Pierre Michel, "Octave Mirbeau et la femme vénale"

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    Recherches sur lImaginaire, Cahier 29, 2002

    Octave Mirbeau et la femme vnale

    LE COMPLEXE DASMODE

    Dans une prcdente contribution sur la marginalit, jaieu loccasion dvoquer le cas trs particulier dOctave Mirbeau(1848-1917) dans le champ littraire de la Belle poque : il

    prsente en effet cette originalit davoir t tout la fois un

    crivain succs, combl, reconnu, qui a conquis de haute lutteune place incomparable dans la grande presse, dans ldition etsur les plus grandes scnes du monde, et un endehors1 invtr, rfractaire la langue de bois, aux coles, aux dogmeset aux tiquettes, et qui, trempant sa plume dans le vitriol, namnag ni les puissants, ni les institutions, ni les valeursconsacres, quil aspirait mme jeter bas2. Incarnation delintellectuel engag dans toutes les grandes batailles pour laVrit, la Justice et la Beaut3, et atteint, de son propre aveu,dun donquichottisme indcrottable, il sest notamment battu

    pour tous les marginaux, les exclus, les opprims, les sans-voix,

    bref les humilis et les offenss chers aux deux matres quila faits siens : Tolsto et Dostoevski.Par-del la priorit quil accorde, dans lurgence, la

    ncessaire dfense de toutes les victimes dune socitcapitaliste criminelle, le projet littraire de lanarchiste Mirbeau,Ravachol de la plume4, est dobliger la socit se dcouvrirdans sa mdusenne nudit et, comme il lcrit ds 1877,

    1LEndehors tait un hebdomadaire anarchiste fond par Zo dAxa et auquel Mirbeau a fourniquelques articles. Le titre tait symptomatique dune volont de rupture radicale avec lesvaleurs, les institutions et les pratiques de la socit bourgeoise.2 Voir notre article Octave Mirbeau et la marginalit , dans le cahier 29 des Recherches surlimaginaire, Presses de lUniversit dAngers, 2003, pp. 93-103.

    3Voir notre dition de ses Combats politiques (Sguier, 1990), de ses Combats pour lenfant(Ivan Davy, 1990), de ses articles sur LAffaire Dreyfus (Sguier, 1991) et de ses Combatsesthtiques (Sguier, 1993, 2 volumes).4 Lexpression est de Lawrence Schehr, dans son article Ultraviolence , Sub-stance, Madison(Etats-Unis), vol. 27, n 56, 1998, pp. 106-127.

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    prendre horreur delle-mme5 . Il met en uvre pour cela uneesthtique de la rvlation, qui se propose explicitementdobliger voir ceux quil appelle des aveugles volontaires et qui protgent la tranquillit de leurs digestions de nantisderrire le triple airain (aes triplex) de leur indracinable bonneconscience, de leurs intrts bien entendus et de leursimplacables prjugs de caste ou de classe. Tous ceux qui, dansla socit bourgeoise, se trouvent ainsi exclus des privilges etdes normes de la classe dominante et rduits ltat dobjets

    tout juste bons tre jets aprs usage et aussi, bien sr, ceuxqui, lucides et rebelles, ont prfr sen exclure deux-mmes, linstar des rouleurs , en rvolte contre lesclavage salari6, oudes artistes novateurs, en rupture avec lacadmisme ,

    prsentent pour notre justicier lintrt majeur dtre desrvlateurs des turpitudes sociales , comme disaient lesanarchistes.

    Parmi ces humilis de lordre tabli, les domestiques etles prostitues prsentent cette particularit combien

    prcieuse pour le projet littraire de Mirbeau ! , non seulementde vivre en permanence au contact de leurs matres et clients, et,

    par consquent, dtre, comme Mirbeau lui-mme, la fois aucur du systme de domination et rejets au dehors, mais aussiet surtout de les ctoyer dans lintimit et de les voir tels queneux-mmes enfin, dpouills de leurs belles manires, de leurshabits de parade et de leur masque de respectabilit. Ils

    prsentent donc pour le romancier lavantage incomparable denous faire percevoir les riches par le trou de la serrure et, au senslittral du terme comme au sens figur, dans leur hideuse

    5 Dans un compte rendu de La Fille lisa, roman dEdmond de Goncourt, LOrdre de Paris,25 mars 1877. Mme ide dans un article paru le 31 dcembre 1899 dans Le Journal, un

    magistrat : Ton crime impardonnable [celui du romancier], cest de mettre la socit en facedelle-mme, cest--dire en face de son propre mensonge, et de mettre aussi les individus enface des ralits ! 6 Cest le cas de Jean Roule, au nom symbolique, dans Les Mauvais bergers, tragdieproltarienne de 1897 (recueillie dans le tome I de notre dition critique du Thtre completdeMirbeau, Eurdit, Cazaubon, 2003).

