ONZIÈME SÉANCE LA RÉFORME DE LA...

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- - 1 UNIVERSITÉ PANTHÉON-ASSAS (PARIS II) Année universitaire 2017-2018 TRAVAUX DIRIGÉS - 2 ème année de Licence en Droit DROIT CIVIL Cours de Monsieur le Professeur Nicolas MOLFESSIS _______________________________________________ Distribution : du 19 au 23 février 2018 ONZIÈME SÉANCE LA RÉFORME DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE -------------------------------------------------------------------------------------------------- I. - Vers une réforme de la responsabilité civile. - Après l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, l’évolution de notre Code civil pourrait prochainement procéder de la réforme du droit de la responsabilité extracontractuelle, dont l’étude occupera le semestre. Pour l’essentiel, les rares dispositions relatives à la responsabilité civile sont en effet demeurées inchangées depuis 1804, de sorte que le droit de la responsabilité civile apparaît comme un droit presqu’entièrement prétorien, « un droit qui est né à coups de conflits » selon l’expression du doyen Carbonnier. Or, depuis plus de deux siècles, les évolutions de la matière ont été considérables, face à l’industrialisation de la société, aux progrès techniques et scientifiques, à l’émergence de nouveaux risques sanitaires et environnementaux ainsi qu’à l’apparition de nouvelles catégories de préjudices réparables. Du reste, au-delà des changements mentionnés, ce sont les fonctions de la responsabilité civile qui évoluent. Classiquement destinée à réparer des dommages, c’est vers la prévention de leur apparition que la responsabilité civile s’oriente désormais. Aussi, ainsi que le souligne la présentation de l’avant projet de réforme présenté le 13 mars 2017, « si la jurisprudence a su faire preuve d’une remarquable capacité d’adaptation, il est

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UNIVERSITÉ PANTHÉON-ASSAS (PARIS II)

Année universitaire 2017-2018

TRAVAUX DIRIGÉS - 2ème année de Licence en Droit

DROIT CIVIL

Cours de Monsieur le Professeur Nicolas MOLFESSIS

_______________________________________________

Distribution : du 19 au 23 février 2018

ONZIÈME SÉANCE

LA RÉFORME DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE

--------------------------------------------------------------------------------------------------

I. - Vers une réforme de la responsabilité civile. - Après l’ordonnance n° 2016-131 du 10

février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des

obligations, l’évolution de notre Code civil pourrait prochainement procéder de la réforme du

droit de la responsabilité extracontractuelle, dont l’étude occupera le semestre.

Pour l’essentiel, les rares dispositions relatives à la responsabilité civile sont en effet

demeurées inchangées depuis 1804, de sorte que le droit de la responsabilité civile apparaît

comme un droit presqu’entièrement prétorien, « un droit qui est né à coups de conflits » selon

l’expression du doyen Carbonnier. Or, depuis plus de deux siècles, les évolutions de la

matière ont été considérables, face à l’industrialisation de la société, aux progrès techniques et

scientifiques, à l’émergence de nouveaux risques sanitaires et environnementaux ainsi qu’à

l’apparition de nouvelles catégories de préjudices réparables. Du reste, au-delà des

changements mentionnés, ce sont les fonctions de la responsabilité civile qui évoluent.

Classiquement destinée à réparer des dommages, c’est vers la prévention de leur apparition

que la responsabilité civile s’oriente désormais.

Aussi, ainsi que le souligne la présentation de l’avant projet de réforme présenté le 13 mars

2017, « si la jurisprudence a su faire preuve d’une remarquable capacité d’adaptation, il est

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temps de moderniser notre Code civil ». En ce sens, le Garde des sceaux, Jean-Jacques

Urvoas, a souligné la nécessité impérieuse de réformer enfin ce pan du droit des obligations,

d’une part pour pouvoir compter sur un droit lisible, transparent et porteur de sécurité

juridique, d’autre part pour adapter nos règles aux enjeux économiques et sociaux du XXIème

siècle.

Durant tout le semestre, il s’agira par conséquent de confronter le droit positif à ce projet :

http://www.justice.gouv.fr/publication/Projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032

017.pdf

Document 1 : G. Viney, « L’espoir d’une recodification du droit de la responsabilité civile »,

D. 2016.1378.

Document 2 : Discours de M. Jean-Jacques Urvoas, Garde des sceaux, ministre de la justice :

Présentation du projet de réforme du droit de la responsabilité civile, Académie des sciences

morales et politiques, 13 mars 2017.

II. - Exercice :

Les étudiants prépareront un argumentaire rédigé et ordonné sur les justifications de la

réforme de la responsabilité civile.

Le Code civil et le projet de réforme sont obligatoires pour chaque séance de TD.

III. - Bibliographie.

- J.-L. AUBERT, J. FLOUR, E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, Le fait juridique, t. 2, Sirey, 14e éd.,

2011

- L. AYNÈS, Ph. MALAURIE, Ph. STOFFEL-MUNCK, Droit des obligations, LGDJ, 9e éd., 2017

- M. BACACHE-GIBEILI, Traité de droit civil, Les obligations, la responsabilité civile extracontractuelle, t. 5,

3e éd., 2016

- A. BÉNABENT, Droit des obligations, LGDJ, coll. Précis Domat, 16e éd., 2017

- P. BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 4e éd., 2016

- Y. BUFFELAN-LANORE, V. LARRIBAU-TERNEYRE, Droit civil: les obligations, Sirey, 15e éd., 2016

- R. CABRILLAC, Droit des obligations, Dalloz, coll. Cours, 12e éd., 2016

- H. CAPITANT, F. CHÉNEDÉ, Y. LEQUETTE, F. TERRÉ, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2,

Dalloz, 13e éd., 2015

- J. CARBONNIER, Droit civil, Les biens, les obligations, t. 2, Puf, Quadrige, rééd. 2017

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- M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations, Responsabilité civile et quasi-contrats, t. 2, Puf, thémis, 3e éd.,

2013

- B. FAGES, Droit des obligations, LGDJ, coll. Manuels, 7e éd., 2017

- D. FENOUILLET, Ph. MALINVAUD, M. MEKKI, Droit des obligations, Lexisnexis, 14e éd., 2017

- F. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Dalloz, coll. Précis, 11e éd., 2013

- G. VINEY, Introduction à la responsabilité, LGDJ, 3e éd., 2008

- J. GHESTIN, P. JOURDAIN, G. VINEY, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 4e éd., 2013

- S. CARVAL, P. JOURDAIN, G. VINEY, Les effets de la responsabilité, LGDJ, 4e éd., 2017

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Document 1 : G. Viney, « L’espoir d’une recodification du droit de la responsabilité civile », D.

2016. 1378.

L'initiative prise par le garde des Sceaux de soumettre à une consultation publique un avant-projet de loi

intitulé « Réforme de la responsabilité civile » destiné à refondre les dispositions du code civil consacrées à

la responsabilité était nécessaire pour différentes raisons.

Elle s'imposait, d'abord, pour compléter la réforme du droit des obligations réalisée par l'ordonnance n°

2016-131 du 10 février 2016, celle-ci ayant laissé en suspens beaucoup de questions concernant la réparation

des conséquences de l'inexécution du contrat (1), mais elle était également attendue par ceux qui souhaitent

depuis longtemps la clarification et la modernisation du droit de la responsabilité civile (2). À partir des

quelques textes très elliptiques qui figurent dans le code de 1804 (art. 1382 à 1386 et 1146 à 1155), la

jurisprudence a, en effet, édifié une construction très élaborée destinée à répondre aux besoins de la pratique,

notamment à l'explosion des demandes d'indemnisation provoquée par la multiplication des accidents dus,

depuis le début de l'ère industrielle, à l'utilisation de produits et d'appareils présentant certains risques. Or,

pour remarquables qu'aient été ces efforts d'adaptation à la réalité, le fait que beaucoup d'évolutions soient

restées du seul ressort des tribunaux a provoqué un décalage complet entre le droit écrit et le droit appliqué,

ce qui compromet la lisibilité de celui-ci par les justiciables et laisse subsister des imprécisions imputables

aux hésitations, bien légitimes, des juges qui sont ainsi confrontés, sans filet législatif, aux questions

nouvelles que suscite l'évolution de la société. Un effort de clarification s'impose donc aujourd'hui.

En outre, l'ampleur des changements qui ont affecté, depuis 1804, tant le contexte économique que les

structures sociales et familiales exige, de façon tout aussi pressante, un effort de modernisation.

D'ailleurs, cette tentative de rénovation était réclamée, depuis une vingtaine d'années, par une partie de la

doctrine, et elle a été préparée par différents groupes de juristes qui ont travaillé, les uns dans la perspective

de la mise au point d'un code civil européen (3), les autres avec l'intention plus modeste de réécrire et de

compléter les dispositions, devenues insuffisantes, que le code civil a consacrées à cette matière au début du

XIXe siècle (4).

En revanche, elle risque de susciter un certain scepticisme de la part des magistrats qui peuvent craindre

qu'une codification trop explicite et pointilleuse fige le droit positif et stérilise la jurisprudence qui a été

jusqu'ici le fer de lance des évolutions considérables et, dans l'ensemble, bienvenues, qui ont affecté la

responsabilité civile.

Il est donc important de déterminer si le texte proposé est susceptible de répondre aux attentes de ceux qui

souhaitent la recodification, tout en évitant les écueils auxquels elle peut se heurter.

C'est d'ailleurs le but de la consultation publique que le ministre a eu la sagesse de lancer en s'inspirant de

celle qui a rencontré un réel succès pour la réforme des contrats et des obligations.

Toutefois, cette précaution ne garantit pas le succès final, car la procédure législative, qui suivra son cours

normal, le recours à une ordonnance ayant été écarté, ainsi que l'impact d'un éventuel changement de

majorité avant l'aboutissement de ce processus pouvant encore faire échouer le projet. Néanmoins, on peut

espérer que, n'étant pas marqué politiquement, celui-ci ira à son terme. C'est pourquoi il importe de

l'examiner attentivement en recherchant s'il est réellement de nature à clarifier (I) et à moderniser (II) le droit

de la responsabilité civile.

I - L'effort de clarification

L'effort de clarification emprunte différentes méthodes (A), dont il importe d'apprécier l'efficacité (B).

A - Les manifestations de la volonté de clarification

Les manifestations de la volonté de clarification des auteurs de l'avant-projet sont diverses.

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Elle résulte, d'abord, du titre choisi : « La responsabilité civile ». Cette expression a supplanté depuis

longtemps celles de « délits et quasi-délits » et de « dommages et intérêts résultant de l'inexécution de la

convention » employées par les rédacteurs du code de 1804. Or elle est placée en tête d'un texte qui traite

explicitement tant des conséquences de l'inexécution du contrat que de celles des fautes et autres faits

dommageables entraînant une obligation de réparation hors du champ contractuel. Cette présentation met

donc un terme à la malencontreuse controverse relative à la soi-disant «inexistence» de la responsabilité

contractuelle (5).

Concourt également à l'effort de clarification le plan adopté. Sont, en effet, exposées, d'abord, de façon

méthodique, les règles générales applicables en principe aux responsabilités qui ne relèvent pas d'un régime

spécial (chap. I à IV), quelques-uns de ces régimes spéciaux étant ensuite décrits (chap. V). Sur ce point, la

clarification serait encore plus nette si l'expression « droit commun » était utilisée. Un article initial disposant

que « les chapitres I à IV du présent sous-titre forment le droit commun de la responsabilité civile » serait

donc utile afin d'indiquer que, dans la mesure où ils ne dérogent pas à ce « droit commun », les régimes

spéciaux y restent soumis.

Mais ce qui contribuera surtout à clarifier la matière, c'est l'inscription dans le code civil de nombreuses

solutions qui ont été admises par la jurisprudence sans avoir été explicitées jusqu'à présent dans ce code.

1 - L'explication des solutions déjà acquises

Certaines d'entre elles sont reproduites pratiquement à l'identique, l'avant-projet reprenant parfois les termes

mêmes des arrêts qui les ont admises. C'est le cas pour « le préjudice futur » que l'article 1236 déclare

réparable « lorsqu'il est la suite certaine et directe d'un état de chose actuel », ainsi que de « la perte de

chance » définie par l'article 1238 comme « la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable » et

présentée comme « un préjudice distinct de l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ».

Il en va de même pour les « faits justificatifs » que l'article 1257 désigne par l'expression « causes

d'exclusion de la responsabilité », ainsi que pour la plus grande partie du régime des dommages et intérêts.

En effet, la règle de l'évaluation au jour où le juge rend sa décision sur le fond (art. 1262), ainsi que la liberté

pour la victime de disposer des sommes reçues (art. 1264) et la plupart des règles particulières à la réparation

des préjudices résultant d'un dommage corporel ou d'un dommage matériel (art. 1267 à 1279) explicitent des

solutions généralement bien acquises.

L'avant-projet confirme également, sans changement majeur, la réparation des troubles anormaux de

voisinage (art. 1244), qui est une pure création jurisprudentielle, ainsi que la responsabilité de plein droit du

fait des choses et des animaux (art. 1243) que la jurisprudence a édifiée en s'inspirant très librement des

articles 1384, alinéa 1er, et 1385 du code civil.

2 - Les précisions apportées aux solutions d'origine jurisprudentielle

Mais l'avant-projet assortit souvent les solutions d'origine jurisprudentielle de précisions qui sont destinées à

mettre fin aux hésitations des tribunaux sur certaines questions importantes et débattues.

C'est le cas pour la réparation en nature qui est clairement admise en matière contractuelle alors que cette

solution a été parfois contestée (6). L'avant-projet ajoute qu'elle ne peut être imposée à la victime (art. 1261,

al. 1er), ce qui est nouveau, et qu'elle doit être écartée, non seulement en cas d'impossibilité, ce qui est admis

depuis longtemps, mais aussi lorsqu'elle entraînerait pour le responsable un coût manifestement

déraisonnable au regard de son intérêt pour la victime (art. 1261, al. 2), ce qui constitue une précision utile.

En ce qui concerne les clauses exclusives ou limitatives de réparation, un infléchissement notable est admis

puisqu'elles pourront désormais affecter la réparation des dommages soumis au régime extracontractuel (art.

1281, al. 1er), du moins s'il s'agit d'une responsabilité sans faute (art. 1282). Il est, par ailleurs, précisé qu'elles

ne peuvent restreindre la réparation du dommage corporel (art. 1281, al. 2), alors que cette solution,

généralement souhaitée par la doctrine, n'a jusqu'à présent pas été affirmée formellement par la Cour de

cassation (7). Enfin, il est clairement indiqué qu'en matière contractuelle, ces clauses n'ont d'effet que si la

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partie à laquelle elles sont opposées a pu en prendre connaissance avant la formation du contrat (art. 1283, al.

2), alors que, sur ce point, on a pu constater des hésitations en jurisprudence (8).

Est également utile la disposition qui limite la responsabilité personnelle du préposé aux cas de « faute

intentionnelle » et d'« abus de fonctions » (art. 1249, al. 4), alors que la question suscite encore des

hésitations (9).

Quant à la force majeure, elle fait l'objet d'une définition propre à la responsabilité extracontractuelle (art.

1253, al. 2), distincte de celle qu'a formulée l'ordonnance du 10 février 2016 en matière contractuelle (art.

1218). Or ces définitions sont évidemment destinées à mettre fin aux discussions qu'a suscitées cette notion

et qui ont alimenté, ces dernières années, un contentieux important (10).

On se félicitera, par ailleurs, des simplifications dont a fait l'objet le statut des clauses pénales, débarrassé de

dispositions devenues inutiles et peu appliquées (11).

Toutes ces dispositions concourent donc à rendre plus lisible le droit de la responsabilité.

B - Cet effort de clarification est-il pour autant suffisant ?

La lecture du texte suscite, à cet égard, quelques interrogations.

1 - La définition des notions clés est-elle suffisante ?

La première interrogation concerne la brièveté de la définition de certaines notions clés ou même son

absence.

Ainsi, le préjudice réparable reçoit une définition très large, dans la plus pure tradition du code civil et de la

jurisprudence qui s'est élaborée sur la base des textes de 1804. L'article 1235 dispose, en effet : « Est

réparable tout préjudice certain résultant d'un dommage et consistant en la lésion d'un intérêt licite,

patrimonial ou extrapatrimonial, individuel ou collectif ».

Or on peut se demander s'il ne serait pas souhaitable de concrétiser davantage ce concept en énumérant les

principales catégories de préjudices indemnisables, mais le risque d'une telle tentative, qui paraît a priori aller dans le sens d'une plus grande sécurité juridique, serait que le texte ainsi établi devienne bientôt

obsolète. Quant à une liste purement indicative, elle ne présenterait pas un réel intérêt.

Une partie de la doctrine a, par ailleurs, évoqué la possibilité de recourir à la notion d'« intérêt protégé » pour

limiter la catégorie des préjudices indemnisables (12), mais cette solution ne serait efficace que si, comme

c'est le cas dans le code civil allemand, la liste des intérêts protégés figurait dans la loi. Or une telle

énumération n'est guère compatible avec la clause générale de responsabilité pour faute. La notion d'« intérêt

protégé » ne paraît donc utile en droit français que pour justifier des règles de réparation différentes selon que

le préjudice porte atteinte à un intérêt plus ou moins essentiel de la victime, la réparation du préjudice

corporel étant privilégiée par rapport à celle des autres préjudices. Or l'avant-projet va effectivement en ce

sens.

Une autre notion clé, celle de causalité, n'est pas définie par l'avant-projet, ce que certains critiqueront

probablement, mais sur ce point, le texte proposé nous paraît faire preuve de réalisme, car les efforts

considérables déployés par la doctrine, tant en France qu'à l'étranger, pour définir cette notion (13) n'ont

abouti qu'à des formulations très générales qui ne sont guère respectées par les tribunaux.

Quant à la faute, elle fait l'objet, à l'article 1242, d'une définition très large tout à fait dans la tradition

française puisqu'elle englobe « toute violation d'une règle de conduite imposée par la loi », ainsi que « le

manquement au devoir général de prudence et de diligence ». On remarquera que cette définition écarte l'idée

de « relativité » qui existe aussi bien en droit anglais qu'en droit allemand où un acte dommageable n'est jugé

fautif que s'il atteint une personne que la prescription méconnue avait pour objet de protéger. Cette notion n'a

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jamais vraiment prospéré en droit français (14).

On remarquera également que l'avant-projet ne se prononce pas explicitement sur la fameuse controverse

entre les partisans de la conception subjective ou morale de la faute, qui exigent en particulier le

discernement, et ceux de la conception objective, qui écartent cette condition (15). Mais la question nous

paraît tranchée, au moins implicitement, par un texte qui figure dans une autre partie du code civil : il s'agit

de l'article 414-3, aux termes duquel « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu'il était sous l'empire

d'un trouble mental n'en est pas moins obligé à réparation ».

En revanche, on constate que la définition retenue par l'avant-projet comporte une lacune importante, car elle

ne signale pas le particularisme de la faute commise par une personne morale. Il nous semblerait donc

nécessaire d'ajouter que « la faute de la personne morale s'entend non seulement de celle qui est commise par

son représentant, mais aussi d'un défaut d'organisation ou de fonctionnement ».

2 - Les lacunes concernant certains apports jurisprudentiels importants

Ce qui interroge également, à la lecture du texte, c'est son silence sur certains apports essentiels de la

jurisprudence.

Ainsi, on n'y trouve aucune allusion à la spécificité des responsabilités professionnelles, notamment aux

devoirs de sécurité, d'information, de mise en garde et de conseil qui sont la source principale du contentieux

actuel de la responsabilité civile. Or cette lacune nous paraît regrettable, ce qui nous conduit à souhaiter

l'insertion d'un article supplémentaire qui disposerait : « Le professionnel est tenu, à l'égard de son client, de

respecter non seulement les devoirs et obligations imposées par le contrat ou par les dispositions législatives

ou réglementaires qui s'imposent à lui, mais aussi toutes les suites que l'équité ou l'usage attache à ces

prescriptions. Il doit notamment assurer la sécurité physique de son client, s'il le prend en charge pendant

l'exécution de sa prestation, et lui donner les informations ainsi qu'éventuellement les conseils et mises en

garde nécessaires à la bonne exécution de celle-ci ».

On ne trouve pas davantage d'indication concernant, pour le calcul des dommages et intérêts contractuels, le choix entre la référence à « l'intérêt positif » à l'exécution du contrat, ou « l'intérêt négatif » à la non-

conclusion. Or, dans la tradition française, c'est l'intérêt positif qui est pris en compte dès lors que le contrat

inexécuté a été valablement conclu. Il conviendrait donc d'y faire allusion en prévoyant qu'« en matière

contractuelle les dommages et intérêts doivent être calculés de manière à donner au créancier tous les

avantages qu'il aurait retirés de l'exécution » et de préciser qu'« ils doivent comprendre tant les pertes faites

que les gains manqués ».

Mais la principale lacune concerne, à notre avis, la distinction entre obligations de moyens et obligations de

résultat qui joue actuellement un rôle essentiel pour départager les domaines respectifs de la responsabilité

pour faute et de la responsabilité sans faute en matière contractuelle et à laquelle l'avant-projet ne fait

aucunement allusion. Si ce silence est interprété par la jurisprudence comme une abolition de cette

distinction, un problème redoutable se posera alors, car il faudra déterminer si l'on doit généraliser l'exigence

d'une faute pour engager la responsabilité contractuelle (régime des obligations de moyens) ou admettre que

la responsabilité contractuelle est toujours engagée de plein droit dès lors que le résultat envisagé n'est pas

obtenu et qu'elle ne peut être écartée que par la preuve d'une cause étrangère présentant les caractères de la

force majeure (régime des obligations de résultat). Comme le texte ne fournit aucune indication permettant

de trancher dans un sens ou dans l'autre, les juges seront confrontés à une grave ambiguïté.

La clarification à laquelle contribue l'avant-projet, si elle est réelle, n'est donc pas totale. Qu'en est-il alors de

l'autre objectif de ce texte qui vise également à moderniser le droit de la responsabilité civile en l'adaptant

mieux aux évolutions qu'a connues la société française au cours de ces deux derniers siècles ?

II - L'effort de modernisation

Que l'avant-projet contribue à moderniser le droit de la responsabilité civile paraît incontestable (A), ce qui

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n'empêche pas cependant de se demander s'il ne pourrait pas aller plus loin dans cette voie (B).

A - La volonté de modernisation

1 - L'abandon des solutions obsolètes

Elle résulte, d'abord, de l'abandon de plusieurs dispositions du code civil actuel devenues obsolètes. C'est le

cas de l'article 1386 qui soumet le propriétaire d'un bâtiment à un régime particulier de responsabilité pour

les dommages causés par le défaut d'entretien ou le vice de construction. En effet, l'expansion du régime

général de responsabilité du fait des choses a rendu ce texte inutile et favorisé sa marginalisation par la

jurisprudence (16). Il en va de même des dispositions de l'article 1384 concernant la responsabilité

de l'artisan du fait de ses apprentis, aujourd'hui pratiquement absorbée par celle du commettant pour le fait

de ses préposés (17), et la responsabilité de l'instituteur pour le fait de ses élèves qui, pour les membres de

l'enseignement privé, a été assimilée à la responsabilité du fait personnel et, pour les membres de

l'enseignement public, est désormais garantie par l'État (18).

2 - Les solutions nouvelles

Mais c'est surtout par l'adoption de solutions nouvelles, dont la plupart ont été réclamées par la doctrine et

certaines inspirées d'expériences étrangères, que se manifeste ce souci de modernisation. On en signalera

quelques-unes qui paraissent importantes.

C'est le cas de la relativisation et de la réorganisation de la distinction entre responsabilité contractuelle et responsabilité extracontractuelle. En reconnaissant que la très grande majorité des règles sont communes

aux deux branches de la responsabilité, les rédacteurs de l'avant-projet atténuent, en effet, de facto la portée

de cette distinction. En outre, ils proposent d'écarter la règle du « non-cumul » en cas de dommage corporel

en soumettant la réparation de ce dommage au régime extracontractuel, ce qui provoquera inévitablement

une extension considérable du domaine de ce régime.

Les rédacteurs de l'avant-projet ont également innové en affirmant officiellement que la responsabilité civile

n'a pas seulement une fonction de réparation, mais qu'elle tend également à faire cesser l'illicite (art. 1232),

à prévenir le dommage (art. 1232 et 1237) et à punir les auteurs de fautes lourdes (art. 1266). Or cet

élargissement des fonctions de la responsabilité répond aux voeux d'une partie de la doctrine (19).

L'avant-projet fait en outre place, à l'exemple d'autres droits européens, à la possibilité de réduire l'indemnisation pour tenir compte de l'attitude de la victime qui n'a pas cherché à éviter l'aggravation de son

préjudice, alors qu'elle pouvait le faire en prenant des mesures « sûres et raisonnables » (art. 1263). Or cette

solution, qui a notamment été consacrée par la Convention de Vienne sur la vente internationale de

marchandises, est aujourd'hui considérée comme souhaitable par d'assez nombreux auteurs (20), alors que la

jurisprudence se montre réticente à son égard.

Une série d'innovations, parmi les plus notables, concernent la responsabilité du fait des personnes soumises

à une surveillance. Alors que le code civil actuel prévoit seulement la responsabilité des pères et mères pour

le fait de leurs enfants mineurs, l'avant-projet, tenant compte de l'évolution des structures familiales et des

méthodes de surveillance appliquées aux personnes vulnérables, propose, en effet, des réformes importantes.

