Molinié_La confession de foi inaugurale dans la Lettre 12 de Maxime le Confesseur (REAP-57.2,...

32
 Revue d’études augustiniennes et p atristiques, 57 (2011), 325-356. La confession de foi inaugurale dans la Lettr e 12 de Maxime le Confesseur Les années 638 à 641 marquent un tournant dans l’histoire de l’Empire byzan- tin et des chrétientés orientales. La bataille du Y armouk (636) a ouvert la voie aux troupes musulmanes qui, profitant de l’épuisement de l’armée byzantine après les guerres perses, entrent en Égypte dès 638. Sur le plan religieux, cette époque voit l’émergence de nouvelles formes de monophysisme, au gré des tentatives de conciliation entre chalcédoniens et monophysites élaborées par l’empereur Héraclius et son conseiller, le patriarche S erge de Constantinople : en témoignent le Pacte d’union (633) qui affirme « une seule énergie humano-divine » du Christ ; le Psèphos, qui sanctionne l’échec du texte précédent et interdit de parler d’une ou de deux énergies ; et l’  Ekthèsis (638) qui professe une « unique volonté » du Christ et reçoit la signature des principaux sièges d’Orient. À cela s’ajoute un climat d’instabilité politique, avec la mort en 634 de Sophrone de Jérusalem, le principal opposant au Pacte d’union, puis celles de Serge (639) et d’Héraclius (641). C’est dans ce contexte que Maxime le Confesseur, un moine byzantin réfu- gié en Afrique du Nord depuis l’avancée des troupes perses, rédige huit lettres christologiques 1 . Étonnament, ce n’est pas à la réfutation du monothélisme que ces lettres sont consacrées : Maxime y revient longuement sur l’hérésie de Sévère d’Antioche († 538), hérésie antérieure aux problèmes de la volonté et de l’énergie 2 . Le genre littéraire de ces lettres est difficile à qualifier : elles font une 1. Les  Lettres  12 à 19 (PG 91, 460A – 597B), que nous citerons en indiquant en italique le numéro de la lettre, suivi des colonnes et lettres de la Patrologie  (le volume, sauf indication contraire, étant le 91), puis du numéro de la page dans la traduction d’E. P ONSOYE (MAXIME LE CONFESSEUR,  Lettres , Paris, 1998). Elles ont été rédigées entre 633 et 642 (selon P. S HERWOOD dans  An Annotated Date-list of the W orks of Maximus the Confessor , Rome, 1952, p. 60). Sauf mention contraire, lorsque nous parlerons des « lettres », il s’agira de ce corpus. 2. P. Sherwood justie ce décalage par le contexte immédiat des années 640-642 : plus que le Pacte d’union, le Psèphos ou l’  Ekthèsis, c’était la résurgence du monophysisme syrien qui inquiétait Maxime dans son exil nord-africain (P. SHERWOOD, op. cit ., p. 14).  Article écrit p ar Pierre Mo linié © Institut d’Études Augustinien nes

Transcript of Molinié_La confession de foi inaugurale dans la Lettre 12 de Maxime le Confesseur (REAP-57.2,...

  • Revue dtudes augustiniennes et patristiques, 57 (2011), 325-356.

    La confession de foi inaugurale dans la Lettre 12 de Maxime le Confesseur

    Les annes 638 641 marquent un tournant dans lhistoire de lEmpire byzan-tin et des chrtients orientales. La bataille du Yarmouk (636) a ouvert la voie aux troupes musulmanes qui, profitant de lpuisement de larme byzantine aprs les guerres perses, entrent en gypte ds 638. Sur le plan religieux, cette poque voit lmergence de nouvelles formes de monophysisme, au gr des tentatives de conciliation entre chalcdoniens et monophysites labores par lempereur Hraclius et son conseiller, le patriarche Serge de Constantinople : en tmoignent le Pacte dunion (633) qui affirme une seule nergie humano-divine du Christ ; le Psphos, qui sanctionne lchec du texte prcdent et interdit de parler dune ou de deux nergies ; et lEkthsis (638) qui professe une unique volont du Christ et reoit la signature des principaux siges dOrient. cela sajoute un climat dinstabilit politique, avec la mort en 634 de Sophrone de Jrusalem, le principal opposant au Pacte dunion, puis celles de Serge (639) et dHraclius (641).

    Cest dans ce contexte que Maxime le Confesseur, un moine byzantin rfu-gi en Afrique du Nord depuis lavance des troupes perses, rdige huit lettres christologiques1. tonnament, ce nest pas la rfutation du monothlisme que ces lettres sont consacres : Maxime y revient longuement sur lhrsie de Svre dAntioche ( 538), hrsie antrieure aux problmes de la volont et de lnergie2. Le genre littraire de ces lettres est difficile qualifier : elles font une

    1. Les Lettres 12 19 (PG 91, 460A 597B), que nous citerons en indiquant en italique le numro de la lettre, suivi des colonnes et lettres de la Patrologie (le volume, sauf indication contraire, tant le 91), puis du numro de la page dans la traduction dE. PONSOYE (MAXIME LE CONFESSEUR, Lettres, Paris, 1998). Elles ont t rdiges entre 633 et 642 (selon P. SHERWOOD dans An Annotated Date-list of the Works of Maximus the Confessor, Rome, 1952, p. 60). Sauf mention contraire, lorsque nous parlerons des lettres , il sagira de ce corpus.

    2. P. Sherwood justifi e ce dcalage par le contexte immdiat des annes 640-642 : plus que le Pacte dunion, le Psphos ou lEkthsis, ctait la rsurgence du monophysisme syrien qui inquitait Maxime dans son exil nord-africain (P. SHERWOOD, op. cit., p. 14).

    Article crit par Pierre Molini Institut dtudes Augustiniennes

  • 326 PIERRE MOLINI

    large part des discussions techniques qui leur mriteraient le titre de traits dog-matiques, sans tre exemptes de dveloppements consacrs la situation prsente de lglise et celle des destinataires. En outre, elles proposent une autre forme dexpression, la confession de foi, qui est par nature la limite entre la discussion thorique, la rgle juridique et la louange montant au cur du thologien. Une confession prend du recul par rapport lexplication de tel ou tel point du dogme, pour replacer celui-ci dans la perspective plus gnrale de lIncarnation du Fils de Dieu et de lhistoire du salut. De plus, elle use dun style plus narratif que celui auquel recourt habituellement Maxime.

    De telles confessions surviennent rgulirement dans les lettres3 ; nous avons choisi dtudier de plus prs lune des plus claires et des plus compltes, celle qui ouvre la partie dogmatique de la Lettre 12. Nous nous proposons de la traduire et de la commenter, en lclairant par dautres passages des lettres, et notamment de deux grandes confessions situes dans les Lettres 14 et 15. Pour suivre autant quil est possible la logique de ce texte, nous avons divis la confession en quatre par-ties : Maxime dcrit le Verbe comme lun de la Trinit , puis la manire dont il sest revtu de notre humanit , avant de le qualifier de Dieu parfait et homme parfait , et enfin de mdiateur . Une cinquime partie traitera la question de la communication des idiomes.

    I. LUN DE LA SAINTE TRINIT

    , . , , , , , , , , , (...) .

    Nous garderons plutt le grand, le premier remde pour notre salut, je veux dire le bel hritage de la foi, en confessant avec assurance du cur et des lvres, comme les Pres nous ont enseign car ce sont eux qui ont suivi ceux qui ont t depuis le dbut

    3. Il est souvent difficile disoler une confession du texte environnant. Nous qualifions ainsi des passages dans lesquels Maxime parcourt lensemble du mystre de lIncarnation, de la nature divine pr-incarne jusqu la vie concrte de Jsus-Christ et aux consquences de lIncar-nation pour le salut des hommes. Une confession doit aussi garder une certaine unit, sans tre coupe par des dveloppements trop techniques, et une certaine brivet, sans que le lecteur voie son attention dtourne du mouvement principal. De telles confessions se trouvent en 12, 465D 468D (p. 124-125) et 500B 504A (p. 144-146), ainsi quen 14, 536A 537B (p. 165-166), 15, 572C 573C (p. 188), 16, 577B-C (p. 190), 17, 581A-B (p. 192-193) et 19, 592C 593C (p. 199-200). On peut ajouter un passage plus bref : 18, 585A-C (p. 195).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 327

    les tmoins oculaires et les serviteurs du Verbe , lun de la sainte, consubstantielle, pure et bienheureuse Trinit, le Fils de Dieu, le Dieu Verbe, la splendeur de la gloire, lexpression de lhypostase du Pre, lartisan de toute crature, visible et invisible, lui linfini, lillimit, linvisible, lincomprhensible et lincirconscriptible, et qui par la seule impulsion de sa volont, a tout fait et conserve tout (12, 465D 468A ; p. 124)4.

    Ainsi commence la grande confession de foi qui ouvre, aprs quelques pages consacres aux problmes de lglise de Carthage, la Lettre 12. Dordinaire peu friand de rfrences scripturaires, Maxime place une citation du prologue de Luc (Lc 1:2) lentre, presque comme exergue de son expos de la foi orthodoxe5. L o lvangliste se prsentait comme celui qui recueille le tmoignage des aptres, le Confesseur ajoute un intermdiaire : le mystre du Christ lui est connu, certes par les tmoins oculaires et les premiers prdicateurs, mais ceux-ci lui sont rendus accessibles par les Pres. Ce sont eux qui enseignent () et sattachent ou suivent () les premiers disciples.

    Plac dans cette chane qui assure la continuit de lhritage de la foi ( )6, Maxime entre dans la confession proprement dite, en interprtant lexpression de Luc dans un sens personnel : les aptres ne sont plus vus comme les porteurs de la parole, mais comme de vritables serviteurs de Jsus, le Verbe de Dieu7. Cette rfrence vanglique est dautant plus importante quelle fournit le lieu historique de la rvlation du Verbe, alors que Maxime slance dans une confession qui a pour second point de dpart un tat qui chappe toute vision humaine : la gense ternelle du Fils au sein de la Trinit.

    4. Dans les citations, nous avons pris pour base la traduction dE. Ponsoye, en la modifiant pour essayer de suivre de plus prs le texte grec.

    5. Ceci constitue une confirmation de la particularit du genre littraire des confessions de foi. Les citations de lcriture, dans la Lettre 12, nont quexceptionnellement un contenu christologi-que. Elles apparaissent toutes soit dans des parties non dogmatiques, soit dans la confession que nous commentons. Mme dans celle-ci, seules trois citations (sur 6) ont un contenu christologique : Hb 1:3 en 468A, 1 Tm 2:5 en 468C et 2 P 1:4 en 468D.

    6. Cette expression nest pas scripturaire, quoiquelle fasse rsonner de nombreux versets, notamment dans lptre aux Hbreux, et tout particulirement dans son prologue o la notion dhritage sapplique par deux fois au Christ (Hb 1:2.4).

    7. Chez Luc, le mot a le plus souvent un sens commun, mme sil se prte parfois une interprtation forte . Jsus lui-mme invite couter la parole de Dieu (Lc 8:11.21 ; 11:28), mais la foule vient galement couter auprs de lui la parole de Dieu (Lc 5:1). En revanche, dans les Actes, la parole de Dieu est annonce (17:13) et accueillie (17:11), elle se rpand (13:49), grandit (19:20), et elle est mme glorifie (13:48) ; Luc y mentionne deux reprises la parole de la grce de Dieu (14:3 ; 20:32). Le parallle le plus troit avec lexpression de Lc 1:2 est celle dAc 6:4 : les Douze assurent la .

