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1111 - juillet 2010 SOMMAIRE : PRIX en FRANCE 2,20 ISSN : 0398-2076 commission paritaire N°0413 I 83051 ACTUALITÉ page 2 Au fil des jours J EAN-PIERRE MON fait un petit tour dans l’actualité : dépenses d’armement, aéroport fantôme, déclarations de politique politicienne, et puis encore chômage et écarts de richesses. page 3 Autre approche, même objectif M ARIE -L OUISE D UBOIN souligne la concordance de vue entre Bernard Friot et les distributistes et fait l’éloge de ses suggestions pour que la bataille défensive contre la “réforme” de retraites se transforme enfin en une lutte pour un vrai progrés social. page 5 Rigueur contre relance J EAN -P IERRE M ON montre les incohérences dans les discours de “décideurs” qui voudraient relancer les économies tout en réduisant énormément les dépenses. page 9 L’onde de choc planétaire C HRISTIAN A UBIN présente un tableau édifiant des résultats obtenus dans les pays où elles sont déjà appliquées, des mesures dites de “sauvetage” qui vont être prises partout sous prétexte que “la rigueur” est devenue nécessaire. RÉFLEXION page 11 Travailler plus ou travailler moins ? ROLAND POQUET dénonce l’incitation des gouvernements à vouloir que tout le monde travaille plus alors que toutes les conditions sont réunies pour une réduction du temps de travail ! page 12 Carnet de route au Maroc B ERBARD BLAVETTE ne souhaite pas, quand il voyage, ne voir que des façades pour touristes pressés. Alors, étant allé récemment au Maroc, il a tenté d’approcher, autant que possible, la réalité vécue par la population. Il en rapporte ses impressions. La Grande Relève FONDÉ EN 1935 MENSUEL DE RÉFLEXION SOCIO-ÉCONOMIQUE VERS LA DÉMOCRATIE D’UNE ÉCONOMIE DISTRIBUTIVE «Vous voulez les pauvres secourus, moi je veux la misère supprimée» V. Hugo.

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N° 1111 - juillet 2010 SOMMAIRE :

P R I X e n F R A N C E 2 , 2 0 € I S S N : 0 3 9 8 - 2 0 7 6 commission paritaire N°0413 I 83051

• ACTUALITÉ

page 2 Au fil des jours

JEAN-PIERRE MON fait un petit tour dans l’actualité : dépenses d’armement, aéroport

fantôme, déclarations de politique politicienne, et puis encore chômage et écarts de richesses.

page 3 A u t r e a p p r o c h e , m ê m e o b j e c t i f

MA R I E-LO U I S E DU B O I N souligne la concordance de vue entre Bernard Friot et

les distributistes et fait l’éloge de ses suggestions pour que la bataille défensive contre

la “réforme” de retraites se transforme enfin en une lutte pour un vrai progrés social.

page 5 R i g u e u r c o n t r e r e l a n c e

JE A N-PI E R R E MO N montre les incohérences dans les discours de “décideurs” qui

voudraient relancer les économies tout en réduisant énormément les dépenses.

page 9 L ’ o n d e d e c h o c p l a n é t a i r e

CH R I S T I A N AU B I N présente un tableau édifiant des résultats obtenus dans les

pays où elles sont déjà appliquées, des mesures dites de “sauvetage” qui vont être prises

partout sous prétexte que “la rigueur” est devenue nécessaire.

• RÉFLEXION

page 11 T r a v a i l l e r p l u s o u t r a v a i l l e r m o i n s ?

ROLAND POQUET dénonce l’incitation des gouvernements à vouloir que tout le

monde travaille plus alors que toutes les conditions sont réunies pour une réduction du

temps de travail !

page 12 C a r n e t d e r o u t e a u M a r o c

BE R B A R D B L AV E T T E ne souhaite pas, quand il voyage, ne voir que des façades pour

touristes pressés. Alors, étant allé récemment au Maroc, il a tenté d’approcher, autant que

possible, la réalité vécue par la population. Il en rapporte ses impressions.

La Grande RelèveF O N D É E N 1 9 3 5

M E N S U E L D E R É F L E X I O N S O C I O - É C O N O M I Q U E

V E R S L A D É M O C R A T I E D ’ U N E É C O N O M I E D I S T R I B U T I V E

«Vous voulez les pauvres secourus, moi je veux la misère supprimée» V. Hugo.

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NO U V E A U R E C O R DAu cours de l’année 2009, le monde a consacré1.531 milliards de dollars aux dépenses mili-taires, soit une augmentation de 5,9 % par rap-port à 2008 et 49 % par rapport à 20001. Leschampions sont : les États-Unis avec 661 mil-liards de dollars (soit 43% du total mondial), laChine, avec environ 100 milliards de dollars et laFrance avec 63,9 milliards de dollars. L’InstitutInternational pour la paix de Stockholm (SIPRI)a constaté une hausse des dépenses militairesdans 65 % des pays pour lesquels il a pu se pro-curer des chiffres. Par zone géographique, c’estl’Asie-Océanie qui a le plus augmenté sesdépenses avec une hausse de 8,9 %.

L’A É R O P O RT FA N T Ô M ECeux qui ont vu le film Let’s make money dontnous avons abondamment parlé2 se souviennentcertainement de la séquence sur les construc-tions démentielles faites au voisinage d’Alméria,qui restent inhabitées malgré les luxueusesinfrastructures (piscines, terrains de golf quiconsomment autant d’eau qu’une ville de 20.000habitants) et que la municipalité a prises à sacharge pour en éviter la dégradation. Une autre grande victime de la bulle immobi-lière espagnole fait aujourd’hui l’actualité3. C’estl’aéroport privé de Ciudad Real, dans la régionde Castille-La Mancha, à quelque 50 minutes deTGV de Madrid. Il était destiné, selon ses pro-moteurs, à devenir la seconde plateformeaérienne de la capitale, consacrée au trafic descompagnies à bas coût. Son énorme aérogare aété dimensionnée pour recevoir 2,5 millions depassagers par an (objectif prévu pour fin 2011).Les promoteurs prévoyaient même la possibilitéde construire deux autres terminaux du mêmetype. Las ! au lieu des 750.000 passagers atten-dus la première année, l’aéroport n’en a comptéque 53.557 en 2009. Et 2010 s’annonce pire. Lacompagnie gestionnaire de l’aéroport a été miseen liquidation judiciaire, la société propriétaireCR Aeropuertos a accumulé 290 millions d’eu-ros de dettes et la Caisse d’épargne de Castille-La Mancha, qui a financé l’opération à 40 %, aété placée sous tutelle de la Banque d’Espagne. Évidemment, le gouvernement socialiste de larégion veut encore sauver ce qui peut l’être : unesubvention publique a convaincu Ryan Air demaintenir ses trois vols hebdomadaires, et unesociété publique, créée dans l’urgence, a mis 140millions d’euros à la disposition de l’aéroportprivé. En Espagne, comme ailleurs, on socialiseles pertes !

LE PS «SE TROMPE DE COMBAT»Pour Michel Rocard, le PS fait fausse route4.Dans un entretien à France-Soir, l’ancien Premierministre de François Mitterrand estime que le PS«se trompe de combat» en faisant de l’âge légal de

la retraite «un symbole» et juge que la réforme dugouvernement est «courageuse», même si «beau-coup de problèmes ne sont pas tranchés». MichelRocard revient sur le Conseil des ministres oùFrançois Mitterrand a décidé d’abaisser l’âgelégal de 65 à 60 ans, en 1981, pour dire : «Tous lesministres en charge de l’économie – même LaurentFabius et surtout Jacques (Delors) – étaient effondrés,décomposés. Moi aussi. Mais il s’agissait de faireplaisir au Parti communiste et de magnifier le carac-tère social du gouvernement».Quel courage pour faire de tels aveux … 29 ansplus tard !

PROGRAMME DE SALUT PUBLICJean-Pierre Chevènement vient de présenter sonprogramme de salut public pour «redresser laFrance» car, pour lui, «la France est atteinte dedépression profonde. Elle n’a pas de projet national».Comment pourrait-elle en avoir puisqu’elle s’estlié les mains avec le traité de Maastricht ? «Uneerreur fondamentale, avec la création de la monnaieunique et celle de la Banque centrale européenne quia entraîné l’Europe dans la crise et le chômage». Ilss’en prend aussi aux politiques «qui ont mis laFrance en congé» en votant le traité de Lisbonneet au PS «qui n’a pas pris la mesure de la situation,enfermé dans son ornière sociale libérale» et dans leprogramme duquel il «cherche en vain le projetnational dont la France a besoin».

CH Ô M A G ESelon les données publiées le 24 juin par le mi-nistère de l’économie, le nombre des deman-deurs d’emploi de catégorie A, c’est-à-dire despersonnes en recherche active d’emploi, a aug-menté de 22.600 personnes en mai, soit 0,8 % parrapport au mois d’avril où la hausse avait été de0,6 %. Par rapport à mai 2009, la hausse est de7,1 % ; le nombre des sans emploi atteignait ainsien mai 2.699.600 personnes. Si on y ajoute lesdemandeurs d’emploi exerçant une activitéréduite (ce qu’on appelle les catégories B et C), lahausse est de 9,4 % d’une année sur l’autre.

É C A R T S D E R I C H E S S ED’après une enquête publiée le 21 juin parl’Office européen des statistiques, l’écart de pou-voir d’achat des habitants de l’UE reste impor-tant. Il est de 1 à 7 entre un Luxembourgeois etun Bulgare. Il est vrai que, par rapport à unemoyenne de 100, le Luxembourg arrive en têteavec un niveau de richesse par habitant quiatteignait 268 % en 2009. (C’est bien d’être unparadis fiscal !) L’Irlande est en seconde positionavec 131 % (elle est pourtant en grande difficul-té économique). L’Allemagne atteint 116 %, laBelgique 115 % et la France 107 %. Les pluspauvres sont la Roumanie (45 %) et la Bulgarie(41 %).

Jean-Pierre Mon.LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010

C H R O N I Q U E

Rapport annuel duSIPRI, 02/06/2010

1

La Grande Relève, N° 1097, avril 2009.

2

Le Monde, 27-28/06/2010.

