonrdquo car le verbe ἐξελεῖν signifie aussi ldquoeacuteleverrdquo et

ldquoamplifierrdquo raquo479 Ceci confirme que le zecirctecircma porte davantage sur le reproche du narrateur que sur

les motivations de Glaucos

La solution drsquoAristote consiste donc agrave dire que ce reproche ne tient pas agrave une question de prix

mais bien drsquoutiliteacute et surtout de circonstances ndash agrave savoir le fait que lrsquoon est en guerre et que

Glaucos a besoin de ses armes Cette explication est significativement agrave contre-courant des

paroles du narrateur lui-mecircme qui se preacuteoccupe davantage de la valeur moneacutetaire des armes480

que de la supeacuterioriteacute technique qursquoAristote attribue agrave lrsquoor sur le bronze (il juge en effet que

Glaucos est pratiquement deacutepourvu drsquoeacutequipement suite agrave lrsquoeacutechange lequel est par conseacutequent

compareacute au geste meacuteprisable de jeter ses armes) Pour Aristote la mention par le poegravete de la

valeur (moneacutetaire) respective des armes des deux guerriers serait donc inessentielle481 agrave son

propos qui consisterait en fait agrave comparer lrsquoor et le bronze du seul point de vue utilitaire De plus

479 τινὲς δ οὐ καταμέμφεσθαί φασιν ἐν τῷ φάναι laquo Κρονίδης δὲ φρένας ἐξέλετο Ζεύς raquomiddot τὸ γὰρ ἐξελεῖν δηλοῖ καὶ τὸ εἰς μέγα ἆραι καὶ αὐξῆσαι (QHI ad 6234 11-12 MacPhail)

480 Lrsquointervention soudaine de preacuteoccupations de cette nature au centre drsquoune scegravene autrement marqueacutee par la preacutesence des eacuteleacutements typiques de lrsquoideacuteal aristocratique et heacuteroiumlque choque aussi les lecteurs modernes Seaford (1994 15 n 61) voit comme un signe drsquoinsertion possiblement tardive de lrsquoeacutepisode le fait que le commentaire du narrateur contienne laquo the implicit criticism of the increasingly dangerous [hellip] institution of gift-exchange from the new perspective of commodity-exchange in which inequality is more surprising raquo cf Seaford 2004 34

481 Ce deacutetail nrsquoest donc probablement qualifieacute de laquo neacutecessaire raquo (ἀναγκαῖον) que dans la mesure ougrave la supeacuterioriteacute technique de lrsquoor entraicircne neacutecessairement avec elle une valeur supeacuterieure mais on voit toujours mal en quoi il eacutetait laquo neacutecessaire raquo pour le poegravete de mentionner le prix des armes pour exprimer ce jugement soi-disant purement pragmatique

265

Aristote ignore la cause de lrsquoeacuteveacutenement alleacutegueacutee par le poegravete nommeacutement le fait que Zeus a

momentaneacutement troubleacute le jugement de Glaucos482

Malgreacute le caractegravere contestable de la solution aristoteacutelicienne que lrsquoon peut agrave bon droit

qualifier drsquoimprobable la posture particuliegravere qursquoil attribue au narrateur par rapport aux

personnages est remarquable Les personnages sont suffisamment individualiseacutes crsquoest-agrave-dire

distingueacutes de lrsquoauteur pour ecirctre lrsquoobjet drsquoun blacircme de la part de celui-ci Par contraste

lrsquointerpreacutetation du verbe ἐξελεῖν proposeacutee par Porphyre est au service drsquoune uniformisation des

valeurs partageacutees par le poegravete et le personnage le premier eacutetant alors compris comme donnant

son approbation aux gestes du second

(d) Les rouages poeacutetiques fr 142 Rose

Dans certains cas on trouve une sorte drsquoapplication inverseacutee du principe exposeacute dans la

Poeacutetique selon lequel le poegravete ne doit pas tout laquo prendre agrave son compte raquo Ces cas sont ceux ougrave les

faits et gestes repreacutesenteacutes eacutetant inconcevables psychologiquement de la part drsquoun personnage

doivent preacuteciseacutement ecirctre mis au compte de lrsquoauteur ndash non pas toutefois de lrsquoauteur en tant

qursquoindividu doteacute drsquoune certaine personnaliteacute mais bien en tant que poegravete crsquoest-agrave-dire creacuteateur et

deacutetenteur drsquoune technique qui implique certains proceacutedeacutes narratifs Le texte qui va suivre lrsquoun

des plus eacutevidents agrave cet eacutegard deacutemontre une sensibiliteacute particuliegravere agrave la distinction freacutequente entre

les motivations du poegravete et celles de ses personnages

Le contexte du zecirctecircma et de la solution qui lrsquoaccompagne est lrsquoeacutepisode ceacutelegravebre du chant deux

de lrsquoIliade (73-211) que les Anciens ont intituleacute Διάπειρα crsquoest-agrave-dire laquo le test raquo drsquoAgamemnon

Espeacuterant toujours la victoire le chef des Acheacuteens prononce un discours drsquoexhortation agrave la fuite

devant ses soldats dans lrsquoideacutee de mesurer leur loyauteacute et leur volonteacute de combattre Mais ceux-ci

le prennent au mot et preacuteparent preacutecipitamment leur deacutepart dans la pagaille geacuteneacuterale Devant la

tournure des eacuteveacutenements Atheacutena vient conseiller Ulysse et lui inspirer les paroles convenables

482 Cf Hintenlang 1961 101 Aristote fait eacutegalement fi de ce deacutetail en Eth Nic 5111136b9-14 ougrave cet eacutepisode sert drsquoexemple au fait qursquoun don consenti mecircme objectivement laquo injuste raquo ne peut ecirctre consideacutereacute comme une injustice agrave lrsquoendroit de celui qui lrsquoa volontairement deacutecideacute Aristote refuse donc de consideacuterer lrsquointervention de Zeus dans lrsquoesprit de Glaucos comme un obstacle au consentement de ce dernier

266

pour retenir lrsquoarmeacutee qui se laisse finalement convaincre de rester sur place Porphyre preacutesente

ainsi le problegraveme

διὰ τί ὁ Ἀγαμέμνων ἀπεπειρᾶτο τῶν Ἀχαιῶν καὶ οὕτως ἔπραξεν ὥστε ὀλίγου τὰ ἐναντία συμβῆναι ἢ ἐβουλεύετο καὶ τὸ κώλυμα ἀπὸ μηχανῆςmiddot ἡ γὰρ Ἀθηνᾶ ἐκώλυσενmiddot ἔστι δὲ ἀποίητον τὸ μηχάνημα λύειν ἄλλως ἢ ἐξ αὐτοῦ τοῦ μύθου

φησὶ δὲ ὁ Ἀριστοτέλης ποιητικὸν μὲν εἶναι τὸ μιμεῖσθαι τὰ εἰωθότα γίνεσθαι καὶ ποιητῶν [δὲ]483 μᾶλλον τὸ κινδύνους παρεισάγειν

Pourquoi Agamemnon a-t-il eacuteprouveacute les Acheacuteens et agi de faccedilon telle que crsquoest de peu qursquoil ne srsquoest produit lrsquoopposeacute de ce qursquoil souhaitait Qui plus est lrsquoempecircchement ltdu deacutepartgt est venu par un artifice puisque crsquoest Atheacutena qui lrsquoa empecirccheacute or il est contre lrsquoart poeacutetique qursquoun artifice fournisse un deacutenouement autrement que par lrsquointrigue elle-mecircme

Mais Aristote dit qursquoil est conforme agrave lrsquoart poeacutetique de repreacutesenter les choses qui se produisent habituellement et que le fait drsquointroduire des dangers est plutocirct typique des poegravetes (Porph QHI ad 273 1-4 MacPhail = fr 142 Rose)

Lrsquoeacutenonceacute comporte agrave vrai dire deux problegravemes plutocirct qursquoun le premier concerne la

pertinence du choix drsquoaction drsquoAgamemnon qui srsquoavegravere avoir provoqueacute la fuite de ses soldats au

lieu de lrsquoexcitation souhaiteacutee de leur ardeur le second deacutenonce le laquo trucage raquo par lequel Homegravere

a empecirccheacute les eacuteveacutenements de se deacutevelopper de la faccedilon la plus naturelle et a artificiellement

reacutetabli la situation initiale

La reacuteponse drsquoAristote toutefois ne concerne apparemment que le premier volet puisqursquoon

nrsquoy trouve aucune justification claire de lrsquousage par Homegravere drsquoun artifice narratif484 Le geste

drsquoAgamemnon et lrsquoeacutepisode auquel il donne lieu seraient donc en partie explicables par le deacutesir

du poegravete drsquointroduire des laquo dangers raquo dans le poegraveme Agrave une objection qui repose sur le bon sens

Aristote oppose un argument proprement artistique du point de vue (interne) du personnage rien

ne motive de faccedilon eacutevidente la deacutecision drsquoAgamemnon mais du point de vue (externe) du poegravete

lrsquoutiliteacute de celle-ci est indeacuteniable Cette perspective technique sur le problegraveme est souligneacutee par

lrsquousage que fait Aristote des mecircmes termes qui se trouve dans lrsquoobjection pour eacutelaborer sa

483 Ce δέ est introduit par MacPhail pour contre-balancer le μέν du deacutebut de la phrase ce qui est inutile si lrsquoon choisit de prolonger le fragment au-delagrave des limites imposeacutees par Rose puisque la phrase suivante commence par δέ (voir infra)

484 Cf Hintenlang 1961 108 Nuumlnlist 2009 268 n4

267

deacutefense485 loin drsquoecirctre contre lrsquoart (ἀποίητον) lrsquoeacutepisode en question est conforme agrave lrsquoart

(ποιητικόν) et illustre bien la faccedilon de faire de ceux qui pratiquent cet art (ποιητῶν μᾶλλον) La

solution drsquoAristote drsquoapregraves le texte citeacute se limite donc agrave un eacutenonceacute geacuteneacuteral concernant les

pratiques leacutegitimes des poegravetes

De fait la geacuteneacuteraliteacute mecircme de cette solution est susceptible de soulever des doutes sur son

origine aristoteacutelicienne drsquoautant plus que la forme dans laquelle ont eacuteteacute transmis les deux recueils

de Porphyre rend ineacutevitables certains problegravemes drsquoattribution486 Dans ce cas-ci Sodano (1965

206-7) a suggeacutereacute que le texte du fragment 142 pourrait ne pas avoir eacuteteacute tireacute du livre de Questions

homeacuteriques drsquoAristote mais constituerait plutocirct une extrapolation par Porphyre lui-mecircme sur la

base de certains eacuteleacutements pris dans la Poeacutetique ndash agrave commencer par le passage suivant

Il est donc eacutevident que le deacutenouement de chaque histoire (τὰς λύσεις τῶν μύθων) doit aussi reacutesulter de lrsquohistoire elle-mecircme (ἐξ αὐτοῦhellip τοῦ μύθου) et non drsquoun recours agrave la machine (ἀπὸ μηχανῆς) comme dans Meacutedeacutee et dans lrsquoIliade pour la scegravene de lrsquoembarquement (τὰ περὶ τὸν ἀπόπλουν) la machine ne doit ecirctre utiliseacutee que pour les eacuteveacutenements exteacuterieurs agrave la piegravece (Poet 151454a37-b3)

La proximiteacute de ce texte avec celui du fragment 142 ne fait pas de doute dans les deux cas on

retrouve les termes relatifs au deacutenouement drsquoune situation (λύειν τὰς λύσεις) et agrave lrsquousage drsquoun

artifice (ἀπὸ μηχανῆς) et surtout lrsquoexpression cruciale ἐξ αὐτοῦ τοῦ μύθου De plus le passage

de la Poeacutetique donne comme exemple de violation des regravegles de lrsquousage de la mecirckhanecirc le mecircme

eacutepisode de lrsquoIliade dont il est question au fragment 142 puisqursquoil nrsquoy a pas drsquoautre scegravene

laquo drsquoembarquement raquo dans le poegraveme

Sodano et drsquoautres commentateurs font valoir que les deux textes se contredisent alors que

celui de la Poeacutetique est expresseacutement critique envers lrsquointervention de la mecirckhanecirc dans lrsquoeacutepisode

homeacuterique le passage original des Questions homeacuteriques drsquoAristote ndash srsquoil a vraiment existeacute ndash

devait certainement contenir une justification de cette intervention Drsquoailleurs Lucas (1968 164)

croit mecircme trouver cette justification dans le texte tel qursquoil est conserveacute laquo In his Homeric

485 Ce caractegravere poleacutemique attacheacute au genre des problegravemes et solutions est eacutegalement visible dans un fragment drsquoHeacuteraclide du Pont (fr 104 Schuumltrumpf) dont la reacuteponse agrave un zecirctecircma classique laquo begins in an engagingly combative style raquo (Heath 2009 261) certains deacutetracteurs ayant qualifieacute drsquolaquo absurditeacute raquo lrsquoeacutepisode du deacutebarquement drsquoUlysse sur la plage drsquoIthaque il reacutetorque en effet que ce sont plutocirct ces deacutetracteurs qui sont laquo absurdes raquo pour nrsquoavoir pas eacuteteacute en mesure de comprendre adeacutequatement les paroles du poegravetes

486 Cf supra Introduction

268

Problems fr 142 A[ristotle] had rationalized the divine intervention as the explanation of a

thought occurring spontaneously to Odysseus raquo Bien que ce type drsquoexeacutegegravese psychologisante soit

veacuteritablement pratiqueacutee dans des cas semblables par des interpregravetes anciens (appartenant agrave la

tradition alleacutegorique487) et mecircme modernes488 rien dans le fragment 142 ne permet pourtant

drsquoattribuer agrave Aristote une telle explication Apparemment Lucas comprend lrsquoexpression

laquo repreacutesenter les choses qui se produisent habituellement (τὸ μιμεῖσθαι τὰ εἰωθότα γίνεσθαι) raquo

ndash des mots vagues dont il conviendra certes drsquoeacuteclairer la signification ndash au sens de laquo repreacutesenter

sous forme fantastique ou divine ce qui nrsquoest qursquoun habituel processus psychologique interne raquo

Mais cela constitue une surinterpreacutetation pour le moins du texte du fragment489

Quant agrave Sodano il juge que la contradiction entre la critique de la mecirckhanecirc dans la Poeacutetique et

la deacutefense qursquoil suppose avoir eacuteteacute donneacutee dans les Questions homeacuteriques serait eacutetrange puisqursquoil

srsquoagirait du seul exemple drsquoune telle contradiction entre les deux ouvrages490 De plus il fait

remarquer qursquoalors que la premiegravere partie du fragment 142 (lrsquoeacutenonceacute du problegraveme relatif agrave la

mecirckhanecirc) a toutes les apparences drsquoune citation quasi litteacuterale du passage parallegravele de la

Poeacutetique et que la premiegravere moitieacute de la solution (ποιητικὸν μὲν εἶναι τὸ μιμεῖσθαι τὰ

εἰωθότα γίνεσθαι) reprend assez fidegravelement le deacutebut du chapitre 25 de la Poeacutetique (1460b8

sqq) la deuxiegraveme moitieacute de la solution (ποιητῶν μᾶλλον τὸ κινδύνους παρεισάγειν) ressemble

quant agrave elle agrave une interpreacutetation drsquoun concept aristoteacutelicien sans ecirctre pourtant strictement

aristoteacutelicienne du point de vue de lrsquoexpression formelle et de la terminologie491 En somme le

texte de Porphyre identifieacute comme le fragment 142 drsquoAristote serait en fait constitueacute par lrsquoeacutenonceacute

porphyrien drsquoun zecirctecircma baseacute sur lrsquoobjection que preacutesente Aristote agrave lrsquoeacutepisode de lrsquoIliade dans la

Poeacutetique suivi drsquoune solution eacutelaboreacutee ndash toujours par Porphyre ndash avec les mateacuteriaux fournis par

487 Cf Heracl All 197 laquo Cette conversion avec lrsquoaide de la raison crsquoest ce que les poegravemes homeacuteriques identifient fort justement agrave Atheacutena raquo (trad Buffiegravere) Sur le rocircle drsquoAtheacutena comme symbole de la raison dans lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique ancienne voir Buffiegravere 1956 279-89

488 Voir par exemple Dodds 1951 13-5

489 Il est possible que la remarque de Lucas se fonde sur le texte qui suit celui du fragment 142 chez Porphyre et dont lrsquoattribution agrave Aristote est drsquoailleurs consideacutereacutee par Janko et moi-mecircme ἀλλὰ τοῦτ εἰπὼν ὃ εἰκὸς ἦν αὐτοῖς γίνεσθαι εἰς θεὸν ἀνέθηκε τὸν Ὀδυσσέα διανοηθῆναι ταῦτα δρᾶν ἃ πρᾶξαι ἂν εἰκός ἐστιν (voir infra) Lucas ne fait toutefois reacutefeacuterence qursquoau fragment 142 de Rose lequel se limite au texte reproduit ci-haut

490 Sodano 1965 232 n11

491 Sodano 1965 206-7

269

Aristote lui-mecircme ailleurs dans la Poeacutetique la relation entre Aristote et Porphyre serait

poleacutemique Porphyre srsquoemployant adroitement agrave reacutefuter la critique aristoteacutelicienne de lrsquoeacutepisode

homeacuterique agrave lrsquoaide de principes aristoteacuteliciens

Lrsquoargument selon lequel le texte original des Questions homeacuteriques devait forceacutement contenir

une deacutefense de lrsquointervention drsquoAtheacutena au chant deux de lrsquoIliade repreacutesente une affirmation

totalement a priori sur laquelle il est risqueacute de se fonder pour postuler une contradiction avec le

passage parallegravele de la Poeacutetique En veacuteriteacute agrave supposer qursquoAristote ait fourni un traitement

extensif de la Διάπειρα dans ses Questions homeacuteriques il serait tout agrave fait explicable qursquoil se soit

abstenu de commenter lrsquousage de la mecirckhanecirc pour se concentrer sur le seul problegraveme de la

deacutecision drsquoAgamemnon

En effet on peut invoquer la distinction entre les exigences propres agrave lrsquoeacutepopeacutee et agrave la trageacutedie

afin drsquoexpliquer lrsquoindiffeacuterence apparente drsquoAristote devant le recours homeacuterique agrave la mecirckhanecirc

On a fait remarquer492 que lrsquoarriveacutee drsquoAtheacutena au milieu de lrsquoarmeacutee grecque ne constitue pas un

exemple particuliegraverement frappant drsquointervention divine et que lrsquoIliade regorge en fait de telles

interventions dont certaines se qualifieraient beaucoup mieux en tant qursquoeacutepiphanies

veacuteritablement laquo meacutecaniques raquo493 Il est donc fort possible qursquoAristote nrsquoait pas jugeacute neacutecessaire de

deacutefendre la preacutesence de cette intervention dans le poegraveme homeacuterique drsquoautant plus que la

restriction formelle concernant lrsquousage de la mecirckhanecirc se trouve dans la partie de la Poeacutetique qui

est speacutecifiquement deacutedieacutee agrave lrsquoeacutetude de la trageacutedie494 Aristote dit bien que la mecirckhanecirc ne doit ecirctre

utiliseacutee que pour les eacutepisodes qui se situent laquo en dehors de la piegravece raquo Or certains critegraveres de

composition essentiels agrave la trageacutedie ne sont pas exigeacutes avec la mecircme rigueur dans le cas de

lrsquoeacutepopeacutee Cela est particuliegraverement vrai lorsqursquoest en cause la preacutesence drsquoeacuteleacutements laquo irrationnels raquo

dans le reacutecit lrsquoeacutepopeacutee les tolegravere beaucoup mieux que la trageacutedie laquo puisqursquoon nrsquoa pas sous les

yeux le personnage qui agit raquo (Poet 241460a14)

492 Lucas 1968 164

493 Pensons agrave lrsquoapparition bregraveve et impromptue drsquoAtheacutena qui visible pour Achille seulement lrsquoattrape par les cheveux et lrsquoempecircche de tirer son eacutepeacutee contre Agamemnon (Il 1193 sqq)

494 Agrave vrai dire les quelques lignes qui portent sur la mecirckhanecirc et celles qui suivent (1454a37-b8) sont bizarrement inteacutegreacutees au chapitre dans lequel elles ont eacuteteacute transmises qui porte sur les caractegraveres et non sur lrsquointrigue Plusieurs eacutediteurs ont conseacutequemment choisi de les deacuteplacer

270

Ainsi compte tenu du caractegravere visuel du genre dramatique Aristote consideacuterait probablement

beaucoup plus choquant un usage de la mecirckhanecirc au sens litteacuteral ndash ie une mise en scegravene theacuteacirctrale

ougrave un acteur monteacute sur une grue incarnait un dieu comme dans lrsquoexemple de Meacutedeacutee ndash qursquoun

usage de la mecirckhanecirc au sens catachrestique ndash ie la preacutesence drsquoune intervention divine dans un

poegraveme narratif495 comme celui qui se trouve au chant deux de lrsquoIliade496 Par conseacutequent

lorsqursquoil mentionne dans la Poeacutetique laquo la scegravene de lrsquoembarquement raquo de lrsquoIliade parmi les

exemples de choses agrave proscrire il entend probablement qursquoun tel eacutepisode serait inapproprieacute srsquoil

eacutetait inteacutegreacute agrave un drame ndash agrave lrsquoinstar drsquoun autre eacutepisode homeacuterique quant agrave lui explicitement

deacuteconseilleacute pour lrsquoadaptation sceacutenique laquo La scegravene de la poursuite drsquoHector serait comique au

theacuteacirctre [hellip] mais dans lrsquoeacutepopeacutee cela ne se remarque pas raquo497 Bref il nrsquoest nul besoin de supposer

lrsquoexistence drsquoune contradiction entre les analyses de la Poeacutetique et celles des Questions

homeacuteriques autour de la mecirckhanecirc puisque lrsquousage de celle-ci relegraveve de la cateacutegorie des aloga498

laquelle reccediloit une eacutevaluation diffeacuterente de la part drsquoAristote selon qursquoon se trouve dans un

contexte dramatique ou eacutepique

Lrsquoautre partie de lrsquoargument de Sodano soit le fait que la fin du fragment 142 contiendrait une

terminologie qui nrsquoest pas proprement aristoteacutelicienne est peu convaincante Au contraire la

mention des dangers typiquement introduits par les poegravetes rappelle certaines prescriptions

aristoteacuteliciennes concernant la trageacutedie ougrave il est freacutequent que des personnages suite agrave une

laquo erreur raquo quelconque (ἁμαρτία) provoquent des situations malheureuses crsquoest-agrave-dire le

495 Une autre diffeacuterence entre la mecirckhanecirc telle qursquoelle pouvait ecirctre utiliseacutee dans le drame et celle dont il est question au fragment 142 reacuteside dans le fait que le recours au deux e machina eacutetait apparemment typique du deacutenouement de la piegravece tandis que les interventions divines se produisent tout au long du poegraveme eacutepique et en font partie inteacutegrante Platon (Crat 425d) mentionne au passage le fait que les trageacutediens utilisent la mecirckhanecirc laquo lorsqursquoils sont dans lrsquoembarras raquo (ἐπειδάν τι ἀπορῶσιν) et le poegravete comique Antiphane (fr 189 K-A) laquo lorsqursquoils nrsquoont plus rien agrave dire et qursquoils se sont totalement deacutesinteacuteresseacutes de leurs piegraveces raquo (ὅταν μηδὲν δύνωντ εἰπεῖν ἔτι κομιδῇ δ ἀπειρήκωσιν ἐν τοῖς δράμασιν)

496 Il est possible qursquoAristote nrsquoait mecircme pas estimeacute que lrsquoeacutepisode de la fuite de lrsquoarmeacutee dans lrsquoIliade comportait une occurrence drsquoune λύσις ἀπὸ μηχανῆς si les eacutediteurs qui changent le mot Ἰλιάδι pour Αὐλίδι agrave la ligne 1454b2 ont raison de le faire le second exemple donneacute par Aristote serait alors la piegravece Iphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide ougrave dans une hypotheacutetique fin perdue Arteacutemis apparaissait pour annoncer agrave Agamemnon la survie de sa fille (cf Kovacs 2002 161 le fragment donnant une version concurrente du deacutenouement se trouve chez Eacutelien HA 739) Voir toutefois les arguments de Lucas (1968 164) contre ce changement

497 Poet 241460a14-17

498 La poursuite drsquoHector par Achille et lrsquousage (illeacutegitime) de la mecirckhanecirc sont lrsquoune et lrsquoautre des occurrences de la cateacutegorie des ἄλογα (cf 1454b6 et 1460a13)

271

contraire de ce agrave quoi ils srsquoattendaient499 Or comme il a eacuteteacute dit peu auparavant la plupart des

proceacutedeacutes acceptables pour la trageacutedie le sont a fortiori pour lrsquoeacutepopeacutee puisque celle-ci est quant agrave

ses regravegles de composition moins stricte que celle-lagrave500

Drsquoailleurs le fragment 142 loin de se contenter de reacutepeacuteter lrsquoobjection agrave la mecirckhanecirc qui se

trouve dans la Poeacutetique contient aussi ndash et mecircme surtout ndash une reacuteponse au problegraveme

psychologique que repreacutesente le comportement inexplicablement teacutemeacuteraire drsquoAgamemnon La

mention par Aristote des laquo eacuteveacutenements habituels raquo (τὰ εἰωθότα γίνεσθαι) est une faccedilon

drsquoexprimer agrave lrsquoencontre du reproche implicite dans le zecirctecircma que la deacutecision drsquoAgamemnon

quoique mauvaise nrsquoen est pas moins un eacuteleacutement vraisemblable dans le reacutecit puisqursquoil est tout agrave

fait habituel (ou encore freacutequent)501 de commettre de telles erreurs502 Agrave cet argument relatif agrave la

vraisemblance de lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur de lrsquoeacutepisode srsquoajoute lrsquoargument purement poeacutetique

concernant lrsquohabitude des poegravetes drsquointroduire des dangers les deux parties de la solution portent

ainsi bel et bien sur le premier problegraveme (la deacutecision risqueacutee drsquoAgamemnon) et laissent le second

(lrsquousage de la mecirckhanecirc) sans reacuteponse 503 Le problegraveme psychologique est reacutesolu par la

combinaison de deux arguments qui mettent en valeur le contraste entre la vraisemblance interne

du comportement drsquoun personnage et la motivation artistique du poegravete

499 Pensons en particulier agrave la notion de peacuteripeacutetie deacutefinie dans la Poeacutetique (111452a23) comme laquo le renversement qui inverse lrsquoeffet des actions raquo le passage est vraisemblablement agrave rapprocher de 91452a4 (παρὰ τὴν δόξαν)

500 Les poegravemes homeacuteriques sont pour Aristote comme le prototype de la comeacutedie et de la trageacutedie agrave la fois ces derniegraveres repreacutesentant des formes plus acheveacutees de lrsquoart poeacutetique (cf Poet 41448b28-1449a6)

501 La modaliteacute de laquo lrsquohabituel raquo serait donc invoqueacutee ici pour appuyer le caractegravere vraisemblable de lrsquoeacutepisode Crsquoest lagrave ce qui semble avoir motiveacute la suggestion de Wachsmuth (1863 31) de remplacer la leccedilon transmise εἰωθότα par lrsquoexpression plus standard εἰκότα Il est vrai que dans la Poeacutetique la formule typiquement aristoteacutelicienne laquo ce qui arrive par neacutecessiteacute ou le plus souventthinsp raquo (ἐξ ἀνάγκης ἢ ὡς ἐπὶ τὸ πολύ) est reacuteguliegraverement remplaceacutee par laquo le neacutecessaire ou le vraisemblablethinsp raquo (τὸ ἀναγκαῖον ἢ τὸ εἰκὸς) Pour les raisons qui motivent possiblement ce glissement terminologique voir Frede 1992

502 Mieux encore le motif de lrsquoerreur se voit attribueacute une place preacutepondeacuterante dans la poeacutetique drsquoAristote le heacuteros tragique dont le caractegravere est somme toute vaguement deacutefini par Aristote se distingue preacuteciseacutement par ceci qursquoil est lrsquoauteur drsquoune laquo action erroneacutee raquo (ἁμαρτία) (cf Poet 1453a7-12)

503 Il est toutefois inteacuteressant de remarquer que la critique subseacutequente rapproche eacutetroitement les deux notions centrales du problegraveme qui sont ici seacutepareacutees agrave savoir lrsquooccurrence drsquoun laquo danger raquo extrecircme dans le reacutecit et le recours agrave la mecirckhanecirc cf sch bT Il 2156 laquo Il [Homegravere] amegravene les situations de crise agrave une ampleur telle que seul un dieu peut les reacutetablir Et pour les auteurs tragiques aussi il fut le premier agrave introduire des interventions de la mecirckhanecirc raquo (εἰς τοσοῦτον προάγει τὰς περιπετείας ὡς δύνασθαι θεὸν μόνον αὐτὰς μεταθεῖναι πρῶτος δὲ καὶ τοῖς τραγικοῖς μηχανὰς εἰσηγήσατο) Selon Meijering (1987 277 n106) le terme peripeteia nrsquoa geacuteneacuteralement pas dans les scholies le sens preacutecis que lui donne Aristote dans la Poeacutetique

272

Il convient toutefois de noter que si les analyses qui preacutecegravedent srsquoappliquent au texte du

fragment aristoteacutelicien (celui citeacute p 266) dans les limites que lui impose Rose la possibiliteacute

demeure que ces analyses doivent ecirctre reconsideacutereacutees par une eacuteventuelle extension significative du

fragment une extension proposeacutee notamment par R Janko504 Sans srsquoattarder speacutecifiquement sur

ce problegraveme ce dernier mentionne au passage combien le reste du texte porphyrien sur la

Διάπειρα laquo is Aristotelian in argument and expression raquo aussi selon lrsquoavis (jusqursquoici ignoreacute des

critiques) de Janko laquo the whole passage merits detailed study raquo

Suivant cette recommandation on consideacuterera ici la suite du texte de Porphyre Je reprends agrave

la derniegravere phrase du fragment 142 (citeacute supra) en modifiant la ponctuation de MacPhail afin de

connecter cette phrase agrave la suivante (ce que suggegravere drsquoailleurs la combinaison de μέν-δέ)505

φησὶ δὲ ὁ Ἀριστοτέλης ποιητικὸν μὲν εἶναι τὸ μιμεῖσθαι τὰ εἰωθότα γίνεσθαι καὶ ποιητῶν μᾶλλον τὸ κινδύνους παρεισάγειν εἰκὸς δὲ καὶ ἐκ λοιμοῦ πεπονημένους καὶ τῷ μήκει τοῦ χρόνου ἀπαυδήσαντας ndash καὶ τοῦ Ἀχιλλέως μετὰ τῆς οἰκείας δυνάμεως ἀποστάντος καὶ αὐτοῦ ἀφαιρεῖσθαι ἐν τῇ ἐκκλησίᾳ τὴν Βρισηΐδα λέγοντος εἰς φόβον τῶν ἄλλων laquo στυγέει δὲ καὶ ἄλλος ἶσον ἐμοὶ φάσθαι καὶ ὁμοιωθήμεναι ἄντα raquo καὶ θορύβου τε ἐκ τῆς ἐξαναστάσεως τοῦ Ἀχιλλέως γεγονότος ndash μὴ εὐθὺς παρακαλεῖν ἐπὶ τὴν ἔξοδον ἀλλὰ πειραθῆναι ἡγήσασθαι δεῖν εἰ οὕτως ἔχουσιν

εἰ γὰρ ἄνευ πείρας πολεμεῖν ἐκέλευε τοὺς οὕτω διακειμένους συνέβη δὲ ἀντειπεῖν τινάς ἀνάστατον ἂν ἐγίνετο τὸ πᾶν ἔργον καὶ ἐπανάστασις πάντων καὶ λοιπὸν ἡ δέησις τοῦ βασιλέως ἡ506 κόλασις τῶν ἀπειθούντων ἀναγκαία οὖν ἡ πεῖρα μετὰ τοῦ ἐναντιοῦσθαι παραγγεῖλαι τοὺς ἡγεμόνας ἐν ᾧ αὐτοὺς φθάσας ἐναντίους παρακαλεῖ γενέσθαι τῆς αὑτοῦ εἰς ἀπόστασιν τοῦ πολέμου πείρας προληφθέντες γὰρ ταῖς πρὸς αὐτὸν ὁμολογίαις ἄτοποι εὑρίσκονται μὴ κωλυταὶ γινόμενοι ὥσπερ συνέθεντο συμπράκτορες δὲ τῶν φευγόντων [hellip]

συνέβη δὲ ἃ εἰκὸς ἦν διά τε τὸ ὀργᾶν καὶ τὸ μὴ εἰδέναι εἰ ἀπεπειρᾶτο ἀσμένως ἀκοῦσαι καὶ φθάσαι ἀναστάντας πρίν τινα τῷ Ἀγαμέμνονι ἀντειπεῖν

ὁ οὖν Ἀγαμέμνων ὀρθῶς ἐβουλεύσατο οὐ γὰρ δεῖ ἐκ τῶν ἀποβαινόντων κρίνειν τὸ ὀρθῶς ἀλλ ἐκ τοῦ πῶς κατὰ λόγον ἦν ἀποβῆναι πολλὰ γὰρ παραλόγως ἐπιτυγχάνει εἴπερ γε καὶ κατορθοῦται καὶ οἱ Ἀχαιοὶ ἀνέστησαν πρίν τινα ἀντειπεῖν [hellip]

ἅμα δὲ καὶ ὁ ποιητὴς ἀγωνιᾶσθαι πεποίηκε τὸν ἀκροατήνmiddot τό τε γὰρ ἀποβῆναι καὶ τὸ πάλιν εἰς ὀρθὸν ἐλθεῖν τραγικόν καὶ τοῦ ποιητοῦ ἐπιβολὴ ἔνογκος

504 Janko 1991 54

505 Afin de ne pas laisser un μέν isoleacute MacPhail introduit un δέ apregraves καὶ ποιητῶν une proposition que je rejette (voir supra)

506 Sic mss et eds suivant la suggestion de V Liapis (comm priveacutee) peut-ecirctre faut-il supposer la chute accidentelle de la conjonction disjonctive ἤ devant lrsquoarticle ἡ (ce qui fournit drsquoailleurs un sens preacutefeacuterable agrave la phrase) laquo il ne resterait plus au roi qursquoagrave supplier ou agrave punir les deacutesobeacuteissants raquo

273

ἡ δὲ λύσις οὐκ ἀπὸ μηχανῆς ὅταν γὰρ διὰ τῶν εἰκότων γίγνηται οὐ μηχανὴ τοῦτ ἔστιν ἅμ ὅτε πρόσκειται θεός ἀλλὰ τοῦτ εἰπὼν ὃ εἰκὸς ἦν αὐτοῖς γίνεσθαι εἰς θεὸν ἀνέθηκε τὸν Ὀδυσσέα διανοηθῆναι ταῦτα δρᾶν ἃ πρᾶξαι ἂν εἰκός ἐστιν

Aristote dit qursquoil est conforme agrave lrsquoart poeacutetique de repreacutesenter les choses qui se produisent habituellement et que le fait drsquointroduire des dangers est plutocirct typique des poegravetes Drsquoautre part puisqursquoils avaient souffert de la peste et protesteacute agrave cause de la longue dureacutee ltde lrsquoexpeacuteditiongt avec Achille qui srsquoeacutetait retireacute avec toute sa puissance et Agamemnon deacuteclarant devant lrsquoassembleacutee que Briseacuteis avait eacuteteacute enleveacutee afin de faire peur aux autres ndash laquo tout autre aussi heacutesitera agrave se dire mon eacutegal et agrave se faire mon semblable raquo (1186-7) ndash et puisqursquoun tumulte srsquoeacutetait eacuteleveacute agrave cause de la mutinerie drsquoAchille il eacutetait normal de ne pas les inviter tout de suite agrave faire une sortie ltcontre lrsquoennemigt mais de juger neacutecessaire de faire un test pour voir srsquoils y eacutetaient inclineacutes

En effet srsquoil avait ordonneacute sans test preacutealable agrave des hommes dans cette disposition drsquoaller se battre et qursquoil avait pris agrave certains de protester toute lrsquoaffaire aurait eacuteteacute ruineacutee et il y aurait eu un soulegravevement de tous de sorte qursquoil ne serait plus resteacute au roi qursquoagrave supplier ou agrave punir les hommes deacutesobeacuteissants

Le test eacutetait donc une neacutecessiteacute avec la preacutecaution drsquoannoncer aux chefs qursquoils devraient srsquoopposer ltau deacutepartgt les ayant par lagrave preacutevenus il les invite agrave faire obstacle agrave son propre test consistant agrave proposer un retrait de la guerre Ayant eacuteteacute lieacutes agrave lrsquoavance par les accords conclus avec lui ils auraient eacuteteacute incoheacuterents de ne pas faire obstacle tel qursquoentendu mais plutocirct de devenir complices des fuyards [hellip]

Il srsquoest produit ce qui eacutetait naturel agrave cause de lrsquoexcitation de troupes et parce qursquoils ignoraient si Agamemnon faisait un test pour ecirctre favorablement entendu srsquoeacutetant souleveacutes ils ont agi avant que qui que ce soit puisse contredire Agamemnon Ainsi donc Agamemnon avait eacutelaboreacute correctement son plan Car il ne faut pas juger ce qui est correct en fonction des eacuteveacutenements mais selon combien il eacutetait vraisemblable qursquoils se produisent En effet beaucoup de choses arrivent de faccedilon extraordinaire mecircme si elles sont correctement meneacutees et les Acheacuteens se soulevegraverent avant que quelqursquoun ne puisse parler contre eux [hellip]

Du mecircme coup le poegravete a provoqueacute de lrsquoanxieacuteteacute chez lrsquoauditeur car crsquoest un effet tragique que de srsquoeacutegarer puis de reprendre la ligne droite et un traitement amplifieacute est propre au poegravete

De plus la solution ne vient pas drsquoun artifice Car lorsque quelque chose se produit selon le vraisemblable cela nrsquoest pas un artifice mecircme lorsqursquoun dieu est impliqueacute Mais le poegravete ayant dit ce qui allait vraisemblablement leur arriver a attribueacute agrave une diviniteacute le fait qursquoUlysse se souvienne de faire ce qursquoil eacutetait vraisemblable qursquoil fasse507 (QHI ad 273 4-17 MacPhail)

Les eacuteleacutements qui poussent Janko agrave qualifier ce texte drsquoaristoteacutelicien sont certainement au

premier chef les suivants 1) le recours constant agrave la cateacutegorie du naturel ou du vraisemblable

(εἰκός) lequel justifie agrave la fois la pertinence du plan drsquoAgamemnon et paradoxalement les

507 Cette remarque eacutevoque le concept de laquo doppel Motivation raquo (divine et humaine) employeacute par Lesky 1961 Aristote use drsquoun argument semblable au fr 151 expliquant qursquoAtheacutena a choisi Pandare pour qursquoil brise les serments en raison de son caractegravere cupide et parjure ndash ce qui suggegravere que lrsquoidentiteacute de lrsquoagent humain a une importance mecircme quand il srsquoagit drsquoobeacuteir agrave une impulsion drsquoorigine divine

274

eacuteveacutenements impreacutevus qui en deacutecoulent ainsi que les agissements drsquoUlysse (par opposition agrave une

intervention purement laquo meacutecanique raquo de la part drsquoAtheacutena) 2) le caractegravere laquo tragique raquo et palpitant

(cf ἀγωνιᾶσθαι) de lrsquoeacutepisode qui preacutesente un mouvement alternatif vers le danger et son

contraire Ces deux eacuteleacutements correspondent respectivement aux deux parties de la bregraveve solution

lieacutee explicitement au nom drsquoAristote au deacutebut du texte soit laquo les choses qui se produisent

habituellement raquo et laquo lrsquointroduction de dangers raquo Il est donc vraisemblable que le texte complet de

