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Prix : 25 ISBN 978-2-85944-606-2 ISSN 1292-4393 Le mouvement est considéré comme l’es- sence du cinéma. De la fascination des pre- miers spectateurs pour le cinématographe en 1895 aux succès des productions hollywoo- diennes à «grand spectacle» au xxi e siècle, l’enthousiasme pour le septième art s’expli- querait par sa capacité à émanciper l’image de sa fixité. Mais l’esthétique du mouvement est-elle concevable sans porter en creux une immo- bilité dont elle semble s’affranchir? Qu’il s’agisse de l’utilisation de l’arrêt sur image, de longs plans fixes, du figement des acteurs, ou bien du filmage de tableaux et de photographies, l’histoire du cinéma se déroule au fil d’un désir de mouvement qui se double, selon les époques et les réalisa- teurs, d’une nostalgie de l’immobilité. L’arrêt sur image a-t-il une fonction politique? Quelle différence y a-t-il entre le figement, le repos et l’inertie? Pourquoi sommes-nous assis immobiles face à l’écran? Quel est le rapport de l’immobilité au sacré? Quelle conception du temps certains films opposent-ils à un monde saturé d’images en mouvement? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles ce livre se propose de répondre selon trois axes : l’esthétique, la critique idéologique et la réception. VIENT DE PARAÎTRE Publications de la Sorbonne 212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris Tél. : 01 43 25 80 15 – Fax : 01 43 54 03 24 Le cinéma de l’immobilité Ludovic Cortade Ludovic Cortade, ancien élève de l’École normale supérieure, est maître de conférences à l’Université de New York. Il enseigne l’esthétique et la théorie du cinéma.

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Prix : 25 €

ISBN 978-2-85944-606-2ISSN 1292-4393

Le mouvement est considéré comme l’es-sence du cinéma. De la fascination des pre-miers spectateurs pour le cinématographe en 1895 aux succès des productions hollywoo-diennes à «grand spectacle» au xxie siècle, l’enthousiasme pour le septième art s’expli-querait par sa capacité à émanciper l’image de sa fixité.Mais l’esthétique du mouvement est-elle concevable sans porter en creux une immo-bilité dont elle semble s’affranchir?Qu’il s’agisse de l’utilisation de l’arrêt sur image, de longs plans fixes, du figement des acteurs, ou bien du filmage de tableaux et de photographies, l’histoire du cinéma se déroule au fil d’un désir de mouvement qui se double, selon les époques et les réalisa-teurs, d’une nostalgie de l’immobilité.

L’arrêt sur image a-t-il une fonction politique? Quelle différence y a-t-il entre le figement, le repos et l’inertie? Pourquoi sommes-nous assis immobiles face à l’écran? Quel est le rapport de l’immobilité au sacré? Quelle conception du temps certains films opposent-ils à un monde saturé d’images en mouvement?Telles sont quelques-unes des questions auxquelles ce livre se propose de répondre selon trois axes : l’esthétique, la critique idéologique et la réception.

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Le cinéma de l’immobilité

Ludovic Cortade

Ludovic Cortade, ancien élève de l’École normale supérieure, est maître de conférences à l’Université de New York. Il enseigne l’esthétique et la théorie du cinéma.

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Table des matières

Remerciements 5

Introduction 7

première partie immobiLités et croyance : une esthétique de La transparence

1. Immobilité médiumnique et immobilité iconique 23

Immobilité du son et son de l’immobilité 2�

Le son immobilise le mouvement de l’image 31

Le paradigme du mouvement et le paradigme de l’immobilité 37

2. Le figement 3�

Le figement comme paroxysme émotionnel : l’image médusée 3�

Figement et narration : faire et défaire la croyance 43

Le figement : du paroxysme à la propension 55

3. Le repos, ou la prévention du paroxysme 5�

André Bazin et l’ambiguïté temporelle du repos �0

Le repos est une somme d’instants discontinus : une relecture de Bazin ? �8

Le complexe de Pygmalion : désir de mouvement et nostalgie de l’immobilité 71

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4. L’indifférence au mouvement : l’apatheïa et l’inertie 81

L’apatheïa comme code de la transcendance 81

L’inertie et le cinéma « moderne » 85

deuxième partie immobiLités et idéoLogie

5. L’immobilité du spectateur : idéologie et dispositif 10�

Michel Foucault et Jean-Louis Baudry : un déterminisme du dispositif 114

La déambulation du spectateur dans de nouveaux dispositifs 123

6. Immobilité : distanciation, subversion 131

Dziga Vertov : une immobilité réflexive ou dramatique ? 132

Bertolt Brecht et la mise en évidence des contradictions sociales 141

L’immobilité comme perversion du mouvement : l’« acinéma » selon Jean-François Lyotard 151

troisième partie vers une anthropoLogie cuLtureLLe du cinéma

7. Immobilité et réception 1�7

L’immobilité et le cinéma expérimental américain : présence et absence de l’humain dans le film 17�

L’immobilité, la stabilisation du temps et l’iconoclasme : Hollis Frampton et Robert Smithson 181

