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Chapitre 1 Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

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Chapitre 1 Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

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«Dans les pages qui suivent, les différentes perturbations ne seront pas traitées comme autant de dossiers séparés, ni de manière systématique.

Ma démarche sera plutôt celle d’un veilleur de nuit dans un jardin au lendemain d’une tempête, et alors qu’une autre, plus violente, s’annonce.

Muni d’une lampe, l’homme chemine d’un pas prudent, oriente son faisceau vers un massif, puis vers l’autre, explore une allée, revient sur ses pas, se penche

au dessus d’un vieil arbre arraché; ensuite il se dirige vers un promontoire, éteint sa lumière et cherche à embrasser du regard le panorama tout entier.

Il n’est ni botaniste, ni agronome, ni paysagiste, et rien de ce jardin ne lui appartient en propre. Mais c’est là qu’il habite avec les personnes qui lui sont

chères, et tout ce qui pourrait affecter cette terre le concerne de près.»

Amin Maalouf1

Nous allons aborder l’implication des jeunes et des enfants dans les dynamiques guerrières comme étant la résultante de deux manifestations interdépendantes, concrètes et généralisées. L’une de ces manifes-

tations est la «légitimation» de l’exercice de la violence armée comme moyen structurellement utilisé pour demander des réformes sociales tout comme pour les empêcher, ainsi que pour la conquête de territoires tout comme pour les défendre2. L’autre manifestation concerne la valeur socialement attribuée au fait de devenir «corps armé» et l’acceptation et la reproduction de ses formes de relation dans différentes sphères de la vie sociale.

Au fond, les différentes expressions de la violence armée et corrélativement, du «corps armé» se justifient dans l’environnement social en évoquant un principe de justice3 d’une part, et de l’autre, la recherche de reconnaissance4.

Bien entendu, nous mettons en avant ces manifestations sans faire abstraction des logiques et pratiques sous-jacentes qui réduisent la vie sociale au seul fait d’avoir un corps. Un corps qui ne jouit pas des droits sociaux ni de l’estime sociale. En conséquence, nous ferons état d’un contexte privé de l’opérationnalisation du contrat social et dans lequel la dépossession des sources-clés de bien-être telles que les biens, les droits et l’estime sociale se matérialisent dans le phénomène de l’exercice systématique de la violence et dans le passage du corps au «corps armé».

Nous relevons ces manifestations et ces conditions parce qu’elles expliquent dans une grande mesure le phénomène de la participation des jeunes aux dynamiques guerrières. Ainsi, le phénomène apparait comme le résultat de la façon dont l’exercice systématique de la violence, le statut attribué au «corps armé» et les

1 Amin Maalouf, Le dérèglement du monde. Quand nos civilisation s’épuisent, Bernard Grasset, 2009, p. 14.

2 Ce constat est relevé par Alejandro Reyes dans son étude sur la dispute pour la terre: Alejandro Reyes Posada, Guerreros y campesinos. El despojo de la tierra en Colombia, Friedrich Ebert Stiftung en Colombia (FESCOL) y Grupo Editorial Norma, Bogotá, 2008.

3 Parmi les indicateurs de ce principe de justice qui «légitime» l’utilisation de la violence nous relevons, par exemple, quelques expressions du langage courant qui sont évoquées dans qualification des faits meurtriers: «el que busca encuentra», «por algo lo mataron», «el que a hierro mata…», «cada quien recibe lo que merece».

4 «Recherche de reconnaissance» entendue strictement dans le sens attribué par Axel Honneht c’est-à-dire, des luttes issues de la dépos-session de sources-clés de bien-être dans la vie sociale: biens, droits et estime sociale. Axel Honneth, la lutte pour la reconnaissance, traduit de l’allemand, Ed. du Cerf, Paris, 2002.

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conditions de vulnérabilité influencent les situations auxquelles les jeunes sont exposés et notamment, leur rapport avec eux-mêmes et avec les autres.

Etant donné que la violence et la transformation du corps en «corps armé» apparaissent dans la vie ordinaire tout en influençant la praxis quotidienne, nous les étudions en recherchant surtout les solutions possibles. Ainsi, à l’aide de différentes sources de documentation et sans rentrer dans les controverses théoriques, nous allons montrer comment, pourquoi et selon quelles modalités en particulier l’exercice de la violence et la figure du «corps armé» posent problème. De même, nous interrogeons la pratique sportive au vu des homo-logies, des liens, des rapports de cause à conséquence et également, des oppositions et des irréductibilités qui s’établissent habituellement entre celle-ci et la violence et le «corps armé». Dans cette démarche, nous nous appuyons sur des faits, des événements, des récits, des expériences personnelles, des observations issues du travail de terrain et des références qui nous semblent fiables et explicites pour décrire la portée de ces manifestations dans la société colombienne.

1.1 L’exercice de la violence: menace et utilisation

La violence «est un de ces concepts dont le sens n’échappe à personne et qui, cependant, est difficilement définissable»5. Pour ne pas rester dans l’enjeu de la définition polysémique de la violence et pouvoir ainsi éviter de nous perdre dans la multiplicité de ses formes et usages, nous allons relever quelques approches qui contribuent à la compréhension d’un des axes significatifs de la problématique visée par cette recherche: le rapport entre la pratique sportive et l’implication de jeunes et d’enfants en tant que «corps armé» dans toutes les formes d’organisation qui exercent la violence armée. Ceci dans le cadre du conflit social et armé qui a lieu sur le territoire colombien depuis 60 ans.

Notre intérêt n’est pas de proposer une analyse théorique de la violence. Il s’agit ici d’identifier les forces sociales qui interviennent en fonction d’une problématique sociale bien définie qui demande des solutions. Ainsi, nous privilégions des perspectives traitant des formes manifestes de violence c’est-à-dire, «des phéno-mènes de violence plutôt que de la violence comme telle»6.

Nous cherchons dans ces approches des éléments sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour rendre compte de ce qui relève ou ne relève pas de l’exercice de la violence dans sa version armée, en incluant son expression meurtrière. Ainsi, nous entendons convoquer une série d’instruments qui nous permettrons d’abord, d’interpréter de manière consensuelle des comportements qui mettent en évidence l’exercice de cette violence, ensuite, de relever les conditions et les facteurs qui sont censés expliquer et favoriser l’émer-gence et la consolidation de cette violence et enfin, de repérer des convergences et des divergences latentes entre les enjeux sociaux du phénomène de la violence armée et ceux de la pratique des activités sportives.

Dans ses modalités «armée» et «organisée», l’exercice de la violence présente quelques caractéristiques. D’abord, il s’en prend aux personnes et vise notamment leur dimension corporelle ou physique. Ceci souligne d’emblée l’importance que revêt l’appréhension du corps de soi et des autres. Deuxièmement, l’exercice de la violence exprime une marque de pouvoir dans des rapports sociaux. Corrélativement, la menace, le chan-tage ou/et l’utilisation de cette violence se développent en fonction de ces rapports de pouvoir. Troisième-ment, l’exercice de cette violence relève de la pensée stratégique. C’est un exercice réfléchi et maîtrisé qui se développe pour contrôler les gens et les territoires. Cette dimension stratégique exige de l’anticipation et cette dernière demande une disposition préalable du corps. Autrement dit, il faut que le corps apprenne certaines formes d’exercice de la violence (combat, torture, démembrement, etc.) et cet apprentissage se

5 Dictionnaire de sociologie, Collection Dictionnaires LE ROBERT / SEUIL, 1999, p. 565.

6 Loc. cit.

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développe dans le cadre d’une collectivité. Ainsi, cette violence est apprise et exercée de manière collective. Pour ces communautés ou groupements d’individus, l’exercice de la violence est supposée profitable parce qu’il s’inscrit dans un usage stratégique aux finalités d’ordre idéologique, politique et/ou économique.

En somme, il s’agit d’une violence pour laquelle il est nécessaire, d’une part, de façonner le corps en fonc-tion des formes choisies de son exercice et d’autre part, d’attribuer une signification aux corps des autres permettant leur élimination.

Dans l’exercice de cette violence, des individus se préparent et s’emploient à anéantir ou à détruire ceux qui font obstacle à leurs intérêts. Par la menace ou par l’utilisation de la violence, ces individus se proposent de soumettre la volonté de la population. Le succès ou l’échec de cet exercice est jugé en fonction de leur capacité à détruire leurs opposants ou, au moins à paralyser leur volonté à s’opposer. Dans cette mesure, nous parlons d’une violence issue d’un principe de domination et d’administration de la vie des autres. En évoquant Jünger Habermas7 nous pouvons préciser que ce qui est propre à ce principe de domination est le fait d’empêcher les processus collectifs d’autodétermination à partir desquels se légitiment les orientations normatives, morales et éthiques.

L’Organisation Panaméricaine de la Santé a une approche du phénomène de la violence qui offre des indica-teurs plutôt situationnels. Ainsi, la violence est définie comme «le résultat de l’agressivité humaine qui se mani-feste dans les relations sociales ou quand elle est dirigée contre soi-même et dans laquelle l’emploi d’énergie a pour but de causer du mal»8. Dans cette perspective, la violence est traitée comme un problème de santé publique quand elle devient systématique. Cette systématicité permet dès lors de l’aborder en tant que maladie sociale, c’est pourquoi, son étude est alignée sur «les méthodes de la vigilance épidémiologique déterminées par des principes positivistes»9. L’approche épidémiologique s’ajoute à d’autres disciplines qui associent les manifestations de l’exercice de la violence à l’influence de causes externes ou de facteurs de risques.

Nous mettons en avant cette approche du domaine de la santé publique pour différentes raisons. La première tient au fait qu’elle permet d’identifier l’acte violent dans différents contextes de rapports sociaux. Ainsi, l’acte violent peut être repéré dans les rapports interpersonnels ou intergroupes ou bien en associa-tion avec le conflit armé et dans d’autres manifestations propres de la violence armée organisée. Il peut aussi être identifié dans des contextes plus généraux marqués par l’imposition des rapports de domination axés sur le corps et pas seulement dans la confrontation armée proprement dite.

Le positionnement de la violence dans la dimension sociale c’est-à-dire dans l’interaction avec les autres, nous permet de prendre en compte les orientations normatives, morales et éthiques qui régulent les rapports sociaux. C’est la raison pour laquelle nous prendrons en compte la perspective de la philosophie sociale pour appréhender la violence comme une pathologie sociale.

La deuxième raison tient au fait que le domaine de la santé publique aborde et interprète la violence comme pathologie et qu’il met en avant l’activité physique, surtout la pratique sportive, comme facteur déterminant des styles de vie souhaitables. Cela en soulignant que la contribution de ces pratiques ne se limite pas à atteindre un état de bien-être physique et mental, mais également social.

La troisième raison concerne d’une part tout ce qui peut être mis en jeu dans l’appréhension de l’acte violent comme le résultat d’une intention. Autrement dit, dans la mise en avant de la volonté comme caractère constitutif et causal de la violence, avoir pour but de faire du mal. Mais d’autre part, l’approche épidémiolo-

7 Cette référence à Jünger Habermas vient des réflexions proposées par Axel Honneth à l’égard de la «Théorie de l’agir communicationnel». Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, La Découverte/Poche, Paris, 2006, 2008, p. 14.

8 Instituto Nacional de Medicina Legal, Forensis 2007. Datos para la vida, INTERNATIONAL PRINT LTDA., p.5.

9 Loc. cit.

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gique laisse entrevoir la sujétion de cette intention à des causes externes. Un regard sur le contexte semble ainsi nécessaire surtout pour mettre en lumière les éléments mobilisés dans l’identification de ce qui serait à la base du déclenchement de la violence, particulièrement dans ses manifestations collectives.

1.1.1 Quelques mesures de la violence démesurée

Quelques résultats généraux obtenus dans le cadre de l’approche épidémiologique montrent la dimension prise par la violence au sein de la société colombienne. Par ailleurs, les critères utilisés dans le traitement du phénomène apportent certains éléments qui mettent en évidence cette violence dont nous parlons.

Selon l’information du Système de Vigilance Epidémiologique10, les actes de violence dans leur dimension meurtrière (homicides) ont coûté la vie à environ 230 000 personnes dans la décennie dernière (1999 – 2009). Ce nombre déjà énorme n’est qu’approximatif. Dans le rapport des homicides de 2008, on trouve une analyse qui rend compte de la comparaison des données entre l’Institut de Médecine Légale et le Centre de Recherche et d’Education populaire (CINEP). Cette analyse ne tient en compte que la période du 1er janvier au 30 juin 2005. Les résultats montrent que seules 18, 4% des victimes identifiées par le CINEP (1017) ont été reportées dans la base de données du Système de Médecine Légale, lequel avait enregistré 7035 cas pour cette même période. Cette référence, selon les auteurs11, offre une idée de l’ampleur réelle des homicides en Colombie, dans le cadre de la lutte pour le contrôle social et territorial menée par les acteurs du conflit.

Pour nous faire une idée plus précise de la manifestation de la violence dans la vie de tous les jours, nous prendrons le cas de l’année 200912. Cette année-là, 17 717 cas ont été enregistrés par le Système de Méde-cine Légal. Une augmentation de 14,8% par rapport à 2008. Le taux d’homicide est d’environ 40 pour 100 000 habitants. La moyenne des taux d’homicides entre 1999 et 2009 est d’environ 49 pour 100 000 habitants, 67,34 étant la valeur la plus élevée et 34,31 la plus faible.

