On entre dans les Mille et Une Nuits aussi facilement d ... · chasse que l’on entre dans le...

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conception & réalisation : Voirpage1.com / illustrations : Jacqueline Besche La formule, elle est là, devant nous : Il était une fois… ? Non, mieux, beaucoup mieux : On raconte, Ô roi bienheureux, qu’il y avait à Bagdad, au temps du calife Harûn ar-Rashîd, un vizir immensément puissant dont la fille, à la beauté bien au-delà de toute descriptionRaconte Shahrâzâd, raconte ! Quelle culture cette princesse Shahrâzâd ! elle sait tout ! Et heureusement d’ailleurs, car sa tâche est immense : guérir un souverain fou, un malade mental. Pas moins de 1 001 nuits pour réussir ! Et dans sa trousse, des centaines d’histoires qu’elle emboîte et enchaîne pour endormir et panser les blessures du serial killer (et même sexual killer) Shâhryâr, le roi misogyne. C’était au temps où la parole pouvait sauver des vies. On entre dans les Mille et Une Nuits aussi facilement que dans un moulin, dans la caverne d’Ali Baba ou la grotte souterraine d’Aladdin : il suffit d’un simple mot de passe fourni tout prêt dans le livre même. Et hop ! Les titres et le découpage des Nuits se réfèrent à la traduction de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Gallimard 2001.

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La formule, elle est là, devant nous :Il était une fois…? Non, mieux,beaucoup mieux : On raconte, Ô roibienheureux, qu’il y avait à Bagdad,au temps du calife Harûn ar-Rashîd,un vizir immensément puissantdont la fille, à la beauté bien au-delàde toute description…

Raconte Shahrâzâd, raconte!

Quelle culture cette princesse Shahrâzâd ! elle sait tout !Et heureusement d’ailleurs, car sa tâche est immense :guérir un souverain fou, un malade mental.

Pas moins de 1 001 nuits pour réussir !

Et dans sa trousse, des centaines d’histoires qu’elleemboîte et enchaîne pour endormir et panserles blessures du serial killer (et même sexual killer)Shâhryâr, le roi misogyne.

C’était au temps où la parole pouvait sauver des vies.

On entre dans les Mille et UneNuits aussi facilementque dans un moulin,dans la caverne d’Ali Babaou la grotte souterrained’Aladdin : il suffit d’unsimple mot de passe fournitout prêt dans le livre même.

Et hop !

Les titres et le découpage des Nuits se réfèrent à la traductionde Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Gallimard 2001.

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La société des Nuits est une société demarchands : tout a valeur d’échange,un récit comme un sac d’émeraudes.Si le destin condamne à mort, un sacde contes peut racheter une vie. Maisil faut les en sortir avec beaucoup desavoir-faire pour que jamais le dernierne soit inférieur au précédent, sinonl’attention du méchant va tomber,le sabre aussi, la tête ensuite…

Une loi que Shahrâzâd connaîtpar cœur !

Nuits 1-3, Conte du Marchand et du DémonUn brave marchand tue le fils invisible d’un démon en jetant unnoyau d’olive. Le père en furie apparaît et s’apprête à le venger.Le marchand accepte son destin mais demande un an de répitpour mettre en ordre ses affaires.

Accordé.

Un an après, le voici qui revient poser sa tête sur le billot. Arriventtrois vieillards. Chacun se propose d’échanger sa propre histoirecontre un tiers de la vie du marchand.

Accordé, il a tenu parole, que sa vie tienne à d’autres paroles,mais je veux du sensationnel !

Et il en faut pour étonner et captiver un démon de cet acabit !Suivent ce qu’on appelle des contes à coucher dehors et mêmeà dormir debout, trois histoires de métamorphoses, chacune plusincroyable : et ça marche, gracié le pêcheur !