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    nudit ! Par leur truchement, Mirbeau peut ainsi convier seslecteurs le suivre dans les coulisses du thtre du beau monde, dont il nous rvle les dessous bien peu ragotants, et arracher le masque qui camoufle dordinaire la pourriture desdominants.Le Journal dune femme de chambre, voyage au boutde la nause, publi en volume en 1900, est, juste titre, luvrela plus caractristique de ce quArnaud Vareille a baptis le complexe dAsmode7 . Ce roman est en effet conu commeune exploration pdagogique de l'enfer social, et la sduisante

    chambrire Clestine, nouveau Virgile, a pour fonction de nousen faire traverser les cercles et de nous en exhiber les

    pestilentielles horreurs8.Si notre Don Quichotte de la plume se sent si proche des

    domestiques et des prostitues, nous lavons vu dans notrearticle prcdent, cest aussi parce que, pour assurer son painquotidien, il a t contraint, pendant une douzaine dannes (de1872 1884), de faire tout la fois le domestique, en tant quesecrtaire particulier demployeurs successifs, le trottoir, en tantque chroniqueur gages obissant aux oukazes de ses patrons de

    presse, et le ngre , en rdigeant pour des amateurs degloriole littraire une douzaine de volumes quil lui tait interditde revendiquer, sous peine dtre pris pour un fou ou pour unvoleur9. Ayant ainsi prostitu sa plume avant dentamertardivement sa rdemption, partir de 1885, il nest pasvraiment tonnant quil finisse par pouser une thtreuse, AliceRegnault, que sa carrire galante, pendant une douzaine

    7 Arnaud Vareille emploie pour la premire fois cette expression dans son article Un modedexpression de lanticolonialisme mirbellien , dans les Cahiers Octave Mirbeau, n 9, 2002,p. 145. Ce complexe dAsmode est galement illustr par Mirbeau dans ses Chroniques duDiable de 1885 (publies par mes soins en 1995, dans les Annales littraires de lUniversit deBesanon).8 Voir notre prface au roman, dans le tome II de notre dition critique de luvreromanesque de Mirbeau, Buchet/Chastel Socit Octave Mirbeau, Paris Angers, 2001, et surle site Internet des ditions du Boucher (www.leboucher.com).9Sur ces diffrents aspects de sa vie de proltaire de Lettres , voir les notes 4, 5 et 6 denotre article sur Octave Mirbeau et la marginalit ( loc. cit.).

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    dannes galement, a mise au ban de la socit des bien-pensants : pour la vulgate anarchiste, le paralllisme entre lesdeux formes de prostitution et de proltariat, ceux du corps et delesprit, est en effet une vidence souvent raffirme ; et lemariage tardif du contempteur de linstitution matrimoniale avecune rprouve, victime de la tartufferie de la bonne socit ,constituait une provocation en forme de pied de nez. Cest aussicette similitude de statuts entre ces deux formes dhumiliantesclavage qui lautorise, sans grand souci de crdibilit

    romanesque ni de cohrence idologique, prter sa plume une femme de chambre et pntrer dans le psychisme des filles de joie , bien quil soit persuad quil existe entre les deuxsexes, radicalement trangers lun lautre, un abmeincommensurable que rien, jamais, ne permettra de combler10.

    On comprend ds lors que Mirbeau ait accord auphnomne prostitutionnel une attention dont tmoigne touteson uvre, depuis son article de 1877 surLa Fille lisa jusquson roman inachev et posthume, Un gentilhomme11, en passant

    par une multitude de contes et de chroniques12, et aussi, bien sr,par Le Journal dune femme de chambre, o lon voit lachambrire Clestine sollicite par les brocanteuses damouret pesant les avantages respectifs de la domesticit et de la

    prostitution en maison. Mais le plus intressant, pour connatresa dcapante analyse, cest un essai tardif en forme derhabilitation de ses surs de misre : LAmour de la femmevnale13, qui est, selon Alain Corbin, minent historien de la10 Sur cette tranget des sexes, voir notamment sa nouvelle au titre ironique, rdige aulendemain de son mariage, Vers le bonheur (elle est recueillie dans notre dition des Contescruels, Les Belles Lettres, 2000, t. I, pp. 117-123).11 Roman recueilli dans le tome III de notre dition critique de luvre romanesque deMirbeau, Buchet/Chastel Socit Octave Mirbeau, Paris Angers, 2001.12

    Voir surtout Pour Monsieur Lpine , dans les Contes cruels (t. II, pp. 360-366). Le textesera ensuite insr en 1901 dans le chapitre XIX des 21 jours dun neurasthnique (uvreromanesque, t. III, pp. 189-194).13LAmour de la femme vnale, Indigo - Ct Femmes, 1994. Il sagit dun texte probablementtardif, dont nous ne connaissons pas le texte franais original, et dont le texte publi nest que laretraduction en franais dune traduction bulgare parue Plovdiv en 1922 sous le titre

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    prostitution au XIXe sicle14, le plus foisonnant, le plusinattendu, dans ses contradictions mmes, de ceux qui furentalors consacrs linpuisable dbat suscit par la

    prostitution15. Do vient donc son originalit ?

