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L’ENTRETIEN D’EMBAUCHE

Histoire vraie, survenue en 1972

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1972 – le 1er entretien d’embauche MÉLODIE a déjà 23 ans passés. En dépit de ses études d’Anglais à l’université, elle n’a pas trouvé l’emploi de professeur souhaité. Mai 68 est passé par là, interrompant ses études, juste avant leur terme ! C’est une catastrophe... Avec un père ouvrier qui avait « rempilé » en usine, à 60 ans passés, spécialement pour payer son cycle universitaire, Mélodie joue de malchance. Ou plutôt, son manque de relations la prive de la chance qu’il y ait un poste pour elle. Pour ajouter à ces soucis financiers, Mélodie tombe enceinte quelques mois après la révolte estudiantine. Elle entame alors une période de véritable galère. Avec un mari qui dépense le plus clair de son salaire en jouant aux courses, elle ne

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mange même pas à sa faim. Heureusement, le bébé nait en bonne santé. Mais la santé de Mélodie périclite : à la dépression physique post natale se greffe un sentiment d’impuissance face au cancer qui ronge son père. La jeune femme commence une véritable descente aux enfers. De loin, impuissante, sa famille craint le pire : Ce n’était pas normal de voir la jeune maman perdre un kilo chaque mois depuis son accouchement. De ses 52 kg avant sa grossesse, dix mois plus tard, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même avec 43 kilos, un teint livide, des yeux vides et cernés, des cheveux ternes et plats. Heureusement, la jeunesse a des ressources cachées. Certes, il faut à Mélodie plus d’un an

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pour remonter la pente où elle avait glissé. A l’issue de cette période, ses forces commencent à lui revenir. Elle se met alors en quête d’un emploi. Sa belle-sœur travaille comme serveuse, en restaurant, et gagne très bien sa vie. Dans cette profession, de surcroît, il y a de l’embauche. Mélodie décide donc de frapper aux portes des métiers de bouche. Très vite, elle rencontre M. et Mme Jacques, dans leur restaurant familial de la rue Saint-Charles. Le couple a l’air surpris de voir cette jeune femme « diplômée » postuler à un emploi de serveuse. Leur réticence est manifeste : M. et Mme Jacques craignent qu’une étudiante ne fasse pas l’affaire. Pourtant, quelque chose les décide : Mélodie est invitée à commencer « un essai » dès le lendemain matin.

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En trois jours, Mélodie a saisi le fonctionnement du bar qu’elle tient le matin en compagnie du patron. Elle poursuit son activité vers 10 heure, par la mise en place des couverts sur les 20 tables de la salle de restaurant, puis vers 11 heures par la préparation des hors d’œuvre, sous la direction du Chef. Mélodie sait rapidement gérer les 80 couverts de ce petit restaurant florissant. Au fil des jours et des mois, elle a conquis les patrons par son efficacité, les clients par sa discrétion et les habitués, par son amabilité et son humour. De son côté, et depuis son arrivée à Paris, Mélodie est heureuse pour la première fois : elle gagne sa bien vie, travaille à cinq minutes de son domicile, peut déposer sa fillette chez la nourrice sur le chemin ; elle se sent appréciée par ses

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employeurs et l’ambiance du restaurant est familiale…. Certes, elle est déclarée huit cents francs le mois, une misère, mais ses pourboires chiffrent deux fois le salaire de son mari. De surcroît, M. et Mme Jacques ne la laisse jamais rentrer chez elle, le soir, sans lui donner de la nourriture pour le souper. - Mélodie, attendez, prenez donc le

reste de la soupe de poisson ; tenez, emportez ces deux parts de tarte, demain on ne pourra pas les servir ; Voici deux biftecks…

Un soir, après dix huit mois de travail dans le restaurant, M. et Mme Jacques se mettent à lui parler de leur prochaine retraite. Ils ont fait leur temps depuis quarante cinq ans mais surtout, M. JACQUES a des soucis de santé. Le cœur est fatigué… Ils sont hésitants à partir toutefois, car