En ce qui concerne spécialement la responsabilité du fait des mineurs, il ne retient comme condition de la

responsabilité des pères et mères que l'exercice de l'autorité parentale, écartant la « cohabitation » qui n'est

plus en cohérence avec le régime de responsabilité de plein droit admis depuis 1997 (21), et il impute la

même responsabilité de plein droit au tuteur « en tant qu'il est chargé de la personne du mineur ».

En outre, il affirme l'existence d'une responsabilité de plein droit pesant sur les personnes qui ont été

chargées, par décision administrative ou judiciaire, d'organiser et de contrôler à titre permanent le mode de

vie des mineurs ou des majeurs qui leur ont été confiés, ce qui est une consécration de l'avancée réalisée par

le fameux arrêt Consorts Blieck rendu par la Cour de cassation en assemblée plénière le 29 mars 1991 (22).

Mais l'avant-projet va plus loin, car il ajoute à cette responsabilité objective une responsabilité pour faute

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présumée à la charge des autres personnes qui assument par contrat, à titre professionnel, une mission de

surveillance d'autrui (art. 1248). Or il s'agit là d'une solution qui n'est pas admise par la jurisprudence

actuelle.

D'autres dispositions sont destinées à répondre aux critiques qui ont été adressées à l'effet partiellement

exonératoire de la faute de la victime lorsque celui-ci ampute la réparation d'un dommage corporel ou frappe

une personne dépourvue de discernement (23). Dans le premier cas, l'avant-projet subordonne l'exonération à

la preuve d'une faute lourde (art. 1254) et, dans le second, il l'écarte complètement (art. 1255).

Un pas important est également accompli en faveur de l'égalité entre les victimes et entre les débiteurs

d'indemnité grâce aux dispositions qui confient à l'autorité réglementaire le soin d'élaborer « un barème

médical unique et indicatif » pour mesurer le déficit fonctionnel (art. 1270), ainsi qu'un « référentiel indicatif

d'indemnisation » pour évaluer les préjudices extrapatrimoniaux (art. 1271) et une table unique de conversion

ou de capitalisation des rentes (art. 1272).

On signalera encore que les modifications apportées au régime spécial d'indemnisation des victimes

d'accidents de la circulation, à savoir l'extension du domaine d'application de ce régime aux accidents de

chemin de fer et de tramway et surtout l'assimilation du sort des victimes conductrices et de leurs proches,

victimes par ricochet, à celui des autres victimes, vont dans le sens d'une plus grande cohérence, car le risque

de la circulation, qui justifie ce régime particulier, existe quel que soit le type de véhicule terrestre à moteur

impliqué et quel que soit le rôle de la victime dans la conduite du véhicule.

Enfin, la mention d'une sous-section consacrée aux « règles particulières à la réparation des préjudices

résultant d'un dommage environnemental », sous-section dont le contenu n'a pas été explicité dans la version

actuelle de l'avant-projet, mais le sera vraisemblablement lorsque le projet de loi sur la biodiversité

aujourd'hui en discussion au Parlement aura abouti, témoigne d'une volonté de tenir compte des exigences de

plus en plus affirmées du public et d'une partie de la doctrine en faveur d'une protection plus complète de la

nature, notamment par le droit de la responsabilité civile.

Les auteurs de l'avant-projet ont donc fait la preuve de leur volonté de moderniser et d'améliorer le droit de la

responsabilité civile.

B - Les regrets

Toutefois, on peut se demander si, sur certains points, il ne serait pas possible d'aller plus loin et si certaines

des innovations proposées vont réellement dans le sens d'une meilleure adaptation à l'évolution de la

société.

1 - L'obligation de vigilance des sociétés mères ou donneuses d'ordre

On est, en effet, frappé notamment par le fait que l'avant-projet ne se préoccupe nullement des nouveaux

risques créés par les transformations qui ont affecté la structure des grandes entreprises, en particulier

l'extension de la sous-traitance et l'apparition des groupes de sociétés. Or il est évident que ces évolutions

favorisent le transfert de tâches confiées en principe à l'entreprise dominante à des entités moins importantes

dont la surface financière est plus réduite, ce qui peut compromettre, en cas d'accident, l'indemnisation des

victimes (24). En outre, l'autonomie dont jouissent les sociétés filiales ou sous-traitantes, du fait qu'elles sont

dotées de la personnalité morale, conduit souvent à exonérer de facto les sociétés mères ou donneuses d'ordre

en cas de dommages causés aux salariés des entreprises dépendantes par de mauvaises conditions de travail,

alors même que ces pratiques défectueuses sont dues à des contraintes imposées par la société dominante.

Certaines catastrophes récentes ont illustré de façon tragique l'ampleur de ces risques (25), et c'est d'ailleurs

pour tenter d'y remédier qu'une proposition de loi, actuellement en discussion devant le Parlement, envisage

d'imposer aux sociétés mères ou donneuses d'ordre une obligation de vigilance à l'égard de leurs filiales et

sous-traitants (26), obligation dont l'inobservation serait sanctionnée par la responsabilité civile. Or ces

risques ne sont nullement pris en compte par l'avant-projet, ce qui est regrettable. On souhaiterait au moins

que le dispositif de la proposition de loi n° 2278, qui doit figurer dans le code de commerce, trouve un écho

dans le code civil grâce à un texte qui affirmerait que « le professionnel qui organise, encadre ou contrôle

- -

10

l'activité économique d'autres professionnels en situation de dépendance, comme, par exemple, des filiales ou

des sous-traitants, est tenu d'une obligation de vigilance impliquant qu'il vérifie que la sécurité et le respect

des droits de l'homme et des libertés fondamentales sont assurés dans l'ensemble des entreprises qu'il

contrôle », et que « le manquement à cette obligation de vigilance entraîne sa responsabilité pour les

dommages qui sont en relation de causalité avec ce manquement ».

2 - L'aménagement de la distinction entre responsabilité contractuelle et extracontractuelle

Sur un autre plan, celui de la distinction entre responsabilité contractuelle et responsabilité

extracontractuelle, les solutions proposées par l'avant-projet ne nous paraissent pas non plus pleinement

satisfaisantes. En effet, l'article 1233, après avoir, dans son alinéa 1er, confirmé la règle dite du « non-cumul

entre responsabilité contractuelle et responsabilité extracontractuelle », qui est en réalité un refus de l'option

entre les deux branches de la responsabilité, interdit, dans son alinéa 2, aux victimes de dommages corporels

de se placer sur le terrain contractuel, alors même que ce dommage aurait été causé à l'occasion de

l'exécution d'un contrat. Or, si l'on admet sans difficulté que le dommage corporel puisse toujours être réparé

sur le terrain extracontractuel, car la sécurité est due à toute personne indépendamment de sa qualité de

contractant ou de tiers, il paraît, en revanche, excessif d'interdire à la victime, titulaire d'un contrat auquel elle

est partie et qui lui profite légitimement, de se prévaloir de celui-ci lorsqu'elle y a intérêt. La solution juste

consisterait donc, selon nous, à reconnaître à la victime d'un dommage corporel titulaire d'un contrat une

option entre la voie contractuelle et la voie extracontractuelle. L'alinéa 2 de l'article 1233 disposerait alors : «

Toutefois, en cas de dommage corporel, la victime peut choisir le régime de la responsabilité

extracontractuelle alors même que ce dommage aurait été causé à l'occasion de l'exécution d'un contrat ».

Quant à l'article 1234, il condamne la position adoptée par l'assemblée plénière de la Cour de cassation dans

la fameuse affaire Mir'Ho (27), selon laquelle « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la

responsabilité délictuelle, un manquement contractuel, dès lors que ce manquement lui a causé un dommage

». L'avant-projet exige, pour condamner le débiteur à indemniser le tiers, que soit apportée la preuve de l'un

des faits générateurs de la responsabilité extracontractuelle. Il s'agit donc là d'un retour en arrière par rapport

à une évolution longuement mûrie. En effet, les chambres de la Cour de cassation s'étaient, à partir des

années 1990, divisées entre celles qui exigeaient, pour admettre la responsabilité du débiteur vis-à-vis du

tiers, la preuve d'une « faute délictuelle envisagée en elle-même indépendamment de tout point de vue

contractuel » et celles qui se contentaient de relever une inexécution contractuelle ayant causé un dommage

au tiers. Mais elles se sont peu à peu, à l'exception de la chambre commerciale, ralliées à la seconde position

qu'a finalement confirmée l'assemblée plénière en 2006 (28). Or cette jurisprudence a été maintes fois

confirmée depuis 2006, sans qu'elle soulève d'objection de la part des praticiens, les critiques émanant

exclusivement des auteurs qui lui opposent le principe de relativité de la faute contractuelle alors que ce

principe est, par ailleurs, largement tenu en échec, notamment dans le cadre des chaînes de contrats.