Andy Warhol : un dandy « sans mobile apparent » 1�4

8. Une survivance de l’iconoclasme 205

Déclin et apocalypse dans le cinéma américain de 1950 à 1969 207

Une spectacularisation du mouvement : Cinérama, 3-D, Cinémascope, Vistavision 213

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tabLe des matières 2�5

Une culture visuelle du mouvement dans l’image fixe : l’iconographie du magazine Life(1950-1969) 218

Le mouvement dans l’image pieuse comme facteur d’humanisation du sacré et d’iconoclasme 23�

Conclusion 24�

Le film à l’arrêt : immobilité et fétichisme 25�

Le désir d’arrêt sur image : un portrait du cinéphile en Persée 25�

Entre présence et absence de l’homme : la fiduciacomme tragédie de la croyance 2�1

Bibliographie 2�7

Index 27�

cahier couLeurs 297

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Introduction

« Le cinéma, art du mouvement » : la proposition semble relever de l’évidence. Peter Kubelka affirme pourtant que « le cinéma n’est pas le mouvement. Le cinéma est une projection d’images – qui ne bougent pas – à un rythme très rapide1 ». Effectivement, chaque photogramme est immobilisé devant l’obtu-rateur un vingt-quatrième de seconde. Malgré tout, la succession des photo-grammes et l’effet « phi » rendent caduque l’hypothèse d’une improbable impression d’immobilité du phénomène cinématographique. L’effet « phi » désigne « des phénomènes d’ordre psychologique qui tendent à expliquer la perception d’un mouvement continu là où il n’y a que projection d’images fixes séparées par des noirs : l’impression de continuité résulterait d’un acte per-ceptif qui parviendrait à combler mentalement les écarts séparant les photo-grammes2 ». Il correspond à l’incapacité de la rétine à déceler les variations d’intensité d’un signal lumineux au-delà d’un certain seuil (la limite critique de perception correspondant à cinquante stimulations lumineuses par seconde). L’obturateur, composé de trois parties, permet d’obtenir une succession de trois flashes lumineux par photogramme, d’où la formation d’un effet de saccade lumineuse (ou flicker) dont le rythme atteint soixante-douze flashes par seconde, ce qui procure la sensation d’une parfaite continuité entre chaque photogramme, pourtant immobile un vingt-quatrième de seconde durant3. L’immobilisation fugace de chaque photogramme, pour objective et avérée qu’elle soit, n’est donc pas décelable du point de vue perceptif. En outre, la

1. Peter Kubelka cité dans « The theory of material film », Paul Adams Sitney (dir.), The Avant-Garde Film, New York, New York University Press, 1978, cité par Jean-Michel Bouhours, L’Art du mouvement, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 14.

2. Vincent Pinel, Vocabulaire technique du cinéma, Paris, Nathan, 1996, p. 140.

3. Richard L. Gregory, Eye and Brain – The Psychology of Seeing, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 116.

Introduction

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perception visuelle implique un mouvement constant de l’œil. Comme le remarqua Pierre Francastel dans un de ses cours donnés à l’Institut de filmo-logie : « L’expérience physiologique démontre aisément, que, en réalité, la pen-sée d’un œil absolument fixe ou immobile est une contre-vérité. Il n’y a pas de perception au niveau de l’immobilité. Il n’y a de perception que dans la mobi-lité, que dans le temps4. »

Par conséquent, on peut a priori abonder dans le sens des nombreuses ana-lyses faisant du mouvement le trait distinctif du cinéma. René Clair écrivait, par exemple, en 1924 : « Que le cinéma ait été créé pour enregistrer le mouvement, voilà qui n’est guère contestable […]. S’il est une esthétique du cinéma, elle a été découverte en même temps que l’appareil de prises de vues et le film, en France, par les frères Lumière. Elle se résume en un mot : mouvement 5. » L’an-née suivante, Léon Moussinac avançait : « Le cinéma est le premier des arts cinéma-tiques. Je veux dire que, dans un avenir plus ou moins proche, il ne sera plus le seul. Car les arts cinématiques remplaceront peu à peu les arts statiques. Le prestige des arts plastiques fixes diminue. On ne nie pas l’évidence. L’homme moderne aspire à une conscience plus absolue de sa participation au mouvement6. » Qu’enten-dait Moussinac lorsqu’il parlait de la « participation au mouvement » ?

Le spectateur de cinéma se caractérise par une fascination pour l’extase sensorimotrice que lui procurent les représentations cinématographiques du mouvement ; la « participation au mouvement » permet une impression de réa-lité qui rend possible la participation affective du spectateur, ce que confirment les travaux de psychologie expérimentale. Selon Albert Michotte, le mouve-ment est ce qui procure le plus justement l’impression de réalité. Dans un article intitulé « Le caractère de réalité des projections cinématographiques » paru en 1948 dans la Revue internationale de filmologie, Michotte décrit le processus par lequel le spectateur s’émancipe de la perception d’une figure plane à deux dimensions (l’écran), pour percevoir le mouvement comme une incarnation de la chose représentée : « L’opposition entre le mouvement de la figure et l’immo-bilité de l’écran agit […] comme facteur de ségrégation et libère l’objet du plan dans lequel il était intégré. Il se substantialise en quelque sorte. Il devient une chose corporelle7. » En outre, on peut remarquer avec Edgar Morin que « si les

4. Pierre Francastel, « Les mécanismes de l’illusion filmique », L’Image, la vision et l’imagination, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 198.

5. René Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 61-63.

6. Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, 1925, Éditions J. Powlosky, repris dans Marcel L’Herbier, Intelligence d’une machine, Paris, Corrêa, 1945, rééd. 1946, p. 117.

7. Albert Michotte, Revue internationale de filmologie, no 3-4, octobre 1948, p. 257-258.

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introduction �

objets exhibés sont immobiles, si la caméra est elle-même immobile, il n’y a plus de films mais une succession brutale et spasmodique de cartes postales8 ». L’auteur de L’Homme imaginaire ajoute que « la participation du spectateur ne fait plus le lien. […] On comprend que le statisme, qui désenchante l’univers du cinéma, en rende le langage inintelligible à l’enfant ou l’archaïque. […] L’immo-bilité est l’arrêt de mort de l’intelligibilité. […] Trop rapide ou trop lent, le lan-gage du film se détache de la participation affective et devient, dans les deux cas, abstrait. […] La perte de mouvement est au sens vital la perte de souffle du cinéma9. » Par conséquent, la suspension du mouvement scellerait bien la fin de la participation affective du spectateur.

Dans son texte « À propos de l’impression de réalité », initialement publié en 1965 dans les Cahiers du cinéma, Christian Metz abonde dans ce sens, en pré-cisant la nature des rapports entre le mouvement en deux dimensions, tel qu’il apparaît sur l’écran, et l’impression de réalité exercée sur le spectateur. S’inter-rogeant sur les raisons qui procurent au spectateur une impression de réalité accrue lorsqu’il se trouve face à un film, par opposition à la contemplation d’une photographie par exemple, Metz écrit sans ambages : « Une réponse s’impose d’emblée, c’est le mouvement (une des plus grandes différences, sans doute la plus grande entre le cinéma et la photo), c’est le mouvement qui donne une forte impression de réalité10. » Étayé par les positions de Roland Barthes expo-sées un an plus tôt, le propos de Metz insiste sur la spécificité de l’image fixe, qui se réfère toujours à un instant particulier dans le passé, la trace d’un spec-tacle passé, d’où l’impression du « cela-a-été11 ». Par contraste, le mouvement du cinématographe apporte un degré de présence supplémentaire qui est à l’origine de l’impression de réalité. Selon Christian Metz, « Au cinéma, l’impres-sion de réalité, c’est aussi la réalité de l’impression, la présence réelle du mou-vement12. » Sous la même plume, on apprend que « le “secret du cinéma”, c’est aussi cela : injecter dans l’irréalité de l’image la réalité du mouvement, et réaliser ainsi l’imaginaire jusqu’à un point encore jamais atteint13 ». Il est intéressant d’in-terroger la validité du postulat sur lequel repose implicitement la proposition de

8. Edgar Morin, Le Cinéma ou l’Homme imaginaire. Essai d’anthropologie sociologique, Paris, Les Éditions de minuit, 1956, p. 197.

9. Ibid.

10. « À propos de l’impression de réalité au cinéma », Cahiers du cinéma, no 166-167, mai-juin 1965, repris dans Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, t. 1, p. 16, souligné par Metz.

11. Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », Communications, no 4, Paris, 1964, p. 40-51.

12. Ibid., p. 19.

13. Ibid., p. 24.

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Metz : si l’impression de réalité, c’est la présence réelle du mouvement, peut-on inversement affirmer que la présence réelle de l’immobilité à l’écran scelle la fin de ladite impression de réalité ?

Il convient d’abord de remarquer que la question des rapports que l’im-pression de réalité entretient avec l’immobilité devient plus complexe selon la fonction que l’on assigne au procédé de reproduction du mouvement cinéma-tographique. Les données de la problématique varient en effet selon que l’on considère le cinéma comme un médium dont la finalité est scientifique ou bien comme un divertissement, voire une ambition artistique. Dans le premier cas, le film s’apparente à une technique de reproduction du mouvement appelée à être analytiquement étudiée, c’est-à-dire immobilisée par l’arrêt sur image. Dans le second cas, il apparaît comme le moyen de parvenir à un effet de réalité qui repose sur l’illusion référentielle, c’est-à-dire sur la relation d’analogie entre la représenta-tion du mouvement et son référent, dans le but d’obtenir la participation affective du spectateur. Si l’on considère le cinéma comme un outil scientifique, la saisie du réel implique en effet la stabilisation du mouvement par l’image.

L’ancêtre du cinéma, la chronophotographie, place l’immobilité de l’image au cœur de la démarche de saisie du réel. Le figement du mouvement qui anime les phénomènes observés permet de mettre en évidence ce qui n’ap-paraît pas à l’œil nu dans le cadre de la perception ordinaire. Pour Marey, la chronophotographie est dépourvue de toute finalité mimétique ; il ne s’agit en aucune façon de reproduire sur un support visuel la perception ordinaire du mouvement, mais d’exhumer de façon analytique les articulations de celui-ci. Seule une démarche discontinue, consistant à appliquer au mouvement une décomposition à la faveur d’une succession d’images fixes, permet de garantir la scientificité de la démarche. Il ne s’agit pas de faire oublier l’immobilité dont procède l’image chronophotographique, mais au contraire d’en faire le point central d’une exploration objective du réel. À rebours d’une volonté de reco-gnition du mouvement assimilant l’impression de mouvement dans l’image à un réflexe d’empathie du spectateur, Marey oppose une démarche scientifique dont l’immobilité est la pièce maîtresse : « Les images animées se sont immobi-lisées en des figures géométriques : l’illusion des sens s’est évanouie mais elle a fait place à la satisfaction de l’esprit14. »

L’influence de Marey fut décisive pour toute une veine prolifique de la décom-position du mouvement par l’image fixe, ce qui devait permettre l’avènement du cinéma scientifique par l’analyse de photogrammes. Les perfectionnements

14. Étienne-Jules Marey cité par Jean Collet, article « Caméra » dans Jean Collet et al., Lectures du film, Paris, Éditions Albatros, 1977, p. 42.

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introduction 11

ultérieurs du cinématographe, visant à renforcer l’impression de continuité, et le mimétisme de l’image en mouvement n’invalident pas le rôle incontournable de la fixité de l’image dans la découverte de phénomènes indétectables dans des conditions ordinaires de perception. En 1890, Rummo publie l’Iconografia fotografica del grande Isterismo, ouvrage constitué d’une série de planches des-tinées au professeur Charcot et offrant une analyse des mouvements convulsifs des hystériques15. La poursuite de mouvements « auratiques » invisibles et de la force vitale des sujets posant pour l’objectif anime la démarche de Baraduc, qui publie en 1896 L’Âme humaine, ses mouvements, ses lumières et l’iconographie de l’invisible fluidique, puis l’année suivante Méthode de radiographie humaine. La force courbe cosmique. Photographie des vibrations de l’éther. Loi des Auras. L’immobilité inhérente à la photographie exhume les mouvements invisibles : « Aujourd’hui, la plaque photographique nous permet à tous d’entrevoir ces forces cachées, et elle soumet le merveilleux à un contrôle irrécusable, en le faisant rentrer dans le domaine naturel de la physique expérimentale16. » Bara-duc publie de fascinantes photographies, baptisées par leur auteur « psychicô-nes ». Celles-ci sont censées capter d’occultes influences mystiques ; le « voile » photographique laissé par le mouvement du modèle lors d’un temps de pose relativement long en serait la preuve par l’image.

Dans le sillage de Paul Demenÿ, qui enregistra en 1891 les mouvements des lèvres d’un homme prononçant la phrase « Je vous aime », Panconcelli-Calzia utilisa dans les années 1910 la cinématographie à grande vitesse pour enre-gistrer le mouvement des lèvres à des fins didactiques pour l’enseignement aux sourds-muets. En 1927, dans le cadre de ses travaux de psychologie com-portementale à l’université de Yale, Gesell développe la méthode du « cinema-nalysis » et publie An Atlas of Infant Behavior contenant trois mille deux cents photogrammes, issus de films portant sur les structures comportementales des nouveau-nés. Au cours de la décennie suivante, Landis, Hunt et Strauss, à partir de séquences de films fixant le mouvement à la vitesse de mille cinq cents pieds par seconde, étudient les réactions du corps humain réagissant à la détonation d’un revolver (un assistant se tient derrière le patient, donne le signal de filmer, puis provoque la détonation ; le film est alors analysé image par image et met en évidence une série de mouvements : fermeture des paupières, déformation

15. Voir sur ce sujet Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photo-graphique de La Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, p. 118-119 et planches 47-48.

16. Hippolyte Ferdinand Baraduc, L’Âme humaine, ses mouvements, ses lumières et l’iconographie de l’invisible fluidique, Paris, Carré, 1896 ; Méthode de radiographie humaine. La force courbe cosmique. Photographie des vibrations de l’éther. Loi des Auras, Paris, 1897. Sur Baraduc, on peut se reporter à Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 89-97 ; voir en particulier les planches 36-40.

