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DESCARTES HORS SUJET Jean-Luc Marion P.U.F. | Les Études philosophiques 2009/1 - n° 88pages 51 à 62

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marion Jean-Luc, « Descartes hors sujet »,

Les Études philosophiques, 2009/1 n° 88, p. 51-62. DOI : 10.3917/leph.091.0051

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DESCARTES HORS SUJET

L’histoire de la philosophie rend la philosophie possible en lui fournis-sant, on devrait sans doute plutôt dire, en lui imposant des arguments. Lesplus puissants d’entre eux traversent les époques, mais surtout leur impo-sent de se décider devant eux, non seulement parce que toute nouvellefigure de la philosophie doit, pour se formuler, en rendre raison, positive-ment ou plus souvent polémiquement, mais surtout parce qu’ils constituentles réserves jamais épuisées de leurs nouveaux commencements. Parmi cesarguments, qui ne cessent de survivre à chacune de leurs mises en cause,dents de Cadmos d’où renaissent de fermes rejetons, l’un des plus puissantss’avère le cogito ergo sum imposé par Descartes à la philosophie, qu’il ainsicontraint de se faire moderne, si le terme eût jamais un sens clair et distinct– au point que la question de l’ego ravage toute éventuelle postmodernité.Pour autant, cette persistance ne va pas sans ambiguïtés. Ambiguïtés mas-sives et déconcertantes. La plus inquiétante, mais non la seule on le verra,tient à une distorsion invraisemblable, qui conduit l’immense majorité desdiscussions à faire fond sur une formulation (ego) cogito (ergo) sum, dont lesvariations apparaissent dans tous les textes de Descartes à l’exception – onaccordera sans peine qu’elle mérite quelque attention – des Meditationes deprima Philosophia elles-mêmes. Tout se passe comme si cet écart de l’argu-ment cartésien avec lui-même n’avait aucune importance, ou du moins quel’on pouvait le neutraliser et le passer sous silence, en continuant, comme lamajorité des lecteurs, même (et peut-être surtout) les plus érudits ou subtils,à considérer comme marginale ou du moins non déterminante la formule,fort différente, du texte majeur, « ... hoc pronuntiatum, ego sum, ego existo,quoties a me profertur vel mente concipitur, necessario esse verum » (ou« ... haec [cogitatio] sola a me divelli nequit. Ego sum, ego existo ; certumest »)1. Dans les innombrables études sur « le cogito dans les Meditations »,cette formulation privilégiée s’estompe comme une simple variante de la

1. Respectivement AT, VII, p. 25, 11-13 et 27, 8-9.

Les Études philosophiques, no 1/2009, p. 51-62

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formule standard ((ego) cogito (ergo) sum), dont pourtant elle omet précisémentrien de moins que le terme cogito, pourtant supposé décisif. Il s’ensuit qu’onmanque ainsi l’une des caractéristiques essentielles de l’argument présentépar les Meditationes : que l’argument du cogito ne comporte justement pascogito. Et il ne s’agit pas d’un détail, puisque, en omettant d’inclure que jepense dans l’énoncé de l’argument, la Meditatio II l’arrache au statut de pré-supposé ou de condition logique d’une conclusion elle aussi logique, pouren faire l’acte même de l’énonciation et non plus une partie de l’énoncé,ouvrant ainsi la possibilité d’en construire une interprétation pragmatique(voire en un sens performative). Nous ne reprendrons pas l’enquête, menéeailleurs, sur cet écart et son oubli, considérant ses résultats comme unacquis1, mais, devenu plus suspicieux sur les interprétations reçues, noustenterons d’examiner certaines des objections les mieux admises contre l’ar-gument cartésien. Et nous suivrons plutôt leurs formulations par les meil-leurs des historiens de la philosophie, les philosophes eux-mêmes. Mais, iciencore, il faudra rester sur ses gardes. Car, si, comme le reconnaît Hei-degger, « Descartes a pensé par avance le fondement métaphysique destemps modernes, ce qui ne veut pas dire que toute la philosophie qui s’en estsuivie soit purement et simplement du cartésianisme », il ne faut pas nonplus en conclure que la philosophie moderne, même en ses plus grandsreprésentants, comprend toujours correctement son origine cartésienne2.

L’objection à partir de la substance

L’objection faite à Descartes d’avoir interprété l’ego obtenu par le cogitocomme une substance domine toutes les autres, parce que, sans doute, ellefut répétée par les plus grandes autorités. Examinons-en les différentesformulations.