Au bout du conte, tous ont tenu parole, et Sharâzâdest encore en vie…

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Fichu comme une fusée de feud’artifice, un bon conte contientun autre conte, lequel contient, etc.Mais alors, quand on compte sixniveaux (record absolu, détenu parles Mille et Une Nuits ), où est leconte centre, celui qui donne la clef ?

Et s’il n ’y avait pas de centre ?

Nuits 4-9,Conte du Pêcheur et du DémonFace à face tendu entre un pêcheuret le démon enfermé dans une jarrequ’il a ramenée dans son filet jetédans le fleuve. Il s’y concentrait(à l’état de gaz) depuis dix-huit siècleset avait eu le temps de jurer la pertede qui le délivrerait : paradoxal, non?

Paf ! c’est tombé sur ce brave pêcheur.

À grands coups de récits enfermésdans d’autres récits — rien que deshistoires d’enfermement ici —, chacun,tour à tour prisonnier de l’autre, vatenter d’apitoyer son geôlier. Et c’estl’inverse de ce qui était prévu quiarrive : le pêcheur est récompensé parle démon qui lui fait pêcher des poissonsmagiques qu’il vendra au calife.

Sa fortune est faite !

Il ne nous reste plus qu’à entendre l’histoiredes poissons : ils furent humains et subirentla vengeance d’une reine magiciennepassion nément amoureuse d’un esclave.

Et c ’est encore d’enfermement qu’il s ’agit.

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Il arrive souvent que le conte échappe aux personnages (et eux à lui),comme s’il n’en avait plus besoin. Il les tire d’un contexte rationnel pourles expédier dans son monde à lui, tout de désir, de tension, d’instabilitéet de fantaisie. Dès lors, pour le personnage, la frontière entre réel etonirique disparaît : c’est un rêve qui commence. Ou bien s’achève ?

Car le rêve, c’est toujours ce que l’on vient de quitter. Nuits 20-24, Conte du vizir Nûr ad-Dînet de son frère Shams ad-DînDeux frères, vizirs au Caire, décident qu’ils aurontl’un un fils, l’autre une fille, qu’ils feront s’épouserle temps venu. Mais une dispute les éloigne etNûr ad-Dîn fait sa vie à Bassora. Les enfantsnaissent le même jour, grandissent, deviennent tousdeux identiques dans leur exceptionnelle beauté.

Mais il faut les unir par delà la distance : un emploiréservé aux Djinns dans les Mille et Une Nuits.

De l’unique nuit d’amour au Caire où Badrad-Dîn, le fils, a été transporté, naîtra un fils,’Ajîb. Badr endormi est abandonné par lesDjinns à Damas où il vivra quinze ansexerçant le métier de restaurateur, le tempspour ’Ajîb de grandir.

Quinze ans sur la touche pour que le contepuisse s’accomplir !

Mais la famille de sa cousine le recherche, leretrouve et le ramène endormi (encore !) auCaire où l’on a reconstitué le décor de la nuitde noces. Badr se réveille dans les bras de sonaimée : j’ai rêvé mes quinze ans de Damas?Non, car j’ai une cicatrice au front, que j’aicontractée là-bas. Alors, c’est ici le rêve?

Le secret d’un bon conte : concilierl’inconciliable… sur le dos du héros!

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Nuits 499-531, Conte du prince JânshâhDans bien des contes des Nuits, c’est au cours d’unechasse que l’on entre dans le monde instable etmerveilleux du désir, entièrement livré à la puissance,parfois maléfique, parfois bénéfique, des animaux.À la poursuite d’une gazelle, Jânshâh se perd dans unecontrée qui semble un paradis mais s’avèrera un enfer.

Ce qu’il a cru être une proie se révèle comme unagent recruteur du surnaturel.