En fonction du sexe des victimes, les hommes sont les plus affectés, en fonction de l’âge, la majorité des victimes a entre 18 et 49 ans, avec une concentration plus significative entre 15 et 34 ans. Le taux d’homi-cides des victimes de sexe masculin est 72,76 pour 100 000 et de 6,69 pour le sexe féminin.

78,18% des victimes ont été tuées avec des armes à feu et 12,96% avec des armes blanches. Un autre indica-teur important est celui de l’activité réalisée par la victime au moment du fait, sachant que pour 71% des cas il n’y a pas d’information à ce sujet. Les activités liées à la récréation et aux temps libres (7,71%) et au travail salarié (4,41%) sont les plus repérées des cas enregistrés. Par ailleurs, 1,04% du total des homicides ont été commis sur les terrains sportifs ou récréatifs.

Dans cette conjoncture, les jeunes et les enfants sont surexposés au phénomène de violence. Cette popu-lation est directement (morts, blessés, affectés psychologiquement, enrôlés par les acteurs armés) et indi-rectement affectée (déplacés, déscolarisés, effets psychosociaux). Selon les registres de la police nationale, entre 2003 et 2009, 11 673 enfants (0 – 17 ans) ont été tués exclusivement dans le cadre du conflit armé13. On estime que 4 % des victimes du conflit armé sont des mineurs entre 13 et 17 ans.

Pour l’année 2009, la distribution de victimes en fonction de l’âge montre que 2 114 cas étaient des jeunes et des enfants entre 10 et 19 ans. Le taux d’homicides des jeunes entre 18 et 19 ans de sexe masculin est de 112,02. Dans le cas des filles du même âge, le taux est de 9,71.

10 Donnéesenregistréesparl’InstitutdeMédecineLégale.L’informationestissuedesonrapportannuelsurladescriptionducomportementdeshomicides.Forensis,Colombie,2009.

11 DelaHozBohórquez,G.yVélezM.,Homicidio, Colombia, 2008, paru dans le rapport Forensis 2009,p.27.12 InstitutoNacionaldeMedicinaLegal,Forensis, Colombia, 2009.13 Aguirre, Masullo et Millan, Población infantil y violencia armada, una aproximación al caso colombiano, Forensis, 2009, p. 357.

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Enfin, depuis les années 80, Aguirre et al.14, affirment avoir observé une concentration croissante de la violence meurtrière chez les mineurs d’âge et ce comportement s’observe encore à présent. C’est le résultat d’une interaction complexe entre les processus violents liés au conflit armé et d’autres formes de violence armée organisée. Interaction dans la quelle il est difficile tracer la frontière entre conflit et criminalité. Les jeunes se sont mis au service des différents agents qui exercent la violence, en soulignant que: «la violence homicide en Colombie affecte de manière disproportionnée et soutenue les plus jeunes»15.

Ces niveaux d’homicides concernant notamment la population la plus jeune sont à notre avis un indicateur de la façon dont la violence a fini pour envelopper la population toute entière. Ceci a donné forme, comme l’ont manifesté Cepeda et Rojas (2008)16, à une société contrôlée où chaque individu doit faire preuve publique de son appui à l’état de choses dominant. Cette attitude déjà généralisée a affaibli les mesures et les exigences éthiques amenant certaines parties de la population à accepter la violence meurtrière comme un mal nécessaire. Le quoi faire est défini par la cohabitation forcée avec différents acteurs armés qui se présentent parfois successivement ou simultanément. C’est ainsi qu’on est arrivé à imposer le silence, la tolérance et la banalisation des actes qui portent atteinte à l’intégrité corporelle par des sévices.

1.1.2 La violence armée: du rapport entre intentionnalité et causes externes

Pour mettre en lumière les forces sociales qui entrent en jeu dans l’appréhension de la violence en fonction du type de rapport qui s’établit entre «intentionnalité» et «causes externes», nous opposons deux approches qui présentent leurs propres explications du phénomène tant dans le champ politique qu’académique17.

1.1.2.1 Violence et conflit social

Cette approche souligne que l’origine du conflit armé et des autres formes de violence s’explique par le manque de moyens matériels pour satisfaire les besoins fondamentaux. Ce conflit est donc dû aux conditions généralisées de misère et de pauvreté qui touchent la majorité de la population (Franco, 1999; Sarmiento, 1999 ; Fals Borda, 2008 ; Ospina, 1997). A titre d’exemple, l’étude de León Briceño et al.18, concernant l’inci-dence des homicides en l’Amérique Latine, souligne:

«Factors related to violence include social inequalities, lack of employment opportunities, urban segregation, […] Countries that report the highest rates of homicide tend to be countries with high proportions of urban population and high rates of poverty (Colombia, El Salvador, Honduras, Venezuela, and Brazil) […] Young populations are at particularly high risk of homicide, and young males between the age of 15 to 24 years are most at risk. Furthermore, in Latin America most homicides are actually committed by young men»19.

Selon cette perspective, nous dirons, en résumé, que le phénomène de la violence en Colombie est une manifestation d’une structure sociale pervertie par des logiques et des pratiques de mépris. Celles-ci semblent induites par la matérialisation des intérêts pour la monopolisation de la terre et de tous les

14 Ibid., p. 360

15 Loc. cit.

16 Iván Cepeda et Jorge Rojas, En las puertas del Ubérrimo, Nomos Impresores, Bogotá, 2008.

17 On peut comprendre une telle opposition dans le champ politique comme conséquence des différents intérêts de groupe qui sont mobi-lisés. Il y a déjà une certaine acceptation des écarts entre les intérêts des politiciens et les besoins ainsi que les réalités de la plupart de la population. Il semble qu’aux politiciens est permis de construire sa vérité et sa réalité sans considérer les aspects plus saillants des faits sociaux. En revanche, les agents du champ académique sont censé essayer de décrire, de comparer, d’interpréter, d’expliquer, enfin, d’ana-lyser ce qui est. On accepte le risque d’une interprétation toujours subjective mais on refuse que ceux-ci se mettent au service particulier d’une orientation affective ou idéologique.

18 Briceño-León, R.; Villaveces, A., et Concha-Eastman, A., Understanding the uneven distribution of the incidence of homicide in Latin America, International Journal of Epidemiology, published by Oxford University Press on behalf of the International Epidemiological Association, 2008, 37 p. 751 – 757.

19 Loc. cit.

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moyens de production, et leur effet sur la précarisation et la spoliation de la majorité de la population. Selon Alejandro Reyes20,  la violence en Colombie a été structurellement utilisée comme recours pour demander des réformes sociales tout comme pour les empêcher, ainsi que pour conquérir des territoires tout comme pour les défendre. Ainsi, comme le suggère Axel Honneth, s’est établi un contexte de possession et de dépossession des sources-clés de bien-être (biens, droits, estime).

Le rôle attribué à l’utilisation de la violence dans la manière dont se sont déroulées l’appropriation de la terre et l’exploitation des ressources naturelles (or, pétrole, charbon et autres minéraux) ainsi que les modèles d’enrichissement ont provoqué un profond conflit social (dépossession de biens, absence de droits et pratiques de mépris). Ce phénomène se reconstitue et se renforce avec chaque nouvelle source de profit: le caoutchouc, le café, la canne à sucre, la banane, la marihuana, la coca et aujourd’hui, avec l’huile de palme voire le biocombustible. Les conséquences les plus évidentes de ce contexte se trouvent dans l’installation d’un conflit armé qui a pris forme depuis plusieurs décennies dans sa dernière version.

Le lien entre le conflit social et le conflit armé apparait comme évident compte tenu du contexte historique et politique des soixante dernières années. Parmi les principales manifestations comprises dans la notion de «conflit social», il y a la misère, la pauvreté, le déplacement forcé, le manque d’offres d’emplois dignes dans le marché du travail et la privation de l’accès aux droits fondamentaux et à toute forme de participation au champ politique, économique et social. Une telle précarité s’est traduite en frustration, en incertitude, en instabilité, en pratique de mépris et en conflit. Ces manifestations touchent la majorité de la population.

Les énormes écarts dans la redistribution de la richesse et du savoir sont facilement appréciables. Dans son étude sur la spoliation de la terre en Colombie, Reyes écrit, d’après des données de l’année 2000: «Deux millions de petits propriétaires avec des champs inférieurs à un hectare représentent 1,3 millions d’hectares, alors que 2 200 propriétaires avec des terrains supérieurs à 2 000 hectares de superficie réunissent quant à eux 39 millions d’hectares»21. Luis Jorge Garay confirme cette analyse avec d’autres paramètres dans son étude sur la concen-tration de la richesse: «53% du territoire productif se trouve dans les mains des 1,08% de propriétaires et les dix plus grandes entreprises du pays contrôlent 75% du marché des capitaux»22.

A propos de ce phénomène de spoliation, William Ospina23 soutient que ce petit groupe de propriétaires n’a jamais accepté de s’engager pour contribuer à la construction de la société dans le pays d’où ils tirent leur richesse. Au contraire, ils expriment un sentiment de honte et d’indifférence pour ce peuple qu’ils n’ont jamais pris en compte à sa juste valeur. Pour gérer ce régime impopulaire, il a fallu recourir à la force. Celle-ci prend une place significative dans la façon dont ces élites ont décidé de développer leurs intérêts et corréla-tivement, de résoudre les différences. L’acharnement des élites à préserver leur part des richesses naturelles explique la tradition de privilèges offerts aux membres des forces de l’ordre et conduit à la représentation de ce savoir-faire comme source avantagée d’ascension sociale. La place spéciale occupée par les forces armés montre notamment comment s’impose le raisonnement qui les justifie comme élite dominante et privilégiée.

Selon Ospina, les grands groupes industriels ont obtenu la garantie d’une priorité pour l’approvisionnement des matières premières ainsi que pour le maintien d’un accès à un marché de consommation dans lequel ils peuvent écouler leurs produits. Intermédiaire dans la satisfaction de ces besoins, le groupe des privilégiés a choisi de définir son cadre identitaire et d’appartenance ailleurs en reproduisant dans des formes qui lui conviennent une imagerie européenne qu’ils idolâtrent.

20 Alejandro Reyes Posada, Guerreros y campesinos. El despojo de la tierra en Colombia. Bogotá. Friedrich Ebert Stiftung en Colombia (FESCOL) y Grupo Editorial Norma, 2008.

21 Ibid. p. 367.

22 Luis Jorge Garay, En torno a la economía, política de la exclusión en Colombia, Revista Foro, №46 Bogotá, diciembre 2002 p.5-17.

23 William Ospina, ¿Dónde está la franja amarilla? Editorial Norma, 1997.

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Pour Saul Franco24, la négociation politique du conflit armé et les accords sur le problème du trafic de drogue vont être affaiblis et ils risquent d’éloigner la solution réelle du problème de la violence, si, en même temps, les niveaux d’inégalités ne sont pas réduits et si l’Etat ne répond pas de manière efficace aux besoins sociaux de la population.

D’ailleurs, en ce qui concerne l’accueil réservé aux ex-combattants, le rapport de développement humain25 souligne la complexité de leur intégration dans la vie civile car ce passage ne se termine pas avec leur démo-bilisation, ni se réduit à l’aide humanitaire ni aux avantages économiques et juridiques accordés par l’État.

1.1.2.2 La violence vue comme choix individuel

Cette approche explique l’origine du conflit et des autres formes de violence armée en se focalisant sur la volonté, l’intérêt et la décision personnelle des individus d’exercer la violence. L’hypothèse est que ce choix est fait indépendamment des conditions externes telles que la pauvreté. Selon ce point de vue, les décisions sont conscientes et pensées en accord avec les objectifs stratégiques des acteurs armés. Pour ceux qui défendent cette hypothèse26, la présence des groupes armés, des activités illégales ainsi que l’inefficacité de la justice expliquent le conflit armé et la violence.

Toujours selon ce point de vue, il n’y a aucune preuve statistique, ni aucun argument solide qui démontre un quelconque lien entre le conflit et la violence d’une part et la pauvreté et l’inégale distribution de la richesse d’autre part. En ce sens, la solution aux problèmes liés à la précarité et aux niveaux de vie de beaucoup de groupes sociaux n’est un objectif souhaitable que du point de vue des politiques publiques. Il ne faut donc surtout pas s’attendre à voir disparaître conflits ou violence, en mettant la priorité sur les problèmes de la pauvreté. Pour les tenants de cette explication, le conflit et la violence ont acquis une dynamique propre dans laquelle la guerre est une fin en elle-même.

A titre d’exemple, l’enrôlement des jeunes et des enfants est expliqué par la présence des acteurs armés, quelquefois des criminels, qui les poussent à s’engager dans les activités qu’ils mènent. Le contact fréquent avec ces groupes armés corrompt la morale des jeunes et les prédispose à un enrôlement volontaire.

Ceci signifie donc que la solution au problème de la violence soit focalisée sur la mise en place d’une poli-tique sécuritaire. Celle-ci privilégie l’augmentation des budgets et des effectifs des forces de l’ordre27 et de la justice au titre de la stratégie adéquate pour prévenir l’acte de violence en lui-même (services de surveillance) et pour punir les auteurs à titre de dissuasion. La problématique du conflit et de la violence est ainsi réduite à sa dimension individuelle tandis que la dimension sociétale et ses enjeux politiques sont ignorés.