Kant, le premier, argumente que le Je peut bien s’avérer le supportlogique de toutes les pensées, mais ne saurait pour autant fournir la « perma-nence (Beharrlichkeit) » d’une substance, qui requiert en effet une « intuitionfixe et permanente (stehende und bleibende) », dont le Je reste dépourvu dans letemps. Il ne s’agit ici, au mieux, que d’ « ... une substance dans l’idée, maisnon pas dans la réalité »3. Comment ne pas remarquer qu’ici Kant oppose àDescartes la position même de Descartes ? D’abord parce que la Meditatio IIinsiste sur le fait que l’ego n’est et n’existe que pour un temps, provi-soirement et selon les limites temporelles de l’empiricité de son acte de

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1. Voir Questions cartésiennes II, chap. 1, Paris, 19961.2. Heidegger : « Descartes hat den metaphysischen Grund der Neuzeit vorausgedacht,

was nicht besagt, daß alle nachkommende Philosophie nur Cartesianismus sei » (« Dereuropäische Nihilismus » (1940), repris dans Nietzsche, GA, 6/2, Frankfurt am Main, 1997,p. 130).

3. Critique de la raison pure, A 350-351.

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penser : non seulement je ne suis que quoties, à chaque fois que je pense etpas si je ne pense pas1 ; mais, si je m’abstenais de penser, je ne serais aussitôttout simplement plus du tout : « Certum est. Quamdiu autem ? Nempequamdiu cogito ; nam forte etiam fieri posset quam, si cessarem ab omnicogitatione, ut illico totus esse desinerem. »2 Et d’ailleurs, si Descartes admetsans difficulté l’ego comme le « subjectum meae cogitationis »3, de la mêmemanière que Kant admet que le sujet transcendantal offre un « substratumau fondement de toutes les pensées »4, il ne lui accorde le rang de substancequ’avec une restriction essentielle et temporelle, la permanence du concoursordinaire de Dieu, sans lequel on ne saurait à strictement parler admettreaucune substance finie5.

Husserl a repris l’accusation kantienne : « Malheureusement il se produitchez Descartes un tournant, certes peu apparent mais de grande consé-quence, qui fait de l’ego une substantia cogitans, un animus humain séparé, l’élé-ment de départ vers des raisonnements suivant le principe de causalité, brefun tournant par lequel il devint le père du réalisme transcendantal, tel qu’ilse contredit lui-même. » Non plus en contestant que l’ego puisse se consi-dérer comme une substance (ainsi que Kant), mais qu’il le doive. « Ce Je etson vivre-[en tant que] Je, qui me demeure nécessairement permanent envertu de l’CpocP, n’est pas un morceau du monde, et, en disant : “Je suis, egocogito”, cela ne veut plus dire : moi, cet homme, je suis. »6 Autrement dit, enassumant le titre de substance, l’ego se mettrait au niveau des autres subs-tances, dans le monde (substances étendues), comme aussi hors du monde(Dieu). Et n’assume-t-il pas de fait ce titre lorsqu’il revendique « Ego autemsubstantia – moi aussi je suis une substance »7 ?

Et pourtant, ces deux objections, en apparence évidentes, s’avèrent fortdiscutables. D’abord parce que Descartes ne qualifie qu’avec réserves l’egodu titre de substantia. Par exemple, ni les deux premières Meditationes, cellesdonc qui formulent l’argument dans sa version la plus achevée, ni les Prin-cipia I, § 1-10, n’utilisent le terme de substantia 8. Même le Discours de la méthode,

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1. Meditationes, AT, VII, 25, 12, voir : « ... ego, dum cogito, existo » (145, 24).2. Meditationes, AT, VII, 27, 10-12.3. Meditationes, AT, VII, 37, 9 (hapax, semble-t-il, d’un subjectum de la pensée dans les

Meditationes).4. « ... allen Gedanken als Substratum zum Grunde liegt » (Critique de la raison pure,

A 350).5. Principia Philosophiae, I, § 51 et 52. Voir Sur le prisme métaphysique de Descartes : constitution

et limites de l’onto-théo-logie dans la pensée cartésienne, Paris, 19961, 20042, PUF, « Épiméthée », § 13,p. 164.

6. Respectivement Die parisianer Vorträge, Hua. I, 9, et Ideen I, § 11, Hua. III, 64.7. Meditationes, AT, VII, 45, 7 ; voir « ... ex eo ipso quod sim substantia... » (45, 20).8. Le terme n’apparaît qu’après la démonstration de l’existence de l’ego : respectivement,

dans la Meditatio, III, VII, 43, 20 sq., et Principia, I, § 11, VIII-1, 8, 21 sq. Certes, la Synopsis desMeditationes mentionne bien « ... omnes omnino substantias, sive res quae a Deo creari pos-sunt ut existant » (VII, 14, 1 sq.) dans le cadre de son résumé de la Meditatio II, mais précisé-ment en anticipant sur la comparaison entre la substance pensante et la substance étendue,qui, selon l’ordre des raisons, ne peut guère intervenir qu’avec les Meditationes V-VI.

