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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LMS&ID_NUMPUBLIE=LMS_206&ID_ARTICLE=LMS_206_0017 Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la consommation en Allemagne, des années 1930 aux années 1960 par Christoph CONRAD | Les Éditions de l’Atelier | Le Mouvement Social 2004/1 - N°206 ISSN 0027-2671 | ISBN | pages 17 à 39 Pour citer cet article : — Conrad C., Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la consommation en Allemagne, des années 1930 aux années 1960, Le Mouvement Social 2004/1, N°206, p. 17-39. Distribution électronique Cairn pour Les Éditions de l’Atelier. © Les Éditions de l’Atelier. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la consommation en Allemagne, des années 1930 aux années 1960par Christoph CONRAD

| Les Éditions de l’Atelier | Le Mouvement Social2004/1 - N°206ISSN 0027-2671 | ISBN | pages 17 à 39

Pour citer cet article : — Conrad C., Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la consommation en Allemagne, des années 1930 aux années 1960, Le Mouvement Social 2004/1, N°206, p. 17-39.

Distribution électronique Cairn pour Les Éditions de l’Atelier.© Les Éditions de l’Atelier. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Observer les consommateurs.Études de marché et histoire

de la consommationen Allemagne, des années 1930

aux années 1960

par Christoph CONRAD*

Lisez-vous beaucoup, un peu, pas du tout ? Allez-vous au restau-rant ? Aimeriez-vous, madame, donner en location votre chambre à unNoir ? Que pense-t-on, franchement, de la retraite des vieux ? Que pensela jeunesse ? Que pensent les cadres ? Que pense la femme de trenteans ? Que pensez-vous des vacances ? Où passez-vous les vacances ?Aimez-vous les plats surgelés ? [...]

Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger.Georges Perec, Les choses. Une histoire des années soixante,

2e éd., Paris, Julliard, 1997, p. 32-33.

L es comportements des consommateurs constituent l’« obscur objet du désir »des spécialistes du marketing, des publicitaires, des chefs d’entreprise et, plusrécemment, des historiens (1). De fait, lorsqu’ils explorent les sociétés du passé,

les historiens partagent avec les praticiens des études de marché un nombre surpre-nant de questions. Leur curiosité et la nôtre portent sur qui, quoi, où, combien defois, combien cela coûte. Mais elles ne se limitent pas à ces données de base. Elless’étendent à des enquêtes sur les désirs, les significations symboliques, les styles devie.

L’impact des théoriciens de la culture comme Michel de Certeau et des culturalstudies en général (2) a été tel que les recherches sur la consommation ont changéde cible et ont de plus en plus mis l’accent sur le processus de réception et son rôle

* Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Genève. Traduction de Patrick Fridenson.(1) Des versions antérieures de cet article ont été discutées lors de colloques et séminaires à Bielefeld,

Boston, Cambridge, Paris, Tel Aviv et Zurich. Je tiens à remercier Gisela Bock, Martin Daunton, GregEgighian, Patrick Fridenson, Hartmut Kaelble, Martina Kessel, Liz Lunbeck, Billie Melman, Frank Trent-mann et Thomas Welskopp pour leur invitation et leurs commentaires.

(2) M. de CERTEAU, L’invention du quotidien I : Arts de faire, 2e éd., Paris, Gallimard, 1990. A. MAT-TELART, E. NEVEU, Introduction aux cultural studies, Paris, La Découverte, 2003.

Le Mouvement Social, no 206, janvier-mars 2004, © Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières

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créatif. Au lieu de considérer un client passif, elles ont mis au premier plan le lecteuractif, homme ou femme, ses manières de décoder les signes ou de se méprendre sureux, de s’approprier les objets ou de les refuser, d’inventer des pratiques ou de sefamiliariser avec elles. Dès que dans les recherches empiriques d’histoire de laconsommation on donne ainsi la priorité au consommateur actif – ou encore à l’audi-teur de radio, au spectateur de films, au lecteur de journaux actif –, on a besoind’avoir sur ceux-ci des connaissances détaillées, différenciées et diachroniques, c’est-à-dire le genre de connaissances que les spécialistes des marchés produisent dansleurs études, sondages et groupes de tests.

Notre article a donc l’ambition de présenter la société de consommationcontemporaine comme une « société de la connaissance », c’est-à-dire une sociétéoù une connaissance appliquée est produite et constamment communiquée et où leconsommateur est construit comme un type social spécifique et comme un nœudd’informations. Il ne s’agit donc pas de faire l’histoire des pratiques de consommationdans l’Allemagne contemporaine ou des revenus ou des rêves des consommateurspour eux-mêmes. Au contraire, ce qui nous intéresse, c’est d’explorer quelques-unsdes cas auxquels les historiens d’aujourd’hui peuvent appliquer la production deconnaissances réalisées par des experts contemporains : économistes, psychologues,spécialistes de la publicité. Avec un fil directeur : comprendre comment les étudesde marché se sont mises en quête « du » consommateur inconnu et ont distingué lesacteurs féminins et masculins. Nous soutenons que le fait que les études de marchésont une recherche-action a conduit ces experts à une reconnaissance du rôle desfemmes beaucoup plus réaliste qu’il n’était d’usage jusque-là dans les sciences éco-nomiques. Dès lors les analystes de marketing ont proposé des stéréotypes modifiésde l’« essence » du masculin et du féminin en ce qui concerne les désirs, les préfé-rences et les goûts (3). Ainsi les études de marché ont joué (et jouent) un rôle essentieldans la création du marché de masse moderne qui est pensé et construit comme lerassemblement d’acheteurs individuels, pleins de discernement et soucieux de maxi-miser la valeur. Bref, la production d’un savoir sur les consommateurs contribue àformer un type social : le consommateur-citoyen sexué (4).

(3) Voir en introduction à une vaste littérature : V. de GRAZIA (avec E. FURLOUGH) (ed.), The Sex ofThings : Gender and Consumption in Historical Perspective, Berkeley, University of California Press,1996.

(4) E. CARTER, How German Is She ? Postwar West German Reconstruction and the ConsumingWoman, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997 ; L. COHEN, A Consumer’s Republic : ThePolitics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Knopf, 2003 ; S. KROEN, « Der Aufstiegdes Kundenbürgers », in M. PRINZ (Hg.), Der lange Wege in den Überfluss. Anfänge und Entwicklungder Konsumgesellschaft, Paderborn, Schöningh, 2003, p. 519-550 ; id., « A Political History of theConsumer », à paraître dans The Historical Journal, 2004. Cf. M. BERNOLD et A. ELLMEIER, « Konsum,Politik und Geschlecht. Zur “Feminisierung” von Öffentlichkeit », in H. SIEGRIST, H. KAELBLE, J. KOCKA(Hg.), Europäische Konsumgeschichte, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1997, p. 441-466.

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L’émergence d’un nouveau champde la connaissance

Demandons-nous d’abord pourquoi les études de marché, sous toutes leursformes, ont fait leur apparition dans l’entre-deux-guerres et pourquoi elles ont connuleur triomphe à partir des années 1950 et 1960.

Les historiens peuvent invoquer des changements dans les structures. Ils ne sontpas les premiers. Déjà les contemporains en avaient pris conscience. Rappelons icique la Première Guerre mondiale avait complètement bouleversé l’ordre du com-merce international. Les branches de production exportatrices en particulier (lesgrandes entreprises pharmaceutiques comme les P.M.E. de l’industrie de la porce-laine) se découvrirent alors un intérêt nouveau pour ce que l’on appelait à l’époquel’« observation du marché ». Puis, sous l’effet de la crise économique mondiale audébut des années 1930, ce furent de plus en plus d’entreprises qui prêtèrent attentionà la diffusion de leurs produits et aux modes de consommation.

On constate tant au sein du management que dans les sciences économiquesque l’attention traditionnellement portée à la production évolue dans cette périodevers un intérêt croissant pour les problèmes liés à la vente et la distribution, en unmot : au marketing, sans pour autant utiliser ce mot en Europe avant les années1950 (5). Cela concerne naturellement avant tout les biens de consommation. Il n’estguère surprenant de voir que des représentants des industries du textile, de la phar-macie, de l’alimentation et de la construction électrique sont en 1934 parmi lesfondateurs de la Gesellschaft für Konsumforschung (GfK : association pour larecherche sur la consommation), qui est l’institut d’études de marché pionnier enAllemagne. C’est dans leurs branches que se développe déjà dans l’entre-deux-guerres ce « marché des acheteurs » qui remplacera généralement après 1945 le« marché des producteurs ».

Les analystes du marché ainsi que les tenants de la science naissante qu’étaitalors la gestion (6) ont bien mis en évidence l’importance du rôle de la distributiondans la définition du prix d’un produit et se sont clairement engagés en faveur d’une« rationalisation » dans ce domaine. Une brochure publicitaire de la GfK datant de1936 estimait à 40 % du prix payé par le consommateur la part absorbée par lesfrais de distribution pour un produit fini (7).

A l’instar des publicitaires, dont l’activité a connu un rapide essor depuis la fin

(5) Pour l’émergence du « marketing » comme domaine des sciences de gestion, cf. R. BUBIK, Ge-schichte der Marketing-Theorie : historische Einführung in die Marketing-Lehre, Francfort, P. Lang,1996 ; F. COCHOY, Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris, La Décou-verte, 1999.

(6) H. FRANZ, Zwischen Markt und Profession. Betriebswirte in Deutschland im Spannungsfeldvon Bildungs – und Wirtschaftsbürgertum (1900-1945), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998.