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ce restaurant, ils l’ont créé et c’est devenu toute leur vie. Comme ils auraient voulu qu’un de leurs deux garçons leur succède ! Mais non, aucun n’en a envie : ils ont d’autres projets... ce soir-là, ils en parlent à Mélodie et lui proposent de le leur racheter, « avec des arrangements bien entendu, on sait bien que vous débutez dans la vie ; nous savons ce que c’est ; nous aussi nous sommes

partis de rien »…. Mélodie a 24 ans, l’âge de Mr Jacques quand le couple s’est lancé. L’offre du couple est inespérée Combien d’opportunités de ce genre la vie offre t’elle ? Hélàs, la réalité la rattrape aussi vite que son cœur s’est emballé de joie. Mélodie redescend sur terre ; si elle aussi en couple, comme l’était M. et Mme Jacques, son mari n’est pas un forcené du travail ; en plus, c’est un joueur invétéré. De quoi tout perdre

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en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Cela ne pourra pas fonctionner. Ce n’était même pas la peine d’y penser. Mélodie le sait. Elle décline gentiment cette superbe offre qui montre combien M. et Mme Jacques ont finalement « revu leur copie » entre le jour de l’embauche et ce jour de mars 1972. Ses patrons ont plus que de l’estime envers elle, c’est presque de l’affection. Cela lui fait chaud au cœur. Cependant, son refus ne va pas empêcher le couple de partir à la retraite et donc de vendre. Pour Mélodie, cela voulait dire qu’il allait se falloir trouver un autre emploi. Elle n’hésite pas ; dès le lendemain, elle se met à lire la presse en quête d’emplois de bureau. Se faisant, elle suit les conseils de M. et Mme Jacques : « alors, si vous ne nous

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succédez pas, il faut vous trouver un travail digne de vos diplômes ! ». Elle en trouve un. C’est loin. Dans le 12ème arrondissement alors qu’elle habite le 15ème. Cela fait une vingtaine de stations de métro, mais après tout, c’est sa première tentative et il faudra bien trois ou quatre entretiens pour savoir « se vendre » à une société… Elle postule. Elle est surprise de la rapidité de la réponse assortie d’un rendez-vous en retour : - « Pouvez-vous vous présenter à

11 heures, mardi prochain ?». Ce mardi, elle se prépare avec soin, un tailleur discret, des talons pas trop hauts, un maquillage léger… Et elle part largement à l’avance, ne voulant à aucun prix arriver après avoir dû se dépêcher. Il faut qu’elle fasse le meilleur effet en paraissant calme et

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sereine. Du moins en apparence, car en vérité et tout au long du chemin, son cœur tambourine bien plus fort que d’habitude. Elle ne cesse de penser à l’emploi : la société MDS cherchait une hôtesse, trilingue de préférence, mais au moins parfaitement bilingue anglais : normal pour une entreprise américaine… Mélodie a acheté un journal anglais pour se refamiliariser avec la langue de Shakespeare qu’elle n’a plus pratiquée depuis plus de deux ans… presque trois. Enfin, pas tout à fait, car depuis son emploi de serveuse, Mélodie se levait chaque matin à 5 heures, pour pratiquer une demi- heure d’Anglais puis une demi-heure de Russe, avant de se préparer elle-même puis de lever sa petite fille et de la préparer à son tour. A 8 heures, il fallait quitter la maison pour passer

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chez la nourrice, la porte juste avant le restaurant de M. et Mme Jacques. Mélodie arrive à 10 h 30, donc bien en avance. L’hôtesse, qui l’accueille, l’invite à s’asseoir et décroche aussitôt le téléphone pour annoncer son arrivée au Directeur, M. Diligne. Mélodie repère les trois fauteuils de cuir disposés autour d’une table basse, un peu à l’écart de l’hôtesse. Des revues y sont empilées, ainsi que des plaquettes sur la société. Elle s’installe à la place qui lui offre le plus grand angle de vue sur l’entrée, l’hôtesse et les ascenseurs. A présent, elle parcourt des yeux le décor d’ensemble de ce grandiose hall d’entrée. La société semble florissante. Déjà, de l’extérieur, Mélodie avait été impressionnée par l’immense tour qui abritait les bureaux de MDS. En ce matin glacé du printemps 72, le soleil se reflète