    MISRE ET PROSTITUTION

    Tout dabord Mirbeau y prend le contre-pied des thses la mode du criminologue italien Cesare Lombroso, qui

    prtendait voir dans la prostitue la responsable principale duphnomne prostitutionnel : de mme quil y aurait, selon lui,des criminels-ns, prdestins tuer par leur hritage

    biologique, de mme il existerait des prostitues-nes, voues toutes les dbauches et qui constitueraient donc elles aussi, pourlordre social, une menace quil conviendrait dradiquer.Mirbeau na cess de tourner en ridicule les thseslombrosiennes, non seulement parce quelles drivent dunscientisme troit et dogmatique et quelles reposent sur desobservations contestables et des extrapolations grotesquesabusivement pares du manteau de la scientificit, mais aussi etsurtout parce que, anticipant la pseudo-sociobiologie amricainede ces deux dernires dcennies, elles tendent mettre sur lecompte de lhrdit et de la biologie, qui ont bon dos, descomportements jugs asociaux et dangereux, alors quils sont enralit, pour lessentiel, le fruit pourri dune socit ingalitaire,qui engendre corollairement la misre et le crime16. Or, pour

    Lioubovta na prodajnata jena14Voir sa clbre tude, qui fait date, Les Filles de noce. Misre et prostitution. XIXe XXesicles, Aubier, 1978.15Alain Corbin, Les noces de la femme vnale , prface de LAmour de la femme vnale,

    loc. cit., p. 30.16Au chapitre XIX des 21 jours dun neurasthnique,, 1901 Mirbeau se moque de lanalyselombrosienne de la pauvret, qui ne serait quune nvrose (uvre romanesque, t. III, pp. 210-212). Voir aussi sa farce de 1904 Interview (recueillie dans le tome IV de son Thtre completloc. cit.).

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    notre romancier, cela relve de lvidence : on ne nat pasprostitue, on le devient !

    Dans le premier chapitre de son essai, o il sinterrogesur lorigine de la prostitue , Mirbeau tablit une corrlationdirecte entre la sordide misre inflige aux proltaires par unordre social inhumain et la perte de tout repre moral chez lesfillettes des milieux dfavoriss, dont il prsente de nombreuxexemples dans son uvre narrative, et qui sont ainsi

    prdisposes faire commerce de leurs charmes ds quelles

    prendront conscience de leur pouvoir dattraction : Que peutbien reprsenter lhonntet leurs yeux ? Rien dautrequune irrmdiable misre [] (p. 47). Ds lors, exposessans dfenses morales toutes les concupiscences, etdvergondes prmaturment par une socit qui ne leur offreque lexemple de la corruption (p. 49), elles ont tt faitdapprendre que le dsir quelles voient sallumer dans les yeuxdes prdateurs en qute de chair frache peut devenir pour ellesune source de profit et un moyen dchapper la misre (p.49). Ainsi lextrme pauvret matrielle et morale de nombre defemmes les conditionne-t-elle accepter les propositions demles libidineux, de maquerelles enjleuses ou de maquereauxqui prtendent illusoirement leur offrir de lamour enchange de leur soumission.

    Elle ne suffirait cependant pas expliquer le recours laprostitution si, au sein de cette socit de Tartuffes, il nexistaitune demande, permanente et leve, de chair fminine : si lafemme vnale se caractrise par la ncessit dchanger soncorps contre de lor (p. 47), cest bien parce quil y a deshommes prts la payer pour les plaisirs, rels ou fantasms,quils en attendent. Loin dtre un problme pour la socit

    bourgeoise, elle lui est au contraire indispensable pour deuxraisons principales , explique Mirbeau : Dune part, le dsir pervers est un constituant ternel de lesprit de lhomme ;dautre part, le fonctionnement du mariage et de lunion libre

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    trop imparfait pour viter le recours la prostitution (p. 61).De ces deux raisons, la seconde est coup sr la moins

    originale, mais, pour qui la met en avant, elle nen est pas moinslourde de consquences. Lvidente imperfection du mariagemonogamique, surtout quand il se double et se complique dunsacrement religieux suppos lier les poux pour la vie, estabondamment illustre, lpoque, par toute une littratureromanesque et thtrale, moque par Mirbeau pour son caractreconventionnel et rptitif17, qui tourne inlassablement autour de

    ladultre parfois sur le mode tragique, avec du sang oblig audnouement, le plus souvent sur le mode vaudevillesque , etqui met en scne des couples mal assortis rsultant de mariagesdits de raison , cest--dire, en ralit sonnante et trbuchante, des mariages dargent . Mais pour autant la plupart descrivains de lpoque ne remettent pas vraiment en cause uneinstitution sacro-sainte, juge immuable, se contentant dy puiserla matire de leur rmunratrice production, et seuls lesanarchistes et, sa faon plus modre, Lon Blum, dontlessai Du mariage fit scandale en 1907 le contestentradicalement, ny voyant quun sordide maquignonnage18, quiest, pour la femme surtout, une source de graves humiliations etde permanentes frustrations19. Mirbeau crit par exemple, loccasion de lhypocrite interdiction du Jardin des supplices enBelgique, quil juge rvlatrice des abus perptrs au nom dune morale gomtrie variable : Par le mariage cest--dire

    par lorganisation de la richesse et la transmission de la proprit , les lois civiles restreignent, empchent la libreextension de lamour.[]Les lois religieuses, dans une volont

    17 Notamment dabs sa dsopilante chronique Amour ! amour ! , dans Le Figaro du 25 juillet1890.18

    Voir par exemple Le Calvaire (1886), recueilli dans le tome I de luvre romanesque, et lechef-duvre thtral de Mirbeau, Les affaires sont les affaires (1903), recueilli dans le tome IIde notre dition critique de son Thtre complet..19Cest par exemple le cas de Mme Minti, mre du narrateur, dans le chapitre I du Calvaire.Sur lhystrie qui en rsulte, voir notre article Les hystriques de Mirbeau , dans les CahiersOctave Mirbeau, n 9, 2002, pp. 17-38.