Porphyre deacuterive drsquoAristote ou du moins qursquoil srsquoagisse drsquoun deacuteveloppement porphyrien des deux

eacuteleacutements de solution donneacutes par Aristote La combinaison de ces eacuteleacutements de reacuteponse suggegravere

donc que les motivations artistiques du poegravete et les motivations narratives des personnages bien

que de nature radicalement diffeacuterentes peuvent fort bien justifier simultaneacutement un mecircme

eacutepisode

(e) Le mur des Acheacuteens

Dans lrsquoIliade le rempart eacuteleveacute par lrsquoarmeacutee grecque afin de proteacuteger sa flotte repreacutesente un

eacuteleacutement narratif drsquoimportance majeure puisqursquoil est le lieu de batailles nombreuses et constitue

temporairement lrsquoenjeu principal des luttes entre Troyens et Acheacuteens ces derniers eacutetant en

position trop deacutefavorable pour approcher des murs de la ville La faccedilon dont le mur est introduit

dans le reacutecit et celle dont sa destruction future est annonceacutee ont toutefois troubleacute les lecteurs

anciens et modernes drsquoHomegravere non sans raison Les traces de deacutebats anciens sur le sujet

abondent tant en ce qui concerne les circonstances de lrsquoeacuterection du mur que celles de sa

destruction508

Lrsquoavis drsquoAristote sur le sujet nous est malheureusement inconnu dans les deacutetails nrsquoeacutetant

rapporteacute que par une phrase bregraveve et allusive Strabon avec son habituel bon sens srsquointerroge

ainsi agrave un certain moment de son exposeacute sur la geacuteographie de la Troade et de lrsquoEacuteolide

καὶ μὴν τό γε ναύσταθμον τὸ νῦν ἔτι λεγόμενον πλησίον οὕτως ἐστὶ τῆς νῦν πόλεως ὥστε θαυμάζειν εἰκότως ἄν τινα τῶν μὲν τῆς ἀπονοίας τῶν δὲ τοὐναντίον τῆς ἀψυχίας ἀπονοίας μέν εἰ τοσοῦτον χρόνον ἀτείχιστον αὐτὸ εἶχον πλησίον οὔσης τῆς πόλεως καὶ τοσούτου

508 Porter 2011 examine le caractegravere paradigmatique du rempart acheacuteen pour le concept ancien de fiction En plus des textes eacutetudieacutes dans cette section (Strabon scholies Porphyre) les auteurs suivants font reacutefeacuterence en termes critiques au mur dans le reacutecit iliadique Heracl All 38 Philostr Her 277-9 Dio Chrys Or 1176 Eust Il ad 7445-63

275

πλήθους τοῦ τ ἐν αὐτῇ καὶ τοῦ ἐπικουρικοῦ (νεωστὶ γὰρ γεγονέναι φησὶ τὸ τεῖχος ἢ οὐδ ἐγένετο ὁ δὲ πλάσας ποιητὴς ἠφάνισεν ὡς Ἀριστοτέλης φησίν) ἀψυχίας δέ εἰ γενομένου μὲν τοῦ τείχους ἐτειχομάχουν ὥστε εἰσέπεσον εἰς αὐτὸ τὸ ναύσταθμον καὶ προσεμάχοντο ταῖς ναυσίν ἀτείχιστον δrsquo ἔχοντες οὐκ ἐθάρρουν προσιόντες πολιορκεῖν μικροῦ τοῦ διαστήματος ὄντος

Et certes ce qursquoon appelle encore aujourdrsquohui laquo lrsquoabri agrave navires raquo est tellement proche de la ville actuelle ltdrsquoIliongt qursquoon peut naturellement srsquoeacutetonner de la folie des uns [scil les Grecs] et au contraire de la lacirccheteacute des autres [scil les Troyens] de la folie des Grecs pour avoir laisseacute aussi longtemps leurs navires priveacutes de rempart alors que la ville eacutetait si proche avec une telle foule de soldats agrave lrsquointeacuterieur et drsquoallieacutes ndash car ltle poegravetegt dit que le rempart est apparu tardivement Ou alors crsquoest qursquoil nrsquoa mecircme pas existeacute mais que le poegravete qui lrsquoa inventeacute lrsquoa fait disparaicirctre comme le dit Aristote Et lton peut aussi srsquoeacutetonner degt la lacirccheteacute des Troyens si une fois le rempart eacuteleveacute ils srsquoy sont attaqueacutes jusqursquoagrave fondre directement sur lrsquoabri et assaillir les vaisseaux tandis que alors qursquoils avaient accegraves agrave lrsquoabri non proteacutegeacute par le rempart ils nrsquoont pas oseacute srsquoavancer et lrsquoassieacuteger en deacutepit de la courte distance qui les en seacuteparait (fr 162 Rose = Strab 13136 eacuted Radt je traduis)

Strabon qursquointeacuteresse drsquoabord le cocircteacute strateacutegique du problegraveme ne mentionne ici que

lrsquoinvraisemblance de la construction tardive du mur qui entraicircne certaines interrogations agrave propos

de lrsquoimprudence des Acheacuteens et de la lacirccheteacute des Troyens pendant les neuf anneacutees de guerre qui

ont preacuteceacutedeacute les eacutepisodes relateacutes dans lrsquoIliade Mais Strabon mentionne au passage un avis avanceacute

par Aristote qui fait eacutetat de lrsquoeacutepisode de la destruction du mur509 en mecircme temps que celui de sa

construction Lrsquoinquieacutetude de Strabon au sujet de ce mur porte donc sur une question de strateacutegie

eacuteleacutementaire comment se fait-il que les Grecs aient seulement penseacute agrave construire ce rempart agrave la

dixiegraveme anneacutee de la guerre Drsquoautre part comment les Troyens de leur cocircteacute ont-ils pu manquer

de courage au point de srsquoabstenir drsquoattaquer les vaisseaux grecs pendant les neuf anneacutees

preacuteceacutedentes alors qursquoils eacutetaient aussi vulneacuterables

Ce commentaire de Strabon reflegravete la mentaliteacute terre-agrave-terre de certains lecteurs anciens

drsquoHomegravere qui tendent agrave soumettre celui-ci agrave des critegraveres de vraisemblance historique jusque dans

les moindres deacutetails510 Par contraste la reacutefeacuterence agrave Aristote dans le texte de Strabon vise agrave

509 En veacuteriteacute on ne peut guegravere parler ici drsquoun eacutepisode le passage qui raconte cette destruction consiste en une quasi-parenthegravese au deacutebut du chant douze (1-35) agrave lrsquooccasion de laquelle le poegravete se projette en quelque sorte dans le futur pour annoncer le destin qui attend ce mur apregraves la fin de la guerre

510 Thucydide (I111) dans son reacutecit sur lrsquoexpeacutedition grecque agrave Troie parle du rempart comme srsquoil avait eacuteteacute eacuterigeacute degraves lrsquoarriveacutee des Grecs mais sans faire reacutefeacuterence agrave Homegravere Cela est peut-ecirctre attribuable agrave une volonteacute reacutevisionniste de Thucydide face agrave Homegravere ou alors il srsquoagit drsquoune simple deacuteduction baseacutee sur le bon sens et indiffeacuterente agrave la version homeacuterique (West 1969) voire influenceacutee par les poegravemes cycliques tels les Chants Cypriens (Tsagarakis 1969) Drsquoun point de vue narratif la construction du mur dans lrsquoIliade est en fait bien motiveacutee puisque plusieurs deacutetails suggegraverent que crsquoest le retrait drsquoAchille du combat qui place les Grecs en position deacutefensive (cf Boyd 1995)

276

suggeacuterer lrsquoideacutee ndash qui relegraveve aujourdrsquohui du truisme ndash que le mur pourrait bien ecirctre une invention

poeacutetique plutocirct qursquoune reacutealiteacute historique Mais la signification exacte que pouvait avoir cette

phrase dans son contexte originel est difficilement identifiable et sa tournure mecircme a quelque

chose de mysteacuterieux laquo Le poegravete qui lrsquoa inventeacute lrsquoa fait disparaicirctre raquo Apparemment il srsquoagit lagrave

drsquoune citation textuelle drsquoAristote du moins il ne semble pas y avoir de raisons de supposer

quelque modification de la part de Strabon en ce qui concerne le vocabulaire utiliseacute511

Un certain nombre de textes se trouvant dans les scholies homeacuteriques preacutesentent un

vocabulaire tregraves semblable agrave celui employeacute par Aristote Il est donc tentant drsquooffrir une

interpreacutetation du fragment aristoteacutelicien srsquoinspirant de la comparaison avec ces textes Lrsquoun des

plus frappants agrave cet eacutegard est une scholie agrave Il 7445 ougrave Poseacuteidon exprime son meacutecontentement

face agrave la construction du mur la gloire de ce mur dit-il va eacuteclipser celle du mur de Troie bacircti

par lui-mecircme et par Apollon en des temps anciens En reacuteponse agrave ce grief Zeus accorde agrave

Poseacuteidon de deacutetruire le mur entiegraverement apregraves le deacutepart de Troie des Grecs anticipant ainsi la

narration du deacutebut du chant douze La scholie en question va comme suit

ἀναιρῆσαι τὸ πλάσμα τοῦ τείχους σπουδάζων ὁ ποιητὴς ὥσπερ ἀπὸ μηχανῆς βοήθειαν πορίζεται εἰς τὸ μηδένα ἐπιζητεῖν ὕστερον τὰ τῶν τειχῶν ἴχνη οὐδενὶ δὲ ἥρμοττεν ἡ κατηγορία ἢ Ποσειδῶνι καὶ Ἀπόλλωνι ἀντιτειχιζόντων τῶν Ἑλλήνων τῷ Τρωϊκῷ τείχει καὶ ὁ μὲν Ἀπόλλων οὐ λαλεῖ ndash ἦ γὰρ ἂν εἶπεν ἡ Ἥρα laquo εἴη κεν καὶ τοῦτο τεὸν ἔπος raquo ndash Ποσειδῶν δὲ Ἑλληνικὸς ὢν θεὸς δοκεῖ ἀπαθῶς τῶν Ἑλλήνων κατηγορεῖν

Le poegravete en srsquoempressant de retirer lrsquoinvention du mur se meacutenage une porte de sortie par une sorte drsquoartifice afin que personne dans le futur ne recherche les traces des fortifications Et lrsquoaccusation ne convenait agrave personne si ce nrsquoest agrave Poseacuteidon et Apollon puisque les Grecs construisaient un rempart rivalisant avec le rempart troyen [construit par Poseacuteidon et Apollon] Et Apollon ne parle pas ndash car Heacutera aurait alors certainement pu lui dire laquo Voilagrave bien encore une ideacutee de toi [qui est pro-troyen] raquo (2456) mais Poseacuteidon parce qursquoil est un dieu pro-grec semble accuser les Grecs de faccedilon impartiale512 (schol bT Il 7445 ex)

Le mecircme sujet deacuteveloppeacute en long et en large se retrouve dans une scholie au deacutebut du livre

douze

511 Ceci est suggeacutereacute par lrsquoemploi du style direct dans la citation Contra Papadopoulou 1999 204 n5

512 Pour une discussion du sens de ἀπαθῶς voir Porter 2011 16 Ma traduction srsquoapproche de la derniegravere suggestion de Porter mais ce dernier perccediloit une critique lagrave ougrave je vois une justification le scholiaste ne blacircme pas laquo lrsquoinsensibiliteacute raquo de Poseacuteidon envers les Grecs il deacutefend plutocirct la vraisemblance de ce que les dieux pro-Grecs ndash Heacutera en particulier ndash acceptent les arguments de Poseacuteidon lequel accuse les Grecs pour des raisons religieuses crsquoest-agrave-dire en faisant fi de ses propres positions partisanes

277

τετρωμένων τῶν ἀριστέων μένειν ἐν τῇ πεδιάδι Ἕλληνες οὐκ ἐδύναντο ἀναγκαίως οὖν τὴν πεδιάδα μάχην ἐπὶ τειχομαχίαν μεταφέρειν βούλεταιmiddot τούτου γὰρ χάριν καὶ ἀνέπλασε τὴν τειχοποιΐαν ὁ ποιητής ὑπὲρ τοῦ ἀγῶνας κινῆσαι ἐπὶ τῇ τειχομαχίᾳ τοῦτο μὲν οὖν ἐπὶ τοῦ Τρωϊκοῦ τείχους ἀμήχανονmiddot θεοποίητον γάρ ὑπὲρ δὲ τοῦ μηδὲ ταύτην καταλιπεῖν τὴν ἰδέαν ἐπὶ τῷ τῶν Ἑλλήνων τείχει τὴν τειχομαχίαν ποιεῖ ἐπεὶ δὲ αὐτὸς ἀνήγειρε τὸ τεῖχος διὰ τοῦτο καὶ ἠφάνισεν αὐτό τὸν ἔλεγχον συναφανίζων

λάβοι δ ἄν τις τοῦτο πρὸς τοὺς χρόνους τοῦ ποιητοῦ διότι οὐ μετὰ πολὺ τῶν Τρωϊκῶν γέγονενmiddot εἰ γὰρ ἐνῆν ὑπονοεῖν ὅτι ἐκ τοῦ χρόνου κατέπεσε καὶ ἠφανίσθη ὡς αὐτοσχεδῶς ᾠκοδομημένον οὐκ ἂν τῷ αἰτήματι τούτῳ ἐχρήσατο ὅτι αὐτὸς Ποσειδῶν ἠφάνισεν ndash πάντας δὲ τοὺς ἐκ τῆς Ἴδης ποταμοὺς ἐπ αὐτὸ ἄγει ἐφ ἡμέρας ἐννέα καὶ τοῦ Διὸς συνεχῶς ὕοντος καὶ τοῦ Ποσειδῶνος ἀναμοχλεύοντος τὰ θεμέλια ndash οὐ δυνάμενος δὲ ἴχνος τι ἀπαιτηθῆναι τοῦ μὴ γενομένου διὰ τοῦτο καὶ οὐκ ἠρκέσθη τῇ τῆς δομήσεως ἀναιρέσει ἀλλὰ καὶ ἀμάθῳ τὸν τόπον ἐκάλυψε καὶ αἰγιαλὸς γέγονε τὸ πᾶν τούτου δὲ αἴτιον ἀποδέδωκε τὸ μηνῖσαι θεούς θυσιῶν ἐπ αὐτῷ μὴ τυχόντας οἷα καὶ τῇ οἰκοδομίᾳ αὐτοῦ εἰσήγαγε Ποσειδῶνα λέγοντα laquo οὐχ ὁράᾳς ὅτε δ αὖτε καρηκομόωντες Ἀχαιοί τεῖχος ἐτειχίσσαντο ltgt οὐδὲ θεοῖσι δόσαν κλειτὰς ἑκατόμβας  raquo

Les meilleurs eacutetant blesseacutes les Grecs ne pouvaient pas rester dans la plaine Crsquoest donc par neacutecessiteacute qursquoil cherche agrave passer de la bataille sur la plaine agrave la bataille autour du mur car crsquoest agrave cette fin que le poegravete a aussi inventeacute la construction du mur dans lrsquoideacutee de deacuteplacer lrsquoaction vers la bataille du mur Cela eacutetait impraticable agrave reacutealiser avec le mur de Troie puisque crsquoeacutetait une œuvre divine Et crsquoest pour ne pas neacuteanmoins devoir abandonner ce type ltdrsquoeacutepisodegt qursquoil a composeacute la Teichomachie autour du rempart des Grecs Mais puisqursquoil a lui-mecircme eacuterigeacute le mur pour cette raison il lrsquoa aussi fait disparaicirctre faisant disparaicirctre du mecircme coup le teacutemoignage propre agrave le confondre

On pourrait comprendre en ce qui concerne lrsquoeacutepoque du poegravete qursquoil nrsquoa pas veacutecu longtemps apregraves la guerre de Troie Car srsquoil avait eacuteteacute possible de penser que crsquoest avec le temps que le mur est tombeacute et qursquoil a disparu ayant eacuteteacute construit de faccedilon improviseacutee il nrsquoaurait pas fait usage de cet expeacutedient (ie du fait que crsquoest Poseacuteidon lui-mecircme qui lrsquoa fait disparaicirctre ndash il amegravene vers lui pendant neuf jours tous les fleuves qui viennent de lrsquoIda [cf 1219-25] ndash avec en plus Zeus qui fait pleuvoir continuellement et Poseacuteidon qui soulegraveve les fondations [cf 25-32]) nrsquoeacutetant pas en mesure de reacutepondre agrave la demande drsquoune preuve mateacuterielle de ce qui nrsquoa jamais existeacute Crsquoest pourquoi aussi il ne lui a pas suffi de deacutetruire la construction mais il a aussi recouvert le site de sable et le tout a repris lrsquoapparence drsquoune plage Crsquoest pour cette raison qursquoil a repreacutesenteacute la colegravere des dieux qui nrsquoavaient pas reccedilu les offrandes pour le mur deacutetails qursquoil a introduit dans le reacutecit ainsi que Poseacuteidon disant concernant la faccedilon dont le mur est construit laquo Ne le vois-tu pas une fois de plus les Acheacuteens chevelus viennent drsquoeacutelever un murhellip sans avoir offert aux dieux drsquoillustres heacutecatombes raquo (7448-50) (schol bT Il 123-35 ex)

 Ces textes abondent en explications apologeacutetiques sur nombre de points de deacutetail relatifs agrave

lrsquoeacutepisode de la construction du mur de sa destruction de la Teichomachie des motivations des

personnages divins concerneacutes etc Dans la premiegravere scholie lrsquoauteur tente notamment de

deacutefendre la vraisemblance des raisons fournies par Homegravere pour expliquer la colegravere ndash en

apparence ridicule ndash des deux dieux contre le rempart grec en particulier celle de Poseacuteidon qui

est pourtant un dieu helleacutenophile La seconde scholie srsquoattaque directement agrave la vaste question de

278

la place du rempart dans lrsquoeacuteconomie narrative du poegraveme avanccedilant agrave juste titre que le poegravete a creacuteeacute

le mur drsquoabord dans le but de creacuteer une Teichomachie crsquoest-agrave-dire une bataille autour du mur

crsquoest un deacutesir de montrer ses talents dans la composition de ce genre (ἰδέα) narratif qui a motiveacute

Homegravere agrave introduire la construction du mur

Mais lrsquoideacutee la plus frappante qui est preacutesente dans lrsquoun et lrsquoautre textes est qursquoHomegravere est agrave ce

point soucieux de conserver agrave son reacutecit les apparences de la veacuteriteacute qursquoil use drsquoun proceacutedeacute

intra-narratif nommeacutement la destruction du mur par les dieux pour eacuteviter drsquoecirctre confondu par un

eacuteventuel teacutemoignage archeacuteologique ndash puisqursquoil nrsquoy a dans la reacutealiteacute aucune trace du mur eacuteleveacute

par les Grecs sur le site de Troie La seconde des deux scholies va jusqursquoagrave deacuteduire un eacuteleacutement

biographique sur le poegravete attribuant lrsquoanxieacuteteacute de ce dernier agrave ecirctre convaincu de mensonge au fait

qursquoil a veacutecu peu apregraves la guerre de Troie crsquoest-agrave-dire agrave un moment ougrave il lui eacutetait impossible

drsquoattribuer lrsquoabsence du mur aux ravages du temps Dans la premiegravere scholie au contraire

Homegravere se meacutenage apparemment une deacutefense permanente afin que personne dans le futur ne

cherche agrave identifier les restes du rempart acheacuteen

Ces textes entretiennent une ressemblance frappante avec quelques scholies portant sur le sort

final des Pheacuteaciens dans lrsquoOdysseacutee ce peuple dont le poegravete agrave lrsquoinstar du mur des Acheacuteens

annonce la disparition (quoiqursquoen termes plus ambigus) Au vers qui rapporte lrsquointention de

Poseacuteidon de couvrir leur ville drsquoune montagne pour se venger de lrsquoaide qursquoils ont apporteacutee agrave

Ulysse (Od 13152) on trouve la scholie suivante

ἵνα μὴ ζητῶμεν νῦν ὅπου οἱ Φαίακές εἰσινmiddot φαίνεται γὰρ τὰ περὶ αὐτῶν

Cela vise agrave ce qursquoon ne cherche pas aujourdrsquohui lrsquoendroit ougrave vivent les Pheacuteaciens En effet le poegravete suggegravere ce qui leur arrive (schol Q Od 13152)

Quant agrave laquo ce qui arrive raquo aux Pheacuteaciens lrsquoauteur de la scholie Q partage vraisemblablement

lrsquoopinion eacutemise agrave la scholie au vers 185 ougrave le narrateur passe de faccedilon deacutefinitive aux deacuteboires

drsquoUlysse agrave Ithaque et abandonne le peuple des Pheacuteaciens en train de sacrifier agrave Poseacuteidon dans

lrsquoespoir de preacutevenir la vengeance du dieu sans dire explicitement ce qui adviendra drsquoeux

κατὰ τὸ σιωπώμενον ἠφανίσθησαν τὰ γὰρ κυρωθέντα ὑπὸ θεῶν ἐξ ἀνάγκης πληροῦται

Implicitement ils ont eacuteteacute annihileacutes Car les deacutecrets des dieux se reacutealisent neacutecessairement (schol V Od 13185)

279

Ainsi selon lrsquoauteur de la scholie au vers 13152 le poegravete laquo suggegravere raquo la disparition des

Pheacuteaciens pour la mecircme raison qursquoil annonce la destruction du mur des Acheacuteens soit afin de ne

pas ecirctre reacutefuteacute par le teacutemoignage qursquooffre la reacutealiteacute geacuteographique

La ressemblance entre la remarque drsquoAristote et le contenu de ces scholies ndash en particulier

lrsquousage de termes comme πλάσμα ἀναιρῆσαι et ἀφανίζειν (et mots de mecircme famille) ndash peut

laisser croire qursquoAristote voulait preacuteciseacutement dire la mecircme chose que le scholiaste et par

conseacutequent qursquoil attribuait lui aussi agrave Homegravere une preacutetention agrave la veacuteriteacute historique513 Toutefois

la distinction de principe qursquoeacutetablit Aristote entre lrsquohistoire et la poeacutesie rend ceci improbable

Lrsquoattribution au poegravete drsquoune telle soumission aux contraintes de la reacutealiteacute geacuteographique serait

sans parallegravele chez lui Cela nrsquoempecircche pas toutefois que les sources qui se cachent derriegravere ces

scholies aient eacuteteacute partiellement influenceacutees par Aristote drsquoautant plus que des liens entre celui-ci

et le corpus des scholies exeacutegeacutetiques a eacuteteacute mis en lumiegravere par des travaux reacutecents514 Si crsquoest le

cas le contenu de ces scholies constitue peut-ecirctre un deacuteveloppement drsquoun texte aristoteacutelicien un

deacuteveloppement allant toutefois bien au-delagrave de ce qursquoAristote lui-mecircme aurait admis eu eacutegard

aux conclusions historiques et biographiques qui sont tireacutees au sujet drsquoHomegravere

Selon une autre interpreacutetation de la remarque drsquoAristote515 celle-ci consisterait agrave souligner le

caractegravere non traditionnel de la preacutesence du mur acheacuteen dans la leacutegende de la guerre de Troie Il

faudrait alors supposer que lrsquoIliade eacutetait agrave lrsquoeacutepoque drsquoAristote la seule version de la leacutegende agrave

contenir cet eacuteleacutement narratif et que crsquoest preacuteciseacutement agrave cette innovation personnelle drsquoHomegravere

que fait reacutefeacuterence Aristote516

Il est vrai que le terme πλάσμα et les mots de mecircme famille peuvent avoir le sens speacutecifique

drsquolaquo invention raquo (propre agrave un seul poegravete) par contraste avec la tradition agrave laquelle se rattache le

sujet traiteacute par ce poegravete517 Mais lrsquousage de ces mots entre lrsquoeacutepoque archaiumlque et lrsquoeacutepoque

helleacutenistique est extrecircmement varieacute et inclut notamment le sens de laquo fausseteacute raquo (jugement

513 Scodel 1982 33 n2

514 Cf Richardson 1980 1983

515 Cf Boyd 1995 187

516 Boyd 1995 suggegravere de potentielles versions concurrentes du reacutecit raconteacute dans lrsquoIliade sur la base de certains indices et du laquo fonds raquo theacutematique du poegraveme que nous posseacutedons

517 Papadopoulou 1998

280

peacutejoratif) ou encore de laquo fiction raquo plausible Pris en leur sens le plus geacuteneacuteral ces mots deacutesignent

la nature fictionnelle des compositions poeacutetiques sans autre preacutecision quant au rapport de ces

inventions avec la tradition qui les preacutecegravede

Par ailleurs si lrsquointention drsquoAristote eacutetait originellement de pointer la responsabiliteacute drsquoHomegravere

dans lrsquointroduction du mur dans la leacutegende iliadique on peut se demander en quoi la mention de

la destruction de ce mur est pertinente Le fait que le poegravete laquo deacutetruise raquo (ἠφάνισεν) le mur dans le

cadre de son reacutecit nrsquoest certainement pas eacutequivalent agrave celui de restaurer la tradition sous sa forme

premiegravere ougrave ce mur aurait eacuteteacute complegravetement absent du deacutebut agrave la fin Serait-ce donc par une sorte

de laquo modestie raquo poeacutetique que le poegravete aurait ainsi fait subir agrave son invention une destruction

intra-narrative sorte de compensation pour lrsquoaffront que cette invention avait fait agrave la tradition

Pourtant dans la conception aristoteacutelicienne du travail poeacutetique rien ne justifie une telle

modestie ni un tel deacutesir de laquo racheter raquo une invention Au contraire Aristote est le premier agrave

reconnaicirctre aux poegravetes le droit drsquoinventer et de modifier les histoires traditionnelles (cf Poet

1451b22-25)

Puisque le mur des Acheacuteens a troubleacute de nombreux lecteurs anciens de lrsquoIliade il est plus que

vraisemblable que le texte aristoteacutelicien drsquoougrave provient le fragment 162 soit assignable agrave son

recueil de Ζητήματα Ὁμηρικά et plus preacuteciseacutement agrave une discussion consistant agrave reacutesoudre une ou

plusieurs laquo difficulteacutes raquo relatives au mur dans le reacutecit Or srsquoil eacutetait possible drsquoidentifier le contenu

du zecirctecircma auquel la remarque drsquoAristote offrait une partie de la reacuteponse il serait alors

certainement plus aiseacute de deacuteterminer la teneur de cette reacuteponse ainsi que le sens de la phrase

eacutenigmatique ὁ πλάσας ποιητὴς ἠφάνισεν

Or la principale question qui est naturellement susciteacutee par cet eacutepisode est preacutesenteacutee par

Porphyre dans ses propres Questions homeacuteriques dans deux textes qui ne font pas mention

drsquoAristote mais qui selon toute probabiliteacute se fondent ultimement sur ce dernier518

a διὰ τί τὸ τεῖχος οἱ μὲν Ἀχαιοὶ μιᾷ ἡμέρᾳ ἐποίησαν ὁ δὲ Ἀπόλλων καὶ ὁ Ποσειδῶν ἐννέα ἡμέραις κατέβαλον ἄλογον γὰρ τὸ μὲν χαλεπώτερον ῥᾳδίως τοὺς ἀνθρώπους ποιῆσαι τὸ δὲ ῥᾷον τὸ καταβαλεῖν τοῦ οἰκοδομῆσαι τοὺς θεοὺς μόλις

518 Erbse (1960 61 sqq) a montreacute que Porphyre eacutetait en possession du recueil de Questions homeacuteriques drsquoAristote dans sa forme originale Il est probable que de nombreux passages du traiteacute porphyrien relegravevent ultimement drsquoAristote mecircme si son nom nrsquoy apparaicirct pas

281

ῥητέον δέmiddot οὐκ εἰς τὸ καταβαλεῖν ταῖς ἐννέα ἡμέραις κέχρηται ἀλλ εἰς τὸ ἁλίπλοα γενέσθαι καὶ τὰ θεμέλια καὶ εἰς τὴν θάλασσαν κατενεχθῆναι laquo φιτρῶν καὶ λάων τὰ θέσαν μογέοντες Ἀχαιοί raquo καὶ ἔτι λειῶσαί τε τὸν τόπον καὶ laquo αὖθις δ ἠιόνα μεγάλην ψαμάθοισι raquo καλύψαι οὐ μὴν τὰ πρὸς τὸ καταβαλεῖν συνηρτημένα εἰς τὸ τέλειον τοῦ ἀφανισμοῦ καὶ τῆς ἠιόνος τὴν εἰς τὸ ἐξ ἀρχῆς ἀποκατάστασιν ἅμα δὲ καὶ τῷ ποιητῇ ἡ μὲν τῶν Ἀχαιῶν τειχοποιία οὐ παρεῖχε τὴν διατριβήνmiddot οὐ γὰρ εὐπρεπὲς τοὺς ἀριστέας ποιῆσαι λιθοφοροῦντας ἡ δὲ τῶν θεῶν ltδιάλυσιςgt μεγαλοπρεπήςmiddot τοῖς γὰρ ποταμοῖς καὶ τῇ τριαίνῃ διέλυον τὸ τεῖχος

Καλλίστρατος δὲ ἠξίου laquo ἓν δ ἦμαρ ἐς τεῖχος raquo γράφειν δασύνοντας τὸ ἕν ἐπεὶ μηδέποτε καθ ἑαυτὸ τὸ ἐννῆμαρ ὁ ποιητὴς εἴρηκεν ἀλλὰ πάντως ἐπάγων τὴν δεκάτηνmiddot laquo ἐννῆμαρ μὲν ἀνὰ στρατόνhellip τῇ δεκάτῃ τε raquo

b ἄλογον τοὺς μὲν ἀνθρώπους ποιῆσαι μιᾷ ἡμέρᾳ τὸ τεῖχος τοὺς δὲ θεοὺς ἐννέα ἡμέραις καθελεῖν οἱ μὲν οὖν ἐκ τῆς λέξεως λύουσιmiddot τὸ γὰρ laquo ἐννῆμαρ raquo εὐεπιπτώτως λέγουσι λέγειν Ὅμηρον οἱ δὲ δασύνουσιν ἵνα ᾖ laquo ἓν ἦμαρ raquo οἱ δὲ ἀπὸ τοῦ καιροῦ ὅτι τότε βουλόμενος παντάπασιν ἐξαλεῖψαι τὸ τεῖχος πλασθὲν ὑπ αὐτοῦ τοσοῦτον χρόνον ἐποίησε τῆς καθαιρέσεως οἱ δὲ ἀπὸ τοῦ προσώπουmiddot οὐ γὰρ πρέπει τοὺς ἀριστέας εἰσάγειν τειχοδομοῦντας ἐν πολλαῖς ἡμέραις ἀπρεπεστέρας οὔσης τῆς ὑπηρεσίας

a Pourquoi les Acheacuteens ont-ils fait le mur en un seul jour tandis qursquoApollon et Poseacuteidon lrsquoont jeteacute par terre en neuf jours Car il est illogique que les hommes reacutealisent plus facilement la tacircche la plus difficile et que les dieux peinent agrave jeter par terre la construction ce qui est plus facile

Il faut dire ce nrsquoest pas pour jeter par terre le mur qursquoil a fallu neuf jours mais pour le recouvrir drsquoeau pour que les fondations laquo de bucircches et de pierres que les Acheacuteens placegraverent en peinant raquo (1229) se retrouvent dans la mer et aussi pour rendre le site lisse et cacher laquo de nouveau avec les sables le large rivage raquo (1231) Cependant les eacuteleacutements en lien avec la destruction du mur ne sont pas lagrave dans le but de finaliser la disparition du mur et la restauration du rivage agrave son eacutetat originel De plus la construction du mur par les Acheacuteens nrsquooffrait pas au poegravete un sujet sur lequel srsquoattarder car il nrsquoest pas convenable de repreacutesenter des chefs qui transportent des pierres Mais la destruction des dieux est magnifique car ils ont deacutetruit le mur avec des fleuves et le trident

Mais Callistratos juge bon drsquoeacutecrire laquo vers le mur en un seul jour raquo en mettant une aspiration sur le mot ἕν puisque le poegravete nrsquoa jamais utiliseacute toute seule lrsquoexpression laquo pendant neuf jours raquo mais toujours en ajoutant le dixiegraveme par exemple laquo pendant neuf jourshellip mais le dixiegravemehellip raquo (Il 153-54) (QHI ad 1225 1-7 MacPhail)

b Il est illogique que les hommes fassent le mur en un seul jour mais que les dieux le deacutetruisent en neuf jours Certains donnent une solution sur la base de lrsquoexpression ils disent qursquoHomegravere utilise le mot laquo en neuf jours raquo (ἐννῆμαρ) par habitude Drsquoautres placent une aspiration afin drsquoavoir laquo une seule journeacutee raquo (ἓν ἦμαρ) Drsquoautres donnent une solution baseacutee sur lrsquooccasion voulant agrave ce moment-lagrave totalement obliteacuterer le mur qursquoil avait inventeacute il a repreacutesenteacute une aussi longue peacuteriode de temps pour la deacutemolition Drsquoautres donnent une solution baseacutee sur les personnages car il ne convenait pas de mettre en scegravene des nobles eacuterigeant des murs pendant plusieurs jours le travail leur eacutetant plutocirct inapproprieacute (QHI Epitomai ad 1225 1-4 MacPhail)

Par contraste avec les scholies citeacutees plus haut qui font allusion agrave une multipliciteacute de

problegravemes ces textes de Porphyre se concentrent sur la seule incoheacuterence que preacutesente le fait que

282

les dieux fassent appel agrave de super-pouvoirs pendant plusieurs jours pour se deacutebarrasser drsquoun

bacirctiment preacutecaire eacuterigeacute en une seule journeacutee par des hommes519 En revanche Porphyre fournit

une multipliciteacute de solutions qui ont lrsquoavantage drsquoecirctre eacutenumeacutereacutees lrsquoune agrave la suite de lrsquoautre et

drsquoillustrer au mieux les principaux types de solutions qui reviennent continuellement dans les

traiteacutes zeacuteteacutematiques Les deux solutions baseacutees sur la lexis consistent lrsquoune agrave attribuer agrave une sorte

de hasard ou drsquohabitude520 le choix du poegravete de dire que la destruction du mur a dureacute neuf jours

lrsquoautre agrave modifier lrsquoaccentuation et lrsquoaspiration afin que cette destruction ne dure qursquoun seul jour

La solution ἀπὸ τοῦ καιροῦ est plus difficile agrave comprendre mais lrsquoargument de Porphyre est

clairement temporel crsquoest parce que le poegravete agrave ce moment-lagrave (τότε) a voulu abolir

deacutefinitivement le mur inventeacute qursquoil a repreacutesenteacute un aussi long (τοσοῦτον χρόνον) nettoyage du

site

La preacutesence des termes relatifs agrave lrsquoinvention personnelle drsquoHomegravere (πλασθὲν ὑπrsquo αὐτοῦ) et agrave

lrsquoobliteacuteration complegravete (παντάπασιν ἐξαλεῖψαι) rappelle les explications donneacutees dans les deux

scholies citeacutees plus haut voulant que le poegravete ait tenteacute drsquoeffacer les traces de son invention par

crainte drsquoecirctre confondu Puisque lrsquoauteur de la scholie agrave Il 123-35 eacutetablit un lien entre la

destruction du mur et lrsquoeacutepoque du poegravete (πρὸς τοὺς χρόνους τοῦ ποιητοῦ) deacuteduisant de son

deacutesir drsquoeffacer le mur la proximiteacute temporelle du poegravete par rapport aux eacuteveacutenements raconteacutes

peut-ecirctre faut-il ici comprendre lrsquoexpression ἀπὸ τοῦ καιροῦ de Porphyre au sens de laquo sur la base

519 Un zecirctecircma de mecircme nature se trouve en schol Hes Theog 56 R2WLZTK ougrave le scholiaste srsquointerroge eacutegalement sur la diffeacuterence entre les dureacutees requises pour qursquoune certaine laquo tacircche raquo soit accomplie par un homme et par un dieu et fournit deux solutions alleacutegoriques laquo Comment se fait-il qursquoHeacuteracklegraves ait pu deacuteflorer et engrosser cinquante jeunes filles en une seule nuit et ainsi engendrer cinquante et un enfants (la premiegravere ayant donneacute naissance agrave des jumeaux) tandis que Zeus a eu besoin de neuf jours lorsqursquoil deacutecida de srsquounir agrave Mnecircmosynecirc afin de concevoir les Muses Crsquoest parce qursquoil [scil Heacutesiode] sait que le deacutesir qui pousse vers les Muses et le plaisir ne sont obtenus que lentement Ou alors crsquoest parce qursquoil a utiliseacute le chiffre parfait ce qui explique aussi pourquoi ce sont neuf Muses qui ont eacuteteacute engendreacutees car il ne manque rien aux Muses raquo (πῶς Ἡρακλῆς ἐν μιᾷ νυκτὶ πεντήκοντα διεκόρησε κόρας καὶ κυῆσαι πεποίηκεν ὥστε καὶ τεκεῖν πεντήκοντα καὶ ἓν τέκνα τῆς πρώτης δίδυμα τεκούσης Ζεὺς δὲ ἐννέα ἡμερῶν ἐδεήθη ὅτε χρείαν ἔσχε Μνημοσύνῃ συγγενέσθαι πρὸς σύλληψιν τῶν Μουσῶν εἰδὼς ὅτι ὁ πρὸς τὰς Μούσας ἔρως καὶ ἡ ἡδονὴ βραδέως ἀνύεταιmiddot ἢ ὅτι τῷ ἐντελεῖ κέχρηται ἀριθμῷ ὅθεν καὶ ἐννέα τίκτονται Μοῦσαιmiddot οὐδὲν γὰρ ἐλλεῖπον ταῖς Μούσαις)

520 Le terme εὐεπιπτώτως employeacute par Porphyre est un hapax Selon Porter (2011 6 n13) le sens est agrave rapprocher de celui du mot εὐεπίφορος qui tend agrave un terme freacutequemment utiliseacute par les grammairiens pour deacutesigner les habitudes linguistiques des poegravetes La base du mot πτω- (cf πότμος) eacutevoque quant agrave elle la part de hasard dans le choix des mots Quoi qursquoil en soit il est clair que Porphyre veut dire que le mot ἐννῆμαρ ne doit pas ecirctre surinterpreacuteteacute

283

de lrsquoeacutepoque du poegravetethinsp raquo ndash un usage qui concorde avec au moins une autre occurrence de cette

expression chez Porphyre (voir supra p 96)521

La derniegravere solution dans la liste de Porphyre est celle dite laquo sur la base du personnage raquo (ἀπὸ

τοῦ προσώπου) une expression qui dans la critique ancienne inclut aussi bien les personnages

proprement dits que le poegravete-narrateur lui-mecircme Ce type de solution est intimement lieacute agrave la

notion de πρέπον522 soit ce qursquoil convient de faire ou de dire pour un personnage donneacute En

lrsquooccurrence Porphyre ou sa source fait remarquer que la construction rapide du mur est agrave mettre

au compte de la convenance puisqursquoil y aurait eu quelque chose drsquoindigne dans le fait drsquoallonger

une scegravene de travail manuel reacutealiseacute par des personnages nobles La destruction cataclysmique du

mur par les dieux quant agrave elle produit un effet grandiose (μεγαλοπρεπής) tout agrave fait adapteacute agrave ces

personnages divins Le contraste entre le temps de construction et le temps de destruction du

rempart srsquoexplique donc non pas par des motivations narratives mais par des motivations

artistiques et rheacutetoriques invraisemblable en soi ce contraste permet neacuteanmoins drsquoexacerber la

digniteacute des personnages concerneacutes

Cette derniegravere solution est certainement la plus susceptible de deacuteriver drsquoAristote Le contenu ndash

certes squelettique ndash qui nous reste du commentaire drsquoAristote trahit manifestement une

preacuteoccupation technique quelle que soit sa signification exacte la phrase laquo le poegravete qui lrsquoa

inventeacute lrsquoa deacutetruit raquo met lrsquoaccent sur le poegravete et en particulier sur lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur (ὁ πλάσας

ποιητής) et de lrsquoannihilateur (ἠφάνισεν) Il ne srsquoagissait donc pas drsquoune solution interne baseacutee

sur lrsquoexplicitation de certains eacuteleacutements du reacutecit contrairement agrave de nombreuses autres de ses

solutions mais plutocirct drsquoune solution faisant appel au rocircle et aux moyens techniques du poegravete

Au niveau syntaxique le plus eacuteleacutementaire la phrase drsquoAristote dans le contexte ne peut

drsquoailleurs ecirctre interpreacuteteacutee de faccedilon vraisemblable que de deux faccedilons

1) En donnant un sens causal au participe πλάσας laquo Le poegravete parce qursquoil lrsquoa inventeacute lrsquoa fait

disparaicirctre raquo Une telle interpreacutetation irait dans le sens des scholies (et possiblement de la solution

porphyrienne ἀπὸ τοῦ καιροῦ) en attribuant agrave Homegravere une sorte de culpabiliteacute creacuteatrice qui

521 Cette mecircme expression deacutesigne aussi souvent un moment du reacutecit voire une laquo occasion raquo au sens rheacutetorique Sur la polyseacutemie de lrsquoexpression voir Carroll 1895 39 (qui ne reacutepertorie toutefois pas le sens proposeacute ici)

522 Sur cette notion voir lrsquoeacutetude classique de Pohlenz 1933 dont lrsquoune des rares faiblesses est qursquoelle neacuteglige le rapport entre les eacutecoles peacuteripateacuteticienne et alexandrine (cf Lundon 1997 10)