Un exemple de ce binôme prévention-répression est donné dans les propositions d’Alberto Alesina (2001) dans un document sur la criminalité en Colombie. Il affirme: «Il faut approfondir la recherche sur la criminalité et améliorer les bases de données. Il faut lutter contre la corruption parmi les militaires et enquêter sur l’infiltration des institutions de justice. Il faut créer des «corps d’élites» pour lutter contre l’enlèvement et l’homicide et les équiper

24 Saúl Franco, El quinto: No matar, Tercer Mundo Editores S.A., en coedición con el IEPRI de la Universidad Nacional, 1999.

25 Informe Nacional de Desarrollo Humano, El conflicto, callejón con salida, Colombia 2003, Programa de las Naciones Unidas para el Desarrollo.

26 Sanchez, 2007; Rubio, 1999; Alesina 2001; Echandía, 2000.

27 Selon León Valencia, chercheur de la Fondation «Nuevo Arco Iris», dans la période comprise entre 2002 et 2009 les forces armées sont passées de 260 000 à 445 000 hommes, c’est-à-dire une augmentation de 70% du personnel. Valencia affirme que les dépenses liées à la politique sécuritaire sont passées de 3.2 à 4.6 % du PIB selon les chiffres de l’Instituto de Planeación Nacional. Selon d’autres organismes, celles-ci touchent 6 points du PIB.

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[…] Enfin, il faudrait augmenter la capacité des prisons et séparer les criminels en fonction de la gravité de leurs crimes»28.

Au fur et à mesure que le conflit et la violence se présentent comme les principaux problèmes du pays, l’approche sécuritaire met l’accent sur la dépense publique orientée par une conception conjoncturelle de la violence de sorte que les solutions structurelles au conflit social se voient écartées. La solution du problème semble être une victoire (militaire) ou le contrôle hégémonique par un des acteurs, l’Etat. Ainsi, c’est la composante répressive qui domine la quête du monopole de la force et cette composante fait abstraction de la nécessité de construire un cadre normatif légitime et juste invitant à abandonner les armes. Dans la mesure que la mobilisation de la composante répressive se présente comme la ressource qui soit susceptible d’apporter une solution au problème, le gouvernement s’engage dans un processus poussé de militarisation de toutes les dimensions de la société. C’est pourquoi l’organisation d’une action socialement concertée et politiquement efficace devient de plus en plus problématique.

1.1.3 La violence comme une évolution perturbatrice du social

Le rapport entre le conflit armé et le conflit social a fait de la violence armée et organisée un des principaux ressorts de la dynamique sociétale. Bien que cette violence s’opérationnalise sous des formes multiples, elle révèle dans tous les cas des liens avec le conflit armé et avec le conflit social. Les sujets qui ont recours à cette violence se singularisent en évoquant par exemple «l’amour de la patrie», «la refondation de la patrie», «la dignité du peuple», «la protection d’un secteur économique légal ou illégal», etc. En fin de compte, l’effet de la violence sur la dynamique de la société a réussi à «normaliser» la mise en question de la valeur de la vie en fonction de considérations matérielles, idéologiques, stratégiques, économiques, politiques, etc.

Ainsi, en empruntant certaines catégories du concept de brutalisation de la société introduit par George Lachmann Mosse29, nous pouvons dire que le statut acquis par les multiples acteurs qui exercent la violence armée et organisée a accentué l’indifférence à l’égard de la vie humaine. Cette indifférence est la consé-quence de la polarisation des rapports sociaux sur la base de représentations et de pratiques axées sur la dépréciation de l’autre. L’exposition physique et sociale permanente à cette violence a développé un état d’esprit de soumission aux différents agents qui l’exercent.

En considérant d’abord la durée du conflit armé, puis les facteurs et les motivations qui privilégient le recours à l’exercice de la violence, et enfin, le nombre de sujets et d’organisations impliqués dans cette dynamique, on peut suggérer que cette violence s’est inscrite dans la socialisation même de la collectivité. Indubitable-ment, cette socialisation est en rapport avec des processus divers d’attribution de sens au corps.

Ainsi, au-delà de la variation de son intensité, du type d’intérêt et des caractéristiques des agents qui exer-cent cette violence, sa médiation systématique et ses manifestations les plus meurtrières conduisent finale-ment à transformer les rapports sociaux.

Dans le cadre de la réflexion menée par Axel Honneth30 à l’égard des éléments constitutifs de la dimension sociale, nous pouvons qualifier la façon dont cette violence interfère sur le rapport social comme probléma-tique, perturbatrice ou bien pathologique. Ceci dans la mesure où les effets de cette violence sont contraires à une représentation de la «normalité» qui se rapporte à la vie sociale dans son ensemble31.

28 Cité par Astrid Martínez, «Economía, crimen y conflicto». Universidad Nacional, Universidad de Alcalá y Banco Santader Central Hispano, 2001, p. 15.

29 George Lachamann Mosse, cité in Nathalie Duclos, L’adieu aux armes ? Parcours d’anciens combattants, KARTHALA, Paris, 2010, p. 18.

30 Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, La Découverte/Poche, Paris, 2006, 2008.

31 Un approfondissement de cette transposition de la notion de «pathologie» du domaine de la santé aux sciences sociales est développé dans les pages 87 et 88. Honneth propose également une bibliographie de référence sur l’histoire du concept.

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Chapitre 1 – Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

Vu depuis la perspective d’Honneth, le social est ce domaine dans lequel des sujets individuels ou collectifs développent des actions par le biais de la communication. Dans le développement de ces actions, ceux-ci peuvent entrer en conflit sur des interprétations divergentes autant que sur la distribution des ressources matérielles32. En s’appuyant sur la théorie de la communication de Habermas, Honneth souligne que «les sujets sociaux définissent en commun les orientations normatives et les convictions morales à travers leurs capacités d’agir par des actes communicationnels»33. Ces cadres normatifs issus de la discussion publique représentent, selon Hanna Arendt citée par Honneth34, la sphère d’action où l’individu peut établir une rela-tion de confiance avec lui-même, ses congénères et le monde dans son ensemble.

A cet égard, le recours à la violence armée et organisée peut être perçu comme une des manières d’affronter les divergences. Mais en même temps, la manifestation de cette violence limite l’entente intersubjective et la compréhension mutuelle au moyen du langage en réduisant les rapports sociaux à la seule emprise de la raison instrumentale. Ainsi, par rapport au processus d’autodétermination par la discussion publique et la légitimation collective, les liens entre les sujets se détruisent et cette rupture entraîne des souffrances.

La systématicité de cette violence aurait, en s’appuyant sur les postulats de Habermas, mis fin à «l’usage public de la raison dans une argumentation et dans la quête d’un accord sur des préoccupations partagées»35. Nous sommes confrontés alors à une situation dans laquelle les principes d’entente ordinaire et de compré-hension mutuelle sont profondément perturbés. Dans la mesure où l’exercice de la violence armée et orga-nisée court-circuite l’entente intersubjective en menaçant ou en détruisant des pratiques qui ont «un carac-tère constitutif pour l’existence même du social»36, nous pouvons considérer que ses effets sur les rapports sociaux suivent une évolution problématique des conditions sociales effectives.

La violence prend cette dimension pathologique car elle met en évidence une situation «où le système normatif a perdu tout ou partie de sa rigueur et de son efficacité. Les droits et les obligations cessent d’être effectivement sanctionnés parce que les gens ne savent plus à quoi ils sont obligés, ne reconnaissent plus la légitimité des obligations auxquelles ils sont soumis, ou parce qu’ils ne savent pas à qui recourir pour faire valoir leurs propres droits quand ceux-ci sont violés»37.

Vu la dimension que prend l’expression de la violence à un moment historique qui a mis en avant le respect de la vie comme bien suprême et qui fait de la dignité humaine la condition de tous les rapports dans la vie sociale, nous ne pouvons que nous demander dans quelle mesure les conditions et les processus qui orga-nisent cette entreprise sont censés correspondre à des formes «pathologiques» du social.

Autant pour ceux qui exercent la violence que pour la population qui en est l’objet, l’usage public de la raison est déformé par les pratiques, les pensées et les formes de relation que la violence armée et organisée impose. L’usage de la raison devient unidimensionnel.

Cette forme de violence est tellement liée à une manière d’établir les rapports sociaux que nous ne pouvons plus éviter de nous interroger sur la façon dont les différentes dimensions de la société se voient impliquées dans la production des conditions et des dispositions qui s’opérationnalisent dans son exercice.

C’est dans cette appréhension pathologique de la violence que nous prétendons interpeller les pratiques sportives et leur rôle dans la prévention et la transition de jeunes ex-combattants vers la vie civile.

32 Ibid., p. 11

33 Ibid., p. 13

34 Ibid., p. 83

35 Ibid., p. 14

36 Loc. cit.

37 Boudon-Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Quadrige, 2e édition, 2002, p. 672.

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Chapitre 1 – Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

1.2 Le passage du corps au «corps armé»

«Ils méprisent la vie, ce sont des mourants, eux-mêmes empoisonnés dont la terre est fatiguée».

Friedrich Nietzsche38

A la fin du XIXème siècle Nietzsche soulignait de manière prémonitoire la façon dont la société allemande était amenée dans son ensemble à des logiques et des manières propres au champ militaire. Aujourd’hui, nous connaissons la suite et les conséquences de cette prémonition. Mais ce que nous voulons souligner ce sont surtout les manifestations qui ont permis à Nietzsche, parmi d’autres, de reconnaitre et de condamner le processus de militarisation d’un peuple, c’est-à-dire, la manière dont, dans la vie de tous les jours et dans toutes les sphères de la vie sociale, se reproduisent et s’intériorisent des formes de relation avec les autres, avec les objets et avec l’espace qui, à l’origine, sont caractéristiques des rapports martiaux.

Dans le cas de l’Allemagne, un des indicateurs de ce processus de militarisation concernait l’évolution du ton de la langue allemande vers ce que Nietzsche appelle «l’allemand d’officier»39. Il constatait que la façon de parler des Allemands commençaient à céder à «un charme de ton tout à fait étrange qui à la longue pourrait devenir un réel danger pour la langue allemande»40. Il décrivait ainsi la situation:

«Je discerne le zèle pour ce genre de discours dans les voix des fonctionnaires, des instituteurs, des femmes, des commerçants de la jeune génération ; même les petites filles imitent déjà cet -allemand d’officier-. Car l’officier, le prussien notamment, est l’inventeur de ce ton. […] Il suffit de prêter l’oreille aux commande-ments vociférés qui enveloppent positivement les villes allemandes, maintenant que les exercices se font aux portes de toutes les cités: quelle arrogance, quelle rage d’autorité, quelle railleuse froideur retentissent dans ces hurlements! […] Ce qui est sur, c’est qu’ils militarisent à présent la résonance de leur langue: il est probable qu’entraînés à parler militairement, ils finiront par écrire de même. Car l’habitude de certaines réso-nances pénètre profondément le caractère: on a bientôt les mots et les tournures et finalement les pensées propres à ce genre de résonance!»41. 

La portée de ce processus de militarisation dans les sociétés occidentales était devenue ainsi un modèle de socialisation qui avait réussi à s’introduire et à se fondre dans la sphère de la culture, des croyances, de l’édu-cation et des rapports familiaux42. Dans toutes les manifestations déterminantes de la vie sociale on pouvait repérer la transposition des éléments constitutifs de l’instruction militaire. C’est ainsi que les qualités morales attribuées à la stricte discipline martiale et à une imperturbable obéissance se sont inscrites dans les mœurs de la vie d’un peuple. Une inscription qui démarrait aussi jeune que possible et donc les motifs profonds ont été rapidement dévoilés comme le constatait Stephan Zweig quelques décennies plus tard:

«Durant ces quelques heures, il me fut pourtant donné de voir certaines choses qui pouvaient à juste titre faire naître des pensées accablantes: devant l’hôtel de ville, sur lequel flottait le drapeau de Franco, se tenaient alignés, la plupart d’entre eux conduits par des prêtres, des jeunes gens dans leur vêtements de paysans,

38 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Les Livres de Poche, 1983, p.22.

39 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, § 104, folio essais, 1982, p.129. 40 Loc. cit.

41 Loc. cit.42 Le film «le ruban blanc» de Michael Haneke est un descripteur précis de cette fusion.

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qu’on était manifestement allé chercher dans les villages des environs. Au premier moment, je ne compris pas ce qu’on voulait faire d’eux. […] Mais au bout d’un quart d’heure je vis ressortir de l’hôtel de ville ces mêmes jeunes tout transformés. Ils portaient des uniformes neufs reluisants, des fusils et des baïonnettes ; sur la surveillance d’officiers, ils étaient chargés sur des camions […] Je [Zweig] tressaillis. En Italie d’abord, puis en Allemagne! […] El de nouveau je me demandai: qui livre, qui paie ces uniformes neufs, qui organise ces jeunes miséreux, qui les pousse contre le pouvoir existant […] ces armes devaient donc avoir été livrées par l’étranger […] Mais qui les avait livrées, qui les avait payées ? […] cette même puissance qui aimait la violence, qui avait besoin de la violence […] C’étaient des groupes mystérieux qui se tenaient cachés dans leurs bureaux et leurs sociétés anonymes et mettaient cyniquement le naïf idéalisme de la jeunesse au service de leur volonté de pouvoir et de leurs affaires. […] je vis ces jeunes gens innocents munis d’armes par de mystérieux tireurs de ficelles qui se tenaient à l’arrière-plan, armes qu’ils devaient tourner contre d’autres jeunes gens de leur propre patrie tout aussi innocents […]»43.