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    de discipline et duniverselle domination, ont fait de lamour,cest--dire de lclosion ternelle de la vie, un pouvantail etun pch20. Toutes les deux, par les entraves lgales ou moralesquelles apportent lamour, ont t les principales causes des

    perversions sexuelles qui dsolent lhumanit21[]. Ds lors que le mariage monogamique ne rpond pas non

    plus aux attentes affectives et sexuelles des mles, force est,pour ceux qui prtendent leur virilit incapable de rsister auxexigences de leur fort temprament , de recourir des ersatz :

    les prostitues, cependant que les pouses, dlaisses etfrustres, ne manqueront pas de se consoler dans de clandestinesamours adultres, si lon en croit du moins les poncifsromanesques et thtraux de lpoque Mais, la diffrence deParent-Duchtelet, qui, dans son retentissant ouvrage de 1836,ne voyait dans le recours aux filles dites de noce quun gout sminal22, et qui prvoyait de lorganiser enconsquence, linstar des cloaques des villes, comme sil nesagissait que dun problme dhygine publique23, Mirbeauconteste les prtendues bonne sant et bonne hygine dunesocit qui organise et planifie lesclavage sexuel de dizaines demilliers de femmes : La prostitue sait fort bien quelle estune maladie dont la socit nentend nullement gurir (p. 61).Ce nest donc pas elle quil convient denfermer, dexclure ou de

    punir, comme il le rpte depuis 1877, mais cest bien la socitmalade quil faut soigner en sattaquant aux racines du mal !

    La deuxime consquence de lanalyse mirbellienne de20 Mirbeau la notamment illustr dans un de ses romans ngres de 1882,Lcuyre (recueillidans le tome I de son uvre romanesque). Il dnonce galement le poison religieux du pchdansLAbb Jules (1888).21 Octave Mirbeau, un magistrat ,Le Journal, 31 dcembre 1899.22 Alain Corbin prcise que cette clbre expression est de Louis Fiaux, abolitionniste

    contemporain de Mirbeau (prface cite, op. cit., p. 42).23 Il est cocasse de penser que, pour Mirbeau, le romancier mondain et no-catholique PaulBourget, qui se piquait de psychologie et prostituait son talent au service du monde , jouaiten ralit le rle dun vidangeur des mes : il vide les mes comme les domestiques vident lespots de chambre de leurs matres.. Voir le chapitre XVI du Journal dune femme de chambre(uvre romanesque, t. II, p. 651)

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    lorigine de la prostitue est la dnonciation de la duplicit de lasocit de son temps, qui condamne fermement et vilipendecruellement une crature quelle a pourtant cre elle-mme

    pour en tirer profit, et [qui] , tout en supervisant saproduction, prtend exiger sa destruction : Ce doublelangage est impardonnable. Il repose sur lexploitation delignorance et de la misre de la prostitue. Cest rvoltant ! (p. 77). Dans toute son uvre littraire, depuisLcuyre (1882)

    jusquauFoyer(1908), Mirbeau na eu de cesse de pourfendre et

    de stigmatiser cette ignoble hypocrisie des classes dirigeantes,qui se drapent dans de beaux principes et sabritent derrire denobles dclarations, pour mieux camoufler leurs crapuleries, etau premier chef lexploitation sexuelle des enfants et desfemmes laquelle dbouche logiquement sur le viol, et, lextrme, sur le meurtre, thme rcurrent, sil en est, dans sa

    production narrative24. La prostitue nest donc pas seulementvictime de la misre, elle lest aussi du pharisasme des

    bourgeois qui lui manifestent leur mpris aprs avoir us etabus delle : [] aux risques de la misre et de la mort, auviol perptuel de [son] corps et de [son] me, sajoutent lahonte et lhumiliation (p. 78). ce double titre, au lieu dtrehonnie, rejete et traite de putain, pour ainsi dire rien (p.78), elle mriterait dtre protge et honore, comme en rveMirbeau : De nouvelles lois proclameront [] que la

    prostitution satisfait un besoin naturel, quelle doit tre dlivredu mpris de la socit et bnficier des mesures de protection

    sociale, comme nimporte quelle autre profession (p. 81).Ce qui nous amne la troisime consquence de

    lanalyse que fait Mirbeau du phnomne prostitutionnel :puisque la femme vnale remplit une fonction indispensable

    24 On trouve notamment des viols denfants, le plus souvent doubls de meurtres, dansSbastien Roch (1890), Le Journal dune femme de chambre (1900), Les 21 jours dunneurasthnique (1901) et Dingo (1913), et un viol de femme dans lcuyre (1882). LaMarchale (1883), Vieux mnages (1894) et Le Foyer(1908) voquent aussi le trafic sexueldadolescentes.

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    lordre tabli, puisquelle assouvit des besoins aussi vitaux quele pain quotidien , il faudrait lui assurer les mmes droits et lemme statut quaux autres travailleurs, lui accorder le respect, ladignit et la reconnaissance que lon ne refuse mme pas aux balayeurs des rues et aux vidangeurs de fossesdaisance (p. 78) ! Et notre anarchiste impnitent dimaginerune poque o les femmes qui se vendent relveront enfin latte et suniront pour se protger contre lhumiliation des

    passants, contre le vol, le risque de maladie, la soumission,

    lesclavage, contre les tenanciers de maisons closes, leshteliers, les usuriers, les voyous (p. 80). Mais ds lors qu ilny aura plus que des femmes qui donneront du plaisir et quelon remerciera en souriant (p. 81), pourra-t-on encore parlerde prostitution, avec tout ce que ce mot sous-entend de sordide,de vicieux, de dlinquance et de risques de vol et de meurtre ?Pour Mirbeau, la chose est claire : [] il ny aura plus,

    proprement parler, de prostitution. Du moins rien de ce quenous qualifions de ce nom horrible [] (p. 81).