  • 328 PIERRE MOLINI

    Cest en tant que un de la Trinit sainte que le Christ est introduit dans cette confession, dune manire qui affirme clairement lunit du Pre et du Fils : Maxime sinspire dune part du vocabulaire de la tradition avec le terme qui qualifie la Trinit bienheureuse et sans souillure et lexpression le Fils de Dieu, Dieu Verbe 8, dautre part il recourt lun des tmoignages scripturaires les plus nets ce sujet, celui du prologue de lptre aux Hbreux. Si celui-ci ne mentionne pas la divinit du Fils, ni nappelle Dieu Pre 9, il prsente un usage exceptionnel du mot 10 et accorde au Fils un statut de co-crateur du monde.

    Pour lauteur de lptre, Dieu a fait les sicles ( ) par son Fils, et ce dernier porte toutes choses par le verbe de sa puissance ( ) (Hb 1:2-3). Maxime a des mots comparables : le Verbe a fait () toutes choses (), et il les conserve par la seule impulsion de sa volont ( ). Il reprend galement des termes qui ne sont pas scripturaires, mais emprunts la tradition conciliaire, dfinissant le Verbe comme . Remarquons cependant que les formules conciliaires attri-buaient au Pre seulement davoir cr les choses visibles et invisibles11 : Maxime va plus loin, rapportant au Fils ces expressions.

    8. Les deux affirmations de la consubstantialit et de la divinit du Fils peuvent faire cho au concile de Nice (texte dans H. DENZINGER, Symboles et dfinitions de la foi catholique, Paris, 1997 [= Dz], 125). Quant lexpression un de la Sainte Trinit , elle apparat avec un groupe de moines scythes, connus principalement pour avoir provoqu un important dbat autour de la formule Unus ex Trinitate crucifixus (A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne II/2, Paris, 1993, p. 425-427). Elle avait t approuve tant par lempereur Justinien que par le pape Jean II (Lettre Olim quidem de mars 534, Dz 401), et intgre dans le 10e canon de Constantinople II (Dz 432 : si quelquun ne confesse pas que celui qui a t crucifi dans la chair, notre Seigneur Jsus-Christ, est vrai Dieu, Seigneur de la gloire et lun de la sainte Trinit ).

    9. Maxime y supple en remplaant , qui qualifie et se rapporte dans lptre , par ladjectif .

    10. Les quatre autres occurrences du mot dans le Nouveau Testament (deux chez Paul, et deux dans la mme ptre, Hb 3:14 et 11:1) signifient confiance ou assurance . Dans toute cette tude, nous traduirons par hypostase , puisque ce terme technique avait t canonis aux conciles dphse et de Chalcdoine (cf. Dz 253 sq. et 302).

    11. Ainsi dans les symboles de Nice et de Constantinople (Dz 125 et 150), o tout est cr par le Pre travers () le Fils. Il en est de mme en Col 1:16, o toutes choses visibles et invisibles sont cres en lui ( , ). Quant au mot , absent des dfinitions conciliaires, il est un hapax dans le Nouveau Testament : on le trouve en Hb 11:10, o Abraham attend la ville dont Dieu est le btisseur ; il apparat dans la LXX pour dsigner un fabriquant didoles (Sg 15:13) et un homme qui fait le mal (2 M 4:1). Maxime lutilise au contraire plusieurs reprises, comme titre christologique (12, 468B ; p. 124 : ; 13, 529B ; p. 162 : ; 18, 585B ; p. 195 : ). Lapplication de ce titre au Christ nest pourtant pas, comme telle, originale : Maxime avait pu la trouver chez Grgoire de Nazianze, par exemple dans les Discours 34, 8 (PG 35, 249A ; SC 318,

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 329

    Il les complte par une srie de cinq termes relevant de la thologie ngative : infini (), illimit (), invisible (), incomprhensible () et incirconscriptible ()12. Sy ajoutent les caract-ristiques de la nature quil partage avec le Pre, mentionnes plus bas : incr (), indtermin (), inaltrable (), immua-ble (), impassible (), incorruptible () et immortel ()13, et la Lettre 13 : simple (), incorporel (), co-ternel () au Pre14, et le triptyque : tant, pr-tant et tout-puissant ( , )15. Dans la Lettre 14 apparaissent dautres titres, accords au Christ en tant quil gouverne le monde : seigneur (), suprme (), redoutable (), juge vengeur ( ), roi (), grand ()16 Quant au vocabulaire de limmuabilit, il sen-richit dans la confession de la Lettre 14 : le Verbe en tant que Dieu, nest sujet aucun changement spatial, . La notion dinfini () y est elle aussi prcise :

    , , .

    Par nature il est infini, et pour cela il nest contenu daucune manire par les tres, comme libre de toute circonscription (14, 537B ; p. 166)17.

    p. 212) et 38, 11 (321C ; SC 358, p. 124).

    12. De nouveau, remarquons quaucun de ces termes ne se trouve dans le Nouveau Testament, lexception d qui apparat dans lptre aux Hbreux (Hb 11:27) pour dsigner Dieu le Pre, et en 1 Tm 1:17 et Col 1:15 comme adjectif accol . Il existe encore un emploi de en Hb 5:13, mais dans un sens tout fait diffrent.

    13. 12, 468B ; p. 124. Seul se trouve dans le Nouveau Testament, pour dsigner Dieu le Pre (Ro 1:23 ; 1 Tm 1:17), la parole de Dieu (1 P 1:23), ltat final destin aux justes (1 Co 9:25 ; 15:52 ; 1 P 1:4) et la disposition du croyant (1 P 3:4).

    14. 13, 529B ; p. 162. Maxime utilise galement ladverbe sans cause (), qui caract-rise ltre ternel du Fils et soppose sa naissance dans la chair avec une cause ( ) (13, 556D ; p. 177) ; le mme mot apparat encore en 16, 577B ; p. 190, dans lexpression .

    15. 13, 532B-C ; p. 163.

    16. 14, 540C 541A ; p. 168.

    17. Cf. 15, 573C (p. 188) : . . Le participe vient de , qui signifie contenir , mais aussi saisir par la pense : en recourant ce terme, Maxime peut voquer lide la fois physique et intellectuelle dune comprhension , dun embrassement de la ralit du Verbe par les hommes. On trouve dj chez Lonce de Jrusalem le rapprochement entre ce thme, exprim par et , et lide dune composition absolument originale luvre dans lunion hypostatique : une (Contra Nestorianos, I, 1 ; PG 86, 1412A 1413B).

  • 330 PIERRE MOLINI

    Enfin, dans cette mme lettre, Maxime ajoute : lexpression vient du symbole de Constantinople, qui ajoute les mots au symbole de Nice (Dz 125 et 150). Cette formule prcise la gense ternelle, avant le temps que nous connaissons, du Verbe en Dieu et de Dieu ; elle est reprise exactement dans la Lettre 15, o une telle gense est qualifie dineffable ()18.

    Dans ce vocabulaire qui mle les rfrences scripturaires et conciliaires, ainsi que la tradition apophatique orientale, Maxime pose, au dpart de la confession de foi, le Verbe ternel : il lui attribue les traits de la divinit qui vrifient la pleine ralit de ce quil est : le Fils de Dieu et Dieu lui-mme.

    Poursuivant notre lecture de la confession de foi, nous nous arrterons sur les motifs de lIncarnation, puis sur les modalits et le vocabulaire de celle-ci.

    II. AYANT REVTU LA NATURE HUMAINE POUR NOUS

    (...) , , , , , , .

    (Ils nous ont dit que), infini par la bont, il avait pour nous revtu la nature humaine et stait incarn de la sainte, trs glorieuse et toujours vierge Marie, proprement et vritablement mre de Dieu, unissant lui selon lhypostase une chair venue delle, consubstantielle la ntre, anime dune me raisonnable et spirituelle : une me non pas dj-fonde, (prcdant lunion) ne serait-ce que dun clin dil, mais prenant en lui, Dieu et Verbe, et ltre et le fondement (12, 468A-B ; p. 124).

    A. Les motifs de lIncarnation

    Apparaissent ici, brivement exposs, les motifs profonds de lIncarnation : dune part, la bont du Fils, qui reoit ici le titre de infini par la bont ; dautre part, le salut des hommes, voqu par le de Nice. Maxime souligne labsolue gratuit de lacte par lequel le Verbe devient homme. Il lexprime notamment dans une affirmation qui revient, tel un refrain, dans les lettres, parti-culirement dans les confessions des Lettres 14 et 15 : Dieu est ami des hommes (). Ltude des mots et montre com-ment ces deux termes sont utiliss par Maxime pour contre-balancer une vision trop rigide de la divinit, dans laquelle prdomineraient les notions dinfini et dimmuabilit19. La va dans le sens de la prservation de la nature

    18. 15, 573A ; p. 188. Le mme mot est employ dans la confession de la Lettre 14, pour qua-lifier lunion hypostatique (536A ; p. 165).

    19. Ainsi, dans les expressions parallles (14, 536B ; p. 165 ; 16, 577B ; p. 190) et (14, 537B ; p. 166) : lamour des hommes vient toujours en second, aprs la mention dun attribut divin.

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 331

    humaine dans son intgrit, dans le concret de lunion hypostatique ; mais aussi, travers elle, dans luvre de salut qui restaure lhumanit dans sa nature propre. Elle est la disposition, voire le sentiment qui habite la personne divine du Verbe et la pousse, du sein de la Trinit, vers les hommes par lIncarnation. Maxime en fait une vertu proprement divine, laquelle lhomme ne peut participer que par une imitation du Christ20 ; nous voudrions renverser la perspective et proposer la formule suivante, qui respecte certainement, sinon la lettre, du moins lesprit des Lettres : la est ce qui, dans le cur de Dieu, sapparente le plus un sentiment humain. Cest ce que montre le passage suivant, extrait de la Lettre 19 :

    , , , . , .

    Le mystre de Dieu, cest son libre anantissement par bont envers les hommes ; son abaissement volontaire par le moyen dune chair, mais sans quitter sa divinit. Il est en effet rest ce quil tait, et devenu ce quil ntait pas, car il est immuable ; et il conserve ce quil est devenu en demeurant ce quil tait, car il aime lhomme (19, 592D ; p. 199).

    Nous nous trouvons ici confronts une riche et extraordinaire concentration de termes exprimant de diffrentes faons lamour infini qui fait sortir le Verbe du sein du Pre pour venir nous21 : la bont (), lanantissement ()22, labaissement ()23 et lamour pour les hommes ().

    20. Les deux termes apparaissent le plus souvent, dans les lettres christologiques, pour parler du Christ et de son amour qui le pousse sincarner, notamment sous la forme dexpressions comme (15, 573C ; p. 188 ; 18, 585B ; p. 195), (12, 505A ; p. 147) ou (12, 509A ; p. 149). Mais Maxime les applique galement aux hommes, invits entrer dans la mme philanthropie que le Christ (44, 644C ; p. 231 ; cf. 12, 505B ; p. 147).

    21. Un mot nous semble illustrer ce phnomne de sortie : cest le verbe , qui signifie littralement habiter chez soi , rentrer chez soi mais aussi visiter ou venir en qualit dtranger : cette dernire traduction est plus pertinente, puisquil sagit pour le Verbe de quitter ce quil est par nature pour devenir ce quil nest pas. Il apparat notamment en 12, 492A (p. 139) et 13, 517B-C (p. 155).