284

lrsquoaurait pousseacute agrave eacuteliminer un eacuteleacutement narratif agrave lrsquointeacuterieur mecircme du reacutecit ougrave il a eacuteteacute inventeacute Cette

interpreacutetation est globalement improbable puisqursquoelle consiste agrave attribuer agrave Aristote une

conception de la poeacutesie qui lui est eacutetrangegravere comme je lrsquoai mentionneacute deacutejagrave

2) En donnant un sens deacuteterminatif au participe (grammaticalement la lecture la plus

naturelle) ce qui consiste agrave souligner lrsquoidentiteacute de la personne en cause laquo Crsquoest le (mecircme) poegravete

qui lrsquoa inventeacute qui lrsquoa fait disparaicirctre raquo

Dans ce dernier cas le but de la remarque drsquoAristote aurait eacuteteacute de pointer vers le double statut

drsquoHomegravere dans le poegraveme celui-ci est drsquoabord le poegravete (ὁ ποιητής) ie le creacuteateur lrsquoinventeur (ὁ

πλάσας) mais aussi celui qui meacutetonymiquement deacutetruit (ἠφάνισεν) le mur ie celui qui en

raconte la destruction future Dans le monde fictionnel-mimeacutetique le sujet du verbe πλάττειν

devrait ecirctre lrsquoarmeacutee grecque et celui du verbe ἀφανίζειν les dieux Apollon et Poseacuteidon

crsquoest-agrave-dire deux sujets diffeacuterents Par contraste le sujet unique de ces verbes dans le fragment

aristoteacutelicien ne peut manquer drsquoattirer lrsquoattention sur le cumul des rocircles deacutevolus au poegravete

lrsquoultime auteur de toutes les actions repreacutesenteacutees dans son poegraveme

Du point de vue mimeacutetique il est certes eacutetrange que Poseacuteidon et Apollon srsquoacharnent ainsi

pendant neuf jours complets agrave eacuteliminer toute trace que ce soit du mur des Acheacuteens mecircme si lrsquoon

admet la vraisemblance de cette colegravere pueacuterile des dieux pauvrement motiveacutee au niveau narratif

on ne pourrait guegravere imaginer une vengeance moins efficace que celle-ci agrave un moment ougrave les

Grecs ont deacutejagrave quitteacute les lieux et nrsquoont plus rien agrave faire de ce mur La reacuteponse drsquoAristote

consisterait donc agrave recadrer notre lecture du passage en tenant compte non plus des motivations

psychologiques des personnages mais des motivations estheacutetiques du poegravete Ce ne sont pas les

dieux mais bien le poegravete qui a laquo effaceacute raquo le mur crsquoest-agrave-dire qui en a raconteacute la disparition Ce

serait donc de nouveau la distinction entre la voix du poegravete et celle de ses personnages qui serait

au centre de la solution Cette solution suggegravere que la toute-puissance des dieux qui srsquoexprime

dans le cataclysme qui srsquoabat sur le mur est en quelque sorte celle du poegravete agrave lrsquoinstar de

lrsquoomniscience qui caracteacuterise agrave la fois les personnages divins et le poegravete-narrateur

Eacutetant donneacute lrsquoabondance de commentaires anciens sur lrsquoeacutepisode du mur des Acheacuteens il serait

certes eacutetonnant de ne trouver aucune trace de lrsquoopinion drsquoAristarque ou de ses collegravegues

alexandrins sur cette question Or les scholies nous apprennent que par un exceptionnel

consensus les trois figures de proue de la philologie alexandrine ndash Zeacutenodote Aristophane et

285

Aristarque ndash ont identiquement condamneacute le passage rapportant la bregraveve assembleacutee divine du

chant sept dans laquelle Poseacuteidon expose ses griefs contre le mur et Zeus lui accorde de le

deacutetruire plus tard

καθόλου δὲ τὴν τῶν θεῶν ἀγορὰν ἠθέτουν οἱ περὶ Ζηνόδοτον καὶ Ἀριστοφάνη καὶ αὐτὸς Ἀρίσταρχος

Zeacutenodote et Aristophane ainsi qursquoAristarque lui-mecircme atheacutetisent au complet lrsquoassembleacutee des dieux (schol A Il 7443-64b1 Did)

La raison de cette atheacutetegravese est donneacutee dans la scholie drsquoAristonicos au mecircme passage

ἕως τοῦ laquo ὣς οἱ μὲν τοιαῦτα πρὸς ἀλλήλους ἀγόρευον raquo (464) ἀθετοῦνται στίχοι εἴκοσι δύο ὅτι περὶ τῆς ἀναιρέσεως τοῦ τείχους λέγει πρὸ τῆς τειχομαχίας ὡς ἂν μὴ προειρηκὼς ἐνθάδε

Vingt-deux vers sont atheacutetiseacutes (jusqursquoagrave laquo Ainsi srsquoadressaient-ils ces paroles raquo) parce que le poegravete parle de la destruction du rempart juste avant la Teichomachie (cf 123-35) comme srsquoil nrsquoen avait pas deacutejagrave eacuteteacute question ici (schol A Il 7443-64a Ariston)

Lrsquoatheacutetegravese est donc motiveacutee par lrsquoincoheacuterence entre les deux passages ougrave il est question de la

destruction du rempart puisque au deacutebut du livre douze ougrave Apollon et Poseacuteidon passent agrave lrsquoacte

il nrsquoest fait aucune allusion agrave la discussion preacutealable entre Zeus et Poseacuteidon au sujet du rempart

La place du rempart lui-mecircme dans le reacutecit ndash soit le moment de son eacuterection et celui de sa

destruction ndash semble quant agrave elle avoir eacuteteacute accepteacutee sereinement par les Alexandrins si crsquoest bien

agrave eux que fait reacutefeacuterence Eustathe lorsqursquoil rapporte que laquo Crsquoest lrsquoopinion commune parmi les

Anciens que ce mur des Grecs est une invention homeacuterique raquo523 La nature fictionnelle du mur des

Acheacuteens apparaicirct ainsi comme un enjeu majeur dans les deacutebats de la critique homeacuterique

ancienne524 un deacutebat dans lequel la position trancheacutee drsquoAristote a laisseacute une trace durable face

aux lectures historicistes et litteacuteralistes repreacutesenteacutees dans les scholies exeacutegeacutetiques

(f) Thersite laquothinsp effaceacutethinsp raquo

Un autre problegraveme homeacuterique preacutesenteacute par Porphyre entretient des ressemblances frappantes

avec celui du mur des Acheacuteens et bien qursquoil ne fasse mention drsquoaucune source preacutecise il semble

au moins vraisemblable que Porphyre srsquoy soit inspireacute drsquoAristote Le zecirctecircma porte sur une scegravene

523 τὸ Ἑλληνικὸν τοῦτο τεῖχος ἀρέσκει τοῖς παλαιοῖς πλάσμα εἶναι Ὁμηρικόν (Eust Il 24935-6)

524 Cf Porter 2011

286

ceacutelegravebre celle ougrave Ulysse raille et bat Thersite un guerrier de meacutediocre naissance et reacuteputation qui

srsquoest risqueacute agrave faire des reproches agrave Agamemnon

διὰ τί ἐπὶ τῷ Θερσίτῃ πληγὰς λαβόντι καὶ γελοίως δακρύσαντι καὶ τοὺς Ἕλληνας καίπερ ἐφ οἷς ἐπεπόνθεισαν ὑπὸ τοῦ Ἀγαμέμνονος λελυπημένους γελάσαι ποιήσας ἐπὶ τῷ Θερσίτῃ αἰσχρῶς δακρύοντι οὐκ ἠρκέσθη ὁ ποιητὴς εἰπὼν laquo οἱ δὲ καὶ ἀχνύμενοί περ ἐπ αὐτῷ ἡδὺ γέλασσαν raquo ἀλλὰ καὶ προστίθησι καὶ λόγους δὲ λεγομένους τοιούτουςmiddot laquo ἦ δὴ μυρί Ὀδυσσεὺς ἐσθλὰ ἔοργε βουλάς τ ἐξάρχων ἀγαθὰς πόλεμόν τε κορύσσων raquo καὶ τὰ ἑξῆς οὐ γὰρ ἀκόλουθον τῷ γέλωτι γνωμολογεῖν ἀλλὰ μᾶλλον ἐπισκώπτειν ἤ τι τοιοῦτον διασύροντας καὶ ἐπιτωθάζοντας λέγειν

φαίνεται δὲ ὁ ποιητὴς ἐνδείκνυσθαι διὰ τοῦ λόγου τούτου ἀνακειμένου τῷ πλήθει ὅτι πᾶν τὸ ἄκοσμον τῶν πολλῶν ἤδη κατέσταλται καὶ τὸ στασιῶδες αὐτῶν ἐξῄρηται καὶ ὅλως τὸ κατεξανίστασθαι τοὺς φαύλους τῶν κρειττόνων καὶ νομίζειν αὑτοῖς ἐξουσίαν εἶναι τοῦ καὶ λέγειν ὃ βούλονται καὶ ποιεῖν πεπαυμένου ἤδη ὑβριστοῦ καὶ ἐπεσβόλου τοῦ ἐκ τοῦ τολμᾶν ἐκκλησιάζειν ἅμα δὴ καὶ ἄλλο τι προσοικονομεῖσθαι

ἐπεὶ γὰρ οὐκέτι μνησθήσεσθαι Θερσίτου ἔμελλεν ἀλλὰ πρὸς ὀλίγον χρησάμενος ἐξαιρήσειν πᾶσαν αὐτοῦ μνήμην ἐκ τῆς ποιήσεως πιθανῶς τὴν μηκέτι μέλλουσαν αὐτοῦ πάροδον ἀνατέθεικε τῇ τότε παιδεύσει καὶ προεῖπεν ἡμῖν τοῦτο τῷ παντὶ πλήθει χρησάμενος κήρυκι τοῦ μέλλοντος δι ὧν ἔφη laquo οὔ θήν μιν πάλιν αὖτις ἀνήσει θυμὸς ἀγήνωρ νεικείειν βασιλῆας ὀνειδείοις ἐπέεσσιν raquo εἰ γὰρ προσῆν μὲν αὐτῷ τὸ laquo μὴ κατὰ κόσμον ἐριζέμεναι βασιλεῦσιν raquo οὐκέτι δὲ φαίνεται τοῦτο δρῶν ἀναγκαία ἡ τῆς αἰτίας ἀπόδοσις ὅτι σωφρονισθεὶς ἐπαύσατο ὡς μηδ ἂν ἐπιθυμῆσαι πάλιν ἀκοσμεῖν τοῦτο γὰρ ἠπειλεῖτο αὐτῷ ὑπὸ τοῦ Ὀδυσσέως laquo εἰ κέ τι σ ἀφραίνοντα κιχήσομαι ὥς νύ περ ὧδε raquo μεθ ὅρκου τὴν κόλασιν ἐπανατειναμένου εἰς κώλυσιν πάσης τοιαύτης μελλούσης ἀκοσμίας

Pourquoi dans lrsquoeacutepisode ougrave Thersite reccediloit des coups et pleure de faccedilon ridicule le poegravete apregraves avoir repreacutesenteacute les Grecs riant des larmes honteuses de Thersite (malgreacute leur affliction due agrave ce qursquoils avaient subi par la faute drsquoAgamemnon) ne srsquoest-il pas contenteacute de cela ayant dit laquo Malgreacute tout leur deacuteplaisir les autres agrave le voir ont un rire content raquo (2270) ndash mais il ajoute en outre des propos comme ceux-ci laquo Ulysse nous a souvent rendu drsquoutiles services en ouvrant de bons avis ou en menant le combat raquo (2272-73) et ainsi de suite Car eacutenoncer des geacuteneacuteraliteacutes sied mal au rire et lton srsquoattendraitgt plutocirct agrave ce qursquoils prononcent des railleries ou qursquoils disent quelque chose du genre en le deacutenigrant et en se moquant de lui525

Mais par ce discours attribueacute au peuple le poegravete semble montrer que parce qursquoun homme insolent et bavard a deacutesormais eacuteteacute empecirccheacute de prendre audacieusement la parole tout le deacutesordre de la foule a maintenant cesseacute que leur reacutevolte a eacuteteacute annihileacutee de mecircme que de faccedilon geacuteneacuterale le fait

525 Cf schol bT Il 2272c ex laquo Pourquoi apregraves avoir drsquoabord dit qursquoils eacuteclatent de rire les montre-t-il en train de dire des choses seacuterieuses et non pas comiques Peut-ecirctre qursquoUlysse a enleveacute leur courage aux partisans de Thersite ainsi que leur liberteacute drsquoexpression de plus le poegravete preacutepare lrsquoabsence du personnage de Thersite dans le reste de lrsquoœuvre par la phrase ldquoplus jamais il nehelliprdquo raquo (πῶς προειπὼν αὐτοὺς γεγελακέναι σπουδαῖα καὶ οὐ γελοῖα παράγει λέγοντας τάχα οὖν τοῖς ἐπὶ Θερσίτου παρῄρηται τὸ θρασὺ καὶ παρρησιαστικὸν αὐτῶν Ὀδυσσεύς ἄλλως τε προοικονομεῖ τὴν εἰς ὅλην τὴν ποίησιν ἀμνηστίαν Θερσίτου διὰ τοῦ laquo οὔ θήν μιν πάλιν raquo

287

que les infeacuterieurs se soulegravevent contre leurs chefs et pensent avoir le loisir de dire et faire ce qursquoils veulent Mais en mecircme temps ltle poegravete semblegt aussi mettre en place un autre eacuteleacutement526

En effet puisqursquoil nrsquoallait plus faire mention de Thersite par la suite mais apregraves srsquoecirctre briegravevement servi de lui en retirer tout souvenir de son poegraveme il srsquoest arrangeacute pour qursquoil nrsquoentre plus en scegravene plus tard gracircce agrave cette leccedilon et il nous a averti de cela en se servant de toute la foule comme drsquoun heacuteraut du futur Par lrsquointermeacutediaire de ces gens il a dit laquo Son noble cœur ne le poussera plus je pense agrave prendre les rois agrave partie avec des mots injurieux raquo (2276-77) Car si on ne devait plus le voir faire ce qui avait eacuteteacute dit de lui ndash laquo srsquoen prendre aux rois agrave tort et agrave travers raquo (2214) ndash il eacutetait neacutecessaire de donner la raison pour laquelle il srsquoeacutetait assagi et avait cesseacute de le faire au point de ne plus mecircme souhaiter agir agrave nouveau de faccedilon malseacuteante En effet la menace suivante lui eacutetait adresseacutee par Ulysse laquo que je te trouve encore agrave faire lrsquoidiot comme tu le faishellip raquo (2258) avec un serment qui eacutetendait le chacirctiment afin drsquoempecirccher toute autre malseacuteance future (Porph QHI ad 2257-77 1-8 MacPhail)

Il est inteacuteressant de noter la faccedilon dont Porphyre conccediloit le lien entre le poegravete et les paroles du

peuple qui font lrsquoobjet du zecirctecircma puisque ces paroles servent agrave laquo preacuteparer raquo

(προ[σ]οικονομεῖσθαι) la future absence du personnage de Thersite dans le poegraveme crsquoest en fait

le poegravete qui parle laquo agrave travers raquo (διrsquo ὧν) les murmures des gens de la foule lorsqursquoils font la

preacutediction que Thersite laquo ne prendra plus les rois agrave partie avec des mots injurieux raquo Le style

gnomologique qui caracteacuterise les commentaires des teacutemoins de la scegravene ndash au lieu du ton moqueur

qui se precircterait mieux au contexte ndash srsquoexplique ainsi par la volonteacute du narrateur de signaler

crsquoest-agrave-dire de preacuteparer la disparition prochaine du personnage

Ce cas se distingue toutefois sur un point important du celui du rempart acheacuteen La destruction

du rempart par les dieux est attribueacutee par certains agrave la volonteacute du poegravete de justifier lrsquoabsence du

rempart mais ce non pas dans la suite du poegraveme ndash puisque cette destruction nrsquoaura lieu qursquoapregraves

la guerre termineacutee soit en-dehors du cadre temporel de lrsquoIliade ndash mais plutocirct dans la reacutealiteacute Dans

ce cas-ci la motivation est purement interne au contexte narratif le poegravete fait donner une leccedilon agrave

Thersite afin de ne plus avoir agrave en faire mention dans la suite du reacutecit

526 Malgreacute la distance importante entre προσοικονομεῖσθαι (une falsa lectio pour προοικονομεῖσθαι cf LSJ sv) et φαίνεται dans le texte il nrsquoy a pas de doute que lrsquoinfinitif προσοικονομεῖσθαι deacutepend de ce φαίνεται προ(σ)οικονομεῖσθαι est un terme technique de la critique litteacuteraire qui srsquoapplique au travail du poegravete lorsque celui-ci fournit agrave lrsquoavance une motivation narrative pour un eacuteleacutement du reacutecit (voir inter alios Nuumlnlist 2009 28 sqq) Cela est drsquoailleurs rendu eacutevident par la suite du raisonnement de Porphyre (ἐπεὶ γὰρhellip) Pourtant le traducteur reacutecent des Questions homeacuteriques de Porphyre manque totalement le sens technique du verbe dans ce passage et lie προσοικονομεῖσθαι agrave la proposition participiale qui preacutecegravede (MacPhail ad loc)

288

(g) Le sens de βλαβερόν dans la Poeacutetique527

Au cours de ce chapitre il a eacuteteacute avanceacute que les critiques morales adresseacutees aux poegravetes vont

souvent de pair avec une conception de lrsquoœuvre poeacutetique qui tend agrave amalgamer lrsquoensemble des

voix poeacutetiques sous celle autoritaire de lrsquoauteur Ce dernier bien qursquoil mette en scegravene une

multipliciteacute de personnages srsquoexprimant et agissant de faccedilons varieacutees est neacuteanmoins consideacutereacute

comme celui qui a le fin mot sur la situation repreacutesenteacutee

Plutarque constitue un bon exemple de cette approche Dans son traiteacute Comment lire les

poegravetes ougrave agrave la faccedilon drsquoun lytikos il deacuteploie des strateacutegies de lecture propres agrave neutraliser le

contenu immoral de la poeacutesie on le voit utiliser cet argument de la supreacutematie du point de vue du

poegravete Ce dernier a par exemple le loisir apregraves avoir rapporteacute des paroles inacceptables de

fournir lui-mecircme laquo contre les paroles qursquoil fait prononcer des indications montrant qursquoil srsquoen

indigne raquo (19a) de laquo teacutemoigner et drsquointerdire raquo (μαρτύρεται καὶ διαγορεύει) (19b) que lrsquoon

reacutepegravete ou accepte les propos dommageables Il peut eacutegalement proceacuteder de faccedilon plus subtile en

proposant laquo des enseignements agrave tirer des faits eux-mecircmes raquo (19d) crsquoest-agrave-dire comme le

deacutemontre lrsquoexemple utiliseacute par Plutarque (Ixion cloueacute agrave la roue) en faisant en sorte que les

eacuteveacutenements raconteacutes veacutehiculent un message eacutedifiant Crsquoest lagrave ce que Plutarque appelle laquo un

enseignement implicite raquo (σιωπώμενον ἐστι τὸ τοιοῦτο γένος τῆς διδασκαλίας) qursquoil distingue

fermement des laquo sens cacheacutes raquo (ὑπονοίαις) et des laquo interpreacutetations alleacutegoriques raquo (ἀλληγορίαις)

par lesquels drsquoautres laquo torturent et deacuteforment raquo (παραβιαζόμενοι καὶ διαστρέφοντες) les reacutecits

Par contraste avec cette attitude reacutepandue on doit srsquoattendre agrave ce qursquoAristote en opeacuterant un

deacutetachement radical entre poegravete et personnages adopte du mecircme coup une forme de

laquo deacutemoralisation raquo de lrsquoensemble du discours Mais il ne fait pas du tout lrsquounanimiteacute chez les

commentateurs modernes que la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote et de ses disciples soit veacuteritablement

deacutebarrasseacutee des preacuteoccupations morales omnipreacutesentes dans le discours grec sur la poeacutesie

Pourtant la Poeacutetique est un traiteacute drsquoougrave les critegraveres moraux pour eacutevaluer le discours poeacutetique sont

remarquablement absents Seuls quelques eacuteleacutements eacutepars dans le traiteacute ndash qui rendent pourtant

simplement compte de ce que la repreacutesentation poeacutetique en tant que produit de la mimecircsis nrsquoest

pas totalement indeacutependante des autres sphegraveres de la reacutealiteacute au nombre desquelles on compte

527 Cette section est une version abreacutegeacutee drsquoun argument deacuteveloppeacute plus en deacutetail ailleurs (Bouchard 2010)

289

lrsquoeacutethique (au sens restreint de lrsquoanalyse des caractegraveres) ndash ont pu faire croire le contraire Lrsquoun de

ces eacuteleacutements en particulier fera lrsquoobjet de mes prochaines remarques car il constitue un cas de

figure privileacutegieacute pour examiner la distinction aristoteacutelicienne entre la persona du poegravete et celle de

ses personnages

Agrave la toute fin du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique un chapitre speacutecifiquement consacreacute agrave

lrsquoidentification et la reacutesolution des zecirctecircmata litteacuteraires Aristote preacutesente de la faccedilon suivante le

bilan de ses efforts

τὰ μὲν οὖν ἐπιτιμήματα ἐκ πέντε εἰδῶν φέρουσινmiddot ἢ γὰρ ὡς ἀδύνατα ἢ ὡς ἄλογα ἢ ὡς βλαβερὰ ἢ ὡς ὑπεναντία ἢ ὡς παρὰ τὴν ὀρθότητα τὴν κατὰ τέχνην

On rapporte donc les objections [scil contre les poegravetes] agrave cinq espegraveces elles visent soit lrsquoimpossible soit lrsquoirrationnel soit le nuisible soit le contradictoire soit la violation de la correction dans lrsquoordre de lrsquoart (Poet 251461b21-24)

Le troisiegraveme type drsquoobjection (ὡς βλαβερά) dont il nrsquoest fait mention nulle part ailleurs dans

le chapitre est reacuteguliegraverement interpreacuteteacute par les commentateurs au sens de laquo moralement

nuisible raquo528 et rapporteacute agrave lrsquoexemple que donne Aristote quelques lignes plus haut drsquoun

personnage ayant un caractegravere moralement condamnable le Meacuteneacutelas de lrsquoOreste drsquoEuripide

dont la meacutechanceteacute (πονηρία) non neacutecessaire avait drsquoailleurs eacuteteacute mentionneacutee preacuteceacutedemment dans

la section du traiteacute portant sur les caractegraveres (cf 1454a27)

La pertinence de ce lien entre la meacutechanceteacute de Meacuteneacutelas et lrsquoexpression βλαβερόν est

pourtant rien moins qursquoeacutevidente Mecircme en admettant que la laquo bonteacute raquo le premier des quatre

critegraveres que donne Aristote pour la construction des caractegraveres du genre noble soit suffisamment

importante pour justifier que la violation de ce critegravere figure au nombre de la liste finale

drsquoobjections du chapitre 25 il reste que lrsquousage du terme laquo nuisible raquo serait pour le moins

inapproprieacute pour exprimer une telle enfreinte

De plus si lrsquoon compare le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique aux fragments des Questions

homeacuteriques drsquoAristote on constate que le terme blaberon convient particuliegraverement bien agrave un

528 Cette traduction (ou un eacutequivalent) est notamment adopteacutee par Twining 1812 202 (laquo of immoral tendency raquo) Carroll 1895 21 Bywater 1909 89 (laquo corrupting raquo) Butcher 1911 107 Hardy 1961 73 (laquo (inutilement) meacutechant raquo) Rosenmeyer 1974 252 (laquo vicious raquo) Halliwell 1987 63 Janko 1987 152 (traduit par laquo harmful raquo mais lrsquoidentifie avec laquo wickedness raquo dans son commentaire) Schmitt 2008 40 (laquo absichtlich Boumlses raquo) La traduction qui se trouve chez De Montmollin 1951 100 (laquo blacircmables raquo) ne permet pas de deacuteterminer ce qui est particuliegraverement laquo blacircmable raquo dans τὸ βλαβερόν puisque lrsquoideacutee de laquo blacircme raquo est deacutejagrave exprimeacutee dans le mot ἐπιτιmicroήmicroατα

290

grand nombre de zecirctecircmata dont la teneur consiste agrave deacutenoncer le caractegravere imprudent malaviseacute ou

stupide des actions drsquoun personnage Sur les trente-huit fragments conserveacutes les dix suivants

entrent dans cette cateacutegorie (je paraphrase en explicitant le sens exact des zecirctecircmata plutocirct que de

donner une traduction exacte)

bull fr 142 sur lrsquoeacutepisode iliadique (273-210) anciennement intituleacute laquo Le test drsquoAgamemnon raquo

(Διάπειρα) Pourquoi Agamemnon a-t-il testeacute son armeacutee drsquoune faccedilon telle que crsquoest de peu

qursquoil ne srsquoest produit lrsquoinverse de ce qursquoil souhaitait (ὀλίγου τὰ ἐναντία συμβῆναι ἢ

ἐβουλεύετο) Solutions Le poegravete veut introduire des dangers dans son poegraveme ou alors

Agamemnon avait de bonnes raisons de proceacuteder ainsi (voir supra sous-section c))

bull fr 151 sur le choix de Pandare par Atheacutena en Il 488 Pourquoi Atheacutena a-t-elle choisi un allieacute

au lieu drsquoun Troyen pour violer les serments Un compatriote drsquoAlexandre aurait eacuteteacute un

meilleur choix puisqursquoil aurait encore davantage souhaiteacute lui faire plaisir (κεχαρισμένος ἄν

τις ἐγένετο Ἀλεξάνδρῳ μᾶλλον εἰ τῶν οἰκείων ἦν) ndash et aurait donc plus facilement satisfait le

voeu drsquoAtheacutena Solution Les Troyens deacutetestaient Pacircris et Pandare eacutetait un homme avare et

parjure

bull fr 157 sur les paroles drsquoAjax agrave Hector en Il 7226-32 Pourquoi Ajax a-t-il parleacute agrave Hector de

la colegravere drsquoAchille Il nrsquoy en avait nulle neacutecessiteacute et un homme senseacute (οὐδὲ φρονίμου

ἀνδρὸς) ne reacutevegravele pas ses faiblesses agrave ses ennemis Solution Ajax ne voulait pas qursquoHector

croit qursquoAchille srsquoeacutetait retireacute par peur et souhaitait lrsquoavertir de la preacutesence drsquoautres guerriers

puissants529

bull fr 159 ad Il 10194 Pourquoi les geacuteneacuteraux deacutelibegraverent-ils agrave lrsquoexteacuterieur des remparts lors de

leur conseil nocturne alors qursquoils peuvent tregraves bien le faire agrave lrsquointeacuterieur en toute seacutecuriteacute (ἐξὸν

ἐντὸς τοῦ τείχους ἐν ἀσφαλεῖ) Solution Il eacutetait improbable que les Troyens fassent un

assaut nocturne puisqursquoils eacutetaient en bonne posture de plus les Grecs srsquoapprecirctaient agrave envoyer

des espions dans le camp ennemi donc il eacutetait normal qursquoils consentent agrave srsquoavancer un peu

529 Cf Plutarque (Quomodo adul 30b) qui fait reacutefeacuterence agrave ce passage en soulignant que les paroles drsquoAjax sont laquo utiles raquo (χρησίμως) laquo Il deacuteclare ainsi qursquoil nrsquoest lui-mecircme ni le seul ni le plus brave agrave se deacutefendre mais que beaucoup drsquoautres en sont tout comme lui capables raquo

291

bull fr 160 ad Il 10153 La position des lances planteacutees dans le sol par leur pointe semble mal

choisie (φαύλη) En effet il est bien connu qursquoil suffit qursquoune seule lance tombe pour creacuteer en

pleine nuit la confusion geacuteneacuterale dans le camp Solution Cette faccedilon de faire eacutetait pratiqueacutee

historiquement (ie il ne srsquoagit pas drsquoune invention maladroite du poegravete)

bull fr 145 ad Il 2305-29 Pourquoi Calchas se borne-t-il agrave fournir une explication de cette seule

partie du preacutesage ougrave les oiseaux sont deacutevoreacutes par le serpent sans piper mot de la peacutetrification

subseacutequente de ce dernier ndash ce qui repreacutesente pourtant un authentique prodige De plus dans

lrsquoeacuteventualiteacute ougrave la peacutetrification serait un symbole du retour de lrsquoarmeacutee grecque en terre natale

Calchas srsquoaveacutererait ridicule de ne pas les preacutevenir du fait que selon les signes ils ne

reviendraient jamais Solution Les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification (la guerre)

srsquoeacutetaient deacutejagrave produits et ne neacutecessitaient plus drsquointerpreacutetation

bull fr 173 ad Od 9345 Pourquoi Ulysse reacutevegravele-t-il aux Pheacuteaciens qursquoil a aveugleacute Polyphegraveme

consideacuterant que les Pheacuteaciens tout comme Polyphegraveme sont des descendants de Poseacuteidon 530

Solution Ulysse savait que les Pheacuteaciens eacutetaient ennemis des Cyclopes

bull fr 174 ad Od 9525 Pourquoi Ulysse deacutemontre-t-il un meacutepris aussi insenseacute (ἀνοήτως) envers

Poseacuteidon lorsqursquoil insulte le cyclope affirmant que pas mecircme Poseacuteidon ne pourra gueacuterir son

oeil Solution Il veut dire non pas que Poseacuteidon sera incapable de le gueacuterir mais qursquoil ne le

souhaitera pas

bull fr 178 ad Od 23337 Pourquoi Ulysse refuse-t-il lrsquooffre de Calypso de le rendre immortel

Solution Il sait que les personnes amoureuses font beaucoup de promesses impossibles De

plus il rapporte cet eacuteveacutenement aux Pheacuteaciens afin de gagner leur sympathie et srsquoassurer leur

aide pour son retour

bull fr 176 ad Od 16188 Pourquoi Ulysse ne reacutevegravele-t-il pas immeacutediatement son identiteacute agrave

Peacuteneacutelope comme il le fait avec son fils et ses serviteurs bien que sa femme eacutetant adulte et

amoureuse de lui pourrait lrsquoaider elle aussi Solution Il craignait que Peacuteneacutelope ne trahisse

involontairement son identiteacute

530 Le texte de ce fragment est citeacute et discuteacute plus longuement infra

292

Ces problegravemes consistent dans tous les cas agrave signaler le caractegravere nuisible ou tout au moins

inutile des gestes drsquoun personnage relativement agrave son inteacuterecirct personnel ou bien agrave celui de ses

proches Bien qursquoil ne figure pas dans ces textes il mrsquoapparaicirct que le terme βλαβερόν pourrait

rendre tregraves adeacutequatement cette ideacutee de laquo contre-productiviteacute raquo impliqueacutee dans ces fragments Le

sens habituel de ce mot dans le reste de lrsquoœuvre drsquoAristote nrsquoest drsquoailleurs pas moralement

nuisible mais simplement nuisible (par contraste avec συμφέρον utile) eu eacutegard agrave lrsquointeacuterecirct drsquoune

personne deacutetermineacutee531

Si les ἐπιτιμήματα ὡς βλαβερά dont parle Aristote renvoient aux objections qui donnent lieu

agrave cette cateacutegorie de zecirctecircma ces objections seraient donc lrsquoexpression de la perplexiteacute des lecteurs

anciens devant ce qui devait leur apparaicirctre comme des actions incompreacutehensibles de la part de

certains personnages Cette perplexiteacute srsquoexplique par une particulariteacute propre aux consommateurs

de litteacuterature anciens ceux-ci semblent en effet entretenir le preacutejugeacute selon lequel les personnages

de fiction du moins ceux des genres laquo seacuterieux raquo possegravedent invariablement un sens aigu de leur

inteacuterecirct personnel ainsi qursquoune intelligence instrumentale proportionnellement adapteacutee pour le

satisfaire Ceci permet de rendre compte de la freacutequence avec laquelle les critiques anciens

deacutemontrent une reacuteaction naiumlve face agrave une scegravene preacutesentant un personnage qui agit drsquoune faccedilon

inconsideacutereacutee dangereuse ou tout simplement inefficace

Cette naiumlveteacute est le reacutesultat de lrsquoapproche quelque peu triviale532 que les lecteurs anciens

appliquent geacuteneacuteralement au monde poeacutetique et qui les conduit agrave comparer les deacutecisions et les

gestes des personnages avec ce qursquoeux-mecircmes ou tout autre personne raisonnable feraient en

pareille situation De plus eacutetant donneacute le statut heacuteroiumlque ou divin des personnages dans le genre

eacutepique les attentes des lecteurs agrave lrsquoeacutegard de la sagaciteacute de ces personnages sont drsquoautant plus

eacuteleveacutees Cela est vrai du moins pour les personnages drsquoorigine grecque dont la supeacuterioriteacute sur les

barbares constitue une autre preacutesupposition partageacutee par les lecteurs anciens533 Par exemple

Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste preacutesente lrsquoargument suivant agrave lrsquoappui de son hypothegravese selon laquelle les

eacuteveacutenements conteacutes dans lrsquoIliade se deacuteroulent en eacuteteacute

531 Cf Bouchard 2010 335 n59 pour quelques exemples

532 Cf Nuumlnlist 2009 14 252-3

533 Cf Plut Quomodo adul 29d-e Nuumlnlist 2009 13

293

Et comment admettre que tous les allieacutes accourus pregraves des Troyens fussent assez aventureux (ῥιψοκίνδυνος) pour venir agrave la mauvaise saison se mettre en ligne contre lrsquoennemi surtout au pied de lrsquoIda montagne au climat rigoureux qui donne naissance agrave des riviegraveres infranchissables [hellip] Supposons mecircme que les Barbares par inconscience aient pu choisir de faire ce qui eacutetait contre-indiqueacute (τὸ ἀσύμφορον) mais les Grecs drsquoune intelligence supeacuterieure en tous domaines comment se fait-il qursquoils choisissent les meilleurs drsquoentre eux pour les envoyer de nuit en observation Lrsquoavantage escompteacute en cas de reacuteussite serait-il donc assez important pour compenser la perte (βλάβη) encourue en cas drsquoeacutechec Crsquoest qursquoune simple chute de neige et une grosse pluie drsquoorage auraient pu facilement submerger les deux eacuteclaireurs (All 97-10)

Un autre exemple particuliegraverement probant est offert par le texte suivant drsquoHeacuteraclide du Pont

tireacute de ses Questions homeacuteriques

ἑκατὸν δέκα καὶ ὀκτὼ σχεδὸν τῶν ἁπάντων ὄντων μνηστήρων ἀπὸ τούτων δὲ ἐκ τῆς  Ἰθάκης laquo δυοκαίδεκα πάντες ἄριστοι raquo ῥηθέντων ζητεῖ Ἡρακλείδης πῶς ὁ Τηλέμαχος κατασμικρύνει ἐν τῇ δημηγορίᾳ συστέλλων τὸ πλῆθος εἰς μόνους τοὺς Ἰθακησίους τί γάρ φησι laquo μητέρι μοι μνηστῆρες ἐπέχραον οὐκ ἐθελούσῃ τῶν ἀνδρῶν φίλοι υἷες οἳ ἐνθάδε γ εἰσὶν ἄριστοι raquomiddot τὸ γὰρ πολὺ φορτίον τῆς μνηστείας περιῄρηκε συστείλας τὸ πλῆθος εἰς τοὺς ἐνθάδε τοὺς ὄντας ἐλάχιστον μέρος τοῦ παντὸς πλήθους

αἰτιᾶται ὁ Ἡρακλείδης καὶ τὸ τῆς Τηλεμάχου δημηγορίας ἀνοικονόμητον δέον γὰρ φησὶν ἀξιοῦν καὶ ἱκετεύειν συνάρασθαι αὐτῷ πρὸς τὴν τῶν μνηστήρων τοῦ οἴκου ἀπαλλαγήν ὁ δὲ ἐπιπλήσσει λέγων laquo οὐ γὰρ ἔτ ἀνσχετὰ ἔργα τετεύχαται οὐδrsquo ἔτι καλῶς οἶκος ἐμὸς διόλωλε raquo καὶ τὸ ὅτι [εἰ] μὴ πάρεστιν ὁ πατὴρ ταῦτα πάσχειν dagger ἐπανατεινόμενος dagger laquo οὐ γὰρ ἔπrsquo ἀνὴρ οἷος Ὀδυσσεὺς ἔσκεν ἀρὴν ἀπὸ οἴκου ἀμῦναι ἡμεῖς δ οὔ νύ τοι τοῖοι ἀμυνέμεν raquo καὶ ἔτι πικροτέρου πρὸς τοὺς Ἰθακησίους ὄντος τοῦ λόγου καὶ τὴν ἀπειλήνmiddot laquo ἄλλους τ αἰδέσθητε raquo φησὶ laquo περικτίονας ἀνθρώπους θεῶν δ ὑποδείσατε μῆνιν raquo

Compte tenu que les preacutetendants sont au total au nombre approximatif de cent dix-huit et que parmi eux il est dit que laquo douze tous excellents raquo (Od 16251) viennent drsquoIthaque Heacuteraclide recherche les raisons pour lesquelles Teacuteleacutemaque dans son discours devant lrsquoassembeacutee en reacuteduit le nombre se limitant aux seuls Ithaquiens Que dit-il en effet laquo Je vois ici des gens de nos gens les plus nobles dont les chers fils srsquoacharnent agrave poursuivre ma megravere malgreacute tous ses refus raquo (250-1) Ainsi il a supprimeacute la plus grande part du fardeau que constitue la poursuite des preacutetendants en se limitant au nombre de ceux qui sont preacutesents qui formaient la plus petite partie de lrsquoensemble du groupe [hellip]

Heacuteraclide blacircme aussi la mauvaise organisation du discours de Teacuteleacutemaque devant lrsquoassembleacutee Car il fallait dit-il preacutesenter une requecircte et supplier pour qursquoon lrsquoaide agrave sortir les preacutetendants de sa maison mais lui les reacuteprimande en disant laquo car il est survenu des faits intoleacuterables qui dans le deacuteshonneur font crouler ma maison raquo (263-4) ltHeacuteraclide lui reproche aussi le fait qursquoil dise quegt parce que son pegravere est absent il souffre que [texte corrompu] laquo et pas un homme ici de la valeur drsquoUlysse pour deacutefendre mon toit Je ne suis pas encore en acircge de lutter raquo (258-60) Et lorsque le discours aux Ithaquiens devient encore plus acircpre ltHeacuteraclide blacircmegt aussi la menace laquo Ne rougirez-vous pas devant tous nos voisins les peuples drsquoalentour Ah craignez le courroux des dieux raquo (265-6] raquo (Heraclid Pont fr 101-102 Schuumltrumpf = Porph QHO 265-12 et 274-13 Schrader)

294

La premiegravere partie du passage paraicirct drsquoabord vouloir deacutenoncer le fait que Teacuteleacutemaque deacuteroge agrave

un principe eacuteleacutementaire de la rheacutetorique judiciaire qui veut que le plaignant exacerbe au

maximum les torts qursquoil a subis534 en laquo reacuteduisant le fardeau raquo que lui impose le harcegravelement des

preacutetendants il diminue inutilement lrsquoampleur de ses dommages et du mecircme coup la sympathie

qursquoil peut espeacuterer obtenir de ses auditeurs La seconde partie du passage comporte encore

davantage de traces drsquoune influence rheacutetorique agrave commencer par le reproche de

laquo deacutesorganisation raquo (ἀνοικονόμητον) Alors que les termes relatifs agrave lrsquooikonomia concernent

habituellement dans le cadre de la critique poeacutetique des questions telles que la seacutequence et la

motivation narrative des eacuteveacutenements 535 lrsquooccurrence preacutesente semble plutocirct deacutesigner la

neacutegligence du kairos dont Teacuteleacutemaque se rend coupable dans son discours et lrsquoeacutemoussement

reacutesultant de son effet persuasif De plus Heacuteraclide deacutesigne par ἀνοικονόμητον une tare

autrement plus grave que ce que le terme veacutehicule habituellement dans la theacuteorie rheacutetorique

traditionnelle536 En effet loin drsquoavoir simplement organiseacute son discours dans un ordre brouillon

Teacuteleacutemaque a carreacutement choisi un genre de discours inadapteacute agrave la situation puisqursquoil prononce un

blacircme accompagneacute de menace au lieu de la supplication qui en lrsquooccurrence lrsquoaurait mieux

servi537

Certains indices permettent de croire que les grammairiens drsquoAlexandrie partagent la

suspicion des Peacuteripateacuteticiens agrave lrsquoendroit des passages poeacutetiques preacutesentant des comportements

invraisemblablement nuisibles de certains personnages En particulier on ne peut certainement

pas consideacuterer comme un hasard le fait qursquoAristophane de Byzance ait proposeacute drsquoajouter les vers