    Lennui est quil sait pertinemment quil ne sagit l quedun beau rve et quil faudra encore beaucoup de souffrances,

    beaucoup de sang et beaucoup de luttes difficiles avant de fairereculer des prjug mortifres enracins aussi profondment : [] prissent des vies et des civilisations plutt que ces

    prjugs, tel est le cri de la socit : cest sur cet amer etironique constat que sachve LAmour de la femme vnale (p.82). On sait quen 1975 les prostitues en lutte ont repris leurcompte la revendication de droits sociaux qui leur permettentdavoir un statut de travailleuses du sexe aussi honorable quecelui des autres proltaires. Certes, une majorit du mouvementfministe daujourdhui refuse mordicus cette perspective, en

    faisant valoir que cela reviendrait lgaliser le proxntisme etentretiendrait en ralit lesclavage et le trafic des femmes. Maisil est clair que telle nest pas du tout la vision utopiste rve parMirbeau : [] si la prostitue en est rduite accepter le

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    souteneur, lindividu froce et sans scrupules que nousconnaissons, la faute en est exclusivement notre refus de la

    protger et de la rhabiliter. [] Si elle avait t accepteouvertement et protge, elle naurait pas support une seuleminute la tyrannie des souteneurs et des apaches (pp. 81-82).Lucide sur lirralisme de sa perspective davenir, Mirbeau nenest que plus exigeant en matire de scurit accorder danslimmdiat aux malheureuses prostitues exposes tous lesdangers et qui font preuve dun courage admirable25.

    LE DSIR ET LA PERVERSIT DES HOMMES

    Arrivons-en maintenant lautre raison qui permet,selon lui, de comprendre le recours la prostitution fminine : le dsir pervers consubstantiel lesprit de lhomme .Selon Mirbeau, la femme vnale est bien autre chose, pour lesclients, quun simple pis-aller et quun vulgaire exutoire sexuel.Les formes prises par ce dsir pervers et ses composantes sontdiverses.

    Il y a tout dabord lattrait exerc par le corps de lafemme prostitue, qui se distingue radicalement de celui desautres femmes : non seulement il se doit dtre strile etd exclure fermement tout soupon de conception, car sa

    fonction premire est de susciter firement le dsir de lhomme (p. 51) et de dtourner lacte sexuel de son vritable objectif(p. 52), mais, plus gnralement, il est organis, arrang etentretenu comme une machine de guerre ( instrument dattaqueet de dfense , p. 51), ou comme un local commercial destin une industrie prive (p. 52). Il nest pas question pour elle, la diffrence des femmes dites honntes , de rechercher

    lharmonie des formes ni la dcence du maintien, qui seraientsources dinhibition, ni de susciter un enchantement dordreesthtique, ni, plus forte raison, de songer susciter de la

    25 Le chapitre IV de son essai sintitule prcisment La haine et le courage de la prostitue .

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    tendresse : aux antipodes des autres femmes, la prostitue doitveiller les penses les plus perverses par le truchement de sesattributs sexuels et, par sa vulgarit mme, exciter les dsirsles plus bas, rveiller la brute chez lhomme (p. 54). Bref, elledoit lui permettre de mettre entre parenthses sa face

    prtendument civilise , avec ce quelle comporte decontraintes, de contrles de soi, et par consquent defrustrations, pour rgresser, lespace dune visite et dunetreinte, lanimalit primordiale. Foin de la conscience morale

    et du sens du pch distill par la religion catholique : Nous sommes en prsence dune espce deffacement total de laconscience et de la raison, sans regret ni hsitation, nirpugnance : seul compte linstinct (p. 55). Pour un moralisteou un prtre, qui prtendent conduire lhomme vers un niveau

    plus lev de moralit et de spiritualit, cette rsurgence delanimalit humaine est videmment condamnable. Mais, auxyeux dun anarchiste, qui ne cesse de dnoncer le principe mmedes institutions compressives en gnral, et les effets pervers durefoulement sexuel en particulier26, cette parenthse dans une viedinhibitions et de contraintes ne peut tre que bnfique.

    ce phantasme de rgression morale, de soumission linstinct, comme dit Alain Corbin (p. 35), et dvasion

    provisoire de son identit sociale, sajoutent dautres plaisirs pervers. Au premier chef celui qui explique la ncessitprofonde de la prostitution : le dsir voluptueux qui hanteparfois lhomme de profaner la vertu thme dostoevskien27

    , et ce sans encourir le moindre risque : Rien ne pourraremplacer cette puissante et trange joie de savoir quil peuttout dire, tout faire, tout exiger, quil peut profaner lamour etle souiller volont et cela sans encourir de punition, sans

    remords de conscience, et avec la certitude que, le lendemain, il26 Voir notammentLAbb Jules (1888), recueilli dans le tome I de luvre romanesque.27 Sur linfluence de Dostoevski, se reporter en particulier larticle dAlexandre Lvy, qui a prcisment traduit du bulgare LAmour de la femme vnale : LAmour des prostitues :Mirbeau lecteur de Dostovski , Cahiers Octave Mirbeau, n 2, 1995, pp. 139-154.