Nous connaissons aujourd’hui ces différentes formes de l’influence grandissante des logiques militaires, martiales, guerrières sur l’ordre et la vision du monde dans les différentes sociétés44. Nous avons aussi pris conscience des modalités, des gestes et des rapports qu’elles imposent à leurs agents et qui d’ailleurs révèlent la place occupée par le corps dans leur réalisation. C’est le corps de soi et celui des autres qui sont visés comme la principale emprise dans la production et reproduction de ces logiques.

La description du processus de transposition des manières, des gestes, des intérêts et des relations propres au champ militaire et guerrier à toute une communauté est une tâche complexe. Cependant, dans les limites de cette recherche, nous présentons quelques-uns des éléments utiles pour comprendre comment cette transposition devient un problème dans la vie sociale. Nous allons d’abord relever des traits communs qu’on peut observer au sein des formes diverses de cette appréhension belliqueuse de l’existence qui s’opération-nalise, par exemple, dans le fait «d’armer le corps» c’est-à-dire la transformation du corps en «corps armé». Ensuite, nous allons mettre en avant les caractéristiques générales de la mobilisation et du statut du «corps armé» dans le cas de la société colombienne et corrélativement, nous situerons la place des jeunes dans ce conflit et notamment, leur rapport avec la figure du «corps armé».

1.2.1 La figure de «corps armé»

La figure de «corps armé» permet de décrire précisément une manifestation qui se rapporte de façon concrète au corps humain. Elle renvoie à l’incorporation de l’arme dans le schéma de perception de soi et des autres chez les individus et ses effets sur certaines formes d’interaction sociale. L’essentiel de ce rapport corps-arme fait partie de la quête de solution aux conflits avec la médiation (utilisation ou menace) de la violence. Mais en plus, ce rapport influence la conception de la valeur des choses de ce monde, y compris, les rapports avec les autres. Bien que ce rapport entre corps et arme s’inscrive dans des univers variés, notre intérêt concerne particulièrement le cadre des structures collectives et organisées qui exercent la violence armée. C’est dans ce cadre que nous interrogeons cet a priori dans le rapport à soi et aux autres.

Parmi les aspects que nous voulons interpeller, surtout sur lesquels il faut encore insister, on peut souligner: les caractéristiques de rapports sociaux construits sur la base du port d’armes, le sens attribué au corps de soi et des autres ainsi que de son utilisation en fonction des formes de relations déterminées par les armes, la constitution du schéma corporel par rapport à l’arme (proprioception, automatismes, techniques corpo-relles, endurance, coordination œil/main, image corporelle, etc.), les types d’activités et de situations qui

43 Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Stockholm, Belfond, 1982, 1993 pour la traduction française, p. 462.

44 Le président des Etats Unis, Eisenhower, prononce un discours mémorable (17 janvier de 1961) à l’égard de la naissante industrie militaire américaine. Il soulignait: «Son influence total, économique, politique, même spirituelle est ressentie dans toutes les villes, dans chaque maison officielle, dans chaque bureau de gouvernement […] ses graves implications ne peuvent pas nous échapper. Notre dur travail, nos ressources, même nos vies sont tous impliqués ; même la structure de notre société».

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rendent possible tant la disposition du corps en fonction du maniement d’armes que la manifestation des valeurs d’affirmation de la vie et de soi orienté par la figure du «corps armé».

Nous prenons en compte ces aspects dans les différents contextes où a lieu la mise en disposition du corps en fonction des besoins du «corps armé». Cette transformation du corps se développe d’une part dans des espaces clos qui vont de la jungle à la caserne auxquels la société civile n’a pas accès, et d’autre part, dans les espaces que cette logique martiale a configurés à l’intérieur même de la société civile. Par exemple, dans les formes d’instruction adoptées par l’institution scolaire laïque et surtout religieuse, notamment, dans les domaines qui ont un rapport direct avec le corps tels que la pratique sportive et l’éducation physique.

«Au début de chaque matinée, à la même heure, tient lieu la formation de rigueur dans la cour principale. Les directeurs des groupes et le responsable de la discipline passent en revue comme les généraux face à leur troupe. Toute proportion gardée, c’est la même philosophie que dans la vie militaire. Révision de l’uni-forme, cheveux coupés courts, chaussures cirées, ongles courts et propres, en rang serré, respiration retenue et très attentifs à l’ordre du commandant (le directeur de l’école). Et à ce moment quand la troupe est prête, sur un ton solennel sont annoncée les nouvelles (recommandations) pour la journée. A la fin de l’instruction, ils ordonnent de rompre la file et les recrues (les étudiants) marchent vers la salle de classe. La routine de toutes les semaines, de tous les mois, de toutes les années solidifie une carapace dans l’âme des étudiants: obéissance et discipline»45.

1.2.2 Traits de la mutation du corps en «corps armé»

Les processus et les conditions d’intégration de l’arme au corps ainsi que le développement de cette dimension de soi, celle du «corps armé», dans la sphère sociale présentent des caractéristiques qui d’une part, définissent son essentialité et qui d’autre part, expliquent les effets par rapport à soi, aux autres et à l’ensemble de la vie en société. L’adaptation à l’univers du «corps armé» répond à une façon de voir les choses, à une rationalité qui se cache derrière cette transformation du corps et de sa nouvelle façon d’agir.

Une telle caractérisation exige évidement la prise en compte de différentes perspectives notamment la perspective historique et anthropologique. Mais nous ne pouvons pas aller aussi loin. Nous nous limiterons ici à relever certains traits saillants de ces processus, de ces conditions et des effets de cette mutation du corps sur la vie sociale. Nous cherchons à mettre en lumière ce que représente le fait d’avoir un corps-armé et d’agir en conséquence et ce que ceci signifie dans le contexte sociohistorique de la société colombienne.

Pour commencer nous voulons pointer du doigt un des effets principaux de l’intégration de l’arme à la dimension corporelle de l’individu. Celui-ci est relatif au fait que l’arme, en tant que dispositif intégré au corps, court-circuite à un moment donné et à différents niveaux la fonction et l’élargissement de la raison dans l’entente mutuelle. Cette fracture ou limitation dans l’expression de la raison se manifeste notamment dans la constitution même de l’argumentation ainsi que dans sa médiation dans la recherche d’accords pour des situations conflictuelles. En empruntant quelques mots à Amin Maalouf, on peut dire que le discours du corps armé «tourne dans son orbite, devant son public, qui le comprend à demi-mot, et qui n’entend pas le discours adverse»46. De même, dans des situations les plus effroyables, la constitution de l’argument appa-raît inutile tant pour le «corps armé» en soi que pour les individus qui s’opposent à ses intérêts. On pense notamment aux membres de la société civile qui, soit dit en passant, restent un enjeu stratégique utilisé par les acteurs armés.

45 Voici l’évocation de Gustavo Petro, politicien et ex-guérillero, de son souvenir de l’école. Mario Lopez, Vamos a superar el horror. Petro y la nueva izquierda, Editorial Oveja Negra y Quintero Ediciones, 2007, p. 51.

46 Amin Maalouf, Le dérèglement du monde. Quand nos civilisations s’épuisent. Paris, Bernard Grasset, 2009, p. 31.

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Ainsi, les limites qu’imposent le «corps armé» sur la raison et son usage public peuvent être à la fois obser-vées dans le face à face qui se tient avec un «corps armé» et dans les formes collectives d’organisation qui le caractérisent. Le résultat final de l’intériorisation vindicative de l’arme est la conception méprisante de l’argument, de l’explication, de la parole et de la négociation.

Selon nous, le type de rapport entre le «corps armé» et l’usage de la raison s’opérationnalise de différentes manières. Il se manifeste, par exemple, dans le caractère autoritaire qui définit ses relations intersubjectives. Les offres du «corps armé» ne peuvent par être refusées. Dans l’idée de Goffman47 sur les propriétés des institutions totalitaires, la perturbation de l’usage de la raison liée à la figure du «corps armé» se traduit dans la façon dont celui-ci se permet de décider autoritairement sur la vie, les biens et d’autres dimensions du comportement des autres.

De la même manière, nous pouvons le repérer dans le jeu de l’imitation et de la répétition qui l’induit à faire partie de quelque chose et pour quelque chose en diluant de cette manière toute responsabilité individuelle dans ses actions. Et surtout, il se met en évidence dans la généralisation de l’acte d’obéissance incontestée dans les rapports interpersonnels et dans la façon dont se structurent ses formes collectives d’organisation.

L’obéissance incontestée des hommes devient le cœur de la discipline qui conditionne les rapports sociaux du «corps armé». Dans les formes collectives d’organisation du «corps armé» le ton de l’obligation et du suivi des ordres sont plus commodément perçus que, par exemple, la prise d’initiative ou l’acte créatif. Ces dernières sont des manifestations qui ne sont pas l’objet d’une vive affection. Ce qui pourrait plaire au corps armé au sein d’un groupe est retranscrit en sorte que quelqu’un l’ordonne. Cette manifestation de l’obéis-sance radicale, rapide et sans objection peut être repérée dans toutes les formes d’organisation collective du «corps armé».

La contrainte que la figure du «corps armé» impose sur l’expression de la raison fait partie de la nature de celui-ci. Cette contrainte se trouve à l’origine de quelques-unes de ses manières, ses gestes et ses rapports avec les autres mais surtout, dans la justification de ses propres violences. Que ce soit chez l’individu qui porte une arme mais qui ne l’utilise que de temps en temps dans des situations à caractère défensif ou simplement de menace ou d’avertissement, ou bien chez le sujet qui l’utilise fréquemment et avec un carac-tère offensif, le fondement est le même: chez le «corps armé», dans un moment donné l’usage de l’arme prend la place de l’argumentation voire de l’exercice de la raison, dans le rapport avec soi et avec les autres. Pour lui, l’arme est le moyen pour imposer son intérêt et exige en conséquence, l’obéissance. Précisément quand le dissentiment apparait.

La restriction sur la constitution et la fonction de la discussion dans l’entente mutuelle a des liens avec une appréhension démesurée de la violence. Corrélativement, la mort s’instrumentalise de telle sorte qu’elle devient un moyen de plus dans la réalisation des objectifs que se propose le «corps armé». Evidement, l’individu qui se fait «corps armé» est le premier objet de cette instrumentalisation de la mort. Son exposition à la mort lui en fait prendre conscience mais il l’accepte comme une mort utile ou une mort héroïque. Le caractère d’utilité nous le repérons chez ceux pour qui la mort vaut la peine dans la mesure où ils arrivent à s’en sortir et à échapper à la pauvreté (eux-mêmes et surtout leurs proches). Dans le cas de la mort héroïque, nous trouvons ces individus pour qui la mort se justifie par une composante idéologique. Cette forme d’ins-trumentalisation peut être constatée, par exemple, dans l’encouragement à ce que les individus soient prêts à laisser leur vie pour la patrie.

De la même manière, cette perturbation de l’entente mutuelle est à l’origine de l’instrumentalisation du fait de donner la mort. Cette instrumentalisation est liée à l’intensité des rapports d’hostilité que le «corps

47 Erwin Goffman, Asiles, Les éditions de Minuit, Paris, 1968.

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armé» établit avec les autres. On voit par exemple la mort-technique qui ne cherche qu’à être efficace dans l’élimination de l’autre. Cette forme de banalisation de la mort renferme une manifestation très particulière concernant sa signification en tant que marchandise. Le caractère de marchandise tient au fait que la mort répond à des motivations exclusivement économiques.

Au contraire, dans les massacres et dans certains homicides sélectifs a lieu la mort-ritualisée. Celle-ci se caractérise par sa forme exacerbée. Dans la plupart des cas, l’accent s’établit sur la cruauté de méthodes utilisées censées donner une leçon. Paradoxalement, nous avons constaté, dans le conflit armé colombien, la présence d’expressions propres aux champs artistique et sportif faisant partie de certaines formes de ritualisation de la mort.

Ces différentes manifestations de l’instrumentalisation de la mort mettent en évidence le sens attribué au corps dans les enjeux du «corps armé». L’intégration de l’arme dans le schéma corporel et l’injonction à l’utiliser dans le rapport avec les autres tient à une réduction du corps à la condition de chose. C’est une caractéristique commune aux différents univers dans lesquels se présente la figure du «corps armé». La chosification du corps a lieu plus particulièrement, mais pas exclusivement, dans la figure des individus qui leur sont opposés.

La fréquence avec laquelle le «corps armé» est exposé à la mort et la conscience qu’il prend de celle-ci rend plus intense son rapport avec l’immédiat, le présent, l’instant, le moment. Une intensité particulière qui est peut-être la conséquence de la conscience d’impermanence qui se trouve au cœur même du «corps armé». Une certaine jouissance exacerbée de la vie présente vient compléter l’incertitude par rapport à sa perma-nence. Le rapport entre jouissance et impermanence est un des facteurs déterminants de leur équilibre. On le retrouve dans des comportements habituels où l’exacerbation de la jouissance prend la place dans la vie du «corps armé». Les fêtes, les jeux, les sports et tout type d’activité fournissant des moments forts de jouissance alternent avec des moments d’exercice de la violence exacerbée dans lesquels son existence est menacée. Nous pensons particulièrement aux expressions festives (danse, musique) qui se développent dans les campements des FARC48 la veille ou le lendemain des combats ou des missions dangereuses.

