Pierre Michel, "Jean-Paul Sartre et Octave Mirbeau"

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    PIERRE M I C H E L

    JEAN-PAUL SARTRE

    ET

    OCTAVE MIRBEAU

    Socit Octave Mirbeau

    Angers - 2005

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    INTRODUCTION

    quelque cinquante ans de distance, Octave Mirbeau et Jean-Paul Sartre, tout

    en tant considrs comme scandaleux par les bien-pensants de tout poil, ont incarn la

    figure de lintellectuel engag dans les affaires de la cit, voire de lintellectuel

    symbolique rendu intouchable par la force dune plume acre et redoute autant que

    par sa clbrit internationale1. Individualistes et foncirement libertaires, ils ont tous les

    deux, nonobstant leur marginalit revendique, exerc pendant des dcennies une

    manire de magistre, non seulement thique, mais aussi politique et littraire2

    . Ce nestvidemment pas par hasard si les deux crivains, romanciers, dramaturges et

    chroniqueurs, galement prolifiques et polygraphes3, galement inclassables, galement

    sulfureux, quoique finalement consacrs, ont t associs dans un numro de la dfunte

    revue Dix-neuf / Vingtqui leur a t consacr. Malheureusement les deux parties du

    volume ont t conues indpendamment lune de lautre4 et simplement juxtaposes,

    comme sil y avait solution de continuit entre lauteur du Journal dune femme de

    chambre et celui de La Nause. Cest ce lien qui les unit que je voudrais aujourdhui

    tenter de rtablir, par-dessus le demi-sicle qui les spare, et par-del les videntes

    diffrences de situations et de formes dengagement.

    1 Quoique surveill de prs, Mirbeau na t ni emprisonn, ni inculp, en dpit de ses articlestombant sous le coup des lois sclrates de 1893-1894 et de la chasse aux intellectuels dreyfusardslance par Cavaignac en 1898. Sartre de son ct na pas davantage t inculp au moment du procs durseau Jeanson et du Manifeste des 121, bnficiant de la cauteleuse indulgence du gnral de Gaulle,qui aurait dclar son propos : On nemprisonne pas Voltaire.

    2 Ils ont tous deux crit force prfaces offertes de jeunes auteurs et ont lanc spectaculairementdes crivains inconnus : Mirbeau Maurice Maeterlinck, en 1890, dans un tonitruant article duFigaro, et lacouturire Marguerite Audoux, en 1910, et Sartre Nathalie Sarraute en 1947, Franz Fanon en 1961, et

    surtout Jean Genet, en 1952. On a parl alors de sartronisation 3 Il existe cependant une diffrence non ngligeable : Mirbeau ncrivait le plus souvent que parobligation professionnelle, pour assurer sa subsistance de journaliste, et, pour ce qui est de son uvrelittraire signe de son nom, il la enfante lentement, et presque toujours dans la douleur. En revanche,Sartre tait un boulimique de lcriture et souffrait mme dune graphomanie, voire dune logorrheverbale, linstar de Victor Hugo, rvlatrices dune nvrose profonde et durable, quil a lui-mmereconnue comme absolument bourgeoise et qui sera lorigine de son ironique autobiographie, LesMots. Pour tenir le coup, en dpit de cette stupfiante prolixit, il avalait toutes sortes de drogues, quedtaille sa biographe : Deux paquets de cigarettes des Boyard papier brun et de nombreuses pipesbourres de tabac brun; plus d'un litre d'alcool (vin, bire, alcool blanc, whiskies, etc.), deux centsmilligrammes d'amphtamines; quinze grammes d'aspirine ; plusieurs grammes de barbituriques, sanscompter les cafs, ths et autres graisses de son alimentation quotidienne (Annie Cohen-Solal, Sartre,Gallimard, 1985, p. 485).

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    La premire partie, consacre Mirbeau a t coordonne par lonore Reverzy, cependant quele dossier Sartre ltait par Jean-Franois Louette.

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    longs et difficiles combats pour la Vrit et la Justice, les vertus cardinales des

    dreyfusards. Sans nous interdire, dans un deuxime temps, dembrasser rapidement

    lensemble de leurs carrires politico-littraires, nous nous appuierons essentiellement,

    dans un premier temps, sur deux romans problmatiques autant quemblmatiques,quils ont ports longtemps en eux avant den accoucher (neuf ans pour Mirbeau, huit

    ans pour Sartre) et qui se prsentent sous la forme dun journal tenu par deux

    personnages solitaires : dune part, paru en 1900 chez Charpentier-Fasquelle, celui de la

    soubrette Clestine, dont le prnom trompeur12 rappelle la clbre entremetteuse de

    Fernando de Rojas ; et, dautre part, publi en 1938 chez Gallimard, celui dAntoine

    Roquentin, rentier13, historien et ex-aventurier, dont le patronyme ne saurait manquer de

    rappeler le Folantin, anti-hros du pr-sartrien roman de Huysmans, vau leau. Par-

    del les diffrences dpoque, de sexe, de statut social et de culture, qui sont loin dtre

    indiffrentes14, les deux diaristes ont en commun une perception nauseuse de lhumaine

    condition, dune part, et, dautre part, une vision minemment dmystificatrice et

    anarchisante de lordre social bourgeois de nature nous inciter le subvertir15. Sartre

    nayant jamais cach son admiration pour Mirbeau16, principalement pourLe Journal

    dune femme de chambre, le rapprochement avecLa Nause na rien de gratuit, dautant

    plus que dautres rminiscences mirbelliennes apparaissent la mme poque dans deux

    plus du rle de spectateur de la vie sociale et commence assumer sa responsabilit dcrivain, aprs lesannes de lOccupation allemande o son peu dactivits autres que philosophiques (cest en 1943 quil

    publie Ltre et le nant) a donn lieu des controverses. Michel Winock (art. cit., p. 35) crit cepropos : Il faut en convenir, la conscience politique de Sartre nest pas prcoce . Quant Pascal Ory,il explique la radicalit de lengagement de Sartre par la suite par une sorte de mouvementcompensatoire ( Millsime 1905 , LHistoire, fvrier 2005, p. 51), ce qui rejoint linterprtationdAnnie Cohen-Solal, dans sa biographie de Sartre (Gallimard, 1985, p. 202) : Comme sil fallaitracheter son pass, laver une souillure, repartir de zro.

    12 Comme celui de Clara du Jardin des supplices, qui initie lanonyme narrateur aux plus noirsmystres, Clestine est fascine par le vice, la pourriture et le crime, alors que leurs prnoms connotent lalumire et la spiritualit.

    13 Roquentin crit quil possde un capital de 300 000 francs, qui lui rapporte 1 200 francs derentes par mois (p. 243). Pour La Nause, les indications de page renvoient ldition du Livre de Pochede 1959. PourLe Journal dune femme de chambre, elles renvoient mon dition critique, parue dans letome II de luvre romanesque de Mirbeau, Buchet/Chastel Socit Octave Mirbeau, 2001. Une autre

    dition, dote dune nouvelle prface, Le Journal dune femme de chambre, ou voyage au bout de lanause , est accessible gratuitement sur le site Internet des ditions du Boucher.14 Le fait que Clestine soit une femme et, surtout, une domestique donne a priori son journal un

    caractre subversif. Car une chambrire nest pas suppose sexprimer par la plume surtout par letruchement de celle de Mirbeau ! et la littrature est lapanage des classes dominantes et supposescultives et, en leur sein, presque exclusivement celui des hommes.

    15 DansLa Force de lge, Simone de Beauvoir voquera notre anarchisme antibourgeois , enparlant de lpoque au cours de laquelle Sartre a travaill La Nause. Pour sa part, Annie-Cohen-Solal lejuge alors violemment anarchiste il scrute le monde, les marges de la socit, les bas-fonds, dansce quils livrent de plus morbide, de plus obscne, de plus repoussant et considre que le couple quilconstitue avec Simone de Beauvoir repose sur un mme anarchisme foncier et un mme rejet delhypocrisie sociale (Sartre, Gallimard, 1985, pp. 160-161).

    16 Il se dit grand admirateur de Mirbeau dans sescrits de jeunesse (Gallimard, 1990, p. 145).

    Interrog ce propos par Michel Contat, il le lui confirme oralement : Jtais grand admirateur deMirbeau, dieu sait pourquoi (ibidem, p. 515). Nous allons prcisment essayer de comprendre pourquoi.

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    nouvelles du recueil Le Mur, publi en 193917. On pourrait mme ajouter que LEnfer,

    dHenri Barbusse (1908), dont linfluence sur le premier Sartre a t souvent releve, est

    une uvre typiquement mirbellienne et pourrait donc constituer, sinon le chanon

    manquant, du moins un lien entre les deux romans de notre corpus. Reste savoir si, pour autant, nause et engagement prennent les mmes formes et ont la mme

    signification chez Mirbeau et chez Sartre.

    Pour rpondre cette question, nous ne nous appesantirons pas sur les

    similitudes qui ne concernent pas directement notre propos : par exemple, le dcor de la

    Haute Normandie commun aux deux romans18, lvocation du viol et de lhorrible

    assassinat, non lucids, dune petite fille ventre chez Mirbeau (p. 498), trangle

    chez Sartre19 (p. 144) , la complaisance, stigmatise par les critiques bourgeois, pour ce

    quils appellent lobscnit, ou encore, sur le plan stylistique, le mme got pour

    limparfait du subjonctif, le choix de patronymes grotesques pour les personnages que le

    ridicule doit tuer20, ou lemploi par Sartre dexpressions mirbelliennes telles que

    horrible grimace (p. 62), larve coulante (p. 190) ou visage de Mduse21 (p.

    203), ou dun oxymore tel que extase horrible (p. 185), qui ne saurait manquer de

    rappelerLe Jardin des supplices autant queLe Journal dune femme de chambre. Nous

    ninsisterons pas davantage sur une diffrence vidente de statut littraire et social et

    dapproche philosophique entre les deux auteurs, que nous ne signalons que pour

    mmoire : en 1900, Mirbeau tait un chroniqueur clbre travers toute lEurope et un

    romancier consacr, alors quen 1938 Sartre ntait quun quasi-dbutant, qui noccupait17 Dans Le Mur (1938), la nouvelle ponyme du recueil, Sartre illustre tragiquement ce que

    Mirbeau appelle lironie de la vie , qui est luvre dans nombre de ses rcits (voir plus loin) ; et,dans LEnfance dun chef, rcit ironique comme ltait dj Sbastien Roch (1890), un adolescent prnomm Lucien (comme le peintre du roman de Mirbeau Dans le ciel, 1892-1893) est sduit etsodomis par son mentor, lcrivain Bergre (le mauvais berger ?), comme le petit Sbastien par sonmatre dtudes et ducateur, le pre de Kern, tous deux y trouvent un plaisir coupable et en subissent leseffets pervers dans leur sexualit et leur vie intellectuelle.