À vrai dire, dès lors qu'un manquement contractuel est la cause directe d'un dommage subi par un tiers, les

conditions de la responsabilité nous semblent réunies, le manquement contractuel étant en soi un fait illicite.

Admettre la responsabilité de celui qui, par ce manquement, a causé un dommage à un tiers n'a donc rien de

choquant en droit, ni en équité. En revanche, ce qui paraît plus contestable, c'est de soumettre cette

responsabilité au régime extracontractuel au risque de déstabiliser le contrat en permettant notamment au

tiers d'échapper aux limitations de responsabilité que ce contrat impose éventuellement au créancier. C'est

pourquoi nous estimons souhaitable de modifier la rédaction de l'article 1234 en affirmant que : « Lorsque

l'inexécution est la cause directe d'un dommage subi par un tiers qui avait intérêt à l'exécution de ce contrat,

ce tiers peut en demander réparation au débiteur sur le terrain contractuel. Il doit alors subir toutes les

limitations du droit à réparation qui sont opposables au créancier ». Un second alinéa ajouterait qu'« il peut

également obtenir réparation sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, mais à charge pour lui

d'apporter la preuve de l'un des faits générateurs de cette responsabilité ».

3 - Les responsabilités alternatives

La rédaction de l'article 1240 concernant les responsabilités alternatives, c'est-à-dire l'hypothèse d'un acte

dommageable dont on sait qu'il ne peut avoir été commis que par l'une des personnes mises en cause, suscite également le doute. En effet, ce texte n'aurait pas permis en l'état d'admettre la responsabilité des laboratoires

- -

11

dans la fameuse affaire du DES(Distilbène) (29), car ces laboratoires n'avaient pas agi « de concert ou pour

des motifs similaires » et n'ont jamais formé un « groupe ». Or il aurait été profondément injuste que la

victime soit privée de toute réparation sous prétexte que le médicament avait été commercialisé

simultanément par deux laboratoires sans que l'on puisse déterminer lequel avait fabriqué les cachets

absorbés par la demanderesse. Il paraît donc nécessaire de modifier cette rédaction.

Par ailleurs, cet article 1240 ne donne aucune indication quant à la répartition des responsabilités alors que

les règles applicables aux coauteurs sont hors de cause dans l'hypothèse visée, car il ne s'agit pas de coaction,

mais de causalité alternative (il n'y a qu'un auteur parmi les défendeurs, mais on ignore lequel). Le seul

critère envisageable est alors la part de risque prise par chacun, part qui sera souvent identique pour tous,

entraînant un partage égal, mais qui peut être différente, comme c'était le cas pour les laboratoires dont l'un

avait commercialisé plus de 90 % du produit incriminé pendant la période durant laquelle la victime a été

traitée.

On pourrait donc envisager la formule suivante : « Lorsqu'il est établi que le dommage est nécessairement dû

au fait de l'une des personnes qui sont assignées en responsabilité, sans que l'on puisse déterminer laquelle,

chacune est réputée l'avoir causé à charge pour elle de prouver qu'elle n'en est pas l'auteur. Les

responsabilités se répartissent alors entre les défendeurs en fonction des risques créés par chacun ».

4 - La sanction des fautes lucratives

L'une des critiques souvent adressées ces dernières années au droit de la responsabilité civile concerne le peu

de cas qu'il fait de la « faute lucrative », c'est-à-dire de celle qui est commise avec l'intention de procurer à

son auteur un profit supérieur à la somme que représenterait la réparation du dommage subi par la victime et

qui a effectivement engendré ce profit (30). Pour réagir contre ce type de faute, qui est fréquente en matière

de contrefaçon, de concurrence illicite ou déloyale, de délit de presse, etc., il paraît nécessaire d'ordonner la

restitution du profit illicite, mais il s'agit alors d'une sanction qui risque de donner à la victime un avantage

incompatible avec la conception actuelle du principe de « la réparation intégrale ». C'est pourquoi on peut

approuver la position prise par les auteurs de l'avant-projet qui, à l'article 1266, ont proposé, dans ce cas, le

prononcé d'une « amende civile » qui n'est pas soumise à ce principe. Toutefois, si, parmi les critères de

calcul du montant de l'amende, l'alinéa 2 de cet article fait allusion aux « profits que l'auteur aura retirés » de

sa faute, il ne précise pas que ces profits doivent être restitués intégralement. Or la restitution intégrale

semble nécessaire pour dissuader ceux qui sont tentés de commettre des fautes lucratives. Il conviendrait

donc de modifier quelque peu l'alinéa 2 de l'article 1266 afin d'ajouter, après la proposition selon laquelle «

cette amende est proportionnée à la gravité de la faute et aux facultés contributives de l'auteur », la phrase

suivante : « En cas de faute lucrative, elle ne peut être inférieure au profit que celui-ci en aura retiré ».

5 - La réparation des dommages environnementaux

Enfin, il paraît souhaitable d'expliciter, dans l'avant-projet, les principes applicables à la réparation des dommages environnementaux qui, aujourd'hui, sont au centre des préoccupations de nombreux acteurs

économiques et auxquels la population est de plus en plus sensible. Ces principes, qui devraient figurer au

chapitre V parmi les régimes spéciaux, pourraient être explicités en quelques articles, quitte à renvoyer, pour

plus de détails, au code de l'environnement.

Un premier article définirait les préjudices indemnisables. Il pourrait être rédigé en ces termes : « En cas de

dommage environnemental, doivent être réparés non seulement les préjudices personnels, qu'ils soient de

nature économique ou morale, qu'ils aient atteint des personnes physiques ou des personnes morales, mais

aussi ceux qui affectent les ressources naturelles (les eaux, les sols, les habitats et espèces naturelles

protégées, la biodiversité) et les services écologiques qu'elles rendent ».

Un second article désignerait les personnes et organismes chargés d'agir pour demander réparation des

atteintes aux ressources naturelles. Il disposerait : « La réparation des atteintes aux ressources naturelles peut

être demandée par les associations agréées pour la défense de l'environnement ainsi que par les organismes

publics chargés de la défense de l'environnement qui sont visés par les articles L. 132-1 et L. 142-4 du code de l'environnement, chacun n'étant habilité à agir que dans son domaine de compétence ».

- -

12

« Est irrecevable l'action en réparation de l'atteinte aux ressources naturelles qui a déjà été réparée dans le

cadre d'une précédente action dirigée contre le même défendeur à l'occasion du même événement ».

Deux autres articles seraient consacrés, l'un à la réparation en nature, l'autre aux dommages et intérêts. On

se hasardera à proposer la rédaction suivante : « Les atteintes aux ressources naturelles sont réparées par

priorité en nature. Cette réparation doit tendre à recréer un milieu naturel présentant des avantages

équivalents ou comparables, du point de vue écologique, à ceux que la pollution a anéantis ».

« Si la réparation en nature des atteintes aux ressources naturelles est impossible ou d'un coût

disproportionné, les dommages et intérêts doivent compenser les frais exposés pour lutter contre la pollution

ainsi que ceux qui sont engagés pour protéger l'environnement. Les dommages et intérêts doivent être

affectés à la remise en état de l'environnement et versés à un fonds destiné à financer celle-ci ».

Le processus de recodification du droit de la responsabilité civile est donc engagé. Espérons qu'il sera mené à

bien et que les nouveaux textes permettront de rendre ce droit plus accessible et de faire émerger des

solutions permettant son adaptation aux exigences de notre temps.

(1) V. J.-S. Borghetti, Une réforme, un regret, RDC 2016. 1.

(2) V. nos art., Les difficultés de la recodification du droit de la responsabilité civile, in Le code civil 1804-2004. Livre

du bicentenaire, Dalloz-Litec, p. 255 ; Après la réforme du contrat, la nécessaire réforme des textes du code civil relatifs

à la responsabilité, JCP 2016. 99.

(3) En particulier, l'Académie de droit européen de Trèves a publié, en 2003, un document intitulé « Principles of

european tort law ».

(4) Le groupe dirigé par le professeur P. Catala a mis au point, en 2005, un avant-projet de réforme du droit des

obligations et de la prescription qui englobe la responsabilité civile : V. P. Catala (dir.), Avant-projet de réforme du droit

des obligations et de la prescription, Doc. fr., 2005, p. 161 s. Celui qu'a animé le professeur F. Terré a produit, en 2010,

un texte intitulé « Des délits » qui ne concerne que la responsabilité extracontractuelle, V. F. Terré (dir.), Pour une

réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2011.