534 Cf [Arist] Rh Al 44

535 Ce terme-cleacute de la critique litteacuteraire ancienne nrsquoest employeacutee qursquoune seule fois (sous forme verbale) dans la Poeacutetique drsquoAristote pour deacutecrire le laquo mauvais arrangement raquo geacuteneacuteral des trageacutedies drsquoEuripide Il est remarquable que cette faiblesse nrsquoempecircche pas ce dernier drsquoecirctre laquo le plus tragique raquo des poegravetes ὁ Εὐριπίδης εἰ καὶ τὰ ἄλλα μὴ εὖ οἰκονομεῖ ἀλλὰ τραγικώτατός γε τῶν ποιητῶν φαίνεται Cette seule occurrence est trop vague pour que lrsquoon puisse deacuteterminer avec exactitude ce qursquoAristote entend par οἰκονομεῖν au sens litteacuteraire (cf Meijering 1987 135)

536 Selon Denys drsquoHalicarnasse (Dem 51) les laquo anciens rheacuteteurs raquo appelaient laquo arrangement raquo (οἰκονομία) le laquo deacuteploiement raquo (χρῆσις) du mateacuteriau choisi comme sujet du discours Quoique lrsquousage exact du terme οἰκονομία varie drsquoun auteur agrave lrsquoautre le sens est toujours agrave peu pregraves celui drsquoorganisation par opposition avec le choix du sujet (εὕρεσις) et peut inclure ou non lrsquoaspect stylistique

537 La source de ce zecirctecircma (Porphyre) ne nous a pas transmis de solution attribueacutee agrave Heacuteraclide mais il est concevable que ce dernier ait originellement proposeacute la solution suivante il est normal qursquoHomegravere attribue un discours maladroit agrave un personnage jeune et inexpeacuterimenteacute comme Teacuteleacutemaque (cf Heath 2009 261) Porphyre quant agrave lui choisit plutocirct de deacutefendre la valeur technique du discours de Teacuteleacutemaque

295

suivants agrave la suite de Od 251 soit agrave cet endroit mecircme ougrave Heacuteraclide avait deacutenonceacute le caractegravere

contre-productif de la limitation que fait Teacuteleacutemaque du groupe des preacutetendants de sa megravere aux

seuls Ithaquiens

Ἀριστοφάνης προστίθησιν laquo ἄλλοι θ οἳ νήσοισιν ἐπικρατέουσιν ἄριστοι Δουλιχίῳ τε Σάμῃ τε καὶ ὑλήεντι Ζακύνθῳ raquo οὐκ ὀρθῶςmiddot περὶ γὰρ τῶν ἐν Ἰθάκῃ φροντίζει μόνων οὓς ἀπελάσας οὐκ ἂν ἐφρόντισε τῶν λοιπῶν

Aristophane ajoute538 [scil agrave la suite de laquo Les fils des hommes qui sont ici les meilleurs raquo] laquo et tous les autres nobles qui regravegnent sur les icircles Doulichion Sameacute et Zakynthos boiseacute raquo Mais cela est incorrect car Teacuteleacutemaque a uniquement agrave lrsquoesprit les gens drsquoIthaque Srsquoil avait chasseacute ces derniers il nrsquoaurait eu aucun souci des autres (schol DHMa Od 251e Did)

Selon toute vraisemblance crsquoest en reacuteaction agrave la critique drsquoHeacuteraclide qursquoAristophane aura

proposeacute cette version du passage539 laquelle supprime le problegraveme constitueacute par le caractegravere

nuisible drsquoun deacutetail particulier du discours de Teacuteleacutemaque

Les exemples de ce type qui pourraient ecirctre multiplieacutes deacutemontrent que les lecteurs anciens

avaient une perception sensible des fins et des moyens agrave la disposition des personnages poeacutetiques

auxquels ils srsquoidentifiaient facilement Par ailleurs le fait que la conduite drsquoUlysse soit preacutesenteacutee

comme causant problegraveme dans quatre des dix zecirctecircmata aristoteacuteliciens citeacutes ci-haut est tout agrave fait

reacuteveacutelateur Ulysse est en effet une figure paradigmatique drsquointelligence et de prudence de la part

de qui lrsquoon est en droit de srsquoattendre agrave un comportement aviseacute

En ce qui a trait au problegraveme du refus de lrsquoimmortaliteacute par Ulysse et du rapport qursquoil fait

ensuite de cet eacuteveacutenement aux Pheacuteaciens il est inteacuteressant de noter que lrsquoexplication drsquoAristote

qui fait appel aux qualiteacutes strateacutegiques drsquoUlysse dans ce contexte semble avoir inspireacute son

disciple Meacutegaclide celui-ci preacutesente une interpreacutetation semblable des vers ceacutelegravebres ougrave Ulysse

prononce un eacuteloge du plaisir affirmant notamment que laquo la plus belle des vies raquo consiste agrave

eacutecouter un aegravede chanter devant des assiettes et des coupes bien pleines (Od 95-11)

ὁ δὲ Μεγακλείδης φησὶ τὸν Ὀδυσσέα καθομιλοῦντα τοῖς καιροῖς ὑπὲρ τοῦ δοκεῖν ὁμοήθη τοῖς Φαίαξιν εἶναι τὸ ἁβροδίαιτον αὐτῶν ἀσπάζεσθαι προπυθόμενον τοῦ Ἀλκίνουmiddot αἰεὶ δ

538 Comme beaucoup drsquoautres termes utiliseacutes dans les scholies le verbe προστιθέναι a un sens irreacutemeacutediablement impreacutecis et peut ici tout aussi bien signifier laquo lire en outre raquo (ie dans une version diffeacuterente du texte) que laquo suppleacutementer raquo (par une conjecture personnelle) en lrsquooccurrence la conjecture consisterait ici agrave laquo importer raquo deux vers qui se trouvent au premier chant du poegraveme (1245-6) ce qui pourrait aussi ecirctre le sens approprieacute agrave donner au verbe

539 Cf Pontani 2007 comm ad loc

296

ἡμῖν δαίς τε φίλη κίθαρίς τε χοροί τε εἵματά τ ἐξημοιβὰ λοετρά τε θερμὰ καὶ εὐναί μόνως γὰρ οὕτως ᾠήθη ὧν ἤλπιζεν μὴ ἂν διαμαρτεῖν

Meacutegaclide affirme qursquoUlysse srsquoadaptait agrave la situation afin de sembler partager les inclinations des Pheacuteaciens lorsqursquoil louait leur mode de vie agreacuteable parce qursquoil avait entendu plus tocirct Alcinoos dire laquo Pour nous en tout temps rien ne vaut le festin la cithare et la danse le linge toujours frais les bains chauds et lrsquoamour raquo (Od 8248-9) Car il croyait que crsquoeacutetait le seul moyen de ne pas ecirctre frustreacute de ce qursquoil espeacuterait drsquoeux (fr 9 Janko = Ath 12513b-c)

Quelques lignes plus loin le texte drsquoAtheacuteneacutee reacutevegravele que les paroles drsquoUlysse qui eacutetaient fort

souvent discuteacutees par les Anciens eacutetaient notamment lrsquoobjet drsquoun deacutebat autour de la question de

la position personnelle du poegravete par rapport agrave elles Atheacuteneacutee rapporte en effet peu apregraves la

citation de Meacutegaclide qursquolaquo il y en a qui disent que cela [scil lrsquoeacuteloge du plaisir] repreacutesente

lrsquoopinion drsquoHomegravere puisqursquoil place souvent la vie centreacutee sur le plaisir au-dessus de la vie

seacuterieuse raquo540 (suivent des citations homeacuteriques tireacutees du texte du narrateur et du discours de

divers personnages) Par contraste avec ces individus (au nombre desquels Atheacuteneacutee compte

apparemment Eacutepicure cf 513a) Meacutegaclide se positionne donc dans la droite ligne

peacuteripateacuteticienne en attribuant la paterniteacute des paroles drsquoUlysse agrave nul autre qursquoUlysse deacutemontrant

comme lrsquoavait fait Aristote combien elles sont adapteacutees agrave la rouerie typique du personnage

Par ailleurs Meacutegaclide offre un exemple suppleacutementaire agrave lrsquoappui de lrsquointerpreacutetation offerte

ici du terme βλαβερόν dans la Poeacutetique drsquoAristote Voici en effet lrsquoavis qursquoon lui rapporte sur le

poegraveme pseudo-heacutesiodique intituleacute le Bouclier dont lrsquoauthenticiteacute eacutetait deacutejagrave discuteacutee par les

Anciens

Μεγακλείδης ὁ Ἀθηναῖος γνήσιον μὲν οἶδε τὸ ποίημα ἄλλως δὲ ἐπιτιμᾷ τῷ Ἡσιόδῳ ἄλογον γάρ φησι ποιεῖν ὅπλα Ἥφαιστον τοῖς τῆς μητρὸς ἐχθροῖς

Meacutegaclide lrsquoAtheacutenien croit que ce poegraveme est authentique et en outre il critique Heacutesiode car dit-il il est absurde qursquoHeacutephaiumlstos fabrique une armure pour des ennemis de sa megravere (fr 7 Janko = Hyp [Hes] I Scut)

Ici comme dans les exemples aristoteacuteliciens examineacutes ci-haut crsquoest le caractegravere

auto-dommageable de lrsquoaction du personnage qui fait lrsquoobjet de la critique (ἐπιτιμᾷ) de

Meacutegaclide

540 Ath 513d εἰσὶ δ οἵ φασι ταύτης εἶναι τῆς γνώμης τὸν Ὅμηρον προτάττοντα τοῦ σπουδαίου βίου πολλάκις τὸν καθ ἡδονήν Dans le Concours entre Homegravere et Heacutesiode (sect7) Homegravere lui-mecircme prononce les vers Od 96-11 en reacuteponse agrave la question drsquoHeacutesiode laquo Quelle est la plus belle chose pour les mortels raquo La tradition biographique ancienne amalgame geacuteneacuteralement la vie du poegravete et son œuvre cf Lefkowitz 1981

297

Par contraste avec la liste de zecirctecircmata preacutesenteacutee ci-haut il ne se trouve que trois fragments

zeacuteteacutematiques drsquoAristote qui peuvent sans lrsquoombre drsquoun doute ecirctre consideacutereacutes comme rapportant

des objections agrave saveur morale Il srsquoagit des suivants

bull fr 150 sur le fait que le personnage de Pacircris est laquo miseacuterable raquo (ἄθλιον) et laquo irreacutecupeacuterable raquo

(ἀσώτως διακεῖσθαι)

bull fr 165 sur la preacutetendue veacutenaliteacute drsquoAgamemnon qui a accepteacute une jument drsquoun de ses sujets en

eacutechange de lrsquoexemption de ce dernier de la laquo conscription raquo imposeacutee en vue de lrsquoexpeacutedition

troyenne

bull fr 166 sur le comportement drsquoAchille qui tire le cadavre drsquoHector laquo contre les lois eacutetablies raquo

(παρὰ τὰ νενομισμένα)

Il est eacutegalement possible que la citation que fait Aristote (Poet 251461a21 cf Soph el

166b6-9) drsquoune solution grammaticale fournie par un certain Hippias de Thasos qui aurait

suggeacutereacute de changer δίδομεν pour διδόμεν en Il 215 fasse reacutefeacuterence agrave un problegraveme de nature

morale en effet le changement pour la forme paroxytone un infinitif eacuteolien agrave valeur impeacuterative

fait en sorte que Zeus ne prononce pas agrave la premiegravere personne les mots trompeurs promettant une

victoire factice agrave Agamemnon

En plus de ces trois fragments H Hintenlang dans son eacutetude approfondie des Questions

homeacuteriques541 drsquoAristote compte les fragments 143 155 et 174 au nombre de ceux qui

traduisent une preacuteoccupation envers la laquo moraliteacute raquo (Sittlichkeit) de certaines actions Ce

classement est toutefois le reacutesultat drsquoune meacuteprise sur le sens preacutecis agrave attacher agrave ces textes Dans le

cas du fragment 143 Aristote se contente de rejeter le caractegravere apparemment laquo inapproprieacute raquo

(ἀπρεπές) du comportement drsquoUlysse qui traverse le camp des Acheacuteens agrave la course vecirctu de sa

seule tunique ayant retireacute son manteau Il nrsquoy a pas de doute que cette occurrence du terme

ἀπρεπές doit ecirctre ici interpreacuteteacutee au sens technique de laquo incompatible avec le personnage ou la

situation raquo542 et non en un sens moral Le fragment 155 qui porte sur le passage ceacutelegravebre de

lrsquoeacutechange drsquoarmures entre Glaucon et Diomegravede se propose de solutionner lrsquoapparente

541 Hintenlang 1961 95-105

542 Voir lagrave-dessus Pohlenz 1965 [1933]

298

incoheacuterence que preacutesente le jugement exprimeacute par le narrateur qui commente ironiquement la

stupiditeacute de Glaucon par rapport au geste pourtant empreint de noblesse de ce dernier Enfin le

fragment 174 traite du risque invraisemblable que prend Ulysse en insultant Poseacuteidon

(consideacuterant que ce dernier le poursuivra ensuite de sa colegravere) et non de lrsquoimpieacuteteacute eacuteventuelle de

ces insultes

Les problegravemes homeacuteriques centreacutes sur des actions nuisibles des personnages apparaissent donc

beaucoup plus importants aux yeux drsquoAristote que ceux qui concernent des questions morales et

il est drsquoautant plus probable que les critiques ὡς βλαβερά doivent ecirctre comprises comme se

reacutefeacuterant au caractegravere nuisible drsquoun point de vue narratif crsquoest-agrave-dire interne Ce genre drsquoobjection

exige eacutevidemment de la part du critique une implication profonde agrave lrsquointeacuterieur des rouages

psychologiques des personnages dont il croit percevoir mieux qursquoeux-mecircmes les deacutesirs et les

aspirations Mais cette importance accordeacutee agrave la cateacutegorie des βλαβερά traduit eacutegalement un

aspect fondamental de la fiction dont lrsquointeacuterecirct repose souvent sur la preacutesence drsquoeacuteveacutenements aptes

agrave provoquer lrsquoexcitation du public Ces eacuteveacutenements pouvant difficilement ecirctre provoqueacutes par des

agents agrave la conduite parfaitement rationnelle et preacutevisible le poegravete a tout inteacuterecirct agrave priver ses

personnages fussent-ils laquo supeacuterieurs raquo de lrsquoinfaillibiliteacute totale

Les critiques ὡς βλαβερά reposent donc sur lrsquoincompatibiliteacute entre les objectifs artistiques du

poegravete ndash introduire des eacuteveacutenements inteacuteressants ou excitants ndash et les motivations internes ainsi que

les qualiteacutes morales et intellectuelles des personnages Le fragment 142 examineacute dans une

section preacuteceacutedente (sur la Διάπειρα) en est un exemple particuliegraverement clair afin drsquointroduire

un eacutepisode laquo dangereux raquo dans son poegraveme Homegravere fait en sorte qursquoAgamemnon agisse drsquoune

faccedilon telle que se produise le contraire de ce qursquoil souhaitait Le mecircme genre de raisonnement

semble ecirctre agrave lrsquoœuvre dans le passage suivant qui porte sur les eacuteveacutenements singuliers du livre 6

de lrsquoIliade (lequel se deacuteroule en grande part agrave lrsquointeacuterieur des murs de Troie)

ἀποροῦσιν ἐπὶ τῇ ἀποστάσει Ἕκτορός τινες τῇ εἰς τὴν πόλιν γεγονυίᾳ πάσης οὕτως τῆς ῥοπῆς τῶν πραγμάτων παρὰ τοῖς Ἕλλησιν οὔσης δυνάμενος ὁ Ἕκτωρ καὶ ἄλλον ἀποστέλλειν πρὸς τὴν μητέρα ἵνα εὔξηται καὶ τὰς ἄλλας εἰς τοῦτο παρακαλέσῃ οὐ ποιεῖ τοῦτο ἀλλ αὐτὸς ἄπεισιν οἱ μέν φασιν ὅπως τῇ γυναικὶ διαλεχθῇ τοῦτο τὸν ποιητὴν οἰκονομῆσαι οἱ δὲ τοῦτο μὲν ἄλλως φασὶν ἐπακολουθῆσαι προηγούμενον δὲ ἰδεῖν ὡς εὔλογον εἶναι ἀπαίτησιν

Certains srsquointerrogent sur le fait qursquoHector quitte le combat pour se rendre agrave la ville Αlors que tout le poids de la balance penchait ainsi en faveur des Grecs Hector aurait pu envoyer quelqursquoun

299

drsquoautre aupregraves de sa megravere afin qursquoelle adresse des priegraveres et qursquoelle incite les autres femmes agrave le faire Mais au lieu de faire cela il y va lui-mecircme

Certains disent que le poegravete a arrangeacute cela afin qursquoHector ait sa conversation avec sa femme Drsquoautres donnent une explication diffeacuterente agrave savoir qursquoHector a obeacutei [scil aux conseils drsquoHeacuteleacutenos] ayant vu que sa demande qursquoil prenne les devants eacutetait raisonnable (Porph QHI ad 6113 1-3 MacPhail)

Devant la deacutecision apparemment contre-productive drsquoHector de quitter le champ de bataille au

moment ougrave on a particuliegraverement besoin de lui deux possibiliteacutes drsquoexplication de nature opposeacutee

srsquooffrent justifier le bien-fondeacute (εὔλογον) de cette deacutecision pour le personnage (solution

interne) ou alors reacuteveacuteler les motivations extra-narratives du poegravete soit son deacutesir de composer la

scegravene entre Hector et Andromaque (une scegravene dont le caractegravere exceptionnel eacutetait reconnu par les

Anciens)

Chapitre 6 Deacuteveloppements peacuteripateacuteticiens

Ce chapitre sera consacreacute agrave quelques figures de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne qui ont probleacutematiseacute

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre la place du poegravete ou du narrateur au sein de son œuvre

Section (i) Praxiphane et le proegraveme des Travaux et les jours

La prescription aristoteacutelicienne examineacutee au chapitre preacuteceacutedent qui stipule que le poegravete doit

parler au minimum en son propre nom srsquoil veut que son œuvre soit authentiquement mimeacutetique

se retrouve sous forme implicite derriegravere le texte suivant qui rapporte lrsquoopinion de Praxiphane et

drsquoAristarque agrave propos de lrsquoauthenticiteacute des dix premiers vers du poegraveme heacutesiodique Les Travaux et

les jours

Ὅτι δὲ τὸ προοίμιόν τινες διέγραψαν ὥσπερ ἄλλοι τε καὶ Ἀρίσταρχος ὀβελίζων τοὺς στίχους καὶ Πραξιφάνης ὁ τοῦ Θεοφράστου μαθητής μηδὲ τοῦτο ἀγνοῶμενmiddot οὗτος μέντοι καὶ ἐντυχεῖν φησιν ἀπροοιμιάστῳ τῷ βιβλίῳ καὶ ἀρχομένῳ χωρὶς τῆς ἐπικλήσεως τῶν Μουσῶν ἐντεῦθεν laquo οὐκ ἄρα μοῦνον ἔην ἐρίδων γένος raquomiddot

καὶ γὰρ τοῦτο πρέπον ἦν ὡς ἔοικεν ἀνδρὶ γράφειν ἄνευ σκηνῆς ποιητικῆς ἐγχειροῦντι καὶ πρὸ θυρῶν ὄγκον ltοὐκgt543 ἐπιδεικνυμένῳ περιττόν ἐπάγεται δέ τινας καὶ τὸ μὴ ἀπὸ τοῦ Ἑλικῶνος λαβεῖν Βοιωτὸν ὄντα τὰς Μούσας ὥσπερ ἐν τῇ Θεογονίᾳ πεποίηκεν ἀλλ ἀπὸ τῆς Πιερίας εἰς τὸ μὴ προσίεσθαι τὸ προοίμιον

Ne neacutegligeons pas le fait que certains ont barreacute le proegraveme entre autres Aristarque qui a marqueacute ces vers de lrsquoobelos et Praxiphane le disciple de Theacuteophraste Ce dernier toutefois affirme aussi ecirctre tombeacute sur le livre deacutepourvu de proegraveme et deacutebutant sans lrsquoinvocation aux Muses soit agrave partir du vers laquo il nrsquoest pas qursquoune seule sorte drsquoenvie raquo (Op 11)

Et en effet cela eacutetait approprieacute agrave ce qursquoil semble pour un homme se proposant drsquoeacutecrire sans mise en scegravene poeacutetique et nrsquoaffichant pas une graviteacute superflue avant de commencer Et le fait qursquoHeacutesiode un Beacuteotien ne choisisse pas comme il lrsquoa fait dans la Theacuteogonie les Muses de lrsquoHeacutelicon mais plutocirct celle de Pieacuterie en amegravene aussi certains agrave rejeter le proegraveme (schol Hes Op proleg Ac p 27-20 Pertusi)

543 oὐκ est inseacutereacute par Matelli dans son eacutedition des fragments de Praxiphane (fr 28a) lrsquoinsertion est accepteacutee par Montanari 2009a 317

301

Le texte tout juste citeacute qui correspond au fragment 28a dans lrsquoeacutedition reacutecente de Matelli

contient deux fois plus de texte que le fragment correspondant chez Wehrli qui srsquoarrecircte apregraves la

citation du vers drsquoHeacutesiode La preacutesence des termes suggestifs πρέπον et ὄγκον ainsi que diverses

autres raisons mises de lrsquoavant par Matelli544 me convainquent du bien-fondeacute de lrsquoextension

partielle du fragment (crsquoest-agrave-dire de son extension jusqursquoau mot περιττόν) Mais la derniegravere

phrase qui rapporte lrsquoargument sur lrsquoorigine des Muses invoqueacutees dans le proegraveme attribue cet

argument agrave des personnes anonymes (τινας) qui sont certainement diffeacuterentes de Praxiphane et

Aristarque (pace Matelli) Il est drsquoailleurs significatif que cet argument repose sur un eacuteleacutement qui

relegraveve de la biographie du poegravete (son lieu de naissance) ce qui repreacutesente une meacutethode opposeacutee agrave

celle des Peacuteripateacuteticiens et des Alexandrins

Suivant cette reconstruction du fragment Praxiphane aurait avanceacute deux raisons distinctes en

faveur du rejet de la paterniteacute heacutesiodique du proegraveme Drsquoune part un argument strictement

philologique soit lrsquoexistence drsquoun manuscrit ougrave ne figurait pas le proegraveme drsquoautre part un

argument stylistique soit le caractegravere inapproprieacute drsquoun proegraveme dans le type de composition

entrepris par Heacutesiode

Ce dernier argument repose en quelque sorte sur le corollaire de lrsquoaffirmation drsquoAristote au

chapitre 24 de la Poeacutetique Alors que ce dernier admet explicitement la pertinence de la preacutesence

drsquoun proegraveme au deacutebut de lrsquoeacutepopeacutee qui est un genre poeacutetique et mimeacutetique ndash un proegraveme dans

lequel le poegravete apparaicirct briegravevement in propria persona avant de srsquoeffacer derriegravere ses

personnages ndash Praxiphane rejette la preacutesence drsquoun tel proegraveme au deacutebut drsquoune composition qui ne

se veut pas mimeacutetique et dans laquelle par conseacutequent un proegraveme introduit une lourdeur inutile

Lrsquoexpression ἄνευ σκηνῆς ποιητικῆς traduite ci-haut par laquo sans mise en scegravene poeacutetique raquo

constitue eacutevidemment une meacutetaphore pour lrsquoespegravece dramatique545 qui agrave son tour deacutesigne

souvent par synecdoque le genre mimeacutetique au complet Crsquoest donc en vertu de la nature non

544 Cf Matelli 2009 33-38

545 Contra Matelli 2009 33 qui interpregravete la σκηνὴ ποιητική comme laquo la metafora dellrsquoinganno scenico usata [hellip] per esprimere lrsquoidea dellrsquoartificiositagrave propria della poesia raquo Dans le contexte ce nrsquoest pas lrsquoillusion mais plutocirct le caractegravere fictionnel (ie mimeacutetique) de la poeacutesie qui est mis de lrsquoavant Cf la traduction de Montanari (2009a 317) laquo without resorting to poetic fiction raquo

302

mimeacutetique du poegraveme heacutesiodique (lequel relegraveve en effet du genre didactique puisqursquoil traite de

sujets tels que lrsquoagriculture) que Praxiphane exprime cette position546

Les raisons qui drsquoautre part ont pousseacute Aristarque agrave rejeter lrsquoauthenticiteacute du proegraveme ne sont

pas mentionneacutees dans lrsquoextrait Il est fort possible547 qursquoil ait en cela simplement suivi une

tradition548 ancienne assez connue selon laquelle le proegraveme nrsquoeacutetait pas drsquoHeacutesiode Bien que la

juxtaposition de leurs deux noms dans le commentaire de Proclos soit insuffisante pour le

prouver lrsquoutilisation directe par Aristarque drsquoun eacuteventuel commentaire de Praxiphane est

eacutegalement vraisemblable549 notamment en raison de lrsquoexistence attesteacutee drsquoun deacutebat entre les deux

hommes concernant un autre problegraveme philologique (cf infra chap 7 sect (i)d)

Section (ii) Meacutethode de Chameacuteleacuteon

Les diverses figures de la tradition peacuteripateacuteticienne qui se sont inteacuteresseacutees agrave la poeacutesie sont

souvent associeacutees agrave un type drsquoenquecircte qui semble contredire lrsquoapproche aristoteacutelicienne deacutefendue

dans cette eacutetude il srsquoagit de la recherche biographique sur les grands poegravetes de la litteacuterature

classique La biographie de poegravetes est mecircme reacuteguliegraverement preacutesenteacutee comme une speacutecialiteacute

peacuteripateacuteticienne par les historiens de la litteacuterature grecque550 Or la caracteacuteristique la plus typique

de cette litteacuterature biographique ancienne consiste agrave creacuteer des parallegraveles entre des eacuteleacutements tireacutes

drsquoune œuvre poeacutetique et la vie de lrsquoauteur de cette œuvre Cette faccedilon de faire est souvent

546 Le caractegravere inapproprieacute de lrsquoinvocation aux Muses au deacutebut drsquoun traiteacute (historique en lrsquooccurrence) est eacutegalement deacutenonceacute par Lucien (Hist conscr 14) qui srsquoexclame avec ironie laquo Tu constates combien ce deacutebut est dans le ton combien il sied agrave lrsquohistoire et convient agrave ce genre litteacuteraire raquo (ὁρᾷς ὡς ἐμμελὴς ἡ ἀρχὴ καὶ περὶ πόδα τῇ ἱστορίᾳ καὶ τῷ τοιούτῳ εἴδει τῶν λόγων πρέπουσα )

547 Cf Waeschke 1874 163-4

548 Paus 9314 Crat fr 78 Broggiato [Herod] De fig 8912 Spengel

549 Cf Matelli 2009 41

550 Cf Wehrli 1944-59 IX 75 laquo Die beiden wichtigsten Elemente [scil des eacutetudes litteacuteraires peacuteripateacuteticiennes] sind die alte Zetematik speziell der Homererklaumlrung und die Dichterbiographie raquo

303

deacutesigneacutee par lrsquoexpression laquo meacutethode de Chameacuteleacuteon raquo551 ce dernier eacutetant consideacutereacute comme son

meilleur repreacutesentant552

Certains textes fragmentaires contribuent en effet agrave creacuteer lrsquoimpression que les Peacuteripateacuteticiens

se servaient de la vie des poegravetes comme drsquoune meacutethode exeacutegeacutetique en tentant drsquoeacuteclairer certains

aspects de lrsquoœuvre par le recours agrave des eacuteleacutements biographiques ou au contraire en reacutecupeacuterant des

soi-disant donneacutees biographiques agrave partir des poegravemes Tireacutes hors de leur contexte ces textes ne

nous en disent toutefois pas tregraves long sur la fonction qursquoils remplissaient dans les traiteacutes

originaux Certains eacuteleacutements de preuve agrave lrsquoappui de ce portrait doivent ecirctre reconsideacutereacutes comme

lrsquoa reacutecemment proposeacute D Mirhady (2012) lequel remet en question la porteacutee de certains

fragments de Chameacuteleacuteon La preacutesente section sera donc consacreacutee agrave lrsquoexamen des plus importants

de ces textes

Dans une discussion sur les effets neacutefastes du vin Atheacuteneacutee rapporte la chose suivante

ἐπεὶ καὶ τὸν Αἰσχύλον ἐγὼ φαίην ἂν τοῦτό διαμαρτάνεινmiddot πρῶτος γὰρ ἐκεῖνος καὶ οὐχ ὡς ἔνιοί φασιν Εὐριπίδης παρήγαγε τὴν τῶν μεθυόντων ὄψιν εἰς τραγῳδίαν ἐν γὰρ τοῖς Καβείροις εἰσάγει τοὺς περὶ τὸν Ἰάσονα μεθύοντας ἃ δ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκεmiddot μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας διὸ καὶ Σοφοκλῆς αὐτῷ μεμφόμενος ἔλεγεν ὅτιmiddot laquo ὦ Αἰσχύλε εἰ καὶ τὰ δέοντα ποιεῖς ἀλλ οὖν οὐκ εἰδώς γε ποιεῖς raquo ὡς ἱστορεῖ Χαμαιλέων ἐν τῷ περὶ Αἰσχύλου

Drsquoailleurs je dirais qursquoEschyle aussi a fait cette erreur553 En effet ce fut lui le premier et non Euripide comme le disent certains agrave introduire des personnages ivres dans la trageacutedie car dans les Cabires il met en scegravene les compagnons de Jason en eacutetat drsquoivresse Or ce que le trageacutedien faisait lui-mecircme il lrsquoattribuait agrave ses heacuteros ndash du moins crsquoest en eacutetat drsquoivresse qursquoil composait ses trageacutedies Crsquoest pourquoi Sophocle lui adressait un blacircme en disant laquo Eschyle mecircme si tu composes ce qursquoil faut il reste que tu ne le fais pas en connaissance de cause raquo Crsquoest ce que rapporte Chameacuteleacuteon dans son livre Sur Eschyle (Ath 10428f je traduis)

Une version raccourcie se trouve dans la section des Deipnosophistes transmise sous forme de

reacutesumeacute

μεθύων δὲ ἐποίει τὰς τραγῳδίας Αἰσχύλος ὥς φησι Χαμαιλέωνmiddot Σοφοκλῆς γοῦν ὠνείδιζεν αὐτῷ ὅτι εἰ καὶ τὰ δέοντα ποιεῖ ἀλλ οὐκ εἰδώς γε

551 Lrsquoexpression a eacuteteacute forgeacutee par Arrighetti (1987 141 et passim laquo il metodo di Cameleonte raquo) qui suit Leo (1901 101-7) en faisant de Chameacuteleacuteon un point tournant dans le deacuteveloppement de cette meacutethode

552 Malgreacute leur eacuteventuelle pertinence je mrsquoabstiendrai dans cette section drsquooffrir un traitement des fragments de la Vie drsquoEuripide de Satyros lrsquoidentiteacute exacte de ce dernier eacutetant mal eacutetablie (cf West 1974)

553 laquo Lrsquoerreur raquo en question est probablement le fait de repreacutesenter des personnages en eacutetat drsquoeacutebrieacuteteacute comme le font les sculpteurs et les peintres avec Dionysos (cf 428e)

304

Eschyle composait ses trageacutedies en eacutetat drsquoivresse comme le dit Chameacuteleacuteon du moins Sophocle lui reprocha-t-il de composer comme il fallait mais non en connaissance de cause (Ath 122a je traduis)

Alors que le premier texte ne lie clairement le nom de Chameacuteleacuteon qursquoagrave la citation de

Sophocle le second preacutesente une sorte drsquoamalgame drsquoinformations dont on peut douter de la

preacutecision Selon Mirhady (2012 52) il est vraisemblable que lrsquoaffirmation sur lrsquoivrognerie

drsquoEschyle est une infeacuterence personnelle du personnage drsquoAtheacuteneacutee (Ulpien) dans le premier texte

une infeacuterence reacutesultant de la combinaison de 1) lrsquoaffirmation historique selon laquelle Eschyle

fut le premier agrave repreacutesenter des personnages ivres notamment dans les Cabires et 2) le topos (ici

plaisamment exploiteacute) selon lequel les poegravetes composent conformeacutement agrave leur caractegravere

Il est en effet permis de douter de lrsquoattribution agrave Chameacuteleacuteon de lrsquoinformation biographique sur

lrsquoivresse drsquoEschyle Quelques lignes apregraves la reacutefeacuterence agrave Chameacuteleacuteon Ulpien ajoute que les poegravetes

Alceacutee et Aristophane composaient eacutegalement leur poeacutesie en eacutetat drsquoivresse (429a) Or un peu plus

loin encore (430a) le personnage drsquoAtheacuteneacutee reproche preacuteciseacutement agrave Chameacuteleacuteon drsquoignorer

qursquoAlceacutee eacutetait porteacute sur le vin malgreacute lrsquoomnipreacutesence des reacutefeacuterences au vin dans son œuvre ndash un

reproche qui contredit drsquoailleurs lrsquoideacutee que lrsquoon se fait geacuteneacuteralement de la laquo meacutethode de

Chameacuteleacuteon raquo Il semble fort probable que toutes ces affirmations relatives aux habitudes de

consommation de vin par les poegravetes ne sont agrave attribuer agrave personne drsquoautre qursquoagrave Ulpien

Par contraste la remarque qursquoaurait lanceacutee Sophocle agrave Eschyle ainsi que lrsquoinformation

historique sur les personnages ivres dans la trageacutedie concordent tout agrave fait avec le genre de

preacuteoccupations eacuterudites des membres du Peacuteripatos554 La reacutefeacuterence agrave lrsquoinnovation preacutesente dans

les Cabires relegraveve de la recherche sur les procirctoi heuretai dans lrsquohistoire litteacuteraire tandis que la

phrase de Sophocle ndash vraisemblablement tireacutee du mecircme recueil drsquoaphorismes sophocleacuteens drsquoougrave

Aristote tire un autre jugement litteacuteraire de Sophocle en Poet 251460b33-4 (avec une

comparaison avec Euripide au lieu drsquoEschyle) ndash traduit une preacuteoccupation envers les normes (τὰ

δέοντα) et la connaissance relatives agrave la composition poeacutetique

Reste maintenant agrave deacuteterminer lrsquoorigine de la phrase ougrave est eacutenonceacute le principe de composition

identifiant le poegravete agrave ses personnage ἃ δ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι 554 Lrsquoivresse des personnages des Cabires est peut-ecirctre agrave mettre en lien avec les origines satyriques qursquoAristote attribue agrave la trageacutedie (cf Mirhady 2012 54) le vin est en effet un eacuteleacutement traditionnel du drame satyrique (cf Seaford 1984 37)

305

περιέθηκεmiddot μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας Il faut drsquoabord souligner que la deuxiegraveme

partie de la phrase μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας nrsquoest pas une conclusion mais bien

une preacutemisse (drsquoorigine indeacutetermineacutee) comme il transparaicirct clairement de lrsquousage de γοῦν555 le

sens est laquo du moins il composait en eacutetat drsquoivresse raquo et non laquo donc il composait en eacutetat drsquoivresse raquo

(scil en vertu de la preacutesence de personnages ivres dans ses piegraveces et du principe ἃ δ αὐτὸς ὁ

τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκε) Lrsquoideacutee de lrsquoivresse drsquoEschyle est

vraisemblablement une interpreacutetation de la remarque de Sophocle adresseacutee agrave ce dernier

Bref voici ce que lrsquoon obtient si lrsquoon reconstruit le syllogisme quelque peu incongru implicite

dans le texte drsquoAtheacuteneacutee

1 Dans les Cabires Eschyle mettait en scegravene pour la premiegravere fois des personnages ivres

2 Selon Chameacuteleacuteon Sophocle a dit agrave Eschyle qursquoil composait οὐκ εἰδώς crsquoest-agrave-dire que

3 Eschyle eacutetait ivre lorsqursquoil composait ses trageacutedies

Conclusion Puisque (3) Eschyle composait ivre et (1) qursquoil a le premier mis en scegravene des

personnages ivres alors (4) crsquoest que ce poegravete attribuait agrave ses personnages ce qursquoil faisait

lui-mecircme Le principe de lrsquoidentiteacute de comportement entre le poegravete et les personnages srsquoavegravere

donc ecirctre une conclusion du personnage drsquoAtheacuteneacutee et non une deacuteclaration laquo programmatique raquo556

de la meacutethode de Chameacuteleacuteon Ce principe est drsquoailleurs exploiteacute ici drsquoune faccedilon plaisante qui doit

nous rappeler qursquoAristophane est le premier agrave en faire usage agrave des fins eacutevidemment

humoristiques557 Lrsquoaffirmation ἃ δ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκε

a toutes les apparences drsquoun topos heacuteriteacute de la comeacutedie et on conccediloit tregraves bien qursquoil ait pu ecirctre

reacutecupeacutereacute par un auteur avec la personnaliteacute litteacuteraire drsquoAtheacuteneacutee

Certes drsquoautres fragments de Chameacuteleacuteon rapportent diverses correspondances entre des poegravetes

et leurs œuvres Mais il est significatif que tous ces poegravetes appartiennent au genre lyrique558 et

555 Cf Denniston 1950 451-3

556 Contra Arrighetti 2006 286

557 Le passage typiquement citeacute agrave cet effet est la scegravene des Thesmophories (130-70) dans laquelle Agathon est repreacutesenteacute en pleine phase de creacuteation mais la querelle entre Eschyle et Euripide dans les Grenouilles combine eacutegalement critiques poeacutetiques et attaques ad hominem De plus lrsquoeacutenonceacute mecircme du principe entretient une ressemblance frappante avec un fragment drsquoAristophane (59b Austin) ο[ἷ]α | μὲν π[ο]εῖ | λέγε[ι]ν τοῖgt|ός ἐστιν

558 Un genre ignoreacute par Aristote peut-ecirctre justement en raison de sa valeur mimeacutetique infeacuterieure agrave celle drsquoautres genres (cf Rotstein 2010 71)

306

srsquoexpriment avec des tournures beaucoup plus personnelles et sur des sujets historiquement

mieux ancreacutes que ne le font Homegravere et les dramaturges Les liens que fait Chameacuteleacuteon entre ces

poegravemes et des eacuteleacutements biographiques apparaissent donc en partie justifieacutes559 Lrsquoexemple le plus

clair de la meacutethode de Chameacuteleacuteon concerne drsquoailleurs Alcman

Ἀρχύτας δ ὁ ἁρμονικός ὥς φησι Χαμαιλέων Ἀλκμᾶνα γεγονέναι τῶν ἐρωτικῶν μελῶν ἡγεμόνα καὶ ἐκδοῦναι πρῶτον μέλος ἀκόλαστον ὄντα καὶ περὶ τὰς γυναῖκας καὶ τὴν τοιαύτην μοῦσαν εἰς τὰς διατριβάς διὸ καὶ λέγειν ἔν τινι τῶν μελῶνmiddot

Ἔρως με δαὖτε Κύπριδος ltϝgtέκατι

γλυκὺς κατείβων καρδίαν ἰαίνει

λέγει δὲ καὶ ὡς τῆς Μεγαλοστράτης οὐ μετρίως ἐρασθείς ποιητρίας μὲν οὔσης δυναμένης δὲ καὶ διὰ τὴν ὁμιλίαν τοὺς ἐραστὰς προσελκύσασθαι λέγει δὲ οὕτως περὶ αὐτῆςmiddot

τοῦθ ἁδειᾶν Μουσᾶν ἔδειξε

δῶρον μάκαιρα παρθένων

ἁ ξανθὰ Μεγαλοστράτα

Selon Archytas le musicien comme le dit Chameacuteleacuteon Alcman fut le chef de file de la poeacutesie lyrique eacuterotique et le premier agrave publier une chanson dissolue car il aimait passer son temps avec les femmes et avec ce genre de musique Crsquoest pourquoi il dit dans lrsquoun de ses chants laquo Lorsque le doux Eros agrave la demande de Cypris envahit et reacutechauffe mon cœur raquo (PMG 59a)

Il dit aussi qursquoAlcman eacutetait follement amoureux de Meacutegalostrategrave une poeacutetesse qui arrivait agrave srsquoattirer des amants gracircce agrave sa conversation Voici ce qursquoil dit agrave son sujet laquo Crsquoest le preacutesent de la douce Muse qursquoune heureuse jeune femme mrsquoa montreacute la blonde Meacutegalostrategrave raquo (PMG 59b) (Ath 600f-601-a = Cham fr 25 Wehrli je traduis)