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qui qualifie l’ego comme une « substance » ( « Je connus que j’étais une subs-tance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser1 » ), ne le faitpourtant qu’en seconde instance, pour en définir l’essence, sans avoir besoindu terme pour exposer l’argument de son existence ; et le « premier principede la philosophie, que je cherchais »2, s’impose donc avant et sans l’emploidu concept de « substance ». En d’autres termes, on peut soutenir que l’ar-gument de l’ego existant en tant que pensant peut parfaitement se déployer etexercer sa fonction de principe sans revendiquer le statut de substance. Et,en effet, l’usage de ce concept ne devient indispensable à Descartesque pour démontrer l’existence de Dieu (en permettant une hiérarchieentre accidents / substances finies / substance infinie) et pour distinguerl’étendue de la pensée (comme les attributs principaux de deux types desubstances), mais pas avant. Par conséquent, une objection contre l’éven-tuelle substantialité de l’ego ne porte absolument pas, ni en droit ni en fait,contre l’argument sur l’existence de l’ego en tant que pensant.

L’objection à partir du sujet

Semblable remarque s’impose à propos de l’emploi supposé de « sujet »par Descartes. À notre connaissance, jamais, dans les Meditationes ou les Prin-cipia, Descartes ne nomme l’ego, la mens, ou la res cogitans un subjectum, ni sujetleurs équivalents français dans le Discours de la méthode. Au contraire, lesvariations de sujet/subjectum renvoient le plus souvent à ce qui se trouvesoumis à (« sujet à une erreur », « sujet » d’une discussion, etc.), éventuelle-ment soumis à la pensée elle-même3, au titre de ce que nous nommerionsfacilement aujourd’hui des objets4. Et lorsque Descartes évoque, rarementd’ailleurs, un « ... subjectum meae cogitationis »5, il ne s’agit justement pas dumoderne sujet, mais du substrat de mes pensées, aliqua res, évidemment la rescogitans. Cet usage retrouve, sous sa traduction littérale par subjectum,l’¤pokeim@non : non pas la cogitatio ou l’ego comme le « sujet » des « objets »,mais le substratum qui soutient à titre de res (voire de substantia) les modi cogi-tandi, en exact parallèle aux res materiales ou corporeae qui soutiennent, à titre desubstantiae extensae, les modes de l’étendue (figure, quantités, mouvements,mais aussi qualités, etc.) : calor in subjectum, « ... subjectum aliquod locum

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1. AT, VI, 33, 3-5.2. AT, VI, 32, 23.3. « Neque immensum est opus, res omnes in hac repraesentatione contentas cogita-

tione velle complecti, ut, quomodo singulae mentis nostrae examini subjectae sint, agnos-camus » (Regulae, VIII, AT, X, 398, 14-17).

4. Il y a d’ailleurs parfois équivalence, dans les textes cartésiens, entre subjectum etobjectum (ainsi en Regulae, AT, X, 360, 5 et 9, 378, 3 et 374, 9, etc.). Voir Règles utiles et claires pourla direction de l’esprit dans la recherche de la vérité. Traduction selon le lexique cartésien et annota-tion conceptuelle par J.-L. Marion, La Haye, 1977, p. 141.

5. « ... cum volo, cum timeo, cum affirmo, cum nego, semper quidem aliquam rem utsubjectum meae cogitationis apprehendo » (AT, VII, 37, 8-9).

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occupare, quia extensum est »1. Il faut donc, ici encore, rester précis : à stric-tement parler, Descartes n’a pas recours à la problématique du « sujet », quine s’imposera qu’après lui – exactement comme il a recours à la probléma-tique de l’ « objet », sans avoir eu à l’inaugurer. Par suite, toute critique de la« subjectivité », entendue autrement que comme la crise du substratum, de lamateria prima – bref, comme la disparition du concept même de matière –,laisse en droit et en fait intact l’ego, qui est et existe en tant qu’il pense, préci-sément parce que cette performance ne suppose aucune intériorité ni aucunsubstrat. Une fois encore, l’argument réel de Descartes pourrait outrepasserles interprétations biaisées, quoique largement reçues, qui en permettent unecritique en fait hors sujet.

L’objection à partir de la représentation

Il faut aussi examiner une autre objection, très autorisée, qui conteste ceque l’argument cartésien présupposerait, la représentation. Car, insiste sou-vent Heidegger, cogito ne doit pas se traduire, ou du moins (si l’on renonce àcorriger les traductions unanimes des contemporains de Descartes) ne doitpas se comprendre par « je pense » (ni cogitare par « penser »), mais par « se-représenter, sich-vorstellen », au sens de « se-poser-face-à-soi » et donc de« s’emparer de... »2. Indiscutablement, cette compréhension, aussi brutalequ’elle paraisse, trouve un écho dans des déterminations authentiquementcartésiennes du penser, soit comme réduction du sensible aux natures sim-ples ensuite codifié à partir d’elles (ainsi dans les Regulae VI et XII-2), enconséquence directe du penser comme mise en ordre (suivant les Regulae Vet VI), en vue d’un penser comme « pratique » de « maîtres et possesseurs »,utilisant une raison prise comme un « instrument universel »3. Or cette re-présentation, comme maîtrise qui met le représenté à disposition du repré-sentant, implique certes un « Sich-zu-stellen »4, qui aboutit à radicaliser lapensée en un doute : « cogitare ist dubitare »5 – si penser suppose de se poseren face du pensable, de mettre le pensable face à soi, ce pensable se trouve

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1. Respectivement AT, VII, 41, 8-9, et AT, X, 443, 23 (tout le passage discute la défini-tion par Aristote du lieu sur la base de la reprise littérale de son concept de sub -jectum/¤pokeim@non). Et : « subjectum aliquod mensurabile » ou « ... subjectum vereextensum... » (Regula XIV, AT, X, 443, 24 et 452, 20-21), « ... subjectum omnimode extensumet infinitarum dimensionum capax... » (Regula XV, AT, X, 453, 14).

