MOD - 18 Septembre 2013

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Sur mesure MODE Cahier du « Monde » N˚ 21357 daté Mercredi 18 septembre 2013 - Ne peut être vendu séparément

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Surmesure

MODECahier du «Monde »N˚ 21357 datéMercredi 18 septembre2013 - Ne peut être vendu séparément

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Gieves&Hawkes,tailleurenmajesté

Siseau1SavileRowdanslequartiercossudeMayfairàLondres,l’enseigneafaitduraffinementsonferdelance.

Fournisseurofficieldelafamilleroyale,elleséduitaussistarsetdandys

modehomme

E npleineexpansion, lamodemasculinese rapprochedan-gereusementde sonpen-

dant féminin.Que l’hommeaitdesuset coutumesvestimentai-resdistinctsnechange rienà ladéterminationde l’industriedustyle.Grâceà lamultiplicationdesfashionweeks etdesmagazinesdédiés, lamodemasculines’em-ploieà le transformerbongrémalgréenHomostylisticus. Bousculéde toutespartsdansunmondeàla foisminusculeà caused’Inter-netet gigantesqueenvertude laglobalisation,submergéd’infor-mations,priéd’être connectéencontinu, l’hommesouffre. Et sechercheunearmurequotidienne,unepanoplie rassuranteet qui luiressemble.

Dans sa quête, il disposed’unoutil ancien à l’efficacité éprou-vée: le sur-mesure.Un art quipoussait autrefois leshommesdans les échoppesdes tailleurs,avantque leprêt-à-porternevien-ne changer les règles du commer-ce textile. Aujourd’hui, cet artisa-natde précision subsiste surtoutdansune version luxueuse, équi-valentde la haute couturedansl’universde lamode féminine.

En tempsde crise, est-ce bienraisonnable? Certes, l’investisse-ment financier est important, etle temps exigépar cet exercices’accommodemaldes rythmesétourdissantsde la viemoderne.Mais, à bien des égards, le risquevaut la peined’être pris. D’abord,le sur-mesure concentredessavoir-faireprécieuxet fait vivrenombred’ateliers et de fournis-seurs. Perdre les tailleursou lesartisansdu cuir serait aussi dom-mageablepour la culture et lamodequedeperdre les petitesmainsde la couture.

Ay regarder deprès, les objetshorsmodeproduits surmesurerelèventde fait dudéveloppe-mentdurable et de la consomma-tion raisonnée –deux conceptsactuels. Enfin, et peut-être sur-tout, cet art de la personnalisa-tionpossèdeune valeur théra-peutique le plus souvent insoup-çonnée. Le «pour soi» oblige fata-lementà s’interroger sur le soi.Dix ans deXanaxouun costumesurmesure? Ça se discute.p

CarineBizet

Londres, envoyée spéciale

On a long-tempsforcéles écoliersfrançais àrépéter:«My tailoris rich. »Une litanie

absurde dont on a négligé d’expli-quer lesens.Dommage,celaauraitpu éveiller leur intérêt pour laculturebritannique.

Car la réputationdesAnglais enmatière de tailleurs n’a pas atteintles manuels scolaires par hasard.Le costume surmesure a bien sontempleaucœurdeLondres: SavileRow, une rue du quartier de May-fair, à l’impeccable architecturegeorgienne. Le lieu abrite l’élitedes maîtres tailleurs qui façon-nent depuis deux siècles l’élégan-ce masculine avec une précisiond’orfèvre. Aristocrates de toutesnationalités, militaires de hautrang, stars de cinémaouamateursanonymes viennent goûter lesjoiesdubespoke, servicesurmesu-re absolu et équivalent masculinde lahaute couture.

Au numéro1, adresse symboli-que et idéale, se trouve Gieves&Hawkes,unmonumenthistoriquedu tailoring anglais. Officielle-ment, les deuxmaisons ne se sontunies qu’en 1974. Mais, à elles

deux, elles ont participé à plus dedeux siècles de culture britanni-que.Gieves,crééeen1785,afait for-tunegrâceà laglorieusemarinedesa patrie et a compté parmi sesclients l’amiral Nelson en person-ne. Plus discrète, Hawkes, fondéeen 1771, se spécialise dans lestenues d’infanterie et s’installe au1Savile Row en 1912 après avoirracheté l’édifice à la Royal Geogra-phical Society.

La façade de l’établissement estsignéeWilliamKent, qui a partici-pé à la construction du palais deBuckingham. L’architecte a crééunécrinaristocratiquequi affichefièrementsesécussonsdefournis-seur officiel de la famille royale.Aujourd’hui, Gieves &Hawkes estencore détenteur de trois royalwarrants, les brevets officiels de laCouronne : celui de la reine, duduc d’Edimbourg et du prince deGalles.

Les archives de la maison, sousla bonne garde de Peter Tilley,témoignent de la richesse de sonhistoire : on y croise une caped’amiralréaliséepourlareineEliza-beth en 1953, un costumede scèned’inspirationmilitaire commandépar Michael Jackson, des piècesfabriquées pour Winston Chur-chill ou Arthur Wellesley, duc de

Wellington. Mais aussi les unifor-mes d’apparat rouge et or des gar-desdu corpsde la reine.

La saga de Gieves &Hawkes estémaillée d’anecdotes insolites.«PeterTilleym’aun jour raconté larencontre de deux explorateurs,Henry Morton Stanley et DavidLivingstone, au Congo, s’amuseJasonBasmajian,directeurdecréa-tion de la maison. L’un s’est égaré,l’autre est parti à sa rencontre, etquand ils se sont enfin rejoints, l’unportaitduGieveset l’autreduHaw-

kes. » Une autre ? «En temps deguerre, quand un officier de mari-ne perdait un bouton au coursd’une bataille, un des artisans deGieves le rejoignait en barque,recousait le bouton et repartaitcomme il était venu.» Un sens duserviceplutôt extrême.

En 2013, Gieves &Hawkes n’estpourtant pas un conservatoire ducostume, mais une maison déci-dée à vivre avec son temps. Rache-téeen2012par legroupehongkon-gais Trinity (filiale de Li &Fung,

également propriétaire de Cerru-ti), elleaaccueilliendébutd’annéeun nouveau directeur de la créa-tion en la personne de Jason Bas-majian.OriginairedeBoston(Mas-sachusetts), ce designer talen-tueux et expérimenté est passépar lesmaisonsdeprêt-à-porterSTDupontàParis et Brioni en Italie.

Alors que le 1 Savile Row est encours de rénovation, l’ouvertured’une boutique à Hongkong estprévue ces jours-ci. Le site Inter-net, en pleine renaissance, diffuse

Conceptionet coordinationrédactionnelleCarineBizetDirectionartistiqueCoralieHeintzDirecteurPhotoNicolas JimenezEditeurAlexisDuval

É D I T O

Danslesarchives,oncroiseunecaped’amiralréaliséepourlareineElizabethetuncostumedescènepourMichael Jackson

Crédits et remerciementspour la sérieModepages4 à11PhotographeBilly Kidd@WSMStyliste Jean-Michel ClercConsultante Image JoséphinePaulillesDigitalPablito@DFactoryCoiffure etmaquillageTerry Saxon@JedrootMannequinKarlMorrall@NathalieProductionAgnès&Jonathan@Cats&DogsRemerciementsungrandmerci àGerryReynolds etMichael du InvernessHighlandCouncil, et également à SinclairPatience, RayO’Dwyer, DavidHart, JasonYoung, Jeff Downie (2Wit 2Woo), GordonStraube, Steve Feltham, LeDores Inn,EmmanuelMoine duGlenMhorHotel etProdigit pour leur aimable participation,aide et soutien.

Homostylisticus

Dans la boutiqueGieves&Hawkes,située 1 SavileRow, à Londres.En haut de la pagede droite,le travaildes ateliersde lamaison.JULIENMIGNOT

POUR «LE MONDE»

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modehomme

uncourt-métrageconfiéauréalisa-teurbritanniqueMikeFiggis,égale-mentauteurdelanouvellecampa-gne publicitaire. Gieves &Hawkesest désormais inscrit au calendrierdesdéfilésmasculinsde Londres.

Présentée en juin, sa collection–qui lui valait entrée en matièreofficielle–yaététrèsbienreçue.Ledesigneraaussieule tempsdelan-cer «Royal Line», une collectioncapsule. «Elle est destinée à com-bler le fossé entre leprêt-à-porter etl’esprit couture du bespoke, expli-que-t-il. Elle est réalisée à la main,dansdesateliers anglais.»

Jason Basmajian insiste aussisur la nécessité d’évoluer en dou-ceur: «Il faut que cela se passe demanière naturelle. La maison adeux cents ans d’histoire derrièreelle, il n’est pas question de la réin-venter, mais de construire l’étagesuivantdel’édifice.Lesarchivesren-ferment des trésors d’inspiration,mais il ne faut pas s’y noyer. Il y aun équilibre à trouver.» Et, pourentrer dans le XXIe siècle sansreniersonhéritage, lamaisonpeuts’appuyer sur une tradition aussiindémodablequ’influente.

«Les tailleurs britanniques por-tent une grande attention à lafaçon dont les vêtements s’adap-tent à la morphologie, soutientJason Basmajian. Pour eux, savoir-faire, précision et structure pri-ment. Le style anglais actuel estnourridecultureéquestreetmilitai-re : les épaules sont très marquées,l’emmanchure est haute, les piècesdepoitrineassez rigides.»

Ces jeux de construction stric-tes influencent l’ensemble de lamode britannique. AlexanderMcQueen, qui a été apprenti chezGieves&Hawkes,acontribuéàdif-fuser l’auradelaculturetailleurendehors de Savile Row. Ses vestes etmanteaux, souvent décorés debrandebourgs, ne sont pas si éloi-gnés des uniformes qui peuplentles archives. L’avènement duprêt-à-porterdans lesannées 1960avait fait du recours à un tailleurune formed’anachronisme.

Mais, dans un monde ultra-consumériste saturé d’images et

d’informations, les hommes sontprêts à redécouvrir les servicesexclusifsetauthentiquesdeSavileRow. «Chez une marque de luxe,vous pouvez dépenser 4000livrespour un costume de prêt-à-porter,rappelle Jason Basmajian. Maispour le même prix vous pouvezveniricietavoiruneexpérienceuni-que grâce à une pièce façonnée àvosmesures. Et qui vieillirabien.»

Certes, valoriser ses ateliers està lamode.Maismettre en avant latraditionet lesavoir-fairedeSavileRow dépasse la simple démarchede marketing. Pour s’en convain-cre, il suffit de descendre à l’atelieren entresol de Gieves &Hawkes,dontletravailestimpossibleàfalsi-fier. A l’étage, la boutique, tout enboiseries sombres et murs peintsd’un bleu ciel orageux, respire lamême aisance aristocratique quel’enfilade de petits salons où l’onreçoit les clientsdu sur-mesure.

Dans le ventre de l’immeuble,l’ambiance est différente, très pro-

che de celle des ateliers de hautecoutureà la française.Undésordrepragmatiqueorchestrépar les exi-gences du travail manuel dominel’espace que partagent quatre arti-sans coupeurs et une douzaine detailleurs. «C’est là que tout com-mence, explique Davide Taub, undes maîtres coupeurs de la mai-son. Nous commençons par pren-dre les mesures que nous transcri-vons en patron. C’est un processustrès technique, mais qui demandeaussi beaucoupd’imagination.»

Difficile en effet de concevoirque cette grande feuille couleurkraft étalée sur une table est l’em-bryond’unedesvestesenconstruc-tionsur lesmannequinsde toile.Apartir de ce plan cabalistique sontdécoupées toutes les pièces de tis-su, doublures et renforts, qui com-posent les couches indécelables

pour un œil non exercé. Ellesseront livrées sous forme de petitbaluchon soigneusement organi-séauxtailleurschargésdel’assem-blage entièrement manuel de cepuzzle infernal. Pour cela, il fautêtre patient : comptez de deux àtrois mois (pour une pièce desti-néeàunnouveauclient),etdequa-tre-vingtsà centheuresde labeur.

Garantie de qualité et de longé-

vité, le temps est un élément-clédans cet atelier. Il est aussi gaged’expérience. Davide Taub officiechez Gieves &Hawkes depuis unedouzaine d’années, après presqueautant de temps d’apprentissagedansd’autresateliers.«Vousneces-sez jamais d’apprendre, affir-me-t-il. J’ai l’impression de n’enêtre qu’au commencement. A Savi-leRow, lestailleursquisonttrèssûrs

d’euxnesontpasceuxquejerespec-te le plus, car ce ne sont pas lesmeilleurs. Si vous ne voyez pas l’er-reur dans tout ce que vous faites,alors vous passez à côté de quelquechose.»

Cettephilosophieperfectionnis-te nourrit une saine émulation: àSavile Row, les experts qui seconnaissent et se côtoient n’hési-tent pas à évoquer entre eux les

défis techniques, les réussites oulesratés.Deséchangesquigarantis-sent l’évolution d’un métier où ledialogue est primordial. «L’aspecthumaindecetravailest très impor-tant, assure Davide Taub. Venircheznous,c’estunpeucommeallervoir un psy ou un docteur. Lesclients viennent à nous avec leursémotions et leurs idées. Pour moi,c’est un exercice technique; poureux,celarevêttellementdesensdif-férents.» Ou comment le tailleurpasse de la couture à la maïeuti-que: discuter avec le client, réussiràcomprendresesattentes,verbali-séesounon,requiertdestrésorsdepatienceet d’abnégation.

On est loin du mythe du créa-teur demode isolé dans une bulleparfois stérile. Ici, les tailleursjouent une comédie humaine enduo avec une clientèle incroyable-mentvariée,quipartageunecertai-ne frustration à l’égard duprêt-à-porter – et un pouvoird’achat confortable.

Chez Gieves &Hawkes, le por-tant où s’alignent les commandespresqueachevéestémoignedecet-tediversité.Lesdixcostumescom-mandés par un homme d’affairesfrançais voisinent avec le tailleur-jupe d’une cliente qui vit à Dubaï(Emiratsarabesunis)etabesoindevêtements légers, couvrants maispas informes. Le costume de néo-dandy à rayures violettes, lui, serabientôt la propriété d’un jeuneclientpassionnédemode.

La veste en cours de montaged’un nouveau client brésilien estsur une table. Un autre, installé àSaint-Tropez, se fait faire chaqueannée un costume d’inspirationmartialepour une soirée à thème.Sans compter les commandes delafamilleroyale, lestenuesdecéré-monie de mariage des jeunesAnglaisbongenre, lespiècesdesti-nées à l’acteur britannique RalphFiennes pour un de ses prochainsrôles… Le 1 Savile Row est une ver-sion miniature et prospère dumondeglobalqui grouilleà l’exté-rieur et rêve d’un avenir à sesmesures.p

CarineBizet

Garantiedequalitéetdelongévité,letempsestunélément-clédansl’atelier. Ilestaussi

gaged’expérience

Jason Basmajian,le nouveau

directeur de lacréation de Gieves

&Hawkes.

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Costume croiséen laine, chemiseen coton et cravate,Ermenegildo Zegna.Pull en laine bouillie,Burberry Prorsum.Derbies en cuir,Hermès.

VoyageenEcosse

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Blouson en laineet Néoprène,chemise enpopeline de

coton, GiorgioArmani. Cravate,

Marni.

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Veste en laine prince-de-galles,pantalon en lainepied-de-poule, pullen cachemire, chemise enpopeline et cravate, Valentino.Derbies en cuir, Berluti.

Costume trois-piècesen drap de laine etcachemire rayé,chemise en popelineet cravate en soie,Berluti.

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Veste en jersey de laineet pantalon enmoleskine,Hermès. Pull en shetlandet chemise imprimée,Dries Van Noten.Derbies en cuir, Prada.

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Costume en drap de laine écossais,pull en soie, chemise en popeline,cravate et bottines en alligator,Louis Vuitton.

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modehomme IX0123Mercredi 18 septembre 2013

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Veste en laineprince-de-galles

et pull encachemire, Fendi.

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Costume en drap delaine rayé et derbiesen cuir, Dior Homme.Pull en laine bouillieet chemise, Kenzo.

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L’élégancedutempsquipasse

Lesnuancesmultiplesqueprendlecuiraufildesanssontdevenueslecombledelasophistication.Aupointque

certainesmarquesontrecoursàdesprocédésquidonnentuncoupd’accélérateurauvieillissement

pourfabriquerlapatinedetoutespièces

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Lanouvellevierêvéedeschoses

Deux catégoriesde personnessont familièresdu mot «pati-ne» : d’un côtéles amateurs de

décoration et de mobilier, del’autre les dandyspourqui l’usurede la chaussure est un art. La pati-ne sur les chaussures, c’est la cou-leur que prend le cuir vieillissantsurlespartieslesplusexposéesdusoulier (notamment les extrémi-tés).Et ledandyn’aimepas leneuf.Sonélégancepuise sonoriginalitédans l’usure. Quitte à donner uncoup d’accélérateur au vieillisse-ment.

De prime abord, Jean-Marie LeGazel, 31 ans,necorrespondpasaustéréotype du dandy qui patineseschaussures.Plutôt jeansetche-mise sans cravate. Pourtant, chezcet ancien graffeur, le traitementdu cuir est une passion. A sespieds,unepairedederbies finsà lateinte improbable, une sorte derouge granité. Son rêve, c’estd’ouvrirunbaràpatine.Lesclientsdéposeraient leurs souliers et onles leur rendrait métamorphoséspar cette fausse usure qui, dans cecas, se rapprochede la peinture.

Mais alors, le dandy se rappro-cherait-il de l’antiquaire quivieillit ses meubles à coups dedétergent et de peinture pour les

vendre plus cher? Faux. Pour lui,la patine est un art. Il décrit seschaussures comme il parleraitd’un tableau. Pour ce diplômé desBeaux-Arts, la couleur des chaus-suresse façonneaupinceau,aprèsavoir opéréunviolentet nécessai-re décapage à l’acétone. « Lesclients les plus classiques s’oriente-rontvers dubrunoudumarine, lesplus excentriques oseront le “fireforest” [vert et noisette] ou desnuances violettes.»

En bas de chez Jean-Marie LeGazel, àLevallois-Perret(Hauts-de-Seine), lemagasind’unami teintu-riersertdedépôtpourleschaussu-resdesesclients.«J’aidéjàtravaillésur 10000 paires.» Il vient de lais-ser tomber son emploi chez HugoBosspourtentersachancedansunmagasinquiouvreporteMaillot, àParis, début septembre. Il y reven-dra des chaussures de la marqueCarlos Santos, patinées par sessoins, et continuera d’assurer sesservicesde«cordonnierde luxe».