    22. Nous avons vit le terme technique de knose, pour garder lesprit le sens plus large et plus concret danantissement. Ce terme est galement fort rare, puisquil nintervient que trois autres fois dans les lettres. La premire occurrence (12, 505A-B ; p. 147) est dans lexhortation qui clt la Lettre 12 : il y est question dhonorer, en cherchant limiter, du Christ, elle-mme rfre au quatrime chant du Serviteur (Is 53:4). Nous com-menterons la seconde (13, 517B-C ; p. 155) un peu plus bas ; quant la troisime (16, 577B ; p. 190), le mot anantissement y introduit une brve confession de foi, en appelant confesser . Le mot suit, trois lignes plus loin, confirmant la prsence dune constellation similaire celle du passage que nous commentons.

    23. Il sagit dun mot rare dans lensemble des Lettres, o il napparat que deux autres fois dans un usage christologique (11, 453B ; p. 116 et 21, 604B-C ; p. 206). Mais Maxime lemploie

  • 332 PIERRE MOLINI

    cela sajoutent deux adjectifs dune grande importance : et , qui qualifient respectivement lanantissement et labaissement. Ces deux termes sont synonymes et expriment lide que le Christ a librement choisi de se mettre au niveau des hommes24, ou de sabaisser par la chair. Ceci confirme lide que lIncarnation obit une logique de choix, et non de ncessit ; cette ide rejoint son tour la dfinition du Christ comme hypostase compose, dont le propre est dtre compose par choix. Ce quexprime le paragraphe suivant, dans la Lettre 13 :

    () , , , . , , . , , , , , , .

    (...) (lui qui) a fait les sicles, qui selon sa volont dlibre et librement a ralis son anantissement en faveur de nous les hommes, et a revtu la nature humaine en vue dun redressement et dun renouvellement, et non en vue de complter le tout. Cest par mode dconomie, en effet, et non par loi de nature que le Verbe de Dieu, ineffablement, est venu habiter chez les hommes par la chair. Donc le Christ nest daucune faon une nature compose selon linnovation de ceux qui vident lvangile de tout contenu ; il nest absolument pas assujetti la loi dune nature compose quant son mode dapparition ; mais il est une hypostase compose, ne possdant pas une nature compose qui la dterminerait en fonction dun genre. Cest tout le paradoxe : voir une hypostase compose sans la nature compose la dterminant selon un genre (13, 517B-C ; p. 155).

    Maxime fait ici allusion la diffrence fondamentale entre une nature compo-se et lhypostase compose du Christ : la premire est compose par nature ; sa composition appartient donc lordre des choses et lui est constitutive, ds son apparition25. Au contraire, le Christ nappartient pas un genre christ

    galement trois fois dans un sens courant , lappliquant Dieu ou des hommes.

    24. Nous rendons ainsi lide exprime par les mots : dans de nombreux textes, il est difficile dattribuer la prposition un sens unique. Certes, en faveur des hommes constituerait une traduction heureuse, puisque la notion dintention bienveillante prside lIncarnation ; mais cette faveur divine se manifeste par un mouvement rel qui rapproche le Verbe des hommes, do la traduction que nous adoptons parfois, vers les hommes, qui serait presque comprendre comme le fait de venir chez les hommes.

    25. Cf. 13, 516D-517A ; p. 154 : en toute nature compose, la composition de ses parties entre elles ne procde pas dun libre choix () ; de plus elle possde des parties venues lexistence simultanment, entre elles et par rapport (la nature compose), aucune ne prcdant temporellement lautre dans lexistence ( ). En outre, on sait qu(une telle nature) est cre pour parachever la totalit de lunivers noblement bauche

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 333

    qui contiendrait plusieurs individus, genre dont il devrait respecter les traits. Sa composition na pas dautre finalit que le salut des hommes, ni dautre cause que sa bont26.

    Mais le cur de ce passage est lopposition entre et , ou : la nature exerce une vritable loi, une domination sur lindividu qui en relve. Limage dune soumission presque politique est lar-rire-plan, puisque Maxime qualifie a contrario lhypostase comme non-esclave () dune telle nature. En effet, la dtermination apporte selon le genre la caractrisation ontologique ne laisse un individu aucune libert, puisquelle se situe en amont de toute personnalit propre et de toute conscience. Maxime enseigne ici que le phnomne de lIncarnation est au-dessus de toute dfinition gnrique des tres : il forme comme un arc qui enjambe les diffrentes natures logiquement inconciliables. Par le fait de devenir homme, le Christ chappe tout dterminisme ; il impose une nouvelle forme de seigneurie lgard de notre comprhension rationnelle du monde27.

    ( ) . Maxime recourt lanalogie anthropologique pour clairer ce point : () comme il en va pour lhomme et pour toute nature compose. Lme, sans quil le veuille, tient le corps et est tenue par lui ( , ) ; elle lui procure la vie sans quil le choisisse (), par le seul fait dtre en lui, et reoit naturellement passions et douleurs par sa facult intrieure les recevoir ( ) (12, 488D ; p. 137).

    26. Notons que Maxime, en dterminant avec prcision le vocabulaire de la composition, clarifie une question importante. Ce mot apparat chez certains auteurs avant le VIe sicle, mais cest avec les moines scythes (voir plus haut, note 8) que les termes de compositio et font leur apparition dans le vocabulaire christologique : selon A. GRILLMEIER, la formulation hypostase compose serait peut-tre due Cyrille de Scythopolis (op. cit., p. 445). Mais, chez les Scythes comme chez Lonce de Jrusalem (qui rcuse aussi bien la notion de nature compose que celle dhypostase compose), cest surtout sous la forme de deux natures composes ou composes selon lhypostase que la formule merge, comme une manire dviter les hrsies dEutychs et de Nestorius (ibid., p. 604). Il revient lempereur Justinien davoir clairement introduit la notion dhypostase compose dans le vocabulaire orthodoxe no-chalcdonien : selon C. MOELLER ( Le chalcdonisme et le no-chalcdonisme en Orient de 451 la fin du VIe sicle , dans A. GRILLMEIER et H. BACHT, Das Konzil von Chalkedon, I, Wrzburg, 1951, p. 680), on trouve lexpression dans le Tractatus contra monophysitas (v. 544) et la Confessio rectae fidei adversus tria capitula (551). Surtout, cest grce Justinien que le vocabulaire de la composition est canonis dans le quatrime anathmatisme du concile de Constantinople (553) : celui-ci confesse une , (Dz 425). Dans sa Lettre synodale, Sophrone mentionnera lhypostase compose (P. ALLEN, Sophronius of Jerusalem and Seventh-Century Heresy. The Synodical Letter and Other Documents, Oxford, 2009, 2.3.4 et 2.3.5 ; p. 92) ; lhypostase et personne compose ( 2.3.7 ; p. 96) ; le concours et la composition selon lhypostase, ainsi que les natures qui composent lunique personne ( 2.3.10 ; p. 102). la diffrence de Maxime, toutefois, le patriarche ne se soucie pas dliminer lide dune nature compose.

    27. Ce quaccentue lexpression , qui renforce le simple adjectif et sajoute, comme dans la citation prcdente, . Une telle transcendance

  • 334 PIERRE MOLINI

    B. Lunicit de lIncarnation

    La transcendance, ou le dpassement de notre univers de pense, est quali-fie par Maxime de : un fait extraordinaire et contraire lopinion commune. Le danger serait de se fonder sur la et dappliquer Dieu des catgories empruntes lexprience ou la raison courante : ce que font les monophysites, qui voient () bien le Christ et son hypostase compose, sans saisir la particularit, lunicit de cette personne humaine et divine. Maxime le leur reproche dans la Lettre 13, au cours dun dveloppement enchssant une citation des Noms divins du Pseudo-Denys. Ayant expliqu quune nature compo-se voit ses parties venir lexistence ensemble () et simultanment (), il montre la spcificit de lhypostase du Verbe :

    , , , , , , , .

    Mais il nen est pas ainsi du mystre de notre Seigneur et Dieu, notre Sauveur Jsus-Christ. tant Dieu par nature et Fils de Dieu selon la nature, simple et incorporel, coternel au Pre, crateur de tous les sicles, dans sa volont daimer les hommes il a choisi de devenir homme en assumant la chair. Et pour nous, simple et incorporel selon la nature, il est devenu lun de nous, en vertu de lconomie, compos et revtu dun corps selon lhypostase (13, 529B ; p. 162).

    Le lien troit entre Incarnation et projet divin est ici mis en valeur tant par lad-verbe que par la mention de la volont (exprime par le participe ) et de lintention () par lesquelles la se traduit. Lauteur poursuit, aprs avoir cit lAropagite :

    , () .

    de l par rapport la , et de lhypostase du Verbe par rapport toute autre hypos-tase est galement rendue par le choix des adverbes qui la caractrisent : indiciblement (), absolument (), ou encore parfaitement (), qui apparat dans le passage suivant o nous retrouvons, comme dans la citation prcdente, la forme et la notion de renouvellement () : En effet, ce nest pas en raison de sa nature que le Verbe trs divin est venu habiter chez nous au moyen dune chair, mais cest par mode dconomie quil a renouvel notre nature, en lunissant lui parfaitement selon lhypostase (12, 492A ; p. 139 : , ).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 335

    Si donc (lIncarnation se ralise), non selon une loi et une disposition naturelle des lments composs, mais par une disposition diffrente de la nature des composs (), cest en vain que ces ignorants sefforcent de manire inique de soumettre aux lois naturelles une composition transcendant toute frontire et toute raison de nature (13, 529C-D ; p. 162-163).

    Deux nouveaux termes apparaissent ici, enrichissant le vocabulaire du gnral et de la loi qui simpose tous : (disposition)28, qui complte , et , qui dsigne ce qui est institu par une loi naturelle ou rvle ; le mot revient trois fois en quelques lignes. Maxime caractrise dabord le rgis-sant lIncarnation comme diffrent de la nature des composs, ce qui laisse penser que lIncarnation est un acte outrepassant chacune des deux natures, humaine et divine, concernes par elle29 ; puis il rfute ceux qui voudraient soumettre lhypos-tase du Christ des imposs par la nature30 ; enfin il accuse ces adversaires de se montrer par l insenss ou injustes31 : ceux qui ne respectent pas la loi dun juste raisonnement voudraient imposer une loi beaucoup plus inadquate au Fils de Dieu lui-mme

    Remarquons lexpression , franchir les limites . La personne du Christ dpasse toute limite de nature, elle est souverainement libre lgard de tout ce qui pourrait la restreindre, la limiter ou la circonscrire. Il y a l quelque chose de divin puisque la nature divine est caractrise comme infinie et illimi-te , mais ce divin sexerce lencontre de ce quon pourrait attendre dun dieu : Dieu, en Jsus-Christ, sort des limites de sa divinit.

    La fin de ce dveloppement prcise le lieu o la singularit de lIncarnation se situe, laide dune comparaison entre le Christ et tout homme, o lhomme est reprsentatif, par la composition de lme et du corps, de toute nature compose :

    28. Ce mot possdait dj chez Grgoire de Nazianze le double sens dordre cosmique (Discours 32, 7-8 ; PG 35, 181B-C ; SC 318, p. 99-101) et dordre trinitaire, i.e. celui des hypos-tases divines (34, 15 ; 253D ; p. 224).

    29. Maxime nhsite pas, en effet, dfinir la nature divine, comme dans les numrations dattributs que nous avons dj cites. Mais le Dieu qui se rvle en se faisant homme dpasse et dplace toute ide prconue que lhomme pourrait se faire de Dieu.