2. « Descartes gebraucht an wichtigen Stellen fur cogitare das Wort per-cipere (per-capio)– etwas in Besitz nehmen, einer Sache sich bemächtigen, und zwar im Sinne des Sich-zu-stellens von der Art des Vor-sich-stellen, des Vor-stellens » (Nietzsche, II, op. cit., p. 133). Cetteinterprétation reprend d’ailleurs exactement une remarque de Nietzsche : « Das Denken istuns kein Mittel zu “erkennen”, sondern das Geschehen zu bezeichnen, zu ordern, für unsernGebrauch handlich zu machen » (Nachgelassene Fragmente, août-septembre 1885, 40 [20],t. VII, 3, p. 369).

3. Discours de la méthode, respectivement AT, VI, 62,1 et 8, puis 57, 9.4. « Das cogitare ist ein Sich-zu-stellen des Vor-stellbaren » (Nietzsche, II, op. cit., p. 134).5. Ibid., p. 134.

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d’emblée doublé par la pré-position de la pensée, qui le rend douteux par sapréséance même. On peut y voir une forte, quoique silencieuse, confirma-tion dans la détermination du premier mode de la res cogitans par le doute ; eneffet, la res cogitans se définit toujours d’emblée comme dubitans : « Res cogi-tans ? Quid est hoc ? Nempe dubitans... » (et, réciproquement, douter équi-vaut d’abord à penser : ou « quid enim dubitare aliud est, quam certoquodam modo cogitare ? »)1. Notons que, si Heidegger voit ici juste, alorstombe un reproche de Nietzsche – « On devrait douter mieux que ne le faitDescartes ! »2.

Mais si le doute met originairement en œuvre la représentation, celasignifie que l’ego cogitans en tant que dubitans soumet donc tout représenté àses exigences de représentant : l’ego doit précéder le cogitatum parce qu’il setrouve d’emblée impliqué en lui : « Le représenter et le re-présentant se trou-vent co-représentés dans le re-présenter humain » et « Le représenter est unSe-co-représenter-avec »3, selon une connexion essentielle, où le représentés’enracine dans la représentation, puis dans le représenté (et non pas l’in-verse). Mais, d’une telle implication du re-présentant dans la représentationdu représenté, il s’ensuit une compréhension radicale de l’argument dit ducogito : l’ego se trouve présupposé (donc posé existant) du simple fait qu’ilpense en se re-présentant dans et avant le représenté même qu’il se repré-sente, non seulement par une nécessité de la connaissance, mais par unenécessité métaphysique ; en fait et en droit, cogito, sum, dans son fond, équi-vaut à cogito me cogitare : « Cogito ist cogito me cogitare. »4 L’argument ducogito, sum ne produit l’épreuve et l’expérience de l’existence de l’ego cogitansque parce qu’il s’origine dans l’exigence métaphysique radicale de la re-présentation, loin qu’il la fonde5. Mais, notons-le, Heidegger s’inscrit ici dansun double héritage, qu’il radicalise comme toujours brillamment. Il lit eneffet le cogito de Descartes par référence à Kant, définissant l’aperceptiontranscendantale lui aussi selon la représentation : « Le je pense doit pouvoir

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1. Respectivement Meditatio II (AT, VII, 28, 21, voir 34, 18-19), et Recherche de la Vérité,AT, X, 521.

2. « Es muß besser gezweifelt werden als Descartes ! » (Nachgelassene Fragmente, août-septembre 1885, 40 [25], t. VII, 3, p. 373). En fait, on ne peut pas ne pas douter assez,puisque la certitude elle-même se déploie en proportion exacte et stricte du doute, et immé-diatement comme certitude de soi : « ... simulac dubitare sum adgressus, etiam cum certitu-dine me cognoscere occepisse » (Recherche de la vérité, AT, X, 525).

3. « Das Vorstellen und das Vor-stellende sind im menschlichen Vor-stellen mit-vorgestellt » (Nietzsche II, op. cit., p. 137 et 139. Voir : « Das vorstellende Ich ist vielmehr injedem “ich stelle vor” weit wesentlicher und notwendiger mitvorgestellt, nähmlich als dasjenige,auf das zu und auf das zurück und vor das jedes Vor-gestellte hingestellet wird » (ibid., p. 136).