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du visage, élévation des épaules, flexion des coudes, contractions abdominales, pliements des genoux et mouvements des jambes). Lynn, à l’Institut de neu-rologie de New York, met au point un appareil projecteur qui fait également office de caméra pour enregistrer la contraction des muscles faciaux du spec-tateur qui fait l’objet de l’expérience, la formation du sourire étant stimulée par la projection de dessins animés de Walt Disney. Pendant près de trente années, dans son laboratoire du Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge, Harold Edgerton consacra ses travaux à la photographie associée à des vitesses d’ob-turation extrêmement rapides. À partir de 1937, Gregory Bateson et Margaret Mead utilisèrent abondamment la photographie et le cinéma pour exhumer les interactions non verbales à Bali. Les anthropologues développent trente à quarante films par soir pendant deux ans, soit un corpus de vingt-cinq mille photographies et de plus de six mille sept cents mètres de film seize millimè-tres. Ils placèrent l’accent sur la confrontation entre les deux médiums : « Nous pensions que la photographie fixe et le film en mouvement réunis constitue-raient notre enregistrement du comportement17. » En cela, ils ouvrirent la voie au domaine naissant des sciences de la communication, qui devaient ultérieu-rement se développer dans le cadre de l’école de « Palo Alto ». Les recherches de Ray Birdwhistell n’auraient ainsi pu trouver leur fondement scientifique si le filmage de situations d’interactions n’avait été suivi par la minutieuse ana-lyse des photogrammes. L’analyse permet alors de mettre à jour l’existence de « kinèmes » qui se définissent par la combinaison de messages verbaux et d’attitudes corporelles. La démarche de Ray Birdwhistell, assisté de son came-raman Jacques van Vlack spécialisé dans le cinéma scientifique, est restée célèbre, notamment pour la fameuse « scène de la cigarette » : une séquence interactionnelle fait l’objet d’une analyse détaillée : deux cent quatre-vingt-dix-sept photogrammes sont commentés, ce qui permet de mettre en évidence l’existence d’une interdépendance kinésique entre les deux personnages18. Comme chez Marey, l’exploration scientifique du réel s’articule sur une immo-bilisation des variations kinésiques dans l’image.

Par conséquent, le cinématographe est, d’un point de vue scientifique, le procédé technique permettant la fixation d’un processus à des fins cognitives. Sous ce rapport, la saisie du réel à la faveur de la stabilisation du mouvement,

17. Gregory Bateson et Margaret Mead, Balinese Character : A Photographic Analysis, New York, New York Academy of Sciences, 1942, p. 50 (souligné par Bateson et Mead).

18. Voir à ce sujet Ray L. Birdwhistell, « A kinesic-linguistic exercise : the cigarette scene », dans Kinesics and Context : Essays on Body Motion Communication, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1970, p. 227-250, repris et traduit par Yves Winkin dans La Nouvelle Communication, Seuil, 1981, p. 160-190.

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semble contredire l’assertion de Metz : « Au cinéma, l’impression de réalité, c’est aussi la réalité de l’impression, la présence réelle du mouvement. » En effet, la mise en évidence scientifique du réel est d’abord le fait d’une immobi-lisation du mouvement cinématographique. Mais la saisie préalable de la réa-lité, est-ce encore l’impression de réalité ? L’erreur consisterait à ignorer deux aspects du problème.

D’une part, la « saisie du réel » désigne une démarche expérimentale impli-quant, autant que faire se peut, la minimisation de l’influence de l’observateur sur le phénomène observé : il ne s’agit pas de présenter un monde en lequel le spectateur « croit », mais un monde exhumé par le chercheur dans son objecti-vité. Par contraste, l’impression de réalité suppose un sujet percevant, point de convergence, non pas de l’enregistrement objectif du réel, mais d’un « effet de monde ». En d’autres termes, si elle est bien centrale dans l’analyse des photo-grammes du cinéma scientifique, l’immobilité prétend exhumer l’objectivité des choses, tandis que le cinéma de fiction lui substitue une « impression de réalité », et seulement une impression. Par conséquent, la fonction de l’immobilité, consi-dérée dans une démarche cognitive incluant des photographies ou des films scientifiques, est exclue du champ de notre problématique. La démarche scien-tifique n’entre pas sans le cadre de la croyance du spectateur du film de fiction.

D’autre part, les rapports de l’immobilité et du cinématographe changent de nature, à la faveur d’une demande sociale en divertissement : la fixation scientifique du mouvement laisse la place à des applications récréatives, ce qui d’emblée provoque un changement sensible dans la réception de l’im-mobilité perçue non plus comme le moyen d’atteindre la scientificité, mais au contraire comme une incomplétude qui nie l’essence même du cinématographe. La reproduction continue du mouvement se substitue à son exploration analy-tique. La saisie du réel par la science, qui fut la raison d’être du cinématographe, laissa progressivement place à l’impression de réalité par laquelle se définis-sent le divertissement de fiction et la croyance du spectateur. Par conséquent, malgré le rôle central joué par la fixité de l’image dans l’étude expérimentale du monde, le problème posé par la proposition de Metz (« Au cinéma, l’im-pression de réalité, c’est aussi la réalité de l’impression, la présence réelle du mouvement ») reste entier, et doit être précisé en ces termes : l’irruption de l’impression d’immobilité au cinéma est-elle une négation de l’impression de réalité ? Encore cette question reste-t-elle trop générale, eu égard à la variété des impressions spectatorielles qui sont de deux sortes.