(7) Brochure rédigée par Hans Brose pour la GfK, Nuremberg, 1936. Cf. D. SCHINDELBECK, « “AsbachUralt” und “Soziale Marktwirtschaft”. Zur Kulturgeschichte der Werbeagentur in Deutschland am Beispielvon Hans Brose (1899-1971) », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 1995, p. 235-252.

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du XIXe siècle, les pionniers des études de marché puisent en abondance dans lestravaux des sciences sociales, en particulier de la psychologie. Leur approche est àla fois éclectique et volontariste. Ils mettent ainsi en évidence le fait qu’en périodede croissance globale des revenus la part discrétionnaire du revenu – celle qui resteà la disposition du consommateur après qu’il a couvert ses besoins vitaux – augmenteaussi. Cette fraction de l’activité consommatrice semble plus dépendante d’élémentsnon utilitaires, voire de facteurs d’ordre irrationnel. C’est surtout la subjectivité, voirel’irrationalité, de la femme comme consommatrice qui devient un thème récurrentdans les textes des économistes, des publicitaires et des spécialistes du marketing.Selon eux, pour parvenir à des analyses utilisables il est nécessaire d’effectuer desétudes psychologiques sur les motivations des consommateurs et consommatrices.Bien qu’ils ne soient pas à l’abri de jugements moralisateurs sur le comportementdes ménagères, les premiers analystes des marchés enquêtent sur les fonctionssociales et symboliques des marchandises auprès d’individus des deux sexes.

Cet accent mis sur les attitudes et motivations subjectives a inspiré le choix deleur méthodologie par les premiers praticiens des études de marché en Allemagne.Leur chef de file, Wilhelm Vershofen, qui cumulait une formation littéraire et psy-chologique et une expérience pratique dans les affaires, a privilégié les approchesqualitatives (et non quantitatives) pour cerner les mobiles cachés des consommateurs.D’où le recours à des questionnaires semi-standardisés et à des méthodes d’analyseinterprétatives plutôt que statistiques, ainsi qu’à une technique particulière d’entre-tien. Les « correspondants » (tel était le nom donné par le GfK à ses interviewers)devaient entrer en contact avec les enquêtés dans des situations de la vie quotidienneau cours de conversations informelles. Tout en bavardant ils devaient poser à leurinterlocuteur les questions formulées dans le questionnaire. Mais ils ne remplissaientce dernier qu’après, en se servant des notes qu’ils avaient prises et en y ajoutant uneévaluation personnelle. Cette méthode fort peu orthodoxe devint la marque defabrique de cette école d’études de marché, l’école de Nuremberg. En revanche,après la Seconde Guerre mondiale la GfK adopte les techniques standard de sondagesd’opinion diffusées par les instituts américains et reprises par la plupart des institutsallemands de sondages d’opinion et d’études de marché. Cependant on peut souli-gner que Vershofen et ses collègues non seulement estimaient que leur méthodologiespécifique constituait une différence majeure par rapport aux enquêtes à l’américainesur le modèle de Gallup, mais encore la considéraient comme supérieure (8).

Cette appréciation que ces pionniers allemands portaient sur leurs travaux inciteà réévaluer le bilan de l’américanisation de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres,qui a suscité de nombreuses recherches historiques. Il apparaît alors que les méthodesaméricaines de marketing de masse, de publicité et d’étude statistique des marchésétaient tout à fait connues en Allemagne (9). Toutefois le débat public sur la

(8) G. BERGLER, Die Entwicklung der Verbrauchsforschung in Deutschland und die Gesellschaftfür Konsumforschung bis zum Jahre 1945, Kallmünz, 1959, p. 59-61, 71, citant un article de Vers-hofen de 1944. Cf. également H. SCHRÖTER, « Advertising in West Germany after World War II. A caseof an americanization », Entreprises et Histoire, octobre 1998, p. 15-19 et 25.

(9) O.R. SCHNUTENHAUSEN, Die Absatztechnik der amerikanischen industriellen Unternehmung,

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« rationalisation » était, lui, dominé par les avancées américaines dans les techno-logies et la production de masse (10).

La fascination pour le fordisme ne faisait toutefois pas l’unanimité. Un grandnombre de critiques s’élevèrent pour protester contre l’application de modèles amé-ricains à l’économie et à la société allemandes. Si certains arguments utilisés dansce sens font alors appel à une rhétorique nationaliste et xénophobe, d’autres souli-gnent à juste titre les différences qui séparent les conditions de production et dediffusion aux États-Unis et en Allemagne. On peut se référer une fois encore à uneintervention de Vershofen, tirée d’un ouvrage collectif publié en 1926 sous le titreévocateur de « Ford et nous » (11). L’Allemagne, indique-t-il, n’est pas une sociétéde consommation de masse. Son marché se caractérise au contraire par une incli-nation en faveur des distinctions sociales et d’une recherche de la qualité artisanaleet de la tradition des goûts assez forte chez les consommateurs. Vershofen attiraitl’attention sur le fait que l’usage des méthodes fordiennes pouvait conduire à unesurproduction de biens de consommation en l’absence en Allemagne d’un marchépermettant un écoulement de masse. Ce point de vue faisant la jonction entre pro-duction et distribution constituait pour les sciences économiques allemandes del’époque une perspective originale. Dans d’autres publications, Vershofen et ses col-lègues ont même fait des pas dans la direction empruntée par Keynes en préconisantde stimuler la consommation pour encourager la croissance de la production (12).Cette double prise de distance par rapport au modèle américain, à la fois quant auxméthodes et aux particularités de l’économie nationale, met en valeur les barrièresqui existaient dans les années 1920 et 1930 vis-à-vis d’un transfert culturel unilatéral,de toute façon improbable. L’ambiguïté qui en résulte n’a pu que se renforcer sousle régime nazi, avec l’intégration des études de marché dans « l’économieorganisée » (13).

Après 1945 les spécialistes allemands des études de marché se sont parfoisplaints que leur rôle de précurseurs a été oublié devant la vague d’américanisation

Berlin, 1927 ; la thèse puis le manuel du dirigeant de la GfK E. SCHÄFER, Grundlagen der Marktbeo-bachtung, Nuremberg, Krische, 1928 ; 2e édition augmentée (1940) sous le titre : Grundlagen der Markt-forschung ; 3e éd. 1953, fait état d’un nombre considérable de publications américaines dans sabibliographie.

(10) M. NOLAN, Visions of Modernity. American Business and the Modernization of Germany,Oxford, Oxford University Press, 1994. A. LÜDTKE & A. von SALDERN (Hg.), Amerikanisierung : Traumund Alptraum im Deutschland des 20. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1996. E. KLAUTKE, Unbe-grenzte Möglichkeiten. « Amerikanisierung » in Deutschland und Frankreich (1900-1933), Stuttgart,Steiner, 2003. Victoria de Grazia (New York-Florence) prépare un livre, The Market Empire, à paraîtrechez Harvard University Press.

(11) W. VERSHOFEN, « Inwieweit lässt sich die Ford’sche “Geschäftstheorie” verdeutschen ? », inSoziales Museum in Frankfurt a. M. (Hg.), Ford und wir, Berlin-Vienne, Industrieverlag Spaeth & Linde,1926, p. 55-64.

(12) Vour les références cités par G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 64, 67.(13) Il est sans doute remarquable que la première application importante des études de marché ait

eu lieu pendant la période nazie. Donc la GfK est considérée comme un exemple pertinent pour l’étudede l’américanisation sous le Troisième Reich et interprétée comme un signe de la « modernité » du régimenazi. Cf. H.D. SCHÄFER, « Amerikanismus im Dritten Reich », in M. PRINZ & R. ZITELMAN (Hg.), National-sozialismus und Modernisierung, Darmstadt, W.B.G., 2e éd., 1994, p. 211-214.

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massive qui dominait alors la jeune République Fédérale d’Allemagne. Dans uneperspective historique il convient de souligner les différences entre les deux débatssur le modèle américain : celui de l’entre-deux-guerres et celui des trenteglorieuses (14).

En observant les observateurs

La quantité considérable de données qu’ont accumulées depuis plus de 70 ansles enquêtes de consommation, les sondages d’opinion et les études médias a frappéles historiens économistes ou sociaux, ainsi que les chercheurs des autres sciencessociales férus d’analyses longitudinales. Cependant lorsqu’ils les utilisent, ils courent(encore davantage qu’avec les types précédents de descriptions sociologiques) lerisque de se borner à répéter la construction de la réalité effectuée par les obser-vateurs antérieurs. Plus on avance dans le XXe siècle, plus la sorte de connaissancetrouvée dans ce genre de sources ressemble à celle que nos sciences socialesd’aujourd’hui présentent comme des données valides. En d’autres termes, la manièredont les sciences sociales décrivent le monde exerce une hégémonie telle qu’il fautfaire un effort supplémentaire pour créer la distance nécessaire à une compréhensionhistorique (15). Dans ces conditions, l’intérêt premier et le caractère unique desétudes de marché (comme des autres types d’enquêtes et de sondages) pour leshistoriens ne résident pas dans les données qui sont engrangées, mais dans la façondont cette connaissance est produite, diffusée et utilisée.