A l’origine, écrit Olivier Saillard,directeurduMuséeGallieraàParis,danssonopusculePetit lexiquedesgestesHermès (Actes Sud/Hermès,2012), «patiner une selle veut direbadigeonner le cuir d’huile végéta-le»avantde le lustrerà l’aided’uneéponge imbibée de savon. Il s’agitdonc dans ce premier sens de trai-ter le cuirpourmieuxleprotéger.

Maislapatine,c’estsurtout,com-me on l’entend plus directement,«le cuir [qui]à force de cabosses oudecaressesseteintedanslamasse».Véronique Nichanian, directriceartistique de l’univers masculinchez Hermès, considère que « lecuirestuneinvitationàl’émotion».Cellequin’apashésitéà teindreducrocodilepourdes giletsd’hommeouàutiliser dugaluchat, ce cuir depoisson réputé impossible à cou-dre, rappelle avec plaisir : «ChezHermès, ona l’habitudededire quele temps fait bien les choses.»

Il fautdonctrouverlesprocédéschimiques qui sauront imiter letemps qui passe. L’exemple en lamatière est, bien entendu, Berluti.La patine est arrivée progressive-ment dans l’offre de la marque(qui appartient à LVMH depuis1993) à partir des années 1980.«Nos clients souhaitaient retrou-ver dans un premier temps l’usurequ’ils trouvaient sur les souliersachetésilyaquelquesannées,com-me un meuble d’ébéniste qui sepatineavec les années.»

C’estOlgaBerluti qui fait entrerdes couleurs insolites chez lechausseur de luxe. Deux teintesmaison sont emblématiques: lemarron Tobacco et le rouge Saint-Emilion.Pour ce faire, un cuir spé-cifiqueaétédéveloppépar lamar-que, le Venezia. «Il s’agit d’un cuirpleine fleur, explique-t-on, nonrecouvert, exceptionnel dans laqualitédespeauxchoisies. Les arti-cles seront découpés dans les par-ties les plusnoblesde lapeau, écar-tant tout défaut.»

Chaque année, le club Swannréunit ces clients exigeants autourd’undînerqui se finit traditionnel-lementparuneséancedeciragecol-lectif… Chez Berluti, on aime direque «la patine entretient une rela-tion unique entre nos clients et lamaison». Ces clients, unpeuàpartet qui vont loin dans le perfection-nisme, doivent être chouchoutés.«Les amateurs de patine, expliqueJean-Marie Le Gazel, sont souventamateurs de belles montres et debellesvoitures,mais ils aimentéga-lement casser les codes. C’est untalentd’aimer les belles choses etêtre en quelque sorte à la limite dumauvais goût. Oser les boots avec

un short, mais pas n’importe quelsbootsnin’importequel short!»

Pour nombre de marques deluxe, la patine, c’est la finition àl’extrême qui n’est pas imposéemaisencouragée.ChezLouisVuit-ton, pour les accessoires en cuirdestinés aux hommes, chaussu-res, ceintures ou maroquinerie,«on privilégie la patine qui s’ac-quiert à l’usage sur des cuirs natu-rels [tannage à base d’extraitsvégétaux]». Et dans ce cas, c’est letravail préalable du cuir qui per-metà la patinede seposer subtile-ment, mois après mois, annéeaprès année. «Deux paires de sou-liers patinés ne se ressemblentjamais. C’estune sublimationde lamatière», explique-t-on chezLouisVuitton.

Malgré tout, à la manufacturede Fiesso d’Artico, dans la régiondeVenise,Vuittonconfielafabrica-tion des souliers made to order(«faits surcommande») àdesarti-

sans qui teintent notamment à lamain les modèles en alligator. Untraitementexceptionnel.

ChezJohnLobb(quiappartientàHermès depuis 1976), on dit que,pour obtenir une belle patine, ilfaut bichonner le soulier. L’opéra-tion consiste à polir les extrémitésdusoulier à la cired’abeille. Le bot-tier propose d’ailleurs à ses clientsun service de cirage à domicile. Il aégalement formédesmajordomesdegrandshôtels,dont lemythiqueConnaught, à Londres. La patinenaturelle ou fabriquée artisanale-ment demande de l’affection.«Bichonnerestunsoin,écritOlivierSaillard,directeurduMuséeGallie-ra,unbaumedeconsidérationéga-le (…) Cela va de soi, bichonner c’estpréserver, briquer pour durermieux. Cela exclut définitivementles sentiments jetables.» La patine,comme une promesse d’éternitépour les souliers.p

Sylvie Chayette

Onpossède tous desobjets dontonnepeut se séparer. Peu impor-te leurprix, ils sont là, enpériphé-rie de lamémoire, à l’abri dansun tiroir. Il est possible aujour-d’huide leur offrir unenouvellevie, unnouveausens, grâce àAte-lierHapax, conceptné il y a qua-tre ans.

En littérature,unhapaxdési-gneunmotquin’aqu’uneseuleoccurrencedansuntexte,uneuni-quecontextualisation,un termedont le véritable sensn’est connuquedesonauteur.Pour l’atelierdumêmenom,son fondateur,SinanSigic, donneuneviematé-rielle à cettenotion linguistique.

Renaissancematérielle«Le nomchoisi endit long sur

monconcept, sourit le créateur,qui ne travaille que sur comman-de spéciale.Les clients viennentmevoir avecun objet qu’ils sou-haitent garder parce qu’ils y sontattachésmais auquel ils ne trou-ventpas d’utilité. Cela peut êtreun souvenir familial, un joli car-tond’emballageoun’importequel objet banal. Ensemble, nouslui élaboronsunenouvelle finali-té.» Et d’ajouter que son travailn’est pas de réparer unepièce,mais biende la transformer.

Desboîtesde chocolats semétamorphosentainsi enunélé-gant jeud’échecs, unedoubluredeveste en feutrinedevientunehoussepour tablettenumériquereprenant les codesvisuelsd’unMinitel, des emballagesdécoupés

au laser se changenten lampesde salon…«J’aime l’idéede rendreleurnoblesseauxmatériaux,mêmesi ceux-ci semblent terrible-mentdésuets. Ce quimeplaît,c’estaussi de lesutiliser à contre-emploi.» Le créateurofficie seuldans sonatelier-appartementparisienet réalise toutes les piè-cesmanuellement.