(5) Les principaux responsables de cette controverse sont P. le Tourneau, qui a défendu la thèse de l'inexistence de la

responsabilité contractuelle dans les éditions successives de son grand traité Droit de la responsabilité et des contrats.

Régimes d'indemnisation, Dalloz Action, 2014-2015, et P. Remy qui a développé ce point de vue notamment dans son

art., La « responsabilité contractuelle » : histoire d'un faux concept, RTD civ. 1997. 323.

(6) V., sur ces hésitations doctrinales, G. Viney et P. Jourdain, Les effets de la responsabilité, in J. Ghestin (dir.), Traité

de droit civil, 3e éd., LGDJ, 2011, n° 26.

(7) V. G. Viney et P. Jourdain, préc., nos 194 à 196.

(8) V. G. Viney et P. Jourdain, préc., nos 221 à 222-1.

(9) V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les conditions de la responsabilité, in J. Ghestin (dir.), Traité de droit civil,

4e éd., LGDJ, 2013, n° 812-1.

(10) V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, préc., nos 395 à 399.

(11) Il s'agit des art. 1227 à 1230, 1232 et 1233 c. civ. actuel.

(12) V. J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l'étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile

extracontractuelle, in Études offertes à Geneviève Viney, Lextenso, 2008, p. 145. La même idée a été reprise et

développée par M. Dugué, L'intérêt protégé en droit de la responsabilité civile, th. dactyl., Paris I Panthéon-Sorbonne,

2015.

(13) V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, préc., nos 334 à 347.

(14) V. H. Slim, Approche comparative de la faute dans la responsabilité civile extracontractuelle, RCA 2003. Chron. 18

; M. Puech, L'illicite dans la responsabilité civile extracontractuelle, LGDJ, 1973, nos 435 s. ; J. Liimpens et A.

Meintzerhagen-Limpens, International comparative Law, vol. Torts, chap. 2, nos 133 à 149 ; G. Viney, P. Jourdain et S.

Carval, préc., n° 444.

(15) V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, préc., n° 444.

(16) Ibid., n° 739-1.

(17) Ibid., n° 896.

(18) Ibid., nos 897 à 919.

(19) Pour la fonction de cessation de l'illicite, V. not., C. Bloch, La cessation de l'illicite, recherche sur une fonction

méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle, préf. R. Bout, avant-propos P. le Tourneau, Dalloz, 2008. Pour

la fonction de prévention, V. not., C. Sintez, La sanction préventive en droit de la responsabilité, th. dactyl., Orléans,

2009 ; C. Thibierge, Libres propos sur l'évolution de la responsabilité civile. Vers un élargissement de la fonction

préventive de la responsabilité civile, RTD civ. 1999. 561. Pour la fonction de punition, V. not., S. Carval, La

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responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, 1995, Bibl. droit privé, t. 250, préf. G. Viney ; Z.

Jacquemin, Payer, réparer, punir. Étude des fonctions de la responsabilité contractuelle en droit français, anglais et

allemand, th. dactyl., Panthéon-Assas, 2015, 2e partie, nos 254 s.

(20) V. not., A. Laude, L'obligation de minimiser son dommage existe-t-elle en droit français ?, LPA 20 nov. 2002, p. 55

; S. Reifegerste, Pour une obligation de minimiser son dommage, th. dactyl., Panthéon-Sorbonne, 1999.

(21) Civ. 2e, 19 févr. 1997, n° 94-21.111, Bertrand, D. 1997. 265, note P. Jourdain, 279, chron. C. Radé, 290, obs. D.

Mazeaud, et 1998. 49, obs. C.-J. Berr ; RDSS 1997. 660, note A. Dorsner-Dolivet ; RTD civ. 1997. 648, obs. J. Hauser,

et 668, obs. P. Jourdain ; JCP 1997. II. 22848, concl. R. Kessous, note G. Viney ; F. Leduc, La responsabilité des pères

et mères, changement de nature, RCA 1997. Chron. 9.

(22) Cass., ass. plén., 29 mars 1991, n° 89-15.231, D. 1991. 324, note C. Larroumet, et 157, chron. G. Viney, obs. J.-L.

Aubert ; RFDA 1991. 991, note P. Bon ; RDSS 1991. 401, étude F. Monéger ; RTD civ. 1991. 312, obs. J. Hauser, et

541, obs. P. Jourdain ; RTD com. 1991. 258, obs. E. Alfandari et M. Jeantin ; JCP 1991. II. 21673, concl. D. H.

Dontemwille, note J. Ghestin.

(23) V. notre étude, La faute de la victime d'un accident corporel ; le présent et l'avenir, JCP 1984. I. 3155.

(24) Cet inconvénient s'est manifesté de façon très évidente en particulier à l'occasion de la pollution des côtes bretonnes

provoquée par le naufrage de l'Amoco Cadiz survenu en mars 1978, le transport des matières polluantes ayant été confié

par Standard Oil à l'une de ses filiales, la société Amoco transport, qui s'est révélée tout à fait incapable d'assumer la

réparation des préjudices causés par cette catastrophe.

(25) La plus emblématique est celle qui s'est produite en Inde au Rana Plaza le 24 avr. 2016 et a fait 1 135 morts.

(26) Prop. de loi n° 2278 votée en première lecture par l'Assemblée nationale le 30 mars 2015, puis, après rejet du Sénat,

en deuxième lecture, le 23 mars 2016.

(27) Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, Bull. ass. plén., n° 9 ; D. 2006. 2484, obs. I. Gallmeister, 2825, note G.

Viney, 2007. 1827, obs. L. Rozès, 2897, obs. P. Jourdain, et 2966, obs. B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2007. 295, obs. N.

Damas ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier, 115, obs. J. Mestre et B. Fages, et

123, obs. P. Jourdain ; JCP 2006. II. 10181, avis A. Garazzio, note M. Billiau ; RCA 2006. Étude 17, obs. L. Bloch ;

RDC 2007. 279, note S. Carval.

(28) V. notre ouvrage, Introduction à la responsabilité, in J. Ghestin (dir.), op. cit., nos 215-2 et 215-3.

(29) Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-16.305, D. 2009. 2342, obs. I. Gallmeister, 2010. 49, obs. P. Brun, 1162, chron. C.

Quézel-Ambrunaz, et 2671, obs. I. Gelbard-Le Dauphin ; RDSS 2009. 1161, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2010. 111, obs. P.

Jourdain ; RTD com. 2010. 415, obs. B. Bouloc ; JCP 2009. 381, 2e esp., note S. Hoquet-Berg et 304, obs. P. Mistretta ;

RCA 2009. Étude 13, obs. C. Radé.

(30) V. D. Fasquelle, L'existence de fautes lucratives en droit français, LPA 20 nov. 2002, p. 27 ; N. Fournier de Crouy,

La faute lucrative, th. dactyl., Paris V, 2015.

Document 2 : Discours de M. Jean-Jacques Urvoas, Garde des sceaux, ministre de la justice :

Présentation du projet de réforme du droit de la responsabilité civile, Académie des sciences

morales et politiques, 13 mars 2017.

Monsieur le Secrétaire perpétuel, Mesdames, Messieurs,

En matière de droit civil, le calendrier ministériel de l’année 2016 fut singulier :

- J’ai été nommé en janvier juste avant la promulgation de l’ordonnance portant réforme du droit

des contrats le 10 février, travail considérable qui permet à l’un des trois piliers de l’ordre juridique de

renouer avec sa tradition civiliste d’accessibilité aisée, de prévisibilité garantie et d’attractivité naturelle.

- J’ai été contraint de mettre en œuvre une vaste loi voulue par l’un des collègues que toutes les

professions règlementées avaient vécu comme une hostilité à leur égard, alors même que ce n’était ni la

volonté du Premier ministre, ni celle du législateur.

Et enfin je prépare une réforme qui sera de facto portée par mon – éventuel – successeur !

Je ne sais pas si le destin est joueur, mais de fait, il m’a évité l’ivresse de l’autosatisfaction ministérielle

dans ces domaines !

C’est donc avec la conscience du rythme d’écoulement du temps que je viens vous entretenir d’une réforme

historique.

Ainsi que je vous l’avais indiqué à certains d’entre vous le 29 avril dernier place Vendôme, l’ordonnance

de février ne marquait nullement la fin du chantier de modernisation du droit des obligations...

- -

14

Comme vous le savez, le droit de la responsabilité civile a volontairement été exclu de son champ de

l’habilitation.

- Compte-tenu de la sensibilité particulière des enjeux propres à cette matière.