    30. La rptition de , comme prposition et comme prfixe, dans lexpression , accentue lourdement la violence qui est faite au Christ, doublement rabaiss par rapport la nature, ici conue comme totalement extrieure au projet divin, la manire dune nature pure.

    31. Ladverbe renvoie , illicite et mme criminel . Dans la mme ligne dides, lemploi de indique la fois quun tel effort des hrtiques est inutile, puis-quil ne permet pas de convaincre les tenants de la vraie foi, et quil est erron, draisonnable, voire mensonger. O lon voit que, pour Maxime, dfendre une hrsie marque un positionnement la fois social (convaincre ou non convaincre), intellectuel (raisonnable ou dnu de raison) et moral (vridique ou mensonger). En revanche, connote seulement lignorance, ventuel-lement la stupidit, mais non la mchancet.

  • 336 PIERRE MOLINI

    , . , . , , , .

    En ce qui nous concerne, les puissances naturelles du corps correspondent aux oprations propres de lme, puisquil (leur) est naturellement rceptif, cause de la venue lexistence simultane de lme et de la chair. Quant au Verbe de Dieu, les puissances de la nature quil assume ne correspondent daucune manire ses propres oprations naturelles ; car ce qui est au-dessus de la nature ne peut tre mesur par la nature, et absolument rien de ce qui existe nest naturellement rceptif son gard. Il est donc devenu homme, volontairement et dune faon indicible, absolument unique dans son assomption dune chair anime, doue de raison et desprit ; comme celui qui est, qui tait et qui peut tout, renouvelant les natures dune manire dpassant la nature, pour sauver lhomme (13, 532B-C ; p. 163).

    Le point de dpart est la proportionnalit ou correspondance () qui prside, dans le cas dun tre compos naturellement de plusieurs lments, entre ces derniers : en vertu de leur nature, ils jouent les uns par rapport aux autres, comme des organes dun mme corps. Cela est vrai de lme, avec ses opra-tions () spcifiques32, et du corps, avec ses puissances () naturelles. Le corps est dispos recevoir () lme, et il existe une juste correspondance entre les puissances de lun et les oprations de lautre. En bref : ils sont faits lun pour lautre, ce qui se justifie par leur commune advenue ltre ( ). Or, dans le cas de lIncarnation du Verbe, il y a apparemment quelque chose de comparable : le Verbe possde lui aussi, en rai-son de sa nature, des les traits qui caractrisent sa personne divine33. Et la nature quil a assume possde galement ses propres puissances. Mais et Maxime ne lexplicite pas une telle nature nest pas un simple corps, tout dispos recevoir une me trangre. Cest une nature humaine complte, acheve, possdant un corps et une me, la raison et la sensibilit. Cest la raison

    32. Maxime, dans les lettres que nous tudions, ne consacre pas de dveloppement particulier la question des oprations. Nous pouvons nanmoins remarquer ici le paralllisme rcus entre les puissances corporelles et les oprations de lme dune part, et de lautre les puissances de la nature humaine et les oprations de la nature divine.

    33. Par exemple la libert, la volont, le dsir V. KARAYIANNIS explique comment lnergie () est intrinsquement lie une nature donne (Maxime le Confesseur. Essence et nergies en Dieu, Paris, 1993. p. 52) et comment, pour Maxime comme dj pour Origne, la Trinit a une nergie unique et commune aux trois personnes (p. 469 ; cf. p. 183-196). La libert () est un lment constitutif de cette nergie divine (cf. p. 143-151). Nanmoins, le mot est absent des Lettres.

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 337

    pour laquelle elle nest pas apte34 recevoir une hypostase trangre, ntant pas destine tre compose avec quoi que ce soit.

    Ds lors, de correspondance ou de proportionnalit entre les deux natures, il nen est point, . Dans ce contexte, il faut com-prendre lexpression , qui revient deux reprises, comme dsignant le Verbe en tant quil transcende lune et lautre nature : il ne peut tre mesur (), cest--dire apprhend partir de ce que sont les natures divine et humaine ; et rien nest par nature destin le recevoir. En glosant Maxime, nous pourrions dire : il nappartient pas la nature humaine dtre divinise, ni la nature divine dtre humanise.

    Pourtant, cest bien dune telle divinisation quil est question la fin du para-graphe : car celui qui est et qui tait est galement celui qui peut tout ( ). Il est le tout--fait-unique (), lunique par excellence, celui qui seul sincarne et une seule fois ( )35. Et la manire propre dagir qui convient au Verbe incarn, au Dieu fait homme, cest une action transgressant le cadre des natures, et destine les renouveler, cest--dire trans-former lessence mme de lhumanit et de la divinit, est-il peut-tre permis dajouter. Car cest cela que tend toute lconomie dploye jusquici : pour sauver lhomme.

    C. Le vocabulaire de lIncarnation

    Ayant trait des motifs et du mode unique de lIncarnation, nous pouvons ache-ver cette deuxime partie en observant le vocabulaire employ par Maxime pour la dcrire. Deux mots apparaissent dans notre confession, que nous avons traduits par revtir la nature humaine () et sincarner ()36.

    34. La traduction latine de F. Combefis, dans la Patrologie, rend par capax, ce qui exprime bien la relation douverture rciproque de lme et du corps, et fait rsonner, de sur-crot, dune manire paradoxale, lexpression homo capax dei, qui semble ici au premier abord rcuse.

    35. 13, 532A ; p. 163 : ( en tant que lui seul, une seule fois, impassiblement et vritablement, assumant une essence autre ).

    36. Un troisime mot pourrait tre ajout : , qui apparaissait dans le texte cit ci-dessus (13, 529B ; p. 162). Mais il sagit dun hapax dans les Lettres, o Maxime vite par ailleurs de qualifier lIncarnation d, alors que ce terme apparaissait dans certains crits antrieurs (Centuries sur la thologie et lconomie, Questions Thalassios et Ambigua). Pour expliquer cette volution, nous pourrions proposer la piste suivante : lIncarnation consistant pour Maxime dans le devenir homme du Verbe ternel, laccent doit tre mis sur son humanit, ce qui est fait par les mots et . Au contraire, l nindique pas proprement le devenir homme puisque, comme lcrit Maxime dans un passage de lAmbi-guum 17 (1225B), il nest pas propre lhomme davoir un corps, pas plus quun corps ne connote lhumanit. Il est possible que Maxime ait peru le danger quil y avait employer ce mot, qui ne permettait pas dindiquer prcisment lenjeu de lIncarnation, et quil ait en consquence renonc, vers 634, son usage.

  • 338 PIERRE MOLINI

    Ils appartenaient dj au symbole de Nice, o ils taient associs la descente ()37.

    Lvnement de lIncarnation est rapport Marie, qualifie de sainte, de toujours vierge et de trs glorieuse, expressions qui relvent du langage liturgi-que38. Lexpression prcise le mot , ce qui souligne limportance traditionnellement accorde ce mot. Elle est rserve la Vierge, et ne se retrouve que dans quatre autres passages des Lettres, dont lun est particulirement intressant :

    , , . , , , , , .

    Pareillement parlons-nous des deux gnrations du mme et unique Christ : celle de Dieu le Pre avant les sicles, et celle de la sainte Vierge, advenue la fin des temps en notre faveur ; et cest du mme que nous affirmons la fois les miracles et les passions. Nous confessons aussi la sainte et trs glorieuse Vierge, proprement et vritablement mre de Dieu, parce que devenue la mre, non dun simple homme, qui aurait t faonn antrieurement ft-ce dun clin dil , indpendamment de lunion avec le Verbe, et divinis par un travail progressif et par la perfection dans la vertu, mais vraiment du Verbe de Dieu lui-mme, lun de la sainte Trinit, incarn delle par une indicible conception et ayant parfaitement revtu la nature humaine (12, 504A ; p. 146).

    Comme dans le passage prcdent, les titres attribus Marie sont troitement lis son statut de mre de Dieu, statut entirement dpendant dune dfinition christologique prcise. Pour Maxime, il sagit de montrer la fois la ralit de lhumanit assume par le Christ, et sa non prexistence. En faveur de la premire, lauteur donne un synonyme de sincarner : sunir une chair ( ) selon lhypostase. Nous nous trouvons dans le cadre de lunion hypos-tatique ; il ny a donc quune seule personne concerne. Cest pourquoi le Verbe

    37. Ce troisime terme est rarissime chez Maxime, qui ne lemploie que deux fois dans les let-tres christologiques, et dans un contexte particulier. titre de comparaison, le verbe revient 39 fois et 5 fois. Quant lajout du concile de Constantinople, affirmant que le Fils descend , Maxime ne le reprend pas.

    38. Ces qualificatifs figuraient dj dans le 6e canon de Constantinople II (Dz 427), de mme que lexpression . Maxime se contente de remplacer le mot glo-rieux () par son synonyme .

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 339

    ne sunit pas une hypostase, mais seulement une chair39. Celle-ci est dabord qualifie de consubstantielle nous ; on pourrait traduire de mme nature que la ntre : cest une chair pleinement et totalement humaine que le Verbe sunit. Elle est ensuite qualifie danime () par une me elle-mme dcrite comme et 40. Contre tout apollinarisme, la chair assume est dote dune vritable me humaine, doue de raison et spirituelle41.

    Pourtant, le Christ nest pas un simple homme ( ), qui exis-terait avant lunion. Il manque donc quelque chose cette humanit par ailleurs parfaite. Maxime approfondit sa pense en employant deux reprises lexpres-sion en un clin dil, pour dsigner la manire errone de comprendre la gense humaine du Christ. Une premire fois, pour indiquer que la chair assume nest pas , ce qu. Ponsoye traduit par prhypostatique . Il faut plutt rendre ici la valeur verbale de ce participe : il sagirait dune chair qui tien-drait dj, qui possderait son propre fondement, pralablement lunion. Ceci est confirm par la fin de la phrase : cette chair reoit dtre et dtre fonde ( ) dans () le Verbe divin. Autrement dit, la nature humaine assume na pas de consistance propre, pas dindividualit, pas de personne hors de son assomption par le Verbe.

    39. Dans la Lettre 15, Maxime recourt au terme pour dcrire cette situation (557D 560C ; p. 179-180) : Lenhypostasi, qui nest jamais fond en soi, sobserve en dautres (indi-vidus), la manire dont une espce sobserve dans les individus quelle rassemble. Ceci permet Maxime daffirmer clairement que la chair du Dieu Verbe ne constitue pas une hypostase et qu elle est enhypostasie en prenant de lui et par lui son existence . Le concept denhypostasie chez Maxime a t tudi par P. PIRET dans Le Christ et la Trinit selon Maxime le Confesseur, Paris, 1983 (particulirement p. 171-185). Il est absent du reste des lettres christologiques.

    40. Ce couple semble fig ou normatif : par exemple, il revient deux reprises dans la confes-sion de la Lettre 14, o lme est dite (536D), et o le Verbe sadjoint une chair anime rationnellement et spirituellement ( ) de la mre (537A). Ailleurs, Maxime parlera aussi de , dsignant ce que le Christ sadjoint ou sattache : elle refuse toute lco-nomie de Dieu envers lhomme en retranchant () du Verbe de Dieu ce quil sest adjoint ( ) de la pure et sainte Vierge, vritablement la mre de Dieu : un corps anim et raisonnable (13, 512D ; p. 151).

