L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

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Vincent BIBEAU ÜL 65^/ L'INTÉGRALITÉ DE L'ESPRIT CHEZ GASTON BACHELARD LE PROBLÈME GNOSÉOLOGIQUE DE L'IMAGINATION Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.) FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL AVRIL 1999 © Vincent Bibeau, 1999

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Vincent BIBEAU

ÜL

65^/

L'INTÉGRALITÉ DE L'ESPRIT CHEZ GASTON BACHELARD LE PROBLÈME GNOSÉOLOGIQUE DE L'IMAGINATION

Mémoireprésenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

pour l'obtentiondu grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

AVRIL 1999

© Vincent Bibeau, 1999

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Résumé:

Penseur contemporain, Gaston Bachelard nous offre un témoignage original sur les

bouleversements qui marquèrent la pensée scientifique au début du XXlème siècle. Sa

philosophie généreuse désire englober la totalité du potentiel de l'esprit humain.

L'imagination et la raison sont mises dos à dos dans une philosophie qui se refuse à choisir

entre les deux. Ce mémoire s'interroge, à partir de cette pensée à deux versants, sur la

fonction de !'imagination dans l'activité de la connaissance. Bachelard, à l'aide de

confrontations théoriques avec Brunschvicg, Bergson, Freud, Jung et Sartre, nous permet

d'étudier sans détour le problème de !'imagination et de sa relation avec la raison dans

l’édification de la connaissance. Un nouvel humanisme nous est alors offert, qui se fonde

sur une finalité dévoilée dans l'activité du sujet connaissant.

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À ma mère...

J'aimerais profiter de l'occasion pour remercier tous ceux et celles qui ont contribué à

favoriser la création de ce travail. Merci à Sylvie et Flore, pour leur support, leur patience et

surtout pour l'affection dont elles m'inondent. Merci à Gaëtan et Claire, qui ont su être là

dans les moments d'euphorie comme dans les périodes plus angoissées. Merci à Raynald

Valois, pour ses précieux conseils, sa confiance et sa compréhension devant mes difficultés.

Merci à mes amis et aussi à mes collègues de la faculté pour les nombreuses discussions, qui

sont si indispensables à l'épanouissement d'une pensée. Enfin, merci au personnel du

secrétariat de la faculté, pour son soutien technique des plus humain.

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3

TABLE DES MATIÈRES

4Introduction.

1515262936384148

Chapitre 1. Bergson et Bachelard.1.1 Fondations épistémologiques1.2 Connaissance et Temporalité

1.2.1 Pour ou contre l'intelligence1.2.2 L'idée de néant comme compréhension du temps1.2.3 La durée des instants1.2.4 Le rythme de la connaissance

1.3 Retour

525254545962767979858993

Chapitre 2. Psychanalyse et Phénoménologie.2.1 Mise en situation2.2 Psychanalyse

2.2.1 Obstacles à connaître2.2.2 Vers une positivité de l'image2.2.3 Adhésion à la psychanalyse et sa condamnation2.2.4 L'imagination dynamique

2.3 Phénoménologie2.3.1 La nouveauté de l'image2.3.2 Bachelard et Sartre2.3.3 La nouveauté ontologique du sujet imaginant

2.4 Retour

9898

101106113118

Chapitre 3. Vers une pédagogie du nouvel humanisme.3.1 L'enseignant3.2 Un nouvel humanisme3.3 La double catharsis ou la pédagogie du contre3.4 L'enseignant enseigné3.5 Retour

120Conclusion.

126Bibliographie.

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INTRODUCTION

"Il y a ainsi deux problèmes de la connaissance, ou plutôt deux connaissances qu'il importe de distinguer d'un coup d'épée, et que j'aurais sans doute continué à confondre sans le destin extraordinaire qui me donne une vue absolument neuve des choses: la connaissance par autrui et la connaissance par soi- même. " (TOURNIER, Vendredi ou les limbes du

Pacifique.)

Comment être rationaliste en ces heures contemporaines? Les limites de la raison

semblent scléroser l'effort de rationalisation de l'Humain et du Monde. Devons-nous

sombrer dans un pessimisme qui dévoile le revers de la raison? Il s'avère que la raison serait

dans une crise qui caractérise l'ère post-moderne. Mais le problème vient-t-il réellement des

faiblesses de la raison, où serait-ce plutôt d'une mauvaise compréhension que nous avons de

cette dernière? Et si la raison était justement objet d'une polémique qui s'ouvre

nécessairement vers un progrès. Si l'erreur était considérée comme constituante essentielle

de l'acte de connaissance, il serait alors inutile de s'alarmer devant des impasses; ce serait

bien la preuve que la dynamique de l'esprit est en oeuvre. Pauvre raison, on l'a trop souvent

prise pour l'unique "reine du foyer"! Elle n'est pas seule à constituer le sujet connaissant; en

face d'elle se tient !'imagination qui entame la dialectique de l'esprit, une dynamique toujours

en agitation, mais qui n'a pas encore été exposée au grand jour.

À l'heure où la science et la technique sont placées devant de nouvelles limites, il semble

des plus urgent que la philosophie s'interroge de façon soutenue sur les différences et les

corrélations de la raison et de !'imagination. Ne peut-on pas dire que la technologie actuelle

est comme un monstre sans tête. Il lui manque ce "supplément d'âme", si bien dénommé par

le philosophe Gaston Bachelard. Souvent envisagée comme source critiquable d’erreurs,

!'imagination est repoussée par bon nombre de penseurs. Il apparaît alors, qu'il soit inutile de

l'approfondir; c'est la "folle du logis". D'autres, par contre, la considèrent comme

subsidiaire à la raison, mais c'est aller trop vite. Gaston Bachelard a voulu démontrer que

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!'imagination a le droit de revendiquer son autonomie et d'être considérée comme un pôle de

l'esprit tout aussi important que la raison et même davantage.1

Puisse cette ascèse de réflexion constituer l'initiation à la nouvelle pédagogie, qui pourrait nous permettre de recréer le code de nos lois les plus fondamentales, en plaçant !'imagination comme critère de l'homme, dégagé de ses complexes et de ses peurs et conquérant de son avenir.2

Bachelard nous offre un bel exemple d'une philosophie qui ne se sent pas obligée de

répondre à une quelconque école de pensée. Penseur autodidacte venu sur le tard à la

philosophie, il nous offre une réflexion à la mesure de notre temps, tout en étant à la fois

ancrée dans la tradition. Son érudition légendaire ne l'empêchera aucunement de créer sa

propre manière de faire de la philosophie. Ce qui peut paraître paradoxal quand nous

prenons un contact superficiel avec sa pensée, c'est que son adhésion à !'imagination ne

l'empêche nullement de se déclarer rationaliste et de surcroît d'un rationalisme "ouvert".

La question qui sera examinée dans mon mémoire de maîtrise est celle-ci: Quelle est,

selon Bachelard, la fonction de l'activité imaginante du sujet humain et plus spécifiquement

du sujet connaissant? À cette question, plusieurs autres viennent s'ajouter pour préciser la

problématique : Qu'est-ce au fond que l'image? Quel est le secret de son emprise sur la

conscience ? Comment peut s'en accommoder la pensée rationnelle ? Quelles sont les

conséquences sur la relation sujet-objet au sein de cette nouvelle perspective? Y a-t-il ce

qu'on pourrait appeler une imagination "pure" et une raison "pure"? À notre avis, le

questionnement sur la tension entre raison et imagination doit continuer à être approfondi, car

c'est l'humain total qui en dépend. L'esprit n'est pas unidimensionnel. C'est tout l'être

humain qui risque d'être privé d'énergie sans la puissance de !'imagination.

Bachelard nous invite à aborder le problème avec une raison constamment mise en

danger. Ce qu'il nous offre, c’est un rationalisme ouvert qui fait reculer les cohortes de

l'irrationalisme. Comment connaître si je ne suis pas innocent face au pouvoir de

1 Beaucoup d'autres penseurs du vingtième siècle ont traité de façon soutenue de !'imagination, notons par exemple, les Caillois, Jung, Durand, Breton, Merleau-Ponty, Sartre etc. Or Bachelard rencontre cette dernière avec une originalité et une nouveauté qui en font un chef de file dans !'investigation des lois de l'imaginaire.2A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Flammarion, Paris, 1996, p. 11.

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!,imagination? Qu'est-ce que connaître si la raison et !'imagination sont sur un pied d'égalité

dans la tension psychique constituant l'être humain ? Une théorie de la connaissance ne doit

pas banaliser !'imagination dans les processus de connaissance. Sensation, perception,

mémoire et intellect sont tous, d'une manière ou d'une autre, en étroite relation avec

!'imagination. La tradition philosophique n'est pas complètement muette sur ces questions.

Aristote, Plotin, Descartes, Spinoza, Hume, les Romantiques et toute la tradition médiévale

qui s'est questionnée à propos du problème des universaux sont autant d'aperçus

philosophiques sur !'imagination qui forment l'horizon sur lequel Bachelard doit être placé.

Une question sous-jacente à notre problématique se pose à nous: y a-t-il quelque chose

qui soit de l'ordre d'une théorie de la connaissance chez Bachelard? Bachelard n’a pas écrit

explicitement sur une théorie de la connaissance qui se systématiserait sous le terme de

"bachelardienne". Or il y a, à notre avis, une pensée gnoséologique qui soutient toute la

pensée bachelardienne. Cette gnoséologie, comme nous le verrons, prend la forme d'une

pédagogie qui puise tant aux sources épistémologique que poétique. Mon propos n'est pas

du tout de chercher la mystérieuse unité qui se cache dans cette oeuvre aussi nettement divisée

entre deux disciplines (épistémologie et poésie). Plusieurs études se sont d'ailleurs écrites à

ce sujet depuis environ soixante ans.3 Nous savons déjà que Bachelard lui-même avait

dénoncé quiconque voudrait chercher une unité entre les mouvements historiques de la

rationalité scientifique et la cohérence de l'imaginaire littéraire:

Entre le concept et l'image, pas de synthèse. Pas non plus de filiation, toujours dite, jamais vécue, par laquelle les psychologues font sortir le concept de la pluralité des images. Qui se donne de tout son esprit au concept, de toute son âme à l'image sait bien que le concept et les images se développent sur deux lignes divergentes de la vie spirituelle... Rien de commun avec les pôles du magnétisme. Ici , les pôles opposés ne s'attirent pas, ils se repoussent. Il faut aimer les puissances psychiques de deux amours différentes...4

Toutefois, comme le dit si bien Étienne Souriau, qu'il fasse de l'épistémologie ou qu'il

s'attache à la poésie, Bachelard fait de l'esthétique: "La science est l'esthétique de

3Cf. F. DAGOGNET, "Le problème de l'unité", dans Revue internationale de philosophie, Paris, no. 15, 1984, pp. 245-256.4G. BACHELARD, La poétique de Ja rêverie, 2e éd., Paris, P.U.F., 1961, p. 47.

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!'intelligence "5; "En tant qu'esthétique de !,intelligence, elle diffère beaucoup d'une

esthétique de !'imagination, et singulièrement, d'une esthétique de "!'imagination

ouverte"(¿.,eau et les rêves, p.4). Mais c'est pourtant, dans l'un et l'autre domaine, une

esthétique."6 C'est cette "esthétique" qui dicte la voie que nous emprunterons dans

!'approfondissement de l'oeuvre bachelardienne. Le connaître implique deux façons de faire,

deux façons d'aimer le connu, cependant toutes deux sont des esthétiques de la connaissance.

Ce que l'on cherche, c'est la relation entre les deux pôles du psychique. Que cette relation

soit de l'ordre de la tension répulsive, c'est une possibilité, mais nous croyons qu'il y a

beaucoup à dire sur ce noeud gnoséologique. Le problème gnoséologique de !'imagination

est au centre de cette nouvelle façon de concevoir l'acte de connaissance qui nous est offerte

par Bachelard.

Sans doute il n'a pas explicité telle quelle une théorie de la connaissance, toutefois nous

croyons que l'enseignement de Gaston Bachelard peut nous permettre d'esquisser une théorie

de la connaissance qui soit des plus actuelle, parce que consciente de la pluralité du sujet

connaissant. Il sera important de démontrer de quelle façon sa vision de la connaissance se

traduit dans une pédagogie qui s'explicite tout au long de son parcours. La relation entre

l'enseignant et l'élève influence grandement sa conception de la connaissance. Bachelard a

vécu profondément la tension qu'il y a entre raison et imagination. Son cheminement qui va

d'un rationalisme en recherche de pure objectivité à une poétique, qui exalte les libertés

subjectives, est un témoignage des plus précieux pour une investigation qui cherche à cerner

ce qu’est le couple de l'esprit. En effet, ce mémoire, tout en voulant démontrer la

souveraineté de !'imagination, veut également faire comprendre, avec Bachelard, que l'esprit

humain est une complémentarité en fusion; une union bien tendue mais complémentaire entre

la raison et !'imagination. Les deux pôles de l'esprit, tout en étant indépendants, ne sont pas

5G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, 11e éd., Paris, Vrin, 1980, p. 10.6E. SOURIAU, "L'esthétique de Gaston Bachelard", dans Annales de l'Université de Paris, Paris,no. 1, XXXIII, 1963, p. 13.

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privés d'interrelations. Bachelard a consacré toute une vie pour faire subsister l'intégralité

dans son Esprit: à nous de le suivre dans sa progression.

Nous disons "théorie" de la connaissance. Cependant, comme nous le faisions

remarquer par l'aspect pédagogique de son travail, il serait plus approprié de parler de

"méthode" de connaissance et même, des méthodes de connaissance bachelardiennes7. À

quoi reconnaît-on la valeur d'une théorie? Plusieurs diront: à !'intelligibilité qu'elle introduit

dans les faits connus. Toutefois il ne faut pas oublier la valeur heuristique d'une théorie et sa

richesse dans la recherche. Là ne se trouve-t-il pas la mesure de ce qu'est l'acte de connaître?

NojLpas une vision, mais mouvement pour voir. Bachelard traite précisément de ce sujet dès

sa thèse de 1927, Essai de connaissance approchée.

La critique bachelardienne, autant épistémologique que littéraire, instaure une nouveauté

dans la méthode pour faire de la philosophie, qui n'est pas sans engendrer une certaine

prospérité; en témoignent les nombreux livres qui ont paru depuis son avènement dans la

sphère intellectuelle et plus particulièrement depuis un peu plus d'une décennie8. On a

souvent parlé du Bachelard matérialiste, du Bachelard idéaliste, mais nous aimerions nous

attarder sur le Bachelard efficient, celui qui cherche le "comment" de la connaissance.

Bachelard expérimente sa propre philosophie non pas à la manière des existentialistes, mais

plutôt par une approche qui n'est pas sans rappeler Socrate. Une sorte de maïeutique peut

apparaître sous la barbe déjà légendaire de cet humain, qui nous transmet son amour de la

7Vincent Therrien dans son livre sur la critique littéraire bachelardienne, La Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire (ses fondements, ses techniques, sa portée), dénombre pas moins de 8 méthodes bachelardiennes différentes de critiques littéraires.8Notamment: A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Paris,Flammarion, 1996. ; O. SOUVILLE, L'homme imaginatif De la philosophie esthétique de Bachelard, Cahier de recherche sur l'imaginaire, Paris, Lettres Modernes, 1995. ; M. FABRE, Bachelard éducateur, Paris, P.U.F., 1995. ; G. KIEFFER, Esthétique non-philosophiques, Paris, éditions KIME.1996, Bibliothèque de NON-PHILOSOPHIE. ; N.-L. WETSHINGOLO, La nature de la connaissance scientifique L'épistémologie meyersonienne face à la critique de Gaston Bachelard, Bern-Berlin-Frankfurt/M.- New-york-Paris-Wien, Peter Lang SA., 1996. ; J. G. RUELLAND, De l'épistémologie à la politique La philosophie de l'histoire de Karl R. Popper, Paris, P.U.F., 1991. : M. CARIOU, Bergson et Bachelard, Paris, P.U.F., 1995. ; Rythme et Philosophie, Collectif sous la direction de J.-J. WUNENBURGER, Paris, éditions KIME, 1996. ; D. GIL, Bachelard et la culture scientifique, Paris, P.U.F, 1993, coll. "Philosophies". ; Gaston Bachelard: profils épistémologiques, collectif sous la direction de G. LAFRANCE, Ottawa, Presse de l'Université d'Ottawa, 1987.

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connaissance et son amour de la lecture comme peu de penseurs contemporains ont su le

faire. Un dynamisme nous est transmis à l'étude de cette oeuvre de plus de 26 livres, en y

adjoignant de nombreux articles et préfaces qui sont aussi d'une grande importance dans cette

mouvance du savoir.

L’originalité de cette gnoséologie, c'est de puiser ses bases à plusieurs sources: les

mathématiques, la physique, la chimie, l’épistémologie, la psychanalyse, la philosophie et la

littérature sont toutes des inspirations qui fondent, de manières diverses, une théorie de la

connaissance des plus novatrice. Bachelard, par sa culture gigantesque, a su donner un sens

nouveau aux notions de vérité et de réalité; les concepts de rationalisme, de matérialisme,

d'imagination, d'humanisme et de sublimation renaissent métamorphosés sous la plume de ce

dernier. Bachelard créateur! C'est une création philosophique que nous offre Bachelard et

non un système clos qu'il nous faudrait détailler. L'architecture obscure mais indéniable de

la pensée de Bachelard comporte comme pilier central, à notre avis, une théorie de la

connaissance intimement reliée à une pédagogie qu'il sera intéressant de dégager. Comme

nous le disions plus haut, Bachelard puise à plusieurs sources. Même s'il réprimande toute

tentative de synthèse entre épistémologie et esthétique, on ne peut faire autrement que

constater qu'il transpose sa rigueur scientifique dans ses analyses littéraires et,

réciproquement, il pose un regard sur la science en esthète, à l'affût des vésanies que

!'imagination vient insérer dans l'objectivité et qui lui donne son dynamisme même. Autant

son épistémologie non-cartésienne, que sa poétique de !'imagination sont à prendre en

considération dans la compréhension gnoséologique de Bachelard. Il veut connaître et désire

connaître la connaissance.

Bachelard et Bergson

Tous les problèmes gnoséologiques et pédagogiques de !'imagination traités dans ce

mémoire sont, dès l'aube de la pensée bachelardienne, en train de se construire. Le

questionnement de ce fabuleux "Champenois" commence "sérieusement" avec le débat qu'il

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engage contre Bergson. Nous disons "contre", or comme nous le verrons plus loin, le

"contre" et le "non" chez Bachelard n'ont rien d'un négativisme qui dénigre ce qui est nié.

C'est une dialectique qui s'engage vers des dépassements (à ne pas confondre avec la

dialectique de Hegel). Ce débat fondamental "avec" Bergson sera le sujet de notre premier

chapitre. Celui-ci débutera par une introduction à la pensée épistémologique de Bachelard,

qui est grandement influencée par son maître Léon Brunschvicg.

Il nous faut éclaircir quelques notions afin d'être en mesure de comprendre l'angle de

recherche qui est ici suggéré. Nous sommes conscients de la fameuse distinction entre

épistémologie et gnoséologie. L'épistémologie est la théorie de la connaissance scientifique

et la gnoséologie a pour signification la théorie de la connaissance commune. Nous ne

voulons aucunement réunir ou identifier les deux notions, ce que Bachelard n'a jamais fait

d'ailleurs. Cependant notre propos se situe en marge de cette distinction, c'est que les deux

domaines ne sont pas sans relations. Comme nous le verrons, Bachelard affirme que la

science naît quand elle se libère par une rupture épistémologique de la connaissance du sens

commun. Il est aisé de comprendre que cette "élévation" de la science est manifestement

dynamisée par ce qui est ainsi dépassé. La gnoséologie est donc, selon nous, un concept qui

peut s'élargir à l'épistémologie. Sans connaissance commune, il n'y aurait pas de rupture

épistémologique possible.

Cette distinction est en lien étroit avec une autre distinction: celle qu'on établit

d'ordinaire entre le "contexte de justification" et "le contexte de découverte" des théories

scientifiques. Cette distinction pourrait servir à éliminer toute contradiction dans la pensée de

Bachelard, or nous croyons qu'une telle tentative est une erreur. Il nous faut dès à présent

spécifier quelle utilisation nous ferrons des termes logiques (contradiction, axiome,

paradoxe, etc.). En effet, l'acception que nous prenons du mot "contradiction", pour

montrer la polarité de la philosophie de Bachelard, est assez éloignée de ce que les logiciens

entendent en général par ce mot. Selon nous, la contradiction n'est pas un mal, elle est plutôt

une tension nécessaire. Ce mémoire ne veut pas dissiper les contradictions (faible prétention

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logique), mais il veut en réalité les faire éclater au grand jour; montrer comment est riche une

vie qui va au coeur des problèmes En conséquence, il ne faut pas trop nous tenir rigueur si

nous voulons remuer quelque peu les distinctions terminologiques traditionnelles.

À la suite de la brève présentation que nous ferrons de l'épistémologie de Bachelard,

nous verrons qu'à la base de la formation de cette gnoséologie se trouve une critique

métaphysique de Bachelard sur la pensée du temps chez Bergson. C'est littéralement une

dialectique du continu et du discontinu qui s'installe à ce moment-là. Le temps et la

connaissance sont intimement liés chez Bachelard. La durée bergsonienne et l'instant

bachelardien donnent naissance, dans leur confrontation, à une pensée actuelle du

mouvement qui devrait être étudiée plus à fond pour élucider quelques impasses de la raison

contemporaine. Notons pour le moment, que la méthode Rythmanalytique bachelardienne est

une réponse à la Métaphysique bergsonienne de la durée. Nous analyserons également le lien

étroit qui s’établit entre la métaphysique du temps et la métaphysique de !'imagination. Nous

verrons à quel point l'instant est la réalité temporelle qui soutient une philosophie cherchant à

rendre compte de la verticalité spirituelle de l'être humain.

Psychanalyse et Phénoménologie

Une des méthodes qui s'offrent à lui dans !'investigation du sujet connaissant est la

psychanalyse, qui est en plein essor au début du siècle. La psychanalyse lui servira dans ses

recherches épistémologiques, comme dans ses investigations de l'imaginaire. Tel que nous

le démontrerons, à travers l'acte de comprendre, c'est tout le psychisme humain qui est

sollicité. Quand le comprendre scientifique se veut l'angle observé, Bachelard nous invite à

descendre dans la subjectivité du savant. Il établit de manière manifeste, qu'en toute

expérience scientifique, il y a trace de l'expérience enfantine, qu'il identifie aux obstacles

épistémologiques. Un apport important de cette philosophie, c'est d'avoir pu examiner très

minutieusement l'inconscient de l'esprit scientifique. Bachelard se sert de la psychanalyse

comme d'une méthode pour dégager les vraies fonctions créatrices du psychisme, par delà les

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avatars de l'évidence première. Cette psychanalyse se veut une critique du jugement. Dans

l'homme, il y a une volonté d'établir des relations dialectiques. Le comprendre est plus que

de l'utile, du pragmatique; Aristote nous avait déjà indiqué cette voie dès le début de la

Métaphysique.

Mais là ne s'arrête pas l'apport psychanalytique Bachelardien. Dans sa traversée de

!'imagination poétique, l'usage de la méthode psychanalytique devenait incontournable.

L'utilisation que Bachelard fait de la psychanalyse lui permet à la fois d'étudier les

profondeurs de l'inconscient du sujet connaissant et également atteindre les sommets de la

sublimation poétique. Il est important de saisir que pour Bachelard l'inconscient a une

architecture qui se prolonge dans la conscience: la dynamique de cet échange d'architectures

est peut-être le noeud gordien de !'imagination. Cependant Bachelard ne va pas aussi loin

que la psychanalyse dans les profondeurs de l'inconscient. Il situe son enquête à la

commissure de la conscience et de l'inconscience. C'est à ce point de rencontre qu'il tente

d'établir une théorie de la connaissance, dans laquelle !'imagination a la fonction supérieure,

la fonction humanisante: "...plus que toute autre puissance (l'imagination) spécifie le

psychique humain. [...] Psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie..."9 Que ce

soit dans son épistémologie ou dans sa Métaphysique de !'imagination, Bachelard restera

toujours fidèle à cette conviction. Par cette seconde utilisation de la psychanalyse, nous

verrons que Bachelard veut déterminer l'origine de !'imagination, qu'il situe alors dans

l'imagination matérielle.

L'étude des poètes aussi divers que Lautréamont, Claudel, Baudelaire, Breton,

Novalis, Poe, Laforgue, Balzac, pour ne nommer que ceux-là, conduira Bachelard a critiquer

les limites de la psychanalyse. Sa première critique porte sur la correspondance fallacieuse

qu'on met entre l'oeuvre et la vie d'un auteur. Ce qui l'intéresse, ce ne sont pas les sources

pathologiques d'un poème chez son auteur, mais la puissance psychique qui s'éveille dans

l'acte de lecture. La linéarité causale et la course à la signification déterministe agacent

9G. BACHELARD, L'air et les songes: essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José Corti,1943, p. 7.

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énormément Bachelard. Il critiquera abondamment Freud à ce sujet. S’il s'éloigne de Freud,

c'est pour se rapprocher de Jung. Les archétypes jungiens sont profusément utilisés dans ses

enquêtes de !'imagination. Il se ralliera également à la critique jungienne de la sublimation

freudienne. Nous verrons que Bachelard et Jung considèrent la sublimation comme un désir

de dépassement de la réalité, ce qui les fait se rejoindre également sur la fonction dynamique

de !'imagination dans le psychisme. Il est incontestable que Bachelard modifie sensiblement

la psychanalyse pour le profit de sa philosophie.

Pour palier aux manques qu'il reproche à l'école analytique, il y adjoint une approche

phénoménologique. Nous constaterons pourquoi cette conversion à la phénoménologie

confirme à quel point Bachelard considère que la dynamique de !'imagination est à chercher

dans l'activité subjective. Par ce recours à la phénoménologie, s'accentue l'opposition entre

science et poésie. À travers une comparaison avec la phénoménologie de l'imaginaire de

Sartre, nous serons amenés à prouver que Bachelard donne sa véritable réalité à l'image. Il

est à noter que son utilisation de la phénoménologie est marquée par la même authenticité que

son utilisation de la psychanalyse. Sa phénoménologie veut saisir la naissance de l'image

créatrice dans sa nouveauté à la conscience. Ses trois derniers livres, La poétique de

l'espace, La poétique de la rêverie et La flamme d'une chandelle, usent de cette recherche

d'une naissance de l'image dans le sujet connaissant. Sa phénoménologie veut dégager

l'horizon ontologique qui s'exprime par !'imagination, la verticalité du sujet connaissant.

Les tenants et aboutissants de ses deux méthodes qui, au fond, cohabitent chez

Bachelard, feront l'objet du deuxième chapitre de notre mémoire. Par cette démarche nous

entrevoyons saisir l'efficience de la gnoséologie Bachelardienne. L'image, pour Bachelard,

est une ouverture à la totalité. Les questions que susciteront ce chapitre démontreront toute

l'originalité et l'actualité de cette pensée novatrice. Quelle est la fonction du sujet imaginant

par rapport au sujet spirituel? Quelle est la valeur ontologique des images?

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Connaissance, pédagogie et humanisme

Cette nouvelle ontologie du sujet imaginant ne reste pas dans la sphère purement

théorique, elle veut prendre assise dans la praxis. Un humanisme et une pédagogie se dégage

à l'étude des textes bachelardiens. Bachelard a longtemps enseigné la physique et la chimie

au collège. Son appréciation des jeunes esprits en quête de savoir est un témoignage

important pour tout philosophe qui s'intéresse à la "formation" de l'esprit. Pour Bachelard,

la société doit servir l'école et non l'inverse. Belle utopie sans doute, mais qui en dit long sur

sa pédagogie. L'humanisme bachelardien cherche l’équilibre entre raison et imagination, une

exigence qui émane des changements du début du siècle et qui prend appui sur une nouvelle

conception du temps. Nous verrons que le travail de la raison et celui de !'imagination ont en

commun de redresser l'esprit, de lui donner la verticalité spirituelle. Nous examinerons aussi

un autre aspect qui caractérise sa pédagogie: la dialectique du maître et de l'élève. Pour

Bachelard le maître doit toujours rester élève, car c'est par la dynamique instaurée à travers

l’échange réciproque entre élèves et maître que se constitue le véritable savoir. On comprend

combien la gnoséologie est d'importance dans cette tentative. Beaucoup de questions

contemporaines prendraient un souffle nouveau au contact de l'âme bachelardienne.

Notre troisième chapitre voudra traiter de cette pédagogie qui se manifeste jusque dans

une pensée des plus humaniste. "Et c'est en se référant à son propre cas, à une introspection

personnelle, riche d'expériences, que Bachelard va engager l'analyse et l'étude sur des voies

qui en font sans doute le Socrate de son siècle, en renouvelant le "connais-toi toi-même.""10

Bachelard nous donne envie de connaître, nous donne le goût de tout lire, pour complètement

être humain.

10A. PARINAUD, Gaston Bachelard, Paris, Flammarion, 1996, p. 34.

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Chapitre 1. Bachelard et Bergson.

1.1 Fondations épistémologiques11

Il serait approprié, pour commencer ce chapitre, d'aller puiser à la source de la pensée

épistémologique de Bachelard qui est grandement inspirée par celle de Léon Brunschvicg.

En effet, nous croyons opportun de passer en revue quelques éléments de l'épistémologie

bachelardienne puisés à leur source, ce qui nous permettra d'entrer au coeur de sa

gnoséologie. Comme l'affirme J.T. Desanti, dans son article Remarques sur les origines de

la science en Grèce12, la manière dont un philosophe conçoit l'histoire de la science

représente l'expression de sa théorie de la connaissance. Encore une fois, nous voyons

comment épistémologie et gnoséologie sont dans un rapport qui ne peut être réduit à une

simple distinction théorique. Directeur de sa thèse, Essai sur la connaissance approché

(1927), Brunschvicg fut plus qu’un mentor pour Bachelard. Il lui a transmis son projet,

c'est-à-dire fonder une métaphysique qui s'appuie sur la science, pour ainsi la sortir de ses

routinières illusions. Les révolutions en physique, en chimie et en mathématiques pour

Brunschvicg et Bachelard, doivent amener la métaphysique à sortir d'une science périmée.

C'est que la science a toujours transformé l'image que l'on a de l'univers. Cependant une

tendance se fait jour dans la pensée prétendument moderne: un schisme s’instaure entre

philosophie et science. Avec Hegel, on a une merveilleuse représentation de ce schisme. Ce

dernier n'hésita aucunement à se détacher de la science contemporaine (de son époque) au

profit d'une pensée dogmatique. Selon Hegel, la science est beaucoup trop superficielle et

11 Pour mieux saisir toute l'ampleur des travaux épistémologiques de Bachelard, nous renvoyons nos lecteurs aux écrits très précis et érudits de Georges Canguiihem. Cf. notamment: "Sur une épistémologie concordaire", dans Hommage à Gaston Bachelard, Paris, P.U.F., 1957, pp. 3-12.; "Gaston Bachelard et les philosophes", dans Sciences, no. 24,1963, mars- avril, pp. 7-10.; "L'histoire des sciences dans l'oeuvres épistémologique de Gaston Bachelard", dans Annales de l'Université de Paris, Paris, no. 1,1963, pp. 24-39.; "Dialectique et philosophie du non chez Bachelard", dans Revue internationale de philosphie, Bruxelles, no. 17, 1963, pp. 441-450. Résumons ses travaux en citant les troix axiomes auquels il ramène la pensée épistémologique bachelardienne: 1- le primat théorique de l'erreur, 2- la dépréciation spéculative de l'intuition, 3- la position de l'objet comme perspective des idées.12dans La Pensée, Paris, no 66,1956.

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sinueuse pour fonder une pensée métaphysique sérieuse. Au contraire, il déclare que c'est la

métaphysique qui doit fonder la science. Pour ces raisons, comme tout philosophe de la

nature aux XVIIIième et XIXième siècles, il se rabat sur un savoir mythique et anachronique,

comme par exemple le vital, le magnétisme et l'électrique. Ainsi on voit, peu à peu, que le

philosophe s'accommode de son ignorance tout en discréditant la pensée scientifique.

Entre savants et philosophes le dialogue s'est rompu dans l'histoire de la pensée. Le

philosophe qui cherche les vues d'ensemble, le global et le vaste, trouve dans la science un

obstacle à l'érection d'une métaphysique. Science et métaphysique s'interprètent mal l'une et

l'autre. D'un côté comme de l'autre, !'interrelation semble biaisée. En effet, les savants

proposent des philosophies des sciences erronées, comme nous dit Bachelard:

Le savant ne professe même pas toujours la philosophie clairvoyante de sa propre science. On en voit qui s'enferment dans la prudence des méthodes scientifiques, pensant que cette prudence détermine à elle seule une philosophie, oubliant, par conséquent, les décisions nombreuses que réclament les choix philosophiques... La science n'a pas la philosophie qu'elle mérite. Le savant ne revendique pas, comme il pourrait le faire, l'extrême dignité philosophique de son labeur incessant, il ne met pas en valeur le sens philosophique des révolutions psychiques qui sont nécessaires pour vivre l'évolution d'une science particulière.13

Et de leur côté, comme nous l'avons dit, les philosophes restent sur leurs positions

ayant en horreur la spécialisation de plus en plus présente dans la science. Bachelard, sous la

grande influence de son maître Brunschvicg, exhorte le philosophe à puiser à la science, à se

sensibiliser aux nouvelles valeurs de l'intelligence. Le philosophe n'est pas un savant, ni un

historien, Bachelard en est très conscient. Toutefois le philosophe doit découvrir les

interrelations qui se font entre les théorèmes et les découvertes: c'est-à-dire prendre

conscience du lien étroit de l'abstrait et du concret, puis élever la science au-dessus d'elle-

même. Bachelard, tout comme Brunschvicg, reconnaît d'emblée que la science se suffit à

elle-même quant à sa vérité. Il faut bien comprendre que ce n'est pas le contenu du message

scientifique que vise Bachelard, mais l'esprit qui se meut dans la science: le comment

connaître dans la science. Le philosophe doit puiser à la science de son temps, pour ensuite

13G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, 3e éd., Paris, P.U.F., 1972 (1952), p. 20.

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lui donner une lumière philosophique, ou plutôt, pour rester dans le lexique bachelardien,

une flamme philosophique.

Pour arriver à saisir l'essentiel de la science en tant que philosophe, il faut en saisir le

progrès. Il nous faut spécifier que Bachelard s'inspire directement de Brunschvicg quand il

énonce, dans La Formation de l'esprit scientifique, que la connaissance humaine a passé par

trois stades: l'état préscientifique, qui va jusqu'au XVIIIlème siècle; l'état scientifique, qui se

termine au début du XXième siècle; enfin l'état du nouvel esprit scientifique, qui apparaît en

1905 au moment de l'apparition de la relativité einsteinienne. Pour Bachelard, autant que

pour Brunschvicg, la science ne réduit pas, elle produit. La science n'est pas le résultat

d'une réduction de la multiplicité phénoménale en des lois simples, elle est plutôt une

production qui n'est certes pas totalisante et a priori, mais qui par approximation se réalise.

En somme, pour Bachelard la science est créatrice de la réalité, elle a ainsi une fonction

ontologique.

Le réalisme de Bachelard, infusé paradoxalement de l'idéalisme de Brunschvicg,

s'oppose radicalement au réalisme de Meyerson. Une question vient sans doute au lecteur:

comment idéalisme et réalisme peuvent-ils ainsi cohabiter? Bachelard croît que toute pensée a

une part de réalisme et une part d'idéalisme dans des proportions qui varient. Quand il y a

une distinction théorique Bachelard aime se placer dans une position intermédiaire. En

conséquence, nous espérons que le lecteur voudra bien nous suivre, sans trop froncer les

sourcils, dans notre périple accompagnant une pensée qui fait tomber les distinctions

classiques de la philosophie. Le réalisme de Meyerson, qui est au fond un chosisme, veut

expliquer la réalité par l'identique. Meyerson, par son souci de rapprocher les deux pôles du

réalisme et de l'idéalisme, voulait démontrer que la réalité ne se laissait pas réduire à l'activité

de la pensée, le principe d’identité étant plutôt une réduction par la pensée du divers à

l'identique. Cette réduction s'effectuerait par la recherche de constances et de permanences

de lois dans le temps. Bachelard et Brunschvicg reprochent à Meyerson d'être un obstacle à

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connaître14, n'expliquant nullement ce qu'est le changement, en postulant une raison logique

(pure identité), qui est faculté de réduire le même au même (réduction du divers à

l'identique). Exemple frappant: Meyerson réduit la physique de Newton à la physique de

Einstein. Pour l'auteur d'Identité et réalité, la succession des faits historiques en science est

le signe de l'unité de l'esprit. Meyerson conçoit le discontinu comme une illusion découlant

de l'ignorance philosophique des savants. Du principe d'identité, il découle une conséquence

malheureuse qui n'a pas manquée d'être critiquée par les épistémologies de Bachelard et de

Brunschvicg: le fait que Meyerson n'établisse aucune rupture entre connaissance commune et

connaissance scientifique. Pour Bachelard la science contemporaine représente justement la

rupture entre les deux connaissances, qui est la marque caractéristique de la modernité.

Autre obstacle à connaître, le cartésianisme qui recherche la simplicité de la vérité.

Tous les avantages prétendument attribués à la simplicité, dans la recherche de la vérité,

deviennent plutôt des surcharges qui éloignent inévitablement du phénomène. C'est plutôt le

complexe qui nous donne l'heure juste sur la réalité de l'expérience produit par la science. À

la recherche de la simplicité élémentaire cartésienne, Bachelard oppose une dialectique du

complexe et du simple. Une dialectique qui permet d'éviter la séparation trop souvent

critiquée entre matière et esprit. "Si la cire change, je change."15 Bachelard cherche le

complexe par déduction et dénonce toute généralisation qui prétend atteindre toute la

simplicité. Notre Champenois n'hésitera pas à déclarer qu'il fait de l'épistémologie non-

cartésienne. Par conséquent il ne craindra aucunement de critiquer le doute cartésien dans ses

oeuvres.16

Comme autre obstacle à connaître, il y a Kant et sa seule science possible, celle du

phénomène. Kant, qui pourtant avait découvert l'immédiateté du savoir, dresse par la suite

14Nous employons le terme "obstacle à connaître" pour nommer certaines pensées qui immobilisent la connaissance selon Bachelard. Cependant comme il nous dit lui-même, qu'une pensée se constitue en niant une autre pensée, "obstacle" doit être entendu dans un sens élargi qui se rapporte à la dialectique bachelardienne.15G. BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, 11e éd., Paris, P.U.F, 1971 (1934), p. 168.16Cf. Le Rationalisme appliqué, pp. 51 -54 ; La Formation de l'esprit scientifique, p. 14. ; Le Nouvel Esprit scientifique, pp. 142 et 147-48.

Page 20: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

un catalogue des catégories naturelles de l'esprit, ce qui a pour effet d'enfermer le progrès de

la physique dans un cadre juridique et immuable. Avec Kant, la réflexion confine la science

dans un a priori sur la validité des catégories, au lieu d'en sortir, de s'en libérer. Le

problème c'est que Kant finit par vénérer ce qu'il voulait détruire en réintégrant le

dogmatisme, mais sous une autre forme. Comment peut-on, par la réflexion sur la science,

découvrir certains cadres de l'entendement humain qui sont valables a priori et qui régissent

la science de façon immuable? Kant, par sa critique, pose une raison au-dessus de la science

et ainsi sépare raison et objectivité. Face à la raison architectonique de Kant, Bachelard

brandit l'étendard de la raison polémique.

Le même problème se pose avec le positivisme. De l'extérieur, on vient poser des

contraintes à l'esprit scientifique. Avec Comte, on sacrifie le progrès pour une loi qui

détermine le savoir à partir de l'histoire. Ainsi on crée un rationalisme massif et inerte. C'est

que la lourde logique déductive sépare également les deux mouvements solidaires que sont la

rationalité et la réalité. Bachelard annule la perspective de Comte, car il conteste la

dichotomie philosophique entre les faits et la théorie. Chez lui une telle séparation n'existe

pas, puisque la science forment un tout où faits et théorie sont indissociables Toutefois sa

position n'est pas l'équivalente de celle de Claude Bernard. La célèbre alliance de l'abstrait-

concret manifeste l'intarissable puissance du concept, qui est capable de s'inscrire dans la

réalité et qui est source de vérifications et de constructions. Bachelard pense justement que

l'épistémologie doit s'intéresser aux constatations empiriques des faits: la science crée le

phénomène. Un autre problème posé par !'historicisme de Comte, vient du fait qu'il réduit

tout l'apport sociologique de la science à la psychologie. Le progrès scientifique se

fonderait, selon l'école positiviste, sur un "désir instinctif" qui pousserait l'homme vers le

progrès. Et vu que nous savons que la psychologie et un élément de la métaphysique pour

Comte, la sociologie est dès lors exclu du questionnement sur la science. Bachelard

affirmera plutôt, qu'en l'absence d'institutions sociales, il n'y a pas de science possible. Le

Page 21: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

progrès scientifique émane des institutions sociales, il est produit par les structures

socialisantes du savoir scientifique.

Comme nous pouvons voir, Bachelard et Brunschvicg critiquent ce qu'on pourrait

appeler des immobilités de la pensée. Meyerson, Descartes, Kant et Comte sont autant

d'auteurs qui ont été exposés aux critiques de nos deux épistémologues. Néanmoins il est à

remarquer que Bachelard n'entre pas dans un débat de fond avec ceux qu'il critique, on dirait

plutôt qu'il les utilise pour démontrer son propos. Ceci est lié au fait que la dialectique

bachelardienne désigne une conscience de complémentarité et de coordination des concepts.

Bachelard n'emploie pas le terme de dialectique dans le sens marxiste, il se rapproche

davantage de l'acception de Socrate qui se définit comme dialogue. Pour Bachelard

dialectiser un concept ou une idée, c'est en faire varier l'extension et la compréhension, et

ainsi rectifier la connaissance. Sa "philosophie du non" n'est pas une négativité calomnieuse,

mais un dépassement et une généralisation des théories critiquées. On pourrait être tenté

d'identifier les dialectiques de Hegel et de Bachelard, toutefois se serait une grave erreur. Le

dépassement bachelardien n'a rien de la synthèse réconciliante de Hegel. Le dépassement

chez Bachelard ne vise pas le calme et la tranquillité, il est une négation opérante qui permet

au philosophe de réaliser des revirements dans l'empire des idées. Mais la destruction

bachelardienne implique que l’on est jamais sur d'avoir tout détruit: reste-t-il des trace de ce

qui vient d'être détruit? Donc la négation et la destruction ne sont pas des absolus mais sont

opérantes. Il est aisé, par conséquent, de conclure que Bachelard se démarquera de son

maître Brunschvicg, sans toutefois le repousser dans l'oubli de quelque façon que se soit.

Voyons un peu où les deux philosophes diffèrent de point de vue.

Brunschvicg et Bachelard ont vite fait de remarquer que l'immobilisme des penseurs

ci-haut mentionnés venait d'une référence abusive à la théorie mécanique, qui est une

discipline médiatrice beaucoup plus simple que la physique. Mais la physique s'est enrichie

beaucoup depuis le XIXième siècle. Elle s'attache à des particules infimes, à l'étude des

rayonnements immatériels, à des corps instables, à des rapports sans supports, d'où nos

Page 22: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

21

deux auteurs conclurent qu'il fallait opter pour une épistémologie de !'élargissement et de la

multiplicité.

L'irrationnel, le négatif, l'imaginaire, ont éclaté tout d'un coup à l'esprit.Pour ceux-là mêmes qui les premiers les ont découverts, ou plutôt qui s'y sont heurtés, c'étaient l'absurde, le contradictoire, l'impossible. Seulement, ce n'était là que les premiers effets de choc... De nouveaux systèmes se sont constitués. Entre eux et les systèmes antérieurs, il s'est opéré non pas une fusion, une subsomption sous un concept générique, mais une coordination grâce à !'établissement de lignes de communication qui ont élargi, qui ont compliqué le réseau formé par l'ensemble des circuits.17

Bachelard célébrera cet éclatement de la raison, cependant il procédera autrement que

son maître pour festoyer avec cette nouvelle raison surabondante qui vient d'apparaître au

début du siècle. Les deux épistémologies en présence diffèrent sans doute par quelques

nuances, mais des nuances d'un tel degré d'intensité, que nous ne pouvons sans erreur les

confondre. C'est que Brunschvicg ouvre des perspectives, mais ne s'engage pas dans le vif

de la démonstration. Bachelard, quant à lui, "force la porte du laboratoire"18. Nous sentons

que chez Bachelard l'inertie de !'intelligence, encore perceptible chez Brunschvicg,

s'amenuise pour laisser place à une intelligence qui produit, organise et réorganise.

Bachelard n'a pas peur de la spécialisation. Ses deux premiers livres pénètrent la zone de la

physique expérimentale, pour y faire travailler la philosophie. La connaissance approchée ou

l'approximationalisme ne veulent pas dire "à peu près", mais expliquent "la conquête

oscillante et troublée de l'objectivité qui bénéficie du rythme des rectifications et incorpore à

sa propre courbe son nécessaire inachèvement, ses propres défaillances."19 La thèse de

Brunschvicg, selon laquelle il y a une connaissance qui ne soit pas déductive et logique, reste

présente; de plus le dynamisme de cette connaissance s'est aiguisée.

Bachelard instaure un rationalisme qui court des risques sans cesse. L'inexactitude

des mesures et des lois est toujours mise au grand jour par ce dernier. Le devenir de la

17L. BRUNSCHVICG, L'expérience humaine et la causalité physique, Paris, Alcan, 1922, pp. 605־ 606.18F. DAGOGNET, "Brunschvicg et Bachelard", dans Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, no. 1, 1965, p. 50.19Ibid., pp. 50-51.

Page 23: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

connaissance est ainsi possible grâce à l'incessant travail de rectification des erreurs. La

complexité et les brusques transformations sont garantes des mesures et des lois. Le progrès

résulte de l'écart laissé par !'approximation. On s'aperçoit rapidement que la science est

constamment en ébullition dans un dynamisme jamais immobilisé. Pour démontrer ce

dynamisme, Bachelard n'hésite pas à rapprocher les doublets brunschvicgiens, qui sont

d'ailleurs relativement inspirés de Spinoza (natura naturam et natura naturata), pour répondre

à sa volonté de dénoncer les dichotomies philosophiques qui sont extérieures à la pratique

scientifique. Les doublets, que Bachelard appelle brunschvicgiens, ont été instaurés en

philosophie des sciences par Brunschvicg pour assouplir la doctrine d'un a priori absolu,

stable et immuable: mesurant-mesuré, nombrant-nombré, déterminant-déterminé, instrument-

instrumenté. Cela permettait de résoudre !'alternative sclérosante de l'idéalisme et du

réalisme. Bachelard invite à un fort couplage des idées et de l'expérience. Il s'efforcera, tout

au long de sa vie, de traiter du complexe abstrait-concret. Pour lui, il est impossible de

penser dans le vide en tant que sujet d'un supposé cogito trop éloigné de la sphère matérielle.

Au contraire, les applications de la pensée dans les productions matérielles dynamisent et

tonifient les idées: "Pour le rationalisme scientifique, !'application n'est pas une défaite, un

compromis. Il veut s'appliquer. S'il s'applique mal, il se modifie. Il ne renie pas pour cela

ses principes, il les dialectise. "20 Pour Bachelard la philosophie qui se jette dans la science

physique est peut-être la seule qui soit une "philosophie ouverte", parce que les principes n’y

sont pas définitifs, mais peuvent être dépassés. Bachelard n'hésitera pas à titrer son dernier

livre à saveur épistémologique: Le matérialisme rationnel, ce qui ne peut pas laisser de doute

quant à ses visées.

Bachelard critiquera fermement toute pensée qui affirme un idéalisme radical ou un

matérialisme dénué d'idéalisme. Pour lui, la science opère par dialectique entre ses deux

pôles. Aucune doctrine ne peut prétendre s'afficher comme totalement épurée d'une des deux

extrêmes.

20G. BACHELARD, La Philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, 4e éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1940), p. 7.

Page 24: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

...la Réalité scientifique nous apparaîtrait comme le point de concours de deux perspectives philosophiques, une rectification empirique étant toujours jointe à une précision théorique(...) Pour le savant, l'Etre n'est saisi en un bloc ni par l'expérience ni par la raison. Il faut donc que l'épistémologie rende compte de la synthèse plus ou moins mobile de la raison et de l'expérience, quand bien même cette synthèse se présenterait philosophiquement comme un problème désespéré.21

La dialectique de la raison et de l'expérience est au coeur de l’ambiguïté, mais aussi du

dynamisme de la science contemporaine. Cette ouverture de la raison donne accès à une

deuxième ouverture qui sera amenée par !'imagination.

Un problème important que soulève la science contemporaine est celui de l'écart entre la

science et le réel. Les physiques relativistes et quantiques semblent traiter d'un ordre de

représentation qui n'a rien à voir avec la réalité. Ce que Bachelard arrive très bien à

démontrer, c'est que cette rupture entre science et réel est peut-être, plus fondamentalement,

la rupture entre deux sortes de réel. C'est que la science, qui éclate à cette époque devant les

yeux de Bachelard, ne traite pas d'un réel donné, elle traite une réalité transformée. Comme

nous le mentionnions déjà, le but de notre Champenois c'est de resserrer les dualités qui

sclérosent la pensée. La pensée n'est pas quelque chose d'extérieur et d'autonome. La

science n'est pas une pâle copie du réel, elle construit le réel, elle opère le réel. Bachelard

accorde presque à la science un pouvoir démiurgique. Au contraire de Kant, qui cherchait

dans la raison comment elle devançait et constituait l'expérience, c’est à une science qui

recommence l'univers plutôt qu'elle ne le comprend que Bachelard nous convie.

Bachelard, de cette façon, quitte l'épistémologie brunschvicgienne, qui reste dans le

domaine de !'intelligence, pour fonder une épistémologie qui pense la phénoménotechnique:

terme qui veut faire la conjonction de la pensée et de la technique. Les réalités produites par

la science contemporaine sont de l'ordre de la phénoménotechnique. Bachelard veut traiter

des mutations complexes qui concernent à la fois !'intelligence et !'instrument, l'étroite

relation qu'il y a entre les disciplines et l'appareillage. Cette épistémologie est beaucoup plus

dramatique que celle que préconisait son maître, parce qu'elle solidarise le laboratoire et la

21G. BACHELARD, Le nouvel Esprit scientifique, pp. 19-20.

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théorie. C'est ainsi qu'il est permis de saisir en plein essor la raison dans son activité. Une

activité qui est de surcroît capable de transformations et de conversions. Cette saisie de la

science dans son dynamisme, ne pouvait pas aller sans une critique acerbe de ce qui empêche

son essor.

Même si la dialectique de la science contemporaine a été saisie dans sa vitalité, le savant

moderne risque de tomber dans des pièges insidieux et plus puissants venant des images

ancrées au plus profond de l'âme humaine. C'est ici que notre recherche prend tout son

sens. Gaston Bachelard n'a pu manquer de constater, au cours de son parcours de

philosophe, que l'attrait des images faussait souvent les données scientifiques.

Contrairement à !'intellectualisme, qui se préoccupe de décrire les victoires de la science sans

tenir compte de ce qui la retient, Bachelard étudiera intimement la présence et la séduction des

"rêves" et des "erreurs" dans la pensée des savants. En mathématique, Bachelard concède

que l'erreur n'est pas présente dans son histoire, cependant pour ce qui est de la connaissance

du monde objectif :"Au contraire, la matière garde toujours un "mystère". Et, à la moindre

détente de la modernité du savoir, des ombres historiques redeviennent actives dans la

connaissance de la matière."22 Ces obstacles scientifiques seront dénommés sous le terme

d'obstacle épistémologique, qui deviendra l'un des concepts centraux de Bachelard. Ce

concept sera traité plus à fond dans le chapitre deux. C'est littéralement par une prise de

conscience de l'erreur et de l'ignorance que !'imagination fait son apparition dans la

philosophie bachelardienne. Il est important de dire, avec M. Georges Canguilhem, que pour

Bachelard: "...l'ignorance n'est pas une sorte de lacune ou d'absence, mais qu'elle est la

structure et la vitalité de l'instinct..."23. Le problème gnoséologique de !'imagination se

pose précisément ici: !'imagination considérée comme l'opposé de la raison ne doit pas être

éliminée, car c'est précisément elle qui est le dynamisme du sujet connaissant.

... il se trouve au coeur même de l'homme une source qui ne tarit jamais, qui n'a donc jamais à être réveillée et c’est la source même de ce dont la philosophie a longtemps fait hommage au sommeil du corps et de l'esprit,

22G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, p. 20.23G. CANGUILHEM, "Sur une épistémologie concordaire", p. 6.

Page 26: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

25

la source des rêves, des images et des illusions. C'est la permanence de ce pouvoir originaire, littéralement poétique, qui contraint la raison à son effort permanent de dénégation, de critique, de réduction. La dialectique rationnelle, l'ingratitude essentielle de la raison pour ses réussites, ne font que désigner la présence dans la conscience d'une force jamais lassée de divertissement, d'une force qui accompagne toujours la pensée scientifique, non pas comme une ombre, mais comme une contre- lumière.24

Sans l'ombre d'un doute, Bachelard entre de plein pied dans la science actuelle en

participant à la tempête. C'est un rationalisme hésitant en constante lutte contre ses ombres,

ou plutôt opposé à ses contre-lumières, qui s'ouvre avec Bachelard. Un rationalisme

"polémique" et "ouvert" qui constate qu'il y a eu discontinuité du savoir entre la physique et

la chimie modernes et celles du passé. Cette discontinuité, tant décrite par Bachelard, est

sans doute ce qui le différencie le plus de Brunschvicg. Là où Brunschvicg voyait des

élargissements et des jonctions, Bachelard voit des ruptures qui dévoilent des dialectiques.

Brunschvicg reste épistémologue du passé, Bachelard plonge dans les "ouvertures" opérées

par l'actualité scientifique. Pour Bachelard la science passée empêchait, par son inertie et son

entêtement, la venue des nouvelles découvertes. À l'inverse de Brunschvicg, Bachelard

pense que le passé de la science réside dans son avenir.

Cependant son travail d'épistémologue n'empêchera pas Bachelard d'aller puiser à ces

sources de sclérose: on n'a qu'à consulter son livre, La formation du nouvel esprit

scientifique, pour constater combien la pensée alchimique l'a séduit. Mais quant à ce

répertoire de pré-science, Bachelard, en plus d'y voir une discontinuité face au nouvel esprit

scientifique qui pointe à l'horizon, y verra une étonnante source pour sonder les topos de

l'imaginaire qui se posent sur la matière. Fondamentalement, l'homme connaît la matière par

!'imagination. La science contemporaine réussit ses percées grâce à une catharsis de

!'imagination, cependant l'appréhension imaginaire du réel reste primordiale aux yeux de

Bachelard, d'où les nombreux livres qu'il a écrits sur !'imagination poétique. Que ce soit par

une ascèse (la science) ou par une adhésion (la poétique), !'imagination est au centre de

l'épistémologie et de la théorie de la connaissance bachelardiennes, compte tenu de l'angle de

24Ibid.

Page 27: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

nos recherches qui emploie de manière originale la distinction entre les deux domaines. Nous

croyons qu'il était essentiel d'aller à la source de l'épistémologie de Bachelard pour mieux

comprendre la suite du présent exercice. Avec ce dialogue, qui a eu lieu entre nos deux

épistémologues, nous sommes à même de mieux saisir le prochain dialogue étudié: celui qui

s'instaure entre Bachelard et Bergson.

1.2 Connaissance et Temporalité

Dans la conversation implicite qui s'instaure, au début de notre siècle, entre les pensées

du temps de Bergson et de Bachelard, on voit émerger une brillante analyse de la réalité

temporelle dans la connaissance humaine. Comprendre ce qui unissait et différenciait ces

deux penseurs, c'est saisir à sa naissance la gnoséologie et la pédagogie bachelardienne. Il

semble qu'il s'opère un bond prodigieux dans !'heuristique bachelardienne par la dialectique

qui s'enclenche avec Bergson. Il est indéniable que la pensée qui s'épanche sur la réalité

temporelle est première dans l'élaboration d'une philosophie chez Bachelard: "La méditation

sur le temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique."25

Le plus important, quand on aborde la supposée opposition entre Bachelard et

Bergson, c'est de bien saisir que ce n'est pas une critique négative qui anime la ferveur de

Bachelard face à la pensée bergsonienne, mais plutôt un approfondissement et une minutie

du détail qui apportèrent de nouvelles règles à la méthode, sans toutefois réellement

transformer la doctrine. On ne saurait mieux dire que la pensée polémique de Bachelard

s'exprime éloquemment dans sa "discussion" avec Bergson. Est-il bergsonien ou anti-

bergsonien ? Les deux options comportent chacune leurs partisans. Bachelard lui-même

avouait vouloir faire "un bergsonisme élargi", "un bergsonisme discontinu", "un

bergsonisme repensé" ou encore "multiplier le bergsonisme". L'important dans ce débat,

c'est la fécondité des idées qui en découla pour le bonheur de nos esprits.

25G.BACHELARD, L'intuition de l'instant, Paris, Stock, 1932, p. 13.

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De Bergson est venu l'élan, l'impulsion décisive. Bachelard ne s'est pas contenté de l'épouser, il l'a fait rebondir et, partant, produire plus de feux -comme on dirait de fruits- que l'on en décelait autour des années 30. Il est allé beaucoup plus loin que Bergson dans !'approfondissement tant des exemples scientifiques que des exemples artistiques. Il a fixé avec plus de détails et de précisions les nouvelles règles de la méthode. Mais il n'a pas vraiment transmué la doctrine. Même lorsqu'il croit la corriger comme on va le voir, dans La dialectique de la durée, il ne fait que la répéter, la confirmer et l'accomplir.26

La pensée temporelle de Bachelard se retrouve essentiellement dans L'intuition de

l'instant et dans La Dialectique de la durée. Ces deux ouvrages font écho principalement à

Essai sur les données immédiates de la conscience et Pensée et mouvant de Henri Bergson.

Le débat, qui s'ouvre ici, cherche à cerner la véritable réalité du temps. À la durée

bergsonienne, s'oppose l'instant bachelardien. Pour Bachelard l'instant est la meilleure

compréhension du temps qui découle de la science et de l'épistémologie nouvelles. Cette

conscience de la valeur de l'instant, Bachelard en prendra pleinement connaissance en se liant

d'amitié avec Gaston Roupnel. En effet, la lecture de la Siloë de Roupnel amena le

bergsonien qu'était Bachelard (ce qu'il n'a jamais renié) à prendre à rebours l'intuition de la

durée.

Il est important de souligner que prendre Bergson comme point de départ pour

l'élaboration d'une pensée sur le temps était un incontournable au début du siècle. Les

ouvrages de ce dernier étaient reconnus par l'ensemble de la communauté, on le considérait

comme le penseur le plus important de son époque au début du siècle. Outre Bachelard, il

influença, notamment, des penseurs français comme Sartre, Merleau-Ponty et Jankélévitch.

L'existentialisme, la phénoménologie et l'épistémologie, qui ont suivi, doivent beaucoup à

l'oeuvre de Bergson. La durée bergsonnienne était, à ce moment, le point de départ

philosophique de toute réflexion sur le temps.

Fait plutôt insolite, c'est à l’aide d'un auteur passablement littéraire, Gaston Roupnel,

que Bachelard affermira ses positions sur le temps puisées d'abord à la source scientifique.

Ce paradoxe représente parfaitement l'importance qu'a la pensée temporelle au sujet du

26M. CARIOU, Bergson et Bachelard, Paris, P.U.F., 1995, p. 9.

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problème des deux versants de la philosophie bachelardienne. Sans être une unité

proprement dite, les deux livres dédiés à la réalité temporelle forment certainement une

charnière. En effet, à la suite de cette "pose" métaphysique sur le temps dans le cheminement

de la pensée de Bachelard, on voit son intérêt pour la poésie et la théorie de !'imagination

s'accentuer. Plusieurs commentateurs sont tentés de situer le moment de cette nouvelle

orientation avec les parutions de La formation de l'esprit scientifique en 1937 et de La

psychanalyse du Feu en 1938. Toutefois nous sommes d'avis que c'est la pensée

métaphysique du temps qui joue un rôle dans cette évolution. Car avec Bachelard, c'est à

n'en point douter, l'immobilisme de sa pensée doit être rejeté. C'est bel et bien un

mouvement vers l'imaginaire qui s'opère dans cette recherche de la réalité du temps.

Comme nous le mentionnions, nous aurons à montrer qu'il se produit une véritable

transposition de discipline sur la prise en charge de l'instant. Tout d’abord inspiré par les

nouvelles sciences du début du siècle, Bachelard nous révèle que c'est le poète qui peut

véritablement cerner l'essence de l'instant. L'imagination, qui fut d'abord appréhendée

comme foyer d'illusion épistémologique , devient une fonction essentielle de l'activité de

l'esprit: "... la poésie ne serait donc pas un accident, un détail, un divertissement de l'être ?

Elle pourrait être le principe même de l'évolution créatrice? L'homme aurait un destin

poétique?"27 Il est capital de saisir le transfert qui se produit ici. D'un instant qui fut saisi

dans son élément physique, Bachelard transpose sa position dans des termes plus spirituels.

L'ampleur de ce problème nous obligera a y revenir plus loin pour en saisir toute

l'importance. Pour le moment, il est préférable dans notre cheminement de revenir plus

spécifiquement sur le débat qui gouverne ce problème.

27G. BACHELARD, la Dialectique de la duréé, 2e éd.,Paris, P.U.F., 1980 (4e réimpression de l'éd.de 1972) (1936), 150 p., col!. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 7.

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1.2.1 Pour ou contre l'intelligence

Voyons un peu ce que Bergson entend par durée. Chez Bergson, une dichotomie

problématique s'installe entre l'intuition et !'intelligence. C'est à l'intuition que revient

l'honneur de saisir la véritable réalité du temps: la durée. Une saisie qui s'effectue quand la

conscience réussit à s'abstraire du temps mathématique des horloges, pour ainsi saisir la

durée comme une donnée immédiate. Cette intuition s'effectuera en écartant l'idée d'espace

de celle de la durée:

La vraie durée, celle que la conscience perçoit, devrait donc être rangée parmi les grandeurs dites intensives, si toutefois les intensités pouvaient s'appeler des grandeurs; à vrai dire, ce n'est pas une quantité, et dès qu'on essaie de la mesurer, on lui substitue inconsciemment de l’espace.28

Pour Bergson !'intelligence analytique fait la grave erreur de se représenter spatialement le

temps. L'espace, par !'intelligence scientifique, contamine le temps, ce qui a pour effet de

prendre ce dernier comme une succession bien réglée d'instants séparés. Selon Bergson, le

temps mathématique, qui proclame la discontinuité des instants, n'est qu'une abstraction. Il a

exprimé ce point de vue à plusieurs reprises en prenant l'exemple du paradoxe de Zénon.

La séparation bien tranchée qu'opère Bergson entre intelligence et intuition découle

d'une conception particulière qu'il a de la science. Science et intelligence sont identifiées

dans la pensée bergsonienne, de même que métaphysique et intuition. Comme nous venons

de le voir, la science serait inapte à saisir la réalité profonde du temps. C'est que la science

ou !'intelligence doit se calquer sur la nature, pour ensuite la maîtriser et l'utiliser. Ce qui la

conduit à créer des conceptions géométriques et statiques qui l'empêchent de saisir le réel

dynamisme temporel. L'intelligence analytique découpe l'expérience de l'extérieur, nous dit

Bergson. Une découpe qui s'effectue en instantané. Ce qui a pour effet néfaste de trahir la

28H. BERGSON, Essai sur les données immédiates delà conscience, Oeuvres, 2e éd., Paris,P.U.F., 1963, p. 71.

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réalité de l'Être, en éliminant le mouvement et la mobilité: " Bref, intelligibiliser le temps et le

décomposer en instants artificiels et statiques, c'est en laisser échapper la continuité."29

Si la science et !'intelligence sont inaptes à saisir la véritable réalité du temps, c'est

l'intuition, comme il a été mentionné, qui pourra nous dévoiler la durée comme donnée

immédiate de la conscience. Cette donnée touche le tréfonds de l'être dans l'intimité de la

conscience. Il est à noter que Bergson fut grandement inspiré par Plotin dans ses

conceptions sur l’intuition.30 C'est une intuition qui vise l'unité mystique de la conscience et

de l'objet: aller au coeur de l'objet et coïncider avec ce qu'il a d'unique. La durée ainsi saisie,

on la sent et on la vit31 dans son flux, son devenir. C'est précisément le changement, le

passage qui est "l'étoffe" de la durée. Un changement qui se déroule sous le signe de la

continuité. Le passé, le présent et le futur sont liés par la plénitude de la durée. Il est des

plus important de saisir que chez Bergson le changement est continu. Pour bien nous le faire

comprendre, il utilise l’analogie de la mélodie musicale. Ce ne sont pas les notes prises une à

une qui forment la mélodie, mais la liaison qui unit l'ensemble des notes dans une parfaite

harmonie. Il y a un lien intrinsèque qui lie l'avant au maintenant, puis au futur. Sans cette

continuité, la mélodie ne serait que cacophonie; une suite de notes sans cohésion.

Par conséquent, changement et continuité sont intimement liés dans la durée. Pour

Bergson la succession temporelle n'est pas quelque chose qui se découpe en segments

distincts. Ce qui se succède est intégré dans l'ensemble par "fusion et organisation". Une

fusion qui n'annule pas la nouveauté, car pour Bergson la durée est "un jaillissement

ininterrompu de nouveauté imprévisible":

Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la vraie durée, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent; au-dessous de la multiplicité numérique des états

29S. GOYARD-FABRE, "Bachelard et Bergson: deux grandes pensées", dans Gaston Bachelard profils épistémologiques, collectif sous la direction de Guy Lafrance, Ottawa, Presse de l'Université d'Ottawa, 1987, p. 97.30Cf. Ennéades VI, 8, 9.31H. BERGSON, Pensée et Mouvant, Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 1261.

Page 32: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

conscients, une multiplicité qualitative; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation.32

Nous voyons ici la nette opposition qui s'établit entre une saisie par !'intelligence et une

saisie par l'intuition de ce qu’est la durée. Nous comprenons alors que pour saisir cette

fluidité temporelle, !'intelligence et la science sont inadéquates selon Bergson. Seules

l'intuition et la métaphysique peuvent donner la véritable réalité de la durée.

Contre cette disqualification de !'intelligence à pénétrer la véritable nature du temps,

Bachelard usera magistralement de son art de la polémique. En tant que bon élève de

Brunschvicg, il est primordial pour lui de réhabiliter !'intelligence et la science dans la

compréhension de la réalité temporelle. Rappelons que pour Bergson, !'intelligence en

scindant le temps en instants, trahit la véritable nature du temps qui est la durée. A cette

accusation, Bachelard répond que l'instant a "un caractère métaphysique primordial".33 Mais

avant d'explorer plus à fond l'importance que peut avoir l'instant, il faut que nous

examinions comment et pourquoi Bachelard rétablit !'intelligence dans !'investigation du

temps.

C'est Einstein et la théorie de la relativité qui réveillent Bachelard "de ses songes

dogmatiques".34 Élément important, Einstein vient faire tomber la conception d'un temps

unique en physique. Révolution capitale qui nous place désormais devant l'obligation de

construire les conceptions du temps. Le temps n'est plus quelque chose qui se donne

passivement à tous sous une forme unique, il est à faire. L’essentiel à retenir dans ce

qu'affirme Bachelard avec l'aide d'Einstein, c'est que la durée de la pensée n'est pas la durée

des choses: la durée nécessite la médiation de la pensée. D'ailleurs nous devons spécifier

que pour confirmer la théorie discontinuaste du temps, Bachelard délaissera la relativité pour

se tourner plutôt vers la théorie quantique. Avec Bachelard, il n'y a pas de compréhension

directe d'une durée unique qui coule au long de la vie. Les choses et la pensée ont à

s'ajuster. La grande acuité avec laquelle il arrive à analyser la science qui éclôt au début du

32H.BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 85.33L'intuition de l'instant, p.22.34Ibid:, p.29.

Page 33: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

32

vingtième siècle, lui a permis de comprendre l'étroite relation qui s'établit entre la pensée et le

temps.

On peut sans doute reprocher à Bergson d'avoir critiqué la science en lui attribuant une

vision très stéréotypée. Pour lui la science arrête, cadre et découpe l'expérience, ce qui

l'empêche de bien saisir le mouvement. Nous en avons déjà parlé au début de cette partie,

cependant il est important de revenir encore une fois sur la conception que Bergson se fait de

la science. La science, selon lui, est étroitement reliée à l'utile, comme nous l'avons vu. La

technique, la fabrication et la mécanique sont associées de façon étroite à la science. Cette

science technicienne devient par surcroît très réductrice face à des systèmes vivants. La vie

exige plus qu'une appréhension utilitaire de sa réalité. Pour Bergson 1 'Homo Faber a

empêché l'Homo Sapiens.

Le problème vient peut-être de la mauvaise conception qu'il se fait de l'espace.

L'espace, c'est l'intrus qui fausse le débat. Dès qu'une métaphysique unit l'espace et le

temps en une continuité, c'est une mauvaise métaphysique. À preuve, la critique que fait

Bergson d’Einstein et des Grecs vient de cette même origine que représente sa conception

péjorative de l'espace. Pour lui, la quatrième dimension chez Einstein, c'est encore de

l'espace. Bergson ne critique pas la validité physico-mathématique de la relativité, mais

plutôt sa signification philosophique. Le danger proviendrait d'une assimilation erronée

entre le temps du philosophe et le temps du physicien, qui n'est pas la réalité mais une simple

hypothèse. Toujours selon Bergson, la simultanéité einsteinienne est une instantanéité qui ne

participe pas à la nature du temps réel. Ainsi, selon Bergson, Einstein démontre que la

science n'opère que dans l'espace: elle représente le mouvement par une série de points

immobiles. En ce sens, Einstein demeurerait le disciple de Zénon.

Avec cette vision négative de l'espace, Bergson n'a pas pu réellement entamer de

dialogue du type savant-philosophe. Il est manifeste que Bergson n'arrive pas à bien penser

le concept d'espace, qui semble dépourvu de tout rapport avec l'expérience psychologique

vécue.

Page 34: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Dans sa perspective, écrit M. Cariou, l'espace n'est jamais considéré sur un pied d'égalité avec le temps. Il reproche même aux philosophes, en particulier à Kant, d'avoir établi leur équivalence. Entre les deux termes de la dialectique intériorité-extériorité, il institue un point de vue privilégié, une positivité fondamentale; l'intériorité est la réalité profonde, l'extériorité n'est que sa traduction, et d'ailleurs le plus souvent sa trahison.35

Une question pourrait être posée à Bergson: peut-il affirmer que l'expérience commune, à

laquelle il se réfère si souvent, ne soit constituée que du temps sans aucun mélange avec

l'espace?

Bachelard a su montrer que la physique contemporaine ne privilégie aucun point de

vue. L'apparition d'Einstein, dans l'horizon de la pensée au début du siècle, exige une

"mutation intellectuelle", qui rend au sens commun son enracinement cosmique: la solidarité

des contextures temporelles et des contextures spatiales. C'est ainsi que la raison et l'empirie

doivent se rectifier par une mise en perspective et une réconciliation. Le temps unique est une

illusion. Seul le temps travaillé et multiple représente l'exigence de !'indissociable complexe

spatio-temporel. On voit comment !'intelligence est activement mise à contribution dans la

réalité temporelle pour Bachelard. Analyser l'expérience par le truchement de !'intelligence

correspond à penser le mouvement: "Penser le temps, c'est encadrer la vie".36 Il est évident

que son travail d'historien des sciences l'a amené à avoir une vision particulière du temps. Il

a compris combien les renversements, les ruptures et les incessants remaniements des idées et

des concepts étaient une exigence de l'esprit. Comment alors ne pas voir l'essence même du

mouvement manifestée par le travail de l'esprit.

Il nous semble que la pensée d'Einstein ait permis à Bachelard d'exprimer les aversions

qu'il a toujours eues face à l'intuition bergsonienne. Au temps saisit par l'intuition que nous

propose Bergson, Bachelard oppose un temps pensé qu'il appuie sur les travaux d'Einstein.

Bachelard a toujours eu des problèmes avec la passivité de l’intuition. Il préfère que l'activité

introspective soit empreinte d'un travail du sujet. Einstein permet à Bachelard d'exprimer

cette primauté de l'activité constructive du sujet. Peut-être pourrions-nous mettre en doute la

35M.CARIOU, Bergson et Bachelard, p.90.36G.BACHELARD, La Dialectique de la durée, p.79.

Page 35: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

valeur de cette confrontation entre une conception intellectuelle et une conception intuitive du

temps, mais l'important est de comprendre les motifs profonds qui habitent Bachelard. Il

veut ainsi s'éloigner de l'intuition bergsonienne, cependant il y retournera d’une certaine

manière à travers ses études sur !'imagination.

Il est capital de retenir que chez Bachelard la discontinuité de l'esprit est indissociable

de la discontinuité du temps: "pour Bachelard, la discontinuité de la vie de l'esprit est à la fois

un fait d’expérience, mais surtout un enseignement que lui ont fourni l'histoire des idées et

l'histoire des sciences."37 Une étroite et subtile liaison s'établit entre !'intelligence et le

temps. La pensée ou !'intelligence pour Bachelard sont synonymes de changement, alors

comment reprocher à !'intelligence de ne pas saisir la réalité du mouvement. Nous pourrions

d'ailleurs affirmer, sans trop nous tromper, que discontinuité du temps, discontinuité de la

pensée et discontinuité de la personne sont liées de façon très intime. Chez Bachelard, tout

est médiation: il ne saurait être question d'une saisie immédiate du temps par l'intuition. Les

représentations du temps ne peuvent être construites que par la médiation de l'intellect. C'est

l'acte de raison, par son travail incessant, qui crée la temporalisation.

Il ne peut plus faire de doute que le temps dont nous parle Bachelard n'est pas celui de

la continuité naturelle. Le temps qu'il nous propose, c'est véritablement "notre" temps, un

temps construit par l'activité formelle du sujet qui est proche de la création artistique. Nous

touchons ici un aspect central de notre travail. Ce qu'il faut mettre en relief, à propos de ce

temps construit par l'activité formelle du sujet, c'est que la connaissance est une oeuvre

temporelle. Pour Bachelard la connaissance se rectifie, se précise et se multiplie par le travail

du temps. C'est par le devenir que la connaissance s'affûte et s'élabore: "L'Être précis lui-

même nous doit des preuves multiples; nous ne l'acceptons qu'après une qualification diverse

et mobile, expérimentée et rectifiée. Ainsi, ce qui est doit psychologiquement devenir. On ne

peut penser l'Être sans lui associer un devenir gnoséologique".38 La connaissance n'est pas

possible sans le temps et réciproquement, le temps n'est pas représentable sans la

37J.-C. MARGOLIN, Bachelard, Paris, Seuil, 1974, cell. "Ecrivains de toujours" no.94, p.74.38G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p.16.

Page 36: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

connaissance. Le temps et la connaissance sont intiment noués dans la gnoséologie et la

pédagogie bachelardienne. Ce noeud gnoséologique est fondamental pour la suite de la

présente recherche. Cette prise de conscience de la temporalité gnoséologique naît chez

Bachelard, comme nous l'avons abondamment illustré, de son analyse de l’histoire des

sciences. Une temporalité gnoséologique qui prend le parti de l'instant, car comment voir

dans la science contemporaine de Bachelard la continuité de celle qui oeuvrait au Xixième

siècle?

Si cette position épistémologique du temps est facile à saisir dans la pensée de

Bachelard, il en est tout autrement du glissement qui s'opère vers la poésie et la théorie de

!'imagination. En effet, nous sommes placés devant un paradoxe quand nous analysons cette

soudaine bifurcation. L'instant, mis en lumière par la théorie de la relativité en physique

mathématique et puis par la théorie quantique en microphysique, se transformera tout à coup

en instant poétique créateur, guide métaphysique par excellence pour toute pensée sur le

temps: "Le poète est alors le guide naturel du métaphysicien qui veut comprendre toutes les

puissances des liaisons instantanées"39; "La poésie est une métaphysique instantanée"40.

Sommes-nous en présence d'un simple divertissement que s'offre Bachelard dans son

cheminement austère d'épistémologue? Ou est-ce une donnée fondamentale dans sa pensée?

L'instant, forme par excellence de la temporalisation de la connaissance, ne serait dans sa

réalité profonde appréhendable que par !'imagination? Avant d'aller plus loin dans ce

problème central de notre travail, voyons plus amplement quelques autres notions qui nous

aideront à comprendre la métaphysique du temps de Bachelard.

39G. BACHELARD, "Instant poétique et instant métaphysique", dans Messages, T.1, no. 2, 1939.Réédité dans Le droit de rêver, Paris, P.U.F, 1970, coll. "À la pensée", pp.231-232.40/b/d., p.224.

Page 37: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

1.2.2 L'idée de néant comme compréhension du temps

"Le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants."41

Il est impératif de voir que, chez Bergson comme chez Bachelard, la conception du

temps est étroitement liée à la conception du néant. Il ne serait pas trop hasardeux d'avancer

que cette rencontre théorique sur le temps, est le corollaire d'une confrontation sur l'idée du

néant qui a lieu entre Bergson et Bachelard. Dès l'avant propos de La Dialectique de la

durée, Bachelard dicte clairement son objectif: "Il nous a donc fallu commencer par discuter

la fameuse dissertation bergsonienne sur l'idée de néant et entreprendre de ramener l'équilibre

entre le passage de l'être au néant et du néant à l'être."42 Il est primordial de se rappeler qu'à

la base de la conception temporelle de Bachelard, il y a ses thèses sur les négations, les

lacunes et les erreurs de la pensée.

Le premier reproche adressé à Bergson par Bachelard, c'est de tout substantifier.

Cette substantification abusive est une exigence qui découle directement de la continuité. "Le

passé reste substance du présent". La plénitude de la vie fait en sorte qu'il y a toujours de

l'action. La vie agit même quand nous ne faisons rien. Bergson avait très bien compris

l'importance de l'idée de néant, néanmoins il l'a complètement annulée en lui donnant plus de

richesse fonctionnelle que l'idée de l'être. Tout est substance, tout est plein. Ne rien faire,

c'est encore faire quelque chose pour Bergson. Quand je vide, je fais l'action de vider, nous

dit encore Bergson. L'être et le néant sont par conséquent confondus dans l'action: l'être agit

et le néant agit. Par conséquent, il n'y a jamais d'arrêt et de césure, l'action accomplit son

oeuvre dans la plénitude de l'être. Par cette continuité de l'action, l'échec se trouve n'être

qu'un accident externe à la volonté.

Bachelard s'intéresse à l'échec en soi. Les erreurs, les lacunes et les arrêts sont

primordiaux pour toute action. La pensée a une dynamique qui pose toujours un "non"

contre un "oui" et vice versa. "Toujours et partout on n'affirme psychologiquement que ce

41G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 15.42Op. cit., p. VII.

Page 38: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

qui a été nié, ce qu'on conçoit comme niable. La négation est la nébuleuse dont se forme le

jugement positif réel".43 Ici nous voyons apparaître la pensée dialectique de Bachelard: oui-

non, continuité-discontinuité, action-repos sont pris dans leur dynamisme. Une lutte

toujours centrale est à la base de cette pensée. Une pensée qui affirme que la connaissance

est par essence une polémique. Cette polémique trouve appui sur la discontinuité temporelle,

prenant comme preuve les hésitations qui ponctuent l'affectivité de tout psychisme humain.

Pour Bachelard la durée ne peut être complètement continue. C'est mal comprendre

l'idée de néant que de rendre plein ce qui demande du vide. La durée ne peut être comprise

qu'avec l'aide d'une dialectique du plein et du vide. Le temps et la durée sont ainsi donnés

comme une construction. Bergson proposait une philosophie de l'être, Bachelard instaure

une philosophie de l'oeuvre. Obnubilé par l'action du changement, Bergson en arrive à

défigurer sa nature. En posant l'idée du néant comme fondamentale dans la compréhension

du changement, Bergson avait bien entamé le questionnement, mais en donnant au néant plus

de richesse fonctionnelle qu'à l'être, son analyse reste inachevée selon Bachelard. Bergson

oublie de porter son regard jusqu'à la source ontologique, aux origines de la dialectique de

l'être et du néant. Pour Bachelard le néant de Bergson reste de l'être. Cette supposée erreur

de Bergson vient du fait qu'il n'a pas su interroger la formation des concepts scientifiques, ce

qui lui aurait montré que toute conceptualisation est une histoire des refus. Néanmoins

Bergson prétend saisir la réalité du temps par l'intuition qui est contraire à !'intelligence.

Tandis que Bachelard affirme que le travail de rectifications et de tâtonnements de l'esprit,

dans ses recherches scientifiques, témoigne de la réalité ontologique du temps. Ce problème

a suffi samment été discuté pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir. Nous voudrions

maintenant aller scruter ce qu'est la véritable réalité du temps chez Bachelard.

43G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 13.

Page 39: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

38

1.2.4 La durée des instants

Cette réalité prend les couleurs de l'instant. Dans sa doctrine temporelle, Bachelard

veut donner toute sa valeur au facteur de nouveauté qui émane du bouillonnement scientifique

du début du XXième siècle. Bachelard trouve que la pensée bergsonienne est inapte à saisir

l'acte créateur de nouveauté et par surcroît les commencements qui en découlent. Il est

important que soit comprise la portée du déclic instantané de l'esprit, qui fait jaillir la liberté.

Pour Bergson la perception du temps est étroitement liée à sa vision vitale des choses, tandis

que, chez Bachelard, l'esprit par sa création instantanée crée le temps. Notons que ce dernier

ne tombe pas dans un négativisme outrancier face à l'intuition de la durée. Il a hésité entre

l’intuition bergsonienne, pour laquelle "la vraie réalité du temps, c'est sa durée" et l'intuition

de Roupnel, pour laquelle "la vraie réalité du temps, c'est l'instant".44 "Entre ces deux

intuitions nous avons personnellement longtemps hésité, cherchant même dans les voies de la

conciliation à réunir sous un même schéma les avantages de l'une ou l'autre des doctrines.

Nous n'avons pas finalement trouvé satisfaction dans cet idéal éclectique."45 On voit bien

que le "schisme" avec Bergson n'est pas bien net, d'autant plus qu'il opère une sorte de

conciliation dans La Dialectique de la durée. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.

C'est donc l'instant qui reste la seule réalité temporelle: "L'instant présent est le seul

domaine où la réalité s'éprouve."46 Par la suite, le passé et l'avenir ne sont que des

constructions conçues dans l'instant présent. Bachelard cherche à expliquer les

commencements et les soudaines bifurcations de l'esprit qui sont garantes de nouveautés.

Seul l'instant peut donner cette importance aux éclairs de génie qui nous permettent

d'atteindre la liberté. Si tout s'englue dans une continuité, qui fait en sorte que l'on peut

saisir le caractère achevé de ce qui s'ébauche, comment expliquer les commencements? En

contrepartie, la connaissance étant une oeuvre temporelle constituée comme un fil d'instants

séparés, il nous est ainsi possible de rendre ce qu'est l'acte créateur de nouveauté. "Bref

44G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 25.45Ibid., p.26.46Ibid., p.14.

Page 40: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

l'homme exerce par instants une faculté de synthèse, en rupture avec les connaissances

préalables dans l'éclair fulgurant et fugitif de l'intelligence."47 Comme nous venons de le

voir, nouveauté et liberté sont étroitement reliées. Conséquemment, seul l'instant peut saisir

la véritable nature de la liberté. "Ce n'est pas l'être qui est nouveau dans un temps uniforme,

c'est l'instant qui en se renouvelant reporte l’être à la liberté ou à la chance initiale du

devenir."48 L'instant, les commencements, la nouveauté et la liberté s'impliquent

réciproquement chez Bachelard. Toutes ces notions se retrouvent présentes tout au long de

son itinéraire philosophique.

L'instant est la marque du bachelardisme: instant épistémologique, instant

métaphysique et instant poétique ne peuvent être dissociés selon nous. Il y a, dans cette

constance, non pas une unité, mais une cohérence de la pensée bachelardienne. Une

cohérence qui prend appui dans la métaphysique du temps, que nous tentons d'interpréter en

ayant comme présupposé qu'une théorie de la connaissance et une pédagogie y prennent leur

essor. Un essor qui s'ouvre de plus en plus à l'imagination. Voyons un peu plus à fond

cette ouverture qui se dessine.

Bachelard prend donc parti pour "la discontinuité essentielle du temps".49 Cette prise

de position inspirée d'abord par l'enseignement de l'histoire des idées et des sciences,

s'appuie également de façon étrange sur un point de vue plutôt subjectif.

Si mon être ne prend conscience de soi que dans l'instant présent, comment ne pas voir que l'instant présent est le seul domaine où la réalité s'éprouve? Dussions-nous par la suite éliminer notre être, il faut en effet partir de nous-mêmes pour prouver l'être. Prenons donc d'abord notre pensée et nous allons la sentir sans cesse s'effacer avec l'instant qui passe, sans souvenir de ce qui vient de nous quitter, sans espoir non plus, puisque sans conscience, pour ce que l'instant qui vient nous livrera.50

47O. SOUVILLE, "Le temps discontinu selon Bachelard", dans Gaston Bachelard, l'homme dupoème et du théorème, Actes du colloque du centenaire, Dijon, éd. Universitaires de Dijon, 1984,p. 299.

48G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 35.49G. BACHELARD, L'intuition de l'insttant, p. 15.50Ibid., p. 14.

Page 41: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Un glissement, selon nous, semble apparaître ici. À la marche mouvementée des ruptures,

sauts et transformations subites des concepts scientifiques, vient s'adjoindre une preuve tirée

d'un sujet "auto-analysant" la réalité de l'instant. L'important à retenir pour l'instant, c'est

qu'on peut apercevoir que la pensée de Bachelard devient de plus en plus introspective quand

elle s'épanche sur la réalité du temps. Ce qui le rapproche encore étrangement de Bergson.

D'ailleurs Bachelard ne nie pas la durée, mais il la replace dans une nouvelle

perspective. De la réalité absolue du temps, elle devient une construction de l'esprit. Une

construction élaborée à partir d'un matériau qui lui est premier: l'instant. "La durée n'est

qu'un nombre dont l'unité est l'instant."51 Cette construction de l'instant est déjà manifestée

dans le titre du livre La Dialectique de la durée. C'est l'instant qui correspond à la seule

véritable réalité absolue du temps. La durée est une "métaphore", comme l'exprime si bien

Bachelard, qui est une reconstruction sentimentale faite par-delà la sensation réelle, grâce au

flou et à la torpeur de l'émotion.

Pour exprimer ses vues, Bachelard reprend l'analogie bergsonienne de la mélodie

musicale. Avec l'aide des travaux de Pius Servern et Maurice Emmanuel, il veut démontrer

que c’est l'affect qui donne l'intensité à la durée et à la continuité. Par l'affect ainsi

superposé à la musique, le temps de la mélodie s'épaissit et donne l'illusion de la continuité.

Mais la véritable essence de la musique reste discontinue: "L'action musicale est discontinue;

c'est notre résonance sentimentale qui lui apporte la continuité"52. Ici nous touchons au

coeur de l'effort bachelardien d'intégration de la pensée bergsonienne dans la métaphysique

de la discontinuité temporelle. Aussi inusitée que puisse paraître cette tentative, c'est bien ce

qui semble s'accomplir sous nos yeux.

Tout en affirmant la primauté de l'instant, Bachelard ne nie pas complètement la durée

et la continuité. La durée est donc une "oeuvre" construite sur des instants discontinus. La

seule façon de construire la durée, c'est par l'imagination, faculté par excellence de l'illusion.

"Bachelard a ramené la notion de durée à une illusion. Ici commence le champ d'action de sa

5^lbid., p. 38.52G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 116.

Page 42: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

pensée dont l'imaginaire va être la source et l'élan."53; "...la durée apparaît alors comme une

continuité imaginaire construite sur des intervalles de néant."54 L'imagination semble

s'introduire, comme on le voit, de manière capitale dans l'évolution de la pensée de

Bachelard. La pensée temporelle s'avère redonner à l'imagination une place prépondérante

dans la philosophie de Bachelard. Avec l'épistémologie, on considérait !'imagination comme

ce qu'il fallait laisser derrière, maintenant l'optique semble différente. Une théorie de la

connaissance doit s'y intéresser parce qu'elle est désormais incontournable. Nous disons

philosophie, et ce terme n'est pas vain, car si le scientifique ne peut s'intéresser à

!'imagination que comme un gouffre sans fond dans lequel il faut éviter de tomber, le

philosophe est tenu de s'investir dans ce qu'elle représente. Par conséquent, c'est ce regard

de philosophe qui réintègre !'imagination dans une pensée s'intéressant à la connaissance et à

la pédagogie.

1.2.4 Le rythme de la connaissance

On pourrait être tenté, après avoir vu comment Bachelard transpose le problème de la

durée vers l'avenue de l'imaginaire, de croire qu'il transfigure un peu trop la pensée de

Bergson, et cette objection ne serait pas sans fondement. Plusieurs commentaires ont été

faits dans ce sens. Notons, par exemple, que Bachelard fausse quelque peu la pensée de

Bergson en affirmant qu'il omet de penser le discontinu. Des lecteurs privilégiés des

Données immédiates de la conscience, comme Jaurès et Péguy, ont vu chez Bergson un

discontinuiste. En effet, il est aisé de trouver des réflexions sur la discontinuité dans les

écrits de Bergson. La durée n'y apparaît pas être plate et paresseuse comme l'affirme

Bachelard. Dans Pensée et Mouvant, elle est un sursaut de l'esprit qui surmonte les

obstacles.55 Puis dans L'Énergie spirituelle, elle est une force spirituelle qui peut tirer d'elle

53A. PARINAUD, Gaston Bachelard, p. 92.54H. BARBEAU, "Instant et durée chez Bachelard", dans Bachelard, Colloque de Cerisy, sous la direction de Maurice de Gandillac, Henri Gouhier et René Poirier, Actes du Colloque international de Cerisy-la-Salle (21-31 juillet 1970), Paris, Union Générale d'éditions, 1974, p. 331.55Cf. Op. oit, p. 1342.

Page 43: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

plus qu'elle ne contient.56 Et encore, dans L'Évolution créatrice, la durée peut se briser par

le surgissement de "!’absolument nouveau".57 Autant d'exemples qui permettent une mise

en doute de la justesse des critiques envers Bergson. Mais l'important ici, c'est de

comprendre que "Bachelard devait retoucher Bergson pour être lui-même Bachelard."58

Avec de tels obstacles, on pourrait se demander si ces deux pensées peuvent être mises

en perspective? Y a-t-il vraiment un point de rencontre solide où nous pourrions faire

dialoguer les deux doctrines? Mais l'essentiel pour nous n'est pas de chercher la validité

d'une prise de position pour l'une ou l'autre des pensées. Nous cherchons simplement des

indices qui nous feraient mieux comprendre les pensées gnoséologique et pédagogique de

Bachelard. C'est pour cette raison que sa rencontre avec Bergson et la métaphysique du

temps semble capitale dans son cheminement. Charnière, comme nous l'affirmions plus

haut, cette période, dans l'évolution de sa pensée, résume ses travaux antérieurs sur l'histoire

des sciences et annonce son travail à venir sur les théories de !'imagination. En effet, sans

renier l'épistémologie, Bachelard étudiera davantage l'expérience imaginaire. Une

expérience qui, nous insistons, enrichit sa théorie de la connaissance. La tension entre

imagination et raison sera de mieux en mieux démontrée et assimilée.

Cette brèche dans l'univers rationnel de Bachelard, nous croyons qu’elle provient

d'une spiritualisation de la réalité temporelle. C'est ainsi que Bachelard pratique de plus en

plus l'introspection dans ses études sur le temps. Comme nous l'avons déjà mentionné, la

conception du temps chez Bergson provient d'une vision biologique, tandis que, chez

Bachelard, ce qui dicte la conceptualisation des données temporelles, c'est la vie de l’esprit.

C’est l'esprit qui inscrit la polémique dans l'acte de connaître. "Toute connaissance prise au

moment de sa constitution est une connaissance polémique; elle doit d'abord détruire pour

56Cf. Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 833.57Oeuvres, 2e éd., Paris, P.U.F., 1963, p. 503.58H. GOUHIER, "Discussion", dans Bachelard, Colloque de Cerisy, p. 359.

Page 44: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

faire la place de ses constructions"59. Bachelard parle ici d'une construction qui paraît être

objective. La vie de l'esprit, qui semble décrite, est une action objective sur la connaissance.

À l'égard de la durée, il apparaît qu'avec cette construction de l'esprit Bachelard passe

à un point de vue subjectif. La raison, qui était concernée par l'instant épistémologique, fait

soudainement place à l'imagination, qui elle s'attarde à l'instant poétique. Car comme nous

l'avons vu, la durée est belle et bien une construction. Une construction qui s'effectue par

!'imagination. Bachelard refuse de se laisser emporter par la philosophie de la durée,

puisqu'il faut refuser les facilités de la vie intérieure du moi profond, néanmoins ses

réflexions sur la science lui ont montré qu'il faut renoncer à s'établir dans des certitudes

idéalistes, et ainsi reconnaître la valeur des dimensions non rationnelles de la vie du sujet.

Bachelard refuse de trancher pour l'une ou l'autre des options. La Métaphysique du temps

lui permet d'introduire une charnière entre sa vision épistémologique et sa vision poétique.

Le glissement qui s'opère ici peut sembler brutal, voir paradoxal pour plusieurs, or c'est

l'intégralité de l'esprit qui en dépend. La connaissance humaine n'est pas unidimensionnelle,

et Bachelard veut exploiter ses diverses facettes avec le plus de cohérence possible. Sa

démarche en métaphysique du temps entremêle, "en un combat incertain un souci rationaliste

et une volonté d'ouverture à ce qui n'est pas raison pure".60

Bachelard en parle abondamment dans La Dialectique de la durée, lorsqu'il veut fonder

une philosophie du repos. Il s'agit de donner au philosophe des "preuves métaphysiques

pour qu'il accepte le repos comme un droit de la pensée".61 La philosophie du repos pourrait

s'apparenter à Γ"otium" dont parlait la scolastique, cependant Bachelard ne traite pas d'un

repos comme compensation de l'esprit de ses exigences d'ascèse objective, mais d'un repos

fondé en raison. Ce repos n'est pas à chercher dans l'expérience intime. Les récréations

poétiques doivent s'inscrire dans l'emploi du temps de l'esprit. "Comment l'épistémologie

59G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 14.60J. GAGEY, Gaston Bachelard ou la conversion à l'imaginaire, Paris,Marcel Rivière et Cie, 1969, p. 64.61G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 1.

Page 45: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

peut-elle composer avec la poésie pour fonder une métaphysique du sujet, savant et poète?"62

Cette question est centrale dans La Dialectique de la durée. Les conséquences tirées de

l'édification d'une philosophie du repos sont d'une très grande importance. Elles sont les

conditions essentielles à la réinsertion de !'imagination dans une théorie de la connaissance.

Le repos de la raison fait place à l'activité de !'imagination dans l'édification de la

connaissance. C'est une exigence qui paradoxalement découle, à notre avis, de la pensée

épistémologique. Dans l'histoire du savoir scientifique, la rigueur logique et la réalité

psychologique sont en étroite relation. Bachelard s'efforce de donner le plein pouvoir, dans

un même élan, à toutes les dimensions de l'esprit, en rendant équivalents les constructions

rationnelles du savoir et les cheminements aventureux de la vie subjective.

Chez Bachelard, il n'y a rien de plus étranger que le concept de raison pure.

Parallèlement, le concept d'une imagination pure n'est pas davantage envisageable dans sa

pensée. Même s'il s'applique, dans son épistémologie, à montrer que la raison par effort

cathartique doit éliminer les images trompeuses, il n'en reste pas moins que !'imagination et

la raison sont deux versants d’un même esprit. Le travail de Bachelard est primordial pour

une philosophie de !'imagination.

Du succès de l'opération dépend que celle-ci cesse d'être considérée comme une simple fonction psychologique, examinée de haut et du dehors par une pensée objectivante et réductrice, pour être reconnue et vécue comme une fonction du sujet, au même titre que la raison.63

Mais comment la discontinuité du temps peut-elle accomplir cette tâche? En

garantissant au sujet une certaine immanence dans le monde et en l'empêchant également de

s'engluer dans celui-ci. De cette façon, vie psychologique et vie de l'esprit peuvent être

possibles en même temps. Mais cette discontinuité des moments spirituels pourrait-elle

signifier un éparpillement du moi? C'est ici qu'intervient la construction de la continuité dont

nous avons abondamment fait mention. Cette "oeuvre" qui est la durée: elle se constitue, elle

s'élabore, elle se compose par le rythme. Le rythme est une notion indispensable, dans la

62J. GAGE Y, Gaston Bachelard ou..., p. 64.63/ta/., pp. 72-73.

Page 46: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

pensée de Bachelard, qui répond à plusieurs problèmes pouvant avoir été soulevés jusqu'ici.

Dans L'intuition de l'instant, c'est une atomisation du temps qui s'exprime, tandis que dans

la Dialectique de la durée, Bachelard veut arithmétiser le temps. Cette notion de rythme,

Bachelard l'emprunte à l'expérience esthétique. Même si l'évidence des instants créateurs de

la raison est une vérité irréfutable chez Bachelard, le problème de leur composition reste

entier. La liaison des moments de l'esprit est concevable comme l'unité que le rythme amène

aux sons disjoints d'un morceau musical. Cette intensité, qui suit le sentiment de continuité

dont nous avions déjà parlé, c'est le rythme qui l'a créée. Le sentiment de continuité vient

d'une vibration qui unit la suite d'instants discontinus. Il est à noter que Bachelard se réfère

abondamment aux travaux de Lucio Peinhero dos Santos sur la Rythmanalyse. Même s'il

emprunte ce terme de façon un peu douteuse, notre but ici n'est de vérifier la validité de cette

référence.

"La discontinuité du temps, la discontinuité de l'espace ne sont rien d'autre d'ailleurs

que la structure discontinue de l'être lui-même. [...] Le rythme des oui et des non est

universel."64 Prenant source dans la dialectique du néant et de l'être, le rythme se répercute

sur tous les aspects de la pensée de Bachelard. D'abord il représente, dans la métaphysique

du temps, l'alternance du continu et du discontinu. Le rythme peut être considéré au sens

général comme représentant l'alternance, dans sa philosophie, entre l'épistémologie et la

poésie. Plus particulièrement, il s'adresse également au droit de l'esprit de passer d'une

philosophie du travail (la raison) à une philosophie du repos (l'imagination). Il exprime

l'ondulation réciproque de la raison et de !'imagination qui est inscrite profondément dans la

personne humaine. Dans son article "Le monde comme caprice et miniature"65, Bachelard

exprime avec grande éloquence cette exigence de balancement de la raison et de !'imagination.

Le rythme, c'est d'abord ce qui donne la continuité spirituelle, créée par

l'entremêlement dialectique d'une pluralité hétérogène et discontinue. Dans cette pensée du

rythme, la poésie se voit attribuer un rôle spirituel que Bachelard ne fait alors qu'entrevoir.

64S. GOYARD-FABRE, "Bachelard et Bergson: deux grandes pensées", p. 102.65dans Recherches philosophiques, Paris, no 3, 1933-1934, pp. 306-320.

Page 47: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Cette nouvelle façon de considérer la poésie et !'imagination s'affûtera dans la suite de son

oeuvre. C'est que le caractère lacuneux du temps nous oblige à un effort de formalisation

spirituelle. La connaissance scientifique et rationnelle, dans sa volonté polémique et par ses

incisives attaques du réel, ne peut amener à la cohérence formelle. C'est à la poésie

d'instaurer le repos comme droit de la pensée. Ainsi nous sommes sauvés d'un héraclitéisme

de l'esprit par une prise en charge de la poésie qui unifie notre durée. Il est à noter que

Bachelard s'appuie quelque peu sur la poésie des surréalistes pour démontrer son point de

vue: "de cette dialectique temporelle, de ce rythme purement psychique, la poésie surréaliste

donnerait de bon exemple."66

Bachelard ne cherche pas autre chose que l'harmonie. Une harmonie qui n'est pas

préétablie, mais fortifiée par la sagesse qui émane de l'instant novateur; une harmonie qui

n'est pas tranquille, mais qui jaillit. Il cherche le temps humain par l'expérience humaine, et

il ne peut que constater l'imbrication paradoxale du discontinu et du continu aux confins de

celle-ci. Il nous dit qu'il faut réussir à maîtriser le temps en surprenant ses rythmes, c'est-à-

dire peupler le temps de manière discontinue. Il remplace la durée par le rythme, ce qui lui

permet d'y intégrer le discontinu, cependant, tout comme Bergson, il cherche la réalité du

temps humain dans l'introspection. Si Bergson usait de l'intuition dans sa saisie du temps,

Bachelard penchera du côté de !'imagination. Il y a effectivement une différence, mais elle

n'est pas très nette.

La pensée du rythme amène une notion primordiale: celle du temps vertical. C'est bien

sur le temps humain que Bachelard fait porter son analyse. Et ce temps humain n'est pas le

temps des choses. Pour Bachelard, comme nous l'avons vu, le temps humain c'est le temps

de la pensée, qui n'est pas le temps vécu. La rythmanalyse vient fonder l'opposition entre le

temps horizontal (celui de la matière) et le temps vertical (celui de l'esprit et du psychisme).

La rythmanalyse veut traduire cette spiritualisation du temps. Il faudra retenir cette

particularité de la rythmanalyse quand nous aborderons la partie de cet ouvrage qui se

66G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 143.

Page 48: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

consacre à la psychanalyse. Bachelard, dans sa quête de la philosophie du repos, cherche à

libérer l'homme de sa vie banale et quotidienne. "L'esprit s'établit dans un temps vertical, et

son devenir aussi."67

Il est en marge du devenir des choses, indépendant du devenir matériel...Ce devenir formel surplombe l'instant présent; il est en puissance dans tous les instants vécus; il peut surgir comme une fusée hors du monde, hors de la nature, hors de la vie psychique ordinaire... C'est sûrement une dimension de l'esprit.68

C'est littéralement un axe de libération de l'esprit. Une conception idéaliste de la liberté de

l'esprit se dégage tout au long de l'oeuvre bachelardienne. Fait plutôt étonnant, quand on sait

comment il voulait ancrer sa philosophie dans le concret, tant du côté de !'expérimentation

scientifique que des images matérielles. C'est un problème sur lequel il nous sera nécessaire

de revenir.

Bachelard cherche sans détour à appuyer la pensée sur elle-même, et c'est ce à quoi sert

!'imagination. Il entrevoit déjà cette puissance dynamique de !'imagination quand il identifie

pensée pure et poésie pure dans La Dialectique de la durée.69 L'imagination devient peu à

peu le lieu de !'application de la théorie du temps, c'est que l'image n’est pas l'écho d'un

passé.70 " Il confère à la poésie une importance philosophique qui va devenir une des

valeurs modernes les plus essentielles et le grand principe de sa démarche."71 Pour délier les

chaînes du temps horizontal, la poésie doit briser les cadres sociaux, phénoménaux et vitaux

de la durée, et ainsi constituer le véritable temps de la personne, le temps vertical. "Le temps

de la personne est un temps vertical", son axe temporel est "perpendiculaire au temps

transitif. [...] c’est un axe où le moi peut développer une activité formelle."72 Bachelard

attribue donc à !'imagination la fonction ascensionnelle du psychisme. Ayant comme tâche

de sauvegarder la liberté et la nouveauté des instants créateurs, Bachelard, avec le temps

67M. VADÉE, Gaston Bachelard ou le nouvel idéalisme épistémologique, Paris, éd. Sociales, 1975, col!. "Problèmes", p. 133.68G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 100.69Cf. p. 99.70Cf. La poétique de la rêverie, pp. 1-2.71A. PARINAUD, Bachelard, p. 89.72G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 98.

Page 49: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

vertical, a une catégorie qui accomplit cette mission en permettant de sortir la question

temporelle du devenir engluant des choses.

En somme Bachelard veut instituer une véritable poétique rationnelle dans La

Dialectique de la durée. Une ouverture à l'imaginaire y transparaît, mais son étude n'y est

pas approfondie. Par contre on voit à travers cette brèche, qui apparaît dans une pensée

d'abord tournée vers les efforts rationnels de l'esprit, une nouvelle venue dans l'élaboration

de la connaissance humaine: !'imagination. L'imagination, grâce à son affinité avec l'instant

créateur, est désormais considérée comme l'élan dynamique de la connaissance. On

comprend toute l'importance du problème gnoséologique de !'imagination. L'imagination

n'est plus seulement l'opposé de la pensée rationnelle, elle est la dynamique de toute

connaissance.

Bachelard avec Siloë, a eu conscience que, en marge de la raison, le verbe poétique et l'art, par la magie des images ou des sons -le rythme-, constituait une donnée essentielle de l'expérience humaine. (...) Ce sera le point de départ d'une ligne de force qui deviendra lumineuse et l'amènera à proclamer les valeurs objectives et humanistes de l'irrationnel de l'esprit.73

1.3 Retour

Dans cette dernière partie du chapitre premier, il serait approprié de faire une brève

récapitulation des points importants qui viennent d'être mentionnés. Nous allons procéder de

façon très succincte. Nous croyons nécessaire cette révision pour le déroulement ultérieur de

l'exercice. Par la suite, nous relancerons la problématique, ce qui nous permettra

d'enchaîner avec le deuxième chapitre.

Il fut d'abord question de cerner les affinités et différences des épistémologies de Léon

Brunschvicg et de Gaston Bachelard. Ils font la même constatation: une métaphysique

nouvelle doit être dégagée de la révolution scientifique du début du XXième siècle. Un projet

suscité par l'éclatement des sciences qui est nécessaire à la philosophie. Il est urgent de

palier au manque de savoir scientifique en philosophie. Il faut réintroduire le dialogue

73A. PARINAUD, Bachelard, p. 100.

Page 50: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

savant-philosophe. Nous avons vu que ce n'est pas le contenu de la science qui les

intéresse, mais le comment connaître dans la science, qui s'exprime dans le lien abstrait-

concret. L'essentiel à tirer de l'enseignement épistémologique, c'est le progrès. À ce

progrès est associée une fonction ontologique: la science crée de l'être. Pour bien saisir la

portée du progrès scientifique, il est important de réfuter certaines doctrines qui arrêtent la

pensée. Pour commencer, il y a Émile Meyerson et la rupture qu'il ignore entre connaissance

commune et connaissance scientifique. Descartes et l'importance de la simplicité au

détriment de la complexité ont aussi été condamnés. Kant et le phénomène comme seule

connaissance possible ont également été critiqués. Et pour finir cette liste de pensées

contraignantes, Comte qui sacrifie le progrès du savoir à une loi de l'histoire.

Dans l'unité de pensée commune à Brunschvicg et Bachelard, nous avons constaté que

venaient s'insérer des différences. Tout comme son maître, Bachelard fait le constat de

l'éclatement de la raison du début du siècle, cependant il ira plus loin dans la description de

son dynamisme. Il puise dans la démonstration, !'organisation et la spécialisation de la

science. Il fonde l'approximationalisme et cherche la complexité et l'inexact, pour montrer

que !'intelligence scientifique ne s'immobilise jamais. Cette dynamique, il la démontre par le

couplage des idées et de l'expérience, par la dialectique de la raison et de l'expérience. Un

couplage qui veut faire tomber la trop réductrice dualité de l'idéalisme et du réalisme. Pour

démontrer cette pensée, il révèle que l'écart entre la science et le réel est plutôt la preuve qu'il

y a deux réels. La science crée du réel, et elle le fait en pensant !'intelligence et l'instrument

(phénoménotechnique). Mais la réelle dynamique de l'esprit est puisée à une source

inattendue. Nous avons été témoin que Bachelard, dans ses analyses épistémologiques,

prend en considération l'image qui séduit et accompagne le savant. Problème gnoséologique

et pédagogique primordial, où !'imagination devient l'obstacle de la raison.

Dans l'étape suivante, il a été question d'une rencontre avec Bergson qui ouvre

Bachelard aux nouveaux horizons de l'imaginaire. Un lien étroit s'établit entre la

métaphysique du temps et la métaphysique de l'imaginaire, qui débouche sur des éléments

Page 51: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

gnoséologiques et pédagogiques. En étudiant la durée bergsonienne, nous avons pris

conscience de l'impuissance de !'intelligence à saisir toute la réalité du temps. C'est

l'intuition qui est détentrice de ce pouvoir. On a vu que Bergson avait une vision limitative

de la science et de !'intelligence, qui lui provenait d'une mauvaise compréhension de

l'espace. Pour lui !'intelligence arrête le mouvement en conceptualisant un temps

mathématique constitué d'une suite d'instants. Contre cette position, Bachelard prend le parti

de !'intelligence en considérant le temps comme quelque chose à construire et non comme

donnée immédiate. À une durée qui est changement continu de nouveauté touchant l'être de

la conscience, Bachelard oppose une vision de l'instant où l'acte de raison, par un travail

incessant, crée le temps. Noeud gnoséologique capital: la connaissance et le temps sont

étroitement liés.

Nous avons également analysé l'importance de l'idée de néant dans ce débat sur le

temps. Nous avons vu combien la primauté temporelle de l'instant était reliée à l'acte

créateur de nouveauté de l'esprit. Fait important: le glissement qui s'effectue vers

l'imaginaire dans la métaphysique du temps de Bachelard. Inspiré d'abord par l'histoire des

sciences, c'est vers l'horizon poétique que Bachelard se tourne pour traduire la réalité de

l'instant. Ce renversement vers la subjectivité se confirme dans la dialectique de la durée

qu'il instaure. La durée devient une construction imaginaire et émotive qui épaissit le temps.

À l'opposé d'une construction strictement objective, le temps est traité comme une

construction subjective. Bachelard veut fonder une philosophie du repos qui donne à l'esprit

ce droit à l'évasion subjective. Nous avons vu que c'est le rythme qui vient expliquer la

construction de la durée, autant que l'alternance entre la philosophie du repos (imagination) et

la philosophie du travail (raison). La rythmanalyse donne à !'imagination et à la poésie une

fonction de formalisation, par la notion du temps vertical, qui s'oppose au temps horizontal.

Le temps vertical est un axe de libération spirituel qui donne la dynamique psychique à toute

la connaissance humaine. Le problème gnoséologique de !'imagination devient donc plus

complexe: !'imagination devient à la fois l'obstacle et la dynamique de la connaissance.

Page 52: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Ce que nous voudrions retenir pour conclure ce chapitre et lancer la problématique vers

les nouvelles avenues qui vont suivre, c'est une contradictions qui se manifeste tant dans la

philosophie du temps que dans la philosophie de !'imagination de Bachelard. En effet, une

même contradiction ou tension semble nous apparaître entre les deux aspects de sa pensée.

Commençons par la philosophie du temps. D'une part, Bachelard s'appuie sur le contenu

concret des sciences physiques de son époque. Ensuite, un saut métaphysique transpose son

commentaire dans une doctrine idéaliste de la liberté et de l'esprit. Un même saut, comme

nous allons le voir au deuxième chapitre, semble faire son apparition dans sa philosophie de

!'imagination. D'une part, il instaure une étude concrète des images (critiques des termes

imagés en science et étude des images matérielles de la poésie). Par la suite, Bachelard

s'appliquera à interpréter métaphysiquement et "méta-poétiquement" la poésie, en identifiant

!'imagination comme la manifestation d'une activité naturelle, autogène et libre. Cette

contradiction pourrait peut-être nous éclairer sur la gnoséologie et la pédagogie de Bachelard.

La dichotomie bachelardienne vient sans doute de cette contradiction qui court tout au long de

sa philosophie entre thèse métaphysique et contenu concret.

Page 53: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Chapitre 2. Psychanalyse et Phénoménologie.

2.1 Mise en situation

Dans le chapitre qui s'amorce, nous voulons saisir, au sein de la théorie bachelardienne

de !,imagination, des données qui pourront éclairer sa théorie de la connaissance et sa

pédagogie. En analysant tout d'abord son utilisation de la psychanalyse, nous verrons deux

perspectives face à !'imagination se dessiner: la perspective annulée, lorsque en

épistémologue il la considère comme "maîtresse d'erreur", et la perspective déterministe,

lorsqu'il veut en démontrer l'origine par sa psychanalyse des éléments oniriques.

Subséquemment, !'investigation de son utilisation de la phénoménologie nous montre qu'il

adopte une troisième perspective: la perspective émerveillée74

De prime abord, il est nécessaire de s'attarder sur la pertinence d'unir, dans un même

chapitre, les méthodes psychanalytique et phénoménologique bachelardiennes de l'étude de

!'imagination. Plusieurs commentateurs ont vu, dans l'adhésion de Bachelard à la

phénoménologie, une conversion radicale et une négation de la psychanalyse. Cette vision

du problème est, à notre avis, une grave erreur. Comme nous l'avons remarqué, la

dialectique bachelardienne ne renie pas totalement le donnée du passé, mais elle l'englobe et

la dépasse pour l'intégrer dans le nouveau. Par conséquent, ce point reste central dans la

théorie de la connaissance chez Bachelard. À un niveau particulier, ce chapitre nous

permettra d'aller aux détails de la théorie de !'imagination, de même à un niveau plus général,

le passage de la psychanalyse à la phénoménologie nous révèle beaucoup sur la nature de ce

que Bachelard enseigne concernant la connaissance.

S'il y a des écarts entre ses deux méthodes, un pont semble se profiler. Un pont qui

n'est pas sans importance pour notre travail. Comme nous l'avons déjà entrevu, ce qui

apparaîtra plus clair dans la suite, !'imagination sera de plus en plus considérée comme la

74Cf. F. PIRE, De l'imagination poétique dans l'oeuvre de Gaston Bachelard, Paris, José Corti,1967, p. 7.

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fonction essentielle du psychisme et non plus dérivée de quelques autres entités. Elle se voit

attribuer une autonomie qui la rend complètement indépendante de la perception et de l'idée.

Mais quelle pourrait être la caractéristique d'où provient cette primauté de !'imagination dans

le psychisme? Cette caractéristique, c'est justement le pont qui s'établit entre la psychanalyse

et la phénoménologie bachelardiennes. Toute l'évolution de la pensée de Bachelard sur sa

compréhension de !'imagination doit se ramener à la notion du dynamisme.

En fait, ce qui rend !'imagination première dans tout le psychisme humain, c'est son

dynamisme. Un dynamisme qui devient la clé de voûte de la théorie de la connaissance et de

la pédagogie bachelardiennes. Comme nous l’avons déjà fait remarquer dans le chapitre

précédent, l'épistémologie bachelardienne voulait faire ressortir le devenir et le progrès de la

science: son mouvement. Tout comme dans ses études métaphysiques sur le temps, c'est la

dynamique spirituelle émanant de l'instant qui occupait la pensée de Bachelard. Cette

dynamique du psychisme, Bachelard l'identifie de plus en plus à !'imagination et il reprend

sans cesse la "loi de l'imagination" qu'il veut "répéter en toute occasion: !'imagination est un

devenir".75 Cette citation n'est pas sans rappeler cette autre citation que nous mentionnions

dans le premier chapitre76: "On ne peut penser l'Être sans lui associer un devenir

gnoséologique".77 Nous voyons comment la connaissance et !'imagination sont liées par

une compréhension temporelle du sujet connaissant. Toute théorie scientifique et toute

esthétique doivent leur valeur à la dynamique de l'imaginaire. Sans doute le rapport du sujet

connaissant à !'imagination n'est pas le même dans l'une ou l'autre des disciplines et c'est ce

que nous tentons de démontrer, mais c'est ce rapport qui donne la dynamique de la

connaissance. Sans cette dynamique de !'imagination, toute connaissance est vouée à la

sclérose et à l'agonie.

Nous verrons également, à travers cette double méthodologie, la contradiction que

nous mentionnions plus haut. En effet, l'oscillation entre le concret et le métaphysique

75G. BACHELARD, L'Eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière, 13e éd., Paris, José Corti, 1976 (1942), p. 140.76Cf. p. 27.77G. BACHELARD, La Dialectique de la durée, p. 16.

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semble s'accentuer dans le passage de la psychanalyse à la phénoménologie. Comme le

sauteur qui doit s'appuyer sur le sol pour s'élancer dans les airs, Bachelard propulse sa

pensée dans les sphères métaphysiques après s'être attaché à la concrétude. Toutefois

comme tout ce qui monte doit redescendre, il est à parier que Bachelard, s'il avait pu

continuer son cheminement, nous aurait ramené à des études plus objectives, après cette

oeuvre des plus subjective que représente son dernier livre: La flamme d'une chandelle.

2.2 Psychanalyse

2.2.1 Obstacles à connaître

La première perspective que Bachelard adopte face à l'imagination, la perspective

annulée, est étroitement liée à !'utilisation qu'il fait, à cette époque, de la psychanalyse dans

son épistémologie. Pour Bachelard l'objectivité est quelque chose qui s'acquiert, ce n'est

pas une donnée immédiate qui est simplement offerte à l'esprit. Ceci revient à ce qui a déjà

été dit sur l'aspect constitutif de la connaissance. Pour Bachelard la connaissance est une

construction: "Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit."78 Une construction

de l'objectivité qui se fait sur les ruines de la subjectivité.

Il est important de spécifier une thèse centrale de la théorie bachelardienne de la

connaissance: le premier contact de l'esprit avec le monde se fait sous le joug de la

subjectivité et de ses fantaisies. Le premier contact du sujet connaissant et du monde est

toujours tributaire d'une imagination jamais à court d'astuces pour éloigner les efforts

d'objectivation. "La vie de l'esprit est illusion avant d'être pensée."79 En effet, on est

jamais rationaliste et objectif d'emblée, on le "devient" au fur et à mesure que les images et

illusions sont éliminées de la pensée discursive. La psychanalyse vient servir de fonction

cathartique à l'élaboration du nouvel esprit scientifique, d'où le sous-titre de La Formation de

l'esprit scientifique: contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Bachelard

s'efforce donc, en bon épistémologue, de déchiffrer et de dénoncer les phénomènes qui

78La Formation de l'esprit scientifique, p. 14.79G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p.61.

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entravent la marche rationnelle du savoir, phénomènes qui sont créés à partir des convictions

premières de !'imagination:

Ces convictions non discutées sont autant de lueurs parasites qui troublent les légitimes clartés que l'esprit doit amasser dans un effort discursif. Il faut que chacun s'attache à détruire en soi-même ses convictions non discutées ses complaisances pour les intuitions premières.80

Ces phénomènes, purs produits de la subjectivité, doivent être ramenés à un concept

clair, qui pourra ainsi englober les principales causes d'erreurs de la pensée objective. C'est

ici qu'intervient la fameuse notion d'obstacles épistémologiques: "opérations communément

admises ou censées rationnelles qui pourtant n'ont d'autres fondements que notre paresse

intellectuelle, notre ignorance, la force de l'habitude ou bien, très souvent, les mirages de

l'inconscient".81 Ces obstacles, comme il est aisé de le comprendre, se situent dans le sujet

et non dans l'objet. Ce sont des conclusions hâtives, des associations d'idées plus

instinctives que conscientes et des modes de pensée vicieux. U obstacle épistémologique est,

en quelque sorte, une image émanant des connaissances communes qui comble l'écart avec

les connaissances scientifiques.

Il est à noter que la psychanalyse des obstacles s'appuie sur des auteurs de la discipline

comme Freud, Rank, Ellis, Jones et Allendy. L'influence de Jung se fait déjà sentir. Si

Bachelard ne le cite pas dans La Formation de l'esprit scientifique, quelques mois plus tard,

il le fera dans La Psychanalyse du feu. D'autres psychanalystes viendront se greffer à la liste

de ses influence: Binswanger, Kuhn, Brachfeld, Baudoin, Bonaparte et Desoille. Il est

important de spécifier que même s'il emprunte quelques conclusions a ces psychanalystes, il

ne s'aventure pas avec eux dans les recherches sur les pulsions fondamentales du moi et ses

conflits. Les régions obscures du psychisme, Bachelard les laisse aux spécialistes. Ses

recherches portent plutôt sur les zones de pénombre, là où l'affectivité et la pensée naissante

sont encore entremêlées. Dans ces zones, les images brouillent les concepts et les

constructions de la raison. C'est dans cette région que Bachelard pourchassera les obstacles

80G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949 (1938), coll."folio/essais", p. 18.81M. VOISIN, "Bachelard", dans Les cahiers rationalistes, Paris, 1968, no. 257, p. 186.

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épistémologiques. Ce lieu charnière de l'inconscient et du conscient, Bachelard aimera s'y

nicher tout au long de ses travaux. Lieu où sujet et objet ne sont pas complètement dissociés,

mais où l'on peut saisir leurs échanges réciproques. La théorie de la connaissance de

Bachelard travaille dans cette zone charnière où le dynamisme de l'esprit y est le mieux

exprimé, où !'interaction du sujet et de la connaissance est le plus perceptible. En effet, selon

Bachelard, "toute connaissance modifie le sujet connaissant."82

Une découverte objective est immédiatement une rectification subjective. Si l'objet m'instruit, il me modifie... Fort de cette modification essentielle, je retourne vers l'objet, je somme l'expérience et la technique d'illustrer, de réaliser la modification déjà réalisée psychologiquement... Soudain... des phénomènes nouveaux se produisent.83

On peut déjà observer que la théorie de la connaissance chez Bachelard prendra l'allure

d'une conscience de la connaissance, mais cette conscience n'est pas passive. Et il nous faut

revenir sur les influences de la psychanalyse classique dans !'investigation des obstacles

épistémologiques pour saisir cette activité. Influencée par les préoccupations de

l'épistémologie, la psychanalyse bachelardienne transforme quelque peu les termes qu'elle

emprunte.

Comme premier exemple, commençons par le complexe. Chez Bachelard, le complexe

a un contenu moins abondant que chez Freud et il n'est pas névrosant, c'est-à-dire qu'il ne

résulte pas du refoulement servant à résoudre les conflits des instincts et des exigence de la

réalité sociale. Il s'apparente plutôt à la définition plus vague qu'en donnait Jung au début de

ses recherches: un groupe de représentations chargées d'émotions et situées dans le moi,

groupe d'images et d'idées incorrectement différenciées qui obtiennent notre adhésion

immédiate. Le complexe représente un noyau d'énergie qui a moins pour fonction d'endetter

le psychisme, que de susciter un mouvement dans tel ou tel sens. Cette définition aidera

Bachelard, à la différence de la définition freudienne, à étudier les réalisations esthétiques.

82V. THERRIEN, La Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire: ses fondementts, sestechniques, sa portée, éd. Klincksieck, Paris, 1970, p. 327.83G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, p. 249.

Page 58: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Il faut également faire attention à la définition du refoulement chez Bachelard. Le

refoulement est généralement considéré comme un mécanisme dangereux s'il n'est pas connu

du sujet. Cette définition du refoulement est différente du sens employé par Freud, pour qui

le mécanisme du refoulement et inconscient et ne peut être voulu. Pour Bachelard il devient

positif quand il est provoqué. Ainsi, il est utile pour refouler des images et inclinaisons qui

faussent la connaissance:

Pas de pensée scientifique sans refoulement. Le refoulement est à l'origine de toute pensée attentive, réfléchie, abstraite. Toute pensée cohérente est construite sur un système d'inhibitions solides et claires. Il y a une joie de la raideur au fond de la joie de la culture. C'est en tant qu'il est joyeux que le refoulement bien fait est dynamique et utile.84

Autre notion importante qui est remaniée par Bachelard, c'est celle de la sublimation.

Donnons ici seulement quelques indications, car il faudra y revenir plus amplement par la

suite compte tenu de son importance dans la théorie de !'imagination. La notion classique de

la sublimation laisse entendre que l'art se constitue sur le socle de la sexualité. Pour

Bachelard, notons seulement pour l'instant, qu'en épistémologie la sublimation est une

coupure franche. C'est détacher ce qui empêche l'essor de l’intellect. La sublimation n'est

pas camouflage, mais un effort de dépassement. La compréhension du fonctionnement de la

sublimation est nécessaire pour purifier l'intellect des errements de !'imagination: "Notre

imagination est une sublimation. Elle est utile, mais elle peut tromper tant que l'on ne sait

pas ce que l'on sublime".85 Il est notable de remarquer que la sublimation est abordée ici de

façon négative et indirecte. Cet angle d'approche est redevable de la perspective annulée que

Bachelard adopte dans la saisie de !'imagination à travers le cadre d'une psychanalyse de la

connaissance objective, toutefois la sublimation, comme on le verra plus loin, se voit

conférer un rôle d'une plus grande importance. Il nous faut donc revenir quelque peu sur

l'obstacle épistémologique avant de poursuivre avec la prochaine perspective.

La Formation de l'esprit scientifique déniche les obstacles de la connaissance objective

surtout au XYIIième et XVHIième siècles dans des domaines aussi diversifiés que la chimie,

84G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, pp. 196-197.85G. BACHELARD, La Formation de !"esprit scientifique, p. 7.

Page 59: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

la physique, la théorie de l'électricité et la physiologie, mais également Bachelard est allé

puiser à la source de l'alchimie, ce qui le rapproche de nouveau des travaux de Jung. Ces

divers traités nous transmettent un héritage de contre-vérités qui lui permettront de localiser

les obstacles épistémologiques. Nommons-en quelques uns pour mieux faire comprendre ce

qu'il entend par ce terme. Pour commencer, l'adhésion immédiate à l'expérience première

constitue un de ces obstacles. Bachelard veut nous montrer que la véritable pensée

scientifique se soucie peu du pittoresque. "Plutôt que décrire, il faut expérimenter, abstraire,

conditionner."86 Il y a également la connaissance générale abusive. C'est que dans bien des

cas nous construisons trop rapidement les systèmes, ce qui violente les phénomènes. Il y a

également l'obstacle substantialiste, qui relègue la relation dans les phénomènes au second

rang, pour mettre en évidence celle-ci (la relation) comme accident d'une substance unique,

ce qui a pour effet de multiplier les vertus cachées de la substance. L'attitude substantialiste

consiste à croire que, dans la profondeur de la substance, se trouve enfermées les qualités

premières. Cet obstacle fait évidement appel à la connaissance intuitive et empêche toute

enquête scientifique. Terminons par l'obstacle animiste, qui considère que tout vit; l'animal

bien évidement, mais également le végétal et le minéral.

Il ne sert à rien, pour notre travail, de poursuivre plus amplement la revue des obstacles

épistémologiques. Ce qui est capital pour nous, c'est de comprendre comment ces études

épistémologiques ouvrent la voie aux études sur !'imagination. Comme il est aisé de le

comprendre, V obstacle épistémologique, c'est l'erreur première dont Bachelard avait reconnu

l'importance dès sa thèse de 1927. L'erreur, comme nous le montre Bachelard, doit être

recherchée dans la connaissance elle-même. Nous pouvons nous demander pourquoi le

Bachelard épistémologue s'est d'avantage intéressé à l'erreur première en science plutôt qu'à

la vérité, attitude qui semble surprenante. Pour Bachelard la science n'est pas synonyme de

vérité, aussi c'est cette attirance pour les embûches de l'objectivité qui a ouvert Bachelard au

problème de l'imagination et l'a conduit aux poètes.

86M. MANSUY, Gaston Bachelard et les éléments, Paris, José Corti, 1967, p. 22.

Page 60: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

En scrutant de près les obstacles épistémologiques, il est amené à découvrir, tapies derrière eux, tout un groupe de puissances trompeuses qui abusent la raison: élans irréfléchis, songes obscurs, mythes anciens, pulsions inconscientes, toutes choses qui, de quelque manière, se rattachent à !'imagination et en constituent soit les manifestations, soit les principes, soit les fruits. Décrivant ces forces menteuses à mesure qu'il les découvre et les expulse, il nous donne, de ce fait, une première esquisse de l’imagination.87

L'imagination est ici psychanalysée de façon indirecte, comme étant un cas particulier

de la puissance générale d'erreur qu'est la subjectivité. L'imagination, dans l'épistémologie

bachelardienne de 1938, n'est certes pas encore appréciée à sa juste valeur, néanmoins nous

sentons déjà qu'elle prend de plus en plus de place. Nous avons vu, par sa métaphysique du

temps, que Bachelard a le pressentiment que le dynamisme de l'esprit du sujet est à chercher

du côté des voies de l'imaginaire. Il est indéniable que la psychanalyse, dans son

épistémologie, a également teinté ses recherches. Certaines doctrines se sont soulevées

contre l'intrusion des notions psychologiques en épistémologie. Comte et le positivisme,

par exemple, ont contesté fortement le fait que la psychologie ait un quelconque statut

scientifique. Husserl également s'élève contre la prétention de la psychologie à se constituer

en théorie de la connaissance. Bachelard n’a jamais nié les problèmes que la psychologie

peut causer dans une théorie de la connaissance, mais il se refuse à la rejeter complètement,

ce qui donne à sa gnoséologie une originalité sans précédent. La place grandissante de

!'imagination dans sa pensée est certes redevable d'une conscience du temps privilégiant

l'instant. Or sa rencontre avec la psychanalyse, qui fleurissait à l'époque, ajoute à cette

tendance qui se confirmera dans son oeuvre ultérieure.

2.2.2 Vers une positivité de l'image

Que ce soit par une conscience temporelle ou une conscience de la subjectivité

trompeuse, !'imagination est étudiée par Bachelard de façon indirecte. Il faut maintenant

s'attarder sur la positivité que Bachelard reconnaît à !'imagination. Son livre sans doute le

plus connu, La psychanalyse du feu, peut nous aider à mieux comprendre cette positivité.

87M. MANSUY, Gaston Bachelard et les éléments, p. 23.

Page 61: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

En effet, dans ce livre les deux principes de sa démarche se trouvent résumés.

Premièrement, il prolonge La Fonnation de l'esprit scientifique parce qu'il psychanalyse la

connaissance objective, en voulant mettre à nu certains obstacles épistémologiques associés à

cet élément des plus chargé d'inconscient que représente le feu. Mais par l'entremise des

documents littéraires qu'il analyse dans ce livre, il est orienté définitivement vers la prise en

charge de !'imagination. Il est à noter qu'avec la parution de La psychanalyse du feu,

Bachelard est de plus en plus influencé par Jung et plus particulièrement par son livre:

Métamorphoses et Symboles de la libido.

Avec le feu, l'attitude objective propre à la connaissance scientifique se heurte à un

élément grandement valorisé par l'inconscient. Notre but n'est pas ici d'analyser

rigoureusement la démarche de La psychanalyse du feu, mais de montrer le changement

d'attitude qui s'opère à l'intérieur de l'oeuvre face à !'imagination, puis d'essayer de le

mettre en perspective avec la psychanalyse bachelardienne déjà présente et celle qui va suivre

dans les recherches futures.

Le chapitre VI semble opérer un tournant. Jusque là, Bachelard avait traité des

puissances trompeuses tapies dans l'inconscient des vieux savants quand ils tentaient

d'objectiver le feu. Soudainement, la fantaisie est considérée avec indulgence. Autour d'un

bol de punch, nous oublions les soucis épistémologiques. Avec Hoffman, qui fouettait son

imagination avec de l'alcool, Bachelard célèbre moins l'alcool que la poésie inspirée, la

poésie fantastique, la poésie de !'imagination. Citons Hoffman dans Le chant d'Antonia :

Le désir, qui développe dans tout ton être une chaleur bienfaisante, plongera bientôt dans ton coeur mille dards acérés: car... la volupté suprême qu'allume cette étincelle queje dépose en toi, est la douleur sans espoir qui te fera périr, pour germer de nouveau sous forme étrangère.Cette étincelle est la pensée! -Hélas! soupira la fleur d'un ton plaintif, dans l'ardeur qui m'embrase maintenant, ne puis-je pas être à toi?88

Bachelard nous dira plus loin: "...c'est la rêverie qui finalement prépare le mieux la pensée

rationnelle. Bacchus est un dieu bon; en faisant divaguer la raison, il empêche l'ankylosé de

88Cité par Bachelard dans La Psychanalyse du feu, pp. 148-149

Page 62: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

la logique et prépare l'invention rationnelle".89 Voilà une citation qui en dit long sur la

pensée de Bachelard et la nouvelle importance qu'il attribue à !'imagination dans la

dynamique de la connaissance.

Après cette brève évasion, Bachelard reviendra à son "sérieux" pour terminer sa

psychanalyse du feu et ainsi purifier le coeur et l'intelligence, toutefois le bonheur de

fabulation est désormais mis au grand jour. Si les produits de !'imagination sont vains pour

la connaissance scientifique, !'imagination comme telle est une réalité bien vivante qui mérite

une grande attention. Nous voyons que l’épistémologue est soudain mené vers d'autres

cieux par le psychologue.

Le problème de la connaissance du feu est un véritable problème de structure psychologique. Notre livre apparaîtra alors comme un spécimen de toute une série d'études mitoyennes, entre sujet et objet, qui pourraient être entreprises pour montrer l'influence fondamentale de certaines contemplations à prétextes objectifs sur la vie de l'esprit.90

Nous remarquons encore une fois que Bachelard étudie le problème de la connaissance dans

les zones tampons où s'entrecroisent objet et sujet, conscience et inconscience. En

travaillant dans ces lieux de pénombres psychiques, il n'a pu manquer d'être séduit par la

source des aberrations objectives et déjà, dans La Psychanalyse du feu, il esquisse une

théorie de !'imagination comme faculté suprême du moi.

...plus que la volonté (schopenhaurienne), plus que l'élan vital (bergsonien), !'imagination est la force même de la production psychique. Psychiquement nous sommes créés par notre rêverie, créés et limités par notre rêverie, car c'est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit. L'imagination travaille à son sommet comme une flamme...91

Il est à noter que cette autonomie entrevue de !'imagination est influencée par la lecture

qu'il fit de Imagination et Réalisation d'Armand Petitjean et de Le mythe de l'homme de

Roger Caillais. La rêverie devient, grâce à l’évolution de la pensée de Bachelard, le facteur

responsable de toute nouveauté psychique et par le fait même de toute connaissance. La

limite de la connaissance objective, la subjectivité, devient précisément ce qui la dynamise:

89¿a Psychanalyse du feu, pp. 150-151.90G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, pp. 199-200.91Ibid., p. 215.

Page 63: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

"Ce qui limite une connaissance est souvent plus important pour le progrès de la pensée que

ce qui l'étend vaguement".92 Nous retrouvons ici l'idée de rythme et de dialectique de

l'esprit (philosophie du repos). L'épistémologue ne renie pas son oeuvre antérieure, car il se

rend compte qu'une épistémologie, qui évince les images pour n'adhérer qu'aux données

objectives, omet justement ce qui représente la construction de ces données, l'origine de la

pensée. Arrivé au seuil de l'objectivité, Bachelard plonge dans les ténèbres de l'imaginaire et

il fait la plus importante découverte de sa vie: l'imagination est la fonction dynamique du

psychique.

2.2.3 Adhésion à la psychanalyse et sa Condamnation

Il nous faut dénoter un fait plutôt paradoxal: la même psychanalyse qui a aidé à

Bachelard de scruter les obstacles épistémologiques, purs produits de l'imaginaire, se voit

considérée par lui comme étant limitée pour définir ce qu'est réellement l'imaginaire.

Bachelard la considère trop réductrice. Bachelard a ainsi une attitude ambiguë face à la

psychanalyse. Tout en la pratiquant, il la condamne à d'autres moments. Cette attitude

ambiguë est très instructive sur sa doctrine.

Le premier reproche que Bachelard adresse à la psychanalyse, c'est d'être trop

déterministe parce qu'elle vise à réduire la créativité de l'esprit. Cette réduction est très

louable vis-à-vis de l'erreur objective, mais elle ne l'est pas en regard des images, car elle

refuse l'originalité et la nouveauté à ces dernières. Au-delà d'un certain seuil, la

psychanalyse semble avoir quelques limites. Contre la réduction psychanalytique, Bachelard

affirme que l'imagination est "autogène", qu'elle est une fonction du psychisme créateur93:

non pas réduction, mais production. Il renonce peu à peu à la psychanalyse parce que

!'imagination n'atteint pas directement l'objectivité. L'imagination n'est donc plus "la faculté

de former les images" que la perception donnerait en tant que équivalente à la réalité. "Elle

est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la

92G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, p. 171.93Cf. La Psychanalyse du feu, p. 219.

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faculté de nous libérer des images premières, de changer les images."94 Bachelard ne traite

plus des images qui ont conquis un statut scientifique, il s'attache à l'imagination créatrice.

"Dorénavant il donne toute son attention à la nouveauté, à la subjectivité, à la fécondité des

images et sa méthode prétend saisir l'image comme une synthèse originale que l'analyse ne

doit pas décomposer, si d'aventure elle le pouvait"95

Bachelard s'intéresse d'avantage à la production des images plutôt qu'au système de

ses causes. À ce point de divergence avec la psychanalyse classique, il est aisé d'associer

ses conclusions sur la métaphysique temporelle. Nous pourrions dire que le déterminisme de

la psychanalyse lui vient d'une tendance à se tourner vers le passé. "L'antidéterminisme" de

Bachelard s'attache davantage à l'avenir de l'imagination. Nous allons sûrement un peu loin

en affirmant que Bachelard pratique un "antidéterminisme", car c'est plutôt à un nouveau

déterminisme qu’il nous convie. Un nouveau déterminisme qui va vers le futur et le désir: un

déterminisme onirique.

Pour répondre à ce problème du déterminisme de la psychanalyse, il nous faut

interroger l'imagination matérielle que Bachelard a longuement étudiée. Cette période de

l'imagination matérielle correspond à la perspective déterministe face à l'imagination que

nous annoncions au début du chapitre. Pour bien comprendre cette imagination matérielle,

nous devons d'abord nous attarder plus précisément à l'étude de l'image. Dans La

Psychanalyse du feu, Lautréamont, et L'Eau et les rêves, Bachelard affirme que l'image naît

d'un désir et non d'un besoin.96 Cette notion de désir qui prime le besoin est primordiale

dans la philosophie bachelardienne. Elle découle directement de sa conception du temps et de

sa compréhension de !'imagination comme dynamisme du psychisme. "La conquête du

superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire.

L'homme est une création du désir, non pas une création du besoin."97 C'est un désir qui

94G. BACHELARD, L'Air et les songes, p. 7.95F. PIRE, De !'imagination..., p. 23.96Cf. également S. FREUD, Le rêve et son interprétation, Trad. H. Legros, Paris, N.R.F., 1925, p. 53.97G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, p. 38.

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appartient à un acte de connaissance et, dans ce sens, il a déjà été décrit par Aristote: "Tous

les hommes désirent naturellement savoir; ce qui le montre, c'est le plaisir causé par les

sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes..."98 Ce

désir aboutit à une impulsion qui devient par l'écriture une "fonction réalisante". Dans

l’image, il y a donc conjonction immédiate du désir et de l'imaginaire. C'est cette

conjonction qui crée le surgissement de l'imaginaire.

La "fonction réalisante", qui provient du désir, cherche une matière pour s'incarner,

mais pas n'importe laquelle: à chaque image convient une substance. "L'imagination

matérielle va tout de suite à la qualité substantielle" qui lui convient.99 Il est important de

spécifier, lorsque Bachelard nous parle de matière, qu'il n'est pas question de cette eau

concrète qui coule du robinet ou de cette terre que je pétris dans mon jardin, mais de la

matière imaginée où le sujet adhère totalement et s'engage à fond dans ce qu'il imagine, car

"seule une matière peut recevoir la charge des impressions et des sentiments multiples. Elle

est un bien sentimental".100 Le désir cherche toujours la substance dont la fonction est la

mieux accordée à la qualité particulière de l'impulsion qui anime l'écrivain.101 Par cette

compréhension de l'image, Bachelard instaure une réelle communauté entre sujet et objet.

L'image, une fois matérialisée, doit être animée. Dans cette deuxième phase de la

création d'une image, il est question de la transformation et du devenir de l'image. Ici, nous

touchons à une notion importante dont nous avons déjà parlée et qui est présente tout au long

de notre recherche: le dynamisme. Comme nous l'avons déjà mentionné, la connaissance

objective est devenir. Un devenir qui est révélé par la temporalité de la connaissance.

L'image n'y échappe pas, elle est plutôt la source du dynamisme. Le devenir de la

connaissance objective et le devenir de !'imagination ne sont pas des copies parfaites,

cependant ils émanent d'une même énergie. Sans mouvement, l'image se stigmatