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PATAGONIA, LE SUCCÈS AVEC OU MALGRÉ LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ? Hélène Teulon ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45 pages 116 à 134 ISSN 1161-2770 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-116.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Teulon Hélène, « Patagonia, le succès avec ou malgré le développement durable ? », Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 116-134. DOI : 10.3917/eh.045.0116 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Stanford University - - 171.67.34.69 - 17/04/2013 00h48. © ESKA

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PATAGONIA, LE SUCCÈS AVEC OU MALGRÉ LE DÉVELOPPEMENTDURABLE ? Hélène Teulon ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45pages 116 à 134

ISSN 1161-2770

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-116.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Teulon Hélène, « Patagonia, le succès avec ou malgré le développement durable ? »,

Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 116-134. DOI : 10.3917/eh.045.0116

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116 ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2006, N° 45, pages 116 à 134

© Éditions ESKA, 2006ENTREPRISES ET

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Patagonia est sans aucun doute uneentreprise qui réussit : environ 50 % demarge brute de façon continue de 1994 à2002(1). C’est aussi une entreprise pionnièredu développement durable, tant par sesactions de protection de l’environnementque par sa politique sociale et son engage-ment sociétal.

De nombreux articles décrivent les com-posantes de ces multiples engagements del’entreprise(2). Ils permettent d’approcher ce

que peut être le contenu concret du déve-loppement durable appréhendé au niveau del’entreprise.

La première question posée par ce casici est de savoir si et en quoi la politique de« développement durable » de Patagonia acontribué au succès de l’entreprise, ou si lesressorts de ce succès ont fonctionné « mal-gré » un comportement parfois qualifié de« philanthropique » de l’entreprise ou deses dirigeants. L’engagement de Patagonia

PATAGONIA, LE SUCCÈSAVEC OU MALGRÉ

LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ?par Hélène TEULON

chercheur associé au CECOEcole Polytechnique

Patagonia est une entreprise pionnière du développement durable,

c’est aussi une entreprise qui réussit. L’engagement social et environ-

nemental de Patagonia a-t-il contribué ou non à son succès, et dans

quelle mesure ? L’analyse du cas montre que le souci de respect des

personnes et de l’environnement, s’il n’explique pas à lui seul le suc-

cès de l’entreprise, s’articule de façon cohérente et fructueuse avec

une capacité d’innovation soutenue, véritable moteur du succès…

(1) F. Reinhardt, R. Casadesus-Masanell, D. Freier, Patagonia, Harvard Business School, December 2004.

(2) Les sources et données utilisées pour cet article sont multiples. Deux analyses anglo-saxonnes, une étude de casde la Harvard Business School (cf. note 1) et un chapitre d’un ouvrage consacré à des entreprises engagées dans ledéveloppement durable (L. R. Rowledge, R. S. Barton, K. S.Brady, Mapping the Journey. Case Studies in Strategyand Action toward Sustainable Development, Sheffield, Greenleaf Publishing, 1999, case 4, accessible sur le site :http://www.greenleaf-publishing.com/pdfs/pata.pdf (le 30 mai 2006)) décrivent différents épisodes de l’histoire dePatagonia et mettent en évidence certaines des caractéristiques de l’entreprise. Il faut également mentionner lesdocuments affichés par Patagonia sur son site web, à différentes périodes, notamment Patagonia, EnvironmentalInitiatives, April 2004, http://www.patagonia.com/pdf/EnviroGrants05.pdf (le 30 mai 2006), Patagonia, DefiningQuality, or How we got here, Company brochure, Ventura, CA, Patagonia Inc., 1998, Patagonia, Louder thanwords, Company brochure, Ventura, CA, Patagonia Inc., 1998. Enfin, les mémoires d’Yvon Chouinard, fondateurde Patagonia (Y. Chouinard, Homme d’affaires malgré moi : confessions d’un alter-entrepreneur, Paris, Vuibert,2006), constituent également une source précieuse d’informations, même s’il convient de lire le témoignage d’unacteur aussi impliqué dans l’entreprise avec le recul nécessaire à l’analyse historique.

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n’a clairement pas empêché l’entreprise deréussir, mais dans quelle mesure a-t-il ounon contribué à son succès ?

La seconde question, qui sera abordéeen conclusion, est de savoir dans quellemesure la formule incarnée par Patagoniaest généralisable à d’autres entreprises dansd’autres secteurs.

L’idée directrice de cet article est que lesuccès de Patagonia a résulté d’une démarchesoutenue d’innovation, stimulée par la re-cherche de la performance, et ancrée dans uneorganisation dédiée à l’innovation. Cettedynamique étant en place, le souci de l’envi-ronnement ou le respect des personnes inter-viennent comme des facteurs additionnels demotivation en interne et de différenciation auregard du marché mais aussi de mise en cohé-rence avec les valeurs majoritaires du seg-ment de marché visé. Ces facteurs ont tout àla fois stimulé l’innovation et défini le cadredans lequel elle a pu se déployer.

Après une brève revue de la littératuresur la mise en œuvre du développementdurable en entreprise et les firmes capablesd’innover dans la durée, l’étude de cas pré-sente les principaux jalons de l’histoire dePatagonia. La troisième partie de cet articlemontre comment les objectifs de développe-ment durable s’articulent avec une organisa-tion orientée vers l’innovation.

1. ENTREPRISE, DÉVELOPPEMENTDURABLE ET INNOVATION

1.1. Le développementdurable en entreprise

C’est de façon relativement récente quel’idée de développement durable s’est diffu-sée dans le milieu des entreprises. Cela a

donné naissance à un nouveau champ derecherche sur la façon dont les entreprisess’en sont saisies. S’agissait-il seulementd’un nouveau vecteur de communication ?Elisabeth Laville(3) montre ainsi en 2002comment deux catégories bien distinctesd’entreprises peuvent être identifiées : les« pionniers du développement durable »,généralement des entreprises de taille limi-tée, et les grands groupes internationaux,leaders de leur secteur, qui s’inspirent despremiers.

Les analyses consacrées au premiergroupe d’entreprises assument le plus sou-vent un objectif didactique, voire militant :elles visent à démontrer que le respect del’environnement et des personnes peut allerde pair avec un succès commercial et indus-triel. Ces études contribuent à illustrer defaçon pratique le concept de développementdurable en entreprise, à identifier des straté-gies et des actions concrètes. Cependant laquestion de l’origine du succès des entre-prises citées est rarement explorée de façonapprofondie, et le lien entre innovation etsuccès n’est pas clairement identifié.Patagonia se situe de toute évidence dans lapremière catégorie, dont elle constituemême une figure emblématique.

Les analyses centrées sur le secondgroupe d’entreprises cherchent à com-prendre par quels mécanismes ou quellesstratégies ces entreprises se sont engagéesde façon volontaire dans des démarquesqualifiées de développement durable, et àsaisir l’ampleur des changements que cela asuscités.

Ainsi, inspirés par la théorie des mar-chés contestables, Olivier Godard et ThierryHommel expliquent comment les firmesdont les activités reposent sur d’importantsactifs spécifiques peu mobiles, par exempledes installations industrielles lourdes, ontavantage à anticiper sur les problèmes envi-ronnementaux afin d’éviter l’émergence

(3) E. Laville, L’entreprise verte, Paris, Editions Village mondial, 2002.

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d’une contestation sociale à laquelle ellesseraient vulnérables(4).

Franck Aggeri et alii(5) analysent la façondont quatre grandes entreprises : Arcelor,Accor, Monoprix et Lafarge organisent ledéveloppement durable, à travers des expé-riences multiples et variées. Ils envisagent laphase actuelle comme une phase d’explora-tion, qui pourrait permettre l’émergence d’un« nouvel esprit du capitalisme », mais quipourrait tout aussi bien s’enliser dans une« bureaucratie du reporting ». L’opportunitéd’explorer de nouveaux champs sous la pres-sion de nouvelles contraintes et de se diffé-rencier en proposant de nouveaux produits estidentifiée comme un des avantages potentielsd’une démarche de pionnier du développe-ment durable. Les auteurs soulignent en effet,dans le chapitre consacré à l’éco-conception,la nécessité de mettre en place des équipestransversales, et montrent comment la priseen compte d’objectifs environnementauxconstitue une opportunité d’innovation pro-duit et de création de valeur pour l’entrepriseet pour ses clients. Cependant, du fait de lamaturité et de la position concurrentielle fortedes entreprises étudiées, la question du succès« par le développement durable » ne se posepas dans les mêmes termes qu’elle peut seposer pour Patagonia.

1.2. L’innovation dans la durée

L’innovation est un élément clé de l’ex-périence de Patagonia. Il nous a paru utile

de situer ce cas par rapport aux travaux dePascal Le Masson, Benoît Weil et ArmandHatchuel(6) sur la conception innovante(7). Cesauteurs montrent en effet que les firmes quiinnovent dans la durée ont une organisationtransversale, qu’elles développent des dé-marches exploratoires avec des tests sur leterrain répétés et rapides, qu’elles impul-sent une dynamique d’apprentissage à par-tir de l’expérience de terrain et qu’elles ma-nifestent une ouverture sur d’autres domai-nes.

Par exemple, dans le cas Tefal(8), cesauteurs identifient 5 grands principes d’or-ganisation caractéristiques :

1. une implication de la direction sur lesquestions d’innovation ;

2. la combinaison de compétences marke-ting et technique dans les équipes d’in-novation ;

3. une logique de prototypage rapide et detests répétés ;

4. une pratique d’échange de savoirs entreles équipes d’innovation ;

5. une stratégie de conception en lignées deproduits, successions foisonnantes deproduits fondées sur un concept centralou des compétences communes.

Comme nous le soulignerons plus loin,la stratégie d’innovation de Patagonia est enphase avec ces grands principes.

(4) T. Hommel, O. Godard, « Contestation sociale et stratégies de développement industriel. Application du modè-le de la Gestion Contestable à la production industrielle d’OGM », Cahier du Laboratoire d’économétrie de l’EcolePolytechnique n° 2001-15, novembre 2001, 26 p., http://ceco.polytechnique.fr.

(5) F. Aggeri, É. Pezet, C. Abrassart et A. Acquier, Organiser le développement durable, Paris, Vuibert-Ademe, 2005.

(6) A. Hatchuel, P. Le Masson, B. Weil, Les processus d’innovation : conception innovante et croissance des entre-prises, Paris, Hermès – Lavoisier, 2006.

(7) P. Le Masson, B. Weil, A. Hatchuel, De la R & D à la RID : de nouveaux principes de management du pro-cessus d’innovation, Congrès francophone du management de projet, AFITEP, Paris, 2001.

(8) Cf. V. Chapel, La croissance par l’innovation : de la dynamique d’apprentissage à la révélation d’un modèleindustriel. Le cas Tefal, thèse de doctorat en ingénierie et gestion, Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris,1996, et V. Chapel, « La « poêle magique » ou la genèse d’une firme innovante », Entreprises et Histoire, n° 23,décembre 1999, p. 63-76.

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2. UNE STRATÉGIE DE DÉVELOPPEMENTDURABLE « AVANT LA LETTRE »

2.1. Profil de l’entreprise

Patagonia conçoit, fait fabriquer et com-mercialise des vêtements haut de gammepour l’alpinisme, l’escalade, le surf, lapêche… Cette entreprise est relativementpeu connue en France, alors qu’elle estcélèbre aux Etats-Unis à la fois pour sesproduits performants et innovants et pour sagestion peu conventionnelle, qui s’inscritdélibérément et depuis l’origine dans laperspective du développement durable, bienavant que le terme ne soit défini. Sonactionnaire fondateur, Yvon Chouinard, quise définit comme un « homme d’affairesmalgré lui », considère son entreprisecomme la démonstration qu’il est possiblede « faire du business autrement ». Il sedonne pour mission non seulement d’assu-rer la viabilité de son entreprise « à centans », mais aussi d’ouvrir la voie à d’autresmanières de gérer une entreprise.

Patagonia réalise en 2005 un chiffred’affaires de 230 millions de dollars, em-ploie un millier de salariés dans le monde etdistribue ses vêtements par quatre canaux :des boutiques de la compagnie, des bou-tiques privées agréées spécialisées dans lavente de matériel de sport, la vente par cor-respondance et par internet. La gamme deproduits est organisée en huit lignes : Alpine(34 % des ventes), Sportswear (32 %),Capilene (sous-vêtements respirants, 14 %),Bagages et matériel (5 %), Endurance (5 %),Enfants (5 %), Accessoires (3 %) et Pêche(2 %)(9). Patagonia est la principale sociétéde la holding Lost Arrow Corporation, qui

regroupe aussi trois autres sociétés pluspetites spécialisées chacune sur une ligne deproduits(10).

Les produits de Patagonia sont de trèshaute qualité. Cette recherche de la perfor-mance va de pair avec une image de marqueforte et une politique de prix élevés :

• Patagonia a construit une image demarque forte en communiquant sur sesprojets et ses valeurs plus que sur sesproduits, en recherchant les supportsd’information les plus crédibles, notam-ment les articles de presse ;

• les produits de Patagonia sont enmoyenne 15 à 20 % plus chers que ceuxde ses concurrents spécialisés, et aumoins 50 % plus chers que ceux desconcurrents généralistes.

Patagonia affiche une excellente perfor-mance financière, de façon durable : de1994 à 2002, la marge brute varie entre 44 %et 50 %, avec une progression stable etcontinue du chiffre d’affaires d’environ 5 %par an en moyenne.

Patagonia est une firme innovante. Elleest à l’origine des innovations majeuresdans le secteur de l’alpinisme et du vête-ment de montagne des cinquante dernièresannées. Ainsi, c’est Patagonia qui a révolu-tionné la façon de s’habiller en montagne,en introduisant la « laine polaire », les sous-vêtements respirants, et en proposant le sys-tème « trois couches » composé d’un sous-vêtement respirant, d’une « polaire » etd’une veste respirante. Tous les industrielsdu secteur ont suivi Patagonia en adoptantce système. C’est également Patagonia qui aintroduit la « polaire » fabriquée à partirde bouteilles en plastique PET recyclé.D’autres industriels ont suivi Patagonia,même si certains sont ensuite revenus enarrière pour des raisons de coût…

(9) Cf. F. Reinhardt et alii, Patagonia, op. cit.

(10) Lotus Designs sur l’équipement pour canoë-kayak, Water Girl USA, Inc., Point Blanks Surfboards.

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Ces résultats ont été obtenus sur unepériode de cinquante ans marquée par des à-coups et des crises majeures(11), qui furentdes moments-clés pour la démarche d’inno-vation.

2.2. Des pitons et des cales

En 1957, Yvon Chouinard, passionné denature et d’alpinisme, forge ses proprespitons : ceux disponibles sur le marché, tropsouples, ne répondent pas à son besoin.Rapidement, il en vend également à sesamis grimpeurs, puis aux amis de sesamis…au point qu’en 1964(12), il publie sonpremier « catalogue » de vente par corres-pondance, une page polycopiée. Il est àcette époque l’un des meilleurs grimpeursaméricains, il ouvre certaines des voies lesplus célèbres du monde… Aussi les clientspotentiels sont-ils prévenus qu’en périodeestivale, de mai à octobre, les délais delivraison peuvent être longs.

Chouinard Equipment, créé en 1966 parY. Chouinard et T. Frost, vise à produire les« meilleurs pitons du monde ». Cette exi-gence de qualité, ainsi que la renommée degrimpeurs de classe internationale des fon-dateurs de l’entreprise, lui assurent un déve-loppement rapide. Le premier tournantimportant survient en 1970, alors queChouinard Equipment, leader américain dumatériel d’escalade, connaît une croissancecontinue de ses ventes, qui doublent chaqueannée. Le développement de l’escalade auxEtats-Unis se concentre sur quelques lieux,de sorte que les pitons enfoncés au marteaudans les fissures de la roche puis retirés éga-lement au marteau (« pitonnage » et « dépi-

tonnage ») finissent par endommager lesrochers. Lors de l’escalade de El Capitandans le parc naturel de Yosemite, enCalifornie, Y. Chouinard et T. Frost consta-tent que la roche, encore préservée quelquesannées auparavant, est fortement dégradée.

Que faire ? Continuer à commercialiserdes produits performants sur un marché flo-rissant, tout en sachant que l’on dégradel’environnement de façon irréversible, oubien abandonner le marché du piton pourpréserver le capital naturel ? Y. Chouinardnote dans ses mémoires : « les pitons étaientla base de notre business, mais nous étionsen train de détruire précisément les rochersque nous aimions ». C’est par une innova-tion que l’entreprise résout cette contradic-tion. Il est difficile aujourd’hui de dire dansquel ordre se sont agencés les faits : obéis-sant à une injonction éthique, les dirigeantsde Patagonia décident d’abandonner le mar-ché du piton ; parallèlement, ils développentun nouveau produit susceptible de rempla-cer les pitons en acier(13).

Les dirigeants de Patagonia recherchentdes solutions concurrentes au piton. Il setrouve qu’il existe un produit alternatif auxpitons en acier forgé : les cales en alumi-nium, utilisées seulement par les Britan-niques, posées à la main, plus légères etmoins dommageables pour les falaises…Ces produits sont testés sur le terrain parChouinard Equipment. Leurs points faiblessont repérés et corrigés. Chouinard Equip-ment améliore le modèle existant, peu diffu-sé en dehors de l’Angleterre, pour créer sesmodèles « Stoppers » et « Hexentrics »,vendus en petites quantités jusqu’à la paru-tion, en 1972, du premier véritable cata-

(11) Si l’on considère non pas Patagonia au sens strict mais également les premières ventes de pitons dès 1957 puisChouinard Equipment.

(12) Des incohérences subsistent dans les documents émis par Patagonia, en particulier sur les dates des événe-ments relativement anciens. Ainsi Defining Quality situe l’édition de ce premier catalogue en 1966. En règle géné-rale, les dates mentionnées dans les mémoires d’Y. Chouinard ont été retenues.

(13) Y. Chouinard présente aujourd’hui la motivation de l’abandon du marché du piton comme une réaction émo-tionnelle et une exigence éthique.

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logue de Chouinard Equipment. Le cata-logue commence par un éditorial restécélèbre d’Y. Chouinard et T. Frost en faveurde l’escalade « propre », « A Word… ». Ilest suivi d’un article de 14 pages d’un grim-peur renommé(14) qui explique comment uti-liser les cales… L’éditorial souligne l’im-portance de conserver l’espace naturel enbon état pour les futures générations degrimpeurs, et insiste sur le sens de l’escala-de sportive, où le risque fait l’intérêt del’exercice par le dépassement de soi qu’ilimpose. Pour lever les réticences, Y.Chouinard et un jeune grimpeur, BruceCarson, escaladent El Capitan par la NoseRoute, sans marteau ni piton.

Le succès surprend les dirigeants deChouinard Equipment par sa rapidité : lemarché du piton s’effondre en quelquesmois après la publication du catalogue, etl’entreprise ne parvient pas à satisfaire lademande de cales.

Prenant la mesure du risque de perdreleur marché à court terme, les dirigeants deChouinard Equipment ont malgré toutchoisi de pousser le marché vers l’escalade« propre », répondant à une exigenceéthique et confiants en la capacité de lacommunauté des grimpeurs à évoluer versun partage de leur vision. Ils développent lacapacité d’innovation de l’entreprise. Enfin,c’est en accompagnant leur action d’unecommunication efficace, ciblée et crédiblequ’ils ont emporté l’adhésion quasi-immé-diate des grimpeurs, ouvrant la voie du« marketing éthique ».

2.3. Du hardware au software

A partir des années 1970, après de pre-miers essais à petite échelle, Y. Chouinardenvisage la vente de produits textiles pouraméliorer la rentabilité de l’entreprise. Le

taux de profit sur les équipements de mon-tagne est en effet minimal, avec 1 % demarge seulement. La gamme s’étoffe, prendle nom de Patagonia, et rencontre un succèsgrandissant en élargissant la clientèle del’entreprise, jusqu’alors limitée à la com-munauté des alpinistes et grimpeurs. En1974, Chouinard Equipment, ne parvenantpas à fournir la demande de polos de rugbyqu’il avait introduits sur le marché améri-cain, se tourne vers un fabricant à HongKong et s’engage à acheter 3 000 polos parmois.

Ce contrat provoque la première crisefinancière de l’entreprise : les polos sont demauvaise qualité, ils rétrécissent au lavage,ils doivent être écoulés au rabais, et l’entre-prise fait face à de sérieux problèmes de tré-sorerie.

La crise conduit à la séparation des as-sociés. A travers cette expérience, Y.Chouinard apprend l’importance de validerla qualité des textiles à l’usage, en faisantdes tests d’usage, ce qui n’était pas néces-saire pour le matériel d’escalade, pour les-quels les défauts éventuels dans le métalsont directement repérés par l’inspectionvisuelle. A partir de 1979, une nouvelle ges-tion des fournisseurs est mise en place, avecdes contrats d’exclusivité et des relations delong terme. Aujourd’hui encore, Patagoniaest un des rares fabricants de vêtements àconcevoir ses tissus originaux avec ses four-nisseurs, au lieu de les acheter sur le mar-ché. Cela impose des délais importants – 18mois en moyenne pour concevoir unegamme de vêtements, soit quasiment deuxfois plus longtemps que les concurrents – etdes surcoûts de 20 à 30 %, liés à la faibletaille des séries. Patagonia dispose d’unlaboratoire de tests pour les textiles, ce quireprésente un coût(15), mais assure un niveaude qualité certain.

(14) Doug Robinson, dans Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit., p. 43.

(15) Cf. F. Reinhardt et alii, Patagonia, op. cit., p. 7 : plusieurs centaines de milliers de dollars par an.

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122 ENTREPRISES ET HISTOIRE

2.4. Un activisme d’entreprise

A partir de 1973, suite à une rencontrefortuite, l’entreprise offre son soutien à unjeune activiste, Mark Capelli(16), mobilisépour la protection de la Ventura River, àproximité des bureaux de Patagonia. Au furet à mesure du développement de Patagonia,Y. et M. Chouinard apportent un soutienfinancier à d’autres groupes environnemen-taux, jusqu’à ce qu’en 1986, cette démarchesoit formalisée par un engagement à verser10 % des profits avant impôts à des groupesenvironnementaux actifs sur le terrain.L’engagement a ensuite été renforcé en1996, en fixant la donation au plus granddes deux montants : soit 10 % des profits,soit 1 % du chiffre d’affaires… Patagonias’engage ainsi à faire des dons, même dansl’éventualité où l’entreprise ferait des pertesune année.

Le budget consacré à toutes ces actionss’élève à 2,5 millions de dollars pour l’an-née fiscale 2003-2004(17).

Prolongeant cette action, en 2001, Y.Chouinard lance avec un partenaire(18) l’as-sociation « 1 % pour la planète ». En rejoi-gnant cette association, les entreprises s’en-gagent à verser 1 % de leur chiffre d’affairesà des groupes environnementaux mobiliséssur le terrain(19).

A travers ces engagements et ces ren-contres, Patagonia a également développédes compétences environnementales, quil’ont conduit à mener des analyses de cyclede vie sur ses produits, à mettre en place la

fabrication de pulls « polaires » à partir debouteilles de soda recyclées, et finalement àdévelopper de nouveaux champs d’innova-tion.

