Livre HS Manip - clarenceedgardrosa.files.wordpress.com · UNE FEMME, C’EST COMME UN PROGRAMME...
1
Aphrodite Aphrodite « T’as eu l’audace de venir lui parler, t’as pris tes couilles, t’as prouvé en un simple abordage que t’es un homme, que tu sais ce que tu veux et que t’as confiance en toi. Vois-toi comme un prix: elle doit te méri- ter. » Ça, c’est la réponse (les fautes d’orthographe en moins), de Scary Kid à K.O sur l’un des nombreux forums dédiés aux pick-up artists – en français, des artistes du ramassage de gon- zesses. K.O demandait de l’aide à la communauté pour améliorer son game [ jeu] et décrivait deux pick-up lines [phrases d’accroche] qu’il avait utilisées pour voir où ça avait pu merder. Cette communauté au vocabulaire incompréhensible regroupe des hommes qui, frustrés de ne pas arriver à « conclure », se regroupent autour d’un set de règles supposées infaillibles. « C’est vraiment une communauté forte, raconte Olivier*, la petite vingtaine, qui en fait partie depuis trois ans. Il y a une entraide assez puissante, notamment sur les forums. On a tous le même objec- tif: améliorer notre game. Ce qu’on pratique, c’est plus des tricks [ruses] pour chaque situation. Un peu comme dans un jeu vidéo, quand t’es bloqué, tu vas regarder sur les forums et tu trouves la bonne combinaison pour passer le niveau. » UNE FEMME, C’EST COMME UN PROGRAMME INFORMATIQUE À l’origine, on trouve le quadra canadien Erik von Markovik, plus communément appelé Mystery, son nom de scène, vedette des virtuoses de la drague qui construit son mythe à la fin des années 1980. Mentaliste et magicien de profession, il élabore une méthode pour attirer les femmes jusqu’au pieu. Ça com- mence à marcher pour lui, alors il coache quelques jeunes loups en manque de coups, puis il publie un guide : The Mystery Method : How to Get Beautiful Women into Bed (« La méthode Mystery: Comment avoir des femmes sublimes dans son lit »). Mais c’est un livre de Neil Strauss, journaliste pour The New York Times et Rolling Stone, qui fera exploser le mouvement des pick-up artists (PUA). Il est un peu gauche, sa vie sexuelle n’est pas exaltante, son succès auprès des femmes, limité. Pour les besoins d’un article, il prend son ticket pour le coaching en séduction de Mystery et devient vite son assistant. Et, en 2005, il publie The Game, l’ouvrage de référence des PUA, un best-seller qui fait définitivement de Mystery le gourou du mouvement. L’histoire est toujours quasiment la même: tous les PUA vous racontent, sur leur site et leurs vidéos, qu’ils étaient, eux aussi, de pauvres types un peu moches, affublés de jeans mal coupés, bégayant quand ils s’adressaient aux femmes. Mais ça, c’était avant de connaître la méthode miracle. D’ailleurs, si vous ache- tez leur DVD et suivez leurs séances de coaching, c’est promis, vous deviendrez, comme eux, un habile don Juan capable de coucher avec une gonzesse différente chaque soir. Chaque PUA a sa spécificité, mais on remarque vite que la méthode est toujours basée sur trois éléments centraux. D’abord, essentialisation : la femme est comme un programme informa- tique qu’il suffit d’utiliser selon les bonnes combinaisons. Quelques heures sur les forums de PUA vous apprendront que de pluralité il n’y a point : toutes les femmes sont, au fond, les mêmes. Ensuite, objectification : à partir d’un vocabulaire d’initiés très élaboré, la femme devient la target [cible]. On part à l’« abordage » d’une cible déshumanisée qui perd d’emblée tout libre arbitre. Enfin, manipulation : à chaque résistance de la cible, il existe une tech- nique appropriée pour contourner l’obstacle. Elle parle de son mec ? Dégainez une BST [boyfriend smashing technique], technique alambiquée de dégommage de petit ami : inventez une anecdote qui lui fera sentir que vous la comprenez, vous – alors que vous n’en avez rien à faire. Elle regarde sa montre, elle ne va pas tarder à se tirer ? Hop, lancez un num close, astuce pour récupérer son numéro, en sortant un prétexte qui l’obligera à vous le donner. Elle ne semble pas avoir compris votre intention de la baiser? Bim! ripostez avec un FO [freeze out, soit refroidissement], en vous montrant glacial et désagréable d’un seul coup pour espérer