Deux remarques meacuteritent drsquoecirctre souleveacutees au sujet de ce texte Drsquoune part Alcman se voit

attribueacute lrsquoinvention drsquoun genre poeacutetique ayant des caracteacuteristiques semblables agrave celles de son

tempeacuterament tout comme Aristote dans la Poeacutetique associe lrsquoapparition des genres tragiques et

comiques agrave des individus doteacutes drsquoun ecircthos correspondant (explication eacutetiologique ayant recours agrave

lrsquoideacutee de procirctos euretecircs) Drsquoautre part on ne sait rien des motifs pour lesquels Chameacuteleacuteon a

releveacute la ressemblance entre le poegravete et ses chansons crsquoest-agrave-dire qursquoil est impossible de dire si

cette ressemblance sert vraiment pour Chameacuteleacuteon agrave illustrer laquo sa raquo meacutethode ou srsquoil srsquoagit drsquoune

559 Certes les historiens modernes tendent agrave mettre en doute la valeur historique de la poeacutesie lyrique et agrave consideacuterer les personnages de cette poeacutesie (y compris la persona du narrateur) comme fictifs (cf West 1974 27sqq) mais il est improbable que les anciens en jugeaient ainsi

307

sorte de blacircme agrave lrsquoendroit drsquoAlcman560 Selon le modegravele aristoteacutelicien une telle transparence du

poegravete agrave lrsquointeacuterieur de ses poegravemes constitue un manque mimeacutetique de la part de ce dernier et donc

une erreur laquo technique raquo Dans les scholies aux tragiques les vers qui trahissent les opinions

personnelles du poegravete ou encore le contexte historique dans lequel il a veacutecu sont drsquoailleurs

reacuteguliegraverement pointeacutes sur le mode de la deacutenonciation561

Ailleurs on voit Chameacuteleacuteon exploiter des passages de la comeacutedie ancienne agrave lrsquoappui de

donneacutees biographiques Toutefois ces donneacutees ne sont pas relatives aux auteurs de ces passages

mais concernent plutocirct la vie des trageacutediens De plus ces donneacutees ne semblent pas tant ecirctre

utiliseacutees dans une perspective strictement biographique que dans le but de reconstituer des

morceaux de lrsquohistoire du drame

καὶ Αἰσχύλος δὲ οὐ μόνον ἐξεῦρε τὴν τῆς στολῆς εὐπρέπειαν καὶ σεμνότητα ἣν ζηλώσαντες οἱ ἱεροφάνται καὶ δᾳδοῦχοι ἀμφιέννυνται ἀλλὰ καὶ πολλὰ σχήματα ὀρχηστικὰ αὐτὸς ἐξευρίσκων ἀνεδίδου τοῖς χορευταῖς Χαμαιλέων γοῦν πρῶτον αὐτόν φησι σχηματίσαι τοὺς χοροὺς ὀρχηστοδιδασκάλοις οὐ χρησάμενον ἀλλὰ καὶ αὐτὸν τοῖς χοροῖς τὰ σχήματα ποιοῦντα τῶν ὀρχήσεων καὶ ὅλως πᾶσαν τὴν τῆς τραγῳδίας οἰκονομίαν εἰς ἑαυτὸν περιιστᾶν ὑπεκρίνετο γοῦν μετὰ τοῦ εἰκότος τὰ δράματα Ἀριστοφάνης γοῦν ndash παρὰ δὲ τοῖς κωμικοῖς ἡ περὶ τῶν τραγικῶν ἀπόκειται πίστις ndash ποιεῖ αὐτὸν Αἰσχύλον λέγονταmiddot

τοῖσι χοροῖς αὐτὸς τὰ σχήματ ἐποίουν

καὶ πάλινmiddot

τοὺς Φρύγας οἶδα θεωρῶν

ὅτε τῷ Πριάμῳ συλλυσόμενοι τὸν παῖδ ἦλθον τεθνεῶτα

πολλὰ τοιαυτὶ καὶ τοιαυτὶ καὶ δεῦρο σχηματίσαντας

Eschyle a non seulement inventeacute lrsquoeacuteleacutegance et la pompe des costumes imiteacutees par les hieacuterophantes et les porteurs de flambeaux dans leur habillement mais il a aussi creacuteeacute lui-mecircme de nombreux pas de danses et les a transmis aux membres du chœur Chameacuteleacuteon en tout cas affirme qursquoil fut le premier agrave organiser les danses des chœurs et qursquoil nrsquoutilisait pas les services drsquoun maicirctre de danse mais creacuteait lui-mecircme les pas de danse pour ses chœurs et se chargeait de faccedilon geacuteneacuterale de tout lrsquoarrangement de la piegravece Il est donc vraisemblable qursquoil jouait dans ses piegraveces Du moins Aristophane ndash et les poegravetes comiques sont fiables en ce qui concerne les tragiques ndash repreacutesente-t-il Eschyle disant ceci (fr 696) laquo Je creacuteais moi-mecircme les danses de mes chœurs raquo ainsi que laquo Je le sais ayant vu les Phrygiens lorsqursquoils vinrent aider Priam agrave faire libeacuterer son fils mort et ils

560 Le ton adopteacute envers Alcman est clairement peacutejoratif en teacutemoigne le terme ἀκόλαστον (cf Wehrli 1944-59 IX 79

561 Cf Lord 1908 9-13

308

faisaient des pas de danse comme ceci et comme cela dans cette direction raquo (Ath 21d-f = Cham fr 41 Wehrli je traduis)

Il y a une raison particuliegravere drsquoattribuer agrave Chameacuteleacuteon les citations drsquoAristophane ainsi que la

remarque geacuteneacuterale sur la creacutedibiliteacute des poegravetes comiques agrave lrsquoeacutegard des poegravetes tragiques et crsquoest

qursquoen au moins une autre occasion Chameacuteleacuteon se reacutefegravere agrave un texte comique pour appuyer une

affirmation sur lrsquohistoire de la danse562

καὶ γὰρ ἐν ὀρχήσει καὶ πορείᾳ καλὸν μὲν εὐσχημοσύνη καὶ κόσμος αἰσχρὸν δὲ ἀταξία καὶ τὸ φορτικόν διὰ τοῦτο γὰρ καὶ ἐξ ἀρχῆς συνέταττον οἱ ποιηταὶ τοῖς ἐλευθέροις τὰς ὀρχήσεις καὶ ἐχρῶντο τοῖς σχήμασι σημείοις μόνον τῶν ᾀδομένων τηροῦντες αἰεὶ τὸ εὐγενὲς καὶ ἀνδρῶδες ἐπ αὐτῶν ὅθεν καὶ ὑπορχήματα τὰ τοιαῦτα προσηγόρευον εἰ δέ τις ἀμέτρως διαθείη τὴν σχηματοποιίαν καὶ ταῖς ᾠδαῖς ἐπιτυγχάνων μηδὲν λέγοι κατὰ τὴν ὄρχησιν οὗτος δ ἦν ἀδόκιμος διὸ καὶ Ἀριστοφάνης ἢ Πλάτων ἐν ταῖς Σκευαῖς ὡς Χαμαιλέων φησίν εἴρηκεν οὕτωςmiddot

ὥστ εἴ τις ὀρχοῖτ εὖ θέαμ ἦνmiddot νῦν δὲ δρῶσιν οὐδέν

ἀλλ ὥσπερ ἀπόπληκτοι στάδην ἑστῶτες ὠρύονται

ἦν γὰρ τὸ τῆς ὀρχήσεως γένος τῆς ἐν τοῖς χοροῖς εὔσχημον τότε καὶ μεγαλοπρεπὲς καὶ ὡσανεὶ τὰς ἐν τοῖς ὅπλοις κινήσεις ἀπομιμούμενον

La gracircce et la digniteacute dans la danse et le mouvement sont belles tandis que la maladresse et la vulgariteacute sont laides Crsquoest pourquoi degraves le deacutebut les poegravetes composaient les danses pour les hommes libres et se servaient des mouvements uniquement comme signes des paroles chanteacutees assurant continuellement la noblesse et la viriliteacute qui les caracteacuterisaient crsquoest pourquoi ils appelaient ces œuvres des hyporchecircmata Mais si quelqursquoun creacuteait une choreacutegraphie deacutepassant la mesure ou alors si avec ses chansons il ne disait rien qui correspondait agrave la danse alors on ne le tenait pas en estime Crsquoest pourquoi selon Chameacuteleacuteon dans la piegravece LrsquoEacutequipement Aristophane ou Platon a dit la chose suivante laquo De sorte que si une personne dansait bien crsquoeacutetait un spectacle mais aujourdrsquohui ils ne font rien qui vaille mais ils restent sur place et hurlent comme frappeacutes de paralysie raquo Car le type de danse des chœurs agrave cette eacutepoque eacutetait gracieux et impressionnant et imitait pour ainsi dire les mouvements des hommes en armes (Ath 628d-e = Cham fr 42 Wehrli je traduis)

La subordination de la danse au chant qui est vraisemblablement derriegravere lrsquoeacutetymologie

fantaisiste de hyporchecircma est eacutevidemment dans lrsquoesprit de la primauteacute qursquoaccorde Aristote au

texte sur les autres aspects du spectacle De plus dans les deux textes tout juste citeacutes on voit

562 Dans un autre cas Chameacuteleacuteon semble au contraire avoir fait fi du teacutemoignage drsquoun comique pour deacuteterminer lrsquoidentiteacute drsquoun vers lyrique parodieacute par Aristophane en Nub 967 laquo Beaucoup de gens tel Chameacuteleacuteon srsquointerrogent sur ces vers agrave savoir srsquoils sont de Steacutesichore ou de Lamproclegraves bien que Phrynichos les attribue tregraves preacuteciseacutement agrave Lamproclegraves raquo (διαποροῦσι γὰρ οὐ[κ ὀ]λ ί γ οι π[ε]ρὶ τ[ού]των κα[θ]άπερ Χαμαιλέων πό[τ]ερόν ποτε Στη[σι]χόρου ἐστὶν ἢ Λαμπροκλ[έο]υς κ[αίπε] ρ[[ι]] τοῦ Φρυν [ίχου Λαμ]προκλεῖ μά[λα] [ἀκριβῶς] προ[σ] νέμον[τος) (Je cite le texte qui se trouve chez Arrighetti 1968 86 incluant les corrections de Holwerda et Koumlrte)

309

Chameacuteleacuteon se servir de textes comiques pour en deacuteduire des informations sur les premiers

deacuteveloppements de la trageacutedie en particulier en ce qui regarde la danse crsquoest donc uniquement

la biographie professionnelle des trageacutediens et non leur vie personnelle qui est en cause ici

Drsquoailleurs mecircme srsquoil eacutetait bien question des deacutetails de la vie personnelle des trageacutediens la faccedilon

de proceacuteder de Chameacuteleacuteon ne serait pas du tout eacutequivalente au fait de chercher ces deacutetails dans

lrsquoœuvre des trageacutediens eux-mecircmes Les analyses de G Arrighetti 563 sur la meacutethode de

Chameacuteleacuteon trahissent une confusion constante entre le fait drsquoutiliser les œuvres drsquoun poegravete pour

faire la biographie de ce mecircme poegravete et le fait de srsquoinspirer des portraits qursquoen font drsquoautres

poegravetes (en particulier les comiques)

Or ces deux proceacutedeacutes ne sont eacutevidemment pas du tout identiques Le premier est beaucoup

plus audacieux (et contestable) que le second Comme le fait remarquer Mirhady (2012 59)

lrsquousage par Chameacuteleacuteon de sources comiques ne diffegravere pas essentiellement de celui qursquoen font les

historiens modernes qui accordent semblablement une certaine creacutedibiliteacute aux propos des

comiques sur divers eacuteveacutenements ou personnes historiques La deacuteclaration meacutethodologique de

Chameacuteleacuteon agrave ce sujet reacutevegravele drsquoailleurs qursquoil est parfaitement conscient de la neacutecessiteacute de justifier

son approche historiographique qui consiste agrave traiter la comeacutedie comme une source fiable de

lrsquohistoire de la trageacutedie Cela est difficilement conciliable avec la naiumlveteacute qui est souvent attacheacutee

au portrait de Chameacuteleacuteon en vertu de la meacutethode douteuse qui porte son nom

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquointeacuterecirct de Chameacuteleacuteon et drsquoautres membres du Peacuteripatos pour la

biographie des poegravetes srsquoexplique naturellement comme un prolongement des enquecirctes meneacutees par

Aristote sur lrsquohistoire litteacuteraire en particulier dans le but drsquoidentifier les figures historiques

responsables de certaines innovations cruciales En effet la theacuteorie drsquoAristote ne propose pas un

modegravele physico-teacuteleacuteologique du deacuteveloppement drsquoun laquo Art poeacutetique raquo dans lequel les poegravetes

individuels ne seraient que les instruments humains de lrsquoachegravevement drsquoune forme deacutesincarneacutee564

Au contraire en accord avec lrsquoanthropologie culturelle dominante dans la penseacutee grecque

laquelle repose en grande part sur la notion de procirctos heuretecircs Aristote reconnaicirct lrsquoimportance de

563 Arrighetti 1987 partie 2 voir en part p 148 ougrave Arrighetti preacutetend que le frag drsquoAristophane 59b Austin (ο[ἷ]α | μὲν π[ο]εῖ | λέγε[ι]ν τοῖgt|ός ἐστιν) a une laquo perfetta corrispondenza raquo avec lrsquoaffirmation laquo programmatique raquo de Chameacuteleacuteon παρὰ δὲ τοῖς κωμικοῖς ἡ περὶ τῶν τραγικῶν ἀπόκειται πίστις

564 Kyriakou 1993 et 1995 chap 1

310

certaines figures exceptionnelles dans ce deacuteveloppement La combinaison freacutequente des

preacuteoccupations biographiques avec les eacutetudes litteacuteraires chez ses successeurs565 nrsquoa donc rien de

veacuteritablement surprenant

Ainsi mecircme srsquoil est indeacuteniable que les Peacuteripateacuteticiens agrave commencer par Aristote se sont

adonneacutes agrave des recherches biographiques portant notamment sur des individus faisant le meacutetier de

poegravetes rien ne prouve que le but de ces recherches ait eacuteteacute de fournir des cleacutes drsquointerpreacutetation de

lrsquoœuvre de ces poegravetes on peut penser qursquoelles reflegravetent simplement lrsquoapproche historique et

encyclopeacutedique typique de lrsquoenvironnement intellectuel qursquoeacutetait le Lyceacutee566

Section (iii) Composition et interpreacutetation la speacutecialisation des rocircles

Lrsquoideacutee selon laquelle il existe une parenteacute de caractegravere entre le poegravete et son œuvre nrsquoest

certainement pas eacutetrangegravere agrave un autre eacuteleacutement reacutecurrent dans les biographies anciennes des poegravetes

grecs soit le fait que ces poegravetes ndash et tout speacutecialement les dramaturges ndash avaient deacutebuteacute leurs

carriegraveres en reacutecitant ou en jouant eux-mecircmes leurs textes pour ensuite faire appel agrave des

interpregravetes Dans le fragment 41 de Chameacuteleacuteon citeacute ci-haut cela est preacuteciseacutement affirmeacute au sujet

drsquoEschyle Drsquoapregraves lrsquoauteur de la Vie anonyme de Sophocle (sect4) celui-ci compte au nombre de

ses innovations le fait drsquoavoir rompu avec la tradition du poegravete-acteur laquo car aux temps anciens le

poegravete jouait lui-mecircme raquo (πάλαι γὰρ καὶ ὁ ποιητὴς ὑπεκρίνετο αὐτός) De faccedilon typique cette

innovation est attribueacutee agrave des causes contingentes plutocirct qursquoagrave une volonteacute consciente Sophocle

aurait abandonneacute la pratique laquo en raison de la faiblesse de sa propre voix raquo (διὰ τὴν ἰδίαν

μικροφωνίαν)567

565 Lrsquoouvrage drsquoHeacuteraclide du Pont intituleacute Sur la poeacutesie et sur les poegravetes fut apparemment le premier agrave combiner ces deux aspects

566 En particulier les fragments du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes freacutequemment deacutepeint comme une œuvre de jeunesse porteacutee sur lrsquoanecdote suggegraverent qursquoil srsquoagissait plutocirct drsquoune discussion theacuteorique aux orientations semblables agrave celles de la Poeacutetique axeacutee notamment sur lrsquoidentification des procirctoi heuretai Janko 2010 317-23

567 Sur le motif du recours agrave lrsquointerpregravete ducirc agrave une voix insuffisante cf schol Pind Ol 6149a Αἰνέας ὁ τοῦ χοροῦ διδάσκαλος ᾧτινι ὁ Πίνδαρος ἐχρῆτο διὰ τὸ ἰσχνόφωνον καὶ μὴ δι ἑαυτοῦ δύνασθαι τοῖς χοροῖς καταλέγεινmiddot ὅπερ οἱ πλεῖστοι ἐποίουν δι ἑαυτῶν ἀγωνιζόμενοι

311

Aristote partage lrsquoavis selon lequel les poegravetes qui au commencement eacutetaient aussi des

interpregravetes se sont ensuite confineacutes au rocircle drsquoauteur (cf Rh 31403b24) Ce deacutesinvestissement

physique des poegravetes par rapport agrave leurs personnages constitue certainement agrave ses yeux un moment

important dans lrsquohistoire du drame celui-ci srsquoapprochant davantage de son telos agrave mesure que

lrsquoactiviteacute mimeacutetique se deacutefinit de plus en plus comme creacuteation drsquointrigue et non plus comme

interpreacutetation

La situation est drsquoailleurs tout agrave fait analogue dans le domaine rheacutetorique Aristote y distingue

clairement le travail de composition et la deacuteclamation limitant lrsquoart rheacutetorique au sens strict agrave la

composition du discours et releacuteguant lrsquoaction oratoire ndash qursquoil deacutesigne par le terme hypokrisis qui

srsquoapplique aussi agrave lrsquoart de lrsquoacteur ndash agrave une position externe agrave lrsquoart Aristote affiche un meacutepris

semblable envers lrsquoaction oratoire et lrsquointerpreacutetation dramatique tout en reconnaissant que ces

deux aspects extra-techniques doivent neacuteanmoins retenir quelque peu son inteacuterecirct en raison de

lrsquoeffet puissant qursquoils ont sur les auditoires

τρίτον δὲ τούτων ὃ δύναμιν μὲν ἔχει μεγίστην οὔπω δ ἐπικεχείρηται τὰ περὶ τὴν ὑπόκρισιν καὶ γὰρ εἰς τὴν τραγικὴν καὶ ῥαψῳδίαν ὀψὲ παρῆλθενmiddot ὑπεκρίνοντο γὰρ αὐτοὶ τὰς τραγῳδίας οἱ ποιηταὶ τὸ πρῶτον δῆλον οὖν ὅτι καὶ περὶ τὴν ῥητορικήν ἐστι τὸ τοιοῦτον ὥσπερ καὶ περὶ τὴν ποιητικήν [hellip] τὰ μὲν οὖν ἆθλα σχεδὸν ἐκ τῶν ἀγώνων οὗτοι λαμβάνουσιν καὶ καθάπερ ἐκεῖ μεῖζον δύνανται νῦν τῶν ποιητῶν οἱ ὑποκριταί καὶ κατὰ τοὺς πολιτικοὺς ἀγῶνας διὰ τὴν μοχθηρίαν τῶν πολιτῶν

Le troisiegraveme de ces facteurs est drsquoune efficaciteacute extrecircme mais nrsquoa pas encore eacuteteacute abordeacute agrave ce jour crsquoest ce qui relegraveve de lrsquoaction oratoire En effet en matiegravere de trageacutedie et de rhapsodie cette preacuteoccupation est intervenue tardivement car les poegravetes au deacutepart jouaient eux-mecircmes leurs trageacutedies Or il est clair qursquoune telle dimension inteacuteresse la rheacutetorique tout comme la poeacutetique [hellip] Crsquoest avec cela ou quasiment qursquoon remporte les prix dans les concours et de mecircme que les acteurs dans ces concours ont un plus grand pouvoir que les poegravetes de mecircme ils srsquoimposent dans les joutes entre citoyens agrave cause de la meacutediocriteacute de la vie politique (Rh 31403b21-35)

La distinction entre composition et deacuteclamation est reacutecupeacutereacutee par le Peacuteripateacuteticien

Hieacuteronymos568 qui dans son ouvrage sur Isocrate affirme de ce dernier que ses discours se

precirctent bien agrave la lecture mais non agrave la deacuteclamation dans un contexte deacutemeacutegorique Il considegravere le

style reacutepeacutetitif drsquoIsocrate comme priveacute drsquoeacutemotion et de mouvement lesquels constituent agrave ses

yeux tout comme Aristote569 laquo ce qui est le plus important et le plus efficace devant les foules raquo

568 Cf fr 38A-38B White

569 La mecircme opinion est partageacutee par Theacuteophraste qui lie la deacuteclamation aux mouvements de lrsquoacircme de la voix et du corps cf fr 712 719A FHSampG Mirhady 2004 447

312

(τὸ γὰρ μέγιστον καὶ κινητικώτατον τῶν ὄχλων)570 Hieacuteronymos utilise drsquoailleurs une image

tireacutee du monde du theacuteacirctre pour illustrer le manque de conformiteacute entre le style laquo seacutedentaire raquo

drsquoIsocrate et le contenu politique de ses discours laquo Cela ressemble agrave quelqursquoun portant un grand

masque barbu qui parle avec une voix drsquoenfant raquo (ὅμοιον [γ]οῦν εἶναι τῷ δασὺ καὶ μέγα

περιθέμενον πρό[σ]ωπο[ν] παιδίου φωνὴν ἀφιέ[ναι])571

Section (iv) Le poegravete et son double Pheacutemios et Deacutemodocos

Les sources anciennes font eacutetat drsquoun cas de figure particuliegraverement inteacuteressant pour la question

qui nous occupe soit le rapport qui peut ou doit ecirctre eacutetabli entre le poegravete et ses personnages Il

srsquoagit du problegraveme de lrsquoidentification des personnages homeacuteriques Pheacutemios et Deacutemodocos Le

premier est le barde de la cour drsquoUlysse contraint de chanter pour les preacutetendants dans lrsquoOdysseacutee

et ultimement eacutepargneacute par son maicirctre lors de la Mnecircstecircrophonia le second qui figure eacutegalement

dans lrsquoOdysseacutee est le barde aveugle qui reacutealise trois performances aeacutediques lors du seacutejour

drsquoUlysse en Pheacuteacie

Heacuteraclide du Pont et Deacutemeacutetrios de Phalegravere se sont tous deux inteacuteresseacutes agrave ces personnages et il

est probable que le second se soit inspireacute des ideacutees du premier comme on le verra sous peu Au

milieu drsquoune liste de πρῶτοι εὐρεταί appartenant agrave lrsquohistoire de la musique et de la poeacutesie

Heacuteraclide affirme la chose suivante au sujet de ces deux personnages

γεγονέναι δὲ καὶ Δημόδοκον Κερκυραῖον παλαιὸν μουσικόν ὃν πεποιηκέναι Ἰλίου τε πόρθησιν καὶ Ἀφροδίτης καὶ Ἡφαίστου γάμονmiddot ἀλλὰ μὴν καὶ Φήμιον Ἰθακήσιον νόστον τῶν ἀπὸ Τροίας μετ Ἀγαμέμνονος ἀνακομισθέντων ποιῆσαι οὐ λελυμένην δ εἶναι τῶν προειρημένων τὴν τῶν ποιημάτων λέξιν καὶ μέτρον οὐκ ἔχουσαν ἀλλὰ καθάπερ τὴν Στησιχόρου τε καὶ τῶν ἀρχαίων μελοποιῶν οἳ ποιοῦντες ἔπη τούτοις μέλη περιετίθεσαν

Deacutemodocos de Corcyre eacutetait un musicien ancien qui a composeacute des poegravemes intituleacutes Le Sac drsquoIlion et Le Mariage drsquoAphrodite et drsquoHeacutephaiumlstos De plus Pheacutemios drsquoIthaque a composeacute un poegraveme sur le Retour des hommes qui ont surveacutecu agrave Troie avec Agamemnon La langue des poegravemes mentionneacutes ci-haut nrsquoeacutetait pas relacirccheacutee ni priveacutee de megravetre mais plutocirct semblable agrave celle de Steacutesichore et des anciens poegravetes lyriques qui en composant leurs vers les ornaient de musique (Her Pont fr 109 Schuumltrumpf = [Plut] Sur la musique 31132b-c je traduis)

570 Dion Hal Isocr 134

571 Philod Rhet 417a23-27

313

Plusieurs deacutetails de ce texte sont remarquables Drsquoabord Heacuteraclide traite les deux bardes

comme des personnages historiques mais contemporains des eacuteveacutenements de lrsquoeacutepoque heacuteroiumlque

et auteurs de poegravemes dont les titres lui sont eacutevidemment inspireacutes par le contenu des deux derniers

chants qursquoHomegravere precircte agrave Deacutemodocos dans lrsquoOdysseacutee (8266-366 8499-520) et par le passage de

ce mecircme poegraveme (1326-7) ougrave Peacuteneacutelope surprend Pheacutemios en train de raconter le laquo retour raquo

douloureux (νόστονhellip λυγρόν) des Acheacuteens Cela constitue deacutejagrave une diffeacuterence appreacuteciable par

rapport agrave une approche reacutepandue chez les historiens et les biographes anciens laquelle consiste agrave

faire de ces personnages des repreacutesentations poeacutetiques drsquoindividus directement tireacutes de la vie

drsquoHomegravere Crsquoest le cas notamment drsquoEacutephore qui fait de Pheacutemios le beau-pegravere drsquoHomegravere en

mecircme temps que celui de qui le poegravete aurait appris son art puisqursquoil est preacuteciseacute qursquoil exerccedilait le

meacutetier de διδάσκαλος γραμμάτων 572 La mecircme tradition est attesteacutee dans la Vie

pseudo-heacuterodoteacuteenne (26) ougrave Pheacutemios est eacutegalement le maicirctre en poeacutesie drsquoHomegravere que ce

dernier reacutecompense en le repreacutesentant couvert drsquohonneurs dans lrsquoOdysseacutee

Un autre eacuteleacutement remarquable reacuteside dans le fait qursquoHeacuteraclide attribue aux deux bardes

lrsquousage drsquoune forme meacutetrique propre agrave la lyrique de Steacutesichore crsquoest-agrave-dire une forme diffeacuterente

de celle des poegravemes hexameacutetriques drsquoHomegravere lui-mecircme Comme lrsquoa fait remarquer Gostoli

(1986 104) Heacuteraclide a ainsi anticipeacute la theacuteorie moderne573 voulant que la structure strophique

agrave la Steacutesichore soit la forme originelle dans laquelle est neacutee la tradition eacutepique qui se serait

ensuite normaliseacutee vers lrsquohexamegravetre monorythmique

Mais ce qui importe davantage ici est la faccedilon dont Heacuteraclide distingue entiegraverement les figures

de Deacutemodocos et Pheacutemios de celui qui les met en scegravene alors que crsquoest presqursquoun lieu commun

pour les homeacuteristes modernes que de faire de ces personnages une sorte de laquo projection raquo du barde

de lrsquoeacutepoque homeacuterique sinon drsquoHomegravere lui-mecircme Heacuteraclide leur attribue au contraire une

existence autonome qui ne peut ecirctre mieux illustreacutee que par leur usage de formes poeacutetiques

distinctes de celle drsquoHomegravere Par contraste Porphyre rapporte une opinion entretenue par certains

critiques qui croient qursquoagrave travers le personnage du barde pheacuteacien Homegravere reacutefegravere

eacutenigmatiquement agrave lui-mecircme Cette note est susciteacutee agrave lrsquooccasion drsquoun examen des vers ougrave

572 Eacutephore 70F1 Jacoby = [Plut] Vita Homeri 12

573 Cf Gentili amp Giannini 1977

314

Deacutemodocos est deacutecrit comme un barde aimeacute de la Muse qui pourtant lui a donneacute agrave la fois un bien

(le don du chant) et un mal (la ceacuteciteacute)

ὡς οὐ δυνατὸν ἀνθρώπῳ τελείαν εὐδαιμονίαν ἔχεινmiddot laquo δοιοὶ γὰρ πίθοι raquo ἀλλὰ ταῦτα φησὶν ὁ Ἀχιλλεὺς παραμυθίαν εἴρηκε τῷ Πριάμῳ ἐνταῦθα δὲ ἐκ τοῦ ποιητικοῦ προσώπου λέγεται [hellip]

πῶς οὖν ἐφίλησεν ἢ ὅτι ἐπεὶ οἱ τυφλοὶ μουσικώτεροι μὴ περὶ πολλὰ ἀσχολούμενοι ἢ ἐπεὶ πάντως ἄνθρωπον ὄντα δεῖ κατά τι δυστυχεῖν ἢ οἰκονομικῶς ἵνα μὴ ἐπιγνῷ τὸν Ὀδυσσέα τινὲς δέ φασιν εἰς ἑαυτὸν ταῦτα αἰνίττεσθαι τὸν ποιητήν

Il dit cela parce qursquoil nrsquoest pas possible pour un homme de jouir drsquoun bonheur parfait laquo Car il y a deux jarreshellip raquo (Il 24527) Mais ces mots dit-il sont prononceacutes par Achille agrave Priam tandis qursquoici ils sont dits par la personne du poegravete [hellip]

Comment se fait-il que la Muse lrsquoaimait ltet pourtant lrsquoa rendu aveuglegt Peut-ecirctre parce que les aveugles ayant peu drsquooccupations sont plus aptes agrave la musique ou parce qursquoil est absolument neacutecessaire pour un homme drsquoecirctre malheureux agrave quelque eacutegard ou alors crsquoest pour le bien de lrsquointrigue afin qursquoil ne reconnaisse pas Ulysse Mais certains disent que par ces mots le poegravete reacutefegravere eacutenigmatiquement agrave lui-mecircme (Porph QHO ad 863 7210-17 Schrader)

Ici encore le texte de Porphyre offre une remarquable synthegravese des diverses postures

exeacutegeacutetiques repreacutesenteacutees chez les anciens La premiegravere solution est une explication

laquo naturalisante raquo qui eacutetablit un lien entre la ceacuteciteacute du barde et son talent musical574 la deuxiegraveme

fait appel agrave la mecircme morale philosophique sur lrsquoincompleacutetude du bonheur humain que lrsquoauteur du

premier paragraphe qui se reacutefegravere au fameux passage de lrsquoIliade sur les deux jarres et qui relegraveve

explicitement le partage par le poegravete et son personnage (Achille) de cette mecircme conception la

troisiegraveme qui suppose que Deacutemodocos aurait eacuteteacute en mesure de reconnaicirctre Ulysse est

vraisemblablement agrave attribuer aux critiques qui deacutefendaient lrsquoidentification de Deacutemodocos au

barde laconien ameneacute agrave Mycegravenes et laisseacute par Agamemnon aux cocircteacutes de Clytemnestre (voir

infra) enfin la remarque finale exploite en quelque sorte jusqursquoagrave son point limite la notion ἀπὸ

574 Aristarque pourrait fort bien se trouver derriegravere cette solution eacutetant donneacute le contenu de la scholie Il 2599a Ariston (agrave propos de Thamyris puni par les Muses qui lui retiregraverent lrsquoart du chant) laquo ltla diplecircgt parce que lsquomutileacutersquo ne veut pas dire lsquoaveuglersquo comme lrsquoont compris les Neoteroi mais plutocirct lsquoincapable de chanterrsquo car en quoi serait-il nuisible pour un citharegravede drsquoecirctre priveacute de la vue Il nrsquoen serait que plus attentif agrave son chant En tout cas en ce qui concerne Deacutemodocos la Muse lui avait lsquoenleveacute la vue mais donneacute le doux chantrsquo (Od 864) raquo (ὅτι πηρόν οὐ τυφλὸν daggerἀπεδέξαντο οἱ νεώτεροι ἀλλὰ τῆς ᾠδῆς πηρόνmiddot τί γὰρ ἦν αὐτῷ βλαβερὸν κιθαρῳδῷ ὄντι εἰ τῶν ὀφθαλμῶν ἐστηρήθη μᾶλλον γὰρ προσεκτικὸς ἂν ἐγένετο τῇ φωνασκίᾳ τόν γε δή τοι Δημόδοκον ἡ Μοῦσα laquo ὀφθαλμῶν μὲν ἄμερσε δίδου δ ἡδεῖαν ἀοιδήν raquo)

315

τοῦ ποιητικοῦ προσώπου en rapportant non seulement certains vers au poegravete mais en faisant

carreacutement du personnage du barde une figure alleacutegorique du poegravete575

On ne trouve rien de tel chez Heacuteraclide Ce dernier semble croire qursquoHomegravere a reacuteeacutecrit en vers

hexameacutetriques des poegravemes anciens de deux aegravedes originellement composeacutes en vers strophiques

Un fragment de Deacutemeacutetrios de Phalegravere confirme que ce dernier partageait lrsquoopinion drsquoHeacuteraclide

voulant que Pheacutemios et Deacutemodocos soient des poegravetes lyriques

ᾀσματογράφων δὲ τῶν καὶ ἀοιδῶν γνωρίσματα τὸ ᾄσματα καὶ ᾠδὰς γράφειν πρὸς μουσικὴν καὶ φόρμιγγα καὶ βάρβιτον καὶ κιθάραν καὶ πᾶν ὄργανον μουσικὸν ᾀδόμενον οἷοίπερ ἦσαν ποιηταί ὡς ὁ Φαληρεὺς Δημήτριος γράφει Αὐτομήδης καὶ Δημόδοκος καὶ Λαῖρις οἱ Κερκυραῖοι καὶ ὁ Ἰθακήσιος Φήμιος καὶ οἱ λοιποί οὓς ὁ Φαληρεὺς Δημήτριος γράφει

Les traits caracteacuteristiques des auteurs de chansons qui sont en mecircme temps des chanteurs crsquoest le fait de composer des chants et des odes en srsquoaccompagnant de musique comme celle de la phorminx du barbitos de la kithara ou de tout autre instrument de musique utiliseacute avec le chant Parmi ces poegravetes comme lrsquoa eacutecrit Deacutemeacutetrios de Phalegravere on compte les Corcyriens Automegravede Deacutemocodos et Lairis ainsi que Pheacutemios drsquoIthaque et les autres que mentionne aussi Deacutemeacutetrios de Phalegravere (Dem Phal fr 146 SOD = Prolegomena Tzetzae ad scholia in Lycophronis Alexandram 243-9 Scheer)

De plus Deacutemeacutetrios tout comme Heacuteraclide situe agrave lrsquoeacutepoque heacuteroiumlque la figure de Deacutemodocos

qursquoil identifie agrave lrsquoaegravede anonyme mentionneacute par Nestor en Od 3267-71 comme eacutetant le gardien

laisseacute aux cocircteacutes de Clytemnestre par Agamemnon agrave son deacutepart pour Troie pour ecirctre ensuite

abandonneacute sur une icircle deacuteserte par Eacutegisthe

οὕτω Δημήτριος ὁ Φαληρεύς Μενέλαος ἅμα τῷ Ὀδυσσεῖ ἐλθὼν εἰς Δελφοὺς τὸν θεὸν ἤρετο περὶ τῆς μελλούσης ἔσεσθαι εἰς Ἴλιον στρατείας τότε δὴ καὶ τὸν ἐνναετηρικὸν τῶν Πυθίων ἀγῶνα ἀγωνοθετεῖ Κρέων ἐνίκα δὲ Δημόδοκος Λάκων μαθητὴς Αὐτομήδους τοῦ Μυκηναίου ὃς ἦν πρῶτος δι ἐπῶν γράψας τὴν Ἀμφιτρύωνος πρὸς Τηλεβόας μάχην καὶ τὴν ἔριν Κιθαιρῶνός τε καὶ Ἑλικῶνος ἀφ ὧν δὴ καὶ τὰ ἐν Βοιωτίᾳ ὄρη προσαγορεύεται ἦν δὲ καὶ αὐτὸς μαθητὴς Περιμήδους Ἀργείου ὃς ἐδίδαξεν αὐτόν τε τὸν Μυκηναῖον Αὐτομήδην καὶ Λικύμνιον τὸν Βουπράσιον καὶ daggerΣίνιν καὶdagger τὸν Δωριέα καὶ Φαρίδαν τὸν Λάκωνα καὶ Πρόβολον τὸν Σπαρτιάτην

τότε δὴ Μενέλαος τῇ προνοίᾳ τῆς Ἑλένης ἀνέθηκεν ὅρμον Ἀθηνᾷ τὸν δὲ Δημόδοκον εἰς Μυκήνας λαβὼν Ἀγαμέμνων ἔταξε τὴν Κλυταιμνήστραν τηρεῖν ἐτίμων δὲ λίαν τοὺς ᾠδοὺς ὡς διδασκάλους τῶν τε θείων καὶ παλαιῶν ἀνδραγαθημάτων καὶ τῶν ἄλλων ὀργάνων πλέον

575 Drsquoautres passages homeacuteriques preacutesentant un tel caractegravere laquo meacuteta-poeacutetique raquo sont semblablement interpreacuteteacutes par les scholiastes comme des auto-reacutefeacuterences du poegravete par ex schol bT Il 6358 ex (sur Heacutelegravene parlant de ses malheurs comme drsquoun futur sujet de chanson) laquo imperceptiblement le poegravete exalte son œuvre raquo (λεληθότως αὔξει τὴν ποίησιν) sur la technique deacutelicate de lrsquoeacuteloge de soi (περιαυτολογία) dans la tradition rheacutetorique voir Pernot 1998

316

τὴν λύραν ἠγάπων δηλοῖ δὲ καὶ Κλυταιμνήστρα τὴν εἰς αὐτὸν τιμήν οὐ γὰρ φονεύειν ἀλλ ἀφορίζειν αὐτὸν ἐκέλευσε

Selon Deacutemeacutetrios de Phalegravere Meacuteneacutelas se rendit agrave Troie avec Ulysse afin drsquointerroger le dieu au sujet de la prochaine campagne contre Troie Au mecircme moment Creacuteon preacutesidait les jeux pythiens qui se tenaient tous les neuf ans Deacutemodocos le Laconien remporta la victoire crsquoeacutetait un un disciple drsquoAutomegravede qui a eacuteteacute le premier agrave eacutecrire des vers eacutepiques sur la bataille drsquoAmphitryon contre les Tecircleboai et sur la querelle entre Citheacuteron et Heacutelicon drsquoapregraves qui les monts de Beacuteotie ont drsquoailleurs eacuteteacute appeleacutes Automegravede eacutetait lui-mecircme un disciple de Peacuterimegravede drsquoArgos qui avait prodigueacute son enseignement agrave la fois agrave cet Automegravede et agrave Licumnios de Buprasion ainsi qursquoagrave Sinis et le Dorien et Pharidas de Laconie et Probolos de Sparte

Crsquoest agrave cette eacutepoque que Meacuteneacutelas consacra agrave Atheacutena la Preacutevoyante le collier drsquoHeacutelegravene Agamemnon amena Deacutemodocos avec lui agrave Mycegravenes et le chargea de veiller sur Clytemnestre Ils estimaient grandement les chanteurs en tant que professeurs des choses divines et des exploits des hommes drsquoautrefois et ils aimaient la lyre plus que tout autre instrument Mecircme Clytemnestre reacutevegravele lrsquoestime en laquelle Deacutemodocos eacutetait tenu en effet elle le condamna agrave lrsquoexil plutocirct qursquoagrave mort (Dem Phal fr 144 = schol Od 3267)

Il est vraisemblable que le reacutecit de Deacutemeacutetrios ait eacuteteacute au moins partiellement eacutelaboreacute dans le but

de rendre compte drsquoun fait pour le moins troublant concernant le personnage de Deacutemodocos

nommeacutement la connaissance preacutecise qursquoa ce dernier des eacuteveacutenements arriveacutes agrave lrsquoarmeacutee grecque

lors de lrsquoexpeacutedition troyenne576 Cela devient en effet naturel si lrsquoon suppose que le barde lors de

son seacutejour agrave Mycegravenes a pu recevoir des nouvelles de lrsquoexpeacutedition des Grecs avant drsquoecirctre exileacute sur

une icircle drsquoougrave il fut drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sauveacute par les Pheacuteaciens ougrave on le retrouve dix ans

plus tard agrave la cour drsquoAlcinoos Une autre raison ayant pu motiver le reacutecit de Deacutemeacutetrios est

lrsquoanonymat mecircme de ce barde auquel Agamemnon confie son eacutepouse dont il nrsquoest fait mention

que dans ce court passage drsquoune longueur de cinq vers En identifiant ce barde au Deacutemodocos de