2.5. Vers une croissance maîtrisée

A la fin des années 1980, Patagoniaconnaît une forte croissance de ses ventes,de 30 à 50 % par an. Les équipes sontconstamment renforcées, de nouveaux bâti-ments aménagés, les réorganisations s’en-chaînent… En 1990, le budget est établipour 1991 avec une prévision de croissancede 40 %. Une centaine de personnes estrecrutée, les commandes sont passées auxfournisseurs. Les Etats-Unis entrent alors enrécession, et les ventes, si elles ne reculentpas par rapport à l’année précédente, ne pro-gressent que de 20 %. Malgré un plan d’aus-térité, la fermeture de bureaux à l’interna-tional et la réduction de l’équipe de mana-gement, les dirigeants de Patagonia doiventse résoudre à licencier une partie du person-nel. En juillet 1991, 120 employés, soit 20 %de la main-d’œuvre de Patagonia, sontlicenciés. Le licenciement est d’autant plusdifficile que les salariés sont des amis, desamis d’amis, des membres de la familled’autres salariés…

Cet épisode reste probablement le plusdouloureux de l’histoire de Patagonia : lasurvie de l’entreprise a été sérieusementmenacée. Suite à cette crise, Y. Chouinarddécide de maîtriser la croissance de l’entre-prise, pour lui assurer une longévité d’au

(16) Mark Capelli bénéficie alors d’un bureau dans les locaux de Chouinard Equipment, d’une adresse postale etd’un modeste soutien financier.

(17) E. R. Gray et J. M. T. Balmer, The Sustainable Entrepreneur, Working Papers Series, Bradford UniversitySchool of Management, mars 2004, Booklet 04/14 (consulté le 12 juin 2006) : www.brad.ac.uk/acad/manage-ment/external/pdf/workingpapers/2004/Booklet_04=14.pdf) indiquent que Patagonia a donné plus de 14 millionsde dollars à des organisations environnementales de terrain avant 2000.

(18) C. Matthews, propriétaire de Blue Ribbon Flies, une entreprise commercialisant des « mouches » artificiellespour la pêche.

(19) L’association 1 % pour la planète agrée un grand nombre de groupes environnementaux susceptibles de rece-voir des donations de la part des entreprises, les entreprises distribuent directement leurs dons aux groupes de leurchoix et ont le droit d’apposer le logo « 1 % pour la planète ».

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moins cent ans, une façon de prendre ledéveloppement durable au pied de la lettre.Depuis cette période, Patagonia connaît untaux de croissance annuel moyen d’environ5 %.

Y. Chouinard commence alors à animerdes séminaires, qu’il appelle « cours de phi-losophie », avec l’équipe dirigeante, pourclarifier le projet et les valeurs de l’entrepri-se, puis avec l’ensemble des salariés, enpetits groupes, pour discuter et partager ceprojet et ces valeurs. Ce travail aboutit en1996 à la formalisation de la mission del’entreprise.

L’objectif de l’entreprise est non seule-ment de dégager du profit pour assurer sapérennité, pouvoir soutenir des actions deprotection de l’environnement, mais égale-ment de démontrer aux autres entreprisesqu’il est possible de gérer autrement les acti-vités industrielles et commerciales, afin deles entraîner vers des pratiques plus respec-tueuses de l’environnement (cf. encadré).

2.6. Du coton classique au coton biologique

La clarification des objectifs de l’entre-prise permet un travail de fond chezPatagonia sur l’évaluation de ses propresimpacts environnementaux. Au début des

années 1990, Patagonia fait réaliser uneanalyse de cycle de vie des quatre fibrestextiles les plus couramment utilisées dansses vêtements : coton, laine, polyester etnylon.

Il apparaît que, contrairement auxattentes des managers, le coton présente unlourd bilan, essentiellement en raison desimpacts liés à la culture conventionnelle ducoton. Patagonia s’intéresse alors à l’utilisa-tion de coton issu de l’agriculture biolo-gique, pour s’apercevoir que la productionmondiale est très limitée et que les prix devente sont de 50 à 100 % plus élevés queceux du coton classique.

La visite comparée des fermes produi-sant du coton selon les méthodes classiqueet biologique, organisée en 1992 pour ungroupe de représentants de l’entreprise, estsans appel. Patagonia ne peut pas afficher lavolonté de limiter les impacts environne-mentaux de son activité et continuer à utili-ser du coton non biologique. Pour autant,l’éventail des choix reste ouvert, quant àl’ampleur et la vitesse d’intégration ducoton biologique. Devant les difficultésd’approvisionnement, les difficultés tech-niques de mise au point, et le surcoût intrin-sèque du coton biologique, les équipes dePatagonia craignent une baisse de compéti-tivité de leur produit.

(20) Cf. Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit., p. 94.

Mission

« Fabriquer les meilleurs produits en causant le moins de dommages possible,et exploiter le statut d’entreprise pour inspirer et mettre en œuvre

des solutions à la crise environnementale »(20).

Valeurs

Qualité / performance, Intégrité et respect, préservation de l’environnement, créativité / nonconformisme

Sources : Homme d’affaires…, op. cit., et Patagonia, Defining Quality, op. cit.

Mission et valeurs de Patagonia.

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La découverte des ravages environne-mentaux de la culture classique du cotonprovoque des débats au sein de Patagoniasur la vitesse à laquelle il faut engager latransition vers le coton biologique.

Dans un souci de cohérence avec leprincipe de base « fabriquer le meilleur pro-duit en provoquant le moins de dommagesenvironnementaux possible », les directeursde Patagonia décident lors de l’été 1994 debasculer toute la production de vêtementsen coton, soit 20 % de la production, vers lecoton biologique dès 1996. C’est un énormedéfi technique et commercial, dans desdélais extrêmement courts.

La politique de transition au coton biolo-gique de Patagonia est radicale : l’ensemblede la collection est concerné, alors que lesapprovisionnements sont difficiles à assurer,et les délais de réalisation sont extrêmementcourts : deux ans, soit à peine plus que ledélai d’élaboration d’une collection clas-sique (18 mois). Cependant Patagonia évitedes difficultés supplémentaires en proposantdes vêtements « réalisés à partir de cotonbiologique », et non pas « biologiques » : lanuance est dans l’autorisation d’utiliser dufil et des teintures d’origine non biologique.La radicalité du choix peut s’expliquer par laculture de l’entreprise, telle que définie parRowledge et alii(21) : « avoir un comporte-ment héroïque ». Elle entre en cohérenceégalement avec un principe de managementénoncé par Y. Chouinard dans ses mé-moires : « mettre l’entreprise sous stress arti-ficiel, pour qu’elle soit constamment enmouvement »(22), vivante, et capable des’adapter aux changements de l’environne-ment économique extérieur.

La qualité des produits en coton biolo-gique doit être strictement équivalente àcelle des produits en coton conventionnel.

En 1992, Patagonia avait mis sur le marchéun modèle en coton biologique, mais il nes’était pas bien vendu, pour des raisons dequalité selon les managers de Patagonia(23).

Les difficultés sont nombreuses : il fautassurer l’approvisionnement en tissu, etremonter pour cela jusqu’à la production decoton, la préparation de la fibre, le filage, letissage, la conception du tissu… Il fautmotiver et former des transformateurs toutau long de la filière afin qu’ils acceptent detraiter le coton biologique et résolvent lesproblèmes techniques posés par cette nou-velle fibre. Des visites de champs de cotoncultivés de façon conventionnelle et biolo-gique sont organisées pour un tiers des sala-riés, qui reviennent convertis à l’agriculturebiologique. Un film est présenté aux four-nisseurs, qui joue à la fois sur les plansrationnel et émotionnel(24). Un nombre suffi-sant de fournisseurs est finalement convain-cu d’avancer avec Patagonia.

Il faut cependant faire face aux condi-tions économiques. Le tissu est acheté en1996 deux à trois fois plus cher qu’en 1995,et la variété des tissus disponibles est limi-tée. En conséquence, Patagonia réduit sagamme de produits en coton, qui passe de91 à 63 modèles.

En passant au coton biologique, les diri-geants de Patagonia poursuivaient troisobjectifs :

• vendre avec succès la nouvelle gammede produits en coton biologique,

• inciter l’industrie de l’habillement à uti-liser du coton biologique,

• favoriser le développement de la culturebiologique du coton.

Les risques étaient difficiles à évaluer :l’augmentation des prix (de 8 % en moyen-

(21) L. R. Rowledge, R. S. Barton, K. S. Brady, Mapping the Journey…, op. cit.