SinanSigic se défendde fairede l’art. Au-delàdu recyclage, sonobjectif est biendedonnerunesecondevie auxobjets. «Jeporteuneattention touteparticulièreàlapersonnalitédu commanditai-re. L’objet doit lui ressembler.»Unerenaissancematérielleuni-queque formaliseun certificatd’authenticitéaumomentde lalivraisonde la pièce. Clind’œilpoétiqueà l’hapax, ce documentnommel’objet créé, le définit etenprécisequelques recomman-dationsd’utilisation.Unesignatu-rehumoristiquequipermetdepersonnaliserunpeuplus cha-que créationen renforçant le lienparticulierqui s’est tissé au fil dutemps.

Plusieurs fois sollicité par desmarques ou des galeries, SinanSigic n’a jamais cédé à la tenta-tion de l’industrialisation. «Jesuis très attaché à l’idée que lesobjets ont une âme. Surtout s’ilssont faits uniquement pourvous.» p

Aude Lasjaunias

Renseignements :www.atelierhapax.com

Crédits et remerciementspour la sériedephotodespages 12 à 14PhotographeArnaudLajeunie@Cats&DogsAssistant photographeGildasDurelStyliste Jean-Michel ClercProductionCats&DogsRetouchesThomasGeoffray pourArtifices

ChezlebottierJohnLobb,onditque,pourobtenirunebellepatine, il fautbichonnerlesoulier

kDe gauche à droite :derby richelieu en cuir patinésurmesure, Louis Vuitton.Derby en cuir patiné, Santoni.Derby en cuir patiné à semelleen gomme, Tod’s.

JBottes en cuir de veaupatiné, Berluti.

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modehomme

Unpassionnéd’équi-tation d’origineportugaise à larecherche d’unesenteurde cuir iné-dite. Un comédienfrançaisobsédéparun bois de cèdre

asiatique. Un russe milliardaire souhai-tant capturer ses 40ans dans un flacon.Ou encore un prince arabe en quête d’unsillage aussi précieux que l’intérieurd’unedesesvoituresdecollection.Autantd’hommes habitués aux chemises et auxsoulierssurmesurequiontsouhaitéajou-ter une ultime étape de sophistication àleur allure : un effluve personnalisé. Unparfumunique capabled’évoquer instan-tanémentl’essencedesapersonnalité.Sescontradictions. Ses souvenirs heureux. Saprofondeur. Un portrait olfactif dessinéparunparfumeurquidoitparveniràtrou-ver unvocabulaire commun.

En 1997, le nez anglais LynHarris remetle parfum surmesure au goût du jour. Ceserviceancieninitialementproposéàl’aris-tocratieduXVIIIesiècleavaitquasimentdis-paru à la fin des années 1990. Pourtant, laBritannique formée en Francedécide de leproposer à des clients particuliers avantmêmedecréer sapropre lignedeparfums,baptiséeMillerHarris.

«L’idée m’est apparue à Grasse, lors-que je venais de finir ma formation, sesouvient-elle. Je demandais peu d’ar-gentpour unparfum, je n’étais pas enco-re bien organisée. Mais il me semblaitque c’était la manière la plus romanti-que d’exercer mon métier : décrire avecdes essences la personne que j’avaisdevant moi. » Un projet nettement pluscompliqué qu’une peinture puisque leparfumeurnepeut se contenterd’obser-ver et d’interpréter. Il doit se connecterà lamémoire olfactive de son client et, àla manière d’un analyste, lui permettrede nommer ce qui lui plaît le plus dansle monde des odeurs.

Untravailde longuehaleine,aussi,car laplupartdes clientsontbiendumal àdécri-releursparfumspréférés.Lesavent-ilsseu-lement? «La plupart du temps, les gensviennentsans idéeprécise,raconteLynHar-

ris dans son laboratoiredeNottingHill, oùelle reçoit, entouréede centainesdematiè-respremières. Ilscommencentparraconterce qu’ils ont porté. Ils parlent souvent desparfums qui ont marqué leur famille, puisdes odeurs de leur enfance…» En quelquesminutes, une conversation particulière setisse. Ponctuée de confidences, de«mouillettes» (les languettes de papiersqu’on imbibe de parfums) trempées dansdes flacons afin de s’assurer que le clientfait bien référence au jasmin et non à lafleur d’oranger. Des discussions qui exi-gent une grande sincérité et un engage-mentabsoludesdeuxparties.

AParis, lepremieràs’êtrelancédanscet-te voie est le créateur Francis Kurkdjian,auteur du Mâle, de Jean Paul Gaultier, ouencore du parfum For Him, de NarcisoRodriguez: «C’était en 2001, et il m’a falluplusieurs années pourmettre au point une

méthode qui me permette de recueillir laparole demes clients et de la traduire avecjustesse.»Ainsi, lepremiercontactavecluise fait par téléphone. Une manière dedésinhiber le discours du client. A l’instard’un psychanalyste, qui choisit de s’as-seoir à l’arrière du divan, Francis Kurkd-jian préfère ne pas croiser de regards, dumoins au début. «On se sent moins jugé,on parle ainsi plus librement de soi »,avoue-t-il.

Puis le créateur commence à formulerquelquespistespourpréparer lapremièrerencontre. Avec lui, le nombre de rendez-vous n’est pas limité : «A 15000euros lacréation surmesure, comment pourrais-jedire à un client insatisfait qu’on ne peutplusrienchanger?C’estpourcelaqu’unpar-fumsurmesure est si cher, parce qu’il nousfaut des mois pour se comprendre et trou-ver la formule», explique Francis Kurkd-

jian, qui vient de lancer une version «surmesure» plus abordable: des fragrances àchoisir directement en boutique pour5000à 7000 euros, avec la garantie quel’acquéreuren sera l’uniquepropriétaire.