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dans les parois de verre teinté et donne à la tour une couleur d’or. Belle société, vraiment. « Cela me ferait bien plaisir d’y travailler », pense t’elle l’espace d’un instant. Puis, elle se plonge dans les articles de son quotidien anglais. Elle choisit de tous petits articles. Il ne faut pas oublier qu’elle est là pour un rendez-vous et que l’heure approche. Elle laisse passer 11 h 30 avant de retourner voir l’hôtesse et lui demander si elle a bien pu prévenir le directeur de son arrivée. La jeune femme lui répond sur un ton un peu pincé : « Naturellement, M. Diligne le sait ; ne vous inquiétez pas. Il va venir vous chercher ». Mélodie n’est pas dupe, sa relance a déplu ; dans sa tête, elle se dit que si elle avait pu l’hôtesse lui aurait rétorqué : « retourne t’asseoir et attends ». Mélodie se sent un peu humiliée mais sourit aimablement à l’hôtesse

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sans rien laisser paraître de son désarroi. Alors, les minutes s’écoulent, puis les heures : midi, treize heures, quatorze heures… Pour s’être levée à 5 heures du matin, comme d’habitude, Mélodie avait eu faim vers midi. Mais les crampes d’estomac ont fini par disparaître. Cependant, après cette attente interminable de trois longues heures, Mélodie est maintenant partagée entre le désir de partir et la sagesse de rester ; on va forcément la recevoir de façon imminente, maintenant ! Elle opte pour l’attente jusqu’au bout, « pour voir », se répétant comme un leitmotiv, « de toute façon, ce sera toujours une première expérience d’entretien ! ». Revenant de sa pause déjeuner, l’hôtesse voit Mélodie toujours

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assise, lisant son journal. Effarée, elle s’approche, lui demandant : - « Excusez-moi, mais M. Diligne n’est pas venu vous chercher ? ». Mélodie lève la tête et répond en souriant : - « Non, je l’attends toujours ». Sans rien demander d’autre, l’hôtesse se hâte vers son bureau, décroche le téléphone et compose un numéro. Cela doit sonner dans le vide car elle raccroche sans avoir dit un mot. Elle parait très ennuyée. Elle passe alors une série de coup de fils cherchant à savoir où est passé le Directeur. Un « Ah, bon… », Clôture enfin ses cinq appels de détresse. Elle se lève à nouveau et approchant Mélodie, lui explique d’un trait : - « Le Directeur avait une réunion avant votre rendez-vous de ce matin. Sa réunion a débordé du timing et, du coup, ils sont allés manger tous ensemble… Mais maintenant, il ne

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va pas tarder à rentrer pour vous recevoir, bien sûr… ». A quinze heures, il est toujours absent ; de plus, il est injoignable n’ayant pas dit où il allait manger. Enfin à 16 heures, un grand gaillard un peu costaud fait irruption dans le hall. L’hôtesse leve discrètement la main, comme pour le héler : il la regarde et suit son regard : Mélodie le voit marquer un instant d’arrêt très vite réprimé. Il s’approche d’elle, calme, l’air détaché et aimable, avec un soupçon de condescendance ; en tout cas, l’homme n’est pas gêné pour un sou. Il a belle allure. Il doit peser 95 kg pour 1.85/1.90 mètre. Chauve en dépit d’un âge frisant la quarantaine, Diligne a le teint hâlé faisant paraître encore plus bleu la prunelle de ses yeux. Il sourit d’un air charmeur et sûr de lui.

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« Bonjour, je suis Diligne ». Il tend une main ferme à Mélodie qui s’est levée. « Navré, pour cette attente. La réunion s’est éternisée et après, je l’avoue humblement, je vous ai complètement oubliée ! Enfin, je suis là et si vous avez encore un peu de temps, je vous reçois de suite… ». Sans même attendre de réponse, il la précède en direction de l’ascenseur qu’il appelle ; grand seigneur, il invite d’un geste Mélodie à passer la première Elle entre. Diligne appuie sur la touche du 10ème étage et l’ascenseur démarre en douceur. Pour meubler la gêne, Diligne s’extasie sur la toque en fourrure que Mélodie tient à la main : - « J’adore les chapeaux ! Dommage que vous l’ayez enlevé ; je suis sûr que le vôtre doit vous aller à merveille… ». Mélodie joue à son tour les décontractés, mais avec moins d’aisance :