(22) Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit.

(23) Cf. F. Reinhardt et alii, Patagonia, op. cit., p. 25.

(24) Cf. J. Tanner (dir.), Les images de l’entreprise, Entreprises et Histoire, n° 44, septembre 2006.

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ne, une partie du surcoût étant absorbée parPatagonia) et la réduction de la gamme ris-quaient d’induire une baisse des ventes.Cela n’a pas été le cas. Si le respect de l’en-vironnement n’est pas un critère d’achatpour les clients de Patagonia, c’est néan-moins une valeur ajoutée appréciée, et lesurcoût n’est pas rédhibitoire, la demandeétant relativement inélastique par rapport auprix pour des produits de qualité(25).

Comme le soulignent Rowledge et alii(26),la décision n’était pas facile à prendre, lerésultat n’était pas facilement prévisible : sila société est à capitaux familiaux, la ques-tion de la survie financière de l’entreprise seposait néanmoins, et sans doute avec d’au-tant plus d’acuité que les dirigeants se sen-taient responsables de salariés engagésdepuis très longtemps dans l’entreprise.

En choisissant de fabriquer l’intégralitéde sa gamme en coton biologique, Patagoniaa développé des connaissances et une filièreindustrielle nouvelles : il s’agissait d’identi-fier des fournisseurs de balles de coton bio-logique, de s’assurer de la pérennité et duvolume de leurs livraisons au fil des années,de convaincre des fileurs, des teinturiers,des tisseurs, d’apprendre à travailler cettefibre, de mettre en place un contrôle et unetraçabilité des produits, d’apprendre à com-muniquer sur le coton biologique. Patagoniaa offert de mettre ces connaissances à la dis-

position d’autres entreprises du secteur,dans le double objectif de réduire lesimpacts environnementaux globaux et defaire baisser le différentiel de coût entre lecoton biologique et le coton traditionnel, enaugmentant les volumes de production ducoton biologique. L’effet d’entraînement estréel. Ainsi plus de 2,5 % du coton acheté parNike en 2003 est d’origine biologique(27), cequi en fait le plus gros consommateur « fi-nal » dans le monde. L’objectif de Nike estd’atteindre 5 % de coton biologique enmélange dans ses vêtements en 2010. Enoutre, en 2002, Nike a introduit six modèlesentièrement en coton biologique, et lagamme s’est élargie jusqu’à 98 modèlesen 2005, avec un million de vêtementsproduits. Patagonia a également conseilléMarks and Spencer, Levi Strauss, Adidas...

Pour favoriser à la fois l’adoption ducoton biologique par l’industrie et le déve-loppement de la culture du coton biolo-gique, Patagonia crée en 1997 une ligne deT-shirts blancs unis en coton biologique,destinés à être vendus « à prix raisonnable »à d’autres entreprises – notamment desentreprises réalisant des sérigraphies sur T-shirt – ou à des associations… En 2005,Patagonia, considérant que cette actionpionnière a réussi et que l’impulsion donnéeau coton biologique est suffisante pourassurer son développement, met fin àBeneficial T’s(28).

(25) Lors de l’évaluation du coton biologique, Patagonia a fait intervenir un consultant externe, qui a estimé que lademande était relativement inélastique par rapport au prix, ce qui permettait d’envisager une augmentation modé-rée des prix des produits. Cf. F. Reinhardt et alii, Patagonia, op. cit., p. 27.

(26) L. R. Rowledge, R. S. Barton, K. S. Brady, Mapping the Journey…, op. cit.

(27) Soit une consommation de 1 360 t de coton biologique par an. www.nikebiz.com/sustainability.

(28) Cette présentation du développement de Patagonia reste nécessairement incomplète. La politique de commu-nication, le recours limité à la publicité, la capacité d’innovation continue sur les produits, l’emploi de matièresrecyclées sont autant de points où Patagonia s’est distingué. Les éléments sociaux en particulier pourraient êtredéveloppés : Patagonia a été la première entreprise américaine à établir une garderie d’enfants sur le lieu de travail,propose également un congé de maternité payé au-delà de la réglementation, ou encore favorise la pratique d’unsport en aménageant des horaires flexibles – ce qui explique le titre de l’édition originale américaine du livre d’Y.Chouinard, Let my people go surfing (2005). Le lecteur curieux trouvera dans cet ouvrage plus d’informations surles points laissés de côté ici.

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3. CAPACITÉ D’INNOVATION,DÉVELOPPEMENTDURABLE ET SUCCÈS DE L’ENTREPRISE

Patagonia est souvent citée comme uneentreprise très performante pionnière dudéveloppement durable. Il faut éviter ici unbiais classique qui guette tout chercheur tra-vaillant sur le développement durable, et quiconsisterait à considérer que le développe-ment durable ne peut être qu’un facteur desuccès pour une entreprise, si elle réussit surses marchés. On ne peut objectivement queconstater la coexistence de deux faits : lesuccès de Patagonia et son engagement enfaveur du développement durable, sansposer a priori de lien de cause à effet(29).

3.1. L’innovation au cœur de l’identité de l’entreprise

La qualité, la performance et l’innova-tion sont explicitement citées comme desvaleurs fondatrices de l’entreprise. Cetteexigence de qualité est présente dès la fabri-cation artisanale des premiers pitons. Pourle matériel d’escalade, la qualité est unimpératif : la vie du grimpeur est littérale-ment suspendue à son matériel.

Lorsque Patagonia entre dans le secteurtextile, le souci de qualité perdure. Y.Chouinard décrit ses premiers vêtementscomme « ridiculement robustes »(30). L’en-treprise est animée par la recherche d’uneperformance toujours accrue, une insatis-faction permanente qui sous-tend une poli-tique d’innovation continue.

Le succès de l’entreprise s’est construitsur une forte culture de l’innovation. Lesproduits sont constamment testés sur le ter-rain par les employés de Patagonia et ses« ambassadeurs », des athlètes de hautniveau. Les retours d’expérience sontexploités pour améliorer les produits…

Y. Chouinard insiste sur l’importance destests : « Les essais sont partie intégrante duprocessus de conception chez Patagonia, etils interviennent à tous les niveaux de ce pro-cessus. Cela comprend le test des produitsdes concurrents, des tests rapides et peu pré-cis des nouvelles idées pour voir si ellesvalent la peine d’être approfondies, des testsdes tissus, des tests de « vie » avec le produitpour sentir ce que les ventes peuvent donner,des tests des échantillons de production pourvérifier leur fonctionnalité et leur durabilité,et des tests marketing pour voir si les gensvont acheter »(31).

On retrouve ici une caractéristique de lafirme innovante dans la durée, identifiée ini-tialement dans l’étude du cas Tefal et citéepar Armand Hatchuel et alii(32) : des testsrapides et répétés, qui permettent deconstruire des connaissances, exploitablespour toute une gamme de produits.

D’autres caractéristiques des firmesinnovantes selon Hatchuel et alii sont égale-ment présentes chez Patagonia :

• la limitation des niveaux hiérarchiques,

• des équipes pluridisciplinaires, mêlantcommerciaux et techniciens,

• la capacité d’apprendre de ses erreurs,vécues comme des expériences : aprèschacune des deux crises traversées parl’entreprise, des enseignements sont

(29) La même problématique interdit de considérer a priori les entreprises du DJSI (Dow Jones SustainabilityIndex) comme performantes financièrement parce qu’engagées dans des démarches de développement durable.Elles sont simplement à la fois performantes et engagées.

(30) « We continued to develop soft goods that could easily be described as ridiculously overbuilt ». Patagonia,Defining Quality…, op. cit.

(31) Cf. Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit., p. 131.

(32) A. Hatchuel, P. Le Masson, B. Weil, De la R & D à la RID…, op. cit.