En 1953, dans la Revue internationale de filmologie, Henri Wallon procédait à une classification de celles-ci en deux séries : il distinguait la « série visuelle »

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(à laquelle il conviendrait d’ajouter la série sonore) et la série « proprioceptive » (c’est-à-dire le sentiment de son corps propre pendant la projection)19. L’im-pression d’immobilité doit donc être abordée à partir de ces deux aspects. On définira la série visuelle et auditive à partir de cinq modalités cinématogra-phiques de l’impression d’immobilité : l’absence de mouvement des acteurs, le plan fixe qui s’inscrit dans la durée, le filmage d’une image fixe, l’arrêt sur image, enfin, la question du son (l’immobilité du décor ne peut constituer une modalité de l’immobilité dans la mesure où elle n’est véritablement per-ceptible qu’à la faveur d’un long plan fixe). La série proprioceptive désignera quant à elle l’ensemble des perceptions du spectateur dues non pas au film, mais à la position du corps qui perçoit ce dernier dans l’espace de projection. Le plus souvent (mais pas toujours), il s’agit de la position assise dans une salle de cinéma fermée. La définition de ces deux séries permet de reformuler les données du problème entre l’impression d’immobilité du spectateur et l’im-pression de réalité : dans quelle mesure l’absence de mouvement physique du spectateur est-elle une condition nécessaire, voire suffisante de la participation affective ? Envisagé sous cet aspect, le problème soulève la question de ce qu’il est convenu d’appeler le « dispositif ». La distinction opérée par Henri Wallon entre les deux séries d’impressions spectatorielles permet d’envisager la pro-blématique dans toute son ampleur. Néanmoins, un effort portant sur la façon dont le problème a été posé jusqu’à présent mérite d’être entrepris. On relèvera deux limites. D’une part, le postulat metzien qui consiste à assimiler le mouve-ment à l’impression de réalité est-il recevable ? D’autre part, est-il légitime de tenir pour équivalentes l’impression de réalité et la participation affective du spectateur, que l’on désigne également par le terme de « croyance » ?

S’agissant de la première question, il convient de s’interroger sur la perti-nence de la distinction mouvement/immobilité considérée comme le critère évaluant le degré de participation affective. Sur ce point, Edgar Morin se refuse à réduire hâtivement le degré de participation affective du spectateur à une opposition entre le mouvement et l’immobilité du médium. Selon lui, ce n’est pas tant le mouvement, que la présence qui donne la vie : « La photographie, si plate et si immobile soit-elle, apporte déjà avec elle une impression de réa-lité20. » Metz, se faisant l’écho des réserves de Morin, semble revenir en 1971 sur la définition du cinéma comme l’art du mouvement : « Prétendre que ‘‘le cinéma est l’art du mouvement’’, ce ne peut pas être, quoi qu’on en ait dit, énoncer l’une des composantes de la spécificité profonde du cinéma, puisque

19. Henri Wallon, Revue internationale de filmologie, Paris, no 13, avril-juin 1953.

20. Edgar Morin, op. cit., p. 122.

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c’est énoncer l’une des composantes de sa spécificité la plus superficielle et la plus manifeste, et puisque tous les films bougent21. »

Pour ce qui est de la seconde question, on a jusqu’ici assimilé l’impression de réalité à la participation affective du spectateur, ou encore à la notion de « croyance ». Pourtant, l’hypothèse selon laquelle le simple effet de réel serait le gage de la participation affective du spectateur est sujette à caution, car on ne saurait confondre l’ensemble des procédés techniques permettant la réa-lisation de l’illusion référentielle avec la « croyance » du spectateur. En effet, en 1953, dans une conférence intitulée « La participation émotionnelle du spectateur à l’action représentée à l’écran », Michotte précise que la partici-pation « se rapporte au phénomène d’empathie22 », désignant par là l’inves-tissement affectif du spectateur pour lequel le simple spectacle de la réalité ne débouche pas nécessairement sur la participation ou la croyance. Des travaux de Michotte, l’on peut retenir que le mouvement, bien que permettant aux objets de se doter de l’illusion d’une présence réelle sur l’écran, n’apparaît pas comme une condition suffisante pour créer l’impression de réalité. Le mouve-ment n’est que « l’une des raisons parmi d’autres qui rend compte de l’aspect réel que possèdent d’ordinaire les objets représentés en projection cinémato-graphique23 […]. » Michotte met en garde contre toute assimilation entre la croyance en la représentation et le degré de réalité que le spectateur lui assigne en termes de concordance analogique entre l’objet de la représentation et son référent : « C’est ainsi que dès les premiers pas de notre démarche, nous nous voyons forcés de souligner la disjonction qu’il y a lieu de faire entre le fait psychologique de la croyance à la réalité d’un objet ou d’un événement, et le caractère intuitif de réalité qu’ils peuvent représenter. Il existe assurément une concordance assez générale entre les deux, mais l’expérience nous apprend bientôt à les dissocier en nous montrant qu’ils entrent parfois en conflit24. »

Par conséquent, on ne saurait soutenir que l’identification au cinéma est « étroitement liée à l’impression de réalité25 ». L’effet de réel ne saurait pas susciter,

21. Christian Metz, Langage et Cinéma, Paris, Larousse, 1971, p. 30.

22. « La participation émotionnelle du spectateur à l’action représentée à l’écran. Essai d’une théo-rie », Revue internationale de filmologie, 4, 13, avril-juin 1953, p. 87-96 repris dans Albert Michotte, La Causalité, permanence et réalités phénoménales. Études de psychologie expérimentale, Louvain, Publi-cations universitaires, Paris, Beatrice-Nauwelaerts, 1962, p. 501.