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- « Oui, mais il faisait chaud dans le hall… ». Deligne la regarde, silencieux et se demande : « Est-ce une allusion pour me reprocher sa longue attente ou bien une remarque tout à fait justifiée, puisqu’en effet, le hall est très bien chauffé ? ». Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes face à un immense bureau. Au jugé, il doit couvrir 50 mètres carrés. La pièce, est dans un angle de l’immeuble, est donc entièrement vitrés sur deux côtés ; sur une moquette claire et rase, un magnifique bureau moderne, en merisier, orienté dos à la fenêtre trône dans le fond de la pièce. En face, deux fauteuils d’invités en cuir fauve, élégamment disposés un peu de biais, semblent intentionnellement placés à trois mètres du bureau. Regardant Mélodie droit dans les yeux, Diligne tend le bras, en un

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geste d’invitation à s’asseoir dans le fauteuil de droite que le soleil éclairait encore. Mélodie prend l’autre, montrant le soleil et expliquant la gêne que le rayon peut occasionner. Diligne sourit : pas de doute, cette jeune femme a du répondant. La voyant assise, il contourne son bureau avec emphase et, à son tour, prend place dans son fauteuil. Et soudain, il disparaît. En s’asseyant trop au bord de son superbe siège à roulettes, Diligne s’est brutalement retrouvé par terre, totalement caché à la vue de la jeune femme par son énorme bureau en merisier… Le fauteuil a roulé loin derrière lui. Mélodie vient d’éclater de rire. Dans le même temps, c’est comme si elle s’était dédoublée ; dans sa tête, une première voix lui crie : « Maîtrise toi ! Il ne faut pas rire : pense que tu es là

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pour un entretien d’embauche ; si tu te moques, tu n’as aucune chance !... En plus, il a du se faire très mal… », tandis qu’une seconde prend le contrepied et l’encourage : « Tant pis ! Ca fait plus de cinq heures que je poireaute. Eh bien, maintenant, je décompresse. En plus, il est arrivé en conquérant, exprès pour me mettre encore plus mal à l’aise ! De toute façon, j’ai déjà

commencé à rire, c’est trop tard pour me contenir… ». Pendant que Mélodie se réprimande intérieurement sur l’attitude de commisération à tenir, Diligne se remet de ses émotions : sous les yeux médusés de la jeune femme, très, très lentement, un crâne chauve, bronzé et luisant, se profile à ras du bureau ; puis deux yeux bleus s’alignent et se stabilisent, juste à hauteur du bureau, tout emplis

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d’humilité. C’est alors qu’une voix, cette fois dénuée de toute assurance, annonce timidement : « Je crois bien que j’ai raté mon entrée ! ». Mélodie s’était juste un peu calmée mais, entendant la remarque, le fou- rire la reprend de plus belle. Elle rit tant et tant que Diligne, rassis maintenant sur son fauteuil, se prend de fou-rire à son tour. Quand enfin ils se parviennent à se calmer, Mélodie, à son grand étonnement, entend Deligne lui dire : - « Bon. Au moins, vous savez rire, et j’aime les gens gais ! Ils sont souvent plus dynamiques et efficaces que les gens coincés et tristes. En plus, j’ai constaté que vous avez de la répartie, et vous avez prouvé que vous savez être patiente et tenace. Tout cela dénote de la personnalité : c’est ce qu’il faut

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ici. Donc, vous êtes embauchée. Pouvez-vous commencer la semaine prochaine ? Ah aussi, vous parlez l’Anglais, au moins ?». En dix minutes, le contrat était signé avec un salaire de deux mille cinq cents francs, soit quatre fois celui déclaré de serveuse. Il restait néanmoins inférieur à ce que Mélodie gagnait en pourboires. Cependant, la jeune femme le savait : M. et Mme Jacques lui diraient que « c’était mieux ainsi, qu’il fallait penser à la retraite qui viendrait un jour… ». Mélodie repart avec une copie de son premier emploi « de bureau » et le souvenir éternel de ce premier entretien d’embauche : démarrer sa vie professionnelle par un grand éclat de rire, que peut-on souhaiter de mieux ?

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Née en 1947, en Charente Maritime, Monique Quéron a reçue une formation littéraire. Visant un professorat d'Anglais, elle n'a pas l'opportunité d'enseigner. Elle débute dans la vie active comme hôtesse puis devint successivement, assistante, formatrice, spécialiste bureautique, technico commerciale, consultante technique, Ingénieur et termine sa carrière comme Chef de Projets.

Divers voyages à l'étranger vont lui faire vivre des moments assez étranges, hors du commun et même parfois, éprouvants : elle prend l'habitude de les transcrire...