Chez Cartier, où l’on a déjà l’habituded’une clientèle aussi privilégiée qu’exi-geante, on propose aussi depuis 2005 unservice de création olfactive personnali-sée. «Le premier rendez-vous est capital,raconte Mathilde Laurent, la parfumeusemaison. Ilpeutdurerplusdetroisheures. Jereçois, avec un traducteur si c’est nécessai-re, dansun salonparticulier, rue de la Paix.C’est larègleabsoluequandonparledesur-mesure: pouvoir rencontrer le parfumeuretnepaspasserparunintermédiairequiris-que de filtrer le désir du client.» Elle partensuite se réfugier dans son laboratoireafin de donner vie à ce que lui a inspiré cetout premier échange. «J’ai besoin de me

ParfumdesoiSuivisparlesgrandesmaisons,quelquesnezmettentdésormaisleurtalentàladispositiondeclients

trèsaiséspourleurcréeruneessencesurmesure.Untravailquirappellelapsychanalyse

Unflaconàsonnom,pourunraffinementancestral

Degauche à droite :vaporisateur

de voyage en cuirpersonnalisé Byredo.Flacon gravé pour eaude parfum surmesure

MillerHarris.Flacon pour eau deparfum surmesure

Stéphanie de Bruijn.Flacon pour parfum

surmesure collectionprivée Guerlain.Flacon en série

limitée personnaliséSerge Lutens.

Flacon pour eau deparfum surmesure

Maison FrancisKurkdjian.

Gravéesàmême le verre, dorées àchaud surun étui en cuir, les initialesne sont plus réservées àune élite. Pro-posée chez lesmarquesdeniche com-mechez les plus connues, la personna-lisationdes bouteillespourrait bienoffrir unnouveausouffle à la parfume-rie. Encore rare il y a deuxans, la «cus-tomisation» des bouteilles de parfumnecesse deprogresser. Le principeconsiste à faire graver ses initiales ousonprénomsur son flaconpréféréousurun étui de voyage en cuir. Ainsi,même lorsqu’elle est vendueauplusgrandnombre, la fragrance la plusbanaleprendun sens personnel.

Cette coutumeancienne estd’ailleurs longtemps restée réservée àl’aristocratieou à la haute bourgeoisie.«AuXVIIIesiècle, dans le cadre dumari-vaudage, les flaconsdélivraientdesmes-sagesà l’être aimé, écrit l’historienneElisabethde Feydeau, auteuredu livreLes Parfums (éd. Robert Laffont, 2012).Les écrins portaient des dédicacescachées oudes déclarations surmesure.Ensuite, cette tradition raffinéea évo-

lué auXIXe et auXXesiècle. Les classesles plus privilégiées ne concevaient pasleur nécessaire de toilette, brosse à che-veuxou flacons àpompe, sans apposerleur chiffre, c’est-à-dire leurs initiales.»

Chez Serge Lutens, dans les jardinsduPalais-Royal à Paris, et à présent surInternet, on proposede graver les ini-tiales ou le prénomdepuis 1992. Il fautcompter 31 euros l’initiale, 77euros leprénom, enplus du prix du flacon deparfum (130 euros les 75ml,www.ser-gelutens.com).Un artisan calligraphecreuse le verre avec une fraise etmar-que ainsi l’objet d’un sceau inédit etraffiné.

Desparfumspréparésà laminutePremiers à avoir exploité la tendan-

cede la customisationdes flacons,deuxFrançais expatriés àNewYorkimaginentunmoyensimple et ultra-modernepourpersonnaliser chacundesproduits de leur ligne, baptisée LeLabo. L’idée de cesdeuxanciensdeL’Oréal: permettre aux clients d’inscri-re lemessagede leur choix sur l’éti-

quettede leursproduits. Dans toutesleurs boutiques, les vendeursprépa-rent le parfumà laminute, c’est-à-direqu’ils remplissent le flacon à la deman-dedu client et collent eux-mêmes l’éti-quette tout juste imprimée.On ressortavec la sensationd’avoir unparfumsurmesure, avec sonnom, sonadresseou la citationde son choix. Le Laboproposemêmeun flaconde voyageenacier à graver de ses initiales(115 euros rempli et gravé,www.lela-bofragrances.com).

D’autresmarques plus institution-nelles ont récemment développédesservices similaires, flattant le narcissis-mede leur clientèle tout en aiguisantleur appétit d’achat. A la BoutiqueéphémèredeDior, on peut faire signerl’undes quatorze flacons de la«Collectionprivée du parfumeur»(prix sur demande, au 368, rue Saint-Honoré, Paris 1er). Demême, sur le siteInternet deGuerlain, on peut apposerses initiales sur n’importe quel flacondéjà existant (30 euros la gravure,www.guerlain.com).

Autres supports de choix, plusnomades: des étuis en cuir gravés àchaudpourmettre son élixir à l’abri.L’AtelierCologne (de 20euros à30euros l’étui gravé surwww.atelierco-logne.fr) ouByredo (35 euros la gravuredes initiales sur son eaudeparfumNécessairede voyage,www.byre-do.com)proposent cette fantaisiepresquebonmarché.

Onvamême jusqu’à proposer lechoixde la typographie, pour faire decette signatureunevéritable expres-sionde sapersonnalité.«Le parfums’est tellement banalisé ces dernièresannées qu’ona envie d’être singulariséavecun flaconà sonnom», expliqueElisabethde Feydeau.

Onpeut aussi apprendreà combi-ner deuxparfumspour se créer sonpropre sillage, comme lepropose JoMalonedans toutes ses boutiques(www.jomalone.fr).Autant demoyensde s’offrir un raffinement ancestral,parfois sans se déplacer et surtout sansque cela coûte le prix d’unevoiture.p

L.B.-C.

XIV 0123Mercredi 18 septembre 2013

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modehomme

Latentationduhigh-tech

sentir“imbibée”deceshistoiresdevie, com-pliquées, étonnantes, aussi foisonnantesquecelles trouvéesdansun roman.»

Souvenirs de promenade en forêt,d’uneodeurmécaniqueoud’uncuirduve-teux… Autant d’évocations qui nourris-sent la créatrice. Il faut patienter quatre àcinqmoisavantdepouvoir sentir les troispremières pistes qu’elle mettra au point.Une fois la piste choisie par le client com-mencent alors de nouvelles discussions.Onarrondit la têteduparfum,onajuste lesillage, on retire les facettes cachées quidérangent,onaccentue lesautresavecdesphrases improbables du genre : «Ce boismesemble tropcarré»ou«Jevoudraisune

fleur grimpanteaumilieudu bitume». Aufinal,uneannéede travail et 50000eurospour obtenir sa propre essence Cartierdansun flacongravé enor et en cristal.