    41. Nous avons choisi de traduire ces deux termes par raisonnable et spirituel , en rfrence la traduction de par raison et de par esprit , comme le fait V. KARAYIANNIS lorsquil dcrit les facults de lhomme (op. cit., p. 279-332). Ceci permet de garder au mot sa traduction habituelle, et de sauvegarder le large ventail de sens que ce mot possde pour Maxime ; cela permet surtout de marquer clairement le lien entre une telle expression et la doctrine dApollinaire de Laodice (mort avant 392). Lvque syrien professait prcisment quil ny avait pas desprit () dans la chair assume par le Verbe : il excluait de la nature humaine du Christ lme suprieure, en tant quelle est un sujet apte se dterminer par lui-mme (C. KANNENGIESSER, article Apollinaire de Laodice , dans DECA, vol. I, p. 187). O lon voit le lien entre cette conception, dsigne comme hrsie partir de 376 Rome puis en Orient, et le problme monophysite.

  • 340 PIERRE MOLINI

    La seconde occurrence de cette expression dsigne un modelage (signifi par le participe ), qui prcderait dun instant ou dun clin dil42 lunion hypostatique et serait spar () de celle-ci. Ce modelage serait complt par une divinisation () progressive, marque par lavancement de louvrage ( ) et par lide dextrmit, de plus haut point () qui parat se rattacher un cheminement vers () la vertu. Semblent ici rcuses la conception dun homme cr indpendamment de lhypostase du Verbe, et une vision de lvnement historique de lIncarnation qui viendrait aprs, pour transformer une telle chair prexistante.

    Maxime exprime autrement cette ide lorsquil souligne labsence totale, du point de vue humain, dun avant de lIncarnation : entre les deux genses, et 43, toute lhistoire de lhumanit est comme enjambe ou replace lintrieur dun unique dessein du Dieu trine. Le Fils, un de la Trinit, vient rellement natre en Marie et de Marie ; celle-ci est la mre, non pas dun homme complet auquel viendrait sunir le Verbe, mais de la personne mme du Verbe incarn ayant parfaitement revtu lhumanit44. En ce sens, elle est pleinement et vraiment mre de Dieu, ce qui conduit Maxime placer comme en diptyque le Pre et la Mre de Jsus :

    () , , .

    () le Dieu et Pre de qui le Christ est engendr divinement avant les sicles, et la sainte et trs glorieuse Vierge et Mre, de qui le mme est enfant humainement pour nous (13, 521B ; p. 157).

    42. Lexpression scripturaire (qui, en 1 Co 15:52, sapplique la trans-formation finale des baptiss lors de la rsurrection) se trouve dj dans la Lettre synodale de Sophrone : Ces choses [la chair, le corps et lme] ne sont jamais venues lexistence en elles-mmes avant leur trs vritable rencontre avec le Verbe, pas plus quelles nont eu aucune sorte dexistence dun tre humain diffrent de nous ; mais elles ont eu leur existence () concouramment () avec la rencontre naturelle () du Verbe, et leur exis-tence na pas prcd (), ft-ce dun clin dil, cette rencontre naturelle, selon le bourdonnement de Paul de Samosate et Nestorius () ( 2.3.2 ; p. 88 ; nous traduisons daprs le texte grec et la traduction anglaise de P. Allen). La suite du texte cite le Pseudo Athanase (PG 28, 532A), qui marque une succession dactes (lapparition de la chair, puis son animation, puis son union avec le Verbe).

    43. Maxime dsigne galement ces deux naissances, dans la Lettre 14, par le couple / : () (537A ; p. 166 : le mme engendr den-haut du Pre avant les sicles, et le mme den-bas [] dune mre pour nous aux derniers temps ).

    44. Dans la confession de foi de la Lettre 14, Maxime rapporte les natures lunique Christ et Seigneur et Fils et Dieu incarn et ayant parfaitement revtu lhumanit (536D ; p. 166) : aussi bien la subsistance en et de deux natures que lacte mme de lIncarnation sont le fait dune seule et unique personne, qui peut donc tre appele Christ de toute ternit.

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 341

    III. DIEU PARFAIT ET HOMME PARFAIT

    Maxime a jusqu prsent soulign fortement la divinit du Verbe incarn, et il sest attach rcuser toute forme de prexistence de lhumanit (et a fortiori dune hypostase humaine) avant lunion hypostatique. Il poursuit sa confession en dfendant la permanence de lune et lautre nature :

    () , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , .

    () tant Dieu parfait, il est devenu homme parfait : le fait dtre Dieu ntant pas mis de ct par celui de devenir homme, ce quil ntait pas ; ni le fait de devenir ce quil ntait pas, un homme, ntant empch par le fait de demeurer ce quil tait et est, Dieu. ais plutt, tant ceci il est devenu cela, confirmant chacun des deux, accrditant le divin et lhumain par des miracles divins et des souffrances humaines. Selon sa nature et son essence propres auprs du Pre, il est incr, invisible, incirconscriptible, inaltrable, immuable, impassible, incorruptible, immortel, crateur de toutes choses ; selon la nature de sa chair qui est aussi la ntre, le mme est cr, passible, circonscriptible, limit, mortel (12, 468B-C ; p. 124-125).

    Lasymtrie des deux natures est clairement affirme par Maxime, par lop-position rpte entre et : cest une manire de souligner de nouveau lunit du sujet divin qui devient humain, sans sunir un homme prexistant ; cest galement une faon dvoquer lassomption par le Christ de lcart mme entre Dieu et lhomme, entre celui qui est de toute ternit et celui qui nest pas, sil nest pas sans cesse cr et conserv par la grce divine. Ceci pos, peut tre dfendue la perfection de chacune des natures, qui se mani-feste dans la dialectique du demeurer () et du devenir (), et plus encore dans la srie de termes dcrivant, dun ct la nature divine, de lautre la nature humaine, dfinie comme son exact oppos, voire comme la nga-tion de la premire45. Cependant, la divinit nempche pas () le devenir homme ( ) du Verbe Cette divinit est dcrite comme une manire dtre auprs du Pre , qui accompagne le Fils tout au long de son Incarnation : la dernire phrase de la confession dira que la gloire divine de son

    45. Les lments sopposent terme terme : /, /, /, /, et ( limit , dans le sens de qui peut tre contenu ) qui sopposerait plus prcisment , dans lnumration initiale. Nous pouvons y ajouter les deux couples vus plus haut : / (ce dernier caractrise la fois lhypostase compose du Christ aprs lunion, et lhomme en tant que compos dune me et dun corps) et /.

  • 342 PIERRE MOLINI

    essence auprs du Pre ( ) et lidentit demeurent, dune faon continue (), sans tre amoindries () (12, 468D ; p. 125). Quant lhumanit, Maxime en dveloppe moins les traits46.

    Ce texte introduit un thme important, celui du tmoignage visible des natures du Christ. Maxime affirme en effet que le Verbe incarn atteste () la vrit ou la ralit de chacune des natures ; il sagit pour lui de rendre crdible le divin et lhumain ( ). Il peut sembler difficile doprer une telle distinction dans le Christ tel quil pouvait tre vu sur les routes de Palestine ; mais lauteur dispose dune solide tradition, qui voit dans les miracles () et dans les souffrances () rapports par les vangiles les preuves de lune et lautre nature47. Lensemble de la vie, et mme de la destine du Verbe travers les sicles, peut ds lors tre envisag selon un double prisme : celui du temps, et celui des deux natures, tous deux prsents dans la suite de notre confession.

    , , , , , , .

    Cest pourquoi le mme est reconnu en mme temps Dieu et homme, en ralit et pas seulement par lappellation. Non pas double par lhypostase, cest--dire la personne, parce que un et le mme il demeure, avant la chair aussi bien quavec elle ; aucune addition ni soustraction nadvenant la sainte Trinit du fait de lIncarnation du Verbe ; le mme ayant souffert dans sa chair pour nous tout en tant et restant en tout impassible par sa divinit (12, 468D ; p. 125).

    Maxime envisage dabord une distinction dordre temporel, entre le Verbe avant et aprs lIncarnation, ou plus prcisment avant la chair ( ) et avec la chair ( ). Il y a bien un sujet qui demeure le mme, avant et aprs cet vnement ; une consquence en est que la Trinit nest pas affecte par lIncarnation, au niveau du nombre des hypostases qui la composent. Ni addition

    46. Ainsi, dans la double numration prcdente, cinq traits caractrisent lhumanit du Christ alors que neuf dcrivent sa divinit (et mme seize si nous y ajoutons les sept lments de la premire numration, commente plus haut).

    47. Les deux bornes dlimitant cette tradition avaient t places, lune par Cyrille, dans le qua-trime Anathme (dont il est dbattu sil appartient ou non au concile dphse) : Si quelquun rpartit () entre deux personnes ou hypostases les paroles contenues dans les vangiles et les crits des aptres, quelles aient t prononces par les saints sur le Christ ou par lui sur lui-mme, et lui attribue les unes comme un homme considr sparment part du Verbe issu de Dieu, et les autres au seul Verbe issu du Dieu Pre parce quelles conviennent Dieu, quil soit anathme (Dz 255) ; lautre par Lon, dans la lettre Lectis dilectionis tuae Flavien de Constantinople (13 juin 449), approuve au concile de Chalcdoine : Car chacune des deux formes accomplit sa tche propre dans la communion avec lautre, le Verbe oprant ce qui est du Verbe, la chair effectuant ce qui est de la chair. Lun des deux resplendit de miracles, lautre succombe aux outrages (Dz 294).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 343

    ()48, ni soustraction (), qui constitueraient pour la divi-nit des changements inacceptables.

    Le regard se dplace ensuite vers le Christ dj incarn, et Maxime lui applique le second prisme, exprim par le couple /49 : si le Christ souffre, cest dans ou par sa chair, i.e. sa nature humaine ; mais une telle passion () ne lempche pas de demeurer inaffect () dans ou par sa nature divine Plutt que de se laisser paralyser par une telle contradiction, lauteur en fait un motif supplmentaire pour louer la puissance infinie du Seigneur :

    , , , , , , , , , .

    Si en effet lui-mme, qui a donn aux tres dexister, leur a accord aussi la force de demeurer pour que leurs genres ne se mlent pas les uns aux autres ou ne se changent pas les uns en les autres, mais persvrent chacun selon la raison par laquelle ils ont t crs par lui, de sorte que ceux qui sappliquent contempler les (choses) divines peuvent en concevoir, daprs la stabilit de la nature propre chacun, le trs sage et savant crateur et gouverneur de lunivers, pour autant quil leur est accessible ; bien plus forte raison croira-t-on sa puissance infinie en lui-mme, lui qui reste ce quil tait et devient ce quil ntait pas, ne renonant pas ce quil est devenu tout en restant ce quil tait, chacune des deux (natures) subsistant intgralement et immuablement (12, 501-B ; p. 145).

    Ces belles lignes de Maxime invitent reconnatre dans le mystre de lIncarna-tion, et plus prcisment dans le paradoxe de la conservation des natures, un motif dmerveillement comparable celui qui nat de la contemplation de lunivers, lorsque nous percevons la parfaite harmonie qui en rgle le cours. Plus encore, remarquons que les adverbes et , qui nous avaient sembl jusquici caractriser la divinit, sappliquent dans lesprit de Maxime aussi bien lhumanit : ainsi, limmuabilit et lintgrit, plus quelles ne dsignent une qualit divine dont le Verbe ne saurait se dpartir, sont rapporter la perfection de la cration, au sein de laquelle chaque chose demeure dans lordre qui lui a t assign.