attirer son attention, ou un neg, qui consiste à la mépriser un peu pour profiter de sa baisse momentanée d’estime de soi. La finalité : « scorer », comme le dit Olivier. Oui, parce que chez les PUA, on compte les points. DE LA MANIPULATION ? NAAAAAN… DE L’HABILETÉ « C’est vrai qu’il y a de ça », admet Louis* quand on lui parle de déshumanisation des « cibles ». Community manager, il s’est occupé pendant plus d’un an de la modération du forum d’un site français de PUA. « En fait, l’idée, c’est que si t’es bon, peu importe la situation et peu importe la fille, tu peux l’avoir. Même si elle veut pas vraiment au départ, c’est pas grave, tu lui feras croire qu’elle veut. Donc, dans ce sens, c’est sûr que c’est un peu de la mani- pulation… » Il hésite un instant avant de finir sa phrase. « C’est de l’habileté, en fait. Des techniques qui te permettent d’analyser les petits signes – avec le langage du corps, on peut déceler une fille qui recherche l’attention ou qui manque d’estime de soi – que tu peux utiliser auprès de la fille pour la convaincre, mais l’idée c’est quand même qu’elle pense que c’est elle qui l’a voulu. Et elle veut bien, sinon elle le ferait pas. » Nous y voilà, à la frontière fine entre séduction et manipulation. Et quand le but de la manœuvre est d’obtenir d’une femme qu’elle tombe la culotte, la question du consen- tement est centrale. L’un des éléments de langage des PUA est à ce titre très révélateur: l’antislut defense (ASD) correspond au moment où la cible semblait prête à « conclure » et finalement se ravise. Selon les PUA, ce rebondissement serait en fait un réflexe de rejet, uniquement destiné à ne pas passer pour une salope… Impensable, bien sûr, que la « cible » n’ait tout simple- ment plus envie. 2 * Les prénoms ont été modifiés. Pick-up artists Les AsPiRaTEUrS à g oNzEsses CE SONT DES HOMMES FRUSTRÉS DE NE PAS ARRIVER À CONCLURE AVEC LES FILLES. ALORS ILS SE REGROUPENT, FORMENT DES COMMUNAUTÉS, S’ENTRAIDENT, ÉCHANGENT DES TECHNIQUES ET DES COMBINAISONS “INFAILLIBLES”. CAR, C’EST BIEN CONNU, LES FEMMES SONT TOUTES LES MÊMES… BIENVENUE DANS LE MONDE MERVEILLEUX DES “PICK-UP ARTISTS”, À LA FRONTIÈRE ENTRE SÉDUCTION ET MANIPULATION. PAR CLARENCE EDGARD-ROSA DES GROSSES CONNERIES” « Un de ces pop-up intempestifs s’est ouvert sur mon ordi, raconte Maxime *. Le genre de page attrape-couillon de 10 mètres de long qui te promet la solution à ton problème – solution qui arrive en bas de page : souscrire un abonnement pour une centaine d’euros. C’était un mec, ancien binoclard naze devenu beau gosse charismatique, qui racontait son histoire, avec photos avant-après et anecdotes invraisemblables. Ça sentait la mauvaise traduction Google, mais j’ai quand même lu jusqu’au bout. Bien sûr, j’ai pas sorti ma carte bleue, j’avais bien repéré la grosse arnaque. Mais le truc a fait son bout de chemin dans ma tête. J’étais pas très bien dans ma peau, complètement gauche avec les filles, ma vie amoureuse était foireuse. Je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si, malgré tout, il ne pouvait pas y avoir quelque chose à tirer de tout ça. Donc j’ai acheté The Game, le bouquin de Neil Strauss, par curiosité. Je l’ai lu d’une traite. C’était fascinant. Arrivé à la dernière page, je me sentais plus confiant. Mais en fait, ce n’était pas parce que j’avais emmagasiné des méthodes, c’était surtout parce que tout était tellement technique et précis que ça me paraissait virtuel, moins dramatique. Je voyais les femmes que je rencontrais comme des exercices, il y avait moins de pression. Donc, oui, je dirais que ça m’a rendu plus confiant. J’ai lu d’autres livres, commencé à demander conseil sur les forums pour m’améliorer. J’ai surtout appris qu’il ne faut jamais montrer que tu es dans l’attente, c’est vraiment un travail sur la virilité. Faut en imposer pour que la fille vienne à toi. Quitte à raconter des grosses conneries. On s’en fout, puisque l’idée c’est de “scorer”, pas d’être le prince charmant. » * Le prénom a été modifié. © ROGER-VIOLLET 80 CAUSETTE HORS SÉRIE 81 TOUS MANIPULÉS ? Livre HS Manip.indb Toutes les pages 06/07/15 10:15
Transcript of Livre HS Manip - clarenceedgardrosa.files.wordpress.com · UNE FEMME, C’EST COMME UN PROGRAMME...