    18Le Journal dune femme de chambre se situe dans lEure, au Mesnil-Roy, inspir par Pont-de-lArche, o Mirbeau vivait lorsquil rdigeait contrecur la premire mouture de son roman, et LaNause en Seine-Infrieure, Bouville, cest--dire Le Havre, grand port, et septime ville de France (p. 249), o Sartre enseignait quand il a commenc travailler Melancholia, premire mouture de La

    Nause, et o il est rest jusquen juin 1936. Il y logeait lhtel Printania, comme Roquentin Bouville.Il y a une autre ressemblance entre le romancier et son personnage : tous deux se trouvaient La Rochelleen 1917 (p. 36).

    19 Sartre a d rduire lpisode du viol de la petite Lucienne-Lucile au strict minimum, par craintede la censure. Michel Contat et Micjel Rybalka citent en note la premire version non expurge, dans leurdition critique des uvres romanesques de Sartre (Bibliothque de la Pliade, 1981).

    20 Les patrons de Clestine sappellent Lanlaire, linitiateur de Clestine Clophas Biscouille, unpote est nomm Tho Cramp, et un peintre-pote prraphalite porte le nom improbable de John-GiottoFarfadetti ; dans dautres uvres de Mirbeau, on rencontre le Dr Triceps, le Dr Trpan, le Dr Fardeau-Fardat, la tratologique famille Tarabustin, la marquise de Parabole, Clara Fistule, etc. Dans La Nause,les notables bourgeois de Bouville sont nomms Boulibet, Blvigne, Bordurin, Imptraz, Parrottin,Bossoire, Minette, Grelot, Pain et Boulange.

    21 Claude Herzfeld voit prcisment dans la figure de Mduse limage centrale de limaginaire

    mirbellien : avec ses deux faces, lhorrible et le grotesque, elle confre luvre de Mirbeau son unitet son authenticit . VoirLa Figure de Mduse dans luvre dOctave Mirbeau, Nizet, 1992.

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    encore quune place extrmement modeste et tout fait marginale dans le champ

    littraire ; lun tait un philosophe, de formation et de profession, et un amateur de

    systmes22, qui, selon sa biographe, vivait dans une sphre tout fait isole du rel23 ,

    alors que lautre, journaliste depuis prs de trente ans, confront quotidiennement auxralits de la vie, navait que mfiance pour les abstracteurs de quintessences et les

    coupeurs de cheveux en quatre ; lun tait un fonctionnaire et un nanti, un hritier issu

    de la haute bourgeoisie parisienne, qui bnficiait de la scurit de lemploi et dun

    revenu garanti, alors que lautre, aprs stre vad du cercueil notarial et de ltouffante

    atmosphre de la petite bourgeoisie provinciale, a d galrer longtemps et se contenter

    pendant une douzaine dannes dun humiliant statut de proltaire de lettres24, avant

    de devenir riche grce une plume fort recherche par ceux quil qualifie de

    marchands de cervelles humaines ; lun tait un tantinet dogmatique25 et ne doutait

    jamais de lui-mme, alors que lautre tait min perptuellement par le doute et taraud

    par le sentiment de son impuissance26 ; enfin, lun tait un cartsien, port sur la

    spculation, chez qui tout devait passer par le filtre de lesprit et de la saisie

    intellectuelle, et qui se complaisait dans des abstractions que lon peine souvent

    dcrypter, alors que lautre se mfiait de la raison27, faisait de lmotion le critre

    suprme en matire dthique et desthtique28 et tait partisan dun style clair accessible

    tous29.

    En revanche, nous tcherons de mettre laccent sur les convergences et sur les

    ventuelles diffrences, voire divergences de fond, dans leur manire daborder lanause et de concevoir lengagement30.

    22 En cela Sartre, se distingue de Camus, qui dclare en 1945 : Je ne suis pas un philosophe. Jene crois pas assez la raison pour croire un systme (Interview, dans Servir, 20 dcembre 1945 ;Essais, Bibliothque de la Pliade, 1965, p. 1427).

    23 Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985, p. 406.24 Mirbeau emploie cette expression dans un article des Grimaces, 15 dcembre 1883. Sur ce sujet,

    voir Pierre Michel, Quelques rflexions sur la ngritude , Cahiers Octave Mirbeau, n 12, mars 2005,pp. 4-34.

    25 En cela Sartre, se distingue de Camus, qui dclare en 1945 : Je ne suis pas un philosophe. Jene crois pas assez la raison pour croire un systme (Interview, dans Servir, 20 dcembre 1945 ;

    Essais, Bibliothque de la Pliade, 1965, p. 1427).26 Dans sa Correspondance gnrale (tomes I et II, Lge dHomme, 2003 et 2004), voirnotamment ses lettres son confident Paul Hervieu, et aussi ses lettres Claude Monet, Auguste Rodin etCamille Pissarro.

    27 Voir Pierre Michel, Mirbeau et la raison , Cahiers Octave Mirbeau, n 6, 1999, pp. 4-31.28 Voir notre prface aux Combats esthtiques de Mirbeau, Nouvelle librairie Sguier, 1993, tome

    I, pp. 9-36, et larticle de Marie-Franoise Montaubin, De lmotion comme principe potique ,Cahiers Octave Mirbeau, n 10, mars 2003, pp. 86-100.

    29 La clart du style nexclut videmment pas lambigut de luvre.30 Pour lanecdote, je signalerai deux liens existant entre Mirbeau et Sartre. Il se trouve en effet que

    deux des petits-neveux de lauteur duJournal dune femme de chambre ont t en relations amicales aveccelui de La Nause: Jean-Pierre Huberson (1920-1998) a t son lve au lyce Pasteur de Neuilly en1938 (Annie Cohen-Solal cite son nom, dans sa biographie de Sartre, loc. cit., p. 175), et R.-J. Chauffard

    a cr le rle du garon dans Huis clos, en mai 1944 (son nom est galement cit par Annie Cohen-Solal,p. 387).

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    LA CONTINGENCE

    1. La contingence chez Sartre :

    On a souvent dit, aprs Simone de Beauvoir, et juste titre, que La Nause est

    par excellence le roman de la contingence : elle parle en effet du projet initial comme

    dun factum sur la contingence et prcise que la premire mouture de ce qui allait

    paratre, nombre dannes plus tard, sous le nouveau titre deLa Nause, consistait en

    une longue et abstraite mditation sur la contingence31 terme du vocabulaire

    philosophique dsignant ce qui nest pas inluctable et aurait pu tre autre quil nest,

    par opposition aux diverses formes de fatalisme, de finalisme ou de dterminisme. Cestdire quil sagit dun roman dlibrment philosophique, o le personnage central et ses

    rflexions sont supposs illustrer concrtement une pense on ne peut plus abstraite.

    Comme le dit Marc Jean Bertrand, laventure de Roquentin nest que le montage

    littraire dune thorie philosophique qui na jamais accd ltat dexprience

    vcue32. Et de fait Sartre fait dire son hros, aprs sa rvlation du jardin des plantes

    et au terme dune longue exprience commence avec le toucher dun galet :

    Lessentiel, cest la contingence. Je veux dire que, par dfinition, lexistence nest pas

    la ncessit (p. 185). Les tres et les choses se contentent dexister, cest--dire

    d tre l simplement, sans raison, sans plan prtabli, sans but, sans quil y ait quoi

    que ce soit comprendre, et par consquent sans possibilit de se laisser dduire de

    quoi que ce soit : [] il ny a rien, rien, aucune raison dexister (p. 159). Do

    limpression dune absurdit fondamentale33 (p. 182), et aussi le douloureux

    sentiment dtre de trop , puisquil ny a nulle part o lon puisse semboter et se

    sentir sa place (p. 173) : Nous tions un tas dexistants gns, embarrasss de nous-

    mmes, nous navons pas la moindre raison dtre l, ni les uns ni les autres, chaque

    existant confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres (p. 181).

    Cest ce sentiment dtranget aux choses et aux autres, li lexprience ontologiquede la contingence, qui est lorigine de ce que Roquentin appelle la Nause et quoi

    il finit par sidentifier ( ce nest plus une maladie, ni une quinte passagre : cest

    moi , p. 179).

    Si les manifestations de cette Nause sont bien physiologiques ( envie de

    vomir, par exemple, p. 173), voire pathologiques (vision dlirantes de Roquentin) et

    31 Simone de Beauvoir,La Force de lge, Gallimard, 1960, p. 111.32 Marc Jean Bertrand, Faits et mfaits du rien dans les romans de Sartre, thse dactylographie,

    Universit de Montpellier III, 1989, p. 201.33

    Mirbeau crit de son ct : J'ai beaucoup tudi la vie. Elle est infiniment absurde etinfiniment douloureuse ( Un joueur , Le Figaro, 27 janvier 1889).

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    sont observes avec le regard dun clinicien, la cause en est bien existentielle, linstar

    du spleen baudelairien ou de la neurasthnie mirbellienne. Cest ce qui apparat en

    particulier dans la fameuse scne du jardin public, o Roquentin a la brutale rvlation

    de cette contingence en examinant la racine d'un marronnier34

    , qui existe en soi, et non travers sa fonction de pompe aspirante en vue dune certaine fin, en loccurrence

    nourrir l'arbre (p. 183) : son existence est indpendante de toute finalit qui lui donnerait

    un sens, ce nest quune masse noire et noueuse, entirement brute (p. 179), elle est

    donc absurde, et mme absurde absolument, et non pas seulement absurde relativement,

    puisqu il ny [a] rien par rapport quoi elle ne [soit] absurde (p. 183).

    Malheureusement la plupart des gens saveuglent devant ce genre dvidence criante,

    car ils nobservent que la mince pellicule qui leur cache la ralit des chose et qui,

    simaginent-ils stupidement, leur prouve lexistence de Dieu . Si Roquentin, lui, ne se

    laisse pas aveugler ni duper, cest parce quil voit aussi le dessous des choses et des

    cartes (p. 176), linstar de la Clestine de Mirbeau, qui semployait dj nous

    dvoiler le dessous des tres et de la socit.

    Cette rvlation tardive, proche de lhallucination, lui permet de comprendre,

    rtrospectivement, le mal-tre et la nause qui lont envahi depuis les premires pages

    de son journal. Et la prise de conscience, qui la amen se distancier des choses,

    aboutit du mme coup sa nantisation : Tout ce qui reste de rel en moi, cest de

    lexistence qui se sent exister. [] Personne. Pour personne, Antoine Roquentin

    nexiste. a mamuse. Et quest-ce que cest que a, Antoine Roquentin ? Cest delabstrait (p. 239). Dj, dans un roman de Mirbeau antrieur de quarante-six ans,

    Dans le ciel, rest indit pendant prs dun sicle et que Sartre ne pouvait connatre, on

    trouvait cet aveu dsenchant sous la plume du narrateur, un pauvre rat des lettres

    nomm Georges : Je n'existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus

    infime de l'universelle harmonie. Je suis cette chose inconcevable et peut-tre unique :

    rien35. Il existe cependant une grosse diffrence dans lapprciation de ce nant de

    lhomme lucide : Georges sen dsespre, car cest un constat dchec pour qui a

    toujours voulu tre quelque chose, ou plutt quelquun, en lui-mme et dans le regarddes autres ; pour Roquentin, au contraire, la nantisation de son moi, dont il fait le

    constat, est la condition de la libert, elle a donc une valeur minemment positive pour

    un tre qui ne sextirpe de la mdiocrit ambiante que grce cette exprience. Il se

    situe plutt dans la continuit dun autre personnage mirbellien, labb Jules, le hros du

    34 Dj, en 1931, il avait crit un pome intitul LArbre , o larbre, par sa vaineprolifration, indiquait la contingence (Simone de Beauvoir, La Force de lge, Gallimard, 1960, p.49).

