MICHÈLE BAR RIÈRE

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Le Sang de l’her mineRoman noir

JC LATTÈS

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Pré am bule

1516. Un jeune homme de vingt- deux ans règne sur la France. Grand, beau, intel ligent, cultivé, tout lui sou rit. Pour tant, rien ne des ti nait François d’Angoulême, duc de Valois, à deve nir roi. Il a fallu que Charles VIII et Louis XII meurent sans héri tier mâle pour qu’il accède au trône. Adulé par sa mère, Louise de Savoie, sa sœur, Mar gue rite d’Alençon et sa dis crète épouse, Claude de France, ce gar çon impé tueux et char meur croit en son des tin. Nourri de récits che va le resques mais ouvert aux écrits des huma nistes, féru de beauté mais jaloux de son pou voir, il ne rêve que de gloire pour lui et son royaume.

Quelques mois après son cou ron ne ment, le 14 sep -tembre 1515, François rem porte la bataille de Marignan. Une aubaine pour asseoir son auto rité ! Marignan ! Une expé di tion hasar deuse qui coûte la vie à plus de seize mille hommes et n’est qu’un des nom breux épi -sodes des onze guerres d’Italie menées entre 1494 et 1559 pour de sombres rai sons dynas tiques. Mais, grâce à la pro pa gande de l’époque, il devient « le plus vaillant des princes » et entre dans la légende. François

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res tera per suadé qu’il est un stra tège hors pair. En oubliant que, sans la cava le rie véni tienne, l’affaire aurait tourné au désastre. Qu’importe ? On le dit l’égal de Charlemagne, de César… Ses futures aven tures mili -taires le prouveront- elles ? Nous ver rons.

D’autant que d’autres sou ve rains, aussi jeunes et aussi avides de gloire que lui, se dis putent l’Europe. En Angleterre, Henri VIII, âgé de vingt- cinq ans à peine, se dit tou jours héri tier du royaume de France. À seize ans, Charles de Habsbourg, roi d’Espagne, futur Charles Quint, ne rêve que de faire valoir ses droits sur la Bour gogne. Soliman qui devien dra le Magni fi que a le même âge que François et une seule envie : étendre l’empire otto man à l’ouest du Bosphore. À l’aube d’un nou veau monde qui a vu la décou verte de l’Amérique, ces jeunes hommes vont se faire la guerre, se tra hir et s’allier au gré des confl its.

Si la France a fait son unité sous le règne de Louis XI, l’Italie est mor ce lée en plus de douze États indé pen -dants, qui se battent pour la supré ma tie poli tique. Parmi eux, Milan, Venise, Flo rence, les États pon ti fi caux, Naples, Gênes, Mantoue… Mais l’Italie reste le creu -set des arts et de la pen sée. Tous les regards se tournent vers Rome, où s’affrontent Raphaël et Michel- Ange. Quant à Léo nard de Vinci, ses triomphes fl o ren tins et mila nais sont loin der rière lui. Il n’a plus sa place dans la compé tition que se livrent d’autres géants…

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Des filets de sang macu laient la four rure de l’her -mine. Léo nard s’appro cha. Avec dou ceur, il enleva les clous cru ci fiant le petit ani mal. Et les jeta au loin d’un geste rageur. Elle était morte, mais il la pressa contre lui. D’un doigt léger, il effleura les oreilles déli cates, le pelage aussi fin que de la soie. Il caressa le corps encore tiède. Il revoyait l’her mine lovée dans le giron de Cécilia, imma cu lée, le museau fré -mis sant, l’œil aux aguets, prête pour un nou veau jeu.

Cette mort annon çait la sienne, il le savait. La par -tie était fi nie. Ses yeux prirent la cou leur froide de l’ardoise. Pour quoi ces lâches ne s’en prenaient- ils pas à lui ? Qu’ils viennent donc l’affron ter face à face. Pour quoi faire souf frir un ani mal innocent ? Qu’ils viennent donc mugir leur haine en pleine lumière. La cruauté l’in suppor tait. Il l’avait tant vue à l’œuvre, détrui sant les créa tures de Dieu. Assas si ner l’inno -cence le ren dait fou. Ne pouvait- on le lais ser en paix ? Lui qui était si las et n’avait plus rien à don ner au monde. Par tir ? Fuir ? Ne l’avait- il pas tou jours fait ?

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Soit, il par ti rait. Rome n’était plus qu’un tom beau pour lui. On dit que l’her mine pré fère tou jours la mort à la souillure. Et lui ?

La haute sil houette poussa la porte et dis pa rut dans la pénombre du palais.

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La truite se réfu gia dans un trou d’eau à l’ombre des noi se tiers bor dant la rive. Quentin pesta. Elle allait lui échap per. Retrou vant les gestes de son enfance, il passa la main sous les grandes herbes. Fen dant l’eau, la truite s’en fuit, mais le bar rage de tiges de saule entre -la cées l’arrêta. D’un bond, il fut sur elle, sai sissant à deux mains le corps glis sant. Il la sor tit de l’eau. Elle était de belle taille. Son ventre nacré, ses mou che tures noires res plen dis saient au soleil. Elle se débat tait avec vigueur. Quentin glissa sur une pierre, faillit lâcher sa prise. Revenu sur la rive, il la main tint à terre et, avec un caillou, lui assena un coup sec sur la tête. La truite morte rejoi gnit les trois autres, accro chées par les ouïes sur son bâton.

Ravi de son adresse, Quentin s’allon gea dans l’herbe. Le manque de som meil se fai sait sen tir. Un affreux cau che mar l’avait tenu éveillé une par tie de la nuit. Il n’arri vait pas à se défaire de la frayeur qui l’avait saisi quand un grif fon ailé s’était envolé de la plus haute tour du châ teau et était venu se poser auprès de lui. Dans la pénombre, les yeux sang et or de l’ani mal brillaient

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d’un éclat mena çant. Quentin avait cher ché à s’éloi -gner, mais ses jambes ne le por taient plus. Le grif fon avait déployé ses ailes, qui s’étaient refer mées sur le corps du jeune homme. À tâtons, il avait voulu s’empa -rer de son épée et tran cher l’étreinte mor telle. Inertes, ses bras ne lui obéis saient pas. Des nuées de pous sière grise avaient obs curci le ciel, une langue de feu avait zébré l’hori zon. Par milliers, des aiguilles lui avaient trans percé le corps. Sa peau par tait en lam beaux. La dou leur était into lé rable. Son esprit vacil lait. Un vent violent s’était levé, des voix hai neuses s’étaient fait entendre. Le grif fon s’était envolé, res ser rant ses ailes de pierre sur sa proie. Dans un der nier sur saut pour échap per à la mort, Quentin s’était réveillé.

Aux pre mières lueurs de l’aube, inca pable de se ren -dor mir, il avait quitté le manoir et s’était rendu au bord de l’Iton. Par expé rience, il savait que seule l’acti vité phy sique pou vait lui per mettre d’oublier ces visions noc turnes. Il y avait pour tant bien long temps qu’elles n’étaient pas venues le tor tu rer. Ce mois d’août 1516 avait fort bien commencé. Après plus d’une année au ser vice du roi François Ier, il était ren tré chez lui. En Normandie, au Mesnil- Jourdain. Il avait retrouvé avec bon heur la val lée de l’Iton, le manoir fami lial, et ses proches. Comme tou jours, son père avait à peine fait atten tion à lui, mais Quentin ne lui en vou lait pas. Antoine du Mesnil était bien trop occupé à sur veiller sa future récolte de pommes. Il avait tou jours été un ori -gi nal, attiré par les nou veau tés du monde des sciences. Sa der nière lubie, implan ter des arbres frui tiers sur son domaine, lui pre nait tout son temps. Quand il n’avait

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pas le nez plongé dans des ouvrages d’agro no mie, il par cou rait ses jar dins, un cou teau à gref fer ou un panier d’osier à la main. Les pre miers résul tats étaient pro met -teurs. Seule Mathilde, la sœur de Quentin, trou vait à y redire. Que faire de tous ces fruits ? Après en avoir dis -tri bué à tous leurs gens, il lui res tait des paniers entiers sur les bras. Mathilde était une râleuse. Quentin ne dou tait pas un seul ins tant que, d’ici peu, elle inon de -rait le mar ché de Louviers des récoltes pater nelles. Lui n’avait la fi bre ni agri cole ni commer çante, et aucune envie de s’enter rer à la cam pagne. Même s’il appré ciait chaque seconde du temps passé auprès de sa famille, Quentin se réjouis sait du des tin qui l’avait conduit à ser vir le plus grand roi du monde. À vingt- deux ans, pouvait- il rêver mieux ? Sa charge de maître d’hôtel à la cour lui conve nait par fai te ment.

Il dis cer nait au loin le clo cher du village d’Hondou -ville, ses pauvres masures où les fes tins se résu maient à des bou dins et des sau cisses et où nul bal masqué ne serait jamais donné. À son arri vée au manoir, il avait tro qué ses chausses et son pourpoint contre des braies gros sières et une che mise de chanvre tis sée par la femme d’un de leurs tenan ciers. Un accou tre ment de pay san qui ferait se gaus ser ses cama rades d’Amboise.

Sen tant le som meil le gagner, il tourna le dos au soleil. De la main, il écarta une mouche insis tante. Dans le loin tain, les cloches son nèrent la neu vième heure du jour.