Aphrodite Aphrodite
« T’as eu l’audace de venir lui parler, t’as pris tes couilles, t’as prouvé en un simple abordage que t’es un homme, que tu sais ce que tu veux et que t’as confiance en toi. Vois-toi comme un prix!: elle doit te méri-ter. » Ça, c’est la réponse (les fautes d’orthographe en moins), de Scary Kid à K.O sur l’un des nombreux forums dédiés aux pick-up artists – en français, des artistes du ramassage de gon-zesses. K.O demandait de l’aide à la communauté pour améliorer son game [ jeu] et décrivait deux pick-up lines [phrases d’accroche] qu’il avait utilisées pour voir où ça avait pu merder.
Cette communauté au vocabulaire incompréhensible regroupe des hommes qui, frustrés de ne pas arriver à « conclure », se regroupent autour d’un set de règles supposées infaillibles. « C’est vraiment une communauté forte, raconte Olivier"*, la petite vingtaine, qui en fait partie depuis trois ans. Il y a une entraide assez puissante, notamment sur les forums. On a tous le même objec-tif!: améliorer notre game. Ce qu’on pratique, c’est plus des tricks [ruses] pour chaque situation. Un peu comme dans un jeu vidéo, quand t’es bloqué, tu vas regarder sur les forums et tu trouves la bonne combinaison pour passer le niveau. »
UNE FEMME, C’EST COMME UN PROGRAMME INFORMATIQUEÀ l’origine, on trouve le quadra canadien Erik von Markovik, plus communément appelé Mystery, son nom de scène, vedette des virtuoses de la drague qui construit son mythe à la fin des années 1980. Mentaliste et magicien de profession, il élabore une méthode pour attirer les femmes jusqu’au pieu. Ça com-mence à marcher pour lui, alors il coache quelques jeunes loups en manque de coups, puis il publie un guide": The Mystery Method : How to Get Beautiful Women into Bed (« La méthode Mystery": Comment avoir des femmes sublimes dans son lit »). Mais c’est un livre de Neil Strauss, journaliste pour The New York Times et Rolling Stone, qui fera exploser le mouvement des pick-up artists (PUA). Il est un peu gauche, sa vie sexuelle n’est pas exaltante, son succès auprès des femmes, limité. Pour les besoins d’un article, il prend son ticket pour le coaching en séduction
de Mystery et devient vite son assistant. Et, en 2005, il publie The Game, l’ouvrage de référence des PUA, un best-seller qui fait définitivement de Mystery le gourou du mouvement.
L’histoire est toujours quasiment la même": tous les PUA vous racontent, sur leur site et leurs vidéos, qu’ils étaient, eux aussi, de pauvres types un peu moches, affublés de jeans mal coupés, bégayant quand ils s’adressaient aux femmes. Mais ça, c’était avant de connaître la méthode miracle. D’ailleurs, si vous ache-tez leur DVD et suivez leurs séances de coaching, c’est promis, vous deviendrez, comme eux, un habile don Juan capable de coucher avec une gonzesse différente chaque soir.
Chaque PUA a sa spécificité, mais on remarque vite que la méthode est toujours basée sur trois éléments centraux. D’abord, essentialisation": la femme est comme un programme informa-tique qu’il suffit d’utiliser selon les bonnes combinaisons. Quelques heures sur les forums de PUA vous apprendront que de pluralité il n’y a point": toutes les femmes sont, au fond, les mêmes. Ensuite, objectification": à partir d’un vocabulaire d’initiés très élaboré, la femme devient la target [cible]. On part à l’« abordage » d’une cible déshumanisée qui perd d’emblée tout libre arbitre. Enfin, manipulation": à chaque résistance de la cible, il existe une tech-nique appropriée pour contourner l’obstacle. Elle parle de son mec"? Dégainez une BST [boyfriend smashing technique], technique alambiquée de dégommage de petit ami": inventez une anecdote qui lui fera sentir que vous la comprenez, vous – alors que vous n’en avez rien à faire. Elle regarde sa montre, elle ne va pas tarder à se tirer"? Hop, lancez un num close, astuce pour récupérer son numéro, en sortant un prétexte qui l’obligera à vous le donner. Elle ne semble pas avoir compris votre intention de la baiser"? Bim"! ripostez avec un FO [freeze out, soit refroidissement], en vous montrant glacial et désagréable d’un seul coup pour espérer attirer son attention, ou un neg, qui consiste à la mépriser un peu pour profiter de sa baisse momentanée d’estime de soi. La finalité": « scorer », comme le dit Olivier. Oui, parce que chez les PUA, on compte les points.