    35 Octave Mirbeau,Dans le ciel, chapitre VIII (uvre romanesque, tome II, p. 50). Ce roman a t

    publi en feuilleton dansLcho de Paris en 1892-1893. Pour la publication en volume, il a fallu attendrenotre dition de 1989 (Caen, ditions de lchoppe)

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    roman ponyme de 1888, qui prche ainsi devant son jeune neveu : Ne pas sentir ton

    moi, tre une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer

    une goutte d'eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts36...Je t'avertis que ce

    n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisment fabriquer un Jsus-Christ,un Mahomet, un Napolon, qu'un Rien...37 Si cet idal rv de ntre Rien tait

    galement connot positivement, cest quil impliquait une ascse douloureuse,

    dinspiration schopenhauerienne, pour se librer de tous les faux biens et de tous les

    idaux mensongers et mortifres que font miroiter les socits et les religions, ce qui le

    rapproche du personnage sartrien. Pour Sartre, en effet, l'exprience du nant est

    identifie celle de la libert par laquelle nous refusons notre tat et dcidons, comme

    Roquentin la fin du livre, de ne plus tre ce que nous sommes.

    2. La contingence chez Mirbeau :

    Bien que Mirbeau ne se pique aucunement dtre un philosophe, et bien

    quaucun de ses romans nait la prtention dtre, selon la formule de Camus, de la

    philosophie mise en images38 , la diffrence deLtrangerou deLa Nause, qui sont

    des illustrations des analyses philosophiques dveloppes dans Le Mythe de Sisyphe et

    Ltre et le nant39, force est de constater que la contingence est aussi un thme

    fondamental et rcurrent dans lensemble de son uvre. Outre la valorisation du Rien

    par labb Jules que nous venons de relever, il la met en lumire, tantt en soulignantlimportance du hasard dans les vies humaines, tantt en insistant sur ce quil appelle

    lironie de la vie , tantt en dveloppant lide du nant de lhomme, vil ftu

    perdu dans linfini..

    Le rle dcisif du hasard, Jean Minti, le narrateur du Calvaire, le premier roman

    que Mirbeau a sign de son nom, en 1886, en prend conscience dans langoisse, car il

    na aucun souvenir des vnements imprvisibles qui nen ont pas moins gouvern toute

    son existence venir : N'est-il pas affolant de penser que nos meilleures amitis, qui

    36 Influence sensible de Schopenhauer, dans ce renoncement, qui est le seul moyen de sedbarrasser du pensum qu'est la vie , comme le remarque A. Baillot (L'Influence de la philosophie deSchopenhauer en France (1860-1900), Vrin, 1927, pp. 233-234).

    37LAbb Jules, chapitre III de la deuxime partie (uvre romanesque, tome II, p.470).38 Lexpression est de Camus, propos, prcisment, deLa Nause dont il rend compte dansAlger

    rpublicain le 20 octobre 1938 (voirEssais dAlbert Camus, Bibliothque de la Pliade, 1965, p. 1417).39 Pour Annie Cohen-Solal, la biographe de Sartre, le philosophe mergera antrieurement au

    romancier, le crateur de concepts prcdera le crateur de fiction (Sartre, Gallimard, 1985, p. 142).De son ct, Simone de Beauvoir crit que Sartre avait eu pour dessein d exprimer sous une formelittraire des vrits et des sentiments mtaphysiques (La Force de lge, Gallimard, 1960, p. 293).Michel Contat et Michel Rybalka ne sont pas tout fait de cet avis : pour eux, les images et mtaphoresde luvre ne sont pas toujours l pour illustrer un systme , et Sartre invente une philosophie pour

    unifier ces images et rendre compte de ses propres obsessions (Les crits de Sartre, Gallimard, 1970, p.63).

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    devraient tre le rsultat d'une lente slection ; que les vnements les plus graves de

    notre vie, qui devraient n'tre amens que par un enchanement logique des causes, ne

    sont, la plupart du temps, que le produit instantan du hasard ? Vous tes chez vous,

    dans votre cabinet, tranquillement assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'airfroid : il pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse ; par consquent, vous avez

    toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de votre fauteuil... Vous sortez,

    cependant, pouss par un ennui, par un dsuvrement, par vous ne savez quoi ; par

    rien... et voil qu'au bout de cent pas vous avez rencontr l'homme, la femme, le fiacre,

    la pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre existence, de

    fond en comble. [] Et cette minute d'hsitation banale, cette minute o j'ai d me

    demander, indiffrent : Voyons, sortirai-je ? ne sortirai-je pas ?, cette minute a

    contenu l'acte le plus considrable de ma vie ; ma destine tout entire a t rgle en

    cette minute brve, qui, dans mes souvenirs, n'a pas laiss plus de trace que n'en laisse

    au ciel le coup de vent qui abat la maison et qui dracine le chne40 ! Le fait que les

    actes ou les gestes les plus insignifiants puissent avoir des effets aussi disproportionns

    et durables41 est la preuve quil nexiste aucune finalit ni aucune ncessit luvre

    dans lunivers, qui est donc bien livr la contingence. La composition chaotique des

    romans ultrieurs de Mirbeau, y comprisLe Journal dune femme de chambre, va tendre

    mettre en lumire ce rle du hasard.

    Quant lironie de la vie , cest elle qui fait que les choses ne se droulent

    jamais comme les pauvres humains, dans leur ridicule prsomption, ont cru leprogrammer. Tout se passe comme si un malin gnie samusait se payer leur tte,

    djouer leurs ruses, frustrer leurs attentes, voire les torturer sadiquement, comme le

    chat avec la souris, sans mme quils aient pour autant, devant un ciel vide, la (mince)

    compensation de cracher sur des dieux morts et de se rvolter contre des tortionnaires

    absents. Cest cette ironie sadique de la vie, par exemple, qui leur inflige des

    sacrifices douloureux qui, pour finir, savrent pathtiquement inutiles, et qui nen

    paraissent que plus monstrueux. luvre dans lensemble de la production littraire de

    Mirbeau, elle est illustre principalement dans ses premiers romans, dune factureencore relativement classique,Lcuyre,Dans la vieille rue, La Duchesse Ghislaine et

    Sbastien Roch, et plus accessoirement dans La Marchale, La Belle Madame Le

    VassartetLAbb Jules. Lironie de la vie est la preuve la plus clatante de labsence de

    toute finalit.

    Troisime illustration de la contingence : la disproportion de l'homme et son

    impuissance embrasser par la pense un univers qui nest pas sa mesure. Un des

    40 Octave Mirbeau,Le Calvaire, chapitre III (uvre romanesque, tome I, p. 177).41 On pourrait penser au nez de Cloptre selon Pascal. Mais le philosophe jansniste nen conclut

    pas pour autant labsence de Providence, bien au contraire : il y voit en effet la preuve de lincapacit delhomme comprendre et matriser quoi que ce soit.

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    narrateurs de Dans le ciel, encore enfant, en contemplant le ciel toil, dcouvre une

    nuit ces terrifiantes vrits avant mme d'avoir lu une ligne de Pascal : Pour la

    premire fois, j'eus conscience de cette formidable immensit, que j'essayais de sonder,

    avec de pauvres regards d'enfant, et j'en fus tout cras. Le silence ternel de cesespaces infinis m'effraya ; j'eus la terreur de ces toiles, si muettes, dont le ple

    clignotement recule encore, sans l'clairer jamais, le mystre affolant de

    l'incommensurable. Qu'tais-je, moi, si petit, parmi ces mondes ? De qui donc tais-je

    n ? Et pourquoi ? O donc allais-je, vil ftu, perdu dans ce tourbillon des

    impntrables harmonies ? Quelle tait ma signification ? Et qu'taient mon pre, ma

    mre, mes surs, nos voisins, nos amis, tous ces atomes emports par on ne sait quoi,

    vers on ne sait o... soulevs et pousss dans l'espace ainsi que des grains de poussire

    sous le souffle d'un fort et invisible balai42?

    Face un univers contingent et hors de proportion avec son tre infinitsimal, la

    conscience de l'tre pensant ne peut s'veiller que dans l'angoisse. Et cette angoisse est

    proportionnelle sa capacit de rflexion43 : Chacun souffre plus ou moins, selon son

    degr de culture intellectuelle, car plus l'homme pense, plus il sait et plus il souffre44.

    l'instar de Georges, le pauvre diable de Dans le ciel, il ne peut que se sentir

    cras par le mystre de ce ciel, par tout cet inconnu, par tout cet infini 45 , qui pse

    sur chacun de nous et o il se sent un trop ngligeable atome pour que qui ce soit et

    quoi que ce soit se proccupe un tant soit peu de lui : J'ai des bras, l'apparence d'un

    cerveau, les insignes d'un sexe; et rien n'est sorti de cela, rien, pas mme la mort. Et sila nature m'est si perscutrice, c'est que je tarde trop longtemps, sans doute, lui

    restituer ce petit tas de fumier, cette menue pince de pourriture qui est mon corps, et

    o tant de formes, charmantes, qui sait ? tant d'organismes curieux, attendent de natre,

    pour perptuer la vie, dont rellement je ne fais rien et que, lchement, j'interromps.

    Qu'importe donc si j'ai pleur, si, parfois, j'ai labour, du soc de mes ongles, ma

    sanglante poitrine ? Au milieu de l'universelle souffrance, que sont mes pleurs ? Que

    signifie ma voix, dchire de sanglots ou de rires, parmi ce grand lamento, qui secoue

    les mondes, affols par l'impntrable nigme de la matire ou de la divinit46

    ? Ainsi, sous des formes diverses, il apparat bien que la contingence est

    omniprsente chez Mirbeau. Elle est la consquence, dune part, de son athisme

    affirm, qui, ses yeux comme ceux de Sartre, relve de lvidence et ne ncessite

    donc pas une dmonstration, tant linexistence de Dieu simpose lintelligence ; et,42 Octave Mirbeau,Dans le ciel, chapitre VI (uvre romanesque, tome II, p. 43).43 Roquentin crit de son ct : Si seulement je pouvais marrter de penser, a irait dj mieux.

    Les penses, cest ce quil y a de plus fade [] et a laisse un drle de got (p. 142).44 Octave Mirbeau, Le Mcontentement , Le Figaro, 9 janvier 1889.45 Octave Mirbeau,Dans le ciel, chapitre X (op. cit., p. 60).46

    Octave Mirbeau, Dans le ciel, chapitre VIII (op. cit., p. 50). Voir aussi Octave Mirbeau, Souvenirs d'un pauvre diable (recueilli dans Contes cruels, Sguier, 1990, t. II, p. 485).