En regardant par-dessus l’épaule des sondeurs ou des analystes marketing, nousrencontrons un autre genre de savoir, qui se fonde sur « l’observation des obser-vateurs ». En captant les connaissances locales des consommateurs ou des auditeursdes radios, leurs opinions, préférences et observations, les enquêteurs distillent

(14) Dans sa recherche sur la professionnalisation de la publicité en France, Marie-Emmanuelle Chesselarrive à des conclusions analogues en soulignant une phase importante de modernisation dès les années1930 : M.-E. CHESSEL, La publicité. Naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, C.N.R.S. Éditions,1998. Dans une perspective plus générale, cf. pour l’Allemagne V.R. BERGHAHN, The Americanizationof West German Industry 1945-1973, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; et pour la FranceR.F. KUISEL, Le miroir américain, Paris, Lattès, 1996.

(15) Lutz Raphael a bien cerné le piège qui menace l’histoire sociale du temps présent : la civilisationdu XXe siècle, selon lui, est à tel point « scientifique » que l’historien se trouve toujours en présence dematériaux empiriques qui s’apparentent à des « observations de second degré » et correspondent en réalitédéjà à un savoir de type science sociale, celui-là même auquel le chercheur en histoire entend donnernaissance. Lorsqu’il utilise par exemple les résultats d’une enquête il ne fait que réitérer une réalité qu’ila trouvée telle quelle. « Une histoire sociale trop naïve sur le plan méthodologique », écrit Raphael, « risquede reformuler des constructions déjà connues et acceptées, à la manière des sciences sociales appliquéesqui ont livré et livrent encore tous les jours à des donneurs d’ordre issus de la politique, de l’économie etde la société des constructions semblables ». L. RAPHAEL, « Die Verwissenschaftlichung des Sozialen alsmethodische und konzeptionnelle Herausforderung für eine Sozialgeschichte des 20. Jahrhunderts », Ge-schichte und Gesellschaft, 22, 1996, p. 189.

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interprétations et analyses pour les rapporter aux entreprises qui sont leurs clients.Souvent leurs études sont des petits récits de ce qui a changé par rapport à un passéplus stable et disent pourquoi les consommateurs allemands diffèrent de ceux del’Amérique « fordiste » ou pourquoi des groupes sociaux se comportent de la manièrequi est la leur. L’observation des observateurs ou des « observations du deuxièmedegré » (pour reprendre les termes de Niklas Luhmann dans sa théorie des systèmes)devient ainsi une source pour les historiens.

Le sociologue Luhmann (1927-1998) a sans doute été le représentant allemandle plus connu de la théorie des systèmes et du constructivisme épistémologique (16).Ses écrits abordent des sujets aussi différents que l’administration, le droit, la séman-tique historique, les mass-media ou l’amour. Son apport théorique se caractérise parla rencontre de l’hypercomplexité et du sens commun (et même de la banalité), cequi conduit à ce que le paradoxe soit un des effets de style dont il use avec prédilec-tion. Sans pouvoir ici suivre pas à pas sa démarche scientifique, j’emprunterai cepen-dant à Luhmann quelques-uns de ses concepts centraux. La première idée-force desa théorie réside dans la distinction entre ce qui constitue un système et ce qui faitson environnement. Un système se définit par ses fonctions et ses frontières, àtravers sa différence par rapport à un autre, un extérieur. Un système social, qu’ils’agisse de l’entreprise capitaliste ou l’université publique, se distingue de son envi-ronnement en ce qu’il ne se réfère qu’à lui-même et ne peut recouvrir que ce à quoison code correspond. Le deuxième concept essentiel est donc le principe de la réfé-rence à soi exclusive, de l’« autoréférentialité » pour traduire la terminologie del’auteur. Une chaîne d’hypermarchés, par exemple, peut évidemment comprendrela langue des prix et des fluctuations de demande, tandis qu’elle est sourde par rap-port à des arguments théologiques.

Tout cela serait bien insignifiant et resterait inutilisable pour notre but si Luh-mann n’apposait à ce premier schéma un deuxième niveau, celui de l’« autoréflexi-vité ». Car les systèmes observent leur environnement et les systèmes voisins.L’observation apparaît donc comme un troisième concept central. Notons que Luh-mann donne au terme d’observation une acception particulière qui sort du registrecourant : « Nous comprenons par le fait d’observer », écrit-il, « une opération qui, àtravers elle-même, distingue le déterminé pour pouvoir le définir ». Au-delà, lessystèmes peuvent, par ce processus, s’observer eux-mêmes. Le système se réali-mente ainsi de la différence qu’il observe entre l’environnement et lui : se manifestealors ce que Luhmann définit comme le re-entry. On passe ainsi d’une observationdu premier degré (de manière simplifiée, l’observation des choses, des processus) àune « observation du deuxième degré » qu’il définit aussi comme « l’observation desobservateurs » (17).

(16) En ce qui concerne la traduction et la réception, d’ailleurs très restreinte, de son œuvre en France,voir N. LUHMANN, Politique et complexité, Paris, Cerf, 1999 ; J. CLAM, Droit et société chez NiklasLuhmann, Paris, P.U.F., 1997 ; A.-J. ARNAUD & P. GUIBENTIF (dir.), Niklas Luhmann, observateur dudroit, Paris, L.G.D.J., 1993.

(17) N. LUHMANN, « Die Beobachtung der Beobachter im politischen System : Zur Theorie der öffen-tlichen Meinung », in J. WILKE (Hg.), Öffentliche Meinung, Fribourg-en-Brisgau, Alber, 1992, p. 79 ; cf.N. LUHMANN, « Communication et action », Réseaux, no 50, 1991.

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C’est surtout ce dernier concept que Luhmann a repéré, notamment dans lessystèmes que représentent les sciences sociales, le droit ou les mass-media. Le mondeéconomique, lui aussi, a besoin de cette observation du deuxième degré. On peutciter pour preuve l’existence de l’Ifo-Institut, fondé en 1949 à Munich sous la doubletutelle des organisations patronales et des syndicats et subventionné par l’État. Depuisles années 1950, sa tâche est de s’enquérir régulièrement auprès des industriels etdes managers de leur diagnostic sur la situation économique et de leurs pronosticssur l’avenir de celle-ci. Les indications données par cet institut qui joue un rôle debaromètre de conjoncture relèvent, s’il en est, d’un phénomène d’observationd’observateurs. A travers sa diffusion publique dans l’ensemble des médias, l’indicede tendance publié par l’Ifo-Institut acquiert une réalité propre. Ainsi, deux fois paran, les cours de la bourse allemande évoluent en fonction des résultats donnés parl’Ifo-Institut (18).

La théorie des systèmes peut donc nous aider à mieux comprendre pourquoiles entreprises modernes (tout comme les médias, les partis politiques ou les gouver-nements) ont recours à des sources d’information externes pour comprendre l’envi-ronnement et même elles-mêmes. Ses concepts abstraits font ressortir des processustrès concrets dans le monde réel : les systèmes ne connaissent pas leur environne-ment en règle générale. Les entreprises qui produisent des biens de consommationen grande série ne « connaissent » pas leurs clients. Les observateurs extérieurs nepeuvent que fournir de l’information au système qui soit en conformité avec la logiqueinterne du système. La « digestion », par exemple, des résultats des études de marchépar une entreprise ne tombe pas sous le sens. Elle dépend des rapports de forceinternes, des capacités de traitement de l’information et de l’assortiment entre l’infor-mation et le code interne.

Dans la présente recherche, nous suivons les étapes de la « construction de laréalité » que des acteurs présents dans le monde réel ont établie, tout en reconnais-sant que le type de données qu’ils ont collectées et les observations qu’ils ont rap-portées sont uniques et ne peuvent être reproduites grâce à nos efforts. Elles offrentune vue sur l’un des ateliers où les représentations du consommateur ont été à lafois observées et formées. Les historiens peuvent bénéficier (sur le plan tant analy-tique qu’empirique) du fait que les analystes marketing, assez proches en cela despublicitaires, combinent la position d’observateurs des comportements quotidiens etle rôle des constructeurs de schèmes et modèles interprétatifs qui les aident à donnerun sens aux informations recueillies. A mesure qu’ils transportent ces interprétationspour en faire des savoirs appliqués et des conseils, qu’ils les transforment en décisionsinstrumentales, sur les stratégies marketing, la fixation des prix, l’emballage, le choixdes canaux de distribution – bref, en marketing –, ils redirigent des images sur leconsommateur. De manière à retracer de tels processus, nous avons choisi commemarqueur la catégorisation des consommateurs selon les rapports sociaux de sexe.

(18) Cf. http://www.ifo.de/home. Parmi ses nombreuses publications, un survol européen : Ifo-Institutfür Wirtschaftsforschung (Hg.), Tendenzbefragungen als Mittel der Konjunkturbeobachtung in denE.W.G.-Ländern, Munich, 1959.

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Les études des années 1930 aux années 1960

Nous allons prendre des exemples dans des études réalisées par trois instituts :la GfK (dont j’ai déjà évoqué la création en 1934 et qui avait été précédée par uninstitut axé sur le partenariat universitaires-entreprises à partir de 1925), les institutsde sondages et d’études de marché Allensbach et E.M.N.I.D., fondés tous les deuxaprès-guerre, au milieu des années 1940. Ces trois firmes sont toujours en activitéà l’heure actuelle (19).