Scheacuterie Deacutemeacutetrios pourrait drsquoun point de vue zeacuteteacutematique avoir fait drsquoune seule pierre deux

coups fournissant une solution agrave la fois au problegraveme de lrsquoidentiteacute du mysteacuterieux barde mentionneacute

en Od 3267-71 et agrave celui de lrsquoorigine des informations que tient Deacutemodocos pour eacutelaborer ses

premier et troisiegraveme chants au livre huit de lrsquoOdysseacutee Ce dernier problegraveme il est agrave remarquer

suppose que Deacutemeacutetrios tient compte de la diffeacuterence laquo ontologique raquo entre Homegravere et le

personnage de Deacutemodocos si les chants sur les guerres et les souffrances des Acheacuteens sont tout

agrave fait reconnaissables en tant que sujets par excellence du poegravete Homegravere leur attribution agrave

Deacutemodocos le poegravete de Scheacuterie est beaucoup plus probleacutematique Manifestement il ne

576 Cf Heath 2009 268

317

convenait pas agrave Deacutemeacutetrios drsquoavancer lrsquoargument que Deacutemodocos en tant que simple laquo voix raquo ou

laquo projection raquo drsquoHomegravere est naturellement en mesure de raconter les mecircmes choses que lui

Lrsquoideacutee drsquoune dissociation ferme devant ecirctre opeacutereacutee entre Homegravere et Deacutemodocos se retrouve

dans une scholie au vers Od 8267 qui marque le deacutebut du deuxiegraveme chant de Deacutemodocos

relatant les amours adultegraveres drsquoAregraves et Aphrodite ndash un passage particuliegraverement controverseacute chez

les Anciens comme je lrsquoai deacutejagrave fait remarquer

οὐκ ἀτόπως ἐπὶ ἡδυπαθῶν ᾄδει ταῦτα ὁ κιθαρῳδὸς δι ὧν ἥδονται σωφρονίζων αὐτούς δέσμιον γὰρ εἰσάγει τὸν μοιχὸν καὶ τοὺς θεοὺς λέγοντας laquo οὐκ ἀρετᾷ κακὰ ἔργα raquo

ὁ δὲ Ὀδυσσεὺς τί φησιν laquo ἀλλ ἄγε δὴ μετάβηθι καὶ ἵππου κόσμον ἄεισον raquo ὡς δέον τὸν Δημόδοκον αὐτοῖς μὴ μοιχείαν γενομένην ἐν θεοῖς ᾄδειν ἀλλὰ πράξεις εἰς ὠφέλειαν καὶ ἔπαινον φερούσας ἡ μὲν οὖν κατηγορία πρόδηλος διότι περὶ θεῶν οὐκ ἔδει τοιαῦτα δεδηλωκέναι

ἀλλ οὐχ Ὁμήρου τὸ ἔγκλημα ἄνωθεν γὰρ τοῖς ἀρχαιοτάτοις παραδέδοται καὶ κατασκευάσμασι καὶ τελεταῖς ταῖς παλαιοτάταις καὶ Ἑλληνικαῖς καὶ βαρβαρικαῖς ὅτι δὲ Ὅμηρος οὐχ ἥδεται τούτοις δῆλον ἐξ ὧν περιέθηκε τῇ Ἀθηνᾷ laquo ὡς ἀπόλοιτο καὶ ἄλλος ὅτις τοιαῦτά γε ῥέζοι raquo ὅλως δὲ Ὅμηρος οὐδὲ οἶδεν Ἥφαιστον Ἀφροδίτῃ συνοικεῖν Χάριτι δὲ αὐτὸν συμβιοῦντα Δημόδοκος δὲ τῇ ἰδίᾳ μυθοποιίᾳ

Il nrsquoest pas eacutetrange que le citharegravede chante de telles choses devant un public de deacutebaucheacutes car srsquoil les reacutejouit par ces chants crsquoest dans le but de les rendre plus sages En effet il repreacutesente la personne adultegravere dans les chaicircnes ainsi que les dieux disant laquo Les mauvaises actions ne profitent pas raquo

Mais Ulysse lui que dit-il laquo Allez change de sujet et chante la construction du cheval raquo Il dit cela parce qursquoil ne faut pas que Deacutemodocos leur fasse un chant au sujet drsquoun adultegravere ayant eu lieu parmi les dieux mais plutocirct sur des actions utiles qui suscitent lrsquoeacuteloge Il est donc eacutevident que lrsquoaccusation consiste agrave dire qursquoil ne fallait pas raconter de telles choses sur les dieux

Mais la responsabiliteacute ne repose pas sur Homegravere car ces histoires remontent au passeacute et ont eacuteteacute transmises par des teacutemoignages tregraves reculeacutes œuvres drsquoart ou rituels anciens grecs ou barbares Il est clair qursquoHomegravere nrsquoy prend pas plaisir agrave partir des mots suivants qursquoil attribue agrave Atheacutena laquo Meure comme lui qui voudrait lrsquoimiter [scil Eacutegisthe] raquo (Od 147) De toute faccedilon Homegravere ne connaicirct mecircme pas la version selon laquelle Heacutephaiumlstos est marieacute agrave Aphrodite pour lui le dieu partage sa vie avec Charis Cette histoire est lrsquoinvention personnelle de Deacutemodocos (schol HQT Od 8267)

Pace Gostoli (1986 108-9) qui voit dans ce texte un collage drsquoarguments issus de sources

diverses lrsquoargumentation preacutesenteacutee ici est suffisamment coheacuterente pour former un tout et

remonter agrave une source unique Les arguments y suivent en effet un parcours progressif

bull Justification du reacutecit scandaleux sur la base des intentions du personnage de Deacutemodocos

celui-ci souhaite en fait offrir une leccedilon morale agrave travers ce reacutecit

318

bull Objection agrave lrsquoargument preacuteceacutedent pourtant Ulysse rabroue lrsquoaegravede et lui demande de changer

de sujet de chanson cela parce qursquoun reacutecit a une plus grande valeur morale srsquoil preacutesente des

modegraveles de vertu que srsquoil met en scegravene des actions honteuses fussent-elles punies De plus ces

actions sont particuliegraverement honteuses dans la mesure ougrave elles sont attribueacutees agrave des dieux

bull Nouvel argument les reacutecits drsquoamours divins sont traditionnels577 et se retrouvent tant dans

lrsquoart ancien que dans les pratiques cultuelles

bull Suite de lrsquoargument preacuteceacutedent qui plus est Homegravere prend ses distances avec ce type de

traditions en placcedilant dans la bouche drsquoun personnage divin une condamnation de lrsquoadultegravere et

en attribuant le reacutecit agrave Deacutemodocos ndash ce dernier argument eacutetant confirmeacute par le fait qursquoailleurs

chez Homegravere Heacutephaiumlstos nrsquoest mecircme pas lrsquoeacutepoux drsquoAphrodite

M Heath (2009 270-1) a reacutecemment proposeacute drsquoidentifier la source ultime de cette scholie agrave

Heacuteraclide du Pont ce qui serait coheacuterent avec la curieuse attribution par ce dernier drsquoun poegraveme

sur Le Mariage drsquoAphrodite et Heacutephaiumlstos agrave Deacutemodocos (voir supra fr 109) De plus la mention

du mode de vie heacutedoniste des Pheacuteaciens au deacutebut de la scholie fait eacutecho agrave la solution donneacutee par

Heacuteraclide au zecirctecircma concernant le laquo deacutebarquement raquo drsquoUlysse endormi sur la plage drsquoIthaque

solution rapporteacutee dans le texte suivant

τὴν τῶν Φαιάκων ἀτοπίαν καθ ἣν τὸν Ὀδυσσέα καθεύδοντα μὴ διυπνίσαντες εἰς τὴν γῆν κατέθεντο τοῦ τε Ὀδυσσέως τὸν ἄκαιρον ὕπνον διαλύειν πειρώμενος ὁ Ποντικὸς Ἡρακλείδης φησὶν ἀτόπους εἶναι τοὺς ἐξ ὧν εἴρηκεν ὁ ποιητὴς μὴ στοχαζομένους περὶ τοῦ παντὸς τρόπου τῶν Φαιάκων συνειδότας γὰρ ἑαυτοῖς φιληδονίαν καὶ ἀπολαυστικὸν τρόπον καὶ δεδιότας μή τις αὐτοὺς ἄλλος ἐπελθὼν ἐκβάλῃ ἀπὸ τῆς χώρας δύο ταῦτα ὑποκρίνασθαι φιλοξενίαν τε πρὸς τοὺς παρόντας ταχεῖάν τε ἀπόπεμψιν πρὸς τοὺς ἐλθόντας πάντα δὲ ἐργάζεσθαι ὅπως αὐτῶν ἡ οἴκησις λανθάνῃ καὶ διάστημα ὅσον ἐστὶ μὴ γινώσκηται νῆσον ἀγαθὴν οἰκοῦντας πρὸς δὲ τὸν πόλεμον οὔτε γεγυμνασμένους οὔτε προαιρουμένους ἀλλ ἐναντίαν βιοτὴν τοῖς πολεμικοῖς ἐπιτηδεύμασιν ἔχονταςmiddot laquo οὐ γὰρ Φαιήκεσσι μέλει βιὸς οὐδὲ φαρέτρη raquomiddot καὶ πάλιν φησὶν αὐτοῖς αἰεὶ δαῖτα μέλειν κίθαρίν τε καὶ ᾠδάς τοιούτους οὖν ὄντας καὶ τοιαύτην γῆν ἔχοντας οὐδὲν ἀπεικὸς εὐλαβεῖσθαι μὴ κατοπτευθέντες ὑπό τινων πολεμῆσαι δυναμένων ἐκπέσωσι τῆς χώρας καὶ ταχείας τὰς ἀποπομπὰς ποιεῖσθαι τῶν ξείνων οὐ διὰ φιλοξενίανmiddot laquo οὐ γὰρ ξείνους οἵδε μάλ ἀνθρώπους

577 Un argument semblable est avanceacute par le grammairien Apion (de lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie) agrave lrsquooccasion drsquoun commentaire sur un vers aristophanien (copieacute sur Steacutesichore drsquoapregraves la scholie ad loc) mentionnant laquo les noces de dieux raquo (θεῶν γάμους) laquo Il faut savoir qursquoil eacutetait habituel pour les Anciens de chanter les unions des dieux et des hommes ltApion ditgt laquo la Besogne raquo soulegraveve cet argument contre ceux qui atheacutetisent lrsquoeacutepisode de lrsquoadultegravere entre Aregraves et Aphrodite dans lrsquoOdysseacuteethinsp raquo (ὅτι σύνηθες ἦν τοῖς παλαιοῖς ᾄδειν θεῶν τε καὶ ἡρώων γάμους σημειοῦται δὲ ταῦτα ὁ Μόχθος πρὸς τοὺς ἀθετοῦντας τὴν ἐν Ὀδυσσείᾳ Ἄρεως καὶ Ἀφροδίτης μοιχείαν schol RVΓ Ar Pax 778)

319

ἀνέχονται οὐδ ἀγαπαζόμενοι φιλέουσrsquo ὅτε κέν τις ἵκηται raquo οὐδὲν οὖν ἄλογον διά τινα τοιαύτην αἰτίαν αὐτοὺς ἀποστέλλειν ταχέως τοὺς ξένους πρὶν ἐντὸς γενέσθαι τῶν παρ αὐτοῖς τοὺς ἐπιδημήσαντας

Dans le but de reacutesoudre la question du comportement absurde des Pheacuteaciens lorsqursquoils deacutebarquent agrave Ithaque Ulysse endormi sans le reacuteveiller ainsi que celle du sommeil inopportun de ce dernier Heacuteraclide du Pont affirme que sont plutocirct absurdes ceux-lagrave qui ne font aucune conjecture agrave propos du mode de vie des Pheacuteaciens sur la base de ce qursquoa dit le poegravete En effet parce que les Pheacuteaciens reconnaissent leur propre propension au plaisir et agrave la vie de loisir et craignent que quelqursquoun drsquoautre ne vienne chez eux et les chasse de leur pays ils se targuent de ces deux rocircles lrsquohospitaliteacute pour ceux qui sont chez eux et un prompt retour pour les eacutetrangers De plus ils font tout leur possible pour que leur reacutesidence reste invisible et qursquoon ne sache pas agrave quelle distance elle se trouve Ils habitent une icircle agreacuteable et ne sont pas preacutepareacutes pour la guerre ni porteacutes vers elle mais ils ont des moeurs opposeacutees aux activiteacutes guerriegraveres laquo Le carquois et lrsquoarc nrsquointeacuteressent pas les Pheacuteaciens raquo (Od 6270) Et il dit en plus qursquoils se preacuteoccupent constamment de banquet de cithare et de chants Eacutetant donc des gens de cette trempe et posseacutedant une telle terre il nrsquoy a rien drsquoeacutetrange agrave ce qursquoils prennent garde drsquoecirctre expulseacutes de leur pays apregraves avoir eacuteteacute repeacutereacutes par des hommes capables de leur faire la guerre et agrave ce qursquoils srsquoempressent de ramener chez eux les eacutetrangers ndash ce qursquoils ne font pas par hospitaliteacute laquo car ces gens supportent mal les eacutetrangers et ne les reccediloivent pas avec joie lorsqursquoils viennent raquo (Od 732-3) Ainsi il nrsquoy a rien drsquoillogique agrave ce que pour une raison de cette sorte ils renvoient rapidement les eacutetrangers avant que leurs visiteurs ne soient mis dans le secret de leurs affaires (Heracl Pont fr 104 = Porph QHO ad 13119 1159-11613 Schrader)

Mise agrave part la reacutefeacuterence au mode de vie agreacuteable des Pheacuteaciens qui est agrave rapprocher de la

scholie agrave Od 8267 citeacutee ci-haut drsquoautres eacuteleacutements de ce texte sont remarquables notamment la

neacutecessiteacute souleveacutee par Heacuteraclide de laquo conjecturer raquo (στοχαζομένους) certaines choses non

explicites dans le poegraveme (cf supra p 180sqq au sujet des omissions narratives) et celle de suivre

laquo ce qursquoa dit le poegravete raquo (ἐξ ὧν εἴρηκεν ὁ ποιητής) agrave rapprocher eacutevidemment de la maxime

laquo aristarquienne raquo Homerum ex Homero De plus ce texte constitue un nouvel exemple drsquoanalyse

fondeacutee sur lrsquoutiliteacute et lrsquointeacuterecirct personnel associeacutes agrave des actions apparemment eacutetranges reacutealiseacutees

par des personnages poeacutetiques comparable aux exemples preacutesenteacutes dans une section preacuteceacutedente

(sur le sens de βλαβερόν)

Si Heacuteraclide est bien agrave lrsquoorigine de la scholie agrave Od 8267 alors ce dernier aura aussi reconnu

lrsquoexistence drsquoune rupture entre lrsquoauteur et le personnage qui repose ici sur la diffeacuterence entre les

preacutesupposeacutes eacutethiques et mythologiques drsquoHomegravere (condamnation de lrsquoadultegravere mariage

drsquoHeacutephaiumlstos avec Charis) et ceux de Deacutemodocos

320

Il serait inteacuteressant de connaicirctre lrsquoopinion drsquoAristarque sur le rocircle de ces deux bardes chez

Homegravere mais on ne trouve pas de commentaire explicite sur ce sujet On sait toutefois578 qursquoil

tient continuellement compte du fait que le monde dans lequel eacutevoluent les heacuteros homeacuteriques

nrsquoest pas le mecircme que celui dans lequel le poegravete a composeacute lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee En particulier

des scholies au ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade ougrave il est question de tablettes marqueacutees de laquo signes raquo

et qui anime encore aujourdrsquohui bien des deacutebats nous informent de lrsquoopinion drsquoAristarque sur la

nature de ces signes

ὅτι σημεῖα λέγει οὐ γράμματαmiddot εἴδωλα ἄρα ἐνέγραψεν

ltLa diplecircgt parce qursquoil parle de signes et non de lettres ce sont donc des images qursquoil a graveacutees (schol A Il 6178 Ariston)

Les scholies exeacutegeacutetiques rapportent lrsquoopinion contraire

σήματα λυγρά γράμματαmiddot [hellip] ἄτοπον γὰρ τοὺς πᾶσαν τέχνην εὑρόντας οὐκ εἰδέναι γράμματα τινὲς δὲ ὡς παρ Αἰγυπτίοις ἱερὰ ζῴδια δι ὧν δηλοῦται τὰ πράγματα

laquo Des signes funestes raquo Il srsquoagit de lettres [hellip] Car il serait eacutetrange que ces hommes qui ont inventeacute tous les arts ignorent lrsquoeacutecriture Mais certains pensent que ce sont des symboles sacreacutes comme on trouve chez les Eacutegyptiens par lesquels on repreacutesente les choses (schol T Il 6168 ex)

Lrsquoeacutecriture eacutetant selon Aristarque inexistante dans le monde homeacuterique579 les bardes Pheacutemios

et Deacutemodocos sont neacutecessairement des poegravetes oraux En cela ils se distinguent donc drsquoHomegravere

qursquoAristarque nrsquoa jamais consideacutereacute autrement que comme un poegravete lettreacute

Section (v) Conclusion

De faccedilon geacuteneacuterale les fragments des Peacuteripateacuteticiens ne suggegraverent pas de changements

theacuteoriques importants par rapport agrave la laquo poeacutetique de lrsquoabsence raquo privileacutegieacutee par Aristote Tant dans

le cas drsquoHomegravere que dans celui des autres poegravetes les Peacuteripateacuteticiens reacutesistent agrave la tendance

reacutepandue consistant agrave lire le poegraveme comme une sorte de reflet de lrsquoacircme du poegravete Un des

meilleurs exemples de cette tradition drsquointerpreacutetation est repreacutesenteacute par lrsquoauteur du traiteacute Du

578 Cf Schmidt 1976

579 Cette prise de position est drsquoune importance cruciale puisqursquoelle vient appuyer la conception alexandrine des poegravemes homeacuteriques comme commencement de la litteacuterature grecque et par le fait mecircme comme autoriteacute fournissant des normes linguistiques cf Nannini 1986 22

321

Sublime Ce dernier reacutealise constamment des rapprochements entre le caractegravere et le style580 des

auteurs qursquoil commente et qursquoil deacutepeint meacutetaphoriquement comme prenant une part active dans

les eacuteveacutenements du poegraveme ndash par exemple dans ce passage ceacutelegravebre sur Homegravere

εἰς τὰ ἡρωικὰ μεγέθη συνεμβαίνειν ἐθίζει [hellip] δείκνυσι δ ὅμως διὰ τῆς Ὀδυσσείας [hellip] ὅτι μεγάλης φύσεως ὑποφερομένης ἤδη ἴδιόν ἐστιν ἐν γήρᾳ τὸ φιλόμυθον [hellip] οὐ γὰρ ἀλλ ἢ τῆς Ἰλιάδος ἐπίλογός ἐστιν ἡ Ὀδύσσειαmiddot [hellip] τῆς μὲν Ἰλιάδος γραφομένης ἐν ἀκμῇ πνεύματος ὅλον τὸ σωμάτιον δραματικὸν ὑπεστήσατο καὶ ἐναγώνιον τῆς δὲ Ὀδυσσείας τὸ πλέον διηγηματικόν ὅπερ ἴδιον γήρως

Il a coutume de partir du mecircme pas que ses heacuteros vers la grandeur [hellip] Mais pourtant agrave travers lrsquoOdysseacutee [hellip] il montre que le propre drsquoune grande nature deacutejagrave sur le deacuteclin est dans la vieillesse drsquoaimer raconter des histoires [hellip] LrsquoOdysseacutee nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoeacutepilogue de lrsquoIliade [hellip] Il a composeacute le corps entier de lrsquoIliade qursquoil a eacutecrit dans la pleacutenitude du souffle comme plein drsquoaction et de combat tandis que celui de lrsquoOdysseacutee il lrsquoa pour la plus grande partie rempli drsquohistoires ce qui est le propre de la vieillesse (Subl 910-13)

Les correspondances eacutetroites entre Homegravere et les divers niveaux de son œuvre offertes par le

pseudo-Longin sont remarquables

plan du poegravete plan du poegraveme

grandeur laquo heacuteroiumlque raquo drsquoHomegravere actes heacuteroiumlques des personnages (τὰ ἡρωικὰ μεγέθη)

Odysseacutee composeacutee agrave la fin de la vie drsquoHomegravere Odysseacutee = eacutepilogue de lrsquoIliade

vigueur et laquo souffle raquo drsquoHomegravere (ἐν ἀκμῇ πνεύματος) Iliade = poegraveme dramatique et eacutemouvant (δραματικὸν

καὶ ἐναγώνιον)

deacuteclin et vieillesse drsquoHomegravere Odysseacutee = poegraveme narratif (διηγηματικόν)

Pour le pseudo-Longin le principe de cette correspondance permet de deacuteduire que lrsquoOdysseacutee

est une œuvre de la fin de la vie drsquoHomegravere agrave la fois en raison de son contenu et de sa forme On

ne trouve aucune deacuteduction laquo poeacutetico-biographique raquo de ce genre chez les Peacuteripateacuteticiens pas

mecircme on lrsquoa vu chez Chameacuteleacuteon

580 Agrave noter agrave cet eacutegard lrsquoambiguiumlteacute du terme χαρακτήρ agrave la fois caractegravere (ie ecircthos) et style (litteacuteraire)

Chapitre 7 Aristarque et la voix du poegravete

Pour Aristarque la distinction entre les divers personnages poeacutetiques ndash et a fortiori celle entre

le narrateur et les personnages ndash constitue un principe de base mais qui est encore suffisamment

nouveau pour devoir ecirctre invoqueacute agrave la deacutefense de certaines attaques contre le preacutetendu manque

drsquouniteacute discursive des poegravemes homeacuteriques De fait cette distinction qui apparaicirct fondamentale

aux critiques modernes ne dominera jamais totalement la conception grecque de la poeacutesie

Atheacuteneacutee qui eacutecrit quelque quatre cents anneacutees apregraves Aristarque juge encore bon de souligner que

(178d) laquo si quelque chose est dit chez Homegravere cela nrsquoest pas dit par Homegravere raquo (οὐ γὰρ εἴ τι

λέγεται παρrsquo Ὁμήρῳ τοῦθrsquo Ὅμηρος λέγει) ndash une deacuteclaration de principe qui nrsquoest pourtant que

rarement respecteacutee dans le reste des Deipnosophistes581

La confusion que reacutevegravelent des remarques telles que laquo Homegravere dit X raquo bien que X soit une

affirmation mise dans la bouche drsquoun personnage va au-delagrave drsquoun simple manque de preacutecision

dans la faccedilon de distinguer entre dire (λέγειν) et eacutecrire (γράφειν) comme le montre lrsquohabitude

des critiques anciens agrave attribuer aux poegravetes non seulement les paroles mais aussi les actions des

personnages ainsi la remarque de Plutarque ndash un autre exemple tardif de cette obstination agrave

confondre poegravete et personnages582 ndash qui rapporte qursquoEuripide lui-mecircme aurait deacuteclareacute devant

ceux qui accusaient son Ixion drsquoimmoralisme laquo Mais je ne lrsquoai fait sortir de scegravene qursquoapregraves

lrsquoavoir cloueacute agrave la roue raquo (Quomodo adul 19e) Plus qursquoun effet de style ce type de commentaire

reflegravete une conception fondamentale du rapport des Grecs agrave la poeacutesie soit la parenteacute ontologique

entre le poegravete et son produit ndash le poegravete eacutetant non seulement impliqueacute dans le processus de

composition mais restant aussi en quelque sorte laquo preacutesent raquo dans le produit fini

Par contraste avec cette attitude geacuteneacuteraliseacutee les commentaires drsquoAristarque deacutemontrent que

celui-ci endosse une conception aristoteacutelicienne du rapport entre le poegravete et les personnages entre

lesquels il appuie fortement la deacutemarcation Les diffeacuterences signaleacutees par Aristarque concernent

581 Nuumlnlist 2009 133

582 Cf Quomodo adul passim

323

tout aussi bien des questions superficielles drsquousage lexical que des eacuteleacutements relevant de la

Weltanschauung Par exemple plusieurs notes aristarquiennes mentionnent que telle chose porte

tel nom dans le discours du narrateur et tel autre dans la bouche des personnages583 ou encore

que dans le discours du poegravete le soleil se legraveve laquo en sortant de lrsquoOceacutean raquo tandis que les

personnages disent qursquoil eacutemerge du sol584 Ces notes sont geacuteneacuteralement eacutemises sur le ton du

simple constat

Drsquoautres notes reacutevegravelent toutefois que la distinction ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου ἐξ τοῦ ἰδίου

προσώπου585 peut servir drsquoargument dans des contextes exeacutegeacutetiques ou zeacuteteacutematiques Ce dernier

chapitre sera consacreacute agrave lrsquoexamen de notions varieacutees lieacutees agrave la theacuteorie ancienne de la narration

mais ougrave lrsquoon peut dans tous les cas percevoir qursquoAristarque opegravere sur la base du principe de la

rupture entre poegravete et personnage

Section (i) Quelques problegravemes homeacuteriques

Agrave lrsquoinstar de la formule Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν lrsquoexpression λύσις ἐκ τοῦ

προσώπου qui se reacutefegravere agrave un mode de solution des contradictions internes apparentes dans le

texte homeacuterique ne se retrouve telle quelle que chez Porphyre mais laquo lrsquoesprit raquo qui lrsquoanime est

geacuteneacuteralement attribueacute agrave la meacutethode drsquoAristarque586 Lrsquoimportance du principe agrave la base de ce

mode de solution est drsquoautant plus eacutevidente que les contradictions sont en geacuteneacuteral consideacutereacutees par

Aristarque comme des eacuteleacutements dont la preacutesence est inacceptable dans un poegraveme et que le

recours agrave lrsquoargument ἐκ τοῦ προσώπου peut seul laquo sauver raquo de lrsquoatheacutetegravese certains cas apparents de

583 Cf schol A Il 2570a Ariston sur la citeacute appeleacutee agrave la fois Corinthe et Ephyre ἡ διπλῆ δέ ὅτι ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου Κόρινθονmiddot ὅταν δὲ ἡρωϊκῷ προσώπῳ περιτιθῇ τὸν λόγον Ἔφυραν λέγει

584 Cf schol A Il 11735b Ariston ὅτι ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου ὑπὲρ γῆς τὴν ἀνατολὴν λέγει αὐτὸς δὲ ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου ἐξ Ὠκεανοῦ

585 La persona du poegravete est eacutegalement deacutesigneacutee par les expressions ἐπὶ τοῦ αὐτοῦ προσώπου et ἐξ τοῦ ποιητικοῦ προσώπου

586 Cf Dachs 1913 8 qui croit que Porphyre a complegravetement inteacutegreacute les techniques exeacutegeacutetiques drsquoAristarque laquo [hellip] Porphyrius bei dem sich jenes Erklaumlrungsprinzip Aristarchs allerdings bereits zu einer oft mechanisch und gedankenlos angewandten Methode ausgebildet hat raquo

324

contradiction587 Quelques exemples serviront agrave deacutemontrer lrsquousage que fait Aristarque drsquoun tel

mode de solution

(a) La valeur guerriegravere de Meacuteneacutelas

La reacuteflexion meacutethodologique drsquoAtheacuteneacutee citeacutee ci-haut mettant en garde contre lrsquohabitude

drsquoattribuer agrave Homegravere tout ce qui est dit chez Homegravere intervient agrave lrsquooccasion drsquoune bregraveve

discussion sur la valeur guerriegravere de Meacuteneacutelas Atheacuteneacutee y critique la faccedilon dont Platon dans le

Banquet (174b-c) preacutetend qursquo laquo Homegravere raquo aurait preacutesenteacute Meacuteneacutelas comme laquo un guerrier sans

nerf raquo srsquoappuyant en cela sur lrsquoinsulte dont Apollon un ennemi des Grecs lrsquoaffuble agrave un moment

du reacutecit (Il 17588) Atheacuteneacutee fait remarquer agrave juste titre que Meacuteneacutelas nrsquoest pourtant preacutesenteacute

comme un lacircche que dans les mots drsquoApollon et non par Homegravere lui-mecircme qui le qualifie

reacuteguliegraverement de laquo cher agrave Aregraves raquo ou encore de laquo bon au cri de guerre raquo Or Atheacuteneacutee pourrait bien

avoir emprunteacute cette critique de Platon agrave Aristarque comme en fait foi la scholie au vers drsquoougrave

Platon tire son jugement sur Meacuteneacutelas

μαλθακὸς αἰχμητής τὸ σημεῖον ὅτι οὐχ ὡς τῷ ὄντι μαλθακοῦ αἰχμητοῦ ὄντος τοῦ Μενελάου ληπτέον ἀλλὰ τὸ πρόσωπον πολέμιον ὂν εἰς διαβολὴν λέγειmiddot laquo ἀρηΐφιλον raquo γὰρ ὁ ποιητὴς αὐτὸν καλεῖ

laquo un lacircche guerrier raquo le signe parce qursquoil ne faut pas comprendre ces mots comme si Meacuteneacutelas eacutetait reacuteellement un guerrier lacircche mais crsquoest parce que le personnage est un ennemi qursquoil dit ceci pour le deacutenigrer car le poegravete lrsquoappelle laquo cher agrave Aregraves raquo (cf 352) (schol A Il 17588a Ariston)

En niant que Meacuteneacutelas puisse ecirctre laquo reacuteellement raquo (τῷ ὄντι) consideacutereacute comme un lacircche sur la

base des propos drsquoun personnage Aristarque introduit une forme de hieacuterarchie eacutepisteacutemologique

entre le discours du narrateur et celui des personnages Le contraste entre les insultes drsquoApollon

et lrsquoeacutepithegravete laquo cher agrave Aregraves raquo que le poegravete applique agrave Meacuteneacutelas accorde implicitement au narrateur

une creacutedibiliteacute supeacuterieure agrave celle de ses personnages fussent-ils ndash comme dans ce cas-ci ndash divins

Cette ideacutee drsquoune laquo objectiviteacute raquo typique du narrateur va de pair avec celle de son omniscience

dont les personnages sont quant agrave eux priveacutes

Comme il est eacutevident drsquoapregraves cet exemple Aristarque eacutevite de consideacuterer les personnages

divins comme des locuteurs doteacutes drsquoune autoriteacute particuliegravere et dont les propos devraient ecirctre

587 Cf Schenkeveld 1970 164

325

consideacutereacutes plus laquo vrais raquo que drsquoautres le seul point de vue qui jouisse drsquoun statut particulier est

celui du narrateur dans la mesure ougrave il est le creacuteateur de lrsquounivers dans lequel eacutevoluent ses

personnages (Cela vient drsquoailleurs confirmer lrsquoideacutee preacuteceacutedemment attribueacutee agrave Aristarque et aux

Peacuteripateacuteticiens que les personnages divins et humains sont drsquoun point de vue poeacutetique

eacutequivalents les insultes drsquoApollon agrave lrsquoendroit de Meacuteneacutelas sont tout aussi laquo subjectives raquo ie

deacutependantes du caractegravere et des passions du dieu que celles que srsquoadressent les personnages

humains) Il ne serait par conseacutequent pas eacutetonnant que dans le texte suivant de Porphyre la

solution introduite par ἄλλως soit tireacutee drsquoAristarque ou encore drsquoAristote (dans le passage

commenteacute Hector rassure son eacutepouse en affirmant que lrsquoheure fixeacutee pour sa mort ne peut ecirctre

devanceacutee)

ἐζήτησάν τινες πῶς ἐνταῦθα ἀπαράβατον λέγει τὴν μοῖραν ὁ ποιητής ἐν δὲ τῇ Ὀδυσσείᾳ παραβατὴν ὑφίσταται ὅταν λέγῃmiddot laquo ὡς καὶ νῦν Αἴγισθος ὑπὲρ μόρον Ἀτρείδαο γῆμ ἄλοχον raquo λύεται δὲ τοῦτο ἐκ τοῦ δείκνυσθαι ὅτι τριχῶς ἡ μοῖρα παρὰ τῷ ποιητῇ λέγεταιmiddot ἡ εἱμαρμένη ἡ μερὶς καὶ τὸ καθῆκον [hellip]

ἄλλως τε οὐκ ἐκ τοῦ ποιητοῦ οἱ λόγοι ἐκ προσώπων δὲ διαφόρων εἰς μίμησιν παραληφθέντων ὁτὲ μὲν γὰρ λέγει πρὸς Ἀνδρομάχην ὁ Ἕκτωρ ὁτὲ δὲ ὁ Ζεύς διαφωνεῖν δὲ πρὸς ἄλληλα οὐδὲν ἀπεικὸς τὰ διάφορα πρόσωπα

Certains srsquointerrogent agrave savoir pourquoi le poegravete dit ici que la Moire est immuable tandis que dans lrsquoOdysseacutee il admet qursquoelle peut ecirctre changeacutee lorsqursquoil dit laquo tel encore Eacutegisthe qui prit lrsquoeacutepouse de lrsquoAtride en deacutepit du destin raquo (Od 135) On reacutesout ceci en deacutemontrant que le poegravete utilise laquo Moira raquo en trois sens diffeacuterents le destin le lot et le convenable [hellip]

De plus on peut dire que ces paroles ne viennent pas du poegravete mais de divers personnages qui sont utiliseacutes en vue de la mimecircsis En effet ici crsquoest Hector qui parle agrave Andromaque mais lagrave crsquoest Zeus Il nrsquoy a rien drsquoeacutetrange agrave ce que les divers personnages prononcent des paroles qui vont agrave lrsquoencontre les unes des autres (Porph QHI ad 6488-9 1-9 MacPhail)

Il est tout agrave fait remarquable que lrsquoauteur de cette solution juge bon drsquoutiliser lrsquoargument ἐκ

προσώπων au sujet drsquoun problegraveme homeacuterique drsquoune telle envergure il ne srsquoagit plus ici drsquoun

deacutetail factuel relativement insignifiant comme le nombre de citeacutes en Cregravete mais bien drsquoune grave

question meacutetaphysique La premiegravere solution qursquooffre Porphyre dont je nrsquoai ici reproduit que la

premiegravere phrase se classe dans la cateacutegorie ἀπὸ τῆς λέξεως par une analyse des divers usages

du terme Moira elle preacutesente une theacuteorie complexe sur les rapports entre les notions de neacutecessiteacute

destin et morale Par contraste lrsquoauteur de la solution ἐκ προσώπων stipule expresseacutement que les

personnages sont utiliseacutes (παραληφθέντων) afin de creacuteer une repreacutesentation poeacutetique (εἰς

μίμησιν) ndash qursquoils sont en quelque sorte un mateacuteriau dans les mains du poegravete On trouve ici un

326

lien direct eacutetabli entre la composition mimeacutetique et la polyphonie discursive qui caracteacuterise les

personnages poeacutetiques De plus il nrsquoest fait nulle mention drsquoune eacuteventuelle prioriteacute des paroles

de Zeus sur celles drsquoHector les unes et les autres (οἱ λόγοι) sont semblablement laquo eacutetrangegraveres au

poegravete raquo (οὐκ ἐκ τοῦ ποιητοῦ)

(b) Les vertus du vin

Le prochain exemple un cas de contradiction entre des personnages concernent les propos

antagonistes drsquoHeacutecube et drsquoHector sur le sujet des vertus fortifiantes du vin (cf Il 6261-5)

ἡ διπλῆ πρὸς τὸ δοκοῦν μάχεσθαιmiddot ἡ γὰρ Ἑκάβη λέγειmiddot laquo μένος μέγα οἶνος ἀέξει raquo ὁ δὲ Ἕκτωρ laquo μή μ ἀπογυιώσῃς μένεος raquo ἔστι δὲ διάφορα τὰ λέγοντα πρόσωπα καὶ ἑκάτερον πρός τι εἴρηται

Le passage est marqueacute de la diplecirc parce qursquoil y a contradiction apparente En effet Heacutecube dit laquo le vin augmente grandement la force raquo (6261) mais Hector dit laquo de peur que tu ne mrsquoaffaiblisses raquo (6265) Mais les personnages qui srsquoexpriment sont diffeacuterents et leurs paroles respectives sont dites pour une certaine raison (schol A Il 6265 Ariston)

Implicite est ici lrsquoideacutee exprimeacutee par Aristote au fr 146 que les personnages ne sont pas

tenus de dire laquo les mecircmes choses les uns que les autres raquo La diplecirc signifie sans doute

qursquoAristarque avait preacutesenteacute face agrave aux critiques eacutemises agrave lrsquoendroit de ces vers une explication

ineacutedite qui nie leur nature zeacuteteacutematique sur la base drsquoun argument ndash celui de la polyphonie

poeacutetique ndash fort semblable agrave celui drsquoAristote

Le type de solution proposeacutee par Aristarque est eacutegalement rapporteacute (sans attribution nominale)

par Porphyre qui juxtapose drsquoautres possibiliteacutes drsquoarguments agrave celui de la polyphonie

ζητεῖται πῶς ποτε ἐναντία ἑαυτῷ ὁ ποιητὴς λέγειmiddot προειπὼν γὰρ laquo ἀνδρὶ κεκμηῶτι μένος μέγα οἶνος ἀέξει raquo νῦν ἐπάγει laquo μή μ ἀπογυιώσης μένεος ἀλκῆς τε λάθωμαι raquo ἡ μὲν οὖν ὑπὸ πολλῶν γενομένη λύσις τοῦ ζητήματος τοιαύτη ὅτι ἕτερόν ἐστι πρόσωπον Ἑκάβης τὸ λέγον ὠφέλιμον εἶναι τὸν οἶνον ἕτερον δὲ τὸ τοῦ Ἕκτορος τὸ ἀρνούμενονmiddot οὐδὲν δὲ θαυμαστὸν εἰ παρὰ τῷ ποιητῇ ἐναντία λέγεται ὑπὸ διαφόρων φωνῶν ὅσα μὲν γὰρ ἔφη αὐτὸς ἀφ ἑαυτοῦ ἐξ ἰδίου προσώπου ταῦτα δεῖ ἀκόλουθα εἶναι καὶ μὴ ἐναντία ἀλλήλοιςmiddot ὅσα δὲ προσώποις περιτίθησιν οὐκ αὐτοῦ εἰσιν ἀλλὰ τῶν λεγόντων νοεῖται ὅθεν καὶ ἐπιδέχεται πολλάκις διαφωνίαν ὥσπερ καὶ ἐν τούτοις [hellip]

ἄμεινον δέ ἐστιν ἐκεῖνο λέγειν καὶ δεικνύειν ἑκάτερον τῶν εἰρημένων ἔχεσθαι λόγου καὶ μὴ εἶναι ἐναντία τὰ περὶ τοῦ οἴνου λεγόμενα ἐὰν σκοπῇ τις ὅτι ἐπὶ παντὸς πράγματος ὁ καιρὸς καὶ τὸ μέτρον πολὺ διαλλάττει οὕτως οὖν καὶ ἐπὶ τούτουmiddot τῷ μὲν γὰρ μέτρια πεπονηκότι πρὸς ἰσχὺν ὁ οἶνος συμφέρει τὸν δὲ πάνυ κεκμηκότα σφάλλειmiddot ὅπερ συμβέβηκε τῷ Ἕκτορι οὐ μόνον δὲ ὑπὸ τοῦ πολέμου ἀλλὰ καὶ ὑπὸ τοῦ ἐπὶ τὴν πόλιν δρόμου

327

On se demande comment il se fait que le poegravete se contredit lui-mecircme car apregraves avoir dit laquo le vin augmente grandement la force drsquoun homme fatigueacute raquo il ajoute ici laquo de peur que tu ne mrsquoaffaiblisses et me fasses oublier ma valeur raquo

Une solution agrave ce problegraveme adopteacutee par beaucoup de gens est la suivante Heacutecube qui dit que le vin est utile est un personnage diffeacuterent drsquoHector qui le nie Et il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant si chez le poegravete choses contraires sont prononceacutees par des voix diffeacuterentes En effet tout ce qui est dit venant du poegravete lui-mecircme en sa personne propre cela doit ecirctre coheacuterent et ne pas srsquoauto-contredire Mais tout ce qursquoil assigne aux personnages cela ne lui appartient pas mais est perccedilu comme venant de ceux qui parlent Crsquoest pourquoi il admet souvent une incoheacuterence comme dans ce cas-ci

Mais il vaut mieux dire et montrer la chose suivante chacune des assertions est soutenue par un argument et ce qui est dit au sujet du vin nrsquoest pas contradictoire si lrsquoon observe que lrsquooccasion et la mesure diffegraverent grandement selon la situation Ainsi dans ce cas-ci le vin ameacuteliore la force pour celui qui a fourni un effort modeacutereacute mais il fait treacutebucher celui qui est eacutepuiseacute Crsquoeacutetait le cas pour Hector non seulement agrave cause de la bataille mais aussi de sa course jusqursquoagrave la ville (Porph QHI ad 6265 1-7 MacPhail)