Ces espaces de recherche de la jouissance souvent avec une intensité démesurée est l’un des aspects qu’on repère dans la dynamique de tous les groupes armés. De même, la recherche de jouissance est directement articulée à l’acte meurtrier dans certains événements. Nous repérons dans ces événements que les expres-sions de jouissance apparaissent avant, pendant et/ou après la concrétisation de l’acte meurtrier. Liées à ces espaces et à ce besoin de jouissance, les pratiques sportives et les différentes manifestations artistiques prennent une place et un sens spécifiques au sein du «corps armé». Ainsi, elles semblent jouer un rôle parti-culier dans l’attribution de significations au corps. Un corps dans lequel cohabiterait une conscience de la mort soulagée par l’exacerbation de la jouissance. C’est ce qui est dit dans une des phrases qu’on entend souvent dans ces moments d’effervescence: «después de esto ya me puedo morir tranquilo»49.

En dernier lieu, nous soulignons un autre trait qui nous semble englober les différents univers du «corps armé». Il s’agit de la mobilisation du mépris. Nous pouvons observer cette mobilisation dans les formes de rapports du «corps armé» avec les sujets qui menacent ses intérêts. Mais celle qui nous semble plutôt parti-culière, c’est la mobilisation du mépris dans les méthodes et dans la didactique qui caractérisent la formation même du «corps armé». Celui-ci subit dans leur propre corporalité les effets des pratiques de mépris et dans cette mesure, il s’autorise à les exercer sur les autres. Le mépris de l’autre se justifie dans la mesure où il était lui-même subi dans sa propre corporalité. La place du mépris dans la vie ordinaire du corps armé est arti-

48 Forces armées révolutionnaires de la Colombie.

49 «Après avoir vécu ça je peux mourir (me faire tuer) tranquillement».

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culée à la définition des autres en tant qu’objet de mépris. On pourrait paraphraser Nietzsche50 en disant que son œil est toujours à la recherche de quelqu’un sur qui transférer son expérience du mépris.

Un exemple de la place occupée par les pratiques de mépris dans la transformation du corps en «corps armé» peut être repéré dans les «écoles de formation» où les groupes de paramilitaires entraînaient les jeunes. L’ «Aleman», chef paramilitaire, racontait51 que les enfants et les jeunes étaient soumis à un traite-ment cruel et inhumain. Ils étaient frappés, pendus à des poutres et humiliés comme faisant partie de leur entrainement pour faire face à l’ennemi. Les responsables étaient deux ex-officiers de l’armée qui de même évaluaient leur «préparation».

Au fond, le «corps armé» cherche à définir un rapport asymétrique avec l’autre en termes de dominant- dominé. Selon l’intérêt de l’acteur armé, ce rapport a tendance à se perpétuer. Dans sa perspective du social, le «corps armé» intègre l’autre en tant que sujet dominé ou à dominer. Il existe dans le «corps armé» la volonté de soumettre les autres à l’émergence d’un conflit. Pour les gens confrontés à sa présence, le «corps armé» représente une menace permanente. L’autre est défini constamment en fonction des critères d’ap-préciation qui ne prennent en compte que l’intérêt du «corps armé».

Dans ces quelques traits qui caractérisent l’essentiel de la figure du «corps armé», se définissent (socialisation primaire) ou se réinventent (socialisation secondaire) les solidarités et les liens sociaux que l’individu a tissés en fonction du fait qu’il a incorporé l’arme et qu’en conséquence, il a la capacité d’exercer la violence en quête de ses intérêts.

1.2.3 «Corps armé», jeunes et conflit armé sur le territoire colombien

La surreprésentation du «corps armé», physique ou/et sociale, est un fait incontestable de même que son rôle dans la régulation explicite et directe de la population et dans le contrôle du territoire. Ce «corps armé» représente en soi une contrainte externe qui s’exerce ouvertement sur la population et qui limite son auto-détermination. L’Etat Colombien52 est parmi les principaux responsables de son omniprésence.

Cependant, cette surreprésentation n’est pas le fruit du hasard. Il s’agit d’une vision dominante de la vie en société et plus précisément de l’établissement de rapports asymétriques avec les autres. L’ubiquité du «corps armé» se justifie par les besoins de protection et en conséquent, elle se légitime en tant que dispositif de contrôle.

La surreprésentation du «corps armé» dans la société colombienne pose toutefois une question prélimi-naire: d’où et pourquoi un nombre aussi élevé d’individus armés ? En voulant répondre à cette question dans les limites de cette recherche, nous allons caractériser les différents univers dans lequel se constitue et s’organise de manière collective la figure du «corps armé». Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’étude élaborée par Juan manuel Castellanos53 portant sur les différents acteurs armés qui agissent sur le territoire colombien. Visant la problématique de la démobilisation des acteurs armés, et notamment des plus jeunes, il suggère que pour mieux intervenir dans ce processus il faut interpréter les différents éléments qui déter-

50 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Livres de Poche, 1983, p.63.

51 Instituto Popular de Capacitación, la verdad sea dicha, serie TV, CD6, 2009.

52 Pour se faire à une idée des enjeux qui se produisent en fonction du conflit armé colombien, nous conseillons la lecture de l’article d’Ariel Fernando Ávila «la guerra contra las FARC y la guerra de las FARC» paru dans la revue Arcanos № 15 d’avril 2010. Dans cette article, Avila met en évidence les relations qui s’établissent entre les forces de l’État et certaines structures armés illégales pour consolider la lutte contre les FARC et aboutir au contrôle de quelques régions du pays. Ce qu’Avila constate va dans le sens d’une affirmation de Loïc Wacquant selon laquelle dans l’Amérique Latine l’Etat intervient de façon disciplinaire sur les populations les plus défavorisées et cette régulation a une composante militaire qui se développe de différentes manières (groupes paramilitaires, bandes, etc.).

53 Juan Manuel Castellanos est professeur du département d’anthropologie et de sociologie de l’Université de Caldas. Il est également membre du groupe de recherche «Jeunes, Cultures et Pouvoirs» du centre d’études avancées sur l’enfance et la jeuneuse. Dans sa thèse doctorale intitulé «Formes actuelles de la mobilisation armée», il décrit les différents parcours qui caractérisent les groupes armés.

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Chapitre 1 – Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

minent la mobilisation des individus à la lumière des rapports caractérisés par l’organisation et la confronta-tion armée.

Pour cela, Castellanos aborde la problématique en tenant compte de l’ensemble des processus de forma-tion, de production et de reproduction des «dispositions guerrières» et de leurs rapports. Il élabore une caté-gorisation de différentes formes collectives d’organisation armée en fonction de leurs liens avec la définition juridique de l’Etat.

En premier lieu, nous trouvons (tableau 1) une catégorie d’acteurs armés encouragés et «régulés» direc-tement par l’Etat. Ces acteurs armés sont définis comme une des composantes constitutives de l’Etat. Ils jouissent d’un cadre juridique soumis à l’Etat et leur objectif s’inscrit dans des motivations altruistes de l’objet social de cet Etat. Il s’agit des forces de sécurité de l’Etat: forces militaires, police et renseignement.

Une deuxième catégorie regroupe les acteurs armés parastataux. Ils ont des liens directs ou indirects avec l’Etat et leurs actions contribuent à renforcer l’ordre établi. Dans cette catégorie nous distinguons un nombre élevé d’organisations de sécurité privée ainsi que les groupes paramilitaires présents sur la majorité du terri-toire. La troisième catégorie est faite des acteurs qui s’opposent aux intérêts que l’Etat représente. Dans cette catégorie se rassemblent les différents groupes de guérilla (FARC et EPL) ainsi que les milices urbaines.

La dernière catégorie concerne les acteurs armés qui n’expriment pas de motivations pour attaquer l’Etat ni pour le défendre. Leurs motivations sont exclusivement économiques ou matérielles. Il s’agit des groupes de narcotrafiquants, les bandes et les groupes de délinquance armée et organisée.

L’Etat joue un rôle déterminant dans l’aménagement et la promotion de la figure du «corps armé» selon le type de rapport que les différentes formes d’organisation armée établissent avec celui-ci. Au-delà de l’appré-hension juridique et abstraite de l’Etat, ce qu’il représente réellement est directement ou indirectement associé à l’omniprésence du «corps armé». Les inconsistances entre la dimension juridique de l’Etat et ce qu’il représente se voient par exemple dans la subordination de ses fonctions aux intérêts de certains groupes privilégiés de la population. Sa position centrale à l’égard de la problématique du «corps armé» exige de faire l’objet d’une présentation claire de ce qu’il représente et les groupes d’intérêts qu’il soutient.54

Tableau 1: classement des différents acteurs armés qui agissent sur le territoire colombien en fonction de leur rapport avec la définition juridique de l’Etat.

Acteurs armés dans la société Colombienne

Appareil d’Etat Parastatal ou Para-étatique Contre l’Etat Hors l’État

Les forces militaires

La police

Le département de renseignement

Groupes de sécurité privée

Groupes paramilitaires

Groupes de guérilla

Les milices

Groupes de narcotrafiquants

Les bandes

Délinquance armée et organisée

Toutes ces manifestations collectives du «corps armé» ont accru leur nombre de membres de manière signi-ficative depuis le début des années 90. Leur présence et leur contrôle se sont renforcés sur tout le pays. La

54 A cet égard, nous conseillons la lecture de la recherche de Jorge Garay intitulée «la reconfiguration de l’Etat» qui montre la façon dont dif-férents groupes d’intérêts ont capturé et défini le rôle et la fonction de l’Etat. De la même manière, nous conseillons le livre de Claudia Lopez «y refundaron la patria» dans lequel l’auteur montre la façon dont les mafias et des politiciens au service des forces paramilitaires ont reconfiguré l’Etat colombien.

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figure du «corps armé» prend ainsi un statut d’opportunité majeure dans une société où l’exercice de la violence est devenue un «emploi» quelconque et la mort une marchandise parmi d’autres.

Concernant l’exposition des enfants et des jeunes à la surreprésentation du «corps armé» et aux possibilités d’accès au marché de l’exercice de la violence, on peut constater qu’ils ne sont pas préservés de ce type d’ex-périences ni de leurs conséquences, en particulier, dans la façon de définir et d’établir les rapports sociaux. La mobilisation constante d’un nombre élevé de jeunes dans les différentes formes d’organisation armée est un fait incontestable malgré l’imprécision des chiffres. L’estimation du nombre d’enfants (entre 10 et 18 ans) utilisés par les guérillas et les groupes paramilitaires est de 5000 à 16000 selon la source.

Sur les causes de leur mobilisation et sur leur expérience à l’intérieur des groupes armés, il existe déjà de nombreuses publications qui abordent la problématique à partir des homologies et des spécificités des différents contextes. Cependant, nous soulignerons ici quelques aspects généraux de ce phénomène et d’autres propres au cas de la Colombie.

Conditions d’ordre socioéconomique55 et séduction de la figure du «corps armé» s’articulent les unes aux autres pour expliquer l’enrôlement «volontaire56» d’un grand nombre d’enfants et de jeunes parmi les diffé-rents acteurs armés. L’image et les valeurs que véhicule la figure du «corps armé» au sein de la société sont des facteurs déterminants de la décision prise par les jeunes et les enfants. Ainsi, le port et le maniement d’armes, le prestige de l’uniforme, la discipline, le style de vie et certaines représentations associées à la réus-site sociale se révèlent essentiels dans le choix de l’enrôlement.

La constatation du caractère volontaire de l’enrôlement des jeunes et des enfants dans les groupes armés amène Castellanos à formuler une de ses hypothèses selon laquelle la disposition guerrière des jeunes est antérieure à leur enrôlement dans les groupes armés. Il affirme que l’enrôlement offre simplement une possibilité de réalisation des «habitus belliqueux»57 généralisés au sein de la société. Ainsi, l’enrôlement dans un des groupes armés n’est qu’une façon d’opérationnaliser des dispositions propres au «corps armé» mais dans un cadre collectif et organisé. Selon lui, d’autres formes d’opérationnalisation de ces dispositions se manifestent, par exemple, dans la pratique sportive.

Par ailleurs, en explorant ce qui pose problème aujourd’hui à l’égard de la participation des enfants et des jeunes dans les différentes formes d’organisation armée, nous remarquons à première vue des approches axées sur la sphère des droits des enfants. Cette approche véhiculée par des membres de la société civile, les ONG et quelques institutions de l’Etat évoque l’intérêt supérieur de l’enfance et le droit de priorité58. Ainsi, depuis 1999 la Colombie se voit d’une certaine manière confrontée à l’ajustement de son cadre normatif en fonction des demandes des institutions internationales à l’égard de la protection de l’enfance et notam-ment, des enfants impliqués dans le conflit armé.

Ces types d’institutions mettent en avant les effets et les risques subis par les enfants et les jeunes dans les enjeux de la confrontation armée. Du point de vue psychosocial, les enfants et les jeunes exposés à l’expé-rience du «corps armé» peuvent en effet subir des problèmes dans leur intégrité physique et également,

55 La Colombie compte environ 16 millions d’enfants âgés de moins de 18 ans, 2 sur 3 vivent dans des conditions de pauvreté. El Tiempo (eltiempo.com archivo)  “veinte años de vigencia cumple la Convención sobre los derechos de los niños de la ONU”, 28 de diciembre de 2009.