La GfK a contribué de manière indirecte au développement des études d’opi-nion. En effet, elle a mis en place le premier réseau national d’interviewers en Alle-magne (20). L’association possédait environ 300 correspondants en 1936, 610 en1938, et 748 si l’on prend en compte les conquêtes territoriales du Troisième Reich.Elle disposait en outre de plus de 100 collaborateurs pour des tâches spécifiques.Ensemble ils étaient à même de réaliser des enquêtes reposant sur 10 000 à15 000 interviews effectuées en peu de temps (21). Grâce à ce réseau, la GfK pro-duisit des études de marché fondées sur un échantillonnage assez grossier par laméthode des quotas et le recours à des techniques d’interview seulement semi-standardisées. Néanmoins la GfK réussit à établir la première cartographie despouvoirs d’achat en Allemagne. Elle l’étendit à l’Autriche, après l’annexion par Hitlerde ce pays en 1938. La réputation de la GfK provient aussi du fait que le jeuneLudwig Erhard (par la suite ministre de l’Économie, puis chancelier fédéral) y occupason premier poste avant d’entrer en politique après la fin de la Seconde Guerremondiale.

Les protagonistes de ce nouveau domaine peuvent être caractérisés comme deshommes et des femmes relativement « marginaux ». Ils ont fait leurs débuts dansdifférentes professions ou dans des postes universitaires moins prestigieux. En voicicinq exemples.

Wilhelm Vershofen était certes professeur de sciences économiques, mais iltravaillait dans une école de commerce régionale (Handelshochschule). Sa cultureuniversitaire alliait les humanités et la psychologie à l’économie et la gestion. Il avaitfait son doctorat en littérature et écrivait même des romans, non sans succès. Lestatut régional et les standards académiques assez bas de son école lui ont laissé lapossibilité de nouer des relations étroites avec l’industrie locale, surtout avec les asso-ciations de P.M.E. de porcelaine. En 1928 il créa dans son école une petite unité

(19) De manière plus directe la recherche en marketing forme une des racines généalogiques dessondages d’opinion publique aux États-Unis ; cf. J.M. CONVERSE, Survey Research in the United States.Roots and Emergence 1890-1960, Berkeley, University of California Press, 1987 ; C. KAPFERER, ZurGeschichte der deutschen Marktforschung, Hambourg, Marketing Journal, 1994, souligne les diffé-rences. Au lendemain de la Seconde Guerre, un des universitaires coopérant avec la GfK a même proposéd’étendre leurs activités aux sondages d’opinion dans la société d’après-guerre : H. PROESLER, « ÜberMeinungsforschung », in G. BERGLER (Hg.), Kultur and Wirtschaft. Eine Festgabe zum 70. Geburtstagvon Wilhelm Vershofen, Nuremberg, A. Nauck, 1949, p. 155-163.

(20) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit.(21) GfK Nüremberg (Hg.), 50 Jahre..., op. cit., p. 22 ; G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 216.

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de recherche pour « l’observation du marché » avec l’aide d’industriels de la région.Plus tard elle devint l’épine dorsale de la GfK pour l’établissement des statistiques. Ilfut le cofondateur de la GfK en 1934-1935.

Elisabeth Noelle (née en 1916), elle, fut la fondatrice de l’institut Allensbach.Elle avait obtenu l’une des dernières bourses d’échange aux États-Unis attribuées parl’Office allemand d’échanges académiques (D.A.A.D.). Elle étudia les méthodes deGallup et d’autres sondeurs à l’Université du Missouri. Sa thèse de doctorat présentaau public allemand les recherches américaines sur la communication de masse. Ellefut publiée en livre en 1940 et devint un succès d’édition (22). Sous le nazismeE. Noelle travailla comme journaliste.

Le comte Karl-Georg von Stackelberg (1913-1980), fondateur de l’institutE.M.N.I.D., était une personnalité encore plus haute en couleur. Après des étudesinachevées en économie et en sociologie, il effectua des travaux statistiques pour laChambre syndicale de l’industrie automobile allemande, puis se lança dans le jour-nalisme et travailla comme correspondant de guerre. Son institut à Bielefeld, fondépeu de temps après la guerre, devint au début des années 1950 un affilié de la chaînedes instituts Gallup dans le monde. Stackelberg lui-même fut un proche de LudwigErhard et exerça les fonctions de consultant en politique.

L’influence du modèle américain des sciences sociales s’exerça par des filièresdirectes et indirectes, par les rencontres personnelles ou la lecture des publications.Mais le flux transatlantique d’idées et de personnes fut aussi alimenté par des réfugiésvenus de l’Europe sous le joug nazi. Leur activité rendit possible une réimportationde certaines approches méthodologiques après la Seconde Guerre mondiale. PaulLazarsfeld (1901-1976), mathématicien viennois, devint ainsi le père fondateur dela méthodologie de la recherche sociale à l’Université Columbia, à New York (23).Si cet exemple est le plus marquant, il vaut aussi la peine d’évoquer la carrière deGeorge Katona (1901-1981), aujourd’hui moins connue. Hongrois d’origine, il serendit à Berlin dans sa jeunesse pour étudier la psychologie et les sciences écono-miques. Il y travailla comme journaliste jusqu’en 1933. Il émigra très tôt auxÉtats-Unis. Après des débuts difficiles, il y mena une carrière réussie comme profes-seur à l’Université du Michigan. Il s’y spécialisa dans la recherche sur la psychologiedes consommateurs. Dans de nombreuses grandes enquêtes quantitatives, il s’occupad’établir des façons de mesurer les motivations et les préférences subjectives desacheteurs et des consommateurs. Ses travaux eurent un fort écho en Allemagne,surtout dans les années 1960 et 1970, grâce à des traductions de ses livres et à desinvitations à des conférences (24).

Tous ces protagonistes ont un point commun dans leur carrière : ils ont eu às’inventer eux-mêmes comme interprètes légitimes de l’opinion publique.

(22) E. NOELLE, Amerikanische Massenbefragungen über Politik und Presse, Limburg an der Lahn,1940.

(23) M. POLLAK, « Paul F. Lazarsfeld – fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de laRecherche en Sciences Sociales, 25, janvier 1979, p. 45-59.

(24) G. KATONA, Die Macht des Verbrauchers, Düsseldorf, Econ, 1962 ; id., Der Massenkonsum.Eine Psychologie der neuen Käuferschichten, Düsseldorf, Econ, 1965.

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Contrairement à leurs confrères américains, les sondeurs allemands et les praticiensallemands des études de marché ont reçu moins de soutien des chercheurs en sciencessociales. Au lieu d’appliquer des méthodes de recherche reconnues, ils ont dûconvaincre les autorités universitaires de la validité et de l’utilité de leurs propresméthodes. C’est donc la réorganisation des sciences sociales en Allemagne de l’Ouestau cours des années 1950 et 1960 sous l’hégémonie des Américains qui a ouvertla voie à une légitimité accrue des recherches fondées sur des enquêtes par ques-tionnaire aussi bien dans les milieux universitaires qu’hors de ceux-ci.

La recherche de marché a des liens étroits avec la publicité et le marketing dansson sens le plus large. Ceci a été établi dans le cas des débuts de ce secteur d’activitéaux États-Unis avant et pendant la Première Guerre mondiale. Mais c’est aussi vraien Europe. Lorsque des publicitaires ont coopéré avec les premiers praticiens desétudes de marché en Allemagne (Hans Brose) ou en Suisse (Lisetzky), cela a été ungrand facteur de dynamisme (25). Les connaissances nouvelles acquises par lessondeurs ont été ensuite réutilisées stratégiquement par les hommes des relationspubliques et de la publicité. Il n’est donc guère étonnant que George Gallup, le pèrefondateur des sondages d’opinion aux États-Unis, ait travaillé quelques années pourl’agence de publicité Young & Rubicam, avant de fonder sa propre entreprise. Outreses contributions dans le domaine des sondages d’opinion, G. Gallup, qui avait faitsa thèse de doctorat en études de presse, créa un grand nombre des méthodes debase et procédures techniques utilisées aujourd’hui dans le marketing, la publicité, lamédiamétrie (26). Les sondages rendirent ainsi possible la mise au point d’une tech-nique standard d’analyse de l’impact des publicités ou d’évaluation de l’acceptationdes annonces publicitaires, des emballages et des noms de marque. Ces connais-sances sur les préférences des consommateurs entrent dans des stratégies visant àtransformer leurs comportements. Elles sont aussi, dans une certaine mesure,ramenées vers le public et communiquées aux clients eux-mêmes dont elles décriventla conduite. Dès lors que cette technologie de l’espace public parvient à maturité,personne ne peut avoir d’opinion sans connaître les opinions d’autrui.

(25) H.W. BROSE, Die Entdeckung des Verbrauchers. Ein Leben für die Werbung, Düsseldorf, Econ,1958 ; D. SCHINDELBECK, « “Asbach Uralt”... », art. cit. ; P. BRÄNDLI, Der Supermarkt im Kopf. Kon-sumkultur und Wohlstand in der Schweiz nach 1945, Vienne, Böhlau, 2000. Pour la France de l’entre-deux-guerres, cf. M.A. BEALE, The Modernist Enterprise : French Elites and the Threat of Modernity,1900-1940, Stanford, Stanford University Press, 1999, ch. I.

(26) L. BLONDIAUX, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.

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« La volonté de savoir »et les objets des études de marché empiriques :confiance, rationalités, distinction, anticipation

Tout comme les études comparables sur le lectorat des journaux, les auditeursdes radios et les téléspectateurs, les études de marché ont bâti une connaissance(appliquée, pragmatique et orientée vers le profit) en matière de tendances de laconsommation. Les experts contemporains ont dû chercher les rapports entre cequ’ils avaient ainsi découvert et les connaissances existantes sur la structure de lasociété dans son ensemble. Des distinctions par revenu, statut socio-professionnel,région, âge et sexe ont été utilisées comme catégories pour organiser les données.En même temps il a fallu sans cesse prouver leur importance relative et leur utilitépour l’objectif de l’étude. De ce fait, les spécialistes des études de marché avaientbeau ne pas être intéressés par l’idée d’innover dans les sciences sociales à la manièredes universitaires, ils n’en parvinrent pas moins à des combinaisons inhabituellesentre des idées rebattues et des résultats de recherches sociologiques novateurs.

Wilhelm Vershofen, le fondateur de la GfK, insista très tôt sur l’importance desfonctions sociales et symboliques de la consommation. Pour obtenir des aperçusneufs dans ce domaine, il fallait appliquer des méthodes psychologiques d’étude desmotivations. Les spécialistes des études de marché installés à Nuremberg qui prirentleur inspiration chez Vershofen se servirent de ses idées de façon souvent surpre-nante et créatrice. Il leur arriva de donner du corps à des observations faites au débutdu siècle par Georg Simmel ou Thorstein Veblen ou d’anticiper quelques-unes desconclusions formulées par Pierre Bourdieu dans les années 1970 (27).

Voici quelques exemples de leurs recherches empiriques. Toutes les enquêtesqui vont être analysées étaient appelées études conjointes (Gemeinschaftsuntersu-chungen), car elles n’étaient pas lancées pour le compte d’une seule entreprise, maispour soit tous les membres de la GfK, soit un groupe d’entre eux. Par conséquentce n’est qu’à la marge qu’étaient cités des noms de marques et de produits. Cesgrandes enquêtes ne se centraient donc pas sur des préférences particulières deconsommateurs, mais sur des jugements généraux, des réactions à la publicité et desattitudes psychologiques. Leurs résultats étaient communiqués par le bulletin confi-dentiel de l’association (28) ou même présentés dans la revue publiée par les éco-nomistes de la GfK.

En 1938, une grande enquête porta sur « la confiance dans les docteurs ». Elleinterrogea 10 000 patients et 1 770 médecins. Elle avait été lancée à la demandede la branche pharmaceutique de la firme Bayer, elle-même membre du groupe

(27) En 1926, Vershofen écrit : « En effet, dans les pays occidentaux, les différences entre les consom-mateurs sont à la base des différences sociales ; en outre, particulièrement en Allemagne, la différenciationdans la consommation est le seul facteur de distinction sociale », Ford und wir, op. cit., p. 58.

(28) Vertrauliche Nachrichten für die Mitglieder der GfK (Informations confidentielles pour lesmembres de la GfK), 1937-1944.

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I.G. Farben. Ses origines ne peuvent être connues que par déductions à partir dequelques remarques figurant dans l’introduction de la publication. L’enquête portaitavant tout sur l’impact des campagnes de publicité sur la prise de produits pharma-ceutiques et de médicaments. Mais elle était complétée par des questions généralesayant trait aux relations patient-médecin. La firme avait aussi financé une campagnede publicité dans la presse nationale qui s’efforçait de promouvoir une relation deconfiance avec le corps médical, en particulier avec le médecin de famille. On peutpenser que cette société pharmaceutique voulait explorer la question de la confiancedans les docteurs sous toutes ses dimensions, y compris le respect des ordonnances,les rapports avec les guérisseurs non autorisés, l’automédication et la confiance dansles marques de médicaments (comme Bayer). Cependant, comme aucun nom demarque ou de médicament n’était cité dans cette partie de l’enquête, celle-ci pouvaitentrer dans la catégorie des études conjointes de la GfK pour ses membres et mêmeêtre analysée en commun avec les psychologues d’un institut de recherchepublique (29). Un rapport commun fut publié par la suite sous forme de livre (30).Les résultats qualitatifs et quantitatifs de cette étude donnent une vue fascinante dumarché de l’aide médicale dans la dernière année avant le déclenchement de laSeconde Guerre mondiale.

La confiance en tant qu’attitude envers des professions libérales, des institutionsou des biens peut aussi être identifiée comme un leitmotiv ou, au moins, un aspectimportant des premières études entreprises par la GfK. Elle revient comme questionmajeure dans les enquêtes à répétition sur les marques, leur identification, diffusionet impact sur les achats. Même l’obsession actuelle à l’égard des logos se trouve déjàdéveloppée à fond parmi les thèmes centraux des enquêtes consommateurs. La pre-mière étude de 1937 tout comme la première enquête d’après-guerre après le redé-marrage de la GfK ont été centrées sur la notoriété des marques et sur la fidélité desclients à leur égard (31). Au début de chaque entretien, un certain nombre de logos(la croix de Bayer, la théière de la chaîne d’épiceries Kaiser ou les jumeaux de lacoutellerie de Solingen) ont été montrés aux consommateurs qui avaient à identifierle nom exact auquel ces symboles renvoyaient et à reconnaître le produit ou la famillede produits qui étaient représentés. La GfK considérait l’étoile de Mercedes commeconnue de tous ; elle était donc présentée en exemple pour illustrer cette questionlors de l’entretien. Plus fondamentalement, les enquêteurs voulaient savoir si lesmarques influaient sur les choix des acheteurs et si ces derniers les considéraientcomme des garanties de qualité.

(29) L’Institut impérial pour la recherche psychologique et la psychothérapie (Reichsinstitut für Psy-chologische Forschung und Psychotherapie) à Berlin.

(30) J.H. SCHULTZ avec G. BERGLER et W. MICHL (Hg.), Vertrauen zum Arzt ? Medizinisch-psycholo-gische Auswertung einer Erhebung der Gesellschaft für Konsumforschung, Stuttgart, Kohlhammer,1944. Par une ironie de l’histoire l’auteur principal de cet ouvrage, le psychologue Johannes H. Schultz,qui, après la guerre, deviendra assez connu pour son invention d’une pratique d’auto-hypnose toujourspopulaire en Allemagne, se sentit le plus obligé de souligner les effets bénéfiques de la politique nazie desanté.

(31) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 118 et le répertoire des études dans la bibliothèque dela GfK à Nuremberg.

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Durant le Troisième Reich, la GfK se positionna plus près des grandes entre-prises privées que des organismes économiques et politiques du régime nazi.Néanmoins ses méthodes nouvelles de recherche empirique s’avérèrent utiles et atti-rantes pour plusieurs institutions qui avaient des responsabilités dans l’organisationde l’économie de guerre. Par exemple, une enquête sur la prise de pastilles de vita-mine C par les mineurs de la Ruhr fut lancée en collaboration avec la Reichsknapp-schaft (la Caisse d’assurances sociales des mineurs) et la Wirtschaftsgruppe Bergbau(le Comité d’organisation des entreprises houillères allemandes). Fondée sur2 000 entretiens, l’étude avait cependant été initiée et financée par le fabricant despastilles de vitamine C, l’entrepreneur Willy Hillers, et son directeur commercial, tousdeux membres actifs de la GfK (32). L’enquête se déroula en 1941 et fut renouveléeà plus grande échelle en 1942. Elle avait à nouveau pour enjeux le comportementinconnu des consommateurs et leurs réactions envers ce nouveau supplément à leurnourriture. La docilité des mineurs face à cette campagne était de toute évidencecruciale : les pastilles de vitamine C étaient chères et réservées à des parties particu-lièrement stratégiques de la main-d’œuvre. Pendant les mois d’hiver, les houillèresdistribuaient un rouleau de 12 pastilles au goût d’orange à chaque mineur au débutde sa journée ou pendant la pause. Cette ration était censée couvrir les besoins envitamine C d’un homme adulte par semaine. Le questionnaire élaboré pour guiderles entretiens avec les mineurs aussi bien que les instructions données aux enquêteursmontrent à quel point la tâche était délicate. Les enquêtés ont été interviewés à leurdomicile et il fallait les convaincre qu’ils pouvaient donner leur avis en toute liberté.Ces ouvriers devaient répondre à des questions d’ordre assez intime sur leurssymptômes corporels, leur état d’esprit, leurs inquiétudes et leurs fantasmes à l’égarddes pastilles de vitamine C. Ainsi plusieurs questions portaient-elles sur les perfor-mances physiques, la sensation de soif, le besoin de sommeil, l’appétit, le poids. Plusprécisément, le questionnaire visait à détecter des effets indésirables comme les mauxd’estomac et les saignements des gencives.

Surtout l’étude était centrée sur les mineurs en tant qu’hommes. Ils devaientrépondre eux-mêmes aux questions, comme le spécifient les instructions : « Il estimportant d’interroger les mineurs eux-mêmes, et non leurs femmes ou d’autresmembres de la famille même si cela pourrait être plus facile dans beaucoup decas » (33). Cependant les observations des femmes pouvaient être notées et intégréesdans le rapport final de synthèse. En 1942, lors de la seconde vague de l’enquête,un certain nombre d’employés de jour furent aussi inclus dans l’échantillon. En outre,des entretiens ont aussi eu lieu avec des médecins du travail des houillères, des repré-sentants du syndicat officiel et des porions. Comme toutes les études de la GfK, cetteenquête ne visait pas des résultats purement quantitatifs. Les réponses aux questionsn’étaient pas standardisées, et beaucoup étaient ouvertes, ce qui encourageait lesenquêtés à présenter des observations personnelles. Les instructions incitaient lesenquêteurs à ne pas écarter des remarques irrationnelles ou subjectives. Les

(32) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 172.(33) « Erläuterungen zur Erhebung Nr. 48 a, Bergleute » (polycopié, 1942), bibliothèque de la GfK,

Nuremberg.