Il est certainement significatif que Porphyre au lieu de se contenter de la solution

drsquoAristarque calqueacutee sur celle drsquoAristote au fragment 146 en avance une autre concurrente qursquoil

juge laquo supeacuterieure raquo Pour Porphyre les propos des personnages homeacuteriques ont une valeur

autonome et universelle Heacutecube et Hector prononcent tous deux des opinions vraies mais vraies

dans des circonstances diffeacuterentes Nul besoin ici de faire appel agrave la diffeacuterence subjective entre

ces deux personae poeacutetiques les deux ideacutees nrsquoeacutetant pas contradictoires elles peuvent tregraves bien

ecirctre rapporteacutees agrave la connaissance universelle du poegravete Ici comme en quelques autres occasions

dans ses Questions homeacuteriques on voit poindre certaines tendances chez Porphyre qui annoncent

son usage futur de lrsquoalleacutegoregravese mais qui sont ici tempeacutereacutees par son recours agrave drsquoautres types

drsquointerpreacutetations Agrave lrsquoinverse Aristarque refuse de lire les eacutenonceacutes des personnages comme des

assertions absolues agrave celles-ci il oppose les discours laquo conformes au caractegravere raquo (ἐν ἤθει)

βούλομ ἐγὼ λαὸν σόον ὅτι Ζηνόδοτος αὐτὸν ἠθέτηκεν ὡς τῆς διανοίας εὐήθους οὔσης οὐ δεῖ δὲ αὐτὸν ἰδίᾳ προφέρεσθαι ἀλλὰ συνάπτειν τοῖς ἄνωmiddot ἐν ἤθει γὰρ λέγεται

laquo Jrsquoaime mieux voir mon armeacutee ltsaine et sauve que perduegt raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote atheacutetise ce vers en raison du caractegravere trivial de son contenu Mais le vers ne doit pas ecirctre examineacute individuellement il faut plutocirct le relier aux vers preacuteceacutedents En effet il est dit de faccedilon conforme au personnage (schol A Il 1117 Arison)

Ainsi la dianoia des poegravemes nrsquoa pas de valeur propre (ἰδίᾳ) car tout doit ecirctre mis en contexte

(συνάπτειν) en tenant compte en particulier de lrsquoidentiteacute du personnage (ἦθος) qui parle

328

(c) Les insultes de Thersite

Les scholies rapportent un deacutesaccord entre Zeacutenodote et Aristarque agrave propos de certaines

parties du discours insultant que Thersite adresse agrave Agamemnon au deacutebut de lrsquoIliade De ce

discours qui srsquoeacutetend sur les vers 2225-42 Zeacutenodote aurait atheacutetiseacute les vers 227-8 et 231-4

double deacutecision rejeteacutee par Aristarque

Les raisons de lrsquoatheacutetegravese de Zeacutenodote nrsquoont pas eacuteteacute transmises mais il mrsquoapparaicirct qursquoelles

pourraient ecirctre les suivantes Aux vers 227-8 ainsi qursquoau vers 231 Thersite se compte au nombre

des Acheacuteens qui accumulent du butin et font des prisonniers dont Agamemnon peut ensuite

disposer agrave sa guise Or quelques lignes plus haut ce personnage est deacutecrit comme un manant au

physique ingrat dont le seul office semble ecirctre celui de bouffon (cf 2215 ὅ τι οἱ εἴσαιτο

γελοίϊον Ἀργείοισιν) Zeacutenodote aura donc peut-ecirctre perccedilu une contradiction entre lrsquoabsence

drsquoaptitudes guerriegraveres de Thersite et le rocircle qursquoil se donne dans la prise du butin Aux vers 233-4

(auxquels le vers 232 est syntaxiquement lieacute) ce personnage fait une remarque agrave saveur

gnomologique et moralisatrice que Zeacutenodote aura aussi jugeacutee incompatible avec le personnage

deacutecrit juste avant

Agrave ces deux atheacutetegraveses de Zeacutenodote voici les reacuteponses drsquoAristarque

ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo πλεῖαι δὲ γυναικῶν raquo καὶ τοὺς ἑξῆς δύο ἠθέτηκεν ἐν οἷς μάλιστα ὁ Θερσίτης γελοιοποιός

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo remplie de femmes raquo et atheacutetise les deux vers suivants (2227-8) ougrave Thersite est le plus drocircle (schol A Il 2226b Ariston)

ὅτι Ζηνόδοτος τοὺς τέσσαρας ἠθέτηκεν ἐν οἷς πάλιν ἐστὶ τὰ γελοιότατα

ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote atheacutetise ces quatre vers dans lesquels encore une fois se trouvent les eacuteleacutements les plus comiques (schol A Il 2231-4 Ariston)

En supposant que les raisons de lrsquoatheacutetegravese de Zeacutenodote sont bien celles que jrsquoai preacutesenteacutees on

peut penser que la deacutefense de ces vers par Aristarque repose preacuteciseacutement sur le potentiel comique

de la contradiction existant entre la description de Thersite que donne le narrateur ndash celle drsquoun

homme faible et meacuteprisable ndash et le portrait de lui-mecircme qursquooffre celui-ci dans son discours agrave

Agamemnon et aux Acheacuteens Dans ce discours en particulier dans les vers atheacutetiseacutes par

329

Zeacutenodote Thersite apparaicirct comme lrsquoexemple mecircme du vantard ou de lrsquoimposteur (ἀλαζών)588

puisqursquoil srsquoattribue illeacutegitimement des exploits guerriers et adopte un ton hautain qui ne sied pas agrave

son rang Il est vraisemblable que crsquoest en vertu de ce caractegravere drsquoimposteur qui transparaicirct dans

ces vers qursquoAristarque deacuteclare ceux-ci laquo suprecircmement comiques raquo (γελοιότατα cf μάλισταhellip

γελοιοποιός) Lrsquoincompatibiliteacute qursquoaura deacutetecteacutee Zeacutenodote entre la description de Thersite par le

narrateur et les paroles eacutemises par ce personnage apparaicirct donc aux yeux drsquoAristarque comme un

eacuteleacutement de comeacutedie volontairement introduit par le poegravete plutocirct qursquoune erreur de composition

commandant lrsquoatheacutetegravese

(d) Praxiphane Aristarque et le deuteron proteron

Dans les exemples preacuteceacutedents il a eacuteteacute question de la faccedilon dont la distinction entre le point de

vue du poegravete et ceux des personnages pouvait rendre compte de certaines incongruiteacutes

apparentes Dans ce qui va suivre on examinera un cas ougrave crsquoest une habitude stylistique du poegravete

qui en intervenant dans le discours drsquoun personnage vient en compromettre la vraisemblance

Ce cas est drsquoailleurs particuliegraverement preacutecieux puisqursquoil a attireacute lrsquoattention agrave la fois de

Praxiphane et drsquoAristarque Le papyrus drsquoougrave est tireacute le passage en question est toutefois fort

mutileacute et lrsquoeacutetablissement du texte cause problegraveme Matelli (2009) a reacutecemment fait lrsquohistoire des

diverses restitutions du texte dont la plupart ne divergent toutefois que sur des points de deacutetails

de peu drsquoimportance Je donne ici le texte offert par Nuumlnlist (2009 332) qui est repreacutesentatif des

autres en ce qui concerne les eacuteleacutements drsquointeacuterecirct pour mon propos

[τὸ σημεῖον ὅτ]ι πρ(ὸς) τὸ δεύτερον πρότερον ἀπήντησεν589 τὴν δ ἀ-

[πολογίαν τοῦ ποιητοῦ ἐντεῦθεν ὁ Ἀρ]ίσταρχος πεποίηται πρὸς Πραξιφάνηνmiddot ἐκεῖνος

[γὰρ θαυμάζει τὸν Ὀδυσσέα ἐπὶ τῷ] παρη[γ]ορικῶς ὡμιληκότα τῇ μητρὶ κα-

[τὰ τὴν τελευτὴν περὶ Τηλεμάχου κ(αὶ)] Πηνελόπης ἐρωτῆσαι ἐπειδήπερ ὡς ἔνι μάλιστα

588 Lrsquoimposteur est identifieacute comme lrsquoun des trois caractegraveres principaux de la comeacutedie aux cocircteacutes du bouffon et de lrsquoironiste dans le Tractatus Coislinianus (sectXII) ἤθη κωμῳδίας τά τε βωμολόχα καὶ τὰ εἰρωνικὰ καὶ τὰ τῶν ἀλαζόνων Le TC mecircme srsquoil ne deacuterive pas directement de la seconde partie de la Poeacutetique drsquoAristote est incontestablement un traiteacute drsquoinfluence peacuteripateacuteticienne (cf Janko 1984 43)

589 Cf la scholie aristarquienne au passage (schol A Il 2763 Ariston) ὅτι πρὸς τὸ δεύτερον πρότερον ἀπήντηκεν

330

[ἀκοῦσαι θέλει τὴν τούτων τύχην ἐν τῇ ἀ]πουσίᾳ ἡ δέ φησίν ἡ Ἀντίκλεια συνετωτάτη

[οὖσα εὐθὺς περὶ αὐτὰ ταῦτα κατα]γίνεταιmiddot δι ἣν αἰτίαν ὁ Ἀρίσταρχος δείκνυς ὅ-

[περ δεῖ ἀποφαίνει ὅτι ὀρθῶς λέγ]ει ἡ Ἀντίκλεια σημειοῦται δέ ὅτι διὰ παντὸς

[ὁ ποιητὴς οὕτως πρ(ὸς) τὸ δεύτερον πρ]ότερος ἀπήντᾳ κατὰ ἰδίαν συνήθειαν

[Le vers Il 2763] est marqueacute drsquoun symbole parce qursquoil srsquoest drsquoabord occupeacute du deuxiegraveme eacuteleacutement Aristarque a baseacute sur ce passage sa deacutefense du poegravete contre Praxiphane En effet ce dernier srsquoeacutetonne de ce qursquoUlysse lors de sa conversation consolatrice avec sa megravere ne lrsquointerroge qursquoagrave la toute fin au sujet de Teacuteleacutemaque et de Peacuteneacutelope eacutetant donneacute qursquoil souhaite plus que tout entendre parler de leur sort en son absence Mais Anticleacutee dit Praxiphane qui est fort intelligente srsquooccupe tout de suite de ce dernier sujet Pour cette raison Aristarque en montrant ce qursquoil faut rend eacutevident le fait qursquoAnticleacutee a parleacute correctement Le passage est marqueacute drsquoun symbole parce que le poegravete procegravede dans toute son œuvre (διὰ παντός)590 de cette faccedilon srsquooccupant en premier de ce qui vient en second selon une habitude personnelle (schol pap Il 2763 = POxy VIII 1086 col I 11-18)

Le vers auquel eacutetait accolleacute le signe marginal dans le commentaire drsquoAristarque se trouve vers

la fin du Catalogue des vaisseaux tout juste apregraves la seconde invocation aux Muses ougrave le poegravete

apregraves leur avoir demandeacute de dire laquo quels sont les meilleurs ndash entre tous les hommes et tous les

coursiers ndash de ceux qui suivent les Atrides raquo (2761-2) poursuit en livrant drsquoabord le nom des

chevaux suivi de celui des hommes selon une structure de questions et reacuteponses en chiasme

freacutequente dans les poegravemes homeacuteriques

La scegravene homeacuterique qui drsquoapregraves ce texte faisait lrsquoobjet de la critique initiale de Praxiphane se

trouve toutefois dans lrsquoOdysseacutee (11164 sqq) Ulysse descendu aux enfers srsquoentretient avec

lrsquoombre de sa megravere Anticleacutee et lui pose une seacuterie de questions sur sa famille Il lrsquointerroge

drsquoabord sur son sort agrave elle (il ignorait sa mort qui est survenue pendant son absence drsquoIthaque)

puis sur son pegravere enfin sur son fils Teacuteleacutemaque et sa femme Peacuteneacutelope En supposant que la

restitution du mot ἀπολογίαν agrave la ligne 12 soit correcte et qursquoAristarque ait bel et bien produit

une laquo deacutefense raquo du poegravete on doit en deacuteduire que Praxiphane a formuleacute une critique quelconque du

passage qui avait vraisemblablement la forme (zeacuteteacutematique) suivante puisqursquoUlysse souhaite

avant tout obtenir des nouvelles de sa femme et de son fils ndash ce que sa megravere Anticleacutee de par

lrsquoordre de ses reacuteponses a manifestement compris ndash pourquoi pose-t-il en dernier des questions agrave

leur sujet allant ainsi agrave lrsquoencontre de ses deacutesirs Le blacircme de Praxiphane srsquoinscrirait alors dans

590 La question de savoir si Homegravere procegravede dans tous les cas dans lrsquoordre inverse est en fait un sujet de deacutebat chez les critiques anciens dont des traces nombreuses sont visibles dans les scholies cf Nuumlnlist 2009 327-9

331

la cateacutegorie des ἐπιτιμήματα ὡς βλαβερά ndash critiques baseacutees sur le caractegravere contre-productif du

comportement drsquoun personnage591 ndash briegravevement mentionneacutee par Aristote dans la Poeacutetique

(1461b23) Quoique de forme zeacuteteacutematique cette critique serait aussi deacutepourvue de solution du

moins de la part de Praxiphane lui-mecircme592

La reacuteplique drsquoAristarque quant agrave elle est agrave certains eacutegards typiquement aristarquienne car le

fait de rapporter certains proceacutedeacutes stylistiques agrave laquo lrsquousage personnel raquo du poegravete constitue un trait

distinctif de sa meacutethode593 Il reste pourtant qursquoelle nrsquoest en rien eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit des solutions

qursquoAristote appelle πρὸς τὴν λέξιν594 et qursquoelle fait eacutegalement appel quoique de faccedilon implicite

agrave la distinction entre le mode drsquoexpression du poegravete et celui du personnage le premier a

lrsquohabitude drsquouser de certaines formes stylistiques tel le deuteron proteron qui peuvent paraicirctre

artificielles et psychologiquement inapproprieacutees dans la bouche du second Il est toutefois agrave

remarquer que cette solution drsquoAristarque sert uniquement agrave expliquer lrsquoordre de reacuteponse

drsquoAnticleacutee et non le problegraveme souleveacute par Praxiphane qui concerne plutocirct lrsquoordre dans lequel

Ulysse a poseacute ses questions595

Drsquoapregraves cette lecture du texte du papyrus Praxiphane aurait donc formuleacute une critique drsquoune

scegravene homeacuterique deacutefendue en retour par Aristarque Cet antagonisme apparemment souligneacute par

les mots πρὸς Πραξιφάνην et ἀπολογίαν est imparfaitement perccedilu par Wehrli qui dans son

commentaire des fragments de Praxiphane affirme que leur diffeacuterend se limite agrave ce qursquoAristarque

laquo attribue agrave une forme narrative continue ce que Praxiphane admire en tant que caractegravere speacutecial

591 Cf supra et Bouchard 2010

592 Une sorte de laquo solution raquo au problegraveme est proposeacutee de faccedilon anonyme agrave la schol QT Od 11177 laquo Ulysse sachant que les belles-megraveres sont hostiles agrave leurs brus ne lrsquoa interrogeacutee qursquoen dernier au sujet de Peacuteneacutelope Mais sa megravere pour faire plaisir agrave son fils lui a donneacute une reacuteponse au sujet de celle-ci en premier raquo (εἰδὼς ὁ Ὀδυσσεὺς τὰς ἑκυρὰς ἐχθρωδῶς περὶ τὰς νυοὺς διακειμένας περὶ Πηνελόπης ὑστάτης ἠρώτησεν ἡ δὲ εὐφραίνουσα τὸν υἱὸν περὶ πρώτης αὐτῆς ἀπεκρίνατο)

593 Cf Lundon 1999 644

594 Poet 1461a9 sqq La cateacutegorie des solutions πρὸς τὴν λέξιν telle que lrsquoentend Aristote est tregraves varieacutee et inclut le recours au mot rare le discours figureacute (la laquo meacutetaphore raquo au sens large qui est celui drsquoAristote) lrsquoeacutetablissement du texte sur la base de lrsquoaccentuation et de la seacuteparation des mots lrsquoambiguiumlteacute et enfin lrsquousage habituel (et impreacutecis) des termes Il est probable qursquoil eucirct volontiers inteacutegreacute agrave cette liste eacutelastique les solutions baseacutees sur des proceacutedeacutes stylistiques tels que le deuteron proteron Sur les solutions explicitement deacutesigneacutees ἐκ τῆς λέξεως dans les scholies homeacuteriques voir Combellack 1987

595 Cf Nuumlnlist 2009 333 n26

332

drsquoune scegravene particuliegravere raquo596 Afin de deacuteterminer la porteacutee exacte du deacutebat entre les deux hommes

il faut savoir si le verbe θαυμάζει qui traduit la reacuteaction de Praxiphane doit ici ecirctre interpreacuteteacute en

un sens positif ou neacutegatif597 et si conseacutequemment lrsquoattitude drsquoAristarque doit veacuteritablement ecirctre

consideacutereacutee comme une deacutefense

De fait la lecture traditionnelle du texte du papyrus que je viens de preacutesenter a reacutecemment eacuteteacute

contesteacutee par Matelli (2009) pour qui lrsquoopposition entre Praxiphane et Aristarque est beaucoup

moins importante que ne lrsquoont cru les eacutediteurs successifs du texte Agrave lrsquoencontre de la majoriteacute

Matelli prend θαυμάζει en un sens positif (laquo ammira raquo) en faisant remarquer que le tact avec

lequel Ulysse srsquoadresse agrave sa megravere srsquoinformant drsquoabord sur son destin agrave elle est tout agrave fait

conforme aux regravegles du genre du discours consolateur Or le fait qursquoil srsquoagit drsquoun discours de

consolation est preacuteciseacutement souligneacute par Praxiphane (παρηγορικῶς) qui ne peut donc voir dans

les paroles drsquoUlysse que matiegravere agrave admiration et non agrave un blacircme Le personnage a agi

conformeacutement agrave son caractegravere crsquoest-agrave-dire en reacutefreacutenant lrsquoimpulsion de son deacutesir tout comme

drsquoailleurs sa megravere dont la perspicaciteacute (cf συνετωτάτη) lui a permis de deviner les

preacuteoccupations les plus pressantes de son fils

De ce que Praxiphane ne semble preacutesenter aucune critique agrave Homegravere bien au contraire

Matelli deacuteduit que la reconstruction de la ligne 12 avec le mot ἀπολογίαν qui fait pourtant

lrsquounanimiteacute des eacutediteurs anteacuterieurs est incorrecte En remplacement elle propose de lire

ἀπόδειξιν par une accumulation drsquoexemples dont les scholies font abondamment foi

Aristarque aurait fait la deacutemonstration face agrave lrsquointerpreacutetation poeacutetico-rheacutetorique du passage

donneacutee par Praxiphane que le deuteron proteron constitue en fait une habitude stylistique du

poegravete dont les occurrences nrsquoont par conseacutequent pas besoin drsquoexplication complexe comme celle

de Praxiphane Comme le mentionne Matelli cette reacuteflexion meacutethodologique de la part

drsquoAristarque nrsquoinvalide en rien lrsquointerpreacutetation du passage de Praxiphane Elle consiste plutocirct agrave

ouvrir une nouvelle question sur le style homeacuterique

596 Wehrli 1944-1959 IX 113 laquo Der vom Scholiasten festgestellte Gegenstatz zwischen P[scil Praxiphane] und Aristarch beschraumlnkt sich darauf daszlig dieser auf eine durchgehende Erzaumlhlungsform zuruumlckfuumlhrt was P als besonderes Ethos der eizelnen Szene ruumlhmt raquo

597 Sur le sens neacutegatif de ce verbe dans les contextes zeacuteteacutematiques voir supra (introduction)

333

Qui plus est bien qursquoAristarque soit sans conteste derriegravere lrsquoobservation devenue lieu

commun chez les lecteurs anciens que le deuteron proteron est une marque typique du style

homeacuterique Praxiphane reste le premier individu identifiable qui ait explicitement fait remarquer

lrsquoordre inverse dans lequel procegravedent deux discours successifs dans un cas homeacuterique particulier

La reacutefeacuterence agrave Praxiphane dans le commentaire drsquoAristarque teacutemoigne peut-ecirctre ainsi drsquoune dette

contracteacutee par le second envers le premier puisque le fait de relever des cas individuels a ducirc

logiquement preacuteceacuteder la formulation drsquoun principe geacuteneacuteral relatif agrave la συνήθεια homeacuterique598

Section (ii) Le poegravete un eacuteleacutement externe

Alors que certains problegravemes homeacuteriques peuvent ecirctre reacutesolus gracircce agrave la prise en compte de

lrsquoidentiteacute du locuteur crsquoest-agrave-dire par la reconnaissance drsquoune distinction essentielle entre les

divers personnages et entre ceux-ci et le narrateur drsquoautres sont agrave lrsquoinverse creacuteeacutes par la confusion

entre ces diverses voix que le poegravete se doit de garder strictement seacutepareacutees Les lecteurs anciens

eacutetaient conscients du fait que le narrateur et les personnages ont des perceptions diffeacuterentes des

eacuteveacutenements du reacutecit ndash un pheacutenomegravene que les narratologistes modernes deacutesignent par le terme

focalisation599 Dans certains cas ougrave le passage drsquoune focalisation agrave une autre se fait brusquement

il apparaicirct souvent neacutecessaire comme on le verra drsquoidentifier preacuteciseacutement la laquo personne raquo qui se

trouve derriegravere certains propos De plus les textes qui seront examineacutes suggegraverent qursquoAristarque

eacuteprouvait de la meacutefiance devant les interventions soudaines du poegravete agrave lrsquointeacuterieur de son reacutecit des

interventions qui sont reacuteguliegraverement qualifieacutees drsquoexternes autrement dit drsquoeacutetrangegraveres au poegraveme

(a) Des voix confondues

Les interventions narratoriales que deacutenonce Aristarque sont parfois trahies par drsquoinfimes

deacutetails stylistiques comme dans le cas suivant (le vers atheacutetiseacute se trouve dans un discours

drsquoIdomeacuteneacutee en train de signaler lrsquoarriveacutee de Diomegravede)

598 Cf Matelli 2009 51

599 De Jong 2001 xiv La preacutesence du concept ndash agrave deacutefaut du terme ndash chez les Anciens est mise en lumiegravere par Nuumlnlist 2003 2009a et 2009 chap 4

334

laquo Αἰτωλὸς γενεήν μετὰ δ Ἀργείοισιν ἀνάσσει raquo ἀθετεῖται ὅτι τὸ ἐπεξηγεῖσθαι ποιητικόν οὐχ ἡρωϊκοῦ προσώπου

laquo ltun hommegt de race eacutetolienne un roi parmi les Argiens raquo le vers est atheacutetiseacute parce que lrsquoeacutelaboration est un proceacutedeacute propre au narrateur et non agrave un personnage heacuteroiumlque (schol A Il 23471 Ariston)

Un commentaire semblable porte sur la comparaison dont use Nestor pour parler de lui-mecircme

au milieu de son long reacutecit auto-biographique (Il 11670-761)

laquo κελαινῇ λαίλαπι ἶσος raquo ὅτι ἐκπέπτωκεν εἰς ποιητικὴν κατασκευὴν τὸ παρηγμένον ἡρωϊκὸν πρόσωπον κατὰ τὴν ποίησιν

laquo pareil au noir ouragan raquo ltLa diplecircgt parce que du point de vue de la composition le personnage heacuteroiumlque mis en scegravene est tombeacute dans le style du narrateur (schol A Il 11747a Ariston)

On trouve dans ces textes un contraste clair entre ποιητικόν qui ici signifie eacutevidemment

laquo propre au narrateur raquo et ἡρωϊκόν qui nrsquoest pas tant utiliseacute au sens preacutecis de laquo heacuteroiumlque raquo qursquoau

sens large de laquo personnage raquo (par opposition au poegravete-narrateur ce dernier ainsi que les

personnages eacutetant semblablement des πρόσωπα) Bien que le second texte ne fasse pas

explicitement mention drsquoune atheacutetegravese on doit certainement percevoir une sorte de blacircme dans

lrsquoideacutee que le personnage est laquo tombeacute raquo (ἐκπέπτωκεν) dans un style qui lui est eacutetranger le verbe

eacutevoque lrsquoideacutee drsquoun deacuterapage incontrocircleacute de la part du poegravete

Dans les deux exemples qui preacutecegravedent Aristarque critique lrsquousage par un personnage drsquoune

formule amplificatrice typique du narrateur mais mecircme un vers appartenant au discours du

narrateur peut ecirctre consideacutereacute comme excessivement reacuteveacutelateur de la preacutesence du poegravete Le

commentaire suivant porte sur un vers bien connu ougrave le narrateur homeacuterique apregraves avoir rapporteacute

les paroles drsquoAgamemnon conseillant agrave Diomegravede dans son choix drsquoun partenaire pour sa mission

nocturne chez les Troyens de ne pas laquo laisser lagrave le meilleur pour en prendre un moins bon par

pure courtoisie en ne regardant qursquoau lignage quand mecircme il srsquoagirait drsquoun roi plus roi qursquoun

autre raquo (Il 10237-9) explique ainsi les paroles drsquoAgamemnon laquo Il a soudain eu peur pour le

blond Meacuteneacutelas raquo (Il 10240)

ἀθετεῖται ὅτι περισσὸς ὁ στίχος καὶ παρέλκων καὶ μὴ ἐπιλεγόμενος ἀπαρτίζει τὴν διάνοιαν ἡ δὲ διπλῆ ὅτι ἔξωθεν ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου ἀναφωνεῖ ὡς καὶ τὸ laquo νήπιος οὐδ ἄρ ἔμελλε κακὰς ὑπὸ κῆρας ἀλύξας raquo

335

Ce vers est atheacutetiseacute parce qursquoil est superflu et redondant et que la penseacutee est complegravete sans qursquoon ait besoin de lrsquoajouter600 Et il y a une diplecirc parce que le poegravete fait entendre sa voix de lrsquoexteacuterieur en sa personne propre tout comme au vers laquo Le pauvre sot Il ne doit pas eacutechapper aux cruelles deacuteesses du treacutepas raquo (Il 12113) (schol A Il 10240 Ariston)

Lrsquointeacuterecirct drsquoAristarque pour ce vers srsquoexplique par deux raisons apparentes La premiegravere est

drsquoordre critique (crsquoest-agrave-dire qursquoelle relegraveve drsquoun blacircme) le vers est soupccedilonneacute drsquoinauthenticiteacute

parce qursquoil est laquo superflu raquo un critegravere drsquoatheacutetegravese qui est freacutequemment invoqueacute par Aristarque601

Pourtant la plupart des cas ougrave il recommande lrsquoatheacutetegravese sous preacutetexte de περισσός concernent

des vers qui reacutepegravetent de faccedilon plus ou moins identique des informations deacutejagrave donneacutees quelque

part dans le poegraveme602 Dans le cas qui nous occupe le vers fournit plutocirct une explication

psychologique des paroles drsquoAgamemnon sans reacutepeacuteter agrave strictement parler des eacuteleacutements deacutejagrave

mentionneacutes Aristarque aura donc jugeacute les recommandations allusives drsquoAgamemnon agrave Diomegravede

suffisamment explicites pour se passer du commentaire eacutepexeacutegeacutetique du narrateur

La deuxiegraveme raison de lrsquointeacuterecirct drsquoAristarque pour le vers concerne directement notre propos

actuel laquo le poegravete fait entendre sa voix de lrsquoexteacuterieur (ἔξωθεν) et en sa personne (προσώπου)

propre raquo Il est difficile de dire si cette intervention laquo personnelle raquo du poegravete se combine au critegravere

de redondance pour justifier lrsquoatheacutetegravese du vers ou srsquoil srsquoagit uniquement drsquoun eacuteleacutement jugeacute digne

drsquointeacuterecirct (ce qui est le sens habituel de la diplecirc dans lrsquoeacutedition aristarquienne) Quoi qursquoil en soit

cette intervention constitue eacutevidemment une curiositeacute ou encore une rupture par rapport agrave la

pratique habituelle du poegravete Lrsquousage de lrsquoadverbe ἔξωθεν montre qui plus est que la voix

(πρόσωπον) du poegravete est consideacutereacutee comme un eacuteleacutement eacutetranger au poegraveme lequel constitue un

monde clos dont le poegravete est le creacuteateur mais non un acteur

Le vers commenteacute par Aristarque entretient une ressemblance frappante avec un autre passage

homeacuterique souvent discuteacute par les Anciens et sur lequel Deacutemeacutetrios de Phalegravere a eacutemis une critique

inteacuteressante Le texte suivant est tireacute drsquoune discussion sur les banquets homeacuteriques dans les

Deipnosophistes

600 Je traduis en suivant la correction du texte proposeacutee par Nickau et adopteacutee par Erbse dans son apparat καὶ μὴ ἐπιλεγομένου αὐτοῦ ἀπαρτίζεται ἡ διάνοια

601 Cf Schenkeveld 1970 173-4 Montanari 1979a

602 Cf eg schol A Il 196 Ariston ἀθετεῖται ὅτι περισσός πρόκειται γὰρ [hellip]

336

ἐδίδαξεν δ Ὅμηρος καὶ οὓς οὐ δεῖ καλεῖν ἀλλ αὐτομάτους ἰέναι πρεπόντως ἐξ ἑνὸς τῶν ἀναγκαίων δεικνὺς τὴν τῶν ὁμοίων παρουσίανmiddot laquo αὐτόματος δέ οἱ ἦλθε βοὴν ἀγαθὸς Μενέλαος raquo

δῆλον γὰρ ὡς οὔτε ἀδελφὸν οὔτε γονέας οὔτε γυναῖκα κλητέον οὔτ εἴ τις ἰσοτίμως τινὰς τούτοις ἄγειmiddot καὶ γὰρ ἂν ψυχρὸν εἴη καὶ ἄφιλον καίτοι τινὲς στίχον προσέγραψαν τὴν αἰτίαν προστιθέντεςmiddot laquo ᾔδεε γὰρ κατὰ θυμὸν ἀδελφεὸν ὡς ἐπονεῖτο raquo ὥσπερ δέον εἰπεῖν αἰτίαν δι ἣν ἀδελφὸς αὐτόματος ἂν ἥκοι πρὸς δεῖπνον ltοὐδὲgt πιθανῆς τῆς αἰτίας ἀποδιδομένης

πότερον γάρ φησιν ὡς οὐκ ᾔδει τὸν ἀδελφὸν ἑστιῶντα καὶ πῶς οὐ γελοῖον ὁπότε περιφανὴς ἦν ἡ βουθυσία καὶ πᾶσι γνώριμος πῶς δ ἂν ἦλθεν εἰ μὴ ᾔδει ἢ νὴ Δία Περισπώμενον φησίν αὐτὸν εἰδὼς συνεγνωμόνει ὅτι μὴ κέκληκε καὶ συμπεριφερόμενος ἦλθεν αὐτόματος ὥσπερ ὁ φήσας ἄκλητον ἥκειν ἵνα μὴ πρωίας ὑποβλέπωσιν ἀλλήλους ὁ μὲν αἰδούμενος ὁ δὲ μεμφόμενος ἀλλὰ γελοῖον ἦν ἐπιλαθέσθαι τὸν Ἀγαμέμνονα τοῦ ἀδελφοῦ καὶ ταῦτα δι ἐκεῖνον οὐ μόνον εἰς τὸ παρὸν θύοντα ἀλλὰ καὶ τὸν πόλεμον ἀναδεδεγμένον καὶ κεκληκότα τοὺς μήτε γένει προσήκοντας μήτε πατρίδι προσῳκειωμένους

Ἀθηνοκλῆς δ ὁ Κυζικηνὸς μᾶλλον Ἀριστάρχου κατακούων τῶν Ὁμηρικῶν ἐπῶν εὐπαιδευτότερον ἡμῖν φησι τοῦτον Ὅμηρον καταλιπεῖν ὡς τῆς ἀνάγκης ὁ Μενέλεως οἰκειοτέρως εἶχεν

Δημήτριος δ ὁ Φαληρεὺς ἐπαρίστερον τὴν τοῦ στίχου παράληψιν ἐπειπὼν καὶ τῆς ποιήσεως ἀλλοτρίαν τὸν laquo ᾔδεε γὰρ κατὰ θυμὸν ἀδελφεὸν ὡς ἐπονεῖτο raquo μικρολογίαν ἐμβάλλειν τοῖς ἤθεσιν οἶμαι γάρ φησίν ἕκαστον τῶν χαριέντων ἀνθρώπων ἔχειν καὶ οἰκεῖον καὶ φίλον πρὸς ὃν ἂν ἔλθοι θυσίας οὔσης τὸν καλοῦντα μὴ περιμείνας

Homegravere nous a aussi appris qui peut venir de lui-mecircme agrave une fecircte sans besoin drsquoecirctre inviteacute en indiquant par le nom drsquoune seule personne proche la compagnie de tous les autres semblables laquo Par lui-mecircme Meacuteneacutelas bon au cri de guerre vint agrave lui raquo (Il 2408) Car il est eacutevident qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire drsquoinviter un fregravere un parent ou une eacutepouse ou qui que ce soit que lrsquoon estime agrave lrsquoeacutegal de ces derniers ce serait froid et inamical Et pourtant certains ont ajouteacute un vers afin de donner la raison [scil du geste de Meacuteneacutelas] laquo Car il savait dans son cœur que son fregravere peinait raquo (Il 2409) Comme srsquoil eacutetait neacutecessaire de donner la raison pour laquelle un fregravere se rend par lui-mecircme agrave un souper et que la raison preacutesenteacutee nrsquoeacutetait pas convaincante

En effet ltHomegraveregt dit-il603 que Meacuteneacutelas ignorait que son fregravere recevait des convives Mais comment cela ne serait-il pas ridicule alors que le sacrifice du taureau eacutetait public et connu de tous Et pourquoi venir srsquoil ne le savait pas Ou alors par Zeus Peacuterispomegravene604 dit-il que Meacuteneacutelas au courant de lrsquoeacuteveacutenement a pardonneacute agrave Agamemnon de ne pas lrsquoavoir inviteacute et par indulgence srsquoy est rendu par lui-mecircme Cela ressemble agrave celui qui a dit qursquoil est venu sans invitation afin qursquoils ne se lancent pas des regards facirccheacutes le lendemain matin lrsquoun honteux lrsquoautre accusateur

603 Le sujet sous-entendu de φησιν est difficile agrave deacuteterminer mais puisque ceux qursquoon accuse drsquoavoir interpoleacute le vers probleacutematique sont nombreux (cf τινες) il ne me paraicirct pas vraisemblable qursquoil srsquoagisse drsquoun grammairien ayant preacutesenteacute une argumentation en faveur du vers en question Le plus simple est de sous-entendre que le sujet de φησιν est le poegravete lui-mecircme dont on tente de comprendre ce qursquoil a voulu laquo dire raquo

604 Cette exclamation est probablement un clin drsquooeil malicieux qursquoAtheacuteneacutee envoie aux grammairiens habitueacutes aux raisonnements subtils

337

Mais il serait ridicule qursquoAgamemnon ait oublieacute son fregravere drsquoautant plus que crsquoest pour ce dernier qursquoil a entrepris non seulement le preacutesent sacrifice mais la guerre elle-mecircme et qursquoil a inviteacute des gens qui nrsquoeacutetaient pas de sa famille et sans lien avec sa patrie

Atheacutenoclegraves de Cyzique qui a mieux compris les vers drsquoHomegravere qursquoAristarque605 nous donne une reacuteponse plus facile agrave accepter en disant qursquoHomegravere a laisseacute tombeacute Meacuteneacutelas [scil dans son eacutenumeacuteration des inviteacutes drsquoAgamemnon aux vers 405-7] parce qursquoil eacutetait trop proche drsquoAgamemnon pour que ce soit neacutecessaire

Et Deacutemeacutetrios de Phalegravere ayant taxeacute lrsquointerpolation du vers laquo Car il savait dans son cœur que son fregravere peinait raquo de maladroite et drsquoeacutetrangegravere agrave la composition ltaffirmegt qursquoelle attribue de la mesquinerie aux personnages laquo Car je crois dit-il que tout homme raffineacute possegravede un ami proche chez qui il peut se rendre lors drsquoun sacrifice sans attendre drsquoecirctre inviteacute raquo (Ath 5177c-178a)

Dans ce cas-ci comme dans le preacuteceacutedent on a une critique drsquoun vers fournissant une

motivation psychologique jugeacutee superflue et introduisant quelque chose drsquoincongru (cf schol A

Il 10240 Ariston ἔξωθεν Ath 177f τῆς ποιήσεως ἀλλοτρίαν) Deux raisons distinctes

semblent justifier la critique de Deacutemeacutetrios drsquoune part le caractegravere gauche et inapproprieacute du vers

drsquoautre part le fait qursquoil retire aux personnages homeacuteriques leur digniteacute en sous-entendant que

Meacuteneacutelas nrsquoaurait pu se rendre sans invitation chez son fregravere sans avoir un motif preacutecis Alors que

la seconde raison met clairement en cause le statut social des personnages homeacuteriques la nature

de la premiegravere est plus difficile agrave cerner Mais il est raisonnable de penser que la laquo maladresse raquo et

laquo lrsquoeacutetrangeteacute raquo du vers deacutenonceacute par Deacutemeacutetrios reposent sur la justification excessive et superflue

que donne le narrateur du geste de Meacuteneacutelas deacutejagrave explicable par lui-mecircme

Apparemment les vers commenccedilant par lrsquoexpression homeacuterique typique laquo Pauvre sot

(νήπιος)hellip raquo que lrsquoon trouve freacutequemment dans lrsquoIliade lorsque le poegravete veut annoncer la mort

ou lrsquoeacutechec imminents drsquoun personnage repreacutesentaient le paradigme du laquo commentaire externe raquo

pour les Anciens Bien que dans la scholie citeacutee un peu plus haut (schol A Il 10240 Ariston)

on trouve le verbe ἀναφωνεῖν (cf ἔξωθεν ἐκ τοῦ ἰδίου προσώπου ἀναφωνεῖ) il semble que ce

pheacutenomegravene eacutetait reacuteguliegraverement deacutesigneacute par le terme ἐπιφωνεῖν Crsquoest du moins ce que suggegraverent

drsquoautres scholies (voir infra) ainsi qursquoun passage de Deacutemeacutetrios ougrave celui-ci entreprend de fournir

une deacutefinition de lrsquoepiphocircnecircma qui exclut preacuteciseacutement cet usage reacutepandu

605 Cette mention drsquoAristarque est trop vague pour que lrsquoon puisse lui attribuer lrsquoune ou lrsquoautre des solutions au zecirctecircma consideacutereacutees plus haut Il nrsquoest pas mecircme possible de savoir si Aristarque avait condamneacute le vers quoi qursquoil en soit les scholies ne mentionnent aucune atheacutetegravese

338

Quant agrave ce qursquoon appelle eacutepiphonegraveme et que lrsquoon peut deacutefinir comme une expression ornementale crsquoest ce qursquoil y a de plus grand comme effet en litteacuterature [hellip] Quant agrave ce vers laquo Lrsquoimbeacutecile Il ne devait pas eacutechapper aux cruelles deacuteesses de la mort raquo ce ne saurait ecirctre un eacutepiphonegraveme car il ne vient pas agrave la fin ni nrsquoapporte drsquoornement en fait bien loin drsquoavoir quoi que ce soit de commun avec un eacutepiphonegraveme il ressemble plutocirct agrave une apostrophe ou agrave un sarcasme (προσφωνήματι ἢ ἐπικερτομήματι) (Eloc 1061-1114)

Il est manifeste que Deacutemeacutetrios srsquoemploie ici agrave reacutefuter un usage eacutetabli du terme en question

qursquoil preacutefegravere reacuteserver pour des raisons eacutetymologiques606 agrave une autre fin

Les eacuteleacutements qualifieacutes drsquo laquo externes raquo le sont souvent parce qursquoils deacutependent drsquoun savoir

privileacutegieacute celui du narrateur omniscient Ainsi au vers Il 10332 Hector ayant promis agrave Dolon

qursquoen guise de reacutecompense pour sa mission drsquoespionnage laquo nul autre parmi les Troyens raquo ne

montera sur le char drsquoAchille le narrateur remarque qursquoHector laquo jure un serment qui ne doit pas

ecirctre tenu raquo La scholie drsquoAristonicos va comme suit

τοῦτο δὲ ἔξωθεν ἐπιπεφώνηται laquo ὅρκον ἐπίορκον ὤμοσεν raquo οὐχ οἷον ἑκουσίως ἀλλὰ διὰ τὸ ltμὴgt ἀποτελεσθῆναι τοῦτο ὅπερ ὤμοσεν