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    dautre part, de son matrialisme radical, qui lui fait rejeter toutes les illusoires

    consolations fournies par les divers idaux trompeurs que propose la socit. En

    labsence dun dieu crateur et/ou dun dieu organisateur du chaos en cosmos, il ny a

    rien qui puisse donner un sens la vie : rien ne saurait donc y avoir en soi la moindresignification. Les choses sont, les hommes existent, il n'y a rien en dire de plus. Ils

    n'ont par eux-mmes aucun sens, ne correspondent aucun projet, ne visent aucune fin,

    hors celle quils se sont eux-mmes fixe, et il serait bien prsomptueux de s'imaginer

    qu'ils puissent en avoir une dans la volont dun tre omniscient et omnipotent. En bon

    hritier de Voltaire, Mirbeau ironise sur les nafs partisans du finalisme : Les choses

    n'ont pas de raison d'tre, et la vie est sans but, puisqu'elle est sans lois . Et d'ajouter

    plaisamment, pour se mettre au diapason des Pangloss et autres Bernardin de Saint-

    Pierre : Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet trange animal d'Edison qui

    s'imagine l'avoir dcouvert dans le ple ngatif, pourquoi les hommes auraient-ils

    d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipres et des

    limaces ? Pourquoi des critiques dans la littrature47? Puisque la vie elle-mme ne

    cesse d'apporter des dmentis cinglants la thorie des causes finales , il est clair que

    ce serait une grande folie que de chercher une raison aux choses48 .

    3. De lhumanisme la ds-illusion :

    Pourtant, la diffrence de labb Jules, vituprateur de tous les idaux do sont ns les banquiers, les prtres, les escrocs, les dbauchs, les assassins et les

    malheureux49 , et la diffrence de Roquentin, fascin par le superbe visage de

    Mduse de son ancienne compagne Anny (p. 203), la plupart des hommes, dans la vie

    comme chez Mirbeau et chez Sartre, s'avrent incapables de regarder Mduse en

    face50 , et ils pratiquent lchement la politique de l'autruche : ce que Pascal appelait le

    divertissement. D'abord, ils tchent de ne pas y penser51 et s'absorbent dans leurs

    agitations drisoires et larvaires52. Ensuite, ils se raccrochent tant bien que mal des

    illusions qu'ils supposent consolantes, quil sagisse des anciennes religions, de lamour,du plaisir, de largent, du pouvoir, ou des utopies sociales. Ce sont prcisment ces

    agitations striles que Sartre voque avec la mme cruaut que Mirbeau, et ce sont ces

    47 Octave Mirbeau, ? ,L'cho de Paris, 25 aot 1890.48Ibidem.49 Octave Mirbeau,LAbb Jules, op. cit., p. 471.50 Cette formule se trouve dans un article surLa Fille lisa dEdmond de Goncourt, L'Ordre de

    Paris, 25 mars 1877.51 Ainsi le docteur Rog voudrait se masquer linsoutenable vrit : quil est seul, sans acquis,

    sans pass, avec une intelligence qui sempte, un corps qui se dfait (La Nause, p. 102).52

    Le critique de Gringoire, propos deLEnfance dun chef, parle aussi d un univers grouillantde larves (cit par Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985, p. 183).

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    illusions destines voiler au commun des mortels lnorme absurdit de leur

    existence , les empcher de sapercevoir quils existent (p. 158), quil entreprend

    son tour de dmystifier, en qualifiant de salauds (p. 13553) ceux qui les propagent

    ou les entretiennent, cest--dire tous ceux qui profitent du dsordre tabli : ceux-lmmes, prcisment, auxquels Mirbeau a ironiquement ddi son Jardin des supplices

    en pleine affaire Dreyfus54.

    Prtres, politiciens, patrons, juges, ducateurs, crivains bien-pensants tels que

    Barrs (p. 88) et Bourget (p. 123) qui taient dj les ttes de Turc de Mirbeau (pp.

    113-114) , et mme les historiens bourgeois qui en sont rduits expliquer le neuf

    par lancien (p. 101), ont ceci de commun, aux yeux de Sartre, quils semploient

    tous, diversement, duper le btail ahuri des humains , comme disait Mallarm, pour

    mieux le dominer et lexploiter, en lui faisant croire que tout a un sens, que chaque

    chose est sa place, et que, dans la meilleure et la plus rassurante des rpubliques, tout

    obit des lois fixes et immuables (p. 223) et dindispensables rgles de

    fonctionnement : Quy a-t-il craindre dun monde si rgulier ? , se demande un

    temps Roquentin (p. 11), avant den dcouvrir et de nous en dvoiler les hideurs

    caches. ces hrauts de la bourgeoisie que jamais le moindre doute navait

    traverss (p. 122) et qui assurent et perptuent la domination de la classe exploiteuse,

    le peuple reconnaissant dresse des statues dans les jardins publics et vient admirer leurs

    portraits en pied qui trnent drisoirement dans le muse des Beaux-Arts de Bouville

    Quant ceux qui sapitoient sur les misres humaines, se targuent daimerlhumanit entire, se rclament du si rconfortant humanisme et se drapent dans leur

    inaltrable bonne conscience de gauche, ce sont en ralit des aveugleshumanistes

    (p. 171). De fait, quil soient lacs, chrtiens ou communistes, ils prtendent navement

    contribuer au progrs et la justice sociale par lengagement politique, linstar de ce

    pauvre Guhenno (p. 171), incarnation historique de lhumanisme Troisime

    Rpublique, ou du fictif et caricatural Autodidacte, qui se fait gloire davoir adhr la

    S.F.I.O. au lendemain de la guerre, comme sil y voyait la preuve de sa supriorit

    morale (p. 164). Mais en ralit, aux yeux de Sartre, ils participent eux aussi lamystification gnrale, puisquils contribuent, par leur idalisme mme, faire croire

    que tout se tient, que tout a un sens, que tout marche dans la bonne direction et que tout

    finira par aller bien dans le meilleur des mondes : leur faon, volens nolens, ils sont

    complices des salauds . Car, comme le note Roquentin, un droit nest jamais que

    lautre aspect dun devoir (p. 122), de sorte que mettre en avant le bouquet des

    53 DansLExistentialisme est un humanisme (Nagel, dition de 1970, pp. 84-85), Sartre qualifierade salauds ceux qui essaieront de montrer que leur existence est ncessaire, alors quelle est lacontingence mme de lapparition de lhomme sur la terre .

    54

    Aux Prtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui duquent, dirigent, gouvernent leshommes, je ddie ces pages de meurtre et de sang, O. M. (uvre romanesque de Mirbeau, t. II, p. 163).

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    Droits de lHomme et du Citoyen (p. 129), in abstracto, revient justifier la

    soumission de lindividu un ordre qui le dpasse.

    Il en allait de mme pour lanarchiste Mirbeau : ses yeux, les mauvais

    bergers55

    de la Rpublique opportuniste et, pour des raisons diffrentes, les partisans ducollectivisme excr, tels que Guesde et Jaurs56, taient en pratique complices des

    injustices et atrocits qui se perptraient partout, en France ou dans les colonies, au nom

    du Progrs, de la Dmocratie et de lhritage de la Rvolution franaise : les uns parce

    quils exeraient la ralit du pouvoir et quils camouflaient les extorsions et les crimes

    sous des grimaces57 flatteuses destines frapper et tromper limagination du bon

    peuple ; les autres parce quils ne proposaient aux opprims que la perspective dun

    avenir encore pire, o lindividu, dment numrot, embrigad et uniformis,

    deviendrait lesclave dun tat tentaculaire et oppressif58, et aussi parce que, en

    attendant le grand soir, ils ne se servaient, selon lui, des luttes ouvrires que pour

    acqurir des positions privilgies au sein de la nomenklatura de la Rpublique59. Pour

    des individualistes comme Mirbeau ou lauteur de La Nause, tous les dirigeants,

    quelles que soient leurs tiquettes, et mme sils sont honntes et anims de ces bonnes

    intentions dont est pav lenfer, sont donc a priori discrdits, puisquils sinscrivent

    dans un paysage politique mystificateur, o les individus sont sacrifis des projets

    prtendument rationnels qui les dpassent. Il importe donc de dessiller les yeux des

    aveugles volontaires et de les ds-illusionner en faisant tomber les masques et

    apparatre les grimaces pour ce quelles sont.La contingence nest donc pas seulement, pour Sartre comme pour Mirbeau, un

    concept philosophique abstrait. Elle a des implications concrtes et des consquences en

    termes de positionnement politique, ce que rvlait fort clairement le terme de

    55 Les Mauvais bergers est le titre dune tragdie proltarienne de Mirbeau, reprsente endcembre 1897. Son noir et dcourageant pessimisme avait suscit le courroux de Jean Jaurs dans lescolonnes deLa Petite Rpublique.

    56 Sur les relations entre lcrivain anarchiste et le tribun socialiste, voir notre article Mirbeau etJaurs , dans les Actes du colloque dOrlans Jaurs et les crivains, Centre Charles Pguy, 1994, pp.111-116.

    57

    Le mot grimaces, employ le plus souvent dans son acception pascalienne, est particulirementaffectionn par Mirbeau, qui a dirig pendant six mois, en 1883, un hebdomadaire prcisment intitulLes Grimaces. Il aspirait y dvoiler les peu ragotants dessous de la mafia opportuniste qui, selon lui,avait fait main basse sur la France et crochetait impunment les caisses de la Rpublique. Dans LaNause, Sartre emploie le mot grimace au moins deux fois (p. 31 et p. 60).

    58 Mirbeau crit ainsi, dans Questions sociales (Le Journal, 20 dcembre 1896 ; article recueillidans notre dition de ses Combats littraires, paratre Lge dHomme) : Quest-ce donc lecollectivisme, sinon une effroyable aggravation de ltat, sinon la mise en tutelle violente et morne detoutes les forces individuelles dun pays, de toutes ses nergies vivantes, de tout son sol, de tout sonoutillage, de toute son intellectualit, par un tat plus compressif quaucun autre, par une disciplinedtat plus touffante et qui na dautre nom dans la langue, que lesclavage dtat ? tonnanteprescience de ce que sera le stalinisme

    59 Dans Les Mauvais bergers Mirbeau accuse carrment les dputs socialistes de susciter des

    luttes ouvrires qui servent leurs ambitions, mais de ne rien faire pour empcher les grvistes dtremassacrs par la troupe.

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    factum par lequel Sartre dsignait son futur roman. Elle permet en effet de distinguer

    deux types dhommes : dun ct, la masse crtinise et soumise des larves humaines

    indiffrencies qui, par-del les distinctions de classes sociales60, sont condamnes,

    sans se poser de questions, lternel recommencement des mmes journes monotoneset vides, pour le plus grand profit des vendeurs dorvitan ; et, de lautre, les individus,

    fort rares, qui, parce quils en ont pris conscience, comme Roquentin ou Clestine, et a

    fortiori les artistes crateurs que Mirbeau porte au pinacle61 ou bien parce quils ont

    t les lves du pdagogue Sartre ou les lecteurs enthousiastes des chroniques de

    Mirbeau , se librent du gluant prt--penser et refusent de se laisser duper et de

    sintgrer : Je ne veux pas quon mintgre, scrie Roquentin (p. 168), qui

    explique : Il me semble que jappartiens une autre espce (p. 222). Et pourtant il y

    a pour eux un prix payer, car cette libert durement conquise, mais si prcieuse,

    ressemble un peu la mort, aux yeux du biographe de Rollebon (p. 221), et elle

    pousse Clestine des accs de rvolte qui la soulagent, certes, mais qui lui cotent bien

    souvent sa place.