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    aura sauvegard son identit sociale (p. 58). Dans ces troubleset complexes sentiments se mlent tout la fois le got de latransgression de rgles morales et sociales juges frustrantes,

    pnibles et culpabilisantes, le plaisir vengeur de dominer etdhumilier des tres plus dignes que soi sans avoir subir lesconsquences de ses actes, le sentiment gratifiant dune totaleimpunit, et ce quAlain Corbin appelle une revanche surlidal de la femme (p. 32) impos par une ducation alinanteet mystificatrice. Il sy ajoute, selon Mirbeau, la possibilit de se

    dcharger, non seulement de son dsir sexuel, mais aussi de sontrop-plein daffects, de hontes et de culpabilit. Si un homme

    peut ainsi confier une misrable crature de rencontre lessecrets les plus terribles qui le tourmentent depuis des annes ,cest parce que, par sa totale indiffrence elle en a tellementvu, tellement cout, tellement oubli aussi , elle est enmesure de pardonne[r] les pchs mortels et d accorde[r]la paix aux mes souffrantes et incomprises (p. 57). La femmevnale remplirait donc une fonction thrapeutique dordinairedvolue aux prtres (mais elle ne juge pas et ninflige pas desanctions en change de son pardon) et aux psychothrapeutes(mais elle ne demande rien et se garde bien de chercher comprendre et de donner des conseils).

    Une troisime composante du dsir pervers de lhommeest son got du risque28. Mirbeau inscrit en effet son analysedans le cadre dune guerre des sexes, qui nest pas chez lui unesimple tarte la crme emprunte la vulgateschopenhauerienne la mode, mais qui senracine dans sadouloureuse exprience, tant avec Judith Vimmer, rebaptiseJuliette Roux dans Le Calvaire, quavec Alice Regnault,pouse honteusement et en catimini en 188729. Il en a rsult ce

    28Alain Corbin note ce propos : Aux yeux dOctave Mirbeau, cest lexaltation de la peurqui constitue le ressort de la vnalit sexuelle (op. cit., p. 31).29 SurAlice Regnault, pouse Mirbeau, voir la monographie de Pierre Michel, lcart,Alluyes, 1994.

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    que Lon Daudet, juste titre, a qualifi de gyncophobie 30.Les formes prises par cette guerre des sexes ne sont videmment

    pas les mmes au sein de linstitution du mariage et au coursdune visite une fille de joie. Deux diffrences majeures sont noter. Tout dabord, vidente diffrence de dure : alors que laguerre des sexes au sein dun couple peut staler sur desdcennies Mirbeau, si longtemps malheureux en mnage etqui, lautomne 1894, a cru frler les abmes de la folie, estmieux plac que quiconque pour le savoir , le duel que

    constitue ltreinte tarife de deux ennemis (p. 63) ne durequun bref instant ce qui nen fait pas vraiment une guerre ,aprs quoi la raison de lhomme reprend le dessus, balayantles obstacles dresss contre elle (p. 59), et il se met labri en

    prenant la fuite. Ensuite, le vainqueur, pour notre analyste, nestpas celui quon pourrait croire. Certes, le client a pu acheter lesfaveurs de sa partenaire dun moment et exercer sur elle le

    pouvoir, combien gratifiant, que lui confre la possession delor31 : pouvoir de la mpriser, de la traiter en objet etd assouvir ses tendances naturelles au despotisme (p. 62).Mais en ralit, dans cette treinte semblable un meurtrecommis dans le noir|], cest lagresseur qui tombe vaincu etqui, puis et comme tourdi, [] sen va comme un voleurquon a surpris, sous le regard moqueur de celle qui tait savictime passive, et qui se rvle insouciante, indemne prte

    se livrer au suivant (p. 59).De fait, daprs Mirbeau, lindracinable haine de

    proltaire quprouve la femme vnale pour celui quipossde largent, le pouvoir et la respectabilit sociale et, par-del les individus, pour toute la socit (p. 61), fait delle un

    30

    Sur cet aspect, voir notre article Octave Mirbeau : gyncophobe ou fministe ? , inChristine Bard (d.), Un sicle dantifminisme, Arthme Fayard, 1999, pp. 103-118.31 Mirbeau crit ce sujet quune des raisons de la haine de la prostitue, cest lide fixeselon laquelle lhomme ne doit sa supriorit sur elle qu la possession de lor, qui dterminechaque clause de ce contrat humiliant par lequel elle change son corps contre son painquotidien (p. 61).