    48. Le mme argument revient dans la Lettre 15 : maintenir la diffrence entre nature et hypos-tase permet de sauvegarder lunit de lhypostase du Christ, partant dviter que la glorieuse Trinit, par lajout dune personne, ne devienne une ttrade (565D ; p. 184).

    49. Un autre couple est / , qui apparat galement dans la confession de foi : , (12, 465C ; p. 125 : le mme est de mme nature que le Dieu et Pre selon la divinit, et le mme est de mme nature que nous selon lhumanit ).

  • 344 PIERRE MOLINI

    Ainsi sclairent dun jour nouveau les expressions par lesquelles Maxime rcusait catgoriquement tout mlange entre les natures : ce qui est en jeu, dun ct comme de lautre, cest lauthenticit de ltre de chaque tre, et de lessence qui lui est propre. La confusion entre deux natures nest donc pas seulement une erreur christologique : cest dabord une erreur ontologique, une atteinte lordre divin du monde. Pour Maxime, le salut des hommes ne saurait seffectuer travers un tel franchissement des limites propre chaque genre, pas plus qu travers une addition ou soustraction : par le mystre de son Incarnation, le Christ sauve le monde de lintrieur, non pas en le dchirant ou en en faisant exploser les lois, mais en habitant celles-ci, dans lamour et le respect du Verbe pour chaque crature, respect qui englobe jusquaux lois qui gouvernent la cration. Si cela lui est possible, cest que le Christ occupe une place unique dans la cration et dans lhistoire : cest lui qui donne ltre aux cratures, qui leur donne dtre telles quelles sont, garant et chef de lharmonie universelle. Selon une expression de Maxime, le Verbe est : cest sur lui et en lui que se fondent toutes les cratures, comme en leur norme suprme50.

    50. 13, 517B ; p. 155 : il est la limite, la raison et la loi de toute nature compose . Le mot joue un rle particulier dans les lettres christologiques. Le plus souvent, il entre en compo-sition avec des termes exprimant la loi ou la norme ( , en 14, 536A ; p. 165) ou encore la raison (dtre) des choses ( , qui revient 8 fois, et , en 13, 520A ; p. 156) ; il est habituellement en rapport avec lide de nature ( 11 reprises, il est dtermin par ou par ). Maxime utilise frquemment ce mot pour rcuser tout changement (mlange, fusion, transformation, travestissement) dans les natures unies dans le Christ. Une manire dexprimer ce changement indu est : sortir de l de sa nature ( , en 12, 469B ; p. 126), prendre l de lessence de lautre ( , en 15, 565B ; p. 183) ou recevoir les et les raisons les uns des autres ( , en 15, 552D 553A ; p. 175). Au contraire, l doit demeurer intact ( , en 15, 561B ; p. 180-181 ; en 17, 581A-B ; p. 193). Font exception deux usages, extraits de la Lettre 13 : celui que nous citons ci-dessus, dabord, o le Christ est . Ce mot permet dexprimer le rapport quentretient le Verbe lgard de toute nature compose, et de tout lunivers. ct de et de , devient ainsi une forme de titre christologique, une manire de le qualifier comme fondement, source et norme de toutes choses. Lautre passage est encore plus surprenant : Maxime y utilise lexpression , qui semble contredire totalement lensemble des exemples prcdents. Le Christ y est dcrit comme une hypostase compose qui franchit (529C-D ; p. 162-163) soit, selon nos conclusions prcdentes, toute nature, y compris dans ce quelle a de plus fondamental et de plus essentiel. Nous pouvons rapprocher cela dune expression qui se trouve dans lloge du prfet dAfrique de la Lettre 44 (648A ; p. 233). Maxime y emploie le verbe , dans le sens de dpasser ou transgresser, mais avec une connotation positive, puisquil sagit de la gnrosit extraordinaire du gouverneur Georges, qui stend du levant au couchant, dpassant toute frontire ( ).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 345

    Ne posons donc pas de fausse symtrie entre les deux natures du Christ : par sa divinit, il se situe en fait au-del de toute nature. En toute rigueur de pense51, le mouvement de lIncarnation ne met dailleurs pas en relation deux natures : il met en contact une personne, le Verbe ternel, et une nature humaine dont le Verbe reoit les lments, les dterminations. Pour cette raison, il est possible, mme aprs lIncarnation, de reconnatre ce qui est de la chair et ce qui est de Dieu :

    , , , .

    Par nature, le Verbe est Dieu et non chair, mme si en vertu de lconomie il sest appropri la chair ; et par nature la chair est chair et non Dieu, mme si par lunion elle est devenue la chair propre du Dieu Verbe (12, 472C ; p. 127).

    Lexpression sapproprier ( ) est caractristique de lco-nomie de lIncarnation. Ladverbe rappelle le caractre contingent et volontaire de cette appropriation ; de surcrot elle seffectue dans un certain sens : la chair ne sapproprie rien, puisque seul un sujet peut le faire ; pas plus que la divinit ne sapproprie quoi que ce soit. La personne du Verbe, possdant de toute ternit la divinit en propre, fait sienne une nature qui lui demeure, dune certaine manire, trangre. Maxime maintient fermement laltrit de lhumanit par rapport au Verbe : celui-ci est par essence Dieu, la divinit lui est pourrait-on dire intrinsque ; il nen est pas de mme pour la chair, qui subsiste en tant qulment appropri.

    Nous pouvons alors comprendre la manire dont Maxime commente, de nom-breuses reprises, la formule dApollinaire, que la tradition attribuait Cyrille, 52 :

    51. Mme si les formules sont nombreuses, qui parlent de la rencontre de deux natures (ainsi en 12, 484A ; p. 134). Ces emplois, qui semblent accorder une certaine personnalit aux natures, confirment que toute expression diphysite peut prter le flanc laccusation de nestorianisme, si elle nest pas immdiatement corrige par laffirmation de lunit du sujet.

    52. Cyrille, attribuant cette formule son prdcesseur Athanase, lavait longuement justifie. Le passage que cite Maxime est tir de la Lettre Euloge, o Cyrille affirme : , , . , , , , (PG 77, 224-228 : Il en est de mme pour Nestorius, lorsquil dit deux natures pour montrer la diffrence entre la chair et le Dieu Verbe ; mais il ne reconnat pas du tout avec nous lunion. Car nous, unissant ces choses [la chair et le Verbe], nous confessons un Christ, un Fils, Un Seigneur, et encore une unique nature incarne du Fils ). Ce texte est comment en 12, 477A 480A (p. 130-132) ; 481A (p. 133) ; 496C (p. 142) et 501B-C (p. 145) ; ainsi quen 13, 524D 525A (p. 159), 14, 536D 537B (p. 166), 15, 568B (p. 184) et 573C (p. 189), 17, 584A (p. 193-194) et 18, 588B (p. 197).

  • 346 PIERRE MOLINI

    , , , .

    Et nous disons dans la pit : une seule nature du Dieu Verbe incarne, au moyen dune chair ayant une me spirituelle et raisonnable ; par cet ajout, incarne, introduisant lindication de notre essence (12, 501B-C ; p. 145).

    La nature divine du Verbe lui est tellement constitutive que Maxime, la suite de Cyrille, la traite ici dans un sens quasi monophysite, comme si la nature elle-mme pouvait sincarner ce qui est le propre de lhypostase53. Mais ce sont les termes dajout et dintroduction qui nous intressent ici. Le premier () se dit dun objet, dune personne, voire dun argument apport une discussion. Le second () est rgulirement utilis par le moine dans la deuxime partie de la formule, pour expliquer le sens de lajout du mot : celui-ci introduit lindication de notre essence, ou mme directement lessence de notre nature54. Ainsi, de mme que sajoute le mot incarne la dfinition une seule nature du Verbe, vient rellement se superposer la personne divine du Fils une nature humaine, qui lui sera dsormais insparablement approprie, mais sans jamais devenir sienne au point de modifier son tre propre.

    IV. MDIATEUR DE DIEU ET DES HOMMES

    Aprs avoir trait du Verbe uni au Pre, puis de son Incarnation dans une chair doue dune me spirituelle et raisonnable ; aprs avoir encore dvelopp la conservation de lune et lautre nature dans le Christ incarn, Maxime poursuit sa confession de foi lore de la Lettre 12 :

    (...) , , , , , , , ,

    53. Maxime se montre dailleurs plus juste lorsquil prcise (17, 584A ; p. 193-194 : une nature incarne du Dieu Verbe qui sest incarn ), et plus encore dans un passage o il cite galement la formule de Cyrille, en la faisant prcder de lexpression , , , (14, 536D ; p. 166 : (les natures) partir desquelles est lunique Christ et Seigneur, Fils et Dieu, assurment incarn, ayant parfaitement revtu notre humanit ).

    54. Ainsi dans le passage suivant : , , , , (13, 525A ; p. 159 : Par saint Cyrille, nous avons appris croire, dire, annoncer une seule nature du Verbe de Dieu incarne en une chair ayant une me spirituelle et raisonnable, et nous entendons que par incarne est induite lessence de notre nature ).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 347

    , , .

    (Ils ont dit que...), parce quil est le mdiateur de Dieu et des hommes, il faut absolument sauvegarder la proprit naturelle des (natures) mdiatises, par le fait quil soit lune et lautre, de sorte quil unisse en vrit, en lui et par lui, le terrestre au cleste, et que la nature matrielle des hommes, combattue par le pch, il la conduise Dieu le Pre, sauve, aime et difie ; et que non par identit dessence, mais par lindicible vertu de son Incarnation, il nous rende, nous aussi, participants de la nature divine, par sa chair sainte venue de nous en tant que prmices (12, 468C ; p. 125).

    Les confessions de foi offrent une vision large du mystre de lIncarnation, car elles en dploient la porte de salut pour les hommes. Ici, lauteur introduit cette dimension par une citation de la premire ptre Timothe55, laquelle il emprunte la notion de mdiateur (). Lauteur de lptre ne sintres-sait pas tant aux modalits de la mdiation qu ses effets : le salut de tous les hommes, expressment voulu par Dieu56. Chez Maxime, ce qui est sauv ou prserv () , ce ne sont pas directement les hommes, mais dabord les proprits de lune et lautre nature ; dans un deuxime temps, ce sera la nature matrielle des hommes qui sera sauve (), aime () et divinise (). Pour Maxime, le salut nest pas une action immdiate de Dieu envers tel ou tel homme, mais une transformation universelle, se ralisant au niveau de lhumanit comme telle, et qui par cet intermdiaire atteint chaque homme en son individualit57.

    Le Christ a assum une chair sainte, qui tait la fois la sienne, et dune certaine manire la ntre ( ). Le combat () contre les puissances du mal, cest dans cette chair que le Christ la vcu ; de mme cest dans cette chair quil a pu conduire () notre humanit au Pre. Cette chair constitue les prmices ()58 de notre divinisation ; et cest bien lassomption de cette

    55. Qui constitue lun des rares textes scripturaires employer le mot . Outre Ga 3:19-20, o le mdiateur est Mose, les autres emplois sont dans lptre aux Hbreux, o le Christ est nomm mdiateur de lalliance nouvelle (He 8:6 ; 9:15 ; 12:24).

    56. Voil ce qui est beau et agrable aux yeux de Dieu notre Sauveur, 4 qui veut que tous les hommes soient sauvs et parviennent la connaissance de la vrit. 5 Car il ny a quun seul Dieu, un seul mdiateur aussi entre Dieu et les hommes, un homme : Christ Jsus, 6 qui sest donn en ranon pour tous (TOB).