Il y devient roi (mais roi prisonnier)d’un peuple de singes ! Leur échapper,tomber passionnément amoureux d’uneprincesse-oiseau, qu’il perd ensuite, estune longue épreuve où il affrontefourmis et serpents monstrueux,voyageant sur le dos d’oiseaux géantsou de fauves dressés par des djinnsrebelles. Au terme d’années detourments, Jânshâh retrouve sa bien-aimée, la ramène en son royaume,l’épouse, mais…

Croyez-vous qu’ils vécurent heureux eteurent beaucoup d’enfants? Hélas,non. Car comment plier notre mondepolicé à la logique d’une femme-oiseau?

L’islam a toujours été méfiant envers lesanimaux, mais dans les Nuits survit uneépoque mythologique où ils représententun monde ensauvagé, pas encore sousla domination absolue de l’homme,de sa raison, de son Dieu et de sa loi.

Un paradis perdu ?

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Dans la géographie fantastique des Mille et UneNuits, l’espace maritime tient une place de choix.Entre le IXe et le XVIe siècles le commerce arabe sedéploie de la Chine aux côtes africaines et les récitsde voyage alimentent un imaginaire délirant auquelles conteurs vont puiser. Comme pour les Grecsde l’Odyssée, la mer et ses îles sont une ressource

inépuisable où les héros pourront accomplir leurdestin parmi les richesses les plus fabuleusesarrachées par la ruse à des créatures chimériques.

Les lois qui y ont cours sont autres et le conte nemanque pas de rappeler qu’en regard, toutecivilisation humaine n’est qu’artifice et fragilité.

Nuits 537-566, Sînbâd de la merL’oiseau Rokh lâcha un rocher tellementénorme que nous pûmes entrevoir le fond del’océan. Ou encore : Lorsque nous fîmesgriller un mouton, ce que nous prenionspour une île s’enfonça dans la mer : nousavions réveillé une immense baleine.

Assiste-t-on au championnat bagdadî duplus gros mensonge? Pas du tout, c’estjuste Sinbâd qui nous raconte ses voyages.

Il ne lui en faudra pas moins de sept— chacun plus incroyable — pour qu’ilfinisse par étancher sa soif d’aventures.La fortune amassée au passage semblepresque secondaire.

Comme si, de naufrage en naufrage,ce qu’il était allé chercher au péril de sa viefût davantage de la matière à raconter.

Son auditeur, Sinbâd le terrien, est unpauvre portefaix dont le quotidien, le nôtreen fait, est impropre au merveilleux.

Situation en faux miroir d’où le fantastiquedevient encore plus fantastique.

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Fidèles à la civilisationdont elles sont le reflet,les Mille et Une Nuits ontpour scène la ville, la trèsgrande ville, commele furent déjà en ce tempsBagdad, le Caire, Damas,Bassora, Ispahan. La ville,un décor pour le conte, etsurtout un espace quadrilléà valeur hautementsymbolique, où chaqueinstitution reflètel’organisation politiquede l’islam : hammam, palaisdu calife, cimetière, souk,prison, abattoir, hôpital,remparts. Espace oùse déploie la loi soustoutes ses formes…sauf la religieuse, lamosquée étant quasiabsente d’un recueilsubtilement anticlérical.

Nuits 9-19, Le Portefaix et les Trois DamesNuits 25-34, Conte du tailleur, du bossu,du juif et de l’intendant chrétienCes deux séries de contes emboîtés font partie du cycle deBagdad et mettent en scène les virées nocturnes du califeHarûn ar-Rashîd et de son Vizir Ja’far dans la ville.Signe que rien de celle-ci ne doit échapper à son pouvoir,et même une partie privée ne saurait se tenir sans lui.

« Le sage est celui qui met assez de distance entre son cou et la colère du calife.»

Pourtant, le calife fait preuve d’équité, mais dans la limite d’une sociétéinégalitaire à peine corrigée par sa générosité. Le conte joue à la perfectiondans cet entre-deux pour exercer une critique sociale stupéfiante de modernité ence XIe siècle, montrant que la société urbaine, en regard de la nomade où se fondal’islam, a perdu le sens de la communauté.

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Cette célèbre formule nous vient toutdroit des Mille et Une Nuits. Si pournous elle traduit le désir de pouvoir,d’être le chef, dans le recueil elle rendcompte d’une sorte de carnavaloù toutes les valeurs sont inversées.Le désordre s’installe brièvement,le temps pour une injustice d’êtredénoncée avant rétablissementde l’ordre et du droit…

… par le vrai calife.

Nuits 285-294, Harûn ar-Rashîd et le faux califeUn richissime commerçant est éconduit par sa femme,une capricieuse princesse. Il se jure de la reconquérir envivant comme le calife lui-même : palais, esclaves,titres… Ayant eu vent de l’affaire, Harûn ar-Rashîd décidede se déguiser et de l’interroger. Ému par la détresse dujeune homme, il le rétablira auprès de son épouse.

Facile pour lui : c’est la sœur de son vizir Ja’far.

Nuits 623-653, Abû Hassan, le dormeur éveilléAbû Hassan rêve de débarrasser son quartier d’unquatuor de dévots nuisibles. Ah, si j’étais calife ! dit-ilà un marchand de passage, lequel est le calife lui-même,déguisé. Le prenant au mot, celui-ci l’endort et le fait seréveiller en son palais. L’autre accepte ce « rêve» et châtieses ennemis. Mais le retour à la réalité lui sera impossible.

Calife un jour, calife toujours!

Enfermé, tenu pour fou, il faudra une nouvelle etgénéreuse intervention du vrai calife pour le rétabliret lui faire accepter son état antérieur.

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La civilisation arabo-islamique à son apogée (VIIIe-XIIIe siècles) avu se développer une société multiculturelle ouverte dont le signele plus visible était la place prépondérante donnée au commerce.Un monde de négociants puissants, proches du calife, d’où sontissus la plupart des personnages des Nuits. Tous gravitent autourdu souk où se nouent et dénouent intrigues et machinations.

Et où surviennent les coups de foudre !

Nuits 25-28, Histoire du courtieret celle de l’intendant chrétienLa scène fondatrice d’où démarrent certainsrécits des Nuits se présente ainsi : un jeuneet beau négociant (en tissus, parfumsou pierreries) est assis dans sa boutique.Arrivent des jeunes filles splendides entourantune mule somptueusement harnachéed’où descend une silhouette ondulante quientre et demande à voir les marchandises.

Deux yeux noirs incendiaires, on baise le soldevant elle.

Elle choisit ce qu’il y a de plus beau, repart.On enverra une esclave pour payer. Ça y est,le marchand est captif. La scène se reproduitplusieurs fois, jusqu’à ce que la suivanteapporte une invitation. On la suit dans lepalais où parmi des cercles de jeunes fillestoujours plus belles, la créature attend sa proieau son du luth…

Pourtant, l’amour n’est pas unemarchandise…

… mais un destin né dans un dense réseaud’échanges sociaux régis par le commerce.Le conte, c’est le récit du combat de deux élusdu désir pour s’en échapper.

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cheUne longue tradition, de la bible

(Cantique des Cantiques ) auCoran, passant aussi par les Milleet Une nuits, fait du jardin unavant-goût du paradis. Lieu sacréoù la nature s’adoucit, se civilise,s’humanise, suggérant auxhumains de se livrer sans retenueaux délices de l’amour.

Nuits 34-38, Conte d’Anîs al-JalîsNûr ad-Dîn, fils du vizir, a enlevé Anîs al-Jalîs, une esclave achetée par son pèrepour le seigneur de Bassora qui, enl’apprenant, veut sa tête. Fous d’amour, ilsgagnent Bagdad sans un dirham en poche.

Premier havre de paix : le jardin du califeHarûn ar-Rashîd.