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tirés et mis en application, dont lesconséquences perdurent encore aujour-d’hui – mise en place de relations delong terme avec les fournisseurs, créa-tion d’un laboratoire de test des tissus,limitation volontaire de la croissance…

• l’implication de la direction dans lesprojets d’innovation : cela se lit biendans les mémoires d’Y. Chouinard, où ildit clairement que son plus grand plaisirà travailler provient de la créativité et del’élaboration de nouveaux produits. Ilexplique également comment c’estl’équipe dirigeante qui achète les pre-miers textiles précurseurs de la « polai-re », c’est-à-dire un stock d’invendusd’une entreprise produisant des tissusd’ameublement, ou comment c’est lui-même qui, visitant un salon d’articlesde sport, repère des maillots de footballen polyester et imagine de substituerla fibre de polypropylène employéejusque-là par Patagonia pour ses sous-vêtements.

On peut observer ici que cette pratiquede l’innovation a longtemps compromis larentabilité de l’entreprise, tout en assurantparadoxalement sa survie. Ainsi par exem-ple, après avoir investi en 1971 dans lesmoules et outillages destinés à la fabricationdes cales, Y. Chouinard et T. Frost reçoiventde la part de clients différents une mêmesuggestion d’amélioration, pour rendre lescales plus versatiles. Ils décident alors demettre au rebut les anciens moules, investis-sent dans de nouveaux outillages, et lancentsur le marché la version améliorée, les cales« polycentric », alors même qu’un concur-rent sort une copie de leur précédente ver-sion de cales, désormais obsolète. Cette pra-tique coûteuse préservait donc l’entreprisede la concurrence des imitateurs, mais limi-tait la rentabilité à une marge d’à peine 1 % !

3.2. Le développement durablen’est pas le facteur premier du succès commercial de l’entreprise

Patagonia conçoit et distribue exclusive-ment des vêtements pour des activités deplein air. Les clients ont donc par essenceune sensibilité plus grande que la moyennedes consommateurs aux enjeux de protec-tion de l’environnement. Ils sont donc pro-bablement plus aptes à comprendre etapprécier les engagements de Patagoniadans ce domaine.

Cet argument doit toutefois être modéré :50 % des clients de Patagonia seraientconscients de son engagement en faveur descauses environnementales, et 20 % seule-ment seraient fidèles à la marque en raisonde cet engagement – il s’agit d’activistesenvironnementaux et de consommateursconscients de la crise environnementale. Deplus, les dirigeants de Patagonia estimentque la propension de ces clients à payerpour financer des initiatives environnemen-tales sur les produits serait nulle(33).

Le succès de la marque est en revancheclairement attribuable à la qualité et la per-formance des produits, assurées par uneinnovation continue, et qui attirent 80 % desclients.

3.3. Où le développementdurable semble s’opposerau succès de l’entreprise

3.3.1. La durabilité des produits

La « durabilité » des produits est affi-chée comme un objectif cohérent avec ledéveloppement durable. Pour autant, cette

(33) Cf. F. Reinhardt et alii, Patagonia, op. cit.

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durabilité s’oppose au renouvellement desproduits usagés précocement, et à l’aug-mentation des ventes.

Patagonia souhaite inciter les consom-mateurs à acheter moins, en achetant desproduits de meilleure qualité, multifonc-tionnels et à plus longue durée de vie(34).

Patagonia a développé une approche trèscomplète de la durabilité des produits,qui embrasse l’ensemble des dimensionsidentifiées par J.-P. Ceron et J. Baillon(35) :l’usure, l’obsolescence, la garantie, le ser-vice après-vente, la complexification desproduits, le renouvellement non nécessairedes gammes, les substitutions de matériaux,jusqu’à la récupération des matériaux en finde vie…

Patagonia a mis en place une garantie àvie pour ses produits, avec la « garantie defer », en proposant à ses clients de lui ren-voyer les produits qui ne donnent pas satis-faction, et en offrant la possibilité de réparerles dommages dus à l’utilisation pour unprix raisonnable. Ainsi, les produits sontconçus pour être réparables : « si une fer-meture éclair doit être remplacée, elle doitpouvoir l’être sans découdre l’ensemble duvêtement ».

Patagonia communique sur ses effortslors de la phase de conception et fabricationpour limiter les impacts environnementauxdes produits, et pousse le raisonnement plusloin en « demandant au client de faire sapart du travail, en achetant seulement ce quiest nécessaire, en portant le vêtement jus-qu’à l’usure ou en le donnant pour qu’ilserve à d’autres personnes ».

Cette recherche de la durabilité des pro-duits s’oppose aux stratégies d’obsolescen-ce programmée développées par une grandemajorité des industriels. A l’instar de

George Frederick qui recommandait déjà en1928 dans Advertising and selling de « per-suader les gens qui en avaient les moyensd’augmenter leurs achats en remplaçant cequ’ils possédaient pour des raisons de ren-dement, d’économie, de style et de goût »(36).C’est l’opposé qui est préconisé ici parPatagonia. Dans ces conditions, la croissan-ce de l’entreprise se fondera sur le renou-vellement d’achats initiaux, et non sur lesachats répétés. Cela incite l’entreprise à êtrecréative…

Pousser le raisonnement jusqu’à sonterme reviendrait à proposer la location devêtements très techniques et spécifiques,sous la forme d’un service. Cette évolutionest actuellement envisagée par Patagonia.

Enfin, pour minimiser la consommationde ressources naturelles, Patagonia envisagede « boucler la boucle », pour recycler lesvêtements usagés en vêtements neufs :« nous n’avons pas encore atteint l’objectifde créer des vêtements complètement recy-clables. Nous sommes en route vers cetobjectif. En attendant, nous ferons des vête-ments à partir de matières recyclées. Et nousle concevrons de telle sorte qu’ils durentlongtemps » écrivait Patagonia en 1998. En2006, Patagonia lance la récupération dessous-vêtements usagés en polyester pour lesrecycler en de nouveaux sous-vêtements.

3.3.2. Le renoncement à la mode

La durabilité « technique » du produitse double d’une durabilité « de style ».Patagonia s’efforce de concevoir des pro-duits classiques, qui ne se démoderont pasavant d’être usés. Contrairement à la plupartde ses concurrents dans l’industrie de l’ha-billement, Patagonia ne suit pas la mode. De

(34) « Buy less, buy better » : cf. Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit., p. 107.

(35) J.-P. Ceron, J. Baillon, La société de l’éphémère, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1979.

(36) Ibid.

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toutes façons, Patagonia ne pourrait pas lefaire, étant donné ses délais de concep-tion… Ce qui n’empêche pas parfoisPatagonia de lancer la mode, comme audébut des années 1980 où l’entreprise arompu avec la gamme de couleurs propo-sées pour les vêtements de sport de plein air– beige, vert sombre, rouille tout au plus –,en proposant des couleurs vives et franches– mangue, rouge, bleu de cobalt –, entraî-nant à sa suite toute l’industrie(37)…

Concevoir des vêtements classiques serévèle un avantage dans les périodes derécession : Y. Chouinard observe qu’en detelles occasions, les clients sont moins « fri-voles » dans leurs achats, ce qui permet àPatagonia de gagner des clients, alors queses concurrents en perdent. Ce mode deconception est donc parfaitement cohérentavec l’objectif de pérennité à long terme del’entreprise.

3.3.3. Sobriété de l’entreprise

Il est possible de qualifier de « sobre » lemodèle d’entreprise développé par Patagonia.

La sobriété est une caractéristiquemajeure du design chez Patagonia. Ainsi Y.Chouinard reprend-il la définition de la per-fection selon Antoine de Saint-Exupéry :« La perfection est atteinte non pas lorsqu’iln’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’ya plus rien à retirer ».

Ce principe de sobriété inspire non seu-lement la conception des produits, maisaussi l’ensemble des activités de l’entrepri-se. En particulier, cette notion est cohérenteavec celle de « croissance maîtrisée ». Eneffet, celle-ci consiste à suivre l’évolutionde la demande plutôt qu’à la provoquer…Les produits sont fabriqués seulement si lesclients en ont besoin. On retrouve ici lanotion de responsabilité : dans cette pra-

tique du commerce, il s’agit de répondre àun besoin plutôt que de susciter un désir. Ilen découle que la publicité est limitée, demême que l’étendue et le renouvellement dela gamme. Cette approche prend le contre-pied de la plupart des stratégies de ventes etmarketing.