4. Nietzsche II, op. cit., p. 137. Sein und Zeit disait cogito me cogitare rem (§ 83, p. 433). Sur cedossier, d’ailleurs assez complexe, voir nos mises au point successives dans « Heidegger et lasituation métaphysique de Descartes », « Bulletin cartésien IV », Archives de philosophie, 38-4,1975 ; Questions cartésiennes, c. V, § 1, Paris, 1991, p. 158 sq., et Questions cartésiennes II, c. I, § 3,op. cit., p. 12 sq.

5. « Das “Ich bin” wird aus dem “Ich stelle vor” nicht erst gefolgert, sondern das “Ichstelle vor” ist seinem Wesen nach jenes, was mir das “Ich bin” – nämlich der Vor-stellende –schon zugestellet hat » (Nietzsche II, op. cit., p. 142).

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accompagner toutes mes représentations ; sinon quelque chose me seraitreprésenté qui ne pourrait pas être pensé, ce qui ne voudrait rien dire d’autreque la représentation serait ou bien impossible, ou à tout le moins ne seraitrien pour moi. »1 Le Mit-[vorgestellet] de Heidegger reproduit la fonction dubegleiten de Kant. Surtout, il semble ici reprendre une objection radicale deNietzsche à l’ego cartésien : « “Je re-présente, donc il y a un être” cogito ergoest. – Que moi je sois cet être qui représente, que le représenter soit une acti-vité du moi, cela n’est plus certain ; non plus que ne l’est tout ce que je repré-sente. – Le seul être que nous connaissions est l’être qui re-présente. [...]Telle est la certitude fondamentale à propos de l’être. Or la représentation affirmeprécisément le contraire de l’être ! »2 Nietzsche met ici exactement au fonde-ment de l’ego cogito ce que Heidegger et Kant lui assignent comme base ; sim-plement, Nietzsche oppose la représentation à l’être, tandis que Kant (sui-vant Berkeley) et Heidegger (selon son interprétation du nihilisme)3

l’identifient au contraire à l’être.

Le cogito non représentatif

Cette convergence de trois philosophes décisifs pour interpréter l’egocogito à partir de l’essence de la Vorstellung comme sens (ou opposé) de l’êtrese vérifie-t-elle chez Descartes ? L’inversion du rapport entre penser etexister trouve certes une illustration parfaite dans l’analyse du morceau decire, où la mentis inspectio révèle que l’objet à connaître présuppose l’existencede son re-présentant ; mais cette analyse (qui d’ailleurs n’utilise pas le termede repraesentatio), si elle répète sur un mode plus imaginatif l’argument ducogito, ne le remplace pas, ni ne l’annule. Or, dans la démonstration premièrede cet argument, aucun texte ne confirme une doctrine articulée de la re-présentation, ne fût-ce que parce que le terme même de repraesentatio resteentièrement absent dans la démonstration de la Meditatio II 4. Bien plus, nonseulement aucun texte ne lie le cogito à la question de la repraesentatio, mais la

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1. « Das Ich denke muß alle meine Vorstellungen begleiten können ; denn sonst würdeetwas mir vorgestellt werden, was gar nicht gedacht werden könnte, welches ebensoviel heißt,als die Vorstellung würde entweder unmöglich, oder wenigstens für mich nichts sein » (Kritikder reinen Vernunft, § 16, B 132). Nietzsche sert peut-être ici aussi de relais : « Der Wille bewegtnichts mehr, erklärt folglich auch nichts mehr – er begleitet bloß Vorgänge, er kann auchfehlen » (Götzen-Dämmerung, « Die vier grossen Irrtümer, § 3).

2. « “Ich stelle vor, also gibt es ein Sein”, cogito, ergo est. – Daß ich dieses VorstellendeSein bin, daß das Vorstellen eine Tätigkeit des Ich ist, ist nicht mehr gewiß ; ebenso wenig alleswas ich vorstelle. – Das einzige Sein welches wir kennen, ist das vorstellende Sein. [...] Dies istdie Grundgewißsheit vom Sein. Nun behauptet das Vorstellen gerade das Gegenteil vom Sein »(« Grundgewißheit », Nachgelassene Fragmente, automne 1881, 11 [330], t. VI, 2, p. 467-468).

3. « ... das Vor-stellen, das sich selbst wesenhaft vor-gestellt ist, setzt das Sein als Vor-gestelltheit und die Wahrheit als Gewissheit » (Nietzsche II, op. cit., p. 143, voir p. 145, 149).

4. Les deux occurrences de repraesentare dans la Meditatio II non seulement ne concernentpas l’ego, mais gardent une acception dépréciée : « ... credo nihil unquam extitisse eorum quaemendax memoria repraesentat » (AT, VII, 24, 14-16), « ... somnia verius evidentiusquerepraesentent » (ibid., 28, 14-15).