- La pleine appropriation par le Parlement avait été jugée nécessaire.

Mais ne nous y trompons pas. Bien que dissociées dans le temps, la réforme du droit des contrats et de

celle du droit de la responsabilité ne sont pas dissociables sur le fond. La deuxième est d’autant plus

nécessaire qu’elle viendra parachever la première. Et cela donnera naissance à un véritable régime de

responsabilité contractuelle.

L’ambition est donc de bâtir un projet :

- Qui fixe les règles communes aux responsabilités contractuelle et extracontractuelle,

- Et qui organise l’articulation de ces deux régimes.

La tâche est immense !

En effet, le droit commun de la responsabilité civile repose sur cinq articles (parmi les 2 281 articles que

comportait à l’origine le code civil) et qui sont demeurés pratiquement inchangés depuis 1804.

Cette concision est à l’image de la faible importance accordée à l’époque à ce mécanisme juridique, qui

trouvait alors peu d’occasions d’être mis en œuvre. Mais depuis, comme a pu l’écrire le doyen

CARBONNIER : « Cette partie du code civil s’est hypertrophiée […]. Les dommages se sont multipliés :

la vie urbaine nous jette les uns sur les autres, les machines explosent, l’inflation des lois fait foisonner les manquements à la loi. Et en face les victimes sont devenues plus exigeantes». Le constat est lucide et

pourtant, lorsque ces lignes ont été écrites en 1996, la révolution numérique n’avait pas eu lieu, les

véhicules autonomes et bien d’autres robots relevaient encore de la science fiction... Ces cinq articles ont –

néanmoins – résisté au temps, grâce à l’impressionnante œuvre de construction jurisprudentielle de la Cour

de cassation qui a su les adapter à l’évolution des mœurs, de la société et de la langue française. Reste que

celui qui procède à la seule lecture des articles 1382 à 1386 du code civil n’aura qu’une vision parcellaire,

pour ne pas dire erronée, du droit français de la responsabilité. Car seule une connaissance de la riche et

subtile jurisprudence de la Cour de cassation permet à ce jour d’en appréhender la technicité.

La réforme de la responsabilité civile est donc une nécessité impérieuse :

- Pour pouvoir compter sur un droit lisible, transparent et porteur de sécurité juridique utile aux

citoyens comme aux acteurs économiques,

- Pour adapter nos règles de responsabilité aux enjeux économiques et sociaux du XXIème

siècle.

Dans ce but, le législateur de 2017 devra aller plus loin que la seule codification de la jurisprudence. Mais il

devra garder le souci constant du juste équilibre entre :

- L’efficacité attendue par les acteurs économiques,

- Et la protection que sont en droit d’attendre les victimes.

La tâche est immense, mais heureusement la Chancellerie a choisi de ne pas l’affronter seule mais en

s’appuyant :

- Dans les remarquables travaux du professeur Geneviève VINEY et du regretté Pierre

CATALA,

- Dans ceux du professeur François TERRÉ, menés pour ces derniers sous l’égide de cette

Académie des sciences morales et politiques,

- Ainsi que dans le rapport de juillet 2009 des sénateurs Alain ANZIANI et Laurent BÉTEILLE,

- Ou encore celui du député Guy LEFRAND en septembre 2010.

De surcroît, j’ai souhaité que l’avant-projet élaboré par mes services soit soumis à une large consultation

publique. Cette dernière s’est ouverte le 29 avril 2016 et a pris fin le 31 juillet 2016.

L’importance des contributions reçues témoigne à la fois :

- -

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- Du vif intérêt que suscite cette réforme, attendue de longue date, Nous avons, en effet,

enregistré plus de mille pages !

- Et du consensus qu’il est possible de dégager sur bien des points.

Ce dont témoignent les échanges intervenus entre la DACS (Direction des affaires civiles et du sceau) et les

principaux contributeurs. Nous avons pris en compte bien des points de vue :

- Celles de nos concitoyens, car le droit de la responsabilité civile concerne chacun d’entre nous.

- Celles des professionnels du droit qui auront à appliquer ces textes,

- Celles des associations de victimes,

- Mais aussi les impératifs économiques rappelés par les représentants des milieux économiques.

Ainsi, c’est grâce à vous, magistrats, universitaires, professions du droit, acteurs de la vie économique, que

l’avant-projet de la Chancellerie a pu être – notablement –amélioré. Je veux vous en remercier

chaleureusement tout comme Carole CHAMPALAUNE, qui a su piloter avec finesse et érudition les

équipes de la DACS ces premières étapes de ce vaste chantier. Et en l’état, l’avant-projet modifié reste

profondément fidèle à cette « Constitution civile » chère à Jean Carbonnier qui, à la suite de ce prince de

l’exégèse qu’était Charles DEMOLOMBE, résumait ainsi le code civil. « En lui» écrivait CARBONNIER

« sont récapitulées les idées, autour desquelles la société française s’est constituée au sortir de la Révolution, et continue de se constituer de nos jours encore, développant ces idées, les transformant peut-

être, sans avoir jamais dit les renier ».

Ces idées fondatrices sont encore le cœur de la réforme que je vous présente, Et je pense en particulier à

l’objectif d’égalité de traitement des victimes. Evidemment, nous n’avons pas la prétention, fort dangereuse

du reste, de régler toutes les hypothèses de mise en jeu de la responsabilité civile.

Notre ambition est :

- De moderniser,

- De clarifier notre droit positif,

- De l’enrichir de deux siècles de jurisprudence et de doctrine.

Ainsi, nous aurons élaboré un droit adapté aux problématiques de notre société contemporaine et qui

pourra, à son tour, traverser le temps. Chacun sait en effet que la solidité de cette « constitution civile » a

grandement aidé la société française à traverser une histoire mouvementée, longtemps caractérisée par

l’instabilité des constitutions politiques.

********

De même, ce projet poursuit un objectif de lisibilité du droit.

Cela suppose, tout d’abord, de retenir un plan structuré et un langage simplifié. Sans pour autant oser se

rattacher au mot de Stendhal qui affirmait en 1840 « composant «La Chartreuse », pour prendre le ton, je

lisais chaque matin deux ou trois pages du code civil. »

Le plan retenu est simple, didactique car largement inspiré des travaux universitaires, et en particulier ceux

du groupe de travail du professeur CATALA. Il s’articule autour de six chapitres :

- Dispositions préliminaires,

- Conditions de la responsabilité,

- Causes d’exonération ou d’exclusion de la responsabilité,

- Effets de la responsabilité,

- Conventions sur la responsabilité,

- Et enfin principaux régimes spéciaux de responsabilité.

S’agissant de la structure du projet, la consécration dans une section dédiée d’un ensemble de règles

communes aux responsabilités contractuelle et extracontractuelle mettra fin à nombre de controverses

doctrinales. Cela limitera aussi les risques de contentieux. En effet, la détermination du préjudice réparable

et du lien de causalité exigés sont des facteurs communs à ces deux régimes de responsabilité. Ces derniers

doivent recevoir les mêmes définitions et être soumis aux mêmes conditions. Une telle conception

n’interdit évidemment pas de consacrer des exceptions, justifiées par la spécificité du fait générateur en

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matière contractuelle. Je pense par exemple à la force majeure ou à la limitation du dommage réparable à

celui qui était raisonnablement prévisible au jour de la conclusion du contrat.

Au-delà de cette clarification conceptuelle, le projet consolide les grands principes du droit de la

responsabilité civile énoncés par les rares textes actuels, ainsi que de multiples apports jurisprudentiels.

Dans la tradition du code civil de 1804, un principe général est maintenu : celui selon lequel « on est

responsable du dommage causé par sa faute ». Avant de devenir un principe juridique cardinal, ce précepte

philosophique est consubstantiel à la condition de l’homme moderne, dont la responsabilité est le corollaire

de la liberté.

Ainsi le principe de la responsabilité pour faute traduit une exigence morale plus que jamais d’actualité.

Conformément à une tradition juridique française bien établie, un autre principe : celui de la réparation

intégrale du dommage, est aussi affirmé.

En l’espèce, le projet sanctuarise des principes dégagés par la jurisprudence. C’est notamment le cas du

principe:

- De libre affectation des dommages et intérêts,

- Et de l’évaluation du montant des dommages et intérêts par poste de préjudice.

Cela permet une juste indemnisation de la victime tout en respectant sa liberté dans l’usage qu’elle en fait.

Dans le prolongement des articles 1384 à 1386, et s’inspirant de la jurisprudence, nous proposons aussi de

clarifier les différents régimes de responsabilité du fait d’autrui et du fait des choses. La jurisprudence,

aussi élaborée soit-elle, suscite, en effet, parfois des interprétations divergentes. Or, en ce domaine, la

prévisibilité du droit est d’autant plus importante que tout système de responsabilité civile est aujourd’hui

indissociable du mécanisme de l’assurance.

C’est pourquoi le projet :

- Précise les multiples apports jurisprudentiels en matière de responsabilité pour troubles

anormaux de voisinage,

- Et consacre l’essentiel de la jurisprudence en matière de responsabilité du fait d’autrui.

Là où ce régime de responsabilité n’était jusqu’à présent régi que par l’article 1384 du code civil, chaque

hypothèse de responsabilité de plein droit est désormais l’objet d’un article spécifique :

- Responsabilité des parents du fait de leur enfant mineur,

- Responsabilité du commettant du fait de son préposé,

- Et responsabilité du fait de celui dont le mode de vie est organisé et contrôlé à titre permanent.

Sur quelques points néanmoins, il est proposé de remettre en question certaines évolutions

jurisprudentielles.

Tout d’abord, une condition commune à tous ces cas de responsabilité du fait d’autrui, est introduite. Il y

aurait ainsi une rupture avec la jurisprudence de la Cour de cassation sur la responsabilité des parents du

fait de leur enfant mineur. Le projet consacre alors le principe selon lequel toute responsabilité du fait

d’autrui suppose l’existence d’un fait de nature à engager la responsabilité de l'auteur direct du dommage.

Surtout, le projet propose de prendre le contre-pied de la jurisprudence sur la délicate question de

l’articulation des responsabilités contractuelle et extracontractuelle. Celle-ci donne lieu depuis plus de 30

ans à une jurisprudence complexe, source d’interprétations divergentes et donc d’insécurité juridique. Il a

été choisi de faire relever la réparation du préjudice corporel de la responsabilité civile extracontractuelle,

même si le dommage a été causé à l’occasion de l’exécution d’un contrat. Cela permet ainsi une égale et

juste indemnisation entre toutes les victimes d’un tel préjudice. Suite à la consultation, nous avons toutefois

ajouté que la victime pourrait invoquer les stipulations expresses du contrat qui lui sont plus favorables que

l’application des règles de la responsabilité extracontractuelle. Ainsi, la situation des victimes ne peut pas

être plus défavorable que dans le droit positif actuel, sans néanmoins que son principal inconvénient, le

forçage du contrat par la découverte d’obligations de sécurité, ne demeure.

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La protection renforcée des victimes de dommages corporels constitue l’une des autres innovations

majeures du projet. Dans le droit fil des différents avant-projets de réforme du droit de la responsabilité

civile, nous avons fait le choix de placer l’intégrité de la personne au sommet de la hiérarchie des intérêts

protégés. Sont ainsi proposées un ensemble de règles destinées à améliorer et harmoniser l’indemnisation

des victimes de dommages corporels.

Cette détermination se traduit par l’introduction de quelques exceptions en faveur des victimes.

- Ainsi, seule la faute lourde de la victime d’un dommage corporel peut réduire son droit à

indemnisation;

- De même, aucune obligation de minimiser son dommage ne saurait peser sur la victime d’un

dommage corporel.

- Enfin, les clauses qui excluraient ou limiteraient la réparation de ce type de dommage sont

prohibées. Fidèles à notre souci constant d’amélioration de l’indemnisation des victimes, le

projet propose, en outre, de consacrer un ensemble complet et cohérent de règles propres à la

réparation du dommage corporel.

Il est prévu que ces règles seront applicables :

- Aux décisions des juridictions judiciaires,

- Mais aussi administratives,

- Ainsi qu’aux transactions conclues entre la victime et le responsable.

Qui peut admettre aujourd’hui que la victime d’une erreur médicale soit indemnisée différemment, selon

qu’elle a reçu des soins à l’hôpital public ou dans le secteur privé ? L’uniformisation des modalités de

réparation du dommage corporel passe par la consécration de plusieurs instruments méthodologiques.

Ceux-ci sont indispensables, non seulement, pour les praticiens et régleurs, mais aussi pour les victimes.

- L’adoption d’une nomenclature non limitative des postes de préjudices, à partir de la

nomenclature Dintilhac, bien connue des acteurs, est ainsi prévue,

- De même qu’un barème médical d’invalidité unique et d’un barème de capitalisation des

rentes.

Surtout - et j’ose dire « enfin » - il est prévu de créer :

- Une base de données jurisprudentielles permettant de situer l’évaluation de chaque victime

dans son contexte précis,

- Ainsi qu’un référentiel d’indemnisation, purement indicatif, adossé à cette base de données et

réévalué régulièrement.

Dans le même esprit, le projet propose de résoudre la divergence de jurisprudence opposant le Conseil

d’Etat et la Cour de cassation sur le recours des tiers payeurs. Il s’agit d’une source d’inégalité injustifiable

entre les victimes. Sera ainsi supprimée la possibilité pour ces tiers payeurs de récupérer auprès du

responsable, les prestations versées à la victime au titre de ses préjudices personnels. En effet, ce recours

diminue aujourd’hui d’autant les indemnités perçues par la victime.

En matière d’accidents de la circulation, le projet fait entrer dans le code civil, où elles trouveront leur

place naturelle, les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 bien connue sous le nom d’un de mes illustres

prédécesseurs. Mais notre ambition ne se limite pas à donner plus de visibilité à la loi Badinter. Le projet

reprend, en effet, des améliorations suggérées par l’ensemble des travaux universitaires et parlementaires

que j’ai cités. L’objectif étant de remédier aux iniquités qu’a pu engendrer la mise en œuvre de ces

dispositions âgées maintenant de 30 ans déjà. Le champ d’application de la loi est ainsi étendu aux

tramways et aux chemins de fer, comme l’avait proposé le député Guy LEFRAND dans sa proposition

adoptée à l'unanimité lors de son examen à l'Assemblée nationale le 16 février 2010. Le sort des

conducteurs victimes, jusque-là exclus de la protection offerte par la loi Badinter, est amélioré: Seule sa

faute inexcusable lui sera dorénavant opposable, sans toutefois exiger qu’elle soit la cause exclusive de

l’accident.

La seconde innovation notable du projet est d’inscrire dans le marbre du code la fonction préventive de la

responsabilité civile, jusqu’alors trop méconnue de notre droit positif. Fortement inspiré des travaux du

professeur TERRÉ, le projet consacre tout d’abord la cessation de l’illicite, comme fonction autonome de la

responsabilité civile en matière extracontractuelle. En confiant au juge la possibilité de prescrire toute

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sanction ayant pour objet ou pour effet de prévenir le dommage ou de faire cesser un trouble illicite, il ne

s’agit plus seulement de réparer le dommage, mais d’agir sur sa source.

De même, l’introduction dans notre droit commun de l’amende civile vient conforter cette fonction

préventive. L’idée consiste à ouvrir une voie intermédiaire entre :

- La voie civile classique (centrée sur la réparation des dommages),

- Et la voie pénale (axée sur la sanction des comportements).

Ce chemin intermédiaire est destiné à s’appliquer, lorsque le responsable aura délibérément commis une

faute lucrative (recherche d’un gain ou d’une économie), sans nécessairement avoir recherché le dommage.

L’objectif, pour reprendre les mots d’un éminent auteur, est de prévenir la commission de fautes. Des

fautes, qui, malgré l’octroi de dommages et intérêts à la victime à hauteur de son préjudice, « laissent à leur auteur une marge bénéficiaire suffisante pour qu’il n’ait aucune raison de ne pas les commettre. ».

Contrairement aux dommages et intérêts punitifs, le montant de l’amende ne sera pas versé à la victime de

la faute, mais à l’Etat ou à des fonds d’indemnisation. Il n’y a donc nulle crainte de voir poindre devant nos

tribunaux les dérives que l’on connaît outre- Atlantique. L’amende civile à la française sera respectueuse de

notre tradition juridique attachée au principe de la réparation intégrale, tout en remplissant la fonction de

moralisation des comportements qui lui est assignée.

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« Quand un galet ne se trouve pas bien dans un mur, le mur ne se trouve pas bien debout », a écrit Pierre-

Jakez HÉLIAS, que je vous avais déjà cité lorsque j’ai lancé la consultation publique en avril 2016. Vos

contributions décisives ont permis de faire du projet de réforme un édifice, constitué de galets subtilement

équilibrés. Et elles lui ont donné une solidité suffisante, j’en suis convaincu, pour résister à la période

électorale qui s’annonce.

Je ne doute pas que ce projet, qui transcende les clivages, trouvera très bientôt, et grâce à vous tous sa place

naturelle aux articles 1240 et suivants du code civil.

Je vous remercie.

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