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    danger permanent pour celui qui croit benotement ntre venuquen qute de plaisirs moralement interdits. Non seulement ellese venge de lui en ne lui manifestant quune complteindiffrence blessante pour son amour-propre, mais le rapport

    prostitutionnel fait vivre le client dans une inquitude constante,qui dailleurs lattire visiblement plus quelle ne le rebute : peurdtre escroqu, peur dtre roul sil manifeste sa compassion,

    peur dtre agress par un apache embusqu, peur dattraper desmaladies vnriennes qui sont la hantise de la Belle poque ,

    et, dune faon gnrale, vague sentiment de faire quelquechose dinterdit et de suspect, qui doit rester cach : tout cela le traumatise (p. 63). videmment, ces craintes, souventinfondes, ne sont que bien peu de chose en comparaison desrisques rels, et presque toujours mortels, quencourt la

    prostitue, menace quotidiennement dune disparitionprmature, que ce soit lhpital, abandonne de tous, au termedune dcomposition acclre de son corps-marchandise vou la pourriture, ou gorge dans une rue obscure ou une chambresordide. Mais, paradoxalement, au lieu de la dissuader, ce flirt

    prolong avec la mort, risque professionnel (p. 65), contribue lendurcir et aiguise davantage encore sa volont, au pointquelle en arrive aimer, narguer et rechercher le danger (p.66). Mieux encore : lexprience de la vie lui inspire une sortede philosophie du dsespoir (p. 66), qui la rend inaccessible la peur et aux menaces et la met du mme coup hors datteintedu client, sur lequel elle nen continue pas moins exercer safascination, quelle se permet de mpriser en retour et dont elleconnat dsormais les secrets les plus honteux Cest bien alorsla putain qui sort vainqueur de son duel avec le mich !

    PROSTITUTION ET ANARCHIE

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    Pour un crivain anarchiste tel que Mirbeau32, lesconditions de vie inhumaines infliges tant de femmes, quiuvrent pourtant et se sacrifient pour assurer le bien-tre desmles, justifient son combat pour les rhabiliter. Mais, au-delde la piti toute tolstoenne qui ly pousse, lexistence mme dela prostitution est rvlatrice ses yeux de la dcompositionmorale de la socit bourgeoise tout entire. En profanant lemythe de lamour dont Mirbeau sest moqu dans sa farceLesamants33, en rvlant les aberrations du mariage, en mettant

    nu les faux semblants de la respectabilit des classesdominantes, en rduisant le corps de la femme et le plaisirsexuel de vulgaires marchandises, bref en rvlant le nant desidaux mystificateurs proposs aux masses abties des lecteurs,elle est le symptme dune maladie sociale, qui pourraitacclrer leffondrement de lordre bourgeois34. Les prostitues

    peuvent alors apparatre comme des allies objectives de tousceux qui souhaitent renverser ldifice social vermoulu.

    Leur rhabilitation ne participe donc pas seulement dundevoir de justice : elle est aussi un acte minemment politique etsubversif, porteur des germes de la rvolution culturelle queMirbeau appelle de ses vux et qui est la conditionsine qua nonde toute rvolution politique et sociale ultrieure. Non sansquelque got du paradoxe, il voit dailleurs en elles des anarchistes des plus radicales (p. 60), lors mme que leuresprit est rest fig un stade infantile de son dveloppement35 :tout simplement parce quelles ont la possibilit de ne voirlhomme que dans sa bestialit primitive, qui fait tomber sonmasque. Elle[s] le dcouvre[nt] uniquement au moment o son32 Sur lanarchisme de Mirbeau, voir notre contribution Les contradictions dun crivainanarchiste , dans les Actes du colloque de Grenoble Littrature et anarchie, Presses delUniversit du Mirail, 1998, pp. 31-50.33 Elle est recueillie dans le tome IV de son Thtre complet.34 Il est noter que Jules Guesde voyait dans la Nana de Zola et la Juliette Roux de Mirbeaudes ferments de dcomposition acclre de la socit abattre : les femmes galantes jouaientdonc ses yeux un rle objectivement rvolutionnaire !35 Son intelligence, fige ltat infantile , baigne dans une trange inconscience (p. 60).

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    ducation, son origine sociale, ses fonctions, seffacent devantla toute-puissance de la pulsion instinctive et perverse. [...] Elle[s] dcouvre[nt] le dcalage entre les responsabilits civiques[de leurs clients] et leur vritable nature. Ds lors, lacivilisation ne leur apparat plus que comme une pure grimace

    mot souvent utilis par Mirbeau dans le sens que lui donnaitPascal : tout ce qui vise tromper limagination des faibles (pp.60-61). Bien sr, cet anarchisme de la femme vnale est presquetoujours inconscient, et elle serait bien en peine de le formaliser.

    Mais il se manifeste dans son rejet violent de quantit de normessociales injustes et de valeurs consacres dont lhypocrisie larvulse, et aussi dans sa participation enthousiaste auxsoubresauts rvolutionnaires tels que la Commune de Paris,quand, exaspre par son mtier, elle tend faire de ces

    priodes troubles une folle et cruelle bacchanale (p. 66).Cependant, plus que cette image dpinal de la proltaire

    dpoitraille, ivre de vin et de poudre , qui sexpose, sur lesbarricades, aux balles et aux lames des sabres (p. 66), ce quifait delle une anarchiste utopiste, cest son dgot de latransaction laquelle elle a t contrainte par la misre, dans unesocit mercantile o tout se vend et sachte. Elle aspire desrelations qui ne reposent pas sur largent36 et qui impliquent, desa part, un don delle-mme, de son corps et de sa tendresse,sans contrepartie financire. Malheureusement, pour la plupartdes filles , il ny a gure que le maquereau, cette hynehumaine (p. 68), qui bnficie ainsi de cet amour totalementdsintress dont il est si videmment indigne : Grce lui,elle se sent fire malgr tout de se donner un amant quelle achoisi elle-mme. Chaque pice dargent quelle lui remetquotidiennement est la preuve quelle sest venge de son

    ennemi de toujours : le possesseur dor. [] Elle tient lui,car ce nest quavec lui quelle peut avoir des relations

    36Alain Corbin crit ce propos que le cot avec la femme publique est paradoxalementdgradation de largent (op. cit., p. 35).