    57. Cf. J.-Cl. LARCHET, La divinisation de lhomme selon Maxime le Confesseur, Paris, 1996, p. 363-382 ; notamment p. 375 : Si en Lui saccomplit la divinisation de la nature humaine commune et de tous les individus que celle-ci englobe, tous les hommes ne sen trouvent pas pour autant personnellement diviniss. Du point de vue des personnes, la divinisation de la nature accomplie par le Christ reste en quelque sorte potentielle, et il reste chacune actualiser cette divinisation dj accomplie au plan de la nature.

    58. Chez Paul, dsigne plutt le Christ en tant quil est ressuscit le premier (1 Co 15:20.23), ou les premiers convertis dune rgion (Rm 16:5 ; 1 Co 16:15), voire du peuple juif (Rm 11:16). Pour Maxime, la chair elle-mme est comme lavant-poste de lhumanit destine tre sauve et divinise.

  • 348 PIERRE MOLINI

    chair par le Dieu Verbe qui ralise la mdiation entre les . Pour clairer le statut de celles-ci, nous pouvons nous rfrer un autre texte, qui se rapproche du ntre par deux lments lexicologiques : cest le seul autre lieu des lettres christologiques o le verbe est employ dans un sens positif, et lun des deux seuls o le mot rapparat59.

    () , , , , , , , , , , , , .

    () incarn du Saint-Esprit et de la sainte mre de Dieu et toujours vierge Marie, il a parfaitement revtu lhumanit ; savoir quil est devenu homme parfait, en assumant manifestement une chair possdant une me spirituelle et raisonnable, (une chair) qui a pris en lui sa nature et son hypostase, cest--dire ltre et le subsister, au moment mme de sa conception avec le Verbe. Puisque prcisment le Verbe sest trouv, par sa volont, lui-mme en lieu de semence, ou plutt semence de sa propre incarnation, il est devenu compos par hypostase, lui par nature simple et non compos ; demeurant un et le mme dans la prennit des parties qui le constituent, immuable, non divis ni confondu. Par l, il est mdiateur selon lhypostase des parties le composant, comblant en lui lintervalle des extrmes, faisant la paix et rconciliant avec Dieu le Pre par le Saint-Esprit la nature humaine (15, 553D 556A ; p. 176).

    Nous retrouvons ici le terme de mdiateur, de nouveau associ une citation de lcriture. Il sagit cette fois de lptre aux phsiens, dont le chapitre 2 dcrit la situation nouvelle des Juifs et des paens60. Chez Maxime, il nest pas question de deux peuples, mais des deux natures : sa mdiation sexerce lgard des parties dont il est compos, qualifies dextrmes ou dextrmits () entre lesquelles un cart () sest creus. De surcrot, alors que lauteur

    59. Le troisime clt un dveloppement de la Lettre 12 sur la ncessit de professer lunique hypostase compose du Christ : , ( quon le croie un et le mme pour le Pre et pour nous, en tant que mdiateur de Dieu et des hommes ), en 489C ; p. 138.

    60. Ep 2:11-22. La citation prcise faite par Maxime concerne les v. 15-16 : , , (O : Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, partir du Juif et du paen, crer en lui un seul homme nouveau, en tablissant la paix, 16 et les rconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : l, il a tu la haine ).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 349

    de lptre voyait dans la croix du Christ le moyen par lequel celui-ci apportait la paix et la rconciliation au monde, Maxime remplace la croix par le Saint-Esprit et donne pour objet la rconciliation, non plus les deux peuples, mais la nature humaine61.

    De plus, la chair trouve dans le Christ sa nature et son hypostase, alors que la chair dsigne habituellement lhumanit, qui constitue dj une nature et nen cherche ni nen trouve aucune autre. La proposition suivante, o chair semble glose par , nous ramne sur un terrain plus sr : la chair trouve la ralit concrte de son tre lorsquelle est individualise dans une hypostase, en loccur-rence celle du Christ. Mais poursuivons encore : il est question de la conception () simultane () du Verbe. Or nous avons vu que Maxime rcuse lide dune simultanit dans la conception des parties composant le Christ, la nature divine du Verbe prcdant de toute ternit sa nature humaine. Il sagit donc ici de la conception humaine du Christ, dans le sein de Marie.

    Ceci est clair par la phrase suivante : au cur de ce devenir homme qui est galement un passage de la simplicit la composition, il y a cet vnement de la conception virginale, dans laquelle le Christ est soi-mme sa propre semence. Maxime insiste encore une fois sur le caractre volontaire (marqu par le participe ) de cet acte, mais il en dveloppe davantage la finalit dans cet autre texte, tir de la Lettre 19 :

    () , , , .

    (Ils disent...) le Dieu Verbe, un et le mme avant et avec la chair que pour nous il sest unie lui selon lhypostase, (chair) dote dune me spirituelle, assume de la sainte mre de Dieu et toujours vierge Marie ; dcidant dtre lui-mme semence de sa propre incarnation pour devenir vritablement homme, et pour montrer par sa conception sans semence et sa naissance sans corruption la nature renouvele, ne subissant aucune diminution du fait de ce renouvellement (19, 592C-D ; p. 199).

    Non seulement Maxime renforce laspect de dcision (par , qui signifie juger digne ), mais il explique longuement la raison pour laquelle le Verbe dsirait devenir lui-mme semence de sa propre incarnation : dabord, pour

    61. Le texte de Ep 2 se trouve par l relu la lumire des dveloppements de 1 Tm 2:5 ou de lptre aux Hbreux, dans la perspective de lalliance nouvelle entre Dieu et les hommes ; par ailleurs la condition historique de Jsus, de Paul et des premires communauts chrtiennes se trouve carte de notre champ de vision. Lusage que fait Maxime de cette citation parat par consquent en restreindre, voire en dplacer le sens. Nanmoins, la rcurrence des expressions des deux faire un ( ou des expressions similaires) en 2:14.15.16.18, le carac-tre central de la formule (2:11.14), ainsi que lide que cette action du Christ procure aux hommes laccs () au Pre (cette expression se retrouve en 12, 468C) ont pu aider Maxime lire dans ce texte paulinien une sorte de mtaphore de lunion hypostatique.

  • 350 PIERRE MOLINI

    tre vraiment homme peut-tre parce quun homme qui ne serait pas n dune semence quelconque naurait que lapparence de lhumanit62 ; ensuite pour montrer () leffet de lIncarnation. Celui-ci consiste en un renouvelle-ment () dont sont donc les signes, dune part la conception virginale ( ), de lautre lenfantement sans corruption ( )63.

    Revenons maintenant lexpression les extrmes. Ce que Maxime entend par l est explicit dans ce passage de la Lettre 13 :

    , , , . , , , , , , .

    Car lhypostase du Christ est singulire, comme un tout elle nest daucune manire divise entre ses extrmes selon la proprit qui la caractrise. Par extrmes, jentends le Dieu et Pre de qui avant les sicles le Fils a t engendr divinement, et la sainte et glorieuse Vierge et Mre, de qui le mme a t engendr humainement pour nous. (Cette hypostase), par la parent de ses parties propres avec deux extrmes, conserve sans diminution son identit dessence ; et le Christ, tout en recevant de ses parties la raison64 de la diffrence, ne se dpartit pas de son hypostase propre et singulire (13, 521B-C ; p. 157).

    Outre la dfinition prcise des extrmes il ne sagit pas immdiatement des deux natures, mais des personnes ayant donn naissance au Verbe, avant la chair et avec la chair , nous dcouvrons ici le vritable sens de la mdiation : celle-ci se situe dans la parent () qui unit, dune part la divinit du Christ son

    62. Ce serait alors le reste dune argumentation anti-docte que Maxime emploierait travers le recours ce mot de . Une telle utilisation est originale : nous navons pu trouver trace, dans la littrature antrieure, de lexpression semence de lIncarnation , et le mot semence lui-mme caractrise ordinairement la manire humaine (et marque par le pch) dengendrer. Les Pres affirment plutt que le Christ est conu sans semence , sous-entendu humaine , par la puissance ou prsence de lEsprit (cf. Lc 1:35). Ceci est encore vrai chez Maxime, comme cela ressort des textes cits par J.-Cl. LARCHET dans son chapitre linnovation de la nature et sa signification (op. cit., p. 263 sq.). Pourtant, Maxime emploie lexpression complte dans les deux extraits cits ci-dessus, et deux passages sen rapprochent : il est devenu semence de sa propre chair ( , en Ambigua ad Thomam 2, PG 91, 1037A) ; et (le Christ) eut pour semence propre le Verbe lui-mme ( [] , en Opuscules thologiques et polmiques 4, PG 91, 60C).

    63. Cest--dire sans douleurs, ni sang, ni dilatation , prcise E. PONSOYE (p. 199, n. 3).

    64. Nous avons ici conserv la traduction de logos par raison . Une telle formulation, fr-quente chez Maxime, indique que lon peut attribuer au Christ, ct de lunit qui caractrise son hypostase, une vritable diffrence au niveau de ses deux natures. La premire correspond au logos ts hypostases (cf. 12, 493C), la seconde au logos ts ousias (cf. 15, 552A).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 351

    propre Pre, de lautre lhumanit du Christ la Vierge Marie. Dans lhypostase du Christ, chacune de ses natures, demeurant intacte, lui donne de faire le lien entre sa personne et les personnes par lesquelles ces natures lui ont t communiques ; et travers elles, avec toute personne appartenant ces natures. Ainsi, sans tre divis en lui-mme par ces deux formes de parent, le Christ est vritablement uni son Pre et, par le biais de sa mre, aux hommes. Les relations familiales donnent Maxime le vocabulaire, mais aussi limage qui permettent dexprimer le mystre du Verbe fait homme.

    V. LE DIVIN HUMAINEMENT ET LHUMAIN DIVINEMENT

    Avant dachever ce parcours, dveloppons un thme que Maxime ne fait quef-fleurer dans cette confession : celui de la communication des idiomes. Un premier lment avait t apport par Maxime, lorsquil affirmait que le Verbe incarn rendait un double tmoignage en rendant crdible (, ) la vrit ou la ralit de chacune des natures. Lauteur va plus loin dans la confession de foi de la Lettre 15, en crivant :

    , , , , .

    Et cest du mme que nous affirmons les miracles et les passions, puisque assurment un est le Christ qui opre le divin et lhumain : le divin charnellement, parce quil produisait la force de ses miracles travers une chair ne se dpartissant pas de son opration naturelle ; et lhumain divinement, parce que sans contrainte naturelle, par sa libre volont, il acceptait lpreuve des passions humaines (15, 573B ; p. 188).

    Non seulement cest le mme sujet auquel se rapportent les miracles divins et les passions humaines65, mais les oprations propres chacune des natures se trouvent ensemble mobilises pour chacune de ses actions. Ici plus encore que dans les textes prcdents, Maxime dveloppe une christologie dune grande pr-cision et dune grande porte : chacune des natures garde jusquau bout lintgrit du jeu de ses facults propres, et elle les met au service de lunique hypostase qui les mobilise chaque instant, sans sparation ni confusion. Lorsque le Christ agit divinement les miracles sont le tmoignage clair de sa divinit , cela ne seffec-tue pas ct, mais bien travers () la chair ; il est prcis que les puissances naturelles de celle-ci ont part une telle action (Maxime lexprime en redoublant la ngation autour du verbe )66.