DE LA MANIPULATION ? NAAAAAN… DE L’HABILETÉ« C’est vrai qu’il y a de ça », admet Louis"* quand on lui parle de déshumanisation des « cibles ». Community manager, il s’est occupé pendant plus d’un an de la modération du forum d’un site français de PUA. « En fait, l’idée, c’est que si t’es bon, peu importe la situation et peu importe la fille, tu peux l’avoir. Même si elle veut pas vraiment au départ, c’est pas grave, tu lui feras croire qu’elle veut. Donc, dans ce sens, c’est sûr que c’est un peu de la mani-pulation… » Il hésite un instant avant de finir sa phrase. « C’est de l’habileté, en fait. Des techniques qui te permettent d’analyser les petits signes – avec le langage du corps, on peut déceler une fille qui recherche l’attention ou qui manque d’estime de soi – que tu peux utiliser auprès de la fille pour la convaincre, mais l’idée c’est quand même qu’elle pense que c’est elle qui l’a voulu. Et elle veut bien, sinon elle le ferait pas. » Nous y voilà, à la frontière fine entre séduction et manipulation. Et quand le but de la manœuvre est d’obtenir d’une femme qu’elle tombe la culotte, la question du consen-tement est centrale. L’un des éléments de langage des PUA est à ce titre très révélateur": l’antislut defense (ASD) correspond au moment où la cible semblait prête à « conclure » et finalement se ravise. Selon les PUA, ce rebondissement serait en fait un réflexe de rejet, uniquement destiné à ne pas passer pour une salope… Impensable, bien sûr, que la « cible » n’ait tout simple-ment plus envie. 2* Les prénoms ont été modifiés.
Pick-up artistsLes AsPiRaTEUrS
à goNzEsses CE SONT DES HOMMES FRUSTRÉS DE NE PAS ARRIVER À CONCLURE AVEC LES FILLES. ALORS ILS SE REGROUPENT, FORMENT DES COMMUNAUTÉS, S’ENTRAIDENT, ÉCHANGENT DES TECHNIQUES ET DES COMBINAISONS “INFAILLIBLES”. CAR, C’EST BIEN CONNU, LES FEMMES SONT TOUTES LES MÊMES… BIENVENUE DANS LE MONDE MERVEILLEUX DES “PICK-UP ARTISTS”, À LA FRONTIÈRE ENTRE SÉDUCTION ET MANIPULATION.
PAR CLARENCE EDGARD-ROSA
DES GROSSES CONNERIES”« Un de ces pop-up intempestifs s’est ouvert sur mon ordi, raconte Maxime *. Le genre de page attrape-couillon de 10 mètres de long qui te promet la solution à ton problème – solution qui arrive en bas de page : souscrire un abonnement pour une centaine d’euros. C’était un mec, ancien binoclard naze devenu beau gosse charismatique, qui racontait son histoire, avec photos avant-après et anecdotes invraisemblables. Ça sentait la mauvaise traduction Google, mais j’ai quand même lu jusqu’au bout. Bien sûr, j’ai pas sorti ma carte bleue, j’avais bien repéré la grosse arnaque. Mais le truc a fait son bout de chemin dans ma tête. J’étais pas très bien dans ma peau, complètement gauche avec les filles, ma vie amoureuse était foireuse. Je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si, malgré tout, il ne pouvait pas y avoir quelque chose à tirer de tout ça. Donc j’ai acheté The Game, le bouquin de
Neil Strauss, par curiosité. Je l’ai lu d’une traite. C’était fascinant. Arrivé à la dernière page, je me sentais plus confiant. Mais en fait, ce n’était pas parce que j’avais emmagasiné des méthodes, c’était surtout parce que tout était tellement technique et précis que ça me paraissait virtuel, moins dramatique. Je voyais les femmes que je rencontrais comme des exercices, il y avait moins de pression. Donc, oui, je dirais que ça m’a rendu plus confiant. J’ai lu d’autres livres, commencé à demander conseil sur les forums pour m’améliorer. J’ai surtout appris qu’il ne faut jamais montrer que tu es dans l’attente, c’est vraiment un travail sur la virilité. Faut en imposer pour que la fille vienne à toi. Quitte à raconter des grosses conneries. On s’en fout, puisque l’idée c’est de “scorer”, pas d’être le prince charmant. »
* Le prénom a été modifié.© R
OGE
R-VI
OLL
ET
80 CAUSETTE HORS SÉRIE 81 TOUS MANIPULÉS ?
Livre HS Manip.indb Toutes les pages 06/07/15 10:15