«Je rencontre beaucoup de personnesfrustréespar la parfumerieactuelle, ajouteMathildeLaurent.Cependant,ilnefautpasse leurrer: lademandepourcegenredeser-vices n’a jamais été forte.» Pourtant, aprèsavoir développé un service de parfums«hautecouture»à35000euros, lamaisonGuerlainproposedepuispeudenouvellescréations, à peine moins chères (25000euros tout demême). Il s’agit de composi-tions uniques imaginées par le nez mai-son, Thierry Wasser. Si l’une d’entre ellesséduitunacquéreur,alorselle luiestréser-véeéternellement.

A Stockholmaussi, la demandepour lesparfumssurmesurese fait sentir.«A forced’être contactés par des clients qui nousréclamaient ce service, nous avons décidéde le mettre en place, mais à toute petiteéchelle», expliqueBenGorham, fondateurde lamarquedeparfumsdenicheByredo.Travaillant avec une équipe de parfu-meurs à New York, BenGorham se charged’écouter ses clients et de traduire leursenvies en un «brief» détaillé qu’il trans-met aux experts olfactifs. 16800euros etplusieurs mois d’allers-retours plus tard,leparfumapparaît.

Depuispeu,leparfumsurmesuredispo-se de variations low cost à Paris. Pour untarif compris entre 190 et 5000euros, lacréatrice Stéphaniede Bruijndécline danssa minuscule boutique du 7e arrondisse-ment une palette de parfums à customi-ser.Onytrouvedes«prêtsàporter»àajus-ter d’unenotede son choixou la possibili-téd’avoirun jus «haute couture»enquel-ques semaines.

Idempourlesdeuxjeunesparfumeusesdu Studio Flair qui, à l’aide d’un question-nairedeProust,semettentencompétitionl’une avec l’autre pour élaborer deux pis-tes personnalisées. Le client n’a plus qu’àchoisircellequi luiplaîtetàfinaliser lafor-mule (2200 euros pour un jeu de flaconsaunomdu client). Du côté des profession-nels commede celui des clients, le défi estséduisant,mêmesi lerésultatn’estpasfor-cément spectaculaire. «Transcrire la paro-le d’un néophyte en fragrance requiert destrésorsdepsychologie,prévientl’historien-neElisabethdeFeydeau.Aufinal, il est rarequ’on obtienne mieux qu’une paraphrased’un parfum existant.» Reste l’aventureolfactive: une sorte de thérapie cognitivesensorielle et absolument singulière.p

Lili Barbery-Coulon

Renseignements–Miller Harris Bespoke Perfume à Londres,www.millerharris.com.–Maison Francis Kurkdjian à Paris,www.franciskurkdjian.com.– Parfum SurMesure Cartier, www.cartier.fr.–Maison Guerlain, www.guerlain.com.– SurMesure Byredo à Stockholm,www.byredo.com.– Stéphanie de Bruijn à Paris,www.parfumsurmesure.com.– Studio Flair, www.flair-paris.fr

La haute couture évoquedes images quasi féeriquesoù se mêlent luxe, avant-garde et extravagance ain-

siquelessilhouetteschicsdesmys-térieuses clientes accueillies dansdes salons des hôtels cinq étoiles.L’univers du sur-mesure, versionmasculinedecemondeàpart,sem-ble par comparaison moins faste,plus confidentiel et agite moinsl’imaginaire.Pourtant,ilyestques-tionde lamêmeexcellence.

Comme la couture, ce serviceexclusif possède sa topographiepropre, à commencer par sessalons,concentrédustyledelamai-sonadaptéauxbesoinsdes clients.Symboliquement, il s’agit d’isolerce « luxe des luxes» au cœur desboutiques. « Il y a souvent beau-coup de monde dans notre maga-sin, lesgensdiscutent, les talonscla-quent sur le sol carrelé, expli-que-t-on chez Hermès, au 24,ruedu Faubourg-Saint-Honoré. Nousvoulions créer une ambiance plusfeutrée, plus calme.»

Des pans de verre isolent l’uni-vers des costumesde prêt-à-porterdurestede la collectionmasculine,antichambre du salon surmesure.«Celapermetauxclientsd’avoirunaperçu des tendances en termes decoupes,decolorisetdetissus.»Troismarches en marbre mènent à cetantre mystérieux et familier à lafois. Sur un côté, des modèles decols et de poignets sont exposésdansune vitrine. Face à celle-ci trô-ne un mannequin sur lequel estposéunpatrondevesteauxcoutu-res apparentes. Une manière demettre en scène le travail d’orfèvredes tailleurs qui œuvrent dans unatelier moins luxueux mais plusmystérieuxencore.

Le salon est séparédu reste de laboutiqueparun rideaude cuir bei-ge. Avec ses meubles en bois raffi-nés et ses deux fauteuils club, iltientde lieudeviepourVIP. Surundes murs garnis de moquette, unportrait équestre rappelle les raci-nesd’unemaisonfortementliéeaumonde du cheval. «Nous voulonsqueleclientsesenteà l’aise,presquechez lui.»Dans le fond de la pièce,un second rideau ferme la cabineoù se trouvent un grandmiroir etunportantenacierbrossé, très loindes lieuxd’essayageconfinés.

Cecocon intimeetdiscret a aus-sipourbutdefaciliterlaconcentra-tion et le dialogue avec le client,pierre angulaire du travail surmesure, d’autant que les hommesneparlentpas de leurs vêtements,et encoremoins de leurs corps, de

lamêmemanièreque les femmes.Chez Brioni, à Milan, le maître

tailleur Angelo Petrucci, «artisanorfèvre» essentiel pour tout adep-te du costume sur mesure à l’ita-lienne, confirme: lapremièrepha-se d’une prestation surmesure estl’écoute. Le lieu doit permettre deconjuguer«lesdemandesdel’ache-teuravecun résultat fonctionnel etconformeauxdifférentstypesdesil-houettes à travers une observationméticuleuse». Idéalement, on doity trouver les échantillonset tout lematériel nécessaire au réglage dumoindre détail technique, maisaussi tout ce qui peut rappeler lestyle de lamaison, ce qui, précisé-ment,aattiré leclientàcetteadres-seplutôtqu’àuneautre.

Autrement dit, le salon sur-mesure doit être l’union parfaitedu fondetde la formede l’esprit etde la lettre. La griffe anglaise Dun-hill, fondéeàLondresen1883etliéeà ses débuts au sport automobilenaissant, a ouvert dans la capitalebritannique une de ses homes (lesautres se trouvent en Asie). Unevéritable demeure de gentleman,quia toutdu fantasmepouranglo-phile fan de costumes british. Ins-tallée dans le très chic quartier deMayfair, cettemaisonabrite, entreautres,unspa,unecaveàvinsetunbarbier. Et bien sûr un service devêtementssurmesure.

Cetancienmanoir,baptiséBour-donHouse,construiten1720etquifut la résidence du duc de West-minster, incarne un style de vie,celui des clubs pour gentlemen

devenus à la mode au début duXXesiècle et qui continuent d’ani-merlaviesocialedesquartiershup-pés de Londres. Ce lieu exception-nel sert au passage à souligner lepedigree de la maison et à asseoirson prestige, un exercice de com-munication immobilière sur l’his-toire d’une demeure auquel leshommessont toujours sensibles.

On peut retrouver cet espritsérieuxetcultivéàParis,chezChar-vetparexemple,maison françaiseinstalléedans l’hôtelGaillardde la

Bouëxière, construit au XVIIIesiè-cle à l’entrée de la place Vendômeet aujourd’hui classé monumenthistorique. Le deuxième étage estréservéaux chemises et a des allu-res de bibliothèque: des milliersde tissus enroulés sur des tam-bours habillent la pièce principaledu sol au plafond. Pas moins de6000 références classées par thè-me y sont disponibles, dont prèsde 500uniquementpour le blanc.

Dans une petite salle adjacentesont exposées les multiples for-mes de cols et de poignets. Legrand nombre de combinaisonsattire les connaisseurs et autresobsédésdelaboutonnièredumon-

de entier. A tel point que l’endroitest surnommé «the candy store»(le magasin de friandises) par cer-tains clients étrangers, expliqueAnne-Marie Colban, codirectriceduprestigieuxchemisier.

Ces salons illustrent la volontédesmarquesd’inscrireleuractivitésur mesure dans la modernité.Chez Ermenegildo Zegna, au 50,rue du Faubourg-Saint-Honoré,l’universfamilialdelamaisonaétéréinterprété par PeterMarino, l’ar-chitecte spécialisé dans le luxe quisigne des boutiques pour Chanelou Louis Vuitton. Pour la «VIProom», perchée au troisième éta-ge, il a imaginéuncoconlumineuxetsensueloùsemêlentboiseriesettons crème, canapé moelleux etouvragesd’art en italien.Unevraiescène d’intérieur pour magazinede luxe qui reste cependantaccueillante.

Mêmesilesur-mesureestunsec-teur confidentiel, il s’est rarementaussi bien porté. La preuve: la grif-fe Berluti, propriété de LVMH, ainvesti l’adresse du tailleur pari-sien Arnys, rue de Sèvres, pourmieux conserver ses ateliers. A lafin de l’année, le lieu rouvrira sesportes et proposera un départe-ment sur mesure, avec des piècesestampillées «Berluti par les ate-liers grande mesure Arnys». Lebonus de lamaison? La possibilitédevisiterunepartie de ces fameuxateliers,pourvoirévoluerendirectson costume. Et apprécier pleine-ment lesprivilègesdece service.p

Aude Lasjaunias

DessalonspourVIPDes lieuxd’exception,qui cultivent lestylede lamaison,accueillent les clients

quiviennentchoisir leurcoupeet leur tissuentoutediscrétion

Leparfumeurnepeutsecontenterd’interpréter.

Ildoitseconnecteràlamémoireolfactive

desonclientet luipermettre

denommercequiluiplaîtdanslemonde

desodeurs

Cessalonsillustrentlavolonté

desmarquesd’inscrire leuractivitédanslamodernité

Parallèlement auxateliers traditionnels,de jeunes entreprises se lancentdans lesur-mesure 2.0, afin de rendre ce serviceplus accessible.Mais aucun logiciel nepeut remplacer la part d’humaindans lamécaniquedu tailleur. «Je rêvais depos-séderunvêtement surmesure,mais jen’enavais pas lesmoyens, les délais defabricationétaient trop longs, expliqueNicolasWolfovski, cofondateur avecFrançoisChambauddesNouveauxAte-liers.Ce serviceneme semblait pas adap-té àmonmodede vie.»

Lesdeuxassociésdécidentdemisersur la technologieenutilisantunscanner3D.«L’Institut françaisdu textile etde l’ha-billementutilise cetappareilpour ses cam-pagnesdemensurationde lapopulation.Il prend200pointsdemesure enuneseconde», indiqueNicolasWolfovski. Si lamachinepermetde réduire l’acted’achatd’unepièce surmesureà«unedizainede

minutes», elleoffreaussiungaindedeuxà trois jours sur la fabrication.

Ici, le corps du client estmodélisé grâ-ce à un logiciel, et un essayagevirtuelpermetde procéder aux éventuels réa-justements.Une optimisationdu tempsqui permet aussi auxNouveauxAte-liers de proposer des prix plus aborda-bles. «Dans 85%des cas, le premieressayage est le bon. Sinon, nous offronsévidemment les retouches», préciseM.Wolfovski.

«Vigilants sur la variablehumaine»Avoir recoursàunemachinenemet-il

pasenpéril unepartiede l’âmede cetteprestation?«Nous restons très vigilantssur la variablehumaine. La technologiene s’y substitueenaucuncas», rassureNicolasWolfovski.

Pionnierdans l’utilisationd’unemachine3D–depuis 2006–, Stephan

Ricardet SophieSamson, fondateursdelamaisonSamsonen1999,ont eu letempsdemesurer l’importancedecettepartsensible.Dans leurboutique lyonnai-se, ilsutilisentunemachinedéveloppéespécialementpour le labelpar l’Institutsupérieurde l’imageetdusondeChalon-sur-Saône (Saône-et-Loire).«L’appareilnous sertuniquementàamenernosclientsvers les gensqui ont le savoir, affir-meStephanRicard. La technologies’atta-cheàdesdonnéesobjectives,mais il estessentieldeprendreencompte l’attitudeduclient et lamanièredont il a enviedevivredans soncostume.»

Lesaltérationsoupointsdemesurepris enconsidérationdans la confectiond’unepièce sontdonc réalisésmanuelle-mentpar les équipesde leursboutiquesparisiennes.«Rienne remplace l’experti-sehumaine», insisteStephanRicard.p

Au. L.

Le salon chezErmenegildoZegna:l’universfamilial de lamaisonréinterprétépar l’architectePeterMarino.NICOLAS KRIEF

POUR «LE MONDE»

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