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concepteurs de l’enquête étaient conscients des anxiétés et des soupçons nonexprimés mais manifestes que suscitait la nouvelle pastille. Les commentaires men-tionnèrent plusieurs théories qui avaient cours sur le sens de cette initiative. Certainsmineurs déclarèrent – non sans raison – que cette campagne « avait pour objectifcaché d’accroître leurs performances », parlant de « pastilles esclavagistes » (Antrei-berpillen). D’autres exprimèrent la crainte que la prise des pastilles ne les rendeimpuissants (34). Tant la formulation des questions que la mise en alerte desenquêteurs vis-à-vis de « réactions irrationnelles » montrent que les analystes marke-ting avaient conscience que leur curiosité au sujet de l’impact de la campagne denutrition touchait des zones sensibles de l’image de soi des ouvriers qualifiés et mêmeleur représentation de la masculinité elle-même.

Comme dans les deux exemples précédents, la connaissance des habitudes desconsommateurs que ces observateurs de sciences sociales appliquées produisent n’estpas toujours immédiatement liée à l’intérêt commercial d’une firme ou d’un produit.Elle se rapproche plutôt d’une sociologie de la santé et du corps. Les études explorenttout le contexte de la résistance ou de la déférence à l’égard des conseils ou desordonnances que des gens ordinaires (patients ou ouvriers) manifestent vis-à-vis denouvelles manières de gérer les phénomènes corporels. La juxtaposition de ces deuxexemples montre aussi que les méthodes des études de marché (et les bons et loyauxservices de la GfK) étaient compatibles à la fois avec le capitalisme managérial etavec la politique sociale du régime nazi.

Dans le bulletin d’information confidentiel de la GfK on peut trouver une théo-risation précoce et inconnue des rapports sociaux de sexe (35). Il s’agit d’un articlesur les différences dans les attitudes de consommation entre les deux sexes, paru en1937. Il fait partie d’une série de conclusions tirées de plusieurs enquêtes quant à lapertinence de variables sociales. Après avoir aussi considéré les différences d’âge,d’état civil, de région, d’appartenance à la ville ou la campagne, de revenu et deprofession (dans cet ordre), l’auteur souligne l’importance des différences liées ausexe. Il se sent obligé de refuser un stéréotype usuel :

« Par exemple, il paraît raisonnable de conclure des observations initiales queles instincts prédominent dans le comportement de consommation des femmes,tandis que chez les hommes des considérations rationnelles sont au premier plan ».

En réalité, souligne l’auteur, « et les hommes et les femmes font usage de consi-dérations d’utilité, et gardent la tête froide lorsqu’ils ont des besoins à satisfaire ».Quand elle cherche le meilleur rapport qualité-prix, la ménagère est même la plusobstinée des deux membres du couple. Sans aucun doute, les femmes sont aussiutilitaires que les hommes. Toutefois « les concepts d’utilité employés par les femmessont différents de ceux des hommes [...]. Et lorsque la femme [...] apparaît sur lemarché comme l’acheteur décisif pour les besoins du ménage, et en partie mêmepour les besoins personnels de l’homme, c’est une des tâches les plus importantesde la recherche de marché que de mettre le développement des concepts d’utilité enrelation avec l’âme féminine ».

(34) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 172.(35) Vertrauliche Nachrichten, no 4, septembre 1937, p. 1-6.

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Par sa réfutation de la dichotomie entre rationnel et irrationnel, par sa diffé-renciation du standard d’utilité, l’auteur s’éloigne donc des idées dominantes de sontemps. Il est encore plus intéressant lorsqu’il propose un nouveau cadre d’interpré-tation pour donner sens aux différentes observations réalisées sur les comportementsd’achat masculins et féminins.

L’auteur avance la thèse qu’apparaissent les plus utiles aux femmes les objetsqui, lorsqu’elles ont la propriété et l’usage, accroissent leur signification en tant quefemmes, en termes à la fois d’érotisme et de rang social ». Il prend en exemples desproduits de soin corporels et des cosmétiques (36).

Une autre analyse qui met en relief les différences entre féminin et masculin etcette fois fait le lien avec des questions de distinction sociale porte sur les attitudes àl’égard des montres-bracelets. Le même analyste marketing des années 1930 écrit quel’étude a établi avant tout que l’acceptation de la montre-bracelet est désormais presquegénérale chez les femmes. « Un groupe d’hommes qui manifestait sa préférence pourles montres de poche a critiqué les montres-bracelets comme “indignes d’un homme”.Ils considéraient les montres-bracelets comme un article fabriqué spécifiquement pourles femmes, et en mettre “portait atteinte à la dignité d’un homme” ».

« Même si cette opinion sur la montre-bracelet semble quelque peu extrava-gante, elle indique que les hommes réagissent instinctivement contre certains biensde consommation qui leur apparaissent trop adaptés aux goûts spécifiques desfemmes. Il en va de même pour les publicités. Les hommes veulent être traités “enhommes”, et refusent qu’on s’adresse à eux de quelque manière qui puisse êtreconsidérée comme féminine » (37).

En revanche, parmi les petits employés (donc les cols blancs) un grand nombrede montres-bracelets est vendu. Ce groupe social a « une très forte tendance » à suivre« le mouvement général en faveur de la montre-bracelet moderne ». Les petitsemployés sont « dans une large mesure plus ouverts aux influences de la mode [...]que d’autres groupes [...]. Nous avons vu à maintes reprises que les membres de cegroupe sont sur le qui-vive à la recherche de moyens de ressembler davantage à ceuxqui grâce à des revenus supérieurs peuvent mieux suivre les modes, ou mêmeinfluencer ou dicter des modes » (38).

Ces enquêteurs ont donc réussi à avoir un sens aigu de « la distinction » dans lapopulation allemande d’avant-guerre grâce à leurs interviews et à leurs observationsparticipantes. Ils semblent ainsi anticiper les approches de la sociologie d’aujourd’hui.Mais plutôt que d’identifier des prédécesseurs méconnus de Pierre Bourdieu, il vautmieux comparer leurs travaux aux recherches empiriques de sciences sociales de leurtemps. Il y a un vif et vaste débat sur les changements de la sociologie allemande entrela République de Weimar et la période nazie, et nous n’en avons pas la conclusion.Mais nous sommes frappé par l’isolement de la recherche empirique qui s’intéressait

(36) Les études individuelles ont été rassemblées plus tard dans un manuel systématisant les résultatsdes recherches sur la consommation : W. VERSHOFEN (Hg.), Handbuch der Verbrauchsforschung, t. II :H. PROESLER, Gesamtauswertung, Berlin, 1940.

(37) Vertrauliche Nachrichten, no 4, septembre 1937, p. 6.(38) Ibid., p. 7-8.

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à la vie quotidienne des Allemands moyens (39). En voici deux exemples : l’analyse dela population allemande en termes de classes effectuée par Theodor Geiger sur la basedes statistiques officielles (40) ; l’étude psychosociologique des attitudes des employésréalisée par Erich Fromm en 1929-1930, mais non publiée à l’époque (41). L’une etl’autre rendent hommage aux grandes enquêtes sur les budgets ouvriers qui avaienttrouvé leur analyste non pas en Allemagne, mais en France (42). Les résultats desenquêtes de l’Institut de Nuremberg, qui furent publiés surtout pendant le TroisièmeReich, n’étaient pas entrés en contact discursif avec ce type d’efforts sociologiques,qui furent du reste pour l’essentiel interrompus par la politique nazie. Ce fait expliqueaussi la non-communication entre les recherches menées à Nuremberg et les étudestout à fait semblables effectuées par d’autres groupes (privés, semi-universitaires oucommerciaux), comme l’équipe de recherche de Vienne autour de Paul Lazarsfeld quide 1927 à 1938 a travaillé sur les auditeurs de radio, les acheteurs de chaussures oude café rien que pour faire tourner un institut voué à l’origine à l’élaboration de connais-sances utiles aux stratégies politiques des socialistes (43).

Deux observations provenant cette fois de sondages d’opinion plus classiquesréalisés par l’Institut für Demoskopie à Allensbach permettent d’éclairer deuxquestions typiques de la croissance économique d’après-guerre, le prétendu « miracleéconomique allemand » : la hiérarchie des désirs des hommes et des femmes d’uncôté, la responsabilité des goûts de l’autre. Pendant la guerre et, de façon régulière,après elle, la GfK et d’autres instituts demandèrent aux ménages de classer par ordrede préférence leurs intentions d’achat de biens de consommation durable etd’appareils ménagers. Une enquête de 1955 de l’Institut d’Allensbach nous permetde comparer les ressemblances et les différences entre les préférences des hommeset celles des femmes (44).

Question : « Selon vous, lequel de ces biens devriez-vous posséder pour pouvoirdire : “Maintenant, je vis à l’aise ; maintenant, j’ai un niveau de vie raisonnable ?”(suit la présentation de dessins sur fiches) ».

(39) Pour une vue d’ensemble sur la place de la sociologie dans la société allemande cf. P. NOLTE, DieOrdnung der deutschen Gesellschaft. Selbstentwurf und Selbstbeschreibung im 20. Jahrhundert,Munich, Beck, 2000, p. 127-159 ; pour le développement des méthodes et institutions de recherche cf.H. KERN, Empirische Sozialforschung. Ursprünge, Ansätze, Entwicklungslinien, Munich, Beck, 1982,p. 114-180.

(40) T. GEIGER, Die soziale Schichtung des deutschen Volkes. Soziographischer Versuch auf sta-tistischer Grundlage, Stuttgart, Enke, 1932.

(41) E. FROMM, Arbeiter und Angestellte am Vorabend des Dritten Reiches, édition de W. BONSS,Munich, dtv, 1983.