Ils y sont recueillis par le vieil intendantqui, charmé par leur beauté, les laisse jouirde la splendeur du lieu où tout chantel’amour : oiseaux, fruits, fleurs, parfums,couleurs, chuchotis d’eau dans canauxet bassins, de vent dans les alignementsde grands arbres centenaires…

Bref, le jardin comme un miroir tendu auxamants saouls d’amour.

Adouci par tant de beauté, c’est le califelui-même qui, après s’être déguisé enpêcheur et leur avoir cuisiné du poisson,les rétablira dans leur dignité, au dépensde son vassal de Bassora.

Mais, à l’inverse, lorsque l’autre n’estqu’absence, dans le miroir du jardin,c’est par la voix des oiseaux que s’exhalela plainte de l’amour envolé.

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Les récentes traductions des Nuits (René Khawam, Jamel Eddine Bencheikhet André Miquel) ont remis à l’honneur les centaines de poèmes qui scandentle récit et que les versions précédentes (Galland, Mardrus) avaient passées àla trappe. Qui scandent ou plutôt qui suspendent. Car dans cette société, toutle monde, de l’employé aux abattoirs ou de la servante au calife, prend letemps d’exprimer ses émotions en improvisant ou en récitant de la poésie.

Nuits 371-381, Conte d’Uns et de WardEncore une terrifiante histoire d’amour courtois, selon leschéma bien connu : coup de foudre, séparation par lavolonté du père de la jeune Ward, le vizir, qui la réserve aucalife, longue série d’épreuves pour l’amant Uns, et enfinretrouvailles. La symétrie entre les deux élus est parfaite,la poésie qui chante leur beauté perd toute référenceà leur sexe, ils sont devenus interchangeables.L’amour a une loi, c’est de taire l’amour :Gardons-le bien voilé, à l’abri du scandale !

Nuits 778-831, Conte de Hasan al-BasrîCe conte, un véritable roman de chevalerie, propose lapoésie sous tous ses registres : petits quatrains de sagessepopulaire, satire, pièces courtoises, érotiques ou héroïques,hymnes religieux…Il va dans la nuit le fantôme qui fait se lever l’aube,Mais ma nuit d’amour ne connaît pas de jour.

Nuits 989-1001, Conte de Ma’rûf le savetierEt c’est jusqu’au conte final, l’un des plus gais du recueil,que la joute poétique suspend l’action en faisant placeà l’emphase de la langue.Lourds devinrent les flacons videsUne fois emplis de vin pur,Puis légers, prêts à s’envoler d’amour,Pareils à des corps que vient animer l’âme.

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Une des modernités des Mille et Une Nuits estde dénoncer l’esclavage en matière d’amouret de célébrer le coup de foudre, cettereconnaissance instantanée de deux êtresvoués à s’aimer par delà les positions sociales.Pour bien servir d’exemple, le conte choisitl’aimée dans les rangs de la suite califale : elleest l’une des nombreuses concubines, souventla préférée, du Commandeur des Croyants,tandis que l’amant est l’un de ses proches.

Dès lors le récit bascule dans la tragédie, c’est unmoment qui l’apparente au théâtre occidental.

Nuits153-169, Conte de ’Alî ben Bakkâret de Shams an-NahârUn jeune prince persan, d’une rare beauté, est assis àdeviser dans la boutique de son ami parfumeur. Arrive uncortège royal dont descend Shams an-Nahâr, la premièrefavorite du calife Harûn ar-Rashîd. Le coup de foudre estimmédiat !

Ils se sont reconnus, ils se savent mortellement atteints.

On arrange un rendez-vous dans la maison de l’ami, maisune bande de truands les enlève avant de les relâcherlorsqu’ils réalisent que cette femme est la favorite ducalife. ’Alî s’enfuit, mourra de chagrin tandis qu’elle estramenée au palais. Le scandale éclate et Shams se laissemourir. Tout le peuple de Bagdad, calife en tête, assiste àleurs funérailles.