23. Albert Michotte, « L’énigme de la perspective dans le dessin linéaire », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 1948, 5e série, t. 34, p. 268-288, repris dans La Causalité…, op. cit., p. 466.

24. Albert Michotte, « Le caractère de réalité des projections cinématographiques », Revue internationale de filmologie, I, Paris, octobre 1948, p. 249-261, repris dans La Causalité…, op. cit., p. 436.

25. Christian Metz, « À propos de l’impression de réalité », op. cit., p. 19.

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en soi, la participation affective du spectateur, ce qu’il est convenu d’appeler sa « croyance ». On peut en effet envisager la possibilité d’une croyance du spectateur, sans que ne soient convoquées des techniques procurant l’effet de réel. Par exemple, le dessin animé n’est pas une technique d’enregistrement du réel, mais une création douée d’autonomie qui trouve dans le monde mental qu’il crée son propre référent. Comme le montre Roger Odin : « Le mouvement est un paramètre si puissant qu’il peut conduire à produire l’impression de réa-lité avec des images qui n’utilisent pas la reproduction photographique : cela est fréquent avec les dessins animés, surtout s’ils sont accompagnés de sons synchrones, autre paramètre essentiel pour la production de cet effet26. » La question porte alors sur les paramètres de la convergence entre l’effet de réel et la croyance du spectateur. La proposition de Metz consiste à assimiler l’im-pression de réalité et la croyance, l’absence de la première ayant selon lui pour conséquence la suspension de la seconde. On peut néanmoins s’interroger sur les combinaisons suivantes : peut-on, d’une part, concevoir une croyance du spectateur, indépendamment de l’effet de réalité, et d’autre part, l’absence de la croyance, malgré l’existence de l’effet de réel ? Il faut en effet prudemment distinguer l’effet de réel ressenti par le spectateur, et la croyance de celui-ci : l’effet de réel a-t-il nécessairement pour conséquence la participation affec-tive ? Inversement, celle-ci peut-elle s’affranchir de l’effet de réel ? Si l’on traduit cette nouvelle hypothèse de travail en termes kinésiques, la question porte sur la propension du figement, de l’immobilité prolongée du cadre, des acteurs, d’un arrêt sur image ou bien du filmage d’une image fixe, à susciter la croyance du spectateur. Il s’agit également de distinguer l’assimilation hâtive entre l’« effet de réel » et la participation affective. Le hiatus qui sépare l’effet de réel et la croyance montre l’existence d’une différence entre la façon dont l’immobilité est vécue dans la durée et la façon dont elle est objectivement représentée. Ainsi, lorsque Andy Warhol filme huit heures durant l’Empire State Building en 1964, l’effet de réel est maximal, mais quel est le degré de la participation affec-tive du spectateur ? La problématique porte donc sur la validité du critère de la distinction entre le mouvement et l’immobilité pour rendre compte de la croyance. Mais que faut-il entendre par ce terme ?

À partir des écrits de Bazin, on définira la « croyance » par la participation affective du spectateur à la représentation d’un monde dont l’origine humaine est occultée. En 1945, dans son texte intitulé « Ontologie de l’image photogra-phique », André Bazin définit l’adhésion du spectateur sur la base de l’absence

26. Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 19.

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de toute marque humaine rappelant que l’image n’est qu’un artefact dépourvu d’objectivité. Si le degré de croyance est à la mesure de l’occultation de l’origine humaine de l’œuvre, a contrario, le signe de la présence humaine dans l’image est un obstacle à la participation affective du spectateur : c’est en cela que la photographie diffère, selon Bazin, de la peinture perspectiviste : « Si habile que fût le peintre, son œuvre était toujours hypothéquée par une subjectivité iné-vitable. Un doute subsistait sur l’image à cause de la présence de l’homme27. » Le passage est la clé de voûte de la théorie bazinienne de la croyance et s’ins-crit dans la tradition chrétienne des images « non faites de main d’homme » ou achéiropoïètes, par opposition aux images anthropoïdes. Le saint suaire de Turin, dont Bazin insère une reproduction photographique dans Qu’est-ce que le cinéma ?, est l’exemple emblématique de l’image achéiropoïète, dans laquelle l’intervention humaine est occultée par la reproduction mécanique de l’arché-type dans l’image. Comme sur la « Véronique », les traits du visage du Christ ont infusé à la surface du tissu qui constitue la « véritable image » : la vera icona. L’exemple choisi par Bazin s’inscrit de façon pertinente dans une théorie de l’image léguée par la période médiévale qui a élaboré un régime de croyance en l’image basé sur l’absence de la figure de l’artiste. L’influence de Merleau-Ponty est ici palpable ; en filigrane de la position de Bazin, l’on devine la défini-tion que le philosophe donnait de la phénoménologie : « C’est aussi une philo-sophie pour laquelle le monde est toujours “déjà là” avant la réflexion, comme une présence inaliénable, et dont tout l’effort est de retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un statut philosophique28. »

Sur la base de cette définition, la question des rapports entre l’impression d’immobilité et la croyance du spectateur se pose sous un angle différent. La question de la présence ou de l’absence de l’homme dans l’expérience du spectateur intervient à deux niveaux. D’une part, elle pose le problème de la conscience qu’a le spectateur d’être dans la salle de projection. D’autre part, elle renvoie à la propension de l’image à être le signe d’un artefact et de la main de l’artiste qui l’a conçue. La question des rapports de la croyance revient alors à définir les rapports qu’entretient l’immobilité avec le degré de présence de l’homme au cours de l’expérience esthétique, tant du point de vue stylis-tique que du point de vue du dispositif, c’est-à-dire de l’expérience du corps propre du spectateur assis dans la salle.

27. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, rééd. 2002, Les Éditions du Cerf, p. 12 (souligné par moi).

28. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1996, avant-propos, p. 1.

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Au plan stylistique, la suspension du mouvement dans l’image signifie-t-elle nécessairement une spectacularisation des marques de l’énonciation, c’est-à-dire d’une intentionnalité du réalisateur susceptible d’éclipser la croyance ? L’immobilité est-elle le signe d’une image achéiropoïète ou anthropoïde ? L’arrêt sur image, l’immobilité du cadre et des acteurs, ainsi que le filmage de l’image fixe et la question du son demandent à être analysés dans cette perspective afin d’évaluer la pertinence de la thèse selon laquelle la privation de mouvement provoque nécessairement une suspension de la participation affective du spectateur. Ainsi, on se demandera si l’impression d’immobilité conduit à une pratique de la distanciation, comme ce fut le cas dans un certain cinéma militant, ou bien si elle ne participe pas également d’une esthétique de la transparence. Pour ce qui est du dispositif, il s’agit de déterminer si l’immo-bilité du corps du spectateur dans le dispositif est une condition nécessaire et suffisante de sa participation affective, au point de considérer le mouvement dans la salle comme un obstacle à la croyance, ou bien si l’évolution des dis-positifs intégrant pour une large part la déambulation du spectateur (cinéma de musée et cinéma d’installation), ne modifie pas les données du problème. En ce qui concerne l’esthétique, il s’agira également d’interroger le postulat sur lequel s’articule l’hypothèse de travail : la croyance repose-t-elle vérita-blement sur une occultation de l’homme, aussi bien dans les modalités sty-listiques que dans les conditions matérielles de la réception ? La question ne saurait être tranchée a priori, dans la mesure où il serait possible d’opposer à la thèse ontologique d’inspiration bazinienne l’hypothèse d’un « anthropomor-phisme régulateur », permettant de croire à des images frappées du sceau de leur humanité29.

La première partie de ce livre traite de l’immobilité du point de vue de l’esthétique de la « transparence », abordant les éléments d’une esthétique occultant les marques humaines. On distinguera quatre catégories de l’immo-bilité au cinéma : le figement, le repos, l’apatheïa et l’inertie. La seconde par-tie aborde les rapports entre l’immobilité et l’idéologie du point de vue de l’esthétique et des dispositifs. L’arrêt sur image, le filmage de photographie et l’esthétique du tableau seront analysés comme des tentatives de dénonciation des contradictions sociales. En outre, l’évolution récente des dispositifs inté-grant selon les cas la déambulation du spectateur dans l’expérience esthétique du cinéma permettra de réévaluer la théorie développée au cours des années

29. L’expression est de François Jost ; cf. « L’image fixe dans l’image animée », Littérature, no 106, juin 1997, p. 82.

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1970 selon laquelle la position assise du spectateur exercerait un déterminisme sur les conditions de réception et serait la condition nécessaire de la participa-tion affective. Enfin, la troisième partie porte sur la réception de l’impression d’immobilité et s’inscrit dans le cadre méthodologique d’une anthropologie culturelle du cinéma. À l’appui de la notion d’horizon d’attente cinétique du spectateur, on montrera que l’absence de mouvement ne peut être seulement interprétée d’un point de vue esthétique, mais également par rapport à une conjonction de facteurs externes qui ont trait à la réception du mouvement et de l’immobilité dans une société donnée. On prendra pour exemple le rôle de l’immobilité qui caractérise le cinéma expérimental états-unien des années 1960 et 1970. Il s’agira de montrer qu’à partir de la fin de la Seconde Guerre mon-diale s’est formé un horizon d’attente cinétique du spectateur, en particulier à la faveur de la culture visuelle de masse, fortement marquée par une spectacu-larisation du mouvement qui connaît plusieurs modalités : perfectionnement des techniques de projection de type Cinérama ou Cinémascope ; évolution thématique des productions favorisant le thème du déclin ou de l’apocalypse ; « cinématisation » de l’iconographie de la presse de l’époque, en concurrence avec l’essor de la télévision. Il sera alors possible d’interpréter le cinéma expéri-mental états-unien comme une tentative délibérée de rompre avec cet horizon d’attente cinétique du spectateur, substituant à ce dernier l’expression d’un désir de stabilisation du temps par une neutralisation du mouvement. Telle est ce que je propose de nommer la « volonté de puissance » de l’immobilité.

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