    65. Maxime reste fidle la grille traditionnelle de rpartition des actions du Christ, non entre deux sujets, mais par rapport ses deux natures. Plus que chez Cyrille, cest chez Lon le Grand que cette doctrine a t labore (cf. Dz 294 et 317-318 et ci-dessus, note 47).

    66. On trouve dj une telle ide exprime de manire ngative par LON LE GRAND : Ds la conception mme de la Vierge, la divinit et lhumanit avaient t lies en une telle unit que les choses divines nont pas t faites sans lhomme, ni les choses humaines sans Dieu (lettre

  • 352 PIERRE MOLINI

    La divinit, quant elle, est implique dans les passions dune autre manire. Ces dernires nexercent sur elle aucune forme de contrainte ou de ncessit naturelle ; cest volontairement ( ; ) que la nature divine du Verbe sexpose aux preuves de la vie humaine, prcises dans la suite du texte :

    , , , . .

    Et cest du mme que (nous confessons) la croix, la mort, lensevelissement, la rsurrection et lascension dans le ciel do, descendu sans la chair, il sest dplac sans changer de lieu, lui qui daucune faon nest contenu par les tres. Car il est libre de toute circonscription (15, 573B-C ; p. 188).

    Ce qui est vis est le mystre pascal : la crucifixion, la mort, lensevelissement et la rsurrection du Christ. Un passage de la Lettre 19 nous aidera prciser encore la relation entre les deux natures et leurs proprits, et notamment la manire dont la divinit est engage dans les passions humaines :

    , , . , , , , .

    travers ce quil oprait divinement, il montrait que ce quil tait devenu ntait pas altr ; travers ce quil subissait humainement, il donnait foi que ce quil tait ne changeait pas. Il oprait le divin charnellement, parce quil le faisait par une chair qui ntait pas dpourvue de son opration naturelle, et lhumain divinement, parce quil allait librement au-devant de lpreuve des souffrances humaines, du fait de sa volont et non des circonstances (19, 592D 593A ; p. 199-200).

    Le vocabulaire demeure sensiblement le mme : ce qui marque le caractre divin de laction humaine du Christ, i.e. de ses passions, cest la libert. Nous lavions dj entrevu, puisque et se trouvaient dj dans le texte prcdent ; mais Maxime affirme ici que le Verbe va au-devant () des preuves67. Toute ambigut est par l leve : la divinit du Christ se manifeste

    Promisisse me memini lempereur Lon Ier du 17 aot 458 [Dz 317-318], aussi appele Tomus Leonis II) ; et de manire positive par SOPHRONE DE JRUSALEM : Le Verbe achve ce qui est propre au Verbe, videmment avec la participation du corps ( ), tandis que le corps accomplit ce qui est propre au corps, quoique le Verbe partage (cette) action ( ) (Lettre synodale, 2.3.8 ; Allen, p. 98).

    67. Il est vrai que a galement le sens de recevoir, accepter ; il se rapproche donc de , dans la citation parallle (au dbut de ce paragraphe). Mais il porte rellement les nuances de se soumettre, laisser sapprocher de soi ou encore consentir. Il parat donc lgitime, comme le fait E. Ponsoye, de lui donner une valeur forte : le Christ ne se contente pas daccepter les passions humaines, mais il y consent compltement et activement.

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 353

    en ce quil consent pleinement et sans hsitation aux terribles preuves de sa pas-sion. Une telle manire de sengager vers la souffrance et la croix constitue, aux yeux de Maxime, une autre preuve de sa divinit.

    On pourrait alors croire que, dans lunique hypostase du Verbe, la libert carac-trise la nature divine : la nature humaine serait le moyen par lequel une telle libert se raliserait. Mais une telle solution nest pas satisfaisante, car elle aboutit une forme dapollinarisme, la nature humaine risquant dtre conue comme un instrument dpourvu de volont et de libert et donc dune vritable me humaine68. Poursuivons donc notre lecture :

    , , . , , , [ ] , , , .

    Ni le divin divinement, parce quil ntait pas seulement un Dieu ; ni lhumain charnellement, parce quil ntait pas simplement un homme. Cest pourquoi il ny avait pas de miracles sans passion, ni de souffrances sans miracle ; mais les premiers, si jose dire, ne demeuraient pas impassibles ; quant aux secondes, elles taient lvidence miraculeuses ; et les uns comme les autres taient extraordinaires, en tant que choses divines et humaines provenant du seul et mme Dieu Verbe incarn, qui rellement donnait foi travers les unes et les autres la vrit des (natures) desquelles et lesquelles il tait (19, 593A ; p. 200).

    Maxime nous invite revenir la contemplation des miracles de Jsus et de ses passions : placer les deux sur le mme plan conduit situer le Christ, non du ct de la divinit, mais comme en amont de lune et lautre nature. Il est la source de laquelle miracles et souffrances prennent naissance ; en tant que Dieu incarn, il est au-dessus des manifestations de sa divinit ou de son humanit, il en donne des signes destins aux hommes, afin quils croient en lune et lautre, alors mme que ce quil leur donne voir est la vie dun unique Dieu fait homme, Jsus-Christ. Maxime illustre sa pense par un exemple :

    , , , , , , , , , , . , , .

    68. Sur le dbat qui oppose les interprtes de Maxime ce sujet, on peut lire les analyses de J.-C. LARCHET, op. cit., p. 292-320.

  • 354 PIERRE MOLINI

    n effet, ce qui est form par lunion de certains lments, sans confusion et par une runion naturelle, conserve inchanges les natures qui le constituent et prserve intactes leurs puissances constitutives, pour achever une uvre unique. Que ce soit passion ou miracle, ce qui tait accompli tait limage de ton exemple remarquable, Pre, qui sapplique au mystre de la divine incarnation : lpe rougie au feu dont nous savons le tranchant brlant et la brlure coupante. La runion du feu et de lacier se fait selon lhypostase, aucun des deux ne renonant sa puissance naturelle du fait de leur union, ni certes ne la tenant abandonne, ou spare de (la puissance) de lautre avec lequel il est conjoint et coexiste69.

    Lauteur parle ici dune unit duvre ( ), et non dopration : cest au niveau de laction accomplie (le miracle, la crucifixion) que le Christ nous donne voir un fait unique ; au demeurant, tout ce qui se situe au niveau des facults (), qui donnent la consistance () aux natures, demeure sauvegard. Les passions ne sont pas uniquement les lments douloureux que nous voquions, mais tout ce qui par nature est le propre dun homme : se nourrir, crotre, se mouvoir, et mme ressusciter ou monter au ciel sont autant dactes humains de passions que sapproprie le Christ, qui fait un avec sa chair70. Cest ainsi que les peuvent devenir , en tant que lunique hypostase divine et humaine du Christ les ralise.

    En revanche, sont le propre dun Dieu limmuabilit, lincorruptibilit, lim-mortalit qui ne transparaissent pas dans lhumanit du Christ, sauf dans ce que Maxime nomme les . Ceux-ci jouent un double rle : ils donnent foi dans la divinit du Christ, et ils divinisent lhumanit. Mme si lauteur ninsiste pas sur le premier point, ce rle est dj capital dans la perspective du salut des hommes : lhomme nest pas sauv de manire purement passive par lIncarna-tion, et lengendrement de la foi fait intgralement partie de laction salvifique du

    69. 19, 593B-C ; p. 200. Des expressions semblables reviennent dans lAmbiguum 5, compos vers 634 (Sherwood place la Lettre 19 en 633), o Maxime commente la quatrime Lettre Gaos (PG 3, 1072C) et reprend au Pseudo-Denys lexpression les choses divines humainement et les choses humaines divinement . Nous le citons daprs la traduction dE. Ponsoye (MAXIME LE CONFESSEUR, Ambigua, Paris, 1994) : Et il oprait au dessus de lhomme ce qui est de lhomme ( ), en montrant lopration humaine soude, sans chan-gement et en la plus troite union, avec la puissance divine ( ) ; parce que sa nature, unie sans confusion la nature (humaine), lentoure entirement, nayant jamais rien de spar ni dloign de la divinit unie elle par hypostase (PG 91, 1053B ; p. 116). On y trouve galement la comparaison de lIncarnation avec une pe rougie au feu (1060A-B ; p. 120-121).

    70. (12, 493B ; p. 141 : car nous savons que, selon lhypostase, le Dieu Verbe est le mme que sa propre chair ).

  • LA CONFESSION DE FOI DE MAXIME LE CONFESSEUR 355

    Verbe. Quant au second point, Maxime prcise que les sont produits travers la chair : cest peut-tre de cette manire que celle-ci est renouvele et divinise, et que la mdiation du Christ seffectue71.

    * * *

    Au terme de ce parcours, nous pouvons dabord retenir que Maxime est un homme qui contemple et qui aime lunivers cr par Dieu. Sa christologie sappuie sur lvidence de la beaut de la cration, qui forme une totalit harmonieuse, et dont la perfection rend tmoignage au Crateur. Ds lors, le salut des hommes ne saurait se faire par un acte qui anantirait loriginalit de cet univers et la particula-rit de ses tres. La manire dont Maxime conoit la notion de nature compose est rvlatrice dun tel temprament : la composition ne conduit pas la suppression des parties, mais leur conservation. Elle se caractrise par lavnement simultan des parties lexistence, et par la finalit de leur composition : lachvement de la totalit de lunivers, dans laquelle chaque tre occupe sa place.

    LIncarnation constitue lgard de cette totalit harmonieuse un paradoxe : un signe qui renvoie au caractre limit de toute connaissance, y compris mtaphysi-que. Maxime oscille entre des expressions qui rangent clairement le Christ du ct de la nature divine, et dautres qui invitent plutt le voir comme transcendant toute nature. En tant que norme de lunivers, garant de son ordre et limite du pensable, le Christ dpasse mme ce que nous pourrions affirmer de la divinit : en Jsus-Christ, Dieu sort des limites de la divinit, dans un amour dbordant pour les hommes. Cest la raison pour laquelle, contrairement aux natures composes, lhypostase du Christ napporte pas lunivers un lment de sa cohrence ou un complment de beaut : elle constitue une nouveaut radicale, un surplus qui offre au monde ce quil nattendait pas.

    Le motif de lIncarnation rside en effet dans lincroyable philanthropie de Dieu : son amour pour les hommes, qui le pousse franchir toute frontire et revtir notre humanit, travers une chair. Pour Maxime, la chair humaine nest pas en attente de Dieu ; elle nest pas prte le recevoir. Le Verbe prend possession dune

    71. Notre recherche ne nous a pas permis daller plus avant dans ltude des conditions par lesquelles lhomme reoit ou sapproprie les bienfaits de lIncarnation du Christ. Il conviendrait pour cela dapprofondir les introductions et les exhortations des Lettres : Maxime y dcrit le cheminement de lhomme vers la saintet, ainsi que la manire dont Dieu rpand sa grce. On pourra se rapporter, pour une tude de ces questions, aux passages consacrs par J.-Cl. LARCHET aux fondements asctiques et thortiques, et au processus de la divinisation (op. cit., p. 437-494 et 527-640).

  • 356 PIERRE MOLINI

    humanit complte, mais qui ne prexiste pas, mme le temps dun clin dil, cette Incarnation. Toute la nouveaut, toute linitiative, toute la personnalit est du ct du Verbe. Ce libre choix du Christ se laisse voir dans lvnement de lIncarnation, mais aussi dans chaque acte de sa vie terrestre, o il manifeste sa divinit et divinise la chair assume. Dans le concret de cette assom