56 Pour le cas colombien, les études de l’ICBF, de l’Unicef, de la Defensoría del pueblo et de l’OIM constatent qu’entre 86% et 92% des enfants et des jeunes ont rejoint volontairement les différents acteurs armés. Le caractère «volontiers» de l’enrôlement est objet de débat au sein des différents institutions. Ce débat porte sur la relativisation du choix des jeunes et des enfants en fonction du nombre élevé de contraintes économiques ou sociales auxquelles ils sont exposés.

57 La recherche de Juan Manuel Castellanos intègre de manière explicite les outils conceptuels et les procédures de Pierre Bourdieu.

58 Selon ces principes, les politiques, les actions et les décisions prises par les différents institutions de l’Etat et des organisations sociales à l’égard des mineurs d’âge doivent viser directement leur bien-être. 1989 Convention relative aux droits des enfants, Article 3.

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dans la façon d’établir le rapport à soi-même et aux autres. Leur association aux acteurs pourrait ainsi compromettre leur devenir d’adultes et leur vision du monde social.

Comme nous l’avons déjà remarqué, l’Unicef, par exemple, définit cette pratique comme une violation expli-cite des droits des enfants59 et encourage une intervention orientée vers le remplacement de la mentalité militaire60, guerrière ou belliqueuse. Ainsi, le domaine militaire, dans son ensemble, est identifié comme un facteur perturbateur du développement de l’enfant. A la démilitarisation des enfants en termes de désarme-ment et de démobilisation s’ajoute une nouvelle dimension: la démobilisation de la morale, de la pensée et des mœurs guerrières.

A ce propos, la plupart des organisations sont d’accord sur le fait que les enfants et les jeunes sortis des groupes armés doivent être isolés des agents impliqués dans le maniement d’armes et des rapports martiaux. Ils ne doivent plus être sous la responsabilité d’autorités qui gardent des liens directs ou indirects avec la confrontation armée pour que la rupture soit totale. Il s’agit clairement d’éviter des interactions axées sur la morale guerrière.

Par ailleurs, une autre approche apparaît dans l’étude de la problématique de l’utilisation des enfants par les groupes armés. Celle-ci est d’ordre stratégico-militaire et concerne la régularisation des forces armés et de la guerre. Philippe Chapleau61 développe cette approche en relevant le caractère atypique des combats contre ces enfants guerriers qui mettent à mal l’éthique et les procédures militaires des armées occidentales. Tuer ou se faire tuer par un enfant-soldat met en cause la forme avec laquelle les forces régulières veulent faire la guerre.

Nous relevons cette dernière approche car plusieurs manifestations nous font penser qu’aujourd’hui la préoccupation réelle à l’égard de l’utilisation des enfants dans les groupes armés repose sur des enjeux stratégico-militaires. En d’autres termes, l’évocation de l’intérêt supérieur de l’enfant est un instrument stra-tégique aux fins de la guerre. Nous pointons parmi ces manifestations, premièrement, le fait qu’elle désa-vantage d’autres populations d’enfants aussi vulnérables mais non associés aux acteurs armés par rapport à ceux qui l’ont été et ont fait partie des groupes qui défient les armées réguliers.

Deuxièmement, malgré l’investissement consenti pour les encourager à quitter les groupes armés, c’est à l’oubli qu’ils se voient confrontés après leur démobilisation sans qu’il y ait eu un changement significatif des conditions socioéconomiques qui les ont poussés au conflit. Pour le présenter de manière résumée, on observe qu’une fois achevée la démobilisation des jeunes, ces derniers sont confrontés à nouveau à la même incertitude sur la satisfaction des besoins fondamentaux. Puis, quand ces enfants réagissent par le seul moyen qu’ils maîtrisent, l’exercice de la violence, ils rentrent dans la catégorie de délinquants et sont traités en conséquence. Jose Luis Campo de la Fondation Bemposta le dénonce de cette manière: «géné-ralement, la politique publique est entravée par les procédures et alors, pour les enfants, la seule possibilité pour avoir accès aux aides est de s’inscrire dans les centres d’accueil. Des aides qui ensuite ne sont jamais arrivées»62.

Et troisièmement, l’absence de volonté des Etats de contrôler et d’intervenir sur les rapports entre ses forces armés et la population de jeunes et des enfants. A partir des écoles militaires, des campagnes civico-mili-taires et de la formation militaire «sans armes» qui exposent les enfants et les jeunes à la mentalité militaire, on constate que ces expressions ne posent pas de problème à l’Etat. En 2007, 13 mineurs d’âge faisaient

59 Unicef, Principes de Paris, février 2007, p. 11 (3.11).

60 Ibid., p. 44 (7.75.1)

61 Philippe Chapleau, Enfants-Soldats: victimes ou criminels de guerre ?, éditions du ROCHER, 2007.

62 Instituto Popular de Capacitación, la verdad sea dicha , serie TV, CD6, 2004 – 2009.

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leur service militaire dans l’armée avec l’accord de leurs proches63. Le 26 novembre de la même année, on pouvait lire dans la presse:

Ce [photo des enfants et des jeunes portant des uniformes militaires et qui font le salut militaire] sont des enfants et des jeunes qui intègrent le groupe Faucons, qui travaillera pour défendre la Colombie à travers la Force aérienne.

«Être honorable dans la façon de penser et d’agir, montrer de la valeur dans les situations critiques et de haute exigence et être responsables face au peuple colombien». Ce sont les promesses qu’ont fait samedi passé 73 enfants et jeunes entre 8 et 16 ans, lesquels ont été préparés pour servir la patrie, la Colombie, à travers la Force Aérienne. Ils intègrent le Groupe Juvénile Faucons, un projet pilote en Colombie, qui dispose de l’appui du Gouvernement d’Antioquia et de l’entraînement du Commando Aérien de Combat №.5 de Rionegro. Le groupe a entamé des tâches en juillet. Ce samedi a été une journée de remise de décorations, de prestation de serments et de remise d’uniformes à plusieurs d’entre eux. Un acte qui a eu lieu dans la Base Militaire de Rionegro.64

Ce qui semble poser problème à l’Etat c’est l’utilisation des enfants par les groupes qui mettent en question sa légitimité.

En résumé, on ne voit pas clairement que l’État se sent engagé à mettre fin aux institutions et pratiques qui encouragent la mentalité belliqueuse sinon aux expressions de celle-ci qui le remettent en question. Dans cette mesure, on peut constater que les jeunes et les enfants pauvres et dociles ne sont pas une source de préoccupation aussi importante que les enfants et jeunes pauvres mais hostiles.

63 Op. cit.

64 El Colombiano, Halcones y Patriotas, lunes 26 de noviembre de 2007, p. 12ª.

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1.3 Pratiques sportives, violence et pacification

La pacification des rapports sociaux est certainement un des aspects les plus délicats de la vie sociale. Il existe actuellement une préoccupation explicite à cet égard tout comme elle a existé au long de l’histoire contemporaine.

Certaines conditions qui posent problème aux processus de pacification des sociétés ainsi que d’autres censées contribuer à la pacification des rapports sociaux ont des liens directs ou indirects avec l’expérience corporelle. Nous mettrons en avant quelques aspects du rapport entre l’expérience corporelle encadrée par les pratiques sportives et les processus de pacification des sociétés.

Nous constatons dans un premier moment, que les disciplines qui ont pour objet social la réflexion, la production et la promotion de ces expériences corporelles véhiculent fréquemment une rhétorique axée sur la contribution de la pratique sportive aux processus de pacification des rapports sociaux. Cependant, les conditions qui posent problème à l’aboutissement des rapports sociaux pacifiques parviennent à passer inaperçues dans le corpus de leurs discours. Des manifestations telles que la violence qui s’exprime dans les formes de relation induites par certaines pratiques sportives ainsi que l’incorporation des dispositions et des compétences ayant pour but la domination des autres ou qui instrumentalisent les rapports interperson-nels; sont très peu questionnées et mises à l’étude.

En ne nous limitant qu’à ces deux manifestations, l’exercice de la violence ainsi que les dispositions et les compétences ayant pour but la domination des autres, nous nous demandons jusqu’à quel point sont comparables ou pas l’expérience de l’exercice de la violence armée et organisée ainsi que les dispositions et les compétences du «corps armé» avec celles qui émergent des pratiques sportives.

Nous mettons en avant les raisons par lesquelles ces types de problématiques sociales doivent être analy-sées dans le domaine de l’éducation physique (EP). Avant tout et en considérant son parcours historique, que ce soit national ou international, nous pouvons dire que l’éducation physique est un domaine «carre-four». Elle s’est développée progressivement comme un champ de réflexion et un savoir-faire concernant l’expérience corporelle sous la perspective et l’influence exercées par diverses disciplines. L’ampleur et la dominance de ces influences s’expliquent par les conditions politiques, économiques, etc. du milieu social dans un moment donné.

Ainsi, le développement de son objet social est défini et tourné plutôt vers l’action. Les savoirs propres et empruntés qui circulent dans son champ sont censés être appliqués voire, fonctionnels pour la société. C’est précisément en raison de cette praticité que des différents intérêts lui ont été imposés. A titre d’exemple, on peut simplement évoquer le courant eugéniste qui a fait de l’éducation physique un de leur dispositif privi-légiés pour améliorer le patrimoine génétique des noirs, des indigènes, des métisses, des mulâtres et des «zambos». De la même manière, on trouve le courant militariste qui s’était approprié de l’EP dans les périodes d’avant-guerre, en envisageant développer les coutumes guerrières au sein de l’institution scolaire. Et par conséquence, on voit dans les périodes de post-guerre s’imposer une approche thérapeutique axé dans la sphère de la santé publique.

Cependant, la confluence de toutes ces différentes approches au sein de l’EF a entamé la formation de toute une multiplicité de postures méthodologiques, didactiques et épistémologiques qui questionnent constam-ment ses frontières disciplinaires. Parmi les manifestations de cette dynamique s’observe par exemple, la formulation infatigable des objets d’étude, les diverses dénominations de la carrière et corrélativement, le débat sans fin de l’attribution du statut de «science» ou de «discipline».

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A présent, le domaine de la santé a une influence importante sur la façon dont l’éducation physique a été structurée et chargée de contenus. De même, son objet social est dans certains aspects défini en termes de santé en tant que préoccupation publique. Par conséquent, un phénomène tel que la violence ne pourrait pas échapper au terrain de ses réflexions. Ceci dans la mesure que, d’une part, la santé n’est plus définie en fonction de la maladie mais qu’elle renvoie au bien-être dans une approche tautologique, et d’autre part, parce que la systématicité de l’exercice de la violence propose l’analyse des types de comportements sociaux qui forment le cœur de celle-ci. Enfin, parce que la magnitude de l’expression de la violence tient des effets adverses sur le bien-être physique et social d’un grand nombre d’individus dans la société.

La question qui se pose est de savoir en quoi cette violence doit être l’objet d’une réflexion en respectant les limites disciplinaires de l’éducation physique. Notre but est d’esquisser quelques éléments qui rendent plus claire la quête des réponses possibles. C’est ainsi que nous nous proposons de relever le rapport entre violence et pratiques sportives ainsi que le rapport entre pratique sportive et «corps armé».

1.3.1 Violence et pratiques sportives

La violence a joué un rôle important dans la définition des aspects constitutifs des pratiques sportives. Que ce soit pour la maîtriser ou bien pour l’éviter ou encore pour la mettre en évidence, le rapport entre violence et pratique sportive a un cadre qui lui est naturel: la culture occidentale. De la même manière, les études de références entamées à cet égard nous renvoient dans la plupart d’occasions aux travaux de Norbert Elias et d’Eric Dunning.

Notre but n’est pas d’expliquer la théorie d’Elias concernant le rôle des pratiques sportives dans le procès de la civilisation sinon de signaler certains aspects éminents du rapport entre les pratiques sportives et les manifestations de la violence. Nous abordons ces aspects en relevant quelques correspondances et déca-lages entre les sociétés qui se trouvent à l’origine de ce rapport entre violence et pratique sportive et les manifestations ultérieures de ce rapport dans des sociétés réceptrices de ces pratiques.

Pour commencer, Il faut rendre compte, d’une part, des traits distinctifs entre les activités sportives et les jeux traditionnels. D’autre part, il faut relever les caractéristiques et le moment historique des sociétés dans lesquelles les sport, dans le sens moderne du terme, a vu le jour et de même, les significations qui lui ont été attribué.

Dans l’ouvrage «sport et civilisation: la violence maîtrisée»65, Elias et Dunning relèvent la rupture entre les sports modernes et les jeux traditionnels ou d’autres activités de divertissement en constatant que les différences sont plus fortes que les permanences. Dans le tableau 1 se présentent quelques sphères dans lesquelles ils remarquent les principales différences.

La première sphère concerne les identités sociales. Les jeux traditionnels reproduisent les mêmes clivages qui leur sont antérieurs et même, extérieurs à l’activité. Ces clivages sont les mêmes qui organisent la vie quotidienne et les rituels festifs. En opposition, les sports modernes n’ont ni fonction rituelle, ni finalité festive. Au nom de l’égalité des chances entre les joueurs, les pratiques sportives supposent dépasser les clivages identitaires ou les «propriétés sociales»66 des participants. Selon Roger Chartier67, les individus sont dépouillés de leurs référents identitaires et des caractéristiques de leur être social pendant la durée d’une

65 Norbert Elias et Eric Dunning, sport et civilisation: la violence maîtrisée, Fayard, 1994 pour la traduction française. Publié pour la première fois par Basil Blackwell Ltd., 1986 sous le titre «Quest for excitement, sport and leisure in the civilizing process».

66 Cette expression est utilisée par Roger Chartier dans sa présentation (l’avant-propos) du travail d’Elias et Dunning qui d’ailleurs est la base de notre schématisation (p. 14 – 24).

67 Ibid., p. 15.

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compétition sportive. Ainsi, ces pratiques supposent mettre en valeur les seules performances corporelles en les classant et distinguant.

La deuxième sphère est relative au rapport du temps et d’espace entre ce type d’activités et les activités de la vie courante. Les jeux traditionnels se développent dans les espaces ordinaires des activités de la vie quoti-dienne pendant que les sports demandent des espaces spécifiques et qui leur sont réservés. A l’égard du temps, les jeux s’inscrivent dans le calendrier des fêtes religieuses ou folkloriques ou bien ils se manifestent dans un cadre intemporel (pas de moment précis, pas de limites temporaires). A l’inverse, le sport construit une temporalité spécifique, limitée et mesurable. Ils créent leur propre calendrier en fonction des besoins de chaque discipline.

La troisième sphère tient à la prétention d’universalité. Les jeux traditionnels restent une manifestation locale qui maintiennent ou renouvellent les accords à chaque rencontre. Des conventions qui se négocient entre les participants mais qui par rapport aux parties ultérieures restent incertaines. Les sports modernes, d’une part, fixent les règles dans le but d’uniformiser la pratique et de la rendre potentiellement universelle. D’autre part, ils cherchent à instituer un domaine de droits spécifiques qui déterminent le comportement en dehors du cadre normatif de la vie ordinaire.

Tableau 2: des aspects censés différencier les sports modernes des jeux traditionnels.

Jeux traditionnels Sports modernes

Identité sociale préalablement définie: au niveau communautaire, du métier, de l’âge, de l’état civil, des coutumes.

Ils sont censés annuler, et non reproduire, les différences qui traversent et organisent le monde social voire neutraliser les clivages saillants de la vie sociale.

Dépourvus d’un espace et d’une temporalité propres: calendrier en fonction des fêtes religieuses et folkloriques. Des espaces propres aux occupations quotidiennes; lieux de l’existence ordinaire. Les jeux n’ont pas de lieu fixe, ni marqué.

Ils créent leurs propres espaces et leur propre temporalité. Des espaces réservés et marqués. Le temps est réglé. La pratique est enserrée dans des limites temporaires et spatiales mesurables.

Dépourvus de règles uniformes: des accords temporaires, locaux, rudimentaires, changeants.

Ils créent des conventions qui soient reproductibles ailleurs voire universelles. Ils règlent le temps, l’espace, le matériel et la manière de jouer ou de s’affronter.

En fonction de ces trois sphères apparaît le rapport entre les pratiques sportives et les manifestations de la violence.

L’autonomisation que les pratiques sportives cherchent à établir par rapport à la vie ordinaire est leur caractéristique principale. Ainsi, les sports sont censés apaiser les rapports sociaux dans la mesure où les participants tiennent d’une part la capacité de se débarrasser des identités sociales mobilisant des pulsions ou des affects qui puissent engendrer la violence. Et d’autre part, ils se soumettent aux conventions et aux codifications qui contraignent leur comportement par rapport aux autres. Ces pratiques deviennent alors «des affrontements corporels codifiés et réglés, sans mise en péril des corps et des vies, et produisant une tension plaisante du fait du relâchement contrôlé des contrôles émotionnels»68.

Cependant, la possibilité pour que ce relâchement puisse avoir lieu en surmontant les identités sociales et en protégeant l’intégrité physique, serait le résultat d’un trait essentiel du procès de la civilisation: la généra-lisation à toutes les pratiques de la vie des mécanismes d’autocontrôle.

68 Ibid., p. 20.

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Roger Chartier souligne que pour Elias «le concept clé qui permet de rendre compte de l’apparition du sport, pensé dans sa discontinuité par rapport aux affrontements anciens, est celui de controlled decontrolling of emotions, de libération contrôlée des émotions»69. Une libération qui se tient par rapport aux contraintes imposées sur les émotions et sur les comportements dans la vie publique et notamment dans le domaine du travail c’est-à-dire, dans la vie ordinaire ou de tous les jours. Parallèlement, cette libération est située dans un espace et dans un temps spécifiques qui suivent d’autres contraintes en évitant les manifestations dangereuses, destructrices ou qui atteignent le respect de la vie.

Mais il y a un aspect qu’il faut souligner à l’égard de la contribution des sports à la pacification des rapports. Cet aspect tient au fait que les capacités exigées en termes d’autocontrôle devraient avoir été dévelop-pées préalablement, c’est-à-dire que la pratique sportive est un moment postérieur au développement de dispositifs intériorisés, constants et rigoureux, du contrôle des émotions. La pratique sportive ne permet que d’exercer voire de rassurer ou vérifier l’intériorisation des dispositifs d’autocontrôle ou des contraintes internes qui font déjà partie de la structure de la personnalité des individus. Par rapport à la violence, par exemple, un indicateur de cet autocontrôle, déjà atteint, est la délégation à l’État de l’usage légitime de la force dans la résolution des conflits et corrélativement, la pacification de l’espace social.

Suivant les prémisses d’Elias et Dunning, il faut soulever que le rôle des pratiques sportives dans le contrôle de la violence, n’est possible qu’à partir du moment où  «l’économie psychique est dominée par les mécanismes d’autocontrôle»70 et que ceux-ci «façonnent largement l’habitus social des hommes et des femmes»71. Ces luttes fougueuses, et parfois sévères, ces affrontements corporels qui émulent des confrontations guer-rières et violentes, restent un simple simulacre dans la mesure où les participants gèrent le contrôle de leurs émotions, pulsions ou affects, plus particulièrement, ceux qui sont mobilisés par les identités sociales.

Étant donné que ces luttes et ces confrontations corporelles sont constitutives des pratiques sportives, des manifestations de la violence sont alors envisageables, même attendues, mais elles sont en même temps censées être maîtrisables grâce aux mécanismes d’autocontrôle déjà incorporés chez les participants: «ce n’est qu’une fois atteint le stade où les dispositifs d’autocontrôle commandent de manière identique et régu-lière tous les comportements que la libération des émotions peut s’effectuer dans certaines activités sans que, pour autant, la société soit mise en danger par un retour sauvage de l’agressivité et de la violence»72. Ainsi, les fréquentes expressions de la violence dans le sport seraient un indicateur d’un manque dans le développement des capacités d’autocontrainte des pulsions et corrélativement, d’une présence de la violence dans la médiation des conflits de la vie ordinaire.

Celui-ci est un aspect clé qui parvient à passer inaperçu dans l’évocation (et usage) du rapport entre les pratiques sportives et la maîtrise de la violence dans des sociétés traversées par un conflit armé et dans lesquelles l’exercice de la violence ne connaît d’autres limites que celles de son caractère offensif ou défensif. Le conflit armé et toutes les formes de violence armée qui lui sont associées constituent un univers dans lequel l’acte ayant pour but de causer du mal au corps (violence physique) de même que la violence meur-trière occupent une place prépondérante dans la vie de tous les jours. La magnitude de leur présence fait de ceux-ci un facteur qui joue un rôle sensible dans la socialisation des gens dont les effets méritent d’être estimés. Nous pensons aux effets produits sur les identités sociales et notamment aux identités induites par l’expérience de la guerre, l’usage systématique de la violence, le contrôle de la population, l’expérience de côtoyer la mort et de la donner.

69 Ibid., p. 18.

70 Norbert Elias cité in Nathalie Duclos, L’adieu aux armes ? Parcours d’anciens combattants, KARTHALA, Paris, 2010, p. 28.

71 Rogier Chartier, Op. cit., p. 20.

72 Ibid., p. 18.

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Chapitre 1 – Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

La différence qui existe entre les sociétés en paix et les sociétés atteintes par les conflits armés à l’égard de la rupture avec le principe pivot de tout ordre social «Tu ne tueras point»73, est déterminante dans l’évaluation du type de contribution attendu des pratiques sportives. Ceci en raison du manque de clarté dans la fron-tière qui définit l’autre en tant qu’adversaire ou en tant qu’ennemi. La défense de la vie dans les sociétés en paix impose un accord d’interdépendance caractérisant les rapports de confrontation et plus particulière-ment dans la signification de l’adversaire. Ces liens d’interdépendance entre des individus issus des sociétés en conflit sont constamment transgressés ou bien ils n’arrivent même pas à se constituer en respectant la figure de l’adversaire. Ceux qui s’opposent sont assimilés à la catégorie d’ennemis et il n’y a rien qui empêche l’atteinte à leur intégrité physique dans des enjeux où les affrontements corporels ont pour finalité la victoire.

La question est de savoir dans quelle mesure et dans quel sens les pratiques sportives constitueraient ou pas une rupture avec un univers déterminé par l’exercice de la violence. Comment cette rupture peut-elle avoir lieu dans un contexte où il n’y a rien qui semble autoriser l’opérationnalisation d’un changement essentiel ni dans les conditions d’existence, ni dans les comportements (attitudes agressives, besoin de s’en sortir, perception d’injustice, appel à une attitude combative, etc.) dans la vie ordinaire ?

Pour cette raison il faut bien faire cette différence quand on parle du rapport sport et paix dans des sociétés ou des milieux déjà apaisés et quand on parle des sociétés où l’exercice de la violence ne connaît pas de limites. Il nous semble que Elias et Dunning ont suffisamment éclairé le rôle des pratiques sportives dans le maintien de la paix, c’est-à-dire une fois constatée une évolution vers la mise sous contrôle (autocontrôle) de la violence. Mais quand ces pratiques sportives se développent dans un milieu dans lequel ni le contrôle, ni l’autocontrôle de la violence connaît une telle évolution, on prend alors le risque de permettre à cette violence de continuer à modeler les rapports sociaux et de voir celle-ci se reconstituer dans ces pratiques.

Selon qu’on utilise les pratiques sportives dans l’un ou dans l’autre milieu, leur rupture avec la violence sera plus ou moins évidente. De même, il faut considérer les possibilités réelles d’une telle rupture quand les participants proviennent particulièrement d’un milieu dans lequel ils ont été intensément confrontés à l’expérience prolongée de la pratique de la violence armée, aux confrontations, à l’exercice de la torture et à la mort. De plus, quand ces expériences interviennent dans la phase de socialisation primaire c’est-à-dire en tant qu’enfant et en tant que jeune. Dit d’une autre manière, on se trouve en face d’individus accoutumés à l’emploi et au surgissement de la violence et de la mort. Des individus pour qui la violence est exercée dans l’espace publique et fait partie de leur vie ordinaire, ce qui révèle que les contraintes concernant l’expression de la violence n’ont pas été acquises ou bien intériorisées par les participants.

Il faudrait envisager dans ce cas-ci la possibilité d’observer une transposition d’un répertoire de la violence propre au contexte généralisé d’exposition et/ou de pratique de la violence issue du conflit armé. On peut supposer, selon Elias, que la structure d’affrontements corporels et l’injonction de s’imposer aux autres propo-sées par les pratiques sportives, conduiraient les individus issus de ces conditions à envisager l’utilisation de la violence d’une façon beaucoup plus anodine et induirait un recours plus fréquent à cette dernière74.

73 Nathalie Duclos, Op. cit.

74 Un indicateur de la fréquence de la violence dans le domaine de la pratique sportive pourrait être par exemple, la création d’un critère dans le système de surveillance épidémiologique de la violence concernant les occurrences des homicides pendant les moments de récréation y compris parmi ceux-ci, la pratique sportive. Tout comme, les terrains sportifs se trouvent parmi les endroits où on repère souvent des homicides. D’ailleurs, les matchs entre la police et les forces militaires jouissent d’une réputation assez importante à l’égard de niveau élevé d’agression qui s’y observent (ceci précisément en raison des cadres identitaires qui les opposent en fonction du degré de corruption qu’ils s’attribuent mutuellement).

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Chapitre 1 – Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

1.3.2 Hostilité et pratique sportive

Le rôle attribué à la pratique sportive dans les expériences développées par Mustapha Sherif75 apporte quelques éléments à l’évaluation du rapport de la pratique sportive avec l’apaisement des rapports sociaux. Des éléments qui vont d’ailleurs à l’encontre de certaines formulations de la théorie d’Elias sur les propriétés du sport dans la maîtrise de la violence.

Ces expériences se déroulaient dans des camps de vacances76. Sherif avait pour but l’évaluation des carac-téristiques essentielles des relations intergroupes. Les enfants participants n’avaient jamais eu de rapports entre eux. Ceux-ci étaient rigoureusement sélectionnés. En effet, toutes les dimensions de leur vie devaient être en harmonie et leurs caractéristiques physiques et sociales plutôt homogènes.

Les étapes suivies étaient: d’abord, la conformation des groupes possédant chacun leur propre organisation et normes de conduites. Puis, les groupes entrent en contact dans des conditions destinées à favoriser la compétition, l’hostilité et la distance sociale entre les participants. La pratique sportive faisait partie des dispositifs avec lesquels se généraient ces conditions. Enfin, les groupes se rencontraient dans des condi-tions censées apaiser l’hostilité créée et diminuer les effets des stéréotypes dévalorisants. Dans cette étape, l’utilisation de la pratique sportive n’était pas prise en compte.

Dans les expériences de Sherif, nous mettons en avant la place occupée par la pratique sportive. Celle-ci devait contribuer à l’approfondissement des hostilités qui se développaient entre les groupes. Dans la mesure où les activités sportives (base-ball, football, etc.) proposent un but qui ne peut être atteint que par un seul des groupes en compétition, «des attitudes méprisantes envers l’«out-groupe» et des images (stéréo-types) également défavorables se répandent et deviennent courantes, établissant une distance sociale bien précise entre l’in-group et l’out-group»77. Cette condition est, selon Sherif, déterminante dans l’expression d’actes d’hostilité et d’agressivité ainsi que dans la standardisation des images dévalorisantes des opposants.

Il faut souligner qu’en fonction des activités utilisées dans cette étape de l’expérience, et parmi celles-ci des activités sportives, «l’éclatement de conflits entre les groupes et la naissance d’attitudes réciproques hostiles avaient été prévus en dépit du fait que chaque groupe se composât d’individus normaux, en harmonie avec leur milieu et qu’il n’existât pas de différences de milieu socioculturel ou de type physique entre les individus»78. En outre, Sherif souligne que «les sujets étant des enfants américains très attirés par les sports d’équipe, il fut facile de créer les conditions expérimentales nécessaires»79.

A ces derniers éléments s’ajoute une des conclusions de cette expérience qui va à l’encontre de la position de l’Unicef et dans une certaine mesure, du rapport entre civilisation, violence et sport évoqué par Norbert Elias. Sherif conclut qu’«un observateur extérieur, ne possédant aucune information sur les événements ayant précédé le conflit, aurait conclu d’après le comportement de ces enfants (qui étaient la «fine fleur» de leurs communautés) qu’ils étaient des petits voyous, méchants et vicieux»80.

75 Mustapha Sherif, des tensions intergroupes aux conflits internationaux, Les Editions ESF, Paris, 1971.

76 Les détails du déroulement des expériences sont développés dans le chapitre 5 de son ouvrage.

77 Ibid., p. 93.

78 Ibid., p. 94.

79 Loc. cit.

80 Ibid., p. 97.

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1.4 Des questions de départ à la question de recherche

Nous avons entrepris la démarche de cette recherche motivée par le besoin d’apporter des solutions à la problématique de l’association des enfants et des jeunes aux acteurs armés plutôt que par le souhait de questionner en détail le corpus théorique sous-jacent au problème. Ainsi, nous sommes partis de questions pratiques issues du travail de terrain concernant des préoccupations sociales importantes au lieu d’anticiper des hypothèses.

Ces questionnements concernaient, d’une part, les défis politiques et sociaux imposés par la problématique et d’autre part, la façon dont les différents acteurs de la société civile s’impliquaient dans la description, l’explication, la recherche de solutions et l’intervention directe dans le problème.

En ce qui concerne l’intervention, les efforts se focalisent sur la rupture du cycle de mobilisation des jeunes vers les acteurs armés ainsi que sur l’accompagnement du passage à la vie civile de ceux qui ont participé à la dynamique propre des acteurs armés. Parmi les acteurs sociaux convoqués, nous remarquons notam-ment la participation des membres du secteur académique et plus particulièrement celui concernant les domaines de la pédagogie, de l’éducation physique, du sport et des loisirs ainsi que celui de la formation artistique. Les enjeux politiques et sociaux ont poussé ces secteurs à entreprendre une réflexion focalisée et à formuler une intervention créative et pertinente.

Le champ des savoirs de l’éducation physique se voit questionné, premièrement, dans la mesure où les principales dimensions de la problématique concernent d’une part des dispositions imposées sur le corps et d’autre part, certains types de rapports sociaux qui s’établissent. Deuxièmement, l’éducation physique se voit interpellée car on constate que différentes approches et intérêts déterminent l’orientation de l’expé-rience corporelle et sociale qui émergent des pratiques telles que les sportives celles-ci étant constitutives de son champ disciplinaire.

Au fur et à mesure que la figure du «corps armé» s’impose comme lieu admis et dominant de réalisation personnelle, particulièrement auprès de la jeunesse, nous nous interrogeons sur ce que ce «corps armé» représente par rapport au corps en tant qu’objet et sujet de la violence. Ainsi, nous questionnons ce mode d’appréhension du corps – le «corps armé»- en tant que sujet qui pose problème à l’intégrité du corps lui-même et celui des autres. A ce propos, nous cherchons des pistes qui nous permettent de rendre compte des dispositifs et des expériences sociales associées au passage du corps à «corps armé». Ceci implique évidement l’identification des pratiques et des conditions qui contribuent à incorporer, banaliser et sublimer l’exercice de la violence.

Les préoccupations de départ tournaient autour de la construction de stratégies concernant l’utilisation de pratiques (jeu, sport, activité physique, etc.) propres au domaine de l’éducation physique. Cette utilisa-tion avait pour but de surmonter le problème du rapport des jeunes avec les acteurs armés au niveau de la prévention de l’enrôlement ainsi que dans le passage à la vie civile des jeunes sortis des groupes armés. Notre idée était d’observer et de décrire le rôle joué par les activités sportives dans les programmes d’ac-compagnement des jeunes sortis des groupes armés et d’estimer l’effet ou la contribution de ces activités à l’égard de certains intérêts de la société. Le passage à la vie civile était envisagé comme un processus de transformation régénérateur et thérapeutique.

Sur la base de ces résultats, nous étions censés identifier les aspects qui posaient des problèmes et sur lesquels il fallait modeler ces activités. Ainsi, les questions visaient notamment le comment de la mise en place des activités sportives en fonction des caractéristiques de la problématique. Nous avions souligné à ce moment-là, le développement d’habilités sociales non-violentes pour résoudre des conflits et la déconstruc-tion ou la transformation des «imaginaires du guerrier».

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Néanmoins, les premières lectures ainsi que les premiers contacts avec les responsables de ces programmes et avec des acteurs politiques et académiques confronteront la prémisse sous-jacente à notre idée de départ. Notre préoccupation basée sur la façon – le comment- d’utiliser les pratiques sportives n’avait évidement de sens qu’en ayant un certain niveau de certitude sur l’effet favorable des pratiques sportives dans la pacifica-tion des formes de relation sociale c’est-à-dire, être rassuré de la pertinence de l’objet défini -le quoi-.

D’une certaine manière notre prémisse de départ reposait sur l’idée que les valeurs qui s’affirment dans la pratique sportive allaient dans le même sens qu’une forme de vie sociale pacifique. De plus, sa contribution était une évidence et ce malgré l’existence de réalités ou de conditions caractérisées par diverses manifesta-tions de mépris. Cependant, le fait que la pratique d’activités sportives n’était pas étrangère aux jeunes sortis des groupes armés nous a amené à reformuler notre démarche. La constatation du fait qu’ils les avaient pratiquées, d’une façon ou d’une autre, avant leur enrôlement et pendant leur expérience dans le groupe armé a mis en avant la place occupée par ces activités dans le champ des acteurs armés. Autrement dit, chez les acteurs armés ces types d’activités ont été intégrées et font partie de leur modus vivendi. Les récits de ceux qui ont quitté les groupes armés nous ont fait comprendre que leur engagement avec les acteurs armés n’entraîne pas forcément leur isolement de la pratique des activités sportives.

Alors, dans quelle mesure peut-on continuer à utiliser et à donner de la valeur à certaines activités spor-tives dans la quête d’un projet de vie sociale pacifique si elles étaient ou sont en même temps utilisées et signifiées dans un projet de vie axé sur des rapports belliqueux? A quel point ces activités ont contribué à l’affirmation des «mœurs guerrières» dans le champ des acteurs armés? Quel est le risque de reconstituer ou bien simplement de re-catégoriser ces «mœurs guerrières» à l’intérieur de la société civile en utilisant le même type d’activités? La possibilité de re-signifier ou re-catégoriser ces activités peut-elle être parallèles au changement de l’attitude et du comportement des jeunes sortis des groupes armés?

La formulation de ces questions nous a obligés à faire un pas en arrière pour explorer d’abord le rapport des jeunes impliqués dans la pratique d’activités sportives, gérée par des acteurs civils, avec la possibilité de devenir un «corps armé». Nous avons ainsi décidé de mettre à l’examen ce rapport avant nos préoccupa-tions concernant le façonnement didactique et pédagogique de ces activités en fonction de la probléma-tique. Estimer d’abord l’effet de ces pratiques dans un cadre plus large nous permettra toujours de revenir sur comment les utiliser de manière pertinente dans des situations spécifiques.

La question est alors de savoir dans quelle mesure on peut constater que les jeunes impliqués dans la pratique des activités sportives ont une attitude moins favorable face à la possibilité de devenir «corps armé». La problématique de l’utilisation des jeunes par les acteurs armés exige d’une certaine manière de guider notre travail vers les enjeux du conflit armé et notamment, vers les aspects constitutifs et conjonctu-rels de la mobilisation de jeunes envers les acteurs armés. Ceci étant un facteur déterminant de la sélection d’une population représentative des conditions où le choix de se faire «corps armé» fait partie de l’environ-nement social des jeunes.

Guidés par ces considérations, nous avons entrepris l’exploration de ce rapport au sein d’un contexte vulné-rable au niveau social et économique, étant influencé d’une part par la dynamique d’un conflit armé et les intérêts des acteurs armés et d’autre part, par les efforts des acteurs civils cherchant à éloigner les enfants et les jeunes de toutes les expressions organisées de la violence armée. Un contexte qui nous permet de mettre à l’épreuve les a priori concernant la contribution de la pratique sportive à la pacification des rapports sociaux ou, autrement dit, dans la constitution d’une «culture de paix».

Comme nous l’avons déjà remarqué dans l’introduction, une partie importante des institutions de l’État, des organismes transnationaux et des acteurs locaux agissent en considérant l’existence d’un rapport de cause à

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effet entre la pratique sportive et la disposition d’une attitude peu favorable des pratiquants envers la possi-bilité d’armer leur corps et devenir ainsi acteur armé. Ce rapport laisse entrevoir un lien inversement propor-tionnel entre l’influence de la pratique sportive et la disposition de devenir «corps armé». L’idée de base est que plus de jeunes engagés dans la pratique sportive est équivalent à moins de jeunes avec la disposition de devenir «corps armé» (plus de sport = moins de guerriers). Une formule qui est communément admise mais que nous voudrions examiner.

Selon la rhétorique des organisations contactées, la pratique de ce type d’activités a une influence sur les schémas de perception du corps, sur les attentes au plan de la réalisation de soi et sur les relations sociales, parmi d’autres, générant ou mobilisant des formes de cohabitation qui rejettent le recours à la violence et tout projet dans lequel la violence se manifeste. En outre, on remarque que cette formule a un caractère générique, c’est-à-dire qu’elle juge tout l’ensemble des pratiques sportives en tant que pratiques favorables à la constitution de rapport sociaux «pacifiques». Une approche qui d’une part suit la prémisse de base d’Elias au sujet du rapport entre sport et pacification dans le procès suivi par l’Europe. Mais qui d’autre part, fait abstraction, du point de vue de Pierre Parlebas, des nuances concernant les formes de relation imposées par la logique interne des différentes pratiques sportives et qui, à la lumière de Norbert Elias et de Mustapha Sherif, dénie des exigences préalables au niveau des conditions sociales, culturelles, économiques et de la contrainte de la violence.

Notre travail d’enquête explore d’une certaine façon cette condition générique des activités sportives. Mais en même temps, il cherche à révéler des nuances, des conditions et d’autres variables qui pourraient être associées à ce rapport entre pratique sportive et disposition à devenir «corps armé».

Bien que la façon de concevoir la paix, de même que le processus pour y parvenir, méritent une discussion plus large, nous considérons qu’un des indicateurs de la cohabitation pacifique concerne l’attitude prise par les individus face aux imaginaires du «corps armé». Ceci en raison de liens étroits du «corps armé» avec l’exercice de la violence surtout dans un contexte touché par un conflit armé. C’est ainsi que nous avons fina-lement formulé notre question de recherche dans les termes suivants: à quel point les valeurs et le statut du «corps armé» constituent-ils un projet d’avenir valorisant en termes d’un style de vie réussie, pour un jeune sportif et quel type de considérations entrent en jeu dans le choix ou dans le rejet d’un tel projet?

Dans un contexte comme celui de la Colombie, où les acteurs armés se présentent aussi comme des agents culturels et utilisent les activités sportives et artistiques au profit de leurs intérêts, il faut mettre en évidence ce qui permet ou pas à un jeune sportif de considérer la possibilité de devenir un «corps armé». Nous avons schématisé (figure 1) les aspects principaux des discours tenus par les acteurs civils et armés concernant leur appréhension des pratiques sportives de même que les liens qu’ils établissent entre celles-ci et les expres-sions de la violence. Dans le schéma, nous mettons en avant les dimensions communes à leurs discours et les divergences par rapport à leurs finalités, notamment à l’égard de la place occupée par la violence.

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Chapitre 1 – Pratique sportive, exercice de la violence et forces sociales en jeu

Plaisir:

• Sentiment de bonheur

• De-contrôle émotionnel

Conditionnement physique:

• Santé

• Performance corporelle

Expérience sociale:

• Educative

• Formation du caractère

• Rapports d’appartenance

Les acteurs armésLes acteurs civils

Respect et protection de la vie: universel

Respect et protection de la vie: Stratégique

Attribution de sens au corps

Autorégulation

Pratiques sportives

Bien-être individuel et collectif

Justification / Banalisation / Sublimation / Mépris

La violence