(42) M. HALBWACHS, L’Évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, Alcan, 1933. Cf.l’analyse quantitative d’A. TRIEBEL, Zwei Klassen und die Vielfalt des Konsums. Haushaltsbudgetierungbei abhängig Erwerbstätigen in Deutschland im ersten Drittel des 20. Jahrhunderts, Berlin, M.P.I.für Bildungsforschung, 1991.

(43) Le petit institut s’appelait Österreichische Wirtschaftspsychologische Forschungsstelle (Centreautrichien de recherche en psychologie économique) et a existé de 1927 à 1938 ; cf. le témoignage d’undes collaborateurs de Lazarsfeld : H. ZEISEL, « Die Wiener Schule der Motivforschung », in J. LANGER (Hg.),Geschichte der österreichischen Soziologie, Vienne, Verlag für Gesellschaftskritik, 1988, p. 157-166,et H. KERN, Empirische Sozialforschung, op. cit., p. 162-171.

(44) O. LENZ, « Deutschlands soziale Wirklichkeit », Die politische Bildung, no 2, 1956, p. 58.

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Hommes Rang Femmes Rang

Réfrigérateur électrique 48 % 1 50 % 1

Machine à laver électrique 34 % 2 37 % 2

Aspirateur [...] 29 % 3 32 % 3

Téléviseur 29 % 3 21 % 11

Voiture 21 % 8 15 % 17

Dans les deux classements les trois premières places étaient exactement lesmêmes : réfrigérateur, machine à laver électrique, aspirateur. Venaient ensuite unmeuble et un grand tapis pour le salon. Il n’y a que deux biens auxquels les hommesaspiraient davantage que les femmes : un téléviseur (au 3e rang contre le 11e) et unevoiture (au 8e rang contre le 17e et dernier). Dans tous ces cas il est possible deconfronter les intentions avec les achats effectués et de saisir la séquence durantlaquelle ces biens sont entrés dans la majorité des ménages (45). Il apparaît que leshommes ont pu agir à leur guise en matière de télévision. En effet, dans les famillesouvrières et celles des classes moyennes la possession d’un téléviseur s’est diffuséeplus vite que celle d’une machine à laver. Le consensus sur la plupart des autresappareils révélé par l’enquête se retrouve dans les pratiques d’achat. Et, de fait,l’automobile est devenu le bien par excellence du consommateur masculin. Mais ceque nous aimerions mettre en relief, c’est moins le réalisme historique de ces obser-vations et anticipations des années 1950 que plutôt la manière dont fut construitecette représentation statistique, en opposant les préférences des hommes et desfemmes au lieu de faire confiance à l’idée du « ménage » non-sexué qui prendrait desdécisions communes.

Certaines questions ne furent posées qu’aux femmes. Le goût en est un bonexemple, du moins dans les années 1950. Étant donné qu’avoir une demeure confor-table était un des objectifs prioritaires affiché par la moyenne des consommateurs,les fabricants, détaillants et publicitaires avaient besoin de connaître les préférencesen matière de style. En revanche, à cette époque les questions relatives aux voituresn’étaient en général posées qu’aux hommes. Les sondeurs d’Allensbach posèrentrégulièrement des questions sur les styles de mobilier de salon ou sur différents typesde chaises, lampes ou armoires (présentés sous forme de dessins au cours de l’inter-view). Mais, comme ils traitaient d’acquisitions relativement importantes par rapportaux budgets modestes de cette époque, les spécialistes des études de marché chan-gèrent de méthodes et administrèrent ces questions à un échantillon comportant àla fois des hommes et des femmes. La distribution des réponses constitue un indi-cateur intéressant des aspects socioculturels de la reconstruction d’après-guerre enAllemagne. Les consommateurs allemands ont opté pour un style de salon

(45) A. ANDERSEN, Der Traum vom guten Leben, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1999, p. 92,108-109, 119.

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modérément traditionnel (à plus de 50 %) et contre tant le mobilier de l’Empireallemand (avant 1914) que le style moderniste des années 1950. Au fil du temps,les jeunes enquêtés, en particulier les jeunes hommes, ont manifesté un intérêt crois-sant pour des solutions modernes en matière d’architecture et de design (46). Lessondeurs n’ont pas répugné à explorer les profondeurs du goût allemand. Leursenquêteurs ont ainsi montré à un échantillon de 500 personnes en Allemagne del’Ouest des dessins de 7 types différents de nains de jardin. Les trois plus appréciésont été « Le joyeux jardinier », « L’amitié », et « La leçon de chant ». Par contre, « Lereporter » ou « La déclaration d’impôt sur le revenu » ont été moins populaires (47).Seule une recherche comparatiste détaillée pourrait confirmer l’hypothèse selonlaquelle, dans ce coin particulier des mentalités allemandes, le sens d’une « trajectoirespécifique » (Sonderweg) était encore vivace.

La prise en compte des études de marchépar les sciences économiques

Deux articles parus dans des revues universitaires illustrent un phénomène quia suscité moult débats chez les économistes et les gestionnaires en Allemagne : ladécouverte du comportement des consommateurs comme objet scientifique à partentière et la pénétration des résultats d’enquêtes consommation dans les milieuxuniversitaires (48). Un économiste de Berlin, Karl Christian Behrens, publia dansune revue importante un bref article sur « La consommatrice comme acteur sur lemarché ». Ses premières phrases allaient à l’essentiel : « Jusqu’à présent l’activité dela ménagère a reçu trop peu d’attention dans la plupart des études théoriques etpratiques ». Behrens continuait en formulant les principes de base de ses analyses.« Toute recherche sur la place du consommateur dans notre économie de marchédoit garder à l’esprit deux valeurs : d’abord la somme d’argent que le père (avec lesautres salariés) met dans le ménage (c’est le revenu normal) et ensuite la capacité dela ménagère à accroître au maximum le revenu du père. Les deux réunis forment lerevenu du consommateur (c’est le revenu réel). La ménagère dépense ce revenu duconsommateur » (49).

Si nous avons cité ici Behrens, c’est parce qu’il fait autorité : professeur d’uni-versité, responsable d’un séminaire sur les études de marché et la consommation àl’Université Libre de Berlin, il incarne la réunion de la recherche fondamentale et dela recherche appliquée pour ce qui est aujourd’hui appelé le marketing au sens le plus

(46) Jahrbuch der öffentlichen Meinung 1947-1955, 1956, p. 110-111 (exclusivement des femmesen 1954) ; Jahrbuch der öffentlichen Meinung 1957, 1957, p. 108-109 (hommes et femmes1955-1956).

(47) Jahrbuch..., op. cit., 1957, p. 115-116.(48) Cf. E. CARTER, How German is She, op. cit., ch. III.(49) K. Chr. BEHRENS, « Die Verbraucherin als Marktpartei », Der Volkswirt, 8, 1954, no 44, p. 13-15.

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large – lequel a conquis sa place dans les sciences de gestion (50). Pourquoi Behrensa-t-il autant d’intérêt pour les ménagères ? Surtout parce qu’il veut comprendre com-ment fonctionnent les marchés et en particulier comment un système de prix com-pétitifs peut s’établir. Il entre dans beaucoup de détails pour montrer qu’en avoir pourson argent est une affaire... coûteuse : « Les recherches ont montré que les ménagèresmesurent pleinement combien le temps et l’énergie nécessaires pour trouver les prixles plus bas ne sont souvent pas compensés par le montant économisé ». L’alternativeest donc claire : « Ou des achats bon marché ou du temps libre ».

Behrens veut promouvoir la transparence des prix et l’accès aux offres spécialesà très bas prix. Il fait donc diverses propositions au Comité pour la Rationalisationde l’Économie pour « renforcer la position de marché », y compris la mise en placede services d’information et conseils neutres, à l’instar des associations de consom-mateurs américaines ou de l’Association Allemande des Ménagères, et la créationd’un Groupe de rationalisation de l’économie ménagère. Ici aussi il ouvre la voie àune innovation, en l’occurrence la professionnalisation du rôle de la ménagère, quiest la clé des stratégies de promotion de ces associations. En outre, il met en avantl’idée d’une « limitation du nombre de marques dans le commerce », afin de réduirela variété des biens disponibles et d’en augmenter la standardisation. Il est assezpiquant d’observer qu’il cite, en 1954, le « poste radio national » (Volksempfänger)et la Volkswagen d’Hitler comme exemples réussis de produits unitaires moins chers.

En 1961, Helga Schmucker, qui avait d’autres perspectives, souligna à son tourle rôle central des femmes comme force dans l’économie de marché. Elle fut d’abordune grande figure au sein de l’Office Statistique Régional de Bavière. Puis elle devintprofesseur d’économie ménagère à Giessen et à Göttingen. Helga Schmucker futune des premières personnalités à réclamer l’inclusion du travail domestique nonpayé dans la comptabilité nationale. Elle partait de l’observation que « plus de lamoitié du revenu des milieux populaires passe par les mains des femmes » (51). Sonmodèle, qui répond à des considérants analogues à ceux de Behrens, assume l’exis-tence de champs d’action nets et distinctement classables pour les hommes et pourles femmes. Elle émet surtout une série d’affirmations pour définir qui prend en faitles décisions concernant des achats spécifiques.

S’agissant des rapports sociaux de sexe, notre article propose quatre idées.En premier lieu, il semble que la prise en considération du rôle des femmes

comme décideurs micro-économiques (selon une analyse assez égalitaire) est motivéepar des éléments pragmatiques : la maximisation du profit, et non pas la perspectivede leur émancipation. La méthodologie de recherche, qui accorde une égalité detraitement aux deux sexes lors de la collecte des données, va dans le même sens.