3.4. Comment l’orientationvers le développementdurable contribue néanmoins au succès

Une certaine sobriété de la gamme deproduits, si elle semble contraire aux objec-tifs classiques d’augmentation des ventes,présente aussi des avantages économiques.

3.4.1. D’une gamme large à une gamme délibéré-ment restreinte

La multiplication des modèles, outre lefait qu’elle n’est pas cohérente avec lanotion de « produit nécessaire pour ré-pondre à un besoin », représente un coût.

Lors de la crise de 1991, la multiplica-tion des modèles a été un facteur d’aggrava-tion des difficultés : Patagonia proposaitalors 25 variantes de couleurs et motifs pourles chemises en flanelle, et avait négligé lecoût de conception et de gestion de cesvariantes. Depuis, Patagonia a formalisé sapolitique de gamme restreinte, et a estimé lecoût de l’addition d’une nouvelle référenceà sa gamme – si elle ne vient pas en rem-placement d’un produit déréférencé : il fautrecruter l’équivalent de deux personnes etdemie par référence additionnelle(38).

Patagonia s’efforce de limiter la multi-plication des modèles. Si parfois les équipesse laissent entraîner par la tendance naturel-

(37) Cf. Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit.

(38) Cf. Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit., p. 114.

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le au foisonnement des modèles, si lagamme devient trop large, avec trop peu dedifférence entre les modèles, alors un travailde recentrage est opéré par le management.

Chaque modèle doit répondre à unbesoin bien défini. Le modèle est déclinédans une gamme suffisante de tailles, etdans un nombre limité de couleurs.

La limitation de la variété de la gammeofferte, choisie par Patagonia, fait écho àcertains travaux d’économistes sur la « dif-férenciation horizontale des produits » :ainsi, Champsaur et Rochet démontrentqu’une entreprise située sur le haut degamme a intérêt à limiter la variété de sagamme(39).

3.4.2. Un renouvellement contrôlé de la gamme

De même que Patagonia limite la varié-té de la gamme de chaque collection, l’en-treprise limite la variété dans le temps.Patagonia renouvelle lentement sa gamme :d’une part, seulement deux collections sontlancées dans l’année, à l’automne et auprintemps, contre quatre ou cinq chez lesconcurrents, et, d’autre part, un nombre im-portant de modèles sont reconduits d’unesaison sur l’autre.

Chez Patagonia, plus de la moitié desmodèles de la gamme sont reconduits de lasaison précédente, ou sont légèrement mo-difiés, alors que les concurrents renouvel-lent la plus grande partie de leur gamme.« Un travail de long terme avec le fournis-seur permet de produire les articles le plusefficacement possible année après année ».Des améliorations incrémentales apparais-sent au fil du temps pour rendre le produittoujours plus fonctionnel et performant. Le

fait de ne pas renouveler systématiquementles modèles conforte le client dans saconfiance à la marque, en affichant laconfiance de Patagonia dans la qualité deses produits…

Pour autant, ce renouvellement limité nes’oppose pas à une politique de forte inno-vation : parmi les produits renouvelés, ungrand nombre sont radicalement nouveaux.Ainsi, Patagonia aligne environ un quart deproduits véritablement nouveaux dans cha-que gamme, contre un sixième en généralchez ses concurrents.

3.4.3. La minimisation des impacts environnementaux

La sobriété se traduit aussi dans les acti-vités industrielles, par la recherche d’unemoindre consommation de ressources natu-relles. Ainsi, au milieu des années 1990,Patagonia décide de remplacer l’emballagede ses sous-vêtements, constitué alors d’unencart en carton fort à l’intérieur d’unepoche en plastique épais et fermée par uneglissière. La solution retenue consiste à pré-senter directement les sous-vêtements lesplus épais sur des cintres, comme les vête-ments classiques, et d’enrouler les plus finssur eux-mêmes en les entourant d’un ban-deau de papier. Les équipes de vente s’at-tendaient à un recul des ventes de l’ordre de30 %, car les concurrents présentaient desemballages extrêmement attractifs. L’und’eux par exemple présentait son produitdans de magnifiques boîtes métalliques ser-ties(40). En fait cette mesure a permis nonseulement d’éviter la consommation de 12tonnes de carton et de plastique, de réduireles coûts d’emballage de 150 000 $, maisaussi, de façon inattendue, de faire progres-

(39) P. Champsaur, J.-C. Rochet, « Concurrence par les prix et variété des produits », Annales d’économie et destatistique, 1, 1986, p. 153-173, et « Multiproduct duopolists », Econometrica, 57, 1989, p. 533-557.

(40) Cf. Y. Chouinard, Homme d’affaires…, op. cit., p. 184.

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ser les ventes de 25 % : les clients pouvaienttoucher le produit et apprécier la qualité dutissu.

Toutes les activités de l’entreprise sontdonc passées au crible de l’évaluation envi-ronnementale. Les bâtiments par exemplefont l’objet d’une conception environne-mentale.

Il apparaît ainsi qu’environnement etsuccès peuvent aller de pair, et que la priseen compte d’objectifs environnementaux,avec les risques qu’elle implique, permet, sielle est menée habilement, de proposer desinnovations.

3.4.4. Des choix intuitifs qui rencontrent une justifica-tion économique

L’analyse des facteurs clés de réussite dePatagonia permet de recadrer les choix stra-tégiques identifiés dans la première partiede l’article, et de vérifier que s’ils étaientfondés sur des réactions émotionnelles oudes intuitions, ils sont néanmoins justi-fiables sur le terrain économique.

C’est l’objet du tableau 1, qui précise,pour les grands choix stratégiques, com-ment ils rencontrent le calcul économiquedans l’entreprise. La construction d’uneimage de marque forte, ainsi que la préfé-rence donnée au long terme justifient ungrand nombre de décisions, la constructiond’une relation forte aux clients et aux sala-riés constitue un autre axe majeur de cettestratégie.

Le Tableau 1 identifie pour chaquechoix stratégique les bénéfices obtenus,dont certains ne se sont révélés qu’une foisla transformation réalisée. Ainsi, les diri-geants de Patagonia n’imaginaient pas, lors-qu’ils ont choisi de basculer la gamme versle coton biologique, tout le travail qu’ilsallaient accomplir avec l’amont de la filière,et les bénéfices qu’ils en retireraient :meilleure connaissance de leurs fournis-

seurs, des produits, plus grande capacité àinnover...

Les choix de Patagonia se caractérisentpar leur radicalité : une entreprise plus clas-sique aurait probablement, sur les deux pre-miers choix du Tableau 1, opté pour uneintroduction progressive des nouveauxmodèles. Pour en récolter les fruits àmoindre frais, ou au risque de ne pas enbénéficier ?

3.5. Articulation entre innovation et développe-ment durable

L’analyse que nous avons développéefournit des éléments de réponse à la ques-tion de savoir comment les orientationsmilitantes de l’entreprise s’articulent avec larecherche de la qualité et de la performancepar l’innovation, et in fine avec le succès del’entreprise.

Ces éléments de réponse peuvent êtreregroupés sous trois têtes de chapitre :

• les objectifs du développement durablese sont alignés relativement aisémentsur ceux de qualité et d’innovation ;

• l’engagement citoyen a constitué un sti-mulant à l’innovation ;

• cet engagement peut également êtreconsidéré ex post comme un système demanagement cohérent et efficace.

3.5.1. Alignement des objectifsdéveloppement durableet de performance des produits

Si l’engagement en faveur du développe-ment durable n’apparaît pas comme un fac-teur majeur du succès commercial de l’en-treprise, on constate néanmoins que lesobjectifs assignés par cet engagements’alignent relativement bien sur ceux de larecherche de qualité et de performance.

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Ainsi, un produit durable de qualitélimite la consommation de ressources parunité de service rendu, tout en garantissantune longue satisfaction du consommateur(41).