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formule censée y répondre, cogito me cogitare, se trouve explicitement récuséepar Descartes, dans un texte il est vrai dissimulé et peu lu, des Responsionesaux VIIes Objections. Il y évoque une telle réflexivité de la représentation, maispour la disqualifier : « Item, cum ait non sufficere quod substantia aliqua sit cogitans,ut sit posita supra materiam et plane spiritualis, quam solam vult vocari mentem, sedinsuper requiri ut actu reflexo cogitet se cogitare, sive habeat cogitationis suae conscien-tiam, aeque hallucinatur... – Et encore, lorsqu’il [sc. le P. Bourdin] dit qu’il nesuffit pas pour qu’une substance soit pensante qu’elle soit au-dessus de lamatière et complètement spirituelle, car il ne veut nommer esprit que celaseul, mais qu’il faut en plus qu’elle pense qu’elle pense par un acte réfléchi,ou qu’elle ait la conscience de sa pensée, il délire autant... », que s’il préten-dait qu’on n’a une science ou un art qu’en sachant qu’on l’a1. Ni représenta-tion, ni réflexion, ni pensée de la pensée ne justifient donc l’interprétationdu cogito comme cogito me cogitare.

Certes Heidegger, pour justifier son interprétation, invoque la définitionde la cogitatio formulée dans les Principia Philosophiae, I, § 9 : « Cogitationisnomine intelligo illa omnia, quae nobis consciis in nobis fiunt, quatenuseorum in nobis conscientia est. Atque ita non modo intelligere, velle, imagi-nari, sed etiam sentire, idem est sic quod cogitare. »2 Choix judicieux, tant cetexte insiste sur l’implication de la conscience de soi de l’ego dans la pensée den’importe quelle chose, au point que non seulement les deux premièresséquences font redondance entre elles (« ... nobis consciis (...) in nobis cons-cientia est »), mais que chacune d’elles opère une redondance au profit de l’ego(« ... nobis (...) in nobis », puis « in nobis conscientia ») ; au point que, de fait,aucune conscience de quelque chose ne peut s’accomplir sans la conscience,plus originelle, de soi par soi. Mais ici même surgit l’étrangeté : cette inten-tionnalité renversée – toute conscience de quelque chose est d’abord cons-cience de soi – se trouve décrite sans mentionner la moindre représentation,ni le terme repraesentatio. Et sans doute y a-t-il à cela une excellente raison : lare-présentation implique un écart (une extase, dirait Henry), par laquelle lachose re-présentée se distingue de la pensée re-présentante, donc du re-présentant lui-même, et trace un écart entre la conscience de soi et laconscience d’autre chose que soi. Le rapport re-présentant/re-présenté les liedonc de telle manière qu’il les distancie aussi d’autant. En toute logique, cetécart rendrait même l’expérience de soi par soi impossible, car, si le doute naîtde l’écart entre l’idée (même évidente) et la chose, et si l’ego entretenait aveclui-même un rapport de représentant à idée re-présentée, ne tomberait-il passous le coup du doute hyperbolique, ainsi que toute autre re-présentation ?

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1. AT, VII, 559, 3-7 (voir notre tardif commentaire dans Questions cartésiennes, op. cit.,p. 160). Sur Bourdin et les VIIae Objectiones, voir R. Ariew, « Pierre Bourdin and the SeventhObjections », M. Grene, R. Ariew (eds), Descartes and his Contemporaries. Meditations, Objections andReplies, Chicago, 1995. Voir, entre autres textes, A Newcastle (?), mars-avril (?) 1648, AT, V,138, 2-6, et IIae Responsiones, AT, VII, 140, 18-28 (discussion dans Questions cartésiennes, op. cit.,p. 164-172).

2. Cité dans Nietzsche II, op. cit., p. 138.

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Mais justement l’ego n’entretient pas avec lui-même un rapport de représenta-tion, et Descartes ne mentionne jamais la repraesentatio au nombre des modesde la res cogitans. Heidegger ne semble pas s’en aviser ; il lui aurait pourtantsuffit de lire le § 9 jusqu’à son terme, pour voir que Descartes privilégiait unetout autre acception de la cogitatio, qui prend radicalement en compte le finalde la première citation (tronquée) – « ... sentire, idem est hic quod cogitare ».Et Descartes d’ajouter un commentaire, que Heidegger passe sous silence,sur ce qui rend la marche ou la vision certaine ou non : « Sed si intelligam de ipsosensu sive conscientia videndi aut ambulandi, quia tunc refertur ad mentem, quae sola sentitsive cogitat se videre aut ambulare, est plane certa. – Mais si je l’entends du sentir oude la conscience de voir ou de marcher, alors la conclusion est absolumentcertaine, parce que cela se réfère désormais à l’esprit qui seul sent ou pensequ’il voit ou marche. » Ainsi, ce qui assure l’expérience immédiate de soi ausein de l’expérience médiate de la chose (et aussi des actes mondains de lamens) ne tient pas à la représentation, ni même aux modes intellectuels quipourraient en apparence s’en approcher le plus, mais seulement au sentir– sentir originel de soi par soi, sans écart ni extase entre le représentant et lereprésenté, sentir qui seul livre immédiatement l’épreuve de soi et de sonexistence à l’ego1.

Tout comme Kant et Nietzsche, voire comme Husserl2, Heidegger resteici plus métaphysicien que sa lecture non métaphysicienne du nihilisme ne leréclamait, en privilégiant l’interprétation représentative de la cogitatio, queDescartes n’ignorait certes pas, mais contenait soigneusement à la penséedes choses du monde, telles que la méthode en fait des objets certains. Cen’est d’ailleurs pas un hasard, que Heidegger tende à réduire, sans autreforme de procès, toute la cogitatio à celle de la res extensa : « La thèse que lanature inerte est res extensa n’est que la conséquence essentielle de la pre-mière thèse. Sum res cogitans est le fondement, ce qui gît au fondement, le sub-jectum pour déterminer du monde matériel comme res extensa. »3 Cette réduc-tion de la cogitatio n’en limite pas seulement la portée à la seule pensée dumonde, en faisant fi de la connaissance des étants non mondains à laquelleelle prétend (l’ego, les éventuels autres ego et Dieu), mais en manque surtoutl’essence dernière : une cogitatio non extatique, non intentionnelle d’objet,mais immédiatement affectée par elle-même sur le mode d’un sentir origi-naire. Une nouvelle frontière se marque ici dans l’interprétation de l’ego sum,ego existo. Et ce pourrait être la frontière qui nous sépare de ce qu’il faut peut-être encore nommer la subjectivité, mais une subjectivité décidément nontranscendantale.

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1. Nous suivons ici, on l’aura reconnu, l’analyse fameuse de M. Henry, Généalogie de lapsychanalyse, c. 1, Paris, 1985.

2. Du moins lorsqu’il rabat l’intentionnalité sur l’ego du cogito (ainsi en Cartesianische Medi-tationen, § 18, Hua. I, p. 85).

3. « Der Satz, daß die leblose Natur res extensa sei, ist nur die Wesenfolge des erstenSatzes. Sum res cogitans ist der Grund, das zum Grunde Liegende, das subjectum für die Bestim-mung der stofflichen Welt als res extensa » (Nietzsche II, op. cit., p. 147).

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L’objection à partir de la cause

Un autre argument, qui provient une fois encore de Nietzsche, méritequ’on l’examine avec d’autant plus d’attention qu’on ne lui en prête habi-tuellement guère : l’objection envers le cogito à partir de la compréhension del’ego comme une cause, « ... l’homme a d’abord tiré le concept d’être duconcept du Je (...) d’après le concept de son je comme cause (nach seinemBegriff des Ichs als Ursache) »1. Ayant identifié la confusion de la cause et del’effet par la philosophie (§ 2), il invente rétrospectivement une « cause »pour expliquer, apprivoiser un événement en le réduisant au rang d’un« effet », dont le surgissement atypique se ramène au régime commun desobjets (§ 4)2. D’où « ... la conception d’une conscience ( “esprit” ) commecause et plus tard celle du Je (le “sujet”) comme cause sont purement et sim-plement nées après coup, une fois le caractère causal de la volonté établicomme un fait, comme empirie... » (§ 3)3. En ce premier temps de l’analyse,l’ego n’exerce encore la causalité que dans le domaine pratique, sur le modèlede la causalité morale selon Kant : « Le pouvoir de la faculté de désirer estson pouvoir d’être par ses représentations cause de l’effectivité des objets deces représentations. »4 Mais, bientôt, l’ego assure lui-même et sa causalité surnon seulement des objets, mais ses propres pensées : « Ainsi, chaque pre-mier “je pense” contient une croyance, à savoir que “penser” est une acti-vité, pour laquelle doit être pensé un sujet, au moins un “ça”. »5 Dès lors,c’est en général que s’impose « ... par le mouvement sceptique de la philo-sophie moderne le renversement, d’assumer la pensée comme cause etcondition aussi bien d’un “sujet” que d’un “objet”, d’une “substance” qued’une “matière” »6. La critique de l’existence de l’ego cogito apparaît dès lorslimpide : Descartes suppose la pensée comme un fait, donc attribue unecause à la pensée, pensée qui advient à l’ego comme sa cause pensante. Des-cartes assumerait ainsi, sans preuve, que la pensée constitue un fait, que cefait a besoin d’une cause, que l’ego subsiste à l’identique dans le temps, pour yexercer, à titre de substrat, une telle causalité. La critique de la causalité en

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1. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 3.2. Remarquons que, comme Nietzsche, Descartes lui-même définit presque en ces

termes la cause, simple explication des effets, seuls existant au premier chef, qui la prouventen retour de l’intelligibilité qu’ils en reçoivent (Discours de la méthode, AT, VI, 76, 4-22).

3. « Die Konzeption eines Bewußtsein (“Geistes”) als Ursache und später noch die desIch (des “Subjekts”) als Ursache sund bloß nachgeboren, nachdem vom Willen die Ursäch-lichkeit als gegeben festand, als Empirie... » (loc. cit., § 3).