Ce ne sont pas des coupables que l’on porte en terre,mais les victimes d’un mal dont la puissance souveraineest reconnue par le calife lui-même.

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De nombreux contes du recueil nous rappelleront que lesromans de chevalerie écrits en Occident quelques siècles plustard (XIIe-XIVe siècles) se sont inspiré de la tradition arabo-iranienne. On lira ces contes, ou plutôt ces romans, comme onlit aujourd’hui les récits d’héroic fantasy : une séried’aventures extraordinaires en forme d’épreuve conduisantdeux amants à vaincre l’offense qu’est leur séparation.

Nuits 778-831, Conte de Qamar az-Zamân et BudûrDeux adolescents, fils et fille de rois, identiques enleur exceptionnelle beauté vivent séparés par desmilliers de kilomètres. Se refusant à tout mariagearrangé, chacun vit reclus au palais paternel.La nature qui les a faits l’un pour l’autre doittriompher des obstacles humains pour les réunir.

Pas d’autre solution que de recourir aux djinns.

Mais le surnaturel ne fait pas tout : il amorcela passion et déclenche le coup de foudre.Ensuite, selon une mécanique bien huilée, il alternecoups de pouce et traquenards afin d’éprouverla fidélité des amants.

Amants, aimantation : les deux adolescents sontenchaînés à la nécessité de se réunir, c’est un destinqui les dépasse et doit s’accomplir.

Drôle de construction que ce récit qui n’exclut jamaisle réalisme — c’est à dire tout ce qui constitue leséléments s’opposant à leur union : Histoire, société,politique, etc. — tout en faisant intervenir lamachinerie du surnaturel au complet : divinités,djinns, animaux monstrueux, talismans, vieux ermitesplusieurs fois centenaires, faux mages…

Car tel est le conte : le point de tangence,l’« interface», entre ces deux mondes.

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Les Mille et Une Nuits ? Un autre visage de l’islam, un visage féminin,ouvert, épanoui. L’« éternel féminin » est une invention des hommesoù s’avoue une soumission, une dépendance. Ce que nous disent cesdizaines de contes amoureux, c’est que la séparation des pouvoirs n’estque de surface : l’homme croit avoir abandonné à la femme tout ce quiest organisation de la vie en échange du pouvoir politique. En réalité ilporte en lui un désir jamais assouvi, la cicatrice d’une séparation quil’assujettit à cette moitié de lui-même. Le pouvoir qu’il pense exercerest une coquille que sa compagne a pris soin de vider.

Nuits 308-327, Conte de ’Alî Shâret de sa servante ZumurrudCelle qui est à vendre au marché des esclavesjoue du luth, chante divinement, sait toutela poésie, la physique, l’astronomie, la théologieet fait tourner les têtes tant sa beauté et sa grâcesont rares.

Un serment la lie à son propriétaire : c’est ellequi choisira parmi les acheteurs.

Son double masculin arrive au souk : c’est le filsdésargenté d’une opulente famille de commerçantsdont il vient de claquer l’héritage. Émoi chez lesmarchands : ces deux-là sont faits l’un pourl’autre ! Mais hélas ! ’Alî Shâr n’a pasun souvaillant. Ô stupéfaction, voilà qu’elle sort de sabourse le prix de son propre achat qu’elle donnediscrètement à son élu.

Zumurrud le veut, elle l’aura :adjugée (mais pas vendue), la belle Zumurrud!

C’est tout au long d’une kyrielle d’aventures,(enlevés, séparés, captifs…) qu’elle garderal’initiative, finissant même roi d’un pays voisin.Et elle se paye le luxe, lorsqu’elle retrouve’Alî, de le convoquer dans son lit et de lui fairecroire et accepter qu’il puisse aussi désirer unhomme, avant de se révéler femme, sa bien-aimée.

Quelle leçon donnée à un écervelé ! Et à nouspar Shahrâzâd qui se tient derrière Zumurrud!