Ou bien, selon les critères de Patagonia,un produit bien conçu se reconnaît au fait« qu’il n’y a plus rien à retirer ». La qualité dela conception se lit dans la simplicité du pro-duit. Là encore, le bénéfice environnementalde cette conception de la sobriété est clair.

De même, les relations développéesavec les fournisseurs et les distributeursdans un objectif de durabilité, véritables

partenariats à long terme, s’avèrent particu-lièrement propices à l’obtention d’un niveauélevé de qualité, et à l’innovation par la co-conception. Le taux de retour des produitspour défaut est dix fois moindre que lamoyenne de l’industrie.

3.5.2. L’engagement citoyencomme stimulus de l’innovation

D’autre part, l’engagement citoyen dePatagonia constitue une incitation à l’in-

(41) Y. Chouinard identifie plusieurs dimensions de la qualité d’un vêtement de sport : sa fonctionnalité, voire samulti-fonctionnalité, sa performance, sa durabilité, le fait qu’il soit seyant.

Tableau 1 : Justification économique et bénéfices des choix de Patagonia.

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novation. Ce point est souligné dans l’étu-de de cas de Rowledge et alii(42) : qu’ils’agisse de trouver des substituts aux sub-stances réputées toxiques, par exemplequand Patagonia a décidé de supprimer lePVC de ses bagages, de « fermer la boucledu recyclage » en concevant des produitsrecyclables et intégrant de la matière recy-clée « post-consommateur », avec la fibreSynchilla® ou les sous-vêtements en poly-ester, de réduire les impacts des transportsou de sélectionner les teintures les moinspolluantes, les objectifs de protection del’environnement sont autant de défis tech-niques qui ne peuvent être relevés avec suc-cès que par l’innovation.

La recherche d’une réduction desimpacts environnementaux permet même delancer de nouvelles lignes de produits :après la conversion du coton biologique,Patagonia lance – nous l’avons vu – sa filia-le Beneficial T’s, dont l’objectif est de four-nir des T-shirts blancs en coton biologiquepour toutes les associations et les impri-meurs sur tissu. De même, une femme desi-gner de vêtements, constatant que 18 % destissus achetés partaient en déchets du faitdes découpes, propose de récupérer cesdéchets pour en faire une ligne de vêtementsd’enfants, en mêlant les couleurs. La ligne« Seedling » est née, elle rencontre du suc-cès auprès des consommateurs, et le volumede déchets est sensiblement réduit.

3.5.3. L’engagement comme système de management

Si l’on définit un système de manage-ment comme un système qui motive les col-laborateurs et met en mouvement l’entrepri-se, l’engagement citoyen de Patagoniapeut être interprété comme un systèmede management en soi, dont l’effet est demettre en cohérence l’organisation et lesactions de l’entreprise. Cela est particulière-

ment lisible dans les mémoires d’Y.Chouinard, où il apparaît que les convic-tions du dirigeant ont peu à peu été inté-grées sous forme de principes de fonction-nement de l’entreprise :

• le recrutement atypique du personnelchez Patagonia permet de sélectionnerdes personnalités proches de celle dudirigeant, des passionnés de sport enpriorité, qui seront les premiers testeursdes produits, multiculturels, indépen-dants d’esprit ;

• le management est organisé avec unehiérarchie très faible, en cohérence avecle profil des employés. La responsabili-sation de chacun est développée, encompensation d’une grande liberté d’ac-tion et d’une flexibilité des horaires. Lacommunication est privilégiée, avec desbureaux ouverts, sans espace privé, etune ambiance égalitaire ;

• les principes d’action dans les différentsdomaines de l’entreprise sont formalisésdans les « philosophies de l’entreprise ».Des « classes de philosophie » sontrégulièrement animées auprès de petitsgroupes de salariés. On y enseigne deséléments très concrets : par exemple, siun nouveau magasin doit être ouvert, onpréfèrera la rénovation d’un local ancienà la construction d’un neuf – ce qui estparticulièrement novateur dans lecontexte des Etats-Unis. Il s’agit moinsde « philosophie » que de principesd’action et de fonctionnement, de garde-fous à appliquer dans des situations trèsconcrètes ;

• les dons aux organisations de défense del’environnement sont institutionnalisés,à la fois comme une règle interne à l’en-treprise, et comme une règle externe.

Il faut noter toutefois l’inachèvementnécessaire de la formalisation de la stratégie :

(42) Cf. L. R. Rowledge et alii, Mapping the Journey…, op. cit.

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le développement durable n’est pas unerecette, mais une façon de poser les pro-blèmes. Malgré les « philosophies » dePatagonia, enseignées et diffusées au seinde l’entreprise, il faut à l’équipe dirigeantede la clairvoyance et de l’intuition pourprendre des décisions qui ne sont jamaisdénuées de risque. Si les formulations des« philosophies » sont relativement simples,leur application ne va pas de soi, et exigedes arbitrages et des compromis.

CONCLUSION : PATAGONIA, UN MODÈLETRANSPOSABLE ?

La forte capacité d’innovation dePatagonia, la motivation militante de sondirigeant, ainsi que son actionnariat fami-lial(43) et son activité centrée sur le marchédu vêtement de plein air en font un cas tropparticulier pour l’ériger en « modèle » direc-tement transposable à d’autres entreprises.Pourtant Patagonia se donne pour missiond’attirer d’autres entreprises sur la voie dudéveloppement durable, en démontrant parl’exemple que succès industriel et engage-ment social ne sont pas contradictoires, eten proposant des pratiques et des produitsplus respectueux de l’environnement et despersonnes.

Si rares sont les entreprises à vouloirimiter Patagonia dans son engagement mili-tant ou dans le renoncement à la mode et àla publicité(44), nombre d’entreprises sontprêtes à lui emboîter le pas dans la mise enœuvre de démarches environnementales ousociales.

Il est clair qu’en suivant Patagonia et enintroduisant du coton d’origine biologiquedans ses vêtements, Nike poursuit d’autresobjectifs que ceux qui ont animé la démarcheinitiale de Patagonia : la prévention desrisques d’image joue probablement un rôlemajeur dans l’engagement de Nike. Il est eneffet possible d’étendre la notion d’actifs peumobiles soumis à contestabilité sociale, pro-posée par O. Godard et T. Hommel(45), enconsidérant l’image de marque de grandsgroupes internationaux comme un actifimmatériel non mobile, ce qui expliqueraitl’implication de ces groupes dans desdémarches de développement durable. Pourautant, la portée de l’action de Nike dépasselargement celle de Patagonia, en raison desvolumes de production mondiaux…

Patagonia met également en place desrelais pour étendre ses initiatives à d’autresentreprises : les fondations 1 % pour la planè-te, The Conservation Alliance ou BeneficialT’s en témoignent.

Enfin, en proposant la reprise des vête-ments usagés pour les recycler, en incitantses clients à donner les vêtements qu’ils neportent plus pour qu’il servent à d’autres,voire en envisageant la location de vête-ments très techniques, Patagonia proposedes solutions pour résoudre la contradictionentre la consommation et la protection del’environnement.

Par ses multiples innovations, tant dansles produits que les systèmes de production etle management, Patagonia apparaît commeun véritable « laboratoire du développementdurable », et invente un nouveau modèle degestion, dont les prolongements façonnerontprobablement l’avenir de l’industrie.

(43) E. R. Gray, J.M.T. Balmer, The Sustainable Entrepreneur…, op. cit., ont étudié cinq entreprises pionnières dudéveloppement durable, dont Patagonia, en cherchant à mettre en lumière leurs caractéristiques communes. Ilsidentifient le contrôle financier par les fondateurs de l’entreprise comme un facteur clé commun à l’ensemble desentreprises étudiées.

(44) Ainsi, le PDG de Lafuma, Philippe Joffard, considère le comportement de Patagonia comme « schizophrène » :une entreprise doit selon lui faire du profit, et on ne peut lui demander de renoncer aux ressorts marketing de sonsecteur. Communication lors du colloque FEDERE, 2005.

(45) T. Hommel, O. Godard, « Contestation sociale et stratégies de développement industriel… », art. cit.

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