En second lieu, la nature de science appliquée de la recherche de marché et la

(50) Cf. son manuel : K. Chr. BEHRENS, Demoskopische Marktforschung, Wiesbaden, Gabler, 1961.Behrens était d’ailleurs proche de l’école ordo-libérale dont est issu Ludwig Erhard ; voir sa contributiondans le recueil d’articles à l’occasion du 60e anniversaire du père du « miracle économique » allemand :« Vom Verbraucher », in E. von BECKERATH, F.W. MEYER, A. MÜLLER-ARMACK (Hg.), Wirtschaftsfragender freien Welt, Francfort-sur-le-Main, Knapp, 1957.

(51) Article de 1961 repris dans le recueil de ses travaux : H. SCHMUCKER, Studien zur empirischenHaushalts- und Verbrauchsforschung, Berlin, Duncker & Humblot, 1980, p. 143-151.

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quête de connaissances commercialement utiles stimulent beaucoup les analystesmarketing et les incitent à expérimenter des méthodes de recherche et des modèlesexplicatifs inédits. Ils en viennent ainsi à transférer de façon innovante des résultatsacquis par la sociologie et la psychologie sociale dans les domaines de la gestion etde la microéconomie.

En troisième lieu, il est beaucoup plus difficile de saisir les effets de la recherchede marché sur l’acculturation des femmes et des hommes dans la société de consom-mation. L’impact direct des entretiens semble marginal à cette époque (mais depuisil s’est beaucoup accru). En revanche, il faut souligner les effets de la diffusion sélec-tive des résultats des sondages. Il se réalise surtout par l’alimentation régulière ensondages d’opinion des médias, des agences de publicité et des designers de produits.Les représentations des rapports sociaux de sexe dans la société de consommationont ainsi une double dimension : elles créent et aussi elles reflètent des attitudes quisont répandues dans la population et exprimées par elle.

Enfin, par rapport à bien d’autres secteurs des sciences sociales contempo-raines, les recherches en marketing donnent une représentation des hommes et desfemmes qui paraît plus réaliste et plus ouverte, même si, comme nous l’avons vu,les stéréotypes sur les rapports sociaux de sexe sont particulièrement nombreux.Cette impression d’un plus grand degré de réalisme est en partie due au fait que lesspécialistes des études de marché n’ont pas eu le parti pris de scepticisme envers lamodernité et de critique de la culture que la plupart des sociologues ont manifestédans les années 1930 comme dans les années 1950.

Perspectives d’histoire comparée

On a de bonnes raisons de penser que le développement de la recherche demarché en Allemagne (de la République de Weimar à la période nazie puis à l’Alle-magne Fédérale) tel que nous venons de le présenter n’est pas propre à ce pays. Lestravaux récents réalisés dans différents pays sur les sondages d’opinion, le marketing,les théories de management et l’histoire de la consommation nous permettentd’esquisser certains termes de comparaison. Il s’agit de la périodisation, du type derégime politique et d’économie politique et de la transformation du modèle del’acteur-type.

La période de l’entre-deux-guerres et même celle de la Seconde Guerre mondialeont partout joué un rôle important en préparant les entreprises, les spécialistes dumarketing et le grand public à la transition vers une société de consommation de masse.Comme le montrent des travaux sur la France, la Suisse et le Canada, toutes cesannées ont vu beaucoup d’efforts déployés pour développer et professionnaliser lesrecherches sur les médias et la consommation, la publicité, la distribution de masse (52).

(52) M.-E. CHESSEL, La publicité, op. cit. ; M.A. BEALE, The Modernist Enterprise..., op. cit. ;

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La comparaison intertemporelle aussi bien qu’internationale aidera à nuancercertaines thèses qui courent le risque de reproduire le modèle politique de la « tra-jectoire spécifique » (Sonderweg) de l’Allemagne, c’est-à-dire de conclure à sa dévia-tion par rapport au reste de l’Occident, même dans la consommation. C’est surtoutle livre d’Erica Carter, How German is She ?, publié aux États-Unis en 1997, quiva dans ce sens (53). Nous trouvons très convaincante son analyse foucaldienne desdifférentes manières dont en Allemagne les femmes se sont vu assigner une « fonctiond’intérêt public comme citoyennes consommatrices » dans la reconstruction d’uneidentité nationale après la Seconde Guerre mondiale. De façon incontestablementélégante E. Carter a rassemblé des sources provenant de la publicité, du cinéma, del’architecture, du discours politique et, précisément, des études de marché. Enrevanche, des critiques s’imposent. Elle offre une vue unificatrice du projet discursifde reconstruire la nation allemande qui sous-estime les conflits, l’hétérogénéité desdiscours et les résultats paradoxaux. Elle ne donne pas d’analyse comparative (mêmeimplicite). Une chronologie plus longue, faisant référence aux précédents régimes –la République de Weimar et l’État nazi –, aurait aidé à identifier aussi bien les conti-nuités que le rythme du changement dans la société de marché en expansion de laRépublique Fédérale d’Allemagne (54).

L’attractivité des nouvelles méthodes psychologiques ou statistiques a été res-sentie à la fois dans les démocraties et dans les dictatures. Après la Seconde Guerremondiale, l’utilisation de ces méthodes n’a pas dépendu du régime politique, maisplutôt du type d’économie, comme on peut s’en convaincre par une comparaisondirecte entre Allemagne de l’Est et de l’Ouest (55). Par ailleurs, l’histoire croisée desdeux Allemagne offre des matériaux fascinants pour cerner le rôle de la consomma-tion dans la construction identitaire des sociétés contemporaines (56).

Le processus de détection et de création du type social de l’acheteur individua-lisé et sexué doit être intégré dans une relation historique entre la consommationencadrée par les pouvoirs publics et la consommation vue comme un choix privéindividuel. Cette relation est longue et complexe. Il n’y a pas une succession d’étapesdifférentes – du consommateur aux horizons collectifs organisé politiquement aucitoyen – consommateur individualiste et « libéral ». Cependant il est évident que lestravaux en marketing ont joué un rôle dans la modification de l’influence respectivedes deux modèles (57).

P. BRÄNDLI, Der Supermarkt im Kopf, op. cit. ; D.J. ROBINSON, The Measure of Democracy. Polling,Market Research, and Public Life, 1930-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1999.

(53) E. CARTER, How German Is She ?, op. cit.(54) Voir H. BERGHOFF (Hg.), Konsumpolitik. Die Regulierung des privaten Verbrauchs im 20. Jah-

rhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999.(55) I. MERKEL, Utopie und Bedürfnis. Die Geschichte der Konsumkultur in der D.D.R., Cologne-

Weimar, Böhlau, 1999, p. 134-150.(56) D.F. CREW (ed.), Consuming Germany in the Cold War, Oxford, Berg, 2003.(57) Cf. M.J. DAUNTON & M. HILTON (eds.), The Politics of Consumption : Material Culture and

Citizenship in Europe and America, Oxford, Berg, 2001 ; L. COHEN, A Consumer’s Republic..., op.cit. La synthèse originale de M. HILTON, Consumerism in Twentieth-Century Britain : The Search fora Historical Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, souligne l’importance des orga-nisations des consommateurs pour comprendre l’évolution de la société de consommation britannique.

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Il faudrait bien entendu prolonger et conceptualiser davantage ces troisdimensions en faisant des recherches véritablement comparatistes et transnationales.Dans cette voie, les historiens auraient intérêt à suivre les panneaux indicateurs queles praticiens des études de marché eux-mêmes ont érigés au début de la croissanced’après-guerre. Ils ont organisé des conférences internationales, des coopérationsentre instituts de sondages, des études couvrant plusieurs pays, et certains institutssont devenus des multinationales. Ainsi certains des protagonistes sont parvenus àaller au-delà des marchés nationaux. En 1948 a été fondée E.S.O.M.A.R., une asso-ciation européenne d’économistes, de sociologues et psychologues, de chercheursen gestion et de praticiens des études de marché. L’O.E.C.E., puis l’O.C.D.E. ontapporté un soutien actif à « la recherche de marché à l’échelle de l’Europe » (titred’une conférence organisée en 1960), subventionné des enquêtes et organisé desconférences à partir de la seconde moitié des années 1950 (58). On peut donnerd’autres exemples : le réseau mondial des instituts partenaires de Gallup ou lesactivités de l’institut E.M.N.I.D. à Bielefeld, qui en faisait partie. Dans ces traverséesdes frontières la tendance à une hégémonie accrue des U.S.A. va de pair avec unetendance à l’européanisation et même à la mondialisation (59).

(58) C. KAPFERER, Marktforschung in Europa, Hambourg, B. Behr, 1963, p. 169 ; le livre fut publiépar le Rationalisierungs-Kuratorium der Deutschen Wirtschaft (le conseil de l’économie allemandepour la rationalisation) – une organisation qui, dès les années 1940, montrait un vif intérêt pour lesactivités de la GfK.

(59) La série des colloques annuels de l’institut de sondages E.M.N.I.D. (Bielefeld) qui fait partie duréseau Gallup s’ouvre dès les années 1950 aux pays voisins, aux États-Unis et aux pays asiatiques etsud-américains ; cf. la brochure Referate und Referenten von 10 E.M.N.I.D. Arbeitstagungen1951-1960, s.l., s.d., bibliothèque du Zentralarchiv, Cologne ; E. BAUER, Internationale Marketingfor-schung, Munich-Vienne, Oldenbourg, 1995.

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