    Il est donc important, pour nos deux romanciers, dessayer de faire prouver par

    leurs lecteurs, partir de lexprience phnomnologique de personnages de fiction,

    puis de leur faire saisir intellectuellement ce que cest que la contingence, puisque sa

    prise de conscience est leurs yeux la condition de la libert.

    60 Dans la foule du dimanche aprs-midi, Roquentin note : Les aristocraties, les lites, lesgroupements professionnels avaient fondu dans cette foule tide (p. 77).

    61 Mirbeau est le chantre attitr de Claude Monet, de Camille Pissarro, dAuguste Rodin et de

    Camille Claudel, et le dcouvreur de Vincent Van Gogh, dAristide Maillol et de Maurice Utrillo. Voirses Combats esthtiques (deux volumes, Nouvelles ditions Sguier, 1993).

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    LE JOURNAL

    Afin que luniverselle contingence simpose aux lecteurs englus danslidologie finaliste qui, sous des formes diverses, sest rpandue partout, parce que les

    hommes ont dcidment besoin de trouver du sens et dalimenter leurs esprances, ils

    ont adopt la forme dun journal, qui nous est prsent comme un document par ceux

    qui le publient : Octave Mirbeau lui-mme, dont le nom figure sur la couverture du

    Journal dune femme de chambre en tant que romancier, pour celui de Clestine ;

    danonymes diteurs , pour celui de Roquentin, dansLa Nause. La forme du journal

    prsente pour les deux crivains trois intrts majeurs.

    1. Refus de la littrature et du naturalisme :

    Tout dabord, dans la mesure o le diariste crit pour lui sans se soucier dtre

    lu, il nest pas cens faire de la littrature, avec tout ce que ce mot implique dartifice,

    ddulcoration, de recherche du joli ou de leffet, et par consquent de duperie : Jcris

    pour tirer au clair certaines circonstances. Se mfier de la littrature. Il faut crire au

    courant de la plume ; sans chercher les mots , note Roquentin pour sa gouverne (p.

    84). Quant Mirbeau, dans lavis au lecteur de son roman, il prtend avoir cd aux

    instances de la pseudo-Clestine, soucieuse damliorer le style de son journal, et feint

    de regretter, du mme coup, d en avoir altr la grce un peu corrosive , diminu

    la force triste et remplac par de la simple littrature ce qu'il y avait dans ces pages

    d'motion et de vie (p. 379). Bien sr, il ne faudrait pas prendre cette assertion auto-

    ironique au premier degr, pas plus que l avertissement des diteurs deLa Nause,

    artifice dsuet qui se dtruit lui-mme et qui exhibe mme cette fiction par une

    provocation calcule , selon Jacques Deguy62. Mais du moins cet artifice exhib rvle-

    t-il que la littrarit est considre par les deux romanciers comme un obstacle la

    spontanit de lmotion et, plus gnralement, la vie si indispensable uneuvre dart, et que la non-littrarit suppose des deux romans (qui, naturellement, sont

    bel et bien littraires, nonobstant leur mise en scne ditoriale) a lavantage de leur

    fournir un cachet dauthenticit63 .

    62 Jacques Deguy, tude sur La Nause, Gallimard 1993, p. 30. Il y voit du mme coupl apparition premire dune autre constante de lcriture sartrienne : le got du pastiche et de laparodie ce qui, une nouvelle fois, le rapproche videmment de Mirbeau.

    63 Yasusuke Oura, Roman-journal et mise en scne ditoriale ,Potique, n 69, fvrier 1987, pp.14-15. ConcernantLe Journal dune femme de chambre, il est clair que Mirbeau samuse juxtaposer despassages en style parl et populaire et des effets de style, grand renfort dimparfaits du subjonctif,

    rvlant ainsi quil refuse de jouer le jeu de la forme du journal, qui nest quun truquage comme un autreet quil fait apparatre comme tel.

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    ce refus de la littrature en gnral sajoute le refus du naturalisme en

    particulier, honni par les deux romanciers cause de ce que Mirbeau appelait sa myopie.

    Or le sujet du Journal dune femme de chambre, le monde immonde vu travers le

    trou de la serrure, et celui deLa Nause, la vie ennuyeuse et nauseuse dun clibataire, pouvaient donner lieu une lecture naturaliste et situer ces deux romans dans la

    continuit de Germinie Lacerteux, des frres Goncourt, et dePot-Bouille, de Zola, pour

    lun, et d vau-leau, de Huysmans, pour lautre. Sartre et Mirbeau se sont donc

    vertus supprimer tout ce qui aurait pu faciliter semblable interprtation, inacceptable

    leurs yeux : la forme du journal y a contribu. Cest ainsi que Mirbeau introduit dans

    le journal de Clestine des chapitres entiers qui nont rien y faire, notamment le

    chapitre X ajout in extremis, sur preuves, et des imparfaits du subjonctif peu

    compatibles avec lillusion raliste ; et, de son ct, Sartre voque des cauchemars et

    des hallucinations qui donnent au journal de Roquentin une couleur fantastique et qui

    le dbarrassent du mme coup de ces restes de populisme destins crer des effets de

    rel, conformment la vulgate naturaliste, mais que Brice Parain navait pas du tout

    apprcis et dont il avait obtenu de les voir rduits la portion congrue, dans la version

    imprime64.

    2. La subjectivit :

    Ensuite, le rcit est subjectif et ne nous fournit donc quune perceptionpersonnelle de la ralit, laquelle limagination cratrice du scripteur peut fort bien

    infliger torsions et dformations. Quelle soit dinspiration impressionniste ou

    expressionniste65, cette subjectivit sous-entend, gnralement, un refus du ralisme

    romanesque du XIXe sicle, qui laisse croire quil existe, hors de soi et indpendamment

    du regard que lon jette sur elle, une ralit que lartiste est apte saisir, dcouvrir

    derrire les apparences superficielles et reprsenter fidlement telle quelle. Plus

    prcisment, labsence de tout narrateur omniscient et la focalisation interne du rcit,

    comme disent les narratologues, laissent planer le doute sur la vracit des vnementsrapports : ils peuvent trs bien avoir t inconsciemment altrs par le filtre des

    64 Sartre crit Simone de Beauvoir, aprs son entrevue avec Brice Parain : [] partir de latrentime page, il a t du et impatient par des choses trop ternes, genre populiste. [] Il trouve legenre faux et pense que a se sentirait moins (le genre journal) si je ne mtais proccup de souderles parties de fantastique par des parties de populisme. Il voudrait que je supprime autant que possiblede populisme (cit par Simone de Beauvoir,La Force de lge, Gallimard, 1960, pp. 306-307). Quant Simone de Beauvoir, elle craignait que le nouveau titre propos par Gallimard, La Nause, nincitt lepublic y voir un roman naturaliste (ibid., p. 308).

    65 Admirateur de Monet et de Van Gogh, Mirbeau combine les deux formes de subjectivit. Tanttil se contente de filtrer le monde extrieur travers son temprament et ses humeurs, ou celles de sespersonnages ; tantt il projette hors de lui son temprament, qui transfigure le monde extrieur. Voir

    larticle dAnita Staron, Octave Mirbeau et lexpressionnisme littraire , Cahiers Octave Mirbeau, n12, mars 2005, pp. .

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    sentiments des diaristes, ou volontairement dforms, quand ce nest pas carrment

    invents, pour les besoins de leur autojustification dans le cadre de ce que Sartre

    appelle la mauvaise foi . De fait, pour avoir, de son propre aveu inaugural, frl la

    folie (p. 10), Roquentin, qui a t install par Sartre comme mdiateur du monde ,selon lexpression de Jacques Deguy66, napparat pas comme un narrateur au-dessus de

    tout soupon, et les diverses hallucinations quil rapporte par la suite, et qui sont

    directement inspires par celles de Sartre lui-mme67, sont de nature susciter le doute

    sur son tat mental et, partant, sur la fiabilit de son rcit68. Quant Clestine, on sait

    quelle se monte le bourrichon en accusant Joseph davoir viol et assassin la petite

    Claire, alors quelle nen a pas la moindre preuve69, et le lecteur est bien en peine de

    faire le tri entre ce qui relve de prsomptions solidement tayes et ce qui nest quune

    intime conviction ne reposant que sur un attrait pervers pour le criminel suppos qui

    la fascine, par lhorreur mme de la transgression que lui prte son imagination : quand

    le roman sachve, le lecteur reste dans lincertitude, et lintrigue policire que semblait

    engager la dcouverte du corps mutil de la fillette reste sans solution, au risque de

    dcevoir lattente du lecteur. Du coup, lunivers romanesque des deux uvres nest plus

    prsent comme une ralit stable et rassurante, mais comme la perception

    invitablement dforme quen donnent les rdacteurs des journaux : l'ambigut des

    squences narratives qui se succdent renforce le sentiment dtranget et dopacit des

    choses70.

    Un autre intrt du recours la subjectivit est de permettre de bien diffrencierlobservateur distanci, qui note le fruit de ses observations dentomologiste, et les

    66 Jacques Deguy, tude deLa Nause, Gallimard, 1993, p. 43.67 Voir Simone de Beauvoir,La Force de lge, Gallimard, 1960, p. 217. Elle crit notamment que,

    sous leffet de ces angoissantes hallucinations, probablement dues la mescaline, Sartre se croyait atteintdune psychose hallucinatoire chronique .

    68 Il en allait de mme dans Le Calvaire, le premier roman officiel de Mirbeau (1886), rdig enguise de confession par le hros, Jean Minti. Dans La 628-E8 (1907), o il recourt une espcedautofiction avant la lettre, le romancier annonce dentre de jeu, dans lAvis au lecteur, lincertitude dustatut du journal de son voyage en automobile qui va suivre : Est-ce bien un journal ? Est-ce mme unvoyage ? Nest-ce pas plutt des rves, des rveries, des souvenirs, des impressions, des rcits, qui, le

    plus souvent, nont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visits, et que font natre ou renatreen moi, tout simplement, une figure rencontre, un paysage entrevu, une voix que jai cru entendrechanter ou pleurer dans le vent? Mais est-il certain que jaie rellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mlancoliques, je laie vraiment rencontre quelquepart ? (uvre romanesque, tome III, p. 295).

    69 Pour sa part, partir de son exprience de biographe, Roquentin constate limpossibilit deprouver quoi que ce soit : Je commence croire quon ne peut jamais rien prouver (p. 26).