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    contraires celles que lui impose la socit bourgeoise : ellepeut se payer le luxe de se payer un homme ! (pp. 68-69).Certaines dentre elles trouvent aussi des consolations demeilleur aloi dans les bras dautres filles , infiniment plusaptes, selon Mirbeau, les comprendre et recevoir leursconfidences intimes que tous les hommes, ft-ce le plus

    sensible et le mieux inform : Leurs treintes sont gratuites ;elles sont par consquent beaucoup moins perverses quavecleurs clients ; le vice semble mme svaporer sous leurs

    baisers denfants innocents (p. 71). Llvation spirituelle dont tmoignent souvent ces amours lesbiennes des filles entreelles repose galement sur une haine commune deshommes , qui constitue un lien des plus solides (p. 73).

    Il est cependant un cas de figure beaucoup plus gratifiantencore que les amours saphiques. Mais il est tellementexceptionnel quil semble mme relever du domaine du rve rve que Mirbeau semble bien avoir fait sien, ce qui expliquerait

    peut-tre quil se soit embarqu navement, au moins deuxreprises, dans des liaisons avec des femmes galantes qui se sontrvles, lexprience, dvastatrices pour lui : Lamour le

    plus noble et le plus sincre de la prostitue, cest celui quellemanifeste lorsquelle sprend dun homme qui nest pas de sonmilieu (p. 74), parce quelle est alors en qute dun amouridyllique avec la force dune crature dont on na jamais dsirque le corps (p. 75). Toute sa science de la sduction, tout sonart de prodiguer du plaisir sexuel si du moins elle se donne son ami pour lui prouver sa gratitude, sa fidlit et satendresse37 (p. 75) , elle les met en uvre pour rendreheureux celui quelle aime par la force et le dsintressementde sa tendresse : alors leur amour devient trs, trs beau, car il

    ny a rien de charnel en lui, ou bien ce nest quun supplmentgratuit (ibid.).

    37Mirbeau ajoute qualors elle donne avec joie ce quelle a toujours vendu (p. 76).

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    . De cet amour idal (et fantasm, il faut bien le dire) de lafemme vnale, Mirbeau glisse, dans le dernier chapitre de sonessai, une vision utopique dun avenir, pas si lointain que celaselon lui, o les conditions de vie de la femme, ainsi que sa

    faon de penser, vont connatre une rvolution radicale (p.79). Elle cessera alors dtre une esclave ou une femmeentretenue, un tre gracieusement inutile ou idalis pour les

    besoins de lhomme, pour devenir son gale, avec les mmesdroits que lui . Dans le cadre de cette libration des femmes,

    paradoxalement rve par un gyncophobe tardivement convertiau fminisme, la femme vnale verra sa situation changer dutout au tout : Bientt arrivera le jour o la prostitue

    participera de tout son corps et de toute son me cemouvement universel (p. 80) et finira par tre reconnue dutilit publique . Alors on la remerciera dun souriredavoir donn du plaisir (p. 81)

    * * *Octave Mirbeau a eu, des femmes galantes et des filles

    de joie, une riche exprience, qui lui a permis de les connatremieux que la plupart de ceux qui ont crit sur leur compte.Entame lors de ses premiers sjours parisiens la fin duSecond Empire38, elle sest poursuivie par deux liaisons delongue dure qui, aprs lui avoir inspir des textes vengeurs ose lit son indicible souffrance39, lont amen, non seulement manifester plus de comprhension et de piti lgard des

    pauvres filles , victimes de lgosme homicide des classespossdantes, mais voir en elles de prcieuses auxiliaires dugrand chamboule-tout dont il rve. Par-del limprobable grand soir , il va jusqu imaginer quelles seront un jour les

    38

    Voir sur ce point ses Lettres Alfred Bansard des Bois, ditions du Limon, Montpellier,1989 (recueillies dans le tome I de la Correspondance gnrale de Mirbeau, Lge dHomme,Lausanne, 2003).39 Voir par exemple sa chronique sur Les filles , parue dans la revue Le XXe sicle le 1 erdcembre 1882, et reproduite dans les Cahiers Octave Mirbeau, n 10, 2003, pp. 190-192, etsurtout son romanLe Calvaire, dont le titre est symptomatique.

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    partenaires idales de lhomme de lavenir, dans une socitutopique do auraient miraculeusement disparu toutes lesformes doppression sociale et dexploitation conomique et oles femmes seraient devenues les gales des hommes. On ne

    peut concevoir plus grand cart que celui opr par un crivainrest obsessionnellement gynophobe40, mais devenu, au termedun long cheminement significatif de son mancipation des

    prjugs chauvinistes mles , le chantre et le dfenseur de sessurs : les prostitues.

    Pierre MICHELChercheur associ luniversit dAngers

    40 Cest ainsi quil reprend dans Le Journaldu 1er avril 1900, sous sa signature et sous unnouveau titre, Propos galants sur les femmes , un article stupfiant intitul Lilith etprudemment publi sous le pseudonyme de Jean Maure, inconnu de sa femme, dans Le Journaldu 20 novembre 1892