3

Les Échos,25/06/2010

4

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LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010 3

É D I T O R I A L

Autre approche, m�me objectifpar M a r i e - L o u i s e D u b o i n

A h ! Si seulement les futurs retraités, et surtoutleurs représentants syndicaux, étaient capablesde se servir de l’expérience que nous vivons,

nous les jeunes retraités de la fonction publique ou desprofessions libérales ! Ils feraient valoir qu’il n’y a pasde situation plus heureuse que la nôtre : nous tra-vaillons sans être sous la tutelle du marché, notre quali-fication est reconnue et nous assure un traitement suffi-sant, et, en plus, nous avons gardé assez de relationspour pouvoir, au sein d’un groupe, poursuivre une acti-vité bénévole librement choisie et évidemment utile !Telle est, en substance, l’argumentation soutenue parBERNARD FRIOT pour affirmer que la bataille contre laréforme des retraites est l’occasion formidable qu’il fautabsolument saisir pour transformer la société, sortir dela tyrannie des marchés et de son système financier quifait des citoyens de vrais “mineurs” sociaux. «S’il devient évident, et de pratique courante, que l’on estpayé après 60 ans pour inventer un rapport au travail libéréde la subordination, de la marchandise, de la valeur travail,quelle force aura une même dynamique d’émancipation dutravail avant 60 ans !… C’est la production de tous les bienset de tous les services qui mérite d’être assurée par des salariéslibérés de l’emploi et de la marchandise !» écrit-il dans son

livre L’enjeu des retraites. En le lisant, je me suis rappelé notrerencontre à Strasbourg, il y aquelques années, pour un débatpublic entre trois personnes : lui-même, un représentant local desVerts et moi. L’organisatrice,Caroline Eckert, avait pensé qu’enprésentant l’idée d’économie derépartition qu’est l’économie distri-butive, j’allai me trouver plusproche de la position des Verts quede celle de Bernard Friot dont ilsemblait qu’il sacralisait trop le

salaire, alors qu’au contraire, nous voulons le dépasserpour “affranchir”, émanciper les salariés en libérant lasociété de la tutelle du marché capitaliste. Et c’est lecontraire qui s’est produit : nous ne nous sommes pasdu tout compris avec le Vert, pour qui le souci écolo-gique ne remet pas en question les bases du capitalisme,alors que nous nous sommes trouvés sur le même ter-rain de lutte avec Bernard Friot… après, toutefois, qu’ilait expliqué ce qu’il entend quand il emploie le mot“salaire” : pour lui le salaire n’est pas le prix de vented’un travail ; il désigne par ce mot tout un ensemble dedroits sociaux et de garanties, aujourd’hui lié au salaire,mais qu’il veut voir maintenu au delà de l’emploi. Notreaccord s’est confirmé à Genève lorsque nous avons par-ticipé ensemble à une réunion de l’association pour lerevenu universel garanti, (BIEN) que j’ai contribué àfonder à Louvain-La-Neuve en 1986.

Ce qu’entreprend Bernard Friot avec L’enjeu des retraitesest très courageux : il veut convaincre les opposants à laréforme des retraites qu’ils se sont engagés sur unemauvaise piste en se plaçant dans l’argumentaire des“réformistes”. Ils adoptent, à tort, le point de vue desréformateurs quand ils admettent que les retraités netravaillent pas (comme n’étaient pas censées travaillerles bonnes sœurs qui soignaient autrefois les maladesdans les hôpitaux). Ils ont tort également d’accepterl’idée que leur retraite soit un salaire différé, car cela vajusqu’à leur faire accepter d’insupportables et odieuxcalculs, par exemple le principe d’une “contributivité”égale à 1, ce qui signifie que leur retraite soit calculée defaçon à ce que la somme des salaires (validés ou coti-sés ?) qu’ils ont touchés avant soit égale à la somme despensions qu’ils vont toucher après, jusqu’à leur mort, enestimant leur espérance de vie sur la base de statistiquesadmettant qu’un cadre vit plus longtemps qu’un non-cadre ! Ils ont absolument tort d’adopter le diagnosticdes réformateurs (dont il rappelle au passage que leursarguments sont faux) à propos d’un soi-disant problèmedémographique (qui évacue toute variation de produc-tivité) ou d’une nécessaire “solidarité intergénération-nelle”, ce qui n’a pas de sens pour la société dans sonensemble. Voilà plus de trente ans qu’ils s’opposent, envain, contre cette “réforme” réputée à tort “nécessaire”,menée systématiquement, tour à tour, par la droite quiveut maintenir un monde qui l’avantage, et par une pré-tendue gauche qui n’imagine pas un autre monde pos-sible. En vain, parce qu’ils sous-estiment l’enjeud’émancipation du travail que serait la contre-proposi-tion de ce que notre auteur appelle le salaire continué. La présentation qu’en fait ce sociologue est très astu-cieuse par au moins deux aspects. Il montre qu’un véri-table progrès des pensions s’est d’abord poursuivi aucours XXème siècle, et que c’est à partir de 1987, aucontraire, que les paliers franchis par la “réforme” desretraites ont été une véritable régression, il s’agit doncde la stopper et repartir vers le progrès social. Et il pré-sente sa contre-proposition non comme une “utopie”,mais comme la situation vécue, et jugée tout-à-fait satis-faisante par les jeunes retraités (de tous âges) qui «n’ontjamais tant travaillé», «qui n’ont jamais été aussi heureux detravailler» parce qu’ils travaillent sans tutelle, bénéfi-ciant, comme lui-même, de certains atouts, dont unrevenu suffisant, et qui aimeraient que tout le mondejouisse de pareille situation. Ce qui réfute d’emblée l’ar-gument qui nous est si souvent opposé : si tout lemonde est payé, personne ne voudra plus travailler… Au fur et à mesure qu’il dénonce les divers aspects de ladémarche réactionnaire, il évacue tout malentendu surle sens des mots employés, dont celui de valeur travail,qui implique que toute chose ou tout service n’a devaleur qu’en fonction du temps salarié de sa produc-tion, et d’autres, tels que revenu différé, répartition, régime …

175 pages, 12 euros

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4 LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010

La nouvelle R�sistanceP r i s a u v o l p a r G U Y E V R A R D , v o i c i q u e l q u e s p r o p o s é mis à la radio, depuisLO N D R E S, sur France Inter, le 18 juin dernier :

À propos de la (contre)-réforme actuelle desretraites, RAYMOND AUBRAC , anciengrand résistant, rappella que la France a pudévelopper la solidarité nationale au lende-main de la guerre, alors que notre pays étaitdix fois moins riche qu’aujourd’hui. Il condamne la régression progressive decette solidarité, contre la volonté de la po-pulation.

«En juin 1940, un Français plus lucide que la plupart de ses conci-toyens, les a appelés à un sursaut pour que survive leur patrie. Aujourd’hui, le risque est plus dramatique encore. Ce n’est plus unenation qui est en danger, c’est l’humanité elle-même. Souvenons-nous de la mise en garde du philosophe Montesquieu :«Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable àma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chosequi fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je cherche-rais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fûtpréjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudi-ciable au genre humain, je le regarderais comme un crime». Trois siècles plus tard, ce regard angoissé est plus réaliste quejamais. Les humains doivent faire face à deux ensembles demenaces : d’une part, celles que leur imposent les contraintes et leslimites de la planète, d’autre part, leur aveuglement qui les incite àlutter les uns contre les autres dans une compétition acharnée, alorsque leur aventure collective exige une coopération généralisée. Toutest prêt, soit pour un brutal suicide nucléaire de notre espèce, soitpour un long enlisement dans les inégalités et les injustices provo-quées par l’économie triomphante. Cependant, l’avenir n’est pas écrit, l’avenir est entre nos mains, sinous le voulons».

ALBERT JACQUARD.

«Le programme issu du Conseil National dela Résistance fut le ciment des différentesfamilles de la Résistance et elles le votèrentà l’unanimité. Il définissait les valeurs de laFrance pour les années à venir, aprés la vic-toire. Deux points importants en étaient laliberté de la presse et la fin des féodalitéséconomiques. Il est aujourd’hui progressi-vement démantelé par la droite des affaires.C’est grave, mais on va gagner...»

STÉPHANE HESSELANCIEN AMBASSADEUR DE FRANCE

«Savoir dire non aux idées reçues, à la pensée dominante. ..»JEAN-LOUIS CRÉMIEUX-BRILHAC, historien.

salarial et régime de prévoyance, équité, égalité, assistance…On découvre ainsi, peu à peu, que ce que propose BernardFriot sous le terme, à l’abord déroutant, de salaire conti-nué, est profondément en accord avec nos propres pro-positions. Nous sommes en plein accord sur l’essentiel :le rejet de la propriété lucrative pour ne considérer que lapropriété d’usage, la négation d’avoir besoin de la créa-tion monétaire par les banques pour investir, l’affirma-tion que l’économie peut fonctionner sans aucunelogique de prêts à intérêt et d’épargne. Nous proposons pour cela une monnaie ne circulant pas,adaptée à la distribution des richesses produites, et quirendrait l’impôt inutile ; alors qu’il propose, avec la mon-naie actuelle (?), de financer l’investissement par unecotisation de l’ordre de 35 % sur les salaires bruts. Il restequ’un principe de base est le même : le “support desdroits sociaux et économiques” ne doit plus être l’emploi,avec ses aléas. Il est, pour Friot, la qualification, reconnue,assurée et attribuée personnellement par l’institutionpublique ; il est pour nous le droit de tout citoyen(ne)d’avoir les moyens d’être, d’épanouir sa personnalité(donc sa qualification…) au sein de la société humaine.Chacun(e) doit donc recevoir personnellement et réguliè-rement ce qu’il appelle salaire (refusant de l’appeler reve-nu universel) et que nous appelons revenu social ; verséà partir de la sortie du lycée pour lui, dès la naissancepour nous. Il propose pour son montant une hiérarchie à

4 ou 5 niveaux, en fonction la qualification (correspon-dant donc des salaires mensuels de 2.000, 4.000, 6.000,8.000 ou 10.000 euros) ; nous proposons pour tous unemême base et laissons au débat démocratique la chargede décider d’y ajouter ou non des compléments, en fonc-tion des besoins plutôt que de l’activité ”individuelle”,qui nous paraît difficile à mesurer.Mais l’objectif, pour lui comme pour nous, est «la condi-tion nécessaire pour que chacun puisse participer à ladéfinition des fin et des moyens du travail, parce que sacapacité est indiscutée, son salaire assuré, son insertiondans un réseau de pairs vivante, son recours à des insti-tutions représentatives possible». Autre idée géniale proposée par Bernard Friot aux objec-teurs de la “réforme” des retraites, et à soutenir tout desuite : de même que 18 ans est l’âge de la majorité, fairede l’âge de 60 ans, l’âge politique du début d’une secondecarrière placée hors de toute responsabilité opérationnel-le. Concluant avec lui que puisque «la crise a fait ladémonstration de l’incapacité des détenteurs de capital àassumer la société dans son ensemble en portant l’inté-rêt général», il faut saisir l’enjeu des retraites, qu’il décriten ces termes : «c’est précisément de sortir de la reven-dication de sécurité du revenu et de l’emploi pour pro-mouvoir une nouvelle figure du travailleur en mesure desoutenir notre aspiration commune à diriger l’économiepour sortir de l’économisme de la valeur travail».

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L e G8 puis le G20 viennent de se réunir àToronto avec, comme il fallait s’y attendre,un bilan nul. Pas d’accord international sur

la taxation des banques, chaque État fera ce qu’ilvoudra (ce qui permettra de placer l’argent là où lesbanques seront le moins taxées : encore une saineconcurrence, comme avec les paradis fiscaux !). En tout cas, tout le monde est d’accord pourattendre avant de demander une augmentation desfonds propres des banques. On dit du côté français :«Notre économie est financée par des prêts bancaires etune exigence trop rapide d’augmentation des fondspropres risquerait de provoquer un choc négatif avec uneraréfaction du crédit qui ferait plonger le croissance»1.En fait, le différend entre l’Union Européenne et lesÉtats-Unis peut se résumer ainsi : économiser pouréviter de faire faillite sous les dettes ou bien relancerl’économie. Malgré leur énorme dette (36.000 mil-liards de dollars), les États–Unis ont choisi la relan-ce, mais, jusqu’ici elle n’a pas atteint son objectifprincipal : faire baisser le chômage.

A L’OU E S T, L A R E L A N C E I M P U I S S A N T EL’un des nombreux exemples des mesures d’austé-rité qui frappent les Américains est l’apparition aucœur de New-York, dans Manhattan, dans certainesstations de bus, de pancartes qui annoncent uneprochaine réduction de la fréquence de passage desbus2. Mais officiellement, le pays ne connaît pas larigueur. Le gouvernement fédéral a en effet engagéquelque 2.500 milliards de dollars de dépensespubliques, un record depuis la Grande Dépressiondes années 30. La somme est cependant insuffisantepour protéger les États : avec un chômage élevé(16,5 % des Américains sont totalement ou partielle-ment privés d’emploi), la consommation stagne etles recettes fiscales des États et des municipalitéssont fortement diminuées. Or États et municipalitéssont les principaux pourvoyeurs de l’essentiel desservices sanitaires, éducatifs, sociaux… Et la situa-tion n’est pas près de s’arranger : le nombre de chô-meurs de longue durée (plus de six mois) ne cessed’augmenter et il atteint 49 % des demandeursd’emplois. Résultat : 46 États (sur 50) prévoient desrecettes en forte baisse dans le prochain exercice fis-cal. Comme les États ont de faibles capacités d’em-prunt, qu’ils ne sont pas constitutionnellementautorisés à faire faillite, il ne leur reste plus qu’àréduire leurs dépenses et à trouver de nouvellessources de financement (par exemple, vendre unepartie des locaux de la Chambre et du Sénat à despromoteurs privés, comme songe à le fairel’Arizona, ou lancer de nouvelles loteries comme leprojette l’Ohio…). Les mesures d’économies sont,elles, classiques : diminution du nombre des fonc-

tionnaires, allongement de l’activité, réduction desretraites, coupes dans les budgets sociaux, lespostes les plus touchés étant ceux de la santé et del’éducation. Presque tous les États envisagent d’ou-vrir des négociations avec les syndicats locaux defonctionnaires parce qu’ils jouissent, paraît-il, deretraites beaucoup plus favorables que les salariésdu privé. On se croirait vraiment dans l’UnionEuropéenne où les gouvernements et laCommission n’ont qu’un mot à la bouche : larigueur.

EN EUROPE, LA RIGUEUR IMPUISSANTELe père des “pères la rigueur“, c’est évidemment sasuffisance Jean-Claude Trichet, président de laBanque Centrale Européenne : il n’aime pas qu’onparle d’austérité. À un journaliste qui lui demandaitce qu’il pensait des plans d’austérité qui se multi-plient en Europe et des risques que cela fait pesersur la croissance, il a répondu doctement3 : «Quandun ménage dépense systématiquement plus que cequ’il gagne et qu’il voit son endettement croîtreexponentiellement, sa situation est évidemmentintenable. Corriger cela est une attitude de sagesseet de bon sens. pour un pays aussi , revenir à unesituation budgétaire soutenable dans le moyenterme est une question de sagesse et de bon sens. Ily a un vrai problème sémantique. J’appelle plan deretour progressif à la sagesse budgétaire ce quevous appelez plans d’austérité. En tout état decause, ces politiques de sagesse sont favorables à lacroissance puisqu’elles renforcent la confiance desménages, des entreprises et des investisseurs. Et leconfiance est, je l’ai dit, aujourd’hui essentiellepour la reprise». Il oublie simplement de dire que siun ménage ne peut pas créer de la monnaie, lesbanques, elles, le peuvent. Et les États le pourraienteux aussi… s’ils ne s’étaient pas mis une corde aucou en signant le traité de Maastricht. Quant au projet de la Commission Européenne decréer, dans chaque pays, un fonds d’assurancepropre aux banques pour les aider en cas de besoin,J-C Trichet commente : «Nous sommes très prudentssur les taxes bancaires. Il nous semble qu’il faut d’abordtirer les leçons de la crise financière au niveau des règlesde prudence. La question d’une taxe éventuelle devraitvenir en second lieu…» et faux-cul comme pas un, ilajoute : «Ceci dit, je ressens profondément ce divorceentre les valeurs de nos démocraties et celles du mondefinancier, en particulier reflétées par les comportementsanormaux si souvent observés ces dernières années. Ceproblème se pose à toutes nos sociétés démocratiques, etcertainement des deux côtés de l’Atlantique. Les valeursde monde financier doivent changer. L’esprit du temps neles tolère plus telles qu’elles sont».

LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010 5

Le Monde,01/06/2010.

3

Le Monde, 27-28/06/2010.

1

Le Monde,22/06/2010.

2

Rigueur contre relancepar J e a n - P i e r r e Mon

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T O U J O U R S P L U S L O I NToujours plus loin sur les sentiers de la folie libéra-le… Ce sont ces sentiers qu’emprunte le FinlandaisOlli Rehn, membre de la Commission Européennechargé des affaires économiques et monétaires, lors-qu’il écrit dans la rubrique Décryptages du Monde4 :«Ces derniers mois, les turbulences sur lemarché de la dette souveraine ont jeté uneombre sur l’économie. Face à cela l’UnionEuropéenne a agi de façon coordonnée etdéterminée pour éviter un effondrement dusystème financier. Cependant nous ne sommespas hors de danger. Nous devons donner unebase durable à notre croissance (où est-elle ?)et créer les emplois dont l’Europe a un besoincrucial (pour produire quoi ?). Pour cela ilfaut premièrement que nous réduisions lesdettes publiques élevées dont nous avons héri-té (de qui, sinon du système bancaire ?).[…] Il est vrai que les appels à la rigueur bud-gétaires ont rarement renforcé la popularitédes décideurs politiques mais il ne faut passous estimer la sagesse instinctive descitoyens. Ceux ci savent qu’il n’y a rien deplus antisocial que des finances publiques nonviables. (Mais si, il y a beaucoup plus antisocial :l’Union Européenne !). Une dette publique qui a grandiau point de devenir incontrôlable monopolise des res-sources destinées normalement aux services de base quenos concitoyens attendent de la part de leur État. […]Nous devons tirer parti autant que possible de notre mar-ché unique, et particulièrement du marché unique des ser-vices et réformer le marché du travail pour qu’il soit ten-tant de passer de l’inactivité à l’activité, et d’emplois àfaible productivité à des emplois à productivité plus éle-vée». (Vous avez bien compris : avec une productivi-té du travail plus grande, on aura besoin de plusd’employés, pour produire autant sinon plus, desproduits qu’ils pourront acheter avec des salairesplus faibles. C’est pourquoi ils devront travaillerencore plus !) Et M. Rehn va encore plus loin dans sesdivagations : «Nos régimes fiscaux et nos systèmes desécurité sociale doivent devenir plus favorables à la crois-sance de l’emploi. Nos investissements dans la connais-sance et l’innovation doivent être plus ciblés. De plus, ilfaut que nous simplifions le cadre réglementaire pour per-mettre aux entreprises de grandir. Si nous mettons enœuvre des réformes structurelles profondes, nous pouvonsarriver à un taux de croissance annuel de plus de 2 % aucours de la prochaine décennie. Ainsi 10 millions d’em-plois pourraient être créés et le taux de chômage pourraitêtre ramené autour de 3 % d’ici la fin de la décennie. (Enattendant ces lendemains qui chantent, serrez-vousla ceinture !). Sans réforme, l’Europe risque de s’enfoncerdans un lent déclin. Pour éviter cela, il faut réformer avecdétermination le modèle européen d’économie sociale demarché pour le moderniser». Heureusement, il y a long-temps qu’on a compris ce que veulent dire les motsréforme et modernisation en volapük européen !

Comment peut-on écrire encore de telles inepties,quand tous les indices économiques disent le contrai-re comme le montrent les courbes fournies par desorganismes aussi gauchistes que Eurostat, le FMI oula Fondation Robert Schuman :

LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010

Le Monde,08/06/2010.

4

0,21,5

2,9 1,8

-0,2-1,4

1,2 1,0

-2,3-4,2

2005 2006 2007 2008 2009

SOURCES : EUROSTAT, FONDATION ROBERT SCHUMAN

ÉVOLUTION DU POUVOIR D’ACHAT ET DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES

DANS LA ZONE EURO

POUVOIR D’ACHATCROISSANCERÉELLE DE LACONSOMMATIONDES MÉNAGES

ÉVOLUTION DU CHÔMAGE

0 5 10 15 20

200820092010

Espagne

France

Grèce

Allemagne

Estonie

Roy. Uni

UE (27)

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AU T R E S S O N S D E C L O C H EIl y a, heureusement, quelques autres sons decloche. Ainsi, M. Martin Wolf, éditorialiste éco-nomique au Financial Times, explique, lui,chiffres à l’appui, que c’est l’effondrement de ladépense du secteur privé qui est à la source desdéficit budgétaires et non l’inverse5. Selon lui,ceux qui pensent «que les déficits étouffent ladépense privée indispensable à la reprise, queles déficits importants conduisent droit à l’in-flation et que les déficits budgétaires échouent àsoutenir la demande» se trompent. En effet : «en2010, d’après les dernières prévisions du FondsMonétaire International, les secteurs privés desgrands pays à hauts revenus enregistrent unénorme excédent de recettes par rapport auxdépenses. Cet excédent devrait représenter7,8 % du PIB de ces pays, mais il sera de12,6 % au Japon, 9,7 % au Royaume-Uni,7,7 % aux États Unis et 6,8 % dans la zoneeuro». Alors ne pleurons pas trop sur cespauvres entreprises privées…

CO N T R E L A S U P E R S T U P I D I T É, L E S DI E U X E U X-M Ê M E SC O M B AT T E N T E N VA I N

Tel est le titre de l’article, publié dans son blog6

le 23 juin, par Paul Krugman, prix Nobel d’éco-nomie, et qui me paraît être la meilleure conclu-sion de ce débat “relance contre rigueur” : «BradDelong* s’étonne de voir que les propositionsde budget rigoureux et de monnaie rare puis-sent prévaloir en période de chômage de masse,de faibles taux d’intérêts et de déflation nais-sante ! En fait, ce n’est pas du tout surprenant.C’est terrifiant mais pas surprenant. Les argu-ments en faveur de politiques de relance lorsd’un effondrement sont intellectuellement diffi-ciles. C’est ce qu’avait éprouvé Keynes lorsqu’ilécrivait sa Théorie générale. C’est un processusde découverte vraiment pénible. Le réflexe naturel de presque tout le monde estde penser que les temps difficiles exigent desmesures drastiques et que si l’économie souffre,le gouvernement doit se serrer la ceinture.Surmonter ce “biais” naturel nécessite que leséconomistes aboutissent à un consensus clair.Et ce consensus n’a évidemment pas été obtenuprincipalement parce qu’une forte proportiond’économistes a passé les trente dernièresannées à détruire systématiquement la connais-sance difficilement acquise de la macro écono-mie. Nous sommes vraiment dans une nouvellepériode noire au cours de laquelle de célèbresprofesseurs réinventent les erreurs dénoncées ily a 70 ans et les baptisent perspicacité. Par des-sus tout, l’anti-relance flatte la médiocrité d’es-prit, qui est toujours présente dans la classepolitique. C’est le super idiot que nous avonstoujours en nous.

Puis-je dire que je m’attendais à quelque chosecomme ça ? C’est une des raisons pour les-quelles j’étais si anxieux de voir si Obama sebattrait pour la plus grande relance possible ; ilsemblait évident qu’il n’aurait qu’une seule occasion.Et parce que cette relance n’a pas été assez forte, jepense réellement que nous allons perdre une décen-nie».

VIVE LA PLANCHE À BILLETSTel est le titre, provocateur pour beaucoup, qu’achoisi Martin Wolf pour un autre article, cettefois dans Le Monde Économie du 29 juin. Ilexplique : «Confrontés à d’énormes déficitsbudgétaires, nombre de gouvernements occi-dentaux ont conclu qu’il fallait procéder aussivite que possible à un resserrement budgétairedans l’espoir que celui-ci aurait un effet expan-sionniste. Leurs chances d’y parvenir sont àmon avis médiocres. Des alternatives plutôtmeilleures sont envisageables mais elles ontl’inconvénient de ne pas être orthodoxes.Beaucoup de gens “sensés”, hélas, préfèrent desrécessions orthodoxes à des redressements nonorthodoxes». On remarquera que c’est le mêmehandicap psychologique que déplore PaulKrugman (voir ci-contre). Martin Wolf continue : «Lorsque, comme c’est lecas aujourd’hui, les économies affectées par lafragilité du secteur financier représentant lamoitié (et même, si on y ajoute l’économie japo-naise, près de 60 %) de l’économie mondiale ;lorsque la grande économie la plus dynamiquedu monde – la Chine – s’adonne au mercanti-lisme ; lorsque les taux d’intérêt sont prochesde zéro ; et lorsque le crédit est limité pour lesménages et les entreprises, l’idée selon laquelleun resserrement budgétaire rapide aura deseffets fortement expansionnistes est à coup sûrune idée héroïque. J’espère qu’elle s’avérera.Mais il n’y a guère de raison de le croire». À la question qu’on peut poser : quelle est l’al-ternative ? Il répond que «si les gouvernementssont contraints de creuser les déficits afin desoutenir la demande dans une période d’affai-blissement du secteur privé, ils peuvent tou-jours emprunter auprès des Banques centrales.Oui, je sais, cela s’appelle “faire tourner laplanche à billets”. C’est d’ailleurs cette poli-tique follement radicale que recommandait en1948 le fou radical notoire qu’était … MiltonFriedman. Il était d’avis que le gouvernementpouvait très bien accroître la masse monétaireen période de récession et la contracter une foisla croissance retrouvée. Un pays doté d’unemonnaie flottante peut stabiliser l’économiesans déstabiliser les marchés du crédit.[…]Pour l’instant, nous avons trop peu d’argentpour trop de produits disponibles».

LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010 7

http://krugman.blogs.nytimes.com/

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Professeur au dépar-tement d’économiede l’Université deCalifornie, Berkeley.

*

Le MondeÉconomie22/06/2010.

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8 LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010

LÕ onde de choc dévastatrice qui se propagetout autour de la terre, ne pourra pas êtrearrêtée par des demi-mesures. Rien ne lui

échappe. Fruit de la cupidité “ultra-libérale” débri-dée d’un système luttant pour échapper à toutcontrôle démocratique, elle enfle de bulle en bulle,propage ses propres fictions et ses fantasmes, sacca-ge les avancées de civilisation si chèrementacquises… L’empilement des dérégulations, voulupar ses propagateurs, lui a ouvert partout desbrèches au sein des sociétés humaines qui peinent àrésister à la violence de ses assauts. Cette fuite enavant dans le capitalisme mondialisé ouvre sur unevacuité existentielle, désormais perçue comme sui-cidaire pour l’humanité. Dans le même temps, le mouvement vertigineuxd’accélération de l’histoire, dopé par les réseaux pla-nétaires ultra rapides d’échanges immatériels dedonnées, d’informations, de flux financiers, de posi-tions spéculatives… conjugué avec l’accélérationdes déplacements physiques des personnes et desmarchandises, constitue de nouvelles armes dedomination contre les peuples, ainsi mis entre lesmains de la finance et d’impérialismes sourds etaveugles aux souffrances des hommes.Cette mise en ébullition des rapports humains, ceformidable développement des inégalités socialesqui tire vers le bas l’essentiel de l’humanité1, appel-lent d’urgence des solutions de déverrouillage de ladémocratie. Celle-ci est indispensable pour affronterpacifiquement les contraintes de notre avenir com-mun sur la terre.Loin de ces considérations, les forces dominantes ducapitalisme accroissent au contraire leur détermina-tion à détruire les résistances des peuples à leurexploitation. Et dans l’opacité des lieux de pouvoirillégitimes (la Commission trilatérale s’est réunie àDublin du 2 au 6 mai, et le Groupe de Bilderberg àSitges en Espagne du 3 au 6 juin), elles décident desorientations économiques et politiques planétaires,à charge pour les exécutants de leur politique d’ar-rêter les “modalités” correspondantes dans les G8 etG20 qui suivent, puis dans les instances supranatio-nales et nationales.Dans le domaine financier, alors qu’un risque d’ef-fondrement majeur du secteur bancaire vient àpeine d’être repoussé (aux frais des contribuables),on peut lire, dans une interview aux Échos, queChristine Lagarde, ministre de l’économie, se félici-te d’une situation de nouveau resplendissante. Elledéclare à propos des banques : «L’année 2009 a étéexcellente au regard des bonus et des dividendes distri-bués», et à propos des réductions drastiques desdépenses annoncées pour le budget 2011 : «D’unemanière générale et absolument certaine, il va falloir en

faire plus que ce que pensent tous les ministres ! Je peuxvous le confirmer»2. Ce cœur de programme “repous-soir” est, bien entendu, doctement occulté à l’aided’un matraquage idéologique qui vise à légitimer ladestruction systématique des acquis sociaux, sousprétexte d’un “nécessaire retour à l’équilibre”. Mais il y a plus grave encore : derrière les politiquesrégressives dites ”d’austérité” se cachent des pro-blèmes, d’une ampleur considérable, liés au trans-fert à la sphère publique des dettes privées colos-sales constituées des dérives “hors normes” d’unepure création de capital fictif (développement desproduits dérivés et de la titrisation des dettes).L’acalmie n’est qu’apparente, car rien n’est réglé : lacrise de la finance privée a muté en crise desfinances publiques ce qui constitue un vertigineuxchangement d’échelle. Les plans de “sauvetage” desbanques par les gouvernements conduisent à despertes considérables de recettes fiscales (liées enparticulier au brutal ralentissement de l’activité), àune explosion des dettes et des déficits publics,donc à une hausse considérable du coût desemprunts correspondants. Pour tirer le meilleur parti de cette situation, inéditepar sa rapidité et son ampleur planétaire, loin de secontenter des plans de rigueur annoncés, le systèmecapitaliste s’engage désormais dans un programmede démantèlement de l’État : le niveau des seuilsd’ajustement, dont il est désormais question,indique qu’il ne s’agit plus d’un changement dedegré mais bien d’un changement de nature : «Et làoù la finance se contente de tenir le discours techniquedes risques de défaut souverain et des tensions sur lestaux longs, l’appareil idéologique élargi (experts remis enselle, médias dévoués de longue date ou n’en étant plus àune contradiction près) a déjà commencé à offrir ses ser-vices. Impossible de passer une journée sans que se fasseentendre quelque part une voix prophétique avertissantdu désastre et appelant à l’effort. Le matraquage “dettepublique” est devenu un bruit de fond permanent et l’ontrouverait difficilement dans le passé récent un cas de“travail” de l’opinion plus intense et plus continu (onpourra d’ailleurs y voir un indice de l’ampleur des trans-formations en préparation)»3.Or le processus qui a fait muter la crise financièreprivée en crise de finances publiques risque fort dedéboucher sur une sévère crise politique, que la“promenade urbaine République-Nation” aura cer-tainement le plus grand mal à contenir.Dans l’Union européenne, l’avenir radieux, l’apo-théose de démocratie et de bien-être pour lespeuples, prédits par les promoteurs du traité deMaastricht, se sont mués en cataclysme. Les pays,saignés à blanc par les taux usuraires des dettes ban-caires, l’évasion fiscale, la récession, les trahisons

LÕonde de choc plan�tairepar C h r i s t i a n A u b i n

«1,02 milliard d’êtreshumains souffrent de la faim», FAO,Communiqué depresse, 19 juin 2009

1

L’urgence du contre-choc : Gouvernementssous la coupe desbanques, Frédéric Lordon15/06/2010,www.robin-woo-dard.eu/

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Les Echos.23/06/10

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des gouvernements, toutes étiquettes confondues, pourcourir au devant des exigences d’un “marché tout puis-sant”, prennent le chemin de la faillite et/ou de l’austéritéaggravée. Le chômage est en hausse partout, les conditionsd’accès et le niveau des retraites sont fortement dégradés,les salaires gelés ou en diminution, les dépenses publiquesréduites (en particulier celles relatives à l’éducation et à lasanté), les entreprises licencient ou ferment, les relations detravail se détériorent encore, et tandis que les impôts indi-rects sont en augmentation, ceux sur les profits sont réduits.On peut déjà voir les effets de ces mesures dites de “sauve-

tage” ou de “soutien”, car sont mesurables dans les troispays de l’UE où elles ont déjà été mises en œuvre, sousl’égide de la Commission Européenne, de la BanqueCentrale Européenne et du Fond Monétaire International.Le tableau ci-dessous, réalisé par Nicos Catsaros en maidernier, à l’aide de chiffres tirés, en majorité, d’articlespubliés par le quotidien Grec Rizospastis, est édifiant : ilmontre qu’il s’agit d’un véritable carnage :

M E S U R E S P R I S E S :• Gel des salaires pour 2 ans,• Suppression du 13ème mois de salaire,• Suppression du 13ème mois de retraite,• Age de départ à la retraite augmenté de 3 ans,• TVA à 18 % pour les articles de première nécessité, et augmentation à 25 % pour les autres,• Diminution de 10 % des allocations maladie et despensions d’invalidité,• 6 % de hausse du prix des carburants, du tabac et de l’alcool,• Annulation des subventions aux collectivités locales,• Diminution de 5 % des cotisations patronales au régime des retraites des salariés,• Triplement de l’échelle d’imposition des personnesphysiques.

M E S U R E S P R I S E S :• Diminution des retraites de 10 %,• Moyenne des pensions de retraite à 245 euros,• Fermeture de 10 % des établissements du Secondaire, • Diminution jusqu'à 40 % des salaires des enseignants et du personnel hospitalier,• Licenciement de milliers de fonctionnaires et diminution de 20 % du traitement des autres,• Jusqu'à 50 % de diminution des dépenses publiques de santé• Abaissement du revenu exonéré d’impôts pour les salariés,• TVA à 18 % pour les articles qui ne sont pas de luxe.

M E S U R E S P R I S E S :• Gel des prêts bancaires,• Licenciement de 137.000 fonctionnaires,• Augmentation des taxes sur l’immobilier,l’alcool et le tabac,• Diminution importante des subventions socialeset des services de l’État,

• Baisse de 25 % des salaires dans le public, de 15% des pensions de retraite et des indemnisations chômage.

C O N S É Q U E N C E S :

• 11 % de chômage (taux officiel…),• Chute de 17 % de la production industrielle etagricole,• Chute de 5 % des ventes au détail,•Triplement du pourcentage de la population quivit au-dessous du seuil de pauvreté,• Moyenne des pensions de retraite à 230 euros,• Chute de l’espérance de vie de la population,la Hongrie se place désormais à la 80ème place dans le monde pour cet indicateur,Elle est la dernière parmi les membres de l’UE pourle nombre d’années en bonne santé après 50 ans,• 12.000 licenciements dans les collectivités locales.

C O N S É Q U E N C E S :•Salaires diminués de 31 % en moyenne, jusqu’à 46 % dans certains cas,• Taux de chômage à 22,5 %,il a augmenté de plus de 7 % en un an,• Plus de 26 % de la population vit au-dessousdu seuil de pauvreté,• 51 % des retraités ne peuvent pratiquement passurvivre,• Le PNB a chuté de 24 %,• De 121 hôpitaux en 2006, le pays n’en avait plusque 59 en 2009 et n’en aura plus que 24 en 2013.

C O N S É Q U E N C E S :• Le PNB a chuté de 7,1 %,• Milliers de faillites et chute généralisée du chiffre d’affaires,• 500.000 licenciements dans le secteur privé,• Taux de chômage (officiel…) : 9 %,• Pauvreté enfantine : 33 %,• Deux tiers de la population déclarent «ne pas pouvoir s’en sortir»,• 50 % de la population ne peut subvenirà ses besoins essentiels, • le seuil de pauvreté a été fixé à 158 euros par mois

HONGRIE. Somme prêtée : 20 MILLIARDS d’euros

LETTONIE . Somme prêtée : 11 MILLIARDS d’euros

ROUMANIE.Somme prêtée : 20 MILLIARDS d’euros

LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010 9

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10 LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010

E n assimilant le travail à un instrument de torture(tripalium) les grecs anciens affirmaient la primautédu temps disponible sur le temps contraint, les

tâches serviles étant dévolues à leurs nombreux esclaves.Contrairement à une opinion largement répandue, KarlMarx n’a jamais, dans ses écrits, glorifié le travail ; c’estsans aucun doute son obstination à souligner la place et lerôle du travail dans la société industrielle de son temps quia enraciné cette croyance : mieux que quiconque il était per-suadé que les progrès techniques rendraient le travail demoins en moins nécessaire et que la vraie richesse était letemps disponible. Ce n’est pas par hasard qu’il cite dansses superbes Grundrisse (1857 – 1858) un écrit anonyme de1821, intitulé The Source and Remedy : «Une nation est vérita-blement riche si, au lieu de 12 heures, on en travaille 6. La riches-se est le temps disponible en plus du temps nécessité dans la pro-duction immédiate». Aussi imagine-t-on le sourire du philo-sophe allemand à la lecture du Droit à la paresse, pamphletdans lequel Paul Lafargue, son gendre, réclame avecenthousiasme trois heures de travail par jour. L’un commel’autre pressentaient que les progrès de la technique, et sesapplications conjuguées dans les domaines de l’énergie, del’agriculture et de l’industrie allaient entraîner la réductionconséquente de la durée du travail. Et ils n’auraient pas étésurpris si un devin leur avait prédit qu’au cours du toutproche vingtième siècle, le temps de travail diminuerait demoitié, passant par paliers de 72 heures par semaine (6jours de 12 heures) à 35 heures (5 jours de 7 heures), tandisque dans le même temps la production serait multipliéepar dix !

*Il n’aura donc fallu à l’homo sapiens que quelques dizainesde siècles pour, brutalement, grâce à son ingéniosité, êtreen mesure de sortir de la misère matérielle une partie del’humanité. Révolution technique, révolution technolo-gique, révolution informationnelle …tout est en place pouralléger la tâche sociale de l’homme et lui permettre de selivrer à des activités plus personnelles et plus enrichis-santes.Or, ce grand rêve de l’humanité – réalisable, palpable –tourne au cauchemar : les portes du paradis se ferment,tandis que des cerbères y affichent de mystérieux hiéro-

Ayant posé, dans la GR 1109, une dizaine de quest ions essent ie l les, auxquel les nos élussont incapables de répondre, RO L A N D PO Q U E T aborde ic i la seconde, cel le du plein emploi :

Travailler plus ou travailler moins ?

par R o l a n d P o q u e t

«Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.»(la Genèse)

«Pourquoi une gouttelette ne suffirait-elle pas ?» (Jacques Duboin)

glyphes que le commun des mortels peine à comprendre :surproduction/misère – progrès/décadence – travail/chô-mage – paix/guerre – consommation/destruction –besoins réels/besoins factices.Menacée par des poches de surproduction, un rétrécisse-ment des marchés étrangers et une spéculation éhontée, lamachine économique s’enraye. Qu’à cela ne tienne !Lançons une opération “gaspillage” de grande envergure.Créons de nouveaux produits, toujours plus sophistiqués,à l’emballage onéreux, et excitons le désir du consomma-teur par une publicité omniprésente. En accord avec lesconcurrents, réduisons les durées d’usage afin que cesmêmes produits soient rapidement remplacés. Jetons surle marché des biens inutiles, voire nuisibles (la France tientle troisième rang mondial pour la vente d’armements).Tout est bon pour relancer la machine économique : ainsil’emploi sera dynamisé, les salaires distribués, les profitsdégagés. Il s’agit avant toutes choses de «sauver le soldatRyan», à savoir l’emploi, pierre de touche de tout l’édifice.Tous les moyens sont utilisés pour y parvenir, y compris lerecul de l’âge de la retraite ! Sommes-nous désormais condamnés aux travaux forcés àperpétuité ?

*Oui, le rêve tourne au cauchemar. Malgré toutes cescontorsions, peut-on espérer que l’emploi sera sauvé, lechômage éradiqué, la misère supprimée ? Le progrèsmatériel aurait-il servi à rien, sinon à satisfaire le désir depouvoir de quelques-uns par un enrichissement scanda-leux ?Bref. Alors que toutes les conditions semblent réuniespour une diminution du temps de travail, ceux qui nousgouvernent nous demandent de travailler plus. Il nousfaudra revenir sur ce paradoxe.

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LA GRANDE RELEVE - N° 1111 - juillet 2010 11

A rrivée en fin dematinée à Casa-blanca. Peu prisée

des touristes, cette villetient lieu de vitrine pourles pouvoirs en placedepuis le début du siècledernier. En 1912, dès ledébut du protectorat,Lyautey entreprend d’enfaire le symbole de la pré-sence française, et le planactuel de la ville, conçupar l’architecte-urbanistefrançais Henri Prost (sur-nommé le Haussmann deCasablanca), confère à la ville un caractère plus occi-dental que marocain. Aujourd’hui cette ville est lesymbole de la modernité du Maroc, véritable capitaleéconomique, culturelle, et intellectuelle du pays avecune bourgeoisie au luxe ostentatoire. Ici les jeunesfemmes branchées ont même réussi à détourner unfoulard islamique devenu omniprésent à travers toutle pays : il se porte combiné avec des vêtements demarques et des jeans moulants. De quoi faire enragerles “barbus”. Le revers de la médaille ce sont les bidonvilles tenta-culaires qui entourent la cité, abritant des ruraux déra-cinés attirés par l’illusion des “lumières de la ville” ;nous en avons un bref aperçu depuis le train qui nousamène de l’aéroport au centre ville. En 2003, les 13kamikazes qui ont commis des attentats suicides dansdes lieux publics, tuant 32 personnes, étaient issus deces quartiers misérables…L’édifice emblématique de Casablanca est sans aucundoute la gigantesque mosquée voulue par le roiHassan II (1929-1999), père du souverain actuelMohamed VI. Conçu par l’architecte français MichelPinceau, le gros œuvre est réalisé par une vieilleconnaissance, la société Bouygues. Achevée en 1993,elle est la troisième plus grande mosquée du monde,son minaret s’élève jusqu’à 210m d’où un rayon laserd’une portée de 35 km indique la direction de LaMecque. La salle de prière, qui peut accueillir 25.000personnes, est une incontestable réussite, preuve del’immense talent des 6.000 artisans qui ont su réaliser

des mosaïques et dessculptures sur bois decèdre de l’Atlas d’uneincroyable finesse.Le coût du projet, estiméà un demi-milliard d’eu-ros, a été financé par une“souscription publique”que d’aucuns qualifientde racket impitoyable.Dans cette opération, lebut du roi était double :marquer le pays de sonempreinte, comme sou-haitent le faire nombre degrands de ce monde

(n’avons-nous pas en France la Grande Biblio-thèque ?), et donner un gage aux intégristes musul-mans que la monarchie commençait déjà à redouter.Mais aujourd’hui se pose le problème, non résolu à cejour, du financement des travaux d’entretien, car lamosquée, construite en bord de mer, se dégrade rapi-dement.Le lendemain, départ en direction du sud. Nous lon-geons la côte jusqu’à El-Jadida. Cette cité fondée parles Portugais en 1506 sous le nom de Mazagan devintrapidement un important comptoir marchand jusqu’àce que les musulmans s’en emparent en 1769. On visi-te aujourd’hui la Cité portugaise avec ses ruelles tor-tueuses et ses remparts bien conservés, le tout classépatrimoine de l’humanité par l’UNESCO. Au pied desremparts un homme nous invite à pénétrer dans uneantique boulangerie publique où chacun peut venirfaire cuire son pain. À deux pas, il nous montre laPorte de la mer par où, dit-on, s’enfuirent les derniersdéfenseurs portugais.Nuit dans une ancienne villa restaurée par deuxFrançais et transformée en maison d’hôtes. Nousexpérimentons pour la première fois une pratique quiétait encore peu répandue lors de nos séjours précé-dents : le rachat d’anciennes demeures par des occi-dentaux dans le but parfois d’y vivre une partie del’année, mais le plus souvent d’accueillir des touristes.Les prix sont 20 à 30 % inférieurs à ceux pratiqués parun établissement identique en Europe, mais les fraisde fonctionnement sont très bas, notamment du fait

[Le texte qui suit repose sur trois sé jours d’une douzaine de jours au Maroc, respect ivement audébut des années 90, en 2003, et en avri l de cette année. La re lat ion concerne ce dernier voyage,mais l ’étalement dans le temps des observations permet d’e f fectuer d’uti les comparaisons.Nous nous sommes e f forcés d’avoir le regard du voyageur et non pas ce lui du touriste qui séviten masse dans ce pays. Cela veut dire qu’au-delà d’une vis ion de façade, nous avons tenté d’ap-procher la réal i té du pays en dialoguant avec la populat ion chaque fo is que ce la était possible ,en al lant fouiner dans les arr ière-cours , sur les chemins écartés . Cela en toute modest ie , carnous sommes bien conscients du caractère néanmoins superf ic ie l de notre démarche.]

Carnet de route au Marocpar Bernard Blavette

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de la faiblesse des salaires (8 à 10 euros la journée enmoyenne). Pourvu que le flux de touristes ne faiblissepas, la rentabilité est confortable et permet de rembour-ser sans problème d’éventuels emprunts pour l’achat etla restauration. Le phénomène a pris une telle ampleurque durant notre voyage nous ne séjournerons qu’uneseule fois dans un établissement tenu par un autochtone.Toujours plus au sud, la côte devient sauvage et déser-tique, la grande houle de l’Atlantique vient s’y briser.Vers midi nous atteignons Oualidia, charmant petit portau fond d’une anse magnifique. Sur la plage, despêcheurs nous proposent de nous faire griller une arai-gnée de mer. S’engage alors l’inévitable négociation :vouloir payer le même prix qu’un Marocain est illusoireet probablement injuste, mais il faut aussi éviter de secouvrir de ridicule et de donner à penser que l’argent necompte pas pour nous, en acceptant de débourser unesomme exorbitante pour le pays. Le marché finalementconclu, en un clin d’œil le feu est allumé et le pauvre ani-mal placé sur le gril. On nous installe sous un parasoldevant une table basse et nous nous régalons du déli-cieux crustacé.Mais depuis un moment, nous nous étonnions de la pro-preté de la plage, digne du plus méticuleux des palaces.Questionnés, les pêcheurs nous apprennent que le roi estattendu la semaine suivante pour poser la première pier-re d’un important complexe hôtelier. Depuis plusieursmois déjà, tout est repeint, nettoyé, l’éclairage urbain estimpeccable, et le téléphone fonctionne à la perfection. Ilfaut dire que le roi et son gouvernement ont fait le paride tout miser sur le tourisme pour développer un paysoù, selon la Banque Mondiale, 20 % de la population vitencore au-dessous du seuil de pauvreté. En 2009 leMaroc a accueilli 8 millions de touristes, l’objectif estd’atteindre les 10 millions en 2012. Un tel choix est trèscontestable. Il est tout d’abord risqué car le touriste estvolage, prisonnier d’effets de mode imprévisibles, etnotoirement craintif : il suffit d’une situation politiquetendue, d’un attentat, d’un grave accident d’avion pourque le flux se tarisse. L’Egypte a, plus d’une fois, subi cegenre de déconvenues. En outre, le tourisme génère uneforte proportion d’emplois serviles et mal rémunérésdans un pays où, selon le BIT, 30 % des titulaires d’undiplôme universitaire ne trouvent pas d’emploi. Enfin letourisme de masse engendre d’importants désordresécologiques et culturels. Que dire de ces sites magni-fiques défigurés par le béton ? Que dire de l’eau gas-pillée pour arroser les terrains de golfs et les jardins desrésidences touristiques alors que les paysans souffrentde la sècheresse ? Que dire de ces hommes sur leur ânequi doivent subir toute l’arrogance de ces 4x4 rutilantsconduits comme des chars d’assaut ?En fin de journée arrivée à Safi, la ville des potiers. Nouslogeons dans un joli petit riad tenu par un couple de bre-tons. Un riad est une maison de ville traditionnelle cen-trée sur une cour intérieure souvent ornée d’un bassin etparfois d’un jardin. Toutes les pièces donnent sur la cour,il n’y a pas d’ouvertures vers l’extérieur. Les visiteurssont généralement séduits par le calme et l’exotisme dulieu, mais sur le long terme la sensation d’enfermement,cette volonté de repli sur l’intérieur doit devenir étouf-

fante. On imagine sans peine les querelles familiales, lesrapports de pouvoirs macérant, s’exacerbant dans ceslieux clos. Dans les ruelles, le passant chemine entre desmurs aveugles qui l’oppressent, comme le remarquaitdéjà l’écrivain voyageur Pierre Loti. Éternel retour del’histoire, on ne peut s’empêcher de faire le parallèleavec les cités occidentales où se développe aussi unesimilaire volonté d’enfermement.À Safi, les potiers sont partout, mais la créativité nullepart. Comme toujours la primauté donnée à la volontéde vendre tire la qualité vers le bas et stérilise l’inventi-vité. Cette obsession du commerce, caractéristique ducapitalisme, a envahi le Maroc comme tant d’autrespays : «C’est tragique, beaucoup de jeunes ne veulent plusrien savoir de leur culture, ils ne souhaitent pas s’instruire.Leurs seuls centres d’intérêts c’est le foot et la vente» nousdéclarera un Marocain rencontré dans un restaurant.À la sortie de la ville, toujours vers le sud, un autre spec-tacle nous attend : des kilomètres de friches indus-trielles, des bâtiments gigantesques abandonnés, à moi-tié effondrés que les herbes folles envahissent. Il fautsavoir que Safi a, pendant une grande partie du XXèmesiècle, bâti sa prospérité sur la pêche à la sardine et cesimmenses locaux étaient conçus pour mettre en conser-ve 30.000 tonnes de poissons par an. Mais la raréfactiondes bancs et la baisse de la consommation ont ruiné cetteindustrie. C’est avec soulagement que nous laissons enarrière cette vision de l’écroulement d’un monde pourretrouver l’âpreté d’une côte rocheuse et la mer étince-lante …Quelques dizaines de kilomètres avant Essaouira, notreprochaine étape, nous remarquons, disséminés dans desendroits isolés et improbables, de nombreux bâtimentsinachevés. Certains auraient pu devenir de somptueusesvillas, d’autres des complexes touristiques, mais toutsemble s’être arrêté il y a plusieurs années déjà. À nosquestions nous ne recevrons que des explicationsconfuses et alambiquées. On peut donc risquer unehypothèse. Le Maroc est le deuxième producteur mon-dial de cannabis, ce qui implique l’obligation de réintro-duire dans l’économie normale des capitaux importants.Il pourrait donc s’agir de ces fameux “éléphants blancs”par lesquels des sociétés de construction complices blan-chissent l’argent sale au moyen de surfacturations. Onretrouve ce procédé dans de nombreux endroits dumonde notamment en Sicile, où la Mafia l’utilise cou-ramment, et en Asie (Thaïlande, Cambodge…).Nous voici à Essaouira, incontestablement la plus belleville de cette partie de la côte, avec ses remparts quiplongent directement dans la mer, une sorte de SaintMalo marocain. Nous trouvons rapidement une trèsbelle chambre dans un riad magnifiquement restauré ettenu par deux Suissesses.Bien que nous ne soyons pas encore en haute saison laville est envahie de touristes style “bobos branchés”,mais comme toujours ils se concentrent dans quelquesrues seulement, autour des boutiques, cafés et restau-rants. Quelques centaines de mètres plus loin noussommes de retour au Maroc, perdus dans un lacis deruelles blanchies à la chaux, avec, ça et là, de magni-fiques porches en bois massif magnifiquement sculptés.

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Le lendemain, de bon matin, visite duport de pêche où les bateaux déchar-gent d’énormes quantités de poissonset crustacés variés, au milieu d’unnuage de mouettes qui comptent bienprélever leur part du festin.Mais c’est dans cette ville que lehasard, ce vieux complice, nous per-mettra de faire deux rencontres, decelles qui marquent un voyage.Comme nous lui faisons part de notresouhait d’acheter quelques épices,notre logeuse nous indique une herbo-risterie dans un quartier de la ville unpeu à l’écart. Après quelquesrecherches, nous dénichons la bou-tique tenue par un jeune Marocaind’une trentaine d’années. Quantité debocaux contenant des herbes ou desconcentrés aromatiques, tapissent lesmurs. Spontanément la conversation s’engage. Il termi-ne un doctorat en pharmacologie à l’Université deDamas qui est, paraît-il, l’une des plus prestigieuses ence domaine. Une collaboration avec les laboratoires occi-dentaux lui permet de financer ses études : il sélectionnepour eux des végétaux contenant des molécules activescontre telles ou telles pathologies et les chercheurs s’ef-forcent de les synthétiser et de renforcer leur efficacité.Mais cela n’est pas sans contreparties et le plus souventdes effets secondaires apparaissent : «Je ne sais pas si j’ai-de à soigner les malades ou à les empoisonner» nous déclare-t-il. Et de déplorer le mode de développement occiden-tal qui, bien souvent, produit les maladies qu’il chercheensuite maladroitement à soigner, qui détruit la biodi-versité : «chaque plante qui disparaît c’est peut-être unemolécule utile perdue à jamais…». La discussion, passion-nante, se poursuit durant un long moment car cethomme possède une connaissance encyclopédique surles différentes variétés de végétaux, leurs modes dereproduction, les processus de pollinisation, leurs effetsthérapeutiques… Nous repartons amplement pourvusde substances diverses dont l’odeur nous accompagnerajusqu’à la fin du voyage : pistils de safran, plusieursvariétés de curry pour agrémenter les plats, quelquesparfums, dont certains un peu étranges, pour le corps….Le soir même, alors que nous déambulons dans l’anima-tion des rues, nous avisons une pâtisserie proposant cesdélicieux gâteaux au miel spécialités de l’Afrique duNord et du Moyen-Orient et qui, fourrés d’amandes, denoix, de dattes et parfumés d’épices, peuvent atteindreun grand raffinement. Au fond de la boutique deuxhommes discutent ; entre eux une table sur laquellerepose un magnifique instrument de musique en lequelnous croyons reconnaître un luth. À la question de mafemme, le plus jeune déclare que la pâtisserie lui permetde vivre, mais que la musique est sa passion véritable,son recours contre les aléas de la vie. Il joue pour lui seulou pour quelques amis en improvisant à partir de vieuxairs arabes ou persans. Voyant notre intérêt, il s’emparedu luth et commence à jouer. Et là, au fond de cette peti-te échoppe dans une obscure ruelle, nous allons vivre un

moment de pure magie. La musiqueest poignante, mélancolique, elleaccompagne, nous dira-t-il, despoèmes qui disent le regret de cettefemme que nous avons croisée et passu retenir, l’aspiration à une autre réa-lité qui aurait pu naître, le désir de cet“ailleurs” que l’on cherche toujours etque l’on n’atteint jamais….Lorsque ladernière note s’évanouit il nous fautbien prendre chaleureusement congéet, songeurs, nous sortons dans la fraî-cheur de la nuit. Il est tard, la ruelle estdéserte, le léger murmure de l’océannous accompagne…Toujours vers le sud nous atteignonsbientôt Agadir. La ville, détruite parun séisme en 1960, est entièrementreconstruite. Pour le meilleur et pourle pire, elle s’étend au fond d’une

magnifique baie dotée d’une longue plage de sable fin.Aujourd’hui, Agadir est la première station balnéaire dupays, proposant plus de 30.000 lits à des hordes de tou-ristes. Les complexes hôteliers se succèdent à l’infini…Nous décidons que notre place n’est pas ici, et noustournons résolument le dos à la mer pour nous enfoncerà l’intérieur des terres en direction de l’Atlas. En fin dejournée, arrivée à Taroudan, au pied des montagnes.Comme d’habitude, logement dans un charmant petitriad tenu cette fois par un couple d’Alsaciens. Ici, peu detouristes. La ville est surtout connue pour ses magni-fiques remparts en pisé dont la couleur varie au fil desheures avec en toile de fond les cimes du Haut Atlas.Nous cédons aux sollicitations du conducteur d’unebelle calèche et faisons le tour des remparts au coucherdu soleil. Tout est calme et détente…Le lendemain, nous attaquons véritablement la mon-tagne par une route vertigineuse et superbe qui grimpeen lacets jusqu’au col de Tizi n’Test à plus de 2.000mètres d’altitude pour atteindre, sur l’autre versant, lepetit village d’Ouirgane au pied du djebel Toubkal,point culminant du Maghreb avec ses 4.167 mètres.Cette montagne magnifique, aux neiges éternelles, estune incroyable aubaine pour les agences de voyages deMarrakech. En effet, son ascension ne présente pas dedifficultés particulières, il faut seulement être en bonneforme physique, et le camp de base est situé à troisheures de route, à peine. On peut donc facilement orga-niser des trekkings pour tous ceux qui veulent se vanterd’avoir escaladé le sommet de l’Atlas. On rencontre ainside véritables convois de 4x4 roulant à tombeau ouvertsur les petites routes de montagnes. Plus modestement,nous nous contenterons d’une petite marche de 3 ou 4heures pour atteindre plusieurs villages disséminésdans la montagne, villages dont le pittoresque cache malla misère.À Ouirgane nous logeons “Chez Momo”. Momo (quenous ne pourrons malheureusement pas rencontrer) estle prototype du Marocain “parti de rien et qui a réussi”,le héros du village, le rêve de tous ceux qui ne veulentpas faire carrière dans le foot. L’un de ses employés, un

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LE MAROCquelques chiffres complémentaires :

Population : 32,4 millions.Taux d’analphabétisme au-dessusde 15 ans : 44,4 % (Source PNUD).

Malnutrition infantile entraînant un retard de croissance :

18 % (Source FAO).

Salaire minimum : 200 euros mensuels (Source BIT).

Indice de Développement Humain(IDH) : 96ème rang

sur les 135 pays dont l’indice a été calculé (Source PNUD).

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jeune homme de 25 ans environ, nous explique queMomo a débuté avec quelques modestes chambresd’hôtes et se trouve aujourd’hui à la tête d’un magni-fique établissement, impeccablement tenu, une dizai-ne de bungalows disséminés dans un très beau jardinexotique. Cependant, nous comprenons à demi-motsque cela n’a pas été facile tous les jours et qu’il a dû (etqu’il doit encore) verser régulièrement son obole auxautorités locales, la corruption étant omniprésente auMaroc. Lui-même semble satisfait de son sort actuelbien que les métiers du tourisme ne soient pas tou-jours plaisants : «les touristes occidentaux ne posent pasde problèmes, ils sont parfois un peu bébêtes, mais pasméchants. Mais les riches Marocains peuvent être odieux,d’un incroyable mépris…». Il espère pouvoir fonder unefamille (pas plus de deux enfants, la natalité est enbaisse au Maroc) avant 30 ans, cela impose de dispo-ser d’un logement décent, ce qui n’est pas évident. Ilajoute, mi-sérieux, mi-rieur, «je suis prêt à travailler dur,mais si on ne me donne pas ma chance peut-être que j’iraim’éclater avec les barbus…».En route pour Marrakech notre dernière étape. Noustraversons bientôt des champs d’arganiers, arbres quiprésentent la particularité de ne pousser qu’au Marocet dont l’espèce est fortement menacée. De ses noix, onextrait une huile délicieuse, et qui présente aussi desqualités thérapeutiques reconnues. Malheureusementl’extraction est difficile, le rendement très faible (àpeine 2 litres d’huile pour 100 kg de fruits) ce qui rendle prix très élevé.Arrêt dans un village où se tient un grand marché.Nous sommes les seuls occidentaux, mais personne nesemble nous prêter attention. Au milieu d’uneincroyable animation, on vend un peu de tout : ani-maux vivants (moutons et volailles), viande de bou-cherie dont l’aspect sanitaire ne correspond pas vrai-ment aux critères occidentaux, épices, ainsi qu’unelarge variété de fruits et légumes. Pour quelquespièces, nous achetons des oranges à l’aspect crevasséqui se révèleront excellentes. Nul doute qu’ellesauraient du mal à trouver preneurs sur les étals de noscentres commerciaux tant nous sommes habitués à desproduits lisses, formatés comme nos cerveaux, gorgésdes pesticides qui génèreront nos cancers de demainainsi que les profits des laboratoires pharmaceutiqueset des pharmacies.En début d’après-midi, arrivée à Marrakech. Depuis leXIXème siècle, les hauts dignitaires du pays y séjour-nent régulièrement. Attirés par la beauté du site et unclimat agréable la majeure partie de l’année, ils se sontfait bâtir de somptueuses demeures. Aujourd’hui avecun patrimoine architectural très riche, un soukimmense, et l’Atlas enneigé en arrière plan, la villeexerce une attraction quasi magnétique sur les tou-ristes. Elle continue à bénéficier d’un phénomène demode, c’est une sorte de Saint Germain exotique.Bernard-Henri Lévy, Johnny Hallyday et autres bouf-fons médiatiques y possèdent de luxueuses propriétés,s’appropriant ainsi les derniers vestiges de l’anciennepalmeraie, pratiquement éradiquée par une urbanisa-tion galopante.

Ayant déjà séjourné à Marrakech nous avons ample-ment le temps de flâner, de nous perdre dans des quar-tiers excentrés de la vieille ville. Mais c’est dans lessouks que nous attendent une surprise et une interro-gation. Au détour d’une ruelle, nous tombons nez ànez avec deux charrettes à bras remplies à ras bordd’ail en provenance…de Chine. Interrogés, les por-teurs rient, mais ne répondent pas. Nous réalisonsalors que çà et là on peut apercevoir des cartons videsmarqués “product of China”. Les travailleurs chinoissont-ils réellement encore plus rentables à exploiterque les marocains déjà peu favorisés ? Quelles sont lanature et la proportion des produits chinois dans lessouks ? Nous n’aurons évidemment pas la réponse àces questions.Le soir, la fameuse place Jemaa-el-Fna se transformeen gigantesque théâtre en plein air : des touristes maisaussi beaucoup de jeunes Marocains se rassemblentautour des conteurs, jongleurs, funambules et autresbateleurs. Des restaurants improvisés proposent dumouton grillé dans tous ses états : côtelettes, têtes,abats… Malgré mes réserves, ma femme, qui a l’esto-mac solide, tentera le coup, déclarera tout cela trèsbon, et s’en tirera sans dommage.Mais au milieu de toute cette agitation la police du roiveille, attentive, omniprésente, traduisant le malaise,l’inquiétude du régime…

*Dans l’avion qui nous ramène vers la France je tentede rassembler mes impressions de voyage. Au-delà del’aspect purement touristique, des paysages souventgrandioses, de la richesse du patrimoine culturel, lesentiment d’un choc se dégage. Choc entre le capita-lisme néo-libéral et une société traditionnelle qui résis-te encore. Bien sûr, il ne saurait être question d’idéali-ser cette dernière, qui comportait son lot de domina-tions en tout genre, mais qui avait aussi su tisser desliens de solidarité. Qu’avons-nous réellement à propo-ser en échange ? Une société fracturée, en pleine confu-sion, qui ne survit qu’anesthésiée par la drogue doucede l’hyper consommation et qui se permet pourtant demépriser et de détruire les autres formes de culture. Cequ’il y a de proprement terrifiant dans la mondialisa-tion néo-libérale c’est que le sort du petit paysan del’Atlas (comme celui de bien d’autres peuples) se joueà des milliers de kilomètres au sein d’instances dont iln’a aucune connaissance et contre lesquelles il n’aaucun moyen d’action.Une jeunesse frustrée (31 % de la population a moinsde 15 ans selon le BIT), souvent forcée de s’exiler, unepopulation qui se sent méprisée et dont la misère et lesdifficultés sont le lot quotidien, sans la moindre lueurd’espoir à l’horizon, une oligarchie arrogante, consti-tuent, au Maroc comme ailleurs, le terreau sur lequelprospèrent tous les fanatismes. Avec une parfaite inconscience, le capitalisme débridéallume ainsi à travers le monde, y compris dans lespays dits développés, nombre de mèches bien dange-reuses.Allah nous protège contre le réveil des Dieux duchaos !

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Extérieur, suivant les zones de la Poste. Au 1/1/2005 : Zone 1 (Allemagne, Italie, Bénélux) . . . . . . . .27,80 euros.Zone 2 (Espagne, Royaume-Uni, Suisse) . . . .27,15 euros.Zone 3 (Canada, États-Unis) . . . . . . . . . . . . .28 euros.Zone 4 (Autre Europe, Afrique, P-, M-Orient) 27,50 euros.Zone 5 (Amérique du Sud) . . . . . . . . . . . . . . .29,90 euros.

R È G L E M E N T S :

D’une lectrice ne renouvelant passon abonnement :

D ans le contexte actuel, leconcept de l’économie distri-

butive ne peut-il se frayer un che-min ? J’écoute France-Inter, j’en-tends des intervenants au fait del’économie/finance, mais la plupartme désolent. Et je crois que je n’aiplus la force de me laisser désoler…

Le marché de la finance est totale-ment coupé du marché de la produc-tion et de la consommation, et, pire,le premier met à feu et à sang lesecond !Depuis quand parle-t-on de “guerreéconomique” sans jamais envisagerla paix économique…? alors quetoutes les guerres finissent un jour,celle-ci est à perpétuité.Maintenant on parle de fonds

propres des banques. Mais leursfonds propres, tant au propre qu’aufiguré, elles se les sont constituéscomment ? …Je crois que nous avonsdépassé les bornes, et la planète sechargera de nous recadrer !Je renouvelle toute mon amitié àl’équipe de la Grande Relève en espé-rant que les jeunes prendront lerelais, bon courage à toutes et à tous.

J.B. Saint Cyr l’École.

C O U R R I E R D E S L E C T E U R S

SOUSCRIPTION PERMANENTE

POUR QUE VIVE LA GRANDE RELÈVER. Jacobs 27 – Mme Meegens 27 – G. Oostenbroek 27 – Mme Casanova 53 – Mme Colline 37 – M.Delahaye 7 – S. Bagu 17 – S. Seckler 7 – Mme Lextray 27 – Ph. Robichon 7 – R. Vautier 7 – F. Pichon 50 –J. Chaudieu 49 – Melle Eckert 40 – F. Albouy 14 – A. Rousseau 27 – F. Mouries 7 – Mme Lechevrel 12 –F. Dell’Eva 14 – Mme Riquet 8 – J. Joiny 77 – G. Petit 150 – G. Evrard 27. Total 735 euros

Merci à tous !Grâce à cette souscription, nous pouvons poursuivre la publication du journal en modérant le prix del’abonnemen, et en faire le service gratuit à des personnes qui n’ont pas les moyens de payer l’abonne-ment, mais qui tiennent à le lire et à le diffuser.MERCI AUX ABONNÉS QUI, POUR NOUS ÉVITER DES FRAIS DE RAPPEL, OBSERVENT LADATE D’ÉCHÉANCE DE LEUR ABONNEMENT : ELLE EST INDIQUÉE SUR L’ÉTIQUETTE DEL’ENVELOPPE SOUS LAQUELLE ILS REÇOIVENT LEUR JOURNAL.

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SUGGESTIONS D E L E C T U R E S

• JACQUES DUBOINExtrai ts chois is dans son œuvre (1 euro) .

• ET SI ON CHANGEAIT ?Bande dessinée par J.VIGNES-ELIE (3,8 euros).

• LES AFFRANCHIS DE L'AN 2000 .Un roman de M-L DUBOIN, qui explique, à l’aide

d’exemples, les mécanismes de l’économie distributi-ve et tente de montrer ce qu’elle apporte à la société(16,70 euros).

• MAIS OÙ VA L’ARGENT ?par MARIE-LOUISE DUBOIN,

l’étude de la façon dont la mon-naie est devenue cette monnaie dedette qui empêche toute véritabledémocratie, suivie de propositionspour évoluer.(édition du Sextant, 240 pages, 14,90 euros).

• D’anciens numéros sont disponibles (1 euro)• Des textes , épuisés sur papier, sont té léchar-geables sur notre s i te internet . Par exemple:• UN SOCIALISME À VISAGE HUMAINle texte d 'une conférence d’AN D R É PR I M E.

(Tous les prix indiqués sont franco de port).

Un RÉSUMÉ DE NOS PROPOSITIONSpour que l ’économie so i t so l ida i re estd isponib le ; pour le recevoi r, envoyerune enveloppe t imbrée à l ’adressesouhai tée.

Rappelons simplement ici qu’il s’agit derendre financièrement possible ce qui estutile, souhaitable, matériellement et éco-logiquement réalisable. Pour cela, lamonnaie actuelle doit être remplacée parune monnaie qui ne circule pas, qu’on nepeut donc pas “placer” pour “rapporter”. Cette monnaie “distributive” n’est qu’unpouvoir d’achat, qui laisse au consomma-teur la liberté de choisir, et qui s’annule,comme un timbre ou un ticket de trans-port, quand on l’utilise. Monnaie et production sont créées et uti-lisées au même rythme : ce sont deuxflux qui peuvent être équilibrés.De la masse monétaire correspondant àla production d’une période donnée, unepart est consacrée aux services publics,ni impôts ni taxes ne sont donc plusnécessaires, une autre part assure la pro-duction future, et le reste permet degarantir un revenu à tous les citoyens.Alors le débat politique peut démocrati-quement décider de ce qui sera produit etdans quelles conditions ; l’intérêt généralprime sur l’intérêt particulier ; les élussont des citoyens comme les autres.

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La Grande RelèveFFoonnddéé eenn 11993355 ppaarr JJaaccqquuee ss DDUUBBOOIINN

DDiirreecc tt iioonn ee tt mmii ss ee eenn ppaaggee ss :: Marie-Louise DUBOIN

RRééddaacc tt iioonn : les abonnés qui le souhaitent, tous bénévoles.

Les manuscrits sont choisis par le comité de lecture

et ne sont pas retournés.GGrraapphhiissmmee : LASSERPE, Anne-Laure WITSCHGER.

IImmpprriimméé (à Nîmes) par PREMIÈRE IMPRESSION

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