Cette phrase laquo il jure un serment qui ne sera pas tenu raquo est un commentaire venu de lrsquoexteacuterieur non pas au sens ougrave ltHector mentgt volontairement mais parce que ce qursquoil a jureacute ne srsquoest pas accompli (schol A Il 10332a Ariston)

Le vers homeacuterique semble agrave premiegravere vue signifier qursquoHector prononce un laquo serment

mensonger (ὅρκον ἐπίορκον) raquo donc qursquoil se parjure volontairement Mais Aristarque preacutecise

que ce serment est qualifieacute de mensonger drsquoun point de vue externe crsquoest-agrave-dire du point de vue

du narrateur607 qui en raison de sa position de maicirctre drsquoœuvre sait deacutejagrave que les eacuteveacutenements

preacutevus par Hector ne se reacutealiseront pas

Un autre exemple clair de la conscience qursquoa Aristarque des rocircles diffeacuterents assumeacutes par les

voix narratives concerne un problegraveme homeacuterique deacutejagrave examineacute608 soit la contradiction apparente

entre lrsquoomniscience drsquoHeacutelios et la tacircche de son informatrice Lampeacutetie Le passage de lrsquoOdysseacutee

ougrave intervient Lampeacutetie preacutesente en effet une eacutetrangeteacute autrement plus grave que celle dont srsquoest

occupeacute Aristote la conversation entre Zeus et Heacutelios qui srsquoensuit est en effet rapporteacutee par

606 Deacutemeacutetrios donne au preacutefixe ἐπι- le sens de laquo ce qui vient apregraves raquo et de laquo ce qui est ajouteacute (en guise drsquoornement) raquo

607 Sur lrsquousage du verbe ἐπιφωνεῖν au sens de laquo produire un commentaire en tant que narrateur raquo voir Nuumlnlist 2003 66 2009 44

608 Cf supra ch 2 sect (ii)c

339

Ulysse qui est en train de raconter ses aventures aux Pheacuteaciens Or les eacutepisodes drsquoassembleacutees

divines sont normalement raconteacutes par le narrateur qui jouit du point de vue omniscient

neacutecessaire agrave la connaissance de ces eacuteveacutenements On a donc lrsquoimpression que le poegravete de

lrsquoOdysseacutee qui a depuis si longtemps precircteacute son rocircle de narrateur agrave son heacuteros a en quelque sorte

laquo oublieacute raquo les limitations auxquelles ce dernier en tant que personnage doit ecirctre soumis et que

crsquoest la prise de conscience soudaine de cet oubli qui motive le commentaire drsquoUlysse agrave la fin de

cette partie de son reacutecit laquo Ce fut de Calypsocirc la nymphe aux beaux cheveux que jrsquoappris ces

discours qursquoelle disait tenir drsquoHermegraves le messager raquo (12389-90) ndash une justification tardive et

aux allures superficielles drsquoune confusion narrative On comprend donc pourquoi Aristarque

jugeant inacceptable une telle confusion a atheacutetiseacute lrsquoensemble du passage609 incluant drsquoailleurs

le vers rapportant lrsquointervention de Lampeacutetie qui avait fait lrsquoobjet drsquoune interpreacutetation

pseudo-alleacutegorique de la part drsquoAristote

Mecircme lagrave ougrave des termes relatifs agrave laquo lrsquoexteacuterieur raquo ne sont pas employeacutes on constate

qursquoAristarque srsquoeacutelegraveve souvent contre des eacuteleacutements narratifs qui paraissent laquo eacutetrangers raquo dans la

mesure ougrave ils sont uniquement motiveacutes par une finaliteacute artistique sans avoir de vraisemblance

intrinsegraveque Du moins lagrave ougrave la vraisemblance est deacuteficiente il faut tacirccher de ne pas trop attirer

lrsquoattention lagrave-dessus Voici agrave cet eacutegard sa remarque concernant le vers Il 22329 (la lance

drsquoAchille nrsquoayant pas toucheacute sa tracheacutee Hector la gorge transperceacutee peut laquo reacutepondre et dire

quelques mots raquo avant de mourir)

ἀθετεῖται ὅτι γελοῖος εἰ ἡ μελία ἐπετήδευσεν μὴ ἀποτεμεῖν τὸν ἀσφάραγον ἵνα προσφωνήσῃ τὸν Ἀχιλλέα ἀπολογούμενοι δέ φασιν ὅτι τὸ ἐκ τύχης συμβεβηκὸς αἰτιατικῶς ἐξενήνοχεν

Le vers est atheacutetiseacute parce qursquoil est ridicule que la lance fasse expregraves de ne pas traverser la tracheacutee afin qursquoHector puisse parler agrave Achille Mais ceux qui deacutefendent le passage disent qursquoHomegravere preacutesente de faccedilon causale ce qui survient par hasard (schol A Il 22329 Ariston)

Il est remarquable que lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque ne srsquoapplique qursquoau vers 329 laquo il peut ainsi

reacutepondre et dire quelques mots raquo et non au vers qui preacutecegravede laquo la lourde pique de bronze ne perce

pas cependant la tracheacutee raquo (328) Aristarque srsquooppose donc moins agrave lrsquoexplication quelque peu

artificielle de la capaciteacute drsquoHector agrave parler en deacutepit de sa blessure qursquoagrave la formulation explicite du

609 Cf schol A Il 3277a Ariston πρὸς τὴν ἀθέτησιν τῶν ἐν Ὀδυσσείᾳ laquo ὠκέα δ Ἠελίῳ Ὑπερίονι ἄγγελος ἦλθεν raquo (12374) περὶ τῆς ἀπωλείας τῶν βοῶν τῷ πάντα ἐφορῶντι

340

lien entre la cause (la position de la lance) et lrsquoeffet (le discours ultime drsquoHector) Une telle

explicitation est laquo ridicule raquo parce qursquoelle laisse voir de faccedilon transparente que la lance a manqueacute

la tracheacutee laquo par expregraves raquo (ἐπετήδευσεν) ndash autrement dit que le poegravete a fait expregraves pour qursquoil en

soit ainsi

Aristarque nrsquoest donc pas en principe en deacutesaccord avec les deacutefenseurs de ces vers lorsqursquoils

affirment que le poegravete fournit des raisons pour tous les eacuteveacutenements du poegraveme y compris ce qui se

produit laquo par hasard raquo dans la reacutealiteacute Cette remarque concorde avec les prescriptions strictes

drsquoAristote concernant la succession des actions drsquoun poegraveme auxquelles Aristarque semble

freacutequemment faire allusion lorsqursquoil srsquoagit de deacutemontrer la laquo neacutecessiteacute raquo drsquoun vers quelconque

rejeteacute par Zeacutenodote ou par un autre de ses preacutedeacutecesseurs Comme je lrsquoai dit deacutejagrave dans ce cas-ci il

ne rejette pas le fait que le poegravete preacutesente une motivation (= v 328) au discours drsquoHector mais

bien le fait que cette motivation soit expresseacutement preacutesenteacutee comme telle (= v 329) Alors que le

vers 328 aurait suffi agrave justifier la suite le vers 329 est une sorte drsquoexplication qui semble venir du

narrateur et qui deacutetruit lrsquoeffet drsquoensemble du passage

Finalement pour illustrer le refus quasi systeacutematique drsquoAristarque drsquoidentifier les personnages

poeacutetiques agrave la persona du poegravete le contraste qursquooffre son jugement avec celui drsquoun scholiaste

anonyme au sujet de la fable heacutesiodique du faucon et du rossignol dont il a deacutejagrave eacuteteacute question

preacuteceacutedemment est particuliegraverement frappant

ταῦτα καὶ τὰ ἑξῆς ὁ τῶν ἁρπακτικῶν λέγει νόμος οἷον καὶ Θρασύμαχος ἐτίθει καὶ πᾶς ὁ τοιοῦτος εἴτε Φάλαρις εἴτε Ἀπολλόδωρος ἰκτίνοις ἐοικότες καὶ λύκοις καὶ ἄλλοις τοιούτοις καὶ ὑπὸ τοῦ χείρονος δυνατωτέρου δέ τὸν ἀσθενέστερον κἂν κρείττων ᾖ πάσχειν κακῶς καὶ ἐπιτωθάζειν τὸν ποιοῦντα τῷ πάσχοντι τὸ γὰρ laquo τῇ δ εἰς ᾗ σ ἂν ἐγώ περ ἄγω raquo δηλοῖ τὸν μὲν βιαιότερον ἄγειν ἄγεσθαι δὲ ὅπου ἂν ἐκείνῳ δοκῇ τὸν ἀσθενέστερον πρόσκειται δὲ καὶ τὸ laquo ἀοιδόν ἐοῦσαν raquo διὰ τὸ ἄγεσθαι τὸν Ἡσίοδον ἐνδεικνύμενον τὸν ἱερὸν τῶν Μουσῶν ἀναγκάζεσθαι τοῖς βασιλεῦσιν ἀδικοῦσιν εἴκεινmiddot ἐπ ἐκείνοις γὰρ εἶναι καὶ δεῖπνον αὐτὸν ποιήσασθαι ἢ μεθεῖναι καθάπερ ἐπὶ τῷ ἱέρακι τὴν ἀηδόνα καὶ τέλος ἐπήγαγεν ὅτι ἄφρονος ἔργον ἐστὶν ἀντιβαίνειν τοῖς ἰσχυροτέροις ὡς ἂν οὐδὲ αὐτὸς ἐναντιωσόμενος τοῖς ἄρχουσι βιαζομένοις διπλοῦν γὰρ εἶναι τὸ ἐκ τῆς πρὸς τοὺς δυνατωτέρους ἀντιβάσεως κακόνmiddot τό τε ἐκ τῆς ἥττης ὄνειδος ὅπερ ἐκάλεσεν laquo αἶσχος raquo καὶ τὴν ἐπὶ τῷ κρατηθῆναι λύπην ἣν εἶπε laquo πάθος ἀλγεινόν raquo

τούτων δὲ τῶν στίχων ὁ Ἀρίσταρχος ὀβελίζει τοὺς τελευταίους ὡς ἀλόγῳ γνωμολογεῖν οὐκ ἂν προσῆκον

Crsquoest la regravegle des rapaces qui affirme ces choses et tout ce qui suit par exemple ce que proposait Thrasymaque ou tout autre de ce genre tels Phalaris ou Apollodore ndash des hommes semblables aux milans aux loups ou aux autres animaux de ce type que le plus faible mecircme srsquoil est meilleur

341

homme soit la victime de celui qui est pire que lui mais plus fort et que celui qui agit ainsi se moque de sa victime En effet le vers suivant laquo tu iras ougrave je trsquoemporterai raquo (208) signifie que crsquoest celui qui use le plus de violence qui deacutecide tandis que le plus faible est conduit lagrave ougrave lrsquoautre le juge bon Et il a ajouteacute les mots laquo mecircme si tu es chanteur raquo parce qursquoHeacutesiode qui se preacutesente comme un homme sous la protection des Muses est neacuteanmoins conduit agrave ceacuteder par force devant les rois injustes En effet crsquoest drsquoeux que deacutepend pour lui le fait de dicircner ou drsquoecirctre priveacute de repas tout comme le rossignol est agrave la merci du faucon Et agrave la fin il conclut que crsquoest le propre drsquoune personne insenseacutee que de srsquoopposer aux plus forts parce qursquoil nrsquoa pas lrsquointention lui-mecircme de srsquoeacutelever contre les souverains violents Car double est le mal qui reacutesulte drsquoune reacutevolte contre les plus puissants drsquoune part le blacircme encouru par la deacutefaite ce qursquoil a appeleacute laquo honte raquo drsquoautre part le chagrin mecircme drsquoecirctre eacutecraseacute ce qursquoil deacutesigne par les mots laquo peacutenible souffrance raquo

Mais Aristarque place lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux derniers vers parce qursquoil ne convient pas agrave un animal de srsquoexprimer dans un style gnomologique (schol Hes Op 207-12)

La plus grande partie de la scholie est consacreacutee agrave deacutemontrer que le personnage du rossignol

repreacutesente le poegravete Heacutesiode lui-mecircme qui fait passer un message le concernant directement agrave

travers le discours du faucon il nrsquoa pas lrsquointention de contester le pouvoir des hommes plus

forts auxquels il se plie malgreacute son statut privileacutegieacute drsquoami des Muses Jean Tzeacutetzegraves interpregravete

eacutegalement le contenu de la fable comme srsquoappliquant agrave la situation reacuteelle du poegravete

Μυθικὴν παραίνεσιν Εἰκάζει δὲ ὁ ποιητὴς ἑαυτὸν ἀηδόνι διὰ τὸ τῆς ποιητικῆς ᾠδικόνmiddot τοὺς δὲ κριτὰς ἱέρακι διὰ τὸ ἁρπακτικόν Γνωστὸν δὲ τοῦτο πᾶσι

Crsquoest une exhortation sous forme de reacutecit Le poegravete se compare agrave un rossignol agrave cause du caractegravere musical de la poeacutesie Et il compare les juges au faucon agrave cause de leur rapaciteacute Cela est reconnu par tout le monde (schol Hes Op 200bis 1-4 ed Gaisford)

Dans une telle perspective ougrave lrsquoon reconnaicirct drsquoembleacutee que le locuteur reacuteel derriegravere les paroles

du faucon est nul autre Heacutesiode il nrsquoy a eacutevidemment pas lieu de srsquoeacutetonner du style gnomologique

utiliseacute par lrsquooiseau Par contraste Aristarque rejette preacuteciseacutement lrsquousage de ce mode drsquoexpression

excessivement laquo humain raquo On peut donc conclure que lagrave ougrave le scholiaste (suivi par Tzeacutetzegraves)

perccediloit un discours trans-mimeacutetique allant directement du poegravete agrave lrsquoauditeur Aristarque conserve

au contraire ses exigences habituelles de conformiteacute mimeacutetique du personnage poeacutetique agrave laquo ce qui

convient raquo agrave ce personnage en vertu de son identiteacute dans le poegraveme

(b) Homegravere et lrsquoapostrophe

On peut rapprocher des commentaires examineacutes agrave la section preacuteceacutedente ceux ougrave Aristarque

srsquointeacuteresse aux cas occasionnels ougrave le narrateur homeacuterique srsquoadresse agrave son public agrave la deuxiegraveme

342

personne par exemple au deacutebut de lrsquoeacutepisode anciennement intituleacute laquo La tourneacutee des troupes raquo

(Ἐπιπώλησις)

ἴδοις ἡ διπλῆ ὅτι οὐ πρὸς ὑφεστὸς πρόσωπον ἀλλ ἀντὶ τοῦ ἴδοι τις ἄν

laquo Tu pourrais voir raquo la diplecirc parce qursquoil ne srsquoadresse pas agrave un personnage sous-entendu Mais il veut dire laquo On verraithellip raquo (schol A Il 4223c Ariston)

En soulignant que le verbe agrave la deuxiegraveme personne est eacutequivalent agrave une tournure

impersonnelle Aristarque rejette implicitement lrsquoideacutee que le poegravete se trouve laquo en preacutesence raquo de

ses personnages et donc qursquoil fait partie inteacutegrante de la sphegravere mimeacutetique agrave laquelle ceux-ci

appartiennent mais il rejette tout autant celle drsquoun rapport direct entre Homegravere et son public un

rapport qui tend agrave donner agrave donner au poegravete une figure plus personnaliseacutee plus concregravete en

quelque sorte La forme impersonnelle agrave laquelle Aristarque reacuteduit lrsquoapostrophe traduit ainsi le

point de vue omniscient du narrateur avec beaucoup plus de discreacutetion que ne le fait lrsquousage de la

deuxiegraveme personne

Lrsquoideacutee est la mecircme dans la note suivante ougrave Aristarque ajoute qursquoen choisissant la deuxiegraveme

personne le poegravete a eacutegalement substitueacute au temps (passeacute) de la narration lrsquointemporaliteacute de la

tournure potentielle

Τυδεΐδην δ οὐκ ἂν γνοίης ἡ διπλῆ ὅτι ὡς πρός τινα διαλέγεται μὴ ὑποκειμένου προσώπου καὶ ὅτι ἀντὶ τοῦ οὐκ ἄν τις ἔγνω καὶ χρόνος ἐνήλλακται

laquo Le fils de Tydeacutee tu ne pourrais savoirhellip raquo La diplecirc parce qursquoil parle comme en srsquoadressant agrave quelqursquoun alors qursquoil nrsquoy a aucun personnage preacutesent et qursquoil veut dire laquo Personne nrsquoaurait suhellip raquo De plus le temps a eacuteteacute modifieacute (schol A Il 585a Ariston)

Il arrive eacutegalement au narrateur homeacuterique de srsquoadresser non pas agrave un auditeur hypotheacutetique

mais agrave un personnage de son reacutecit Certains personnages sont plus souvent objets de ces

apostrophes que drsquoautres Patrocle (huit fois) Meacuteneacutelas (sept fois) et le porcher Eumeacutee (quinze

fois) sont particuliegraverement choyeacutes agrave cet eacutegard610 Ce pheacutenomegravene a attireacute lrsquoattention des lecteurs

anciens qui pour la plupart lrsquointerpregravetent comme lrsquoexpression par le poegravete drsquoun sentiment

personnel Par exemple Patrocle que le narrateur interpelle avant drsquoeacutenumeacuterer les noms des

ennemis qursquoil abat lors de son aristeia est consideacutereacute comme un personnage cheacuteri par le poegravete

610 De Jong 2009 94

343

ἥδισται αἱ ἀποστροφαὶ τῷ ποιητικῷ εἴδει ἄλλως τε καὶ ἀεὶ προσπάσχει ὁ ποιητὴς τῷ Πατρόκλῳ

Les apostrophes sont tregraves agreacuteables dans le genre poeacutetique Par ailleurs le poegravete a toujours de lrsquoaffection pour Patrocle (schol bT Il 16692-3 ex)

Apregraves la liste des victimes de Patrocle le narrateur revient immeacutediatement agrave la troisiegraveme

personne (cf 16597 τοὺς ἕλεν laquo crsquoest ceux-lagrave qursquoil abat raquo)611 ce qui a manifestement troubleacute

Zeacutenodote

τοὺς ἕλεν ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo τοὺς ἕλες raquo ἀγνοεῖ δὲ ὅτι ἀπέστροφε τὸν λόγον ἐκ τοῦ πρὸς αὐτὸν ἐπὶ τὸν περὶ αὐτοῦ612 καὶ πολλάκις ἀποστροφὰς ποιεῖται

laquo Il les tua raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo tu les tuas raquo Mais il ne sait pas que le poegravete a deacutetourneacute son discours en passant de la forme ougrave il srsquoadresse agrave Patrocle agrave celle ougrave il parle de lui et que le poegravete fait souvent des deacutetournements (schol A Il 16697a Ariston)

Ce commentaire aristarquien se contente de relever lrsquousage freacutequent (πολλάκις) par Homegravere

de lrsquoapostrophe drsquoun point de vue purement stylistique sans en conclure quoi que ce soit au sujet

drsquoune eacuteventuelle sympathie entre le poegravete et le personnage De faccedilon geacuteneacuterale on ne voit

drsquoailleurs jamais Aristarque invoquer le parti pris drsquoHomegravere envers quelque personnage pour

expliquer un passage613 Alors qursquoon trouve dans les scholies exeacutegeacutetiques un grand nombre de

reacutefeacuterences au caractegravere soi-disant φιλέλλην drsquoHomegravere lequel expliquerait divers choix

artistiques614 ce type drsquoargument est entiegraverement absent des scholies A615

Drsquoailleurs mecircme si lrsquousage de la locution ἀπὸ τοῦ προσώπου nrsquoest pas reacuteserveacute agrave Aristarque il

nrsquoen demeure pas moins que chez lui cette locution fait strictement reacutefeacuterence aux notions

611 Par contraste lorsqursquoil narre la blessure de Meacuteneacutelas causeacutee par la flegraveche de Pandare le narrateur srsquoadresse au heacuteros au deacutebut ainsi qursquoagrave la fin de la description de la blessure qui srsquoeacutetend sur une vingtaine de vers cela fait lrsquoobjet de la remarque du scholiaste laquo Il persiste dans lrsquoapostrophe par excegraves de passion raquo (περιπαθῶς δὲ ἐπιμένει τῇ ἀποστροφῇ) (schol bT Il 4146a ex)

612 Cf schol A Il 17681b Ariston

613 Contra Schenkeveld 1970 165-6 qui attribue agrave Aristarque lrsquoideacutee qursquoHomegravere a une sympathie particuliegravere pour Achille Les textes citeacutes par Schenkeveld deacutemontrent seulement qursquoAristarque reconnaicirct chez Homegravere une volonteacute de glorifier Achille en accord avec la tendance agrave lrsquoauxecircsis typique des poegravetes eacutepiques

614 Par exemple le fait qursquoHomegravere eacutevite drsquoeacutenumeacuterer en deacutetails les morts des Grecs contrairement agrave celles qui se produisent du cocircteacute troyen φιλέλλην ὢν τοὺς μὲν ἐξ αὐτῶν ἐν τῇ πρώην ἥττῃ τελευτήσαντας οὐ καταλέγει νεκρούς τοὺς δὲ τῶν Τρώων ἀεὶ ἀριθμεῖ καὶ νῦν (schol bT Il 8 274-6a ex) ou encore la fuite drsquoun Troyen devant Patrocle deacutesarmeacute destineacutee agrave laquo ridiculiser raquo les barbares φιλέλλην ὁ ποιητής κατακωμῳδῶν τὸν βάρβαρον καὶ τὴν τοῦ Πατρόκλου δύναμιν αὔξων (schol bT Il 16814-5 ex) 615 Cf Richardson 1980 273-4 laquo It does not seem to derive from the Alexandrian scholars raquo

344

techniques de personnage et de narrateur Par contraste la mecircme expression sert dans les

scholies exeacutegeacutetiques agrave eacutevoquer divers traits de personnaliteacute ou opinions personnelles assigneacutees au

poegravete comme dans le cas suivant

ἀποστροφὴ ἀπὸ προσώπου εἰς πρόσωπον προσπέπονθε δὲ Μενελάῳ ὁ ποιητής διὸ συνεχέστερον αὐτῷ διαλέγεται ὡς καὶ Πατρόκλῳ Εὐμαίῳ Μελανίππῳ

Une apostrophe adresseacutee en personne [scil par le poegravete] agrave un personnage Le poegravete a de lrsquoaffection pour Meacuteneacutelas Crsquoest pourquoi il dialogue constamment avec lui tout comme avec Patrocle (Il 1620 et al) Eumeacutee (cf Od 1455 et al) et Meacutelanippe (cf Il 15582) (schol bT Il 4127a ex)

Ainsi bien que lrsquousage du mecircme terme πρόσωπον pour deacutesigner agrave la fois le poegravete et ses divers

personnages laisse place agrave lrsquoambiguiumlteacute il reste qursquoAristarque attribue au πρόσωπον du poegravete un

statut distinct de celui des autres πρόσωπα ces derniers expriment des eacutemotions ou des traits de

personnaliteacute ἀπὸ τοῦ προσώπου tandis que le poegravete nrsquoest dit prononcer des eacutenonceacutes ἀπὸ τοῦ

προσώπου qursquoen tant que narrateur omniscient en possession drsquoinformations inaccessibles aux

personnages

Section (iii) Les eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee

La question de la voix narrative et celle concomitante de la laquo preacutesence raquo du poegravete dans son

reacutecit trouve un champ drsquoapplication particulier dans le problegraveme freacutequemment discuteacute

aujourdrsquohui mais deacutejagrave souleveacute par les Anciens de la temporaliteacute des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes dans

la narration En ce qui concerne lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique les Modernes ont lrsquohabitude drsquoappeler laquo loi

de Zielinski raquo la regravegle (dont lrsquoexistence est contesteacutee par plusieurs) selon laquelle le narrateur

homeacuterique ne repreacutesente jamais drsquoeacuteveacutenements simultaneacutes 616 Dans lrsquohistoire des eacutetudes

homeacuteriques cette preacuteoccupation commence avec Aristote comme le mentionne Rengakos617

Lrsquoeacutepopeacutee diffegravere de la trageacutedie par la longueur de la composition et par le megravetre [hellip] Lrsquoeacutepopeacutee a un trait bien particulier qui lui permet drsquoaccroicirctre son eacutetendue crsquoest que dans la trageacutedie il nrsquoest pas possible de repreacutesenter plusieurs parties de lrsquoaction qui se produisent simultaneacutement ndash on peut seulement repreacutesenter celle que les acteurs jouent sur la scegravene ndash tandis que dans lrsquoeacutepopeacutee qui est un reacutecit (διὰ τὸ διήγησιν εἶναι) on peut raconter plusieurs parties de lrsquohistoire qui se reacutealisent

616 Pour une reacuteeacutevaluation reacutecente de la pertinence de cette laquo loi raquo voir Scodel 2008

617 Rengakos 1995 5

345

simultaneacutement (ἔστι πολλὰ μέρη ἅμα ποιεῖν περαινόμενα) bien approprieacutees agrave lrsquoaction elles augmentent lrsquoampleur du poegraveme (Poet 241459b17-28)

J Lundon618 fait agrave juste titre un rapprochement entre ce passage drsquoAristote et le texte suivant

vraisemblablement tireacute drsquoun commentaire drsquoAristarque agrave propos du vers Il 2786

δεῖ δὲ νοεῖν ὅ[τ]ι κα τ [α]ὐτὸν τὸν χρόνον τοῦ ὀνείρου [ὅτι] κ(αὶ) αὕτη ἀπέσταλται ὁ δὲ ποιητὴς διηγηματικὸς ὤν οὐ δυνάμενος ἅltμαgt πάντα εἰπεῖν τὰ κατὰ τὸν ltαὐτὸνgt χρόνον πραχθέντα παρὰ μέρος εἴρηκεν

Il faut remarquer qursquoelle [scil Iris] aussi a eacuteteacute envoyeacutee au moment mecircme du songe mais le poegravete parce qursquoil fait un reacutecit et qursquoil est donc incapable de tout raconter en mecircme temps a relateacute lrsquoun apregraves lrsquoautre des eacuteveacutenements qui se sont produits en mecircme temps (schol pap Il 2788 = POxy VIII 1086 II 57-60)

Le vers homeacuterique sur lequel porte cette note suit de pregraves le Catalogue des vaisseaux et relate

lrsquoarriveacutee drsquoIris aupregraves de lrsquoassembleacutee des Troyens une scegravene qui sert de transition vers le plus

bref Catalogue des forces troyennes (v 816-877) Lrsquoeacutepisode du songe auquel lrsquoauteur de la note

fait reacutefeacuterence est quant agrave lui relateacute beaucoup plus tocirct soit au tout deacutebut du deuxiegraveme chant (v

1-34) Le commentateur fait donc remarquer que malgreacute lrsquoespacement temporel apparent entre

lrsquoenvoi du songe agrave Agamemnon et la mission drsquoIris aupregraves des Troyens ces deux eacuteveacutenements

doivent en fait ecirctre compris comme srsquoeacutetant produits simultaneacutement

La mecircme ideacutee se retrouve dans une scholie aristarquienne au sujet du changement de scegravene

entre Patrocle occupeacute agrave soigner un guerrier dans sa baraque et la lutte sur le champ de bataille au

deacutebut du chant douze de lrsquoIliade

ὅτι τὰ ἅμα γινόμενα οὐ δύναται ἅμα ἐξαγγέλλειν ἐν ὅσῳ δὲ οὗτος ἰᾶτο ἐκεῖνοι ἐμάχοντο

ltLa diplecircgt parce que le poegravete ne peut pas narrer en mecircme temps les eacuteveacutenements simultaneacutes mais au moment ougrave celui-lagrave [Patrocle] prodigue des soins les autres se battent (schol A Il 122 Ariston)

Le principe geacuteneacuteral drsquoAristarque au sujet des contraintes narratives drsquoHomegravere est certainement

compatible avec le passage de la Poeacutetique drsquoAristote ndash agrave cette diffeacuterence pregraves que ce dernier

insiste sur la possibiliteacute de la preacutesence drsquoeacuteveacutenements contemporains dans lrsquoeacutepopeacutee tandis

qursquoAristarque fait plutocirct remarquer lrsquoimpossibiliteacute de les narrer simultaneacutement Lundon souligne

avec raison que la contradiction entre les deux auteurs nrsquoest qursquoapparente mais les motifs qursquoil

618 Lundon 2001 2002

346

avance agrave cet effet sont peu convaincants

laquo [W]hereas Aristotle is stressing the difference between two literary genres [hellip] and whereas his focus is on the very presence or absence of simultaneous events our commentator [scil Aristarque] appears to be thinking of a distinction between two entirely different branches of art and this with respect to their manner of representing parallel actions [hellip] The opposition he has in mind would seem to be that between literature (a verbal art form) on the one hand which cannot show more than one thing happening at a time and the visual arts on the other which can raquo (2002 586-7)

Dans les faits rien ne laisse croire que dans le contexte qui nous occupe Aristarque se soit

inteacuteresseacute agrave la diffeacuterence entre les modes de repreacutesentation des arts visuels et de la litteacuterature La

divergence de point de vue entre les deux textes qui est effectivement accessoire srsquoexplique de

maniegravere beaucoup plus simple alors qursquoAristote se contente de mentionner qursquoil est agrave la

disposition du poegravete eacutepique de composer (ποιεῖν) des eacutepisodes qui se chevauchent dans le temps

et de les inteacutegrer agrave son reacutecit Aristarque preacutecise qursquoil est en revanche impossible pour lui de les

dire (εἰπεῖν) en mecircme temps ndash preacutecision qui va de soi et qursquoAristote lui-mecircme aurait

certainement admise comme le reconnaicirct drsquoailleurs Lundon619 La diffeacuterence qui est en cause est

donc celle entre composer et raconter si lrsquoon peut composer des eacutepisodes qui dans le

deacuteroulement temporel du reacutecit sont simultaneacutes force est en revanche de les narrer en succession

Le fait qursquoAristarque souligne lrsquoimpossibiliteacute pour le poegravete de raconter au mecircme moment des

eacuteveacutenements qui sont pourtant simultaneacutes nrsquoest donc en aucun cas un deacutesaveu de lrsquoexistence de

tels eacuteveacutenements dans lrsquoeacutepopeacutee bien au contraire Cela contribue plutocirct agrave mettre en lumiegravere

lrsquoexistence de ces eacuteveacutenements dont la preacutesence est occulteacutee par le mode de narration auquel est

soumis le poegravete La preacutecision drsquoAristarque attire ainsi lrsquoattention sur une sorte de laquo faiblesse raquo

inheacuterente agrave la mimecircsis poeacutetique ndash puisque celle-ci est incapable de reproduire la temporaliteacute des

eacuteveacutenements dans sa propre structure narrative ndash ainsi que sur la distinction typiquement

aristoteacutelicienne620 entre les objets repreacutesenteacutes (parfois simultaneacutes) et la faccedilon de les repreacutesenter

(toujours en succession)

Malgreacute la ressemblance eacutevidente de preacuteoccupations et de vocabulaire entre ces deux textes

619 2002 587 laquo No doubt if asked Aristotle would agree that a poet in narrating cannot but transform the contemporeanous into the successive raquo

620 Cf Poet 1447a16-18

347

Lundon 621 nie lrsquoexistence drsquoun lien particulier entre la note drsquoAristarque et la Poeacutetique

drsquoAristote et reacutepegravete lrsquoaffirmation de Rengakos622 selon laquelle la critique ancienne nrsquoa pas tenu

compte drsquoAristote dans son traitement du problegraveme des eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee De

cette preacutetendue ignorance Lundon conclut laquo This situation does not of course necessarily imply

that Alexandrian scholars were not acquainted (directly or indirectly) with Aristotlersquos works on

poetry though it might afford some support for such a idea raquo (2002 587 n16) Les remarques

qui preacutecegravedent concernant la parenteacute drsquoesprit entre Aristarque et Aristote sur cette question tendent

plutocirct agrave suggeacuterer la conclusion contraire

Section (iv) Conclusion

Les commentaires examineacutes dans ce chapitre ont mis en lumiegravere deux points de contact

majeurs entre les conceptions aristoteacutelienne et aristarquienne du rapport entre les voix poeacutetiques

Drsquoune part celles-ci jouissent drsquoune certaine indeacutependance de sorte que la poeacutesie ne preacutesente pas

lrsquouniteacute discursive agrave laquelle on srsquoattend dans le cas des autres types de discours Drsquoautre part lrsquoart

poeacutetique partage avec lrsquoart rheacutetorique la particulariteacute de devoir se camoufler afin drsquoatteindre la

perfection tout comme lrsquoorateur qui doit laquo laisser parler les faits raquo sans paraicirctre en alteacuterer la

nature par sa preacutesentation particuliegravere le bon poegravete tacircchera de montrer plutocirct que de dire

crsquoest-agrave-dire de laisser le reacutecit se deacuterouler de faccedilon laquo naturelle raquo sans intervention apparente de sa

part Par comparaison avec lrsquoorateur toutefois cette manœuvre drsquoauto-effacement du poegravete va

beaucoup plus loin puisque crsquoest non seulement son travail de composition mais aussi sa propre

personne qui doit transparaicirctre le moins possible dans le produit fini Seules certaines limitations

inheacuterentes agrave la mimecircsis poeacutetique telle lrsquoimpossible concordance entre le temps du reacutecit et le

temps de la narration viennent neacutecessairement briser le caractegravere naturel du deacuteroulement narratif

Il apparaicirct donc qursquoAristarque partage la poeacutetique aristoteacutelicienne de lrsquoabsence deacutecrite au chapitre

cinq une poeacutetique qui a comme corollaire la preacutesence leacutegitime drsquoune multipliciteacute de voix au sein

de lrsquoœuvre poeacutetique

621 2002 587

622 1995 6

Conclusion

Au cours de cette eacutetude il est apparu que les conceptions litteacuteraires respectivement entretenues

par le Peacuteripatos et par Aristarque se rejoignent non pas tant dans leur terminologie ou dans le

deacutetail de lrsquoanalyse textuelle que sur un point beaucoup plus fondamental soit la place de la poeacutesie

dans le champ du discours La reconnaissance de cette place singuliegravere on lrsquoa vu entraicircne agrave la

fois un type drsquointerpreacutetation adapteacute et une approche critique suffisamment souple pour distinguer

les eacuteleacutements narratifs qui deacutecoulent naturellement du reacutecit de ceux qui sont le fruit de la volonteacute

ou des contraintes du poegravete

Agrave la lumiegravere des comparaisons eacutelaboreacutees au cours de cette eacutetude peut-on veacuteritablement parler

drsquoune influence peacuteripateacuteticienne sur Aristarque Il mrsquoest apparu que la seule faccedilon valable de

reacutepondre agrave cette question eacutetait de produire le plus grand nombre de contrastes possibles entre la

conception peacuteripateacutetico-alexandrine drsquoune part et le reste de la theacuteorie poeacutetique grecque drsquoautre

part En effet il ne suffit pas de constater certaines ressemblances entre A et B pour conclure agrave

lrsquoinfluence de lrsquoun sur lrsquoautre encore faut-il montrer que A et B partagent des traits

suffisamment distinctifs pour que cette ressemblance soit significative Bref la nature de la

question requiegravererait pour y reacutepondre rigoureusement que lrsquoon situe les deux membres de la

comparaison agrave lrsquointeacuterieur drsquoune histoire geacuteneacuterale de la theacuteorie litteacuteraire grecque Cela repreacutesente

eacutevidemment une tacircche consideacuterable qui nrsquoa pu qursquoecirctre esquisseacutee dans cette eacutetude

Neacuteanmoins les rapprochements eacutetroits qui ont eacuteteacute avanceacutes dans les deux parties de cette thegravese

donnent lrsquoimpression que contrairement agrave lrsquoavis de R Pfeiffer les ressemblances qui unissent

Aristarque agrave la theacuteorie peacuteripateacuteticienne sont plus significatives que les diffeacuterences qui lrsquoen

seacuteparent En effet lagrave ougrave la comparaison est possible crsquoest-agrave-dire lagrave ougrave les commentaires

drsquoAristarque sont suffisamment explicites pour qursquoon soit en mesure drsquoen extirper les critegraveres

theacuteoriques sous-jacents ceux-ci se sont reacuteveacuteleacutes remarquablement conformes agrave ceux drsquoAristote

Il nrsquoy a pas de doute que comme lrsquoa soutenu P Struck Aristarque et le Peacuteripatos doivent ecirctre

semblablement situeacutes dans une tradition drsquoexeacutegegravese anti-alleacutegorique Ceci est visible agrave la fois

349

gracircce aux rares formulations de principes theacuteoriques exeacutegeacutetiques qui leur sont attribueacutees et du fait

qursquoen pratique ils eacutevitent les lectures alleacutegorisantes lagrave ougrave elles sont traditionnellement les plus

populaires (cf chap 1-2 chap 4 sect (i)) Cet anti-alleacutegorisme va de pair avec une sorte de

trivialisation des figures poeacutetiques divines assimilables agrave des personnages doteacutes de traits

psychologiques de mecircme nature que les heacuteros humains (cf chap 3 sect (ii))

Il est moins clair en contre-partie que lrsquoon puisse reacuteduire leurs approches respectives au champ

de la rheacutetorique comme le voudrait Struck Certes tous tiennent compte des aspects

encomiastiques inheacuterents agrave lrsquoeacutepopeacutee un genre qui relegraveve de la poeacutesie de lrsquoeacuteloge et de la faccedilon

dont les poegravetes exacerbent lrsquoexcellence de leurs heacuteros qui suivant lrsquoexpression drsquoAristote se

doivent drsquoecirctre laquo meilleurs que nous raquo Mais il reste que cette preacuteoccupation loin drsquoecirctre vue

comme le tout de lrsquoentreprise poeacutetique nrsquoen est qursquoun eacuteleacutement secondaire le poegravete nrsquoest pas

peintre de portraits mais bien constructeur de reacutecits et lrsquoeacutecrasante majoriteacute des commentaires

critiques drsquoAristarque et des Peacuteripateacuteticiens reacutevegravelent un inteacuterecirct pour les questions narratives bien

plus que pour les proceacutedeacutes rheacutetoriques du poegravete ndash par contraste notamment avec le corpus de

scholies exeacutegeacutetiques ougrave abondent les notes de cette nature (cf chap 3 sect (iii) chap 4 sect

(iii))

Il est vrai aussi que drsquoun point de vue stylistique le texte poeacutetique est soumis aux mecircmes

exigences de clarteacute que le discours rheacutetorique bien que dans une moindre mesure et qursquoagrave cet

eacutegard poeacutesie et prose ne diffegraverent que quantitativement Toutefois du point de vue du contenu ces

exigences sont fondamentalement transformeacutees non seulement de nombreux eacuteleacutements du reacutecit

peuvent ecirctre tout bonnement eacutetrangers aux donneacutees eacutevidentes de la reacutealiteacute et donc hors de porteacutee

de toute lecture litteacuterale mais il faut aussi compter avec tout ce qui relegraveve du non-dit et de

lrsquoimplicite (cf chap 3 sect (i) chap 4 sect (ii)) De plus les traits de personnaliteacute de celui qui

eacutelabore le reacutecit poeacutetique doivent ecirctre tout sauf laquo clairs raquo et transparents au contraire de celui qui

compose une narration dans un cadre rheacutetorique (cf chap 5 sect (i) chap 6) Enfin la

polyphonie inheacuterente au construit poeacutetique rend vaine toute tentative de reacuteduire les propos des

divers personnages agrave un contenu clair et univoque crsquoest-agrave-dire agrave quelque chose comme laquo le

discours raquo du poegravete La contribution technique du poegravete doit bien au contraire ecirctre soigneusement

distingueacutee des traits de caractegraveres individuels de ses personnages (cf chap 5 sect (ii) chap 7)

350

Eacutetant donneacutee lrsquoomnipreacutesence dans lrsquohistoire grecque de la reacuteception des poegravetes des lectures

alleacutegoriques drsquoune part et drsquoautre part des critiques historiques centreacutees sur la veacuteriteacute factuelle

des poegravemes ou encore sur la personne individuelle du poegravete le rejet de lrsquoune et lrsquoautre parties de

cette alternative par le Peacuteripatos et par Aristarque peut difficilement ecirctre le fruit du hasard Par

ailleurs plusieurs indices pointent en direction drsquoune transmission relativement aiseacutee des travaux

de poeacutetique peacuteripateacuteticiens aux Alexandrins dont la lourde eacuterudition agrave lrsquoinstar drsquoAristote

nrsquoexcluait pas une fine appreacuteciation de la valeur artistique des monuments de la litteacuterature

classique

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