4. Critique de la raison pratique, Ak. A., V, p. 9.5. « ... so enthält auch jenes erste “es denkt” noch einen Glauben : nämlich, daß

“denken” eine Tätigkeit sei, zu der ein Subjekt, zu mindesten ein “es”, gedacht werden muß »(Nachgelassene Fragmente, automne 1885, 40 [23], VII, 3, p. 371).

6. « ... die Umkehrung, nämlich das Denken als Ursache und Bedingung sowohl von“Subjekt” wie von “Objekt”, wie von “Substanz” wie von “Materie” anzunehmen » (Nach-gelassene Fragmente, automne 1885, 40 [20], VII, 3, p. 369).

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général détruit le raisonnement cartésien sur l’ego, parce que l’ego lui-même laprésuppose, d’abord envers ses cogitationes, avant même de la déployer à l’é-gard des choses du monde.

Cette herméneutique, dont la postérité moderne (de Freud à Foucault)poursuit la fortune ancienne (Spinoza, Leibniz), peut-elle se justifier dans letexte de Descartes ? Ici encore, les faits offrent plus qu’une difficulté. Enparticulier celui-ci : les deux premières Meditationes n’utilisent jamais leconcept de causa, encore moins la requête d’une cause pour les pensées. Cen’apparaît en effet que dans la seconde moitié de la Meditatio III (AT, VII,40, 21 sq.), qui imposera, comme une évidence manifeste à la lumière natu-relle, que « etiam in ideis » (VII, 41, 3) il doit y avoir au moins autant d’êtredans la cause que dans l’effet de cet être. Or, si cette exigence finit pars’étendre (dans les Iae & IVae Responsiones) même à l’essence de Dieu, elle-même interprétée comme causa sui, jamais elle ne s’applique, même rétros-pectivement, aux cogitationes que pense l’ego, ni a fortiori à l’argument qui éta-blit l’existence de l’ego en tant que pensant. Nous avons même pu intégrerces faits dans l’ensemble des arguments, qui aboutissent à distinguer deuxonto-théo-logies cartésiennes, ni superposables ni réductibles : l’une de l’enscomme cogitatum (et dont l’étant suprême aurait la figure d’une quasi-cogitatiosui ) ; l’autre, où l’ens s’offre comme causatum (et dont l’étant suprême sefigure comme causa sui). Nietzsche, négligeant cet écart, tente de réduire lapremière onto-théo-logie à la seconde. Il s’inscrit en fait dans la lignée de laplupart des successeurs de Descartes, qui n’eurent de cesse que d’homogé-néiser l’étant comme cogitatum avec l’étant comme causatum, pour réduire l’é-cart entre les deux étants suprêmes qu’ils impliquent, en sorte d’identifierfinalement le Dieu causa sui à une cogitatio (sui) enfin infinie, arrachée à l’auto-nomie du fini. Ainsi, Nietzsche approfondit et ratifie, quoique sur un modenégatif, la tentative de la métaphysique de rendre le savoir et la conscienceabsolus.

La singularité cartésienne

Entre ses lectures par Nietzsche et Heidegger (mais aussi par Kant), quise soutiennent autant qu’ils ne s’opposent entre eux, l’ego du cogito de Des-cartes apparaît dans une plus radicale singularité, que ne le laisseraient sup-poser les interprétations communes de la plupart des historiens de la philo-sophie. Il ne semble pas possible, au lecteur un peu précis des textescartésiens, d’admettre comme allant de soi que l’argument dit du cogitorepose sur (ou conduise à) définir l’ego comme une substance ou comme unsujet, ni à la faire dépendre d’une représentation, encore moins d’uneréflexion, ni enfin à l’interpréter comme une cause, même de ses proprescogitationes. Sachant que les mauvaises habitudes ne disparaissent pas devantles démonstrations, ni même devant les faits, l’historien de la philosophien’aura pas ici la naïveté d’imaginer pouvoir empêcher ou retarder l’emploi

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ignorant des banalités habituelles sur « le cogito dans les Méditations », puisquemême les plus grands lecteurs – je veux dire : les philosophes eux-mêmes –y ont sacrifié. Mais ils y ont sacrifié avec leur génie et pour mener leurs polé-miques innovatrices propres, alors que d’autres lecteurs, les plus nombreux,n’ont pas ces excuses grandioses. Mais l’histoire de la philosophie peutespérer prouver au moins deux choses : d’abord que l’histoire érudite et pré-cise de la philosophie ne peut se passer d’une attention soutenue aux inter-prétations que les métaphysiciens donnent de leurs prédécesseurs, tant ils sedéterminent essentiellement par rapport à eux et en ont une intelligence pri-vilégiée ; ensuite que la lecture du texte de la Meditatio II (et des autres)demande de se libérer difficilement des paradigmes anciens et d’en décou-vrir de radicalement nouveaux. Descartes reste déterminant précisémentparce que ses arguments apparaissent, à mesure qu’on les lit et les considère,infiniment plus complexes et indéterminés que la vulgate ne le soupçonne : ildemeure un sujet de pensée parce qu’il reste littéralement hors du sujet.

Jean-Luc MARION,de l’Académie française.

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