    70 DansLa Force de lge (Gallimard, 1960, pp. 144-145), Simone de Beauvoir parle en ces termesde la dcouverte des romans dHemingway : Chez Hemingway, le monde existait dans son opaqueextriorit, mais toujours travers la perspective dun sujet singulier ; lauteur ne nous en livrait que cequen pouvait saisir la conscience avec laquelle il concidait. En cela, explique-t-elle, il se distingue lafois du vieux ralisme , qui dcrit les objets en soi et qui repose sur des postulats errons , et dusubjectivisme de Proust et de Joyce, que nous ne jugions pas mieux fond . Rsultat : Un grand

    nombre des rgles que nous nous imposmes dans nos romans nous furent inspires par Hemingway. Mais, avant Hemingway, il y avait eu Mirbeau

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    insectes humains qui sagitent drisoirement sous ses yeux. Ainsi Roquentin prcise-t-il,

    au terme de son enregistrement dun dimanche ordinaire Bouville : [] aprs tout,

    ctait leur dimanche et non le mien71 (p. 80). Quant Clestine, aprs son premier

    dimanche au Mesnil-Roy, elle manifeste son mpris pour des femmes de province qui sentent le pays plein nez (p. 416), se dit vexe de se trouver au milieu dun

    monde si ordinaire, si laid (p. 420)et conclut quelle na rien de commun avec

    ces femmes odieuses (p. 423). Du mme coup le lecteur est incit partager le

    dgot des narrateurs pour les laideurs qui les offusquent, sinterroger sur la valeur de

    ces vies mornes et rptitives, prendre son tour conscience de la contingence de

    toutes choses, et tirer ses propres conclusions de lexprience existentielle qui lui est

    propose : la subjectivit du journal, qui facilite lidentification, peut avoir des effets

    pdagogiques et mettre des lecteurs sur les chemins de la libert72.

    Et puis, en ce qui concerne le substrat philosophique du roman de Sartre surtout,

    ce rcit la premire personne lui permet daffirmer, selon la formule de Francis

    Jeanson, la souverainet de la conscience tout en faisant droit la ralit du monde73

    [] dans la diversit de ses manifestations , et en premier lieu la ralit humaine74 .

    Et le vieux compagnon du romancier aux Temps modernes dexpliquer

    pdagogiquement la ncessit de cette dualit : Pourquoi la souverainet de la

    conscience ? Parce que, sinon, rien naurait plus ni vrit ni sens. Pourquoi la ralit

    du monde ? Parce que, sinon, la conscience ne serait plus aux prises quavec ses

    propres fantasmes75. Il est clair que Mirbeau naurait jamais formul les choses en cestermes et que son projet politico-littraire na pas la moindre prtention la philosophie.

    Il nen reste pas moins que ladoption de la forme du journal lui a permis, dj, cette

    confrontation entre une conscience souveraine, celle de Clestine en loccurrence, qui

    choisit, ordonne et exprime comme elle lentend les faits rapports, en mlant

    constamment le pass et le prsent76, et une ralit extrieure, humaine et sociale, qui

    nest nullement fantasmatique77, mais qui est filtre par sa perception toute subjective :

    La conscience et le monde sont donns dun mme coup : extrieur par essence la71

    Il en sera de mme dans le chapitre II de la premire partie de Ltranger, o Meursault assiste,du haut de son balcon, en spectateur dtach au dimanche des Algrois.72 Pour une raison du mme ordre, Simone de Beauvoir rapprochera Roquentin du hros duProcs

    de Kafka, Joseph K. : [] dans les deux cas, le hros prenait, par rapport ses entours familiers, unedistance telle que pour lui lordre humain seffondrait et quil sombrait solitairement dans dtrangestnbres (La Force de lge, Gallimard, 1960, p. 193).

    73 Francis Jeanson sappuie sur un passage deLa Force de lge, o Simone de Beauvoir crit que,chez Husserl, la conscience conservait la souverainet, et lunivers la prsence relle [des choses] queSartre avait toujours prtendu leur garantir (Gallimard, 1960, p. 194).

    74 Francis Jeanson, Sartre dans sa vie, ditions du Seuil, 1974, p. 103. Daprs Simone deBeauvoir, cette proccupation de Sartre remonte 1934 et est lie sa dcouverte de la notiondintentionnalit chez Husserl.

    75Ibidem.76

    Roquentin voque aussi nombre de souvenirs de ses voyages et de sa liaison avec Anny.77 Encore que la part de fantasmes, surtout propos de Joseph, ne soit pas ngliger.

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    conscience, le monde est, par essence, relatif elle , comme lexplique Sartre en

    193978. Nest-ce pas, prcisment, ce que lon peut constater dans Le Journal dune

    femme de chambre ? La diariste se dcouvre elle-mme, avec ses contradictions, ses

    limites et ses bas-fonds, en mme temps quelle se confronte un monde extrieur, quinexiste pour nous que grce son regard et sa conscience et dont elle ne saurait tre

    la dupe. Son journal est le fruit de cette dcouverte concomitante des autres et delle-

    mme ; et si, anticipant la clbre formule deHuis clos, il savre souvent que les autres

    sont pour elle un enfer, cest cause des rapports de domination qui vicient toutes les

    relations.

    3. Refus du finalisme :

    Enfin et surtout, la forme journal est indispensable pour viter le pige du

    finalisme qui guette tout rcit de facture classique79, plus forte raison un rcit

    rtrospectif tel quune autobiographie ou des mmoires. Alors que des mmoires sont

    rdigs longtemps aprs les faits, par un narrateur qui tente aprs coup de donner un

    sens son pass et qui le recompose la lumire du prsent de lcriture, le journal

    dcompose la vie du diariste en squences de longueur variable, qui se suivent, jour

    aprs jour80, sans senchaner, sans fil directeur et, par consquent, sans finalit

    apparente, laissant ainsi la contingence tous ses droits81. Par le truchement de

    Roquentin, Sartre expose trs clairement le finalisme inhrent la forme durcit traditionnel dont il entend se dmarquer: On a lair de dbuter par le

    commencement. [] Et en ralit cest par la fin quon a commenc. Elle est l,

    invisible et prsente, cest elle qui donne ces quelques mots [de lincipit] la pompe et

    la valeur dun commencement. []La fin est l qui transforme tout. []Et le rcit se

    78 Jean-Paul Sartre, Une ide fondamentale de la phnomnologie de Husserl : lintentionnalit ,Nouvelle Revue Franaise, janvier 1939 (cit par Francis Jeanson, op. cit., p. 104). Il crivait dj en1936 : pour que le monde retrouve ses bases dans la ralit [], il suffit que le Moi soit contemporaindu monde et que la dualit sujet objet, qui est purement logique, disparaisse dfinitivement des

    proccupations philosophiques . Du mme coup, cela permet d chapper au solipsisme (voir Simonede Beauvoir,La Force de lge, Gallimard, 1960, pp. 189-190).79 Sartre a notamment dvelopp cette ide dans son clbre article sur Franois Mauriac, dans la

    Nouvelle Revue franaise de fvrier 1939. Il y montre quune technique narrative nest pas neutreidologiquement et vhicule une morale et une mtaphysique.

    80 Jacques Deguy, dans son tude de La Nause, y note cet parpillement du rcit dans dessquences ingales, soumises au seul ordre de lcriture au jour le jour (Gallimard, 1993, p. 36). Il citeaussi une phrase de Sartre, selon qui le roman se droule au prsent, comme la vie (ibid., p. 40) cette vie laquelle Mirbeau reste si obstinment fidle.

    81 Daprs Albert Camus, dans son compte rendu du Mur, Sartre est parvenu viter le pige dufinalisme dans les nouvelles de ce recueil, sans pour autant recourir la forme du journal : [] tout cequils [les personnages]font, disent ou sentent est imprvu. Et, dans le moment o ils nous sont prsents,rien ne signale le geste quils feront linstant suivant (Alger rpublicain, 12 mars 1939 ; Essais,

    Bibliothque de la Pliade, 1962, p. 1420). Il nen reste pas moins que le journal est plus favorable que lercit pour viter le risque de finalisme impliqu par le dterminisme dactes qui semblent senchaner.

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    poursuit lenvers : les instants ont cess de sempiler au petit bonheur les uns sur les

    autres, ils sont happs par la fin de lhistoire qui les attire et chacun deux attire son

    tour linstant qui le prcde (p. 62). Dans un journal, au contraire, la discontinuit est

    la rgle, et il ny a pas plus de dbut et de fin que dans la vie : seule la volont arbitraireet contingente du diariste fait que des vnements sont nots, sempilant les uns sur

    les autres , ou au contraire cessent de ltre, et seule son intelligence organisatrice

    tablit loccasion des enchanements, qui nont alors aucune valeur objective,

    puisquils ne font que reflter sa perception toute subjective.

    Bien sr, il sagit ici dune fiction de journal, forme littraire dont les deux

    romanciers saccommodent parce quelle est adapte leurs propres fins, mais sans pour

    autant se sentir obligs den respecter la lettre toutes les implications. Ainsi, dans le

    journal de Clestine, nombre dpisodes donnent lieu des rcits rtrospectifs, qui ne

    cessent dinterfrer avec les incidents du jour ; elle rapporte des vnements auxquels

    elle na mme pas assist82, ce qui porte dlibrment atteinte, et la

    crdibilit romanesque, et au pacte tacite pass avec le lecteur sur la foi du titre ; quant

    au dernier chapitre, il apparat comme un pilogue charg de clore ce qui ressemble

    finalement autant des mmoires qu un vritable journal83. De son ct, contrairement

    lhabitude, Roquentin ne note quasiment jamais la date des chapitres de son journal, se

    contentant de vagues indications de jour ou dheure84 ; et les anonymes diteurs,

    contrairement tous les usages ditoriaux, ne nous disent rien sur ce quest devenu le

    diariste, ni sur les conditions dans lesquelles ils sont entrs en possession de sonmanuscrit : dsinvolture qui rappelle celle de Mirbeau dans nombre de ses romans o,

    loin dtre camoufls tant bien que mal, lartifice et linvraisemblance sont au contraire

    exhibs. Toutes ces incertitudes relatives la nature exacte et au statut littraire du texte

    publi contribuent renforcer ltranget de lobjet littraire mal dfini qui est propos

    aux lecteurs, sans pour autant nuire leffet de contingence induit par la forme journal

    adopte par les romanciers.

    82

    Cest le cas, par exemple, du chapitre X, ajout in extremis sur preuves : en tout arbitraire,Mirbeau insre dans le journal de la soubrette deux de ses propres articles, conus de surcrotindpendamment lun de lautre, Un dner (Le Journal, 10 janvier 1897) et Intimits prraphalites (ibidem, 9 juin 1895).

    83 Il est symptomatique cet gard que, dans certaines de ses lettres ou de ses confidences au journaliste Jules Huret, Mirbeau emploie le terme de Mmoires, quont utilis galement quelquestraducteurs : Memorias de una doncella (traduction espagnole de 1900, traduction argentine de 1947),LeMemorie duna cameriera (traduction italienne de 1901), Le Memorie licenziose di una cameriera(traduction italienne de 1994), Memrias de uma criada de quarto (traductions portugaises de 1908 et de1970),Pamietnik panny sluzacej (traduction polonaise de 1909).

    84 Par recoupements, Michel Contat et Michel Rybalka parviennent tablir que le journal deRoquentin est suppos avoir t rdig en janvier et fvrier 1932. Mais il savre que la derniresquence, date par eux de la fin fvrier, est situe par Sartre lui-mme, dans son Prire dinsrer, au

    premier jour du printemps (Les crits de Sartre, Gallimard, 1970, p. 61). La temporalit du romannest ps celle de la ralit historique.

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    Ils mettent en uvre dautres moyens de conforter cet effet. La pratique du

    collage en est un : Mirbeau, qui a dj exploit le procd dansLe Jardin des supplices85

    (1899) et le poussera lextrme lanne suivante dans Les 21 jours dun

    neurasthnique86

    (1901), insre artificiellement deux chapitres, qui font vraiment hors-duvre et que rien ne justifie, dans la trame du journal de sa soubrette (outre le chapitre

    X, il y a lanecdote rabelaisienne du doyen de Port-Lanon dans le chapitre XI87) ; de

    son ct, et plus modestement, dans le chapitre intitul Dimanche , Sartre reproduit

    des extraits dEugnie Grandet, ouvert au hasard par Roquentin, parce qu il faut

    bien faire quelque chose (p. 72), offrant ainsi un contrepoint cocasse aux changes

    verbaux quil a enregistrs, au hasard des rencontres et de son attention, et qui, en

    labsence de tenants et daboutissants, ne peuvent que frapper par leur tranget, en

    mme temps que par leur mdiocrit et leur incapacit tablir entre les locuteurs une

    vritable communication. Michel Contat et Michel Rybalka notent pour leur part que

    cette esthtique du collage , mode laquelle ont probablement contribu tout

    particulirement les dernires uvres de Mirbeau, pourrait bien tre rvle par le nom

    mme donn par Sartre son diariste, bien que le romancier nen ait pas gard

    souvenance : en effet, le terme de roquentin, ou rocantin, dsignait autrefois le chanteur

    de chansons composes de fragments dautres chansons et cousus ensemble comme

    un centon, de manire produire le plus souvent des effets bizarres88 .

    Les rpliques ainsi reproduites et mises bout bout, hors situation, tendent

    rapprocher le rcit dune saynte thtralise. Elles constituent galement un moyen demettre en lumire linanit et la vacuit du langage et de susciter le sentiment de

    labsurde , pour reprendre lexpression dAlbert Camus dans Le Mythe de Sisyphe.

    Mais bien avant Camus, qui en fournit maintes illustrations dansLtranger, Mirbeau a

    abondamment utilis, dans ses chroniques et ses romans, notamment dans Les 21 jours

    dun neurasthnique, ce procd consistant noter au vol des bribes de conversations,

    des phrases banales, mais elliptiques, parfois inacheves, et dont le lecteur ne connat ni

    lorigine ni le contexte, ce qui lui interdit den comprendre la signification et le place

    85Le Jardin des supplices est constitu dun Frontispice et des deux parties dun rcit second insrdans un premier rcit, soit trois parties en tout, qui rsultent du simple collage de textes conusindpendamment les uns des autres, avec des personnages diffrents, et dans des styles disparates. Voirnotre introduction au roman, dans le tome II de luvre romanesque de Mirbeau, et notre prface, LeJardin des supplices, ou : du cauchemar dun juste la monstruosit littraire ,sur le site Internet desditions du Boucher.

    86 Cest la simple juxtaposition dune cinquantaine de contes parus dans la presse entre 1887 et1901 et dont les coutures, rduites au strict minimum, sont bien visibles. DansLa 628-E8 (1907), Mirbeauinsrera, en tout arbitraire, au beau milieu de son rcit de voyage, les trois chapitres deLa Mort de Balzac,qui susciteront un beau scandale et quil devra retirerin extremis, au moment du brochage du volume, lademande de la fille de Mme Hanska.

    87 Cest la reprise de Ltrange relique , conte paru le 4 aot 1890 dansLcho de Paris.88

    Ils citent cette dfinition du Grand Larousse du XIXe

    sicle, dans les notes de leur ditioncritique des uvres romanesques de Sartre, Bibliothque de la Pliade, 1981, p. 1674.

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    dans linconfortable situation souhaite par Camus pour faire natre le sentiment de

    labsurde : la confrontation entre un homme avide de raison, dun ct, et, de lautre, un

    univers opaque, qui na ni rime ni raison et qui se refuse sa comprhension89.

    tous ces moyens quil a en commun avec Sartre, Mirbeau en ajoute un qui luiest propre : la multiplication des points de suspension, si caractristique de son criture,

    depuis les premiers romans quil a rdigs comme ngre90. Au-del du caractre

    vivant dun style qui se rapproche de la langue rellement parle, notamment dans les

    dialogues rapports, o la pense se cherche91, ils prsentent plusieurs utilits. Ils

    peuvent parfois signifier une forme de complicit avec les lecteurs92, invits complter

    eux-mmes ce que lauteur ne dit pas, ce qui pourrait loccasion affaiblir du mme

    coup la crdibilit romanesque en leur rappelant que cest le romancier qui tire les

    ficelles. Ils sont aussi et surtout une manire de faire ressentir la discontinuit des

    choses, que reflte lcriture93, dans un univers chaotique, en mme temps, on la vu,

    que limpuissance du langage tablir une vritable communication. Enfin, ils

    introduisent une ouverture, une pince de posie, dincertitude et de mystre94, alors que,

    le plus souvent, dans les rcits o tout se tient, o tout vise donner une impression de

    cohrence, ce qui est videmment le cas des rcits classiques, le romancier semble faire

    sienne une vision finaliste du monde que, bien avant Sartre et Camus, refuse

    prcisment Mirbeau.

    Ainsi, en faisant de la contingence le principe de sa dconstruction du roman95,

    prlude sa mise mort, laquelle vont contribuerLes 21 jours dun neurasthnique,La 628-E8 et Dingo, Mirbeau apparat bien comme un prcurseur de lexistentialisme

    sartrien. Il en va de mme de la nause, dont Le Journal dune femme de chambre nous

    fournit un avant-got saisissant.

    89 Labsurde nat de cette confrontation entre lappel humain et le silence draisonnable dumonde (Le Mythe de Sisyphe, inEssais dAlbert Camus, Bibliothque de la Pliade, pp. 117-118).

    90 Jen ai publi cinq en annexe des trois volumes de luvre romanesque de Mirbeau (ils sontaccessibles galement sur Internet, sur le site des ditions du Boucher).

    91 Par exemple, au chapitre VII : Je ne peux pas... je ne suis pas en train... Ma main tremble... Je

    ne sais ce que j'ai... Et toi aussi, tu as je ne sais quoi... Tu ne tiens pas en place (p. 477).92 Par exemple, au chapitre XIII : Elles nous parlent de dvouement, de probit, de fidlit...Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches !.. (p. 572). Ou bien au chapitre VIII : C'estCoppe qui l'a inscrit d'office... Coppe encore, qui l'a nomm membre d'honneur de la PatrieFranaise... une ligue patante... Tous les domestiques des grandes maisons en sont... (p. 495).

    93 Par exemple, dans le mme chapitre XIII : Quand je pense qu'une cuisinire, par exemple,tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses matres... une pince d'arsenic la place de sel... un petitfilet de strychnine au lieu de vinaigre... et a y est !... Eh bien, non... Faut-il que nous ayons, tout demme, la servitude dans le sang !... (p. 573).

    94 Par exemple, au chapitre II : Et pourtant, dans cet croulement des formes, une grcesurvivait... douloureuse... ou plutt le souvenir d'une grce... la grce d'une femme qui avait pu tre belleautrefois et dont toute la vie avait t une vie d'amour.. (p. 407).

    95 Sur cette dconstruction du roman, voir notre introduction luvre romanesque,

    Octave Mirbeau romancier (tome I, pp. 29-78) et le chapitre VI de nos Combats dOctave Mirbeau(Annales littraires de luniversit de Besanon, 1995, pp. 159-231).

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    LA NAUSE

    Le mot mme de nause apparat ds le chapitre III du journal de Clestine96

    ,alors quelle assiste, chez lpicire, au sortir de la messe dominicale, un flot

    ininterrompu d'ordures vomies par ces tristes bouches, comme d'un gout : []

    j'prouve quelque chose d'insurmontable, quelque chose comme un affreux dgot...

    Une nause me retourne le cur, me monte la gorge imprieusement, m'affadit la

    bouche, me serre les tempes... (p. 422). Mais au-del du mot, qui na srement pas

    laiss Sartre indiffrent, ce qui importe, cest le phnomne de dgot gnralisdonttmoigne tout le roman et qui prend des formes physiologiques contribuant le rendre

    sensible aux lecteurs et le leur faire partager.

    1. Lesclavage domestique et la pourriture du monde :

    Il est suscit au premier chef par la condition servile, sur laquelle nous

    reviendrons, et qui place laccorte et perspicace Clestine sous la frule de matres plus

    stupides, plus grotesques, plus sordides et plus odieux les uns que les autres : Tous

    hypocrites, tous lches, tous dgotants, chacun dans leur genre... (p. 553).

    Lcurement que provoque ce milieu de mornes fantoches (p. 625) apparat alors

    comme un moyen de dvoiler et de stigmatiser ce flau social quest la domesticit,auquel Sartre semble peu sensibilis97, et qui transforme un tre humain en une bte de

    servage (p. 559). Plus gnralement, il rsulte des turpitudes de la socit

    bourgeoise, dont la soubrette nous fait dcouvrir les dessous nausabonds : [] il y a

    un moment o le dgot l'emporte, o la fatigue vous vient de patauger sans cesse dans

    de la salet... (p. 460). Ainsi le journal de Clestine est-il d'abord une belle entreprise

    de dmolition et de dmystification. Percevant le monde par le trou de la serrure, elle

    ne laisse rien chapper des bosses morales (p. 396) de ses matres, dont

    96 On trouve aussi nauseux au chapitre X, propos des lys bien aims des prraphalites (p.518).

    97 Sartre met bien en scne quelques serveuses et servantes Lucie, Mariette et la bonne de chezCamille , mais ce ne sont que des utilits, peine plus que des figurantes, sans que soit abord leproblme social de la domesticit. Il est vrai que, dans la premire version corrige la demande de BriceParain, les servantes ont occup un peu plus de place (Roquentin y voquait notamment deux filles decuisine, qui taient ses voisines de chambres), mais de toute faon Sartre navait pas cette poque cetype de proccupation sociale. Michel Contact crit, propos de lpisode supprim : Roquentin a avecelles seulement des rapports de contigut, et plus de patience que de compassion. [] Le choix deservantes semble obir au mme mouvement de surenchre naturaliste que chez Cline. [] Lasuppression du chapitre de la nuit dhtel escamote en partie cet aspect de mlancolie sociale qui a puorienter les jurs du prix populiste vers Sartre. [] Sil y renonce sans combat, pour des raisons

    esthtiques, cest sans doute justement parce que, dans les annes trente, il ny voit pas denjeupolitique ( De Melancholia La Nause , Dix-neuf / Vingt, n 10, octobre 2000, p. 152 et p. 155).

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    linexplicable contingence heurte son exigence de sens : ainsi se demande-t-elle,

    propos de ses nouveaux employeurs, les Lanlaire au patronyme significatif, quoi ils

    servent et ce qu'ils font sur la terre (p. 397) . Elle fait de nous des voyeurs autoriss

    pntrer au cur de la ralit cache de la socit, dans les arrire-boutiques des nantis,dans les coulisses du thtre du beau monde. Elle arrache le masque de respectabilit

    des puissants, fouille dans leur linge sale, dbusque les crapuleries camoufles derrire

    les belles manires et les grimaces du discours98. Et elle nous amne peu peu faire

    ntre le constat vengeur sign Mirbeau : Si infmes que soient les canailles, ils ne le

    sont jamais autant que les honntes gens (p. 510). Bref, travers sa sduisante

    chambrire, le romancier nous rvle l'envers du dcor et le fonds de sanie du cur

    humain, mis nu sans souci de la pudeur, qui n'est jamais que le cache-sexe de

    l'hypocrisie. Il ralise ainsi l'objectif qu'il s'tait fix ds 1877 : obliger la socit

    regarder Mduse en face et prendre horreur d'elle-mme .

    Mais ce dgot et cette rvolte contre un ordre social inhumain s'enracinent

    aussi dans un curement existentiel qui perdure ; et la pourriture morale des classes

    dominantes reflte la pourriture universelle99, d'o, dialectiquement, germe toute vie,

    comme Mirbeau la illustr dabondance dans Le Jardin des supplices100. Comme

    laffirme dentre de jeu Serge Duret, Il s'exhale du Journal d'une femme de

    chambre une cre odeur de dcomposition des chairs et de corruption des mes, qui

    place l'uvre sous le signe de la mort101 . Et le romancier s'emploie visiblement

    susciter chez nous une sorte de nause existentielle, comme le fera Sartre sontour102. Voyons brivement comment elle se manifeste dans les deux uvres, et quelles

    en sont les composantes.

    2. La mort :

    98 Les mots canailles et canailleries apparaissent vingt et une fois, crapules , crapuleux ou crapuleries huit fois, fripouilles trois fois.

    99 Les mots pourri , pourriture et pourrissement sont employs dix fois, et putride deux fois. On trouve aussi cinq occurrences de corrompu ou corruption et deux de dcompos .Et aussi trente-sept occurrences de vice ou vicieux , onze de dbauche ou dbauch , quatrede pervers , perversion ou perversit et deux de drgl .

    100 Sur lexploitation romanesque de la transmutation de toutes choses symbolise par le fumier,voir lonore Reverzy, Mirbeau et le roman : de limportance du fumier , in Un moderne : OctaveMirbeau, J.& S. diteurs Eurdit, 2004, pp. 97-106.

    101 Serge Duret, ros et Thanatos dansLe Journal d'une femme de chambre , Actes du colloqueOctave Mirbeau d'Angers, Presses de lUniversit dAngers, 1992, p. 249.

    102 propos du Mur, Albert Camus crit : Quelle faon dsinvolte et autoritaire de nous plonger

    dans le flot trouble de la vie et de nous y faire, comme on fit vulgairement, boire la tasse, jusqu lasuffocation et au vomissement Personne naura, plus que Sartre, exprim lhorreur de vivre.

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    En premier lieu, la mort est omniprsente, y compris dans le langage. Il est trs

    symptomatique cet gard quon relve, dansLe Journal dune femme de chambre, cent

    vingt-six occurrences des mots mort , mourir et mortel (plus trois

    occurrences d enterrement et une d ensevelir ), cependant que les adjectifsconnotant la mort, tels que sinistre , funbre et lugubre , sont employs

    respectivement douze, quatre et trois fois103 Nombre de personnages disparaissent

    prmaturment ou dans des conditions impressionnantes : meurtre de la petite Claire,

    horriblement viole , dont le petit ventre tait ouvert dun coup de couteau ,

    laissant les intestins couler par la blessure (p. 498) ; mort du ftichiste M. Rabour,

    retrouv nu et serrant entre ses dents une des petites bottines de la chambrire, au cours

    dune scne liminaire emblmatique (p. 387) ; mort de Georges, le jeune tuberculeux,

    aprs une frntique treinte, supplice atroce dans la plus atroce des volupts (p.

    487) ; mort de la femme du jardinier, victime dune matresse monstrueusement goste

    qui lui interdit davoir des enfants (p. 623), quoi sajoute celle, moins choquante, mais

    imprvisible et trs brutale, de Rose, la servante-matresse du capitaine Mauger (p. 576).

    Mais et cest aussi effrayant que linexorable dnouement , Thanatos est aussi

    perptuellement en travail au sein mme de la vie. Comme lcrit Serge Duret, la loi

    de l'entropie rgne sur les corps, fragiles enveloppes qui crvent, se disloquent ou se

    distendent , de sorte que la diffrence nest que de degrs entre les morts et les

    vivants qui, eux aussi, perdent la substance vitale ou demeurent sous la menace

    constante dune liqufaction104 . Ds lors, la sant napparat que comme pureillusion, comme un voile trompeur qui masque un tat morbide naturel ltre humain,

    au point que lon pourrait parler dun symptme de la sant105 . De surcrot, la mort

    exerce son emprise, non seulement sur tout ce qui vit et se trouve du mme coup

    condamn mourir, mais aussi sur toutes les choses dites inertes et qui donnent pourtant

    limpression de subir elles aussi leffet de leur condition mortelle et dtre, soit dj

    mortes, soit moribondes106. Enfin, comme dans tous les prcdents romans de Mirbeau,

    Thanatos est insparable dros, qui est linstrument dont se servent les forces

    tnbreuses pour prendre possession de la crature107

    . Cest ce quillustrent enparticulier lpisode inaugural des bottines de M. Rabour, et le chapitre VII, o est narr

    le mortifre enlacement de Clestine et de Georges. Le viol et lventrement

    103 On trouve aussi six occurrences de ruine ou ruin , cinq d croul ou croulement ,trois de dgringolade et de dfait , et deux de dlabr , d effondr , de chute et de dchance .

    104 Serge Duret, art. cit., p. 250.105 Serge Duret, art. cit., p. 251.106 On relve quantit de mentions de choses branlantes ou poussireuses, chancelantes ou vieilles,

    dcolores ou pourrissantes. Voir larticle cit de Serge Duret.107 Serge Duret, art. cit., p. 259. Il termine son article (loc. cit.) par cette phrase loquente : Sur

    les mes damnes, sans partage, rgne Satan, dont les attributs sont ros et Thanatos (p. 263). Lepersonnage de Joseph, aux allures reptiliennes, apparat comme lincarnation du diabolique tentateur.

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    monstrueux de la petite Claire et la fascination de la soubrette pour le reptilien Joseph,

    quelle est prte suivre jusquau crime108 (p. 667) ce sont les derniers mots du

    roman poussent lextrme cette union des contraires, en rvlant que linstinct

    sexuel et linstinct de mort, le meurtre et lamour, ont dcidment partie lie, commelillustrait djLe Jardin des supplices, sur le mode paroxystique.

    Quoique degr moindre, Thanatos est galement trs prsent dans La Nause.

    Bouville aussi des personnages portent la mort en eux : Sartre crit par exemple de

    lanecdotique docteur Rog, qu il ressemble un peu plus chaque jour au cadavre quil

    sera (p. 102), ou de la caissire du caf Mably qu elle a une maladie dans le ventre

    et quelle pourrit doucement sous ses jupes (p. 83). Mais, par-del les cas de gens

    qui sont condamns prmaturment par le mal qui les ronge de lintrieur, cest la vie

    qui est en elle-mme une marche inexorable vers la mort. Chaque instant qui passe

    constitue une petite mort : Quelque chose commence pour finir ; laventure ne se

    laisse pas mettre de rallonge ; elle na de sens que par sa mort. Vers cette mort qui

    sera peut-tre aussi la mienne, je suis entran sans retour. Chaque instant ne parat

    que pour amener ceux qui suivent (p. 59). Cette ide que la vie est faite de petites

    morts successives annonciatrices du grand dpart, qui nest que provisoirement recul,

    Sartre lexprimait ds 1926, quand il contestait dj le recours laventure dans le vain

    espoir dchapper librement la mort : Tout est trop faible : toutes choses tendent

    mourir. Laventure surtout est un leurre, je veux dire cette croyance en des connexions

    ncessaires qui pourtant existeraient. Laventurier est un dterministe consquent quise supposerait libre109. Prsente dans chaque manifestation de la vie, la mort ne risque

    donc pas de jamais se faire oublier.

    3. Lennui :

    Le deuxime aspect du dgot procde de lennui, vritable leitmotiv du journal

    de Clestine110 : [] je m'ennuie ici... je m'ennuie... je m'ennuie!... , ne cesse-t-elle

    108 Du mme coup, il apparat que Clestine nest aucunement une simple porte-parole duromancier, mais est un personnage dot dautonomie et qui comporte lui aussi ses zones dombre et deperversit. Cest ce que na pas compris Luis Buuel dans sa belle infidle de 1964.

    109Les Nouvelles littraires, novembre 1926 (cit par Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985,

    p. 108).110 On rencontre trente occurrences d ennui ou ennuyer .

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    de soupirer111 (p. 452). Cet ennui semble, pour une bonne part li lenlisement

    provincial, que ce soit dans le bourg normand du Mesnil-Roy ou dans le grand port de

    Bouville, mais cet enlisement ne se rduit pas sa composante sociale : il est lui-mme

    rvlateur de la vacuit existentielle. Pour ce qui est de la femme de chambre, aucun butne vient donner du sens une existence vide, monotone, immobile comme la mort,

    dpourvue de toute esprance, o il narrive rien jamais rien (p. 497) , o toutes

    les places se ressemblent112 (Clestine en a connu douze en deux ans !), et o,

    inexorablement, les rves qui aident supporter la vie viennent se briser brutalement sur

    le roc de la ralit : Ah ! qu'elles sont dcevantes ces routes vers l'inconnu !... L'on va,

    l'on va, et c'est toujours la mme chose... Voyez cet horizon poudroyant, l-bas... C'est

    bleu, c'est rose, c'est frais, c'est lumineux et lger comme un rve... Il doit faire bon

    vivre, l-bas... Vous approchez... vous arrivez... Il n'y a rien... Du sable, des cailloux,

    des coteaux tristes comme des murs. Il n'y a rien d'autre... Et, au-dessus de ce sable, de

    ces cailloux, de ces coteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel o le jour se navre, o

    la lumire pleure de la suie... Il n'y a rien... rien de ce qu'on est venu chercher...

    D'ailleurs, ce que je cherche, je l'ignore... et j'ignore aussi qui je suis (p. 496). Ici,

    comme dans La Nause, le tragique de l'humaine condition sourd tout instant de

    l'vocation de la quotidiennet dans tout ce qu'elle a de vide, de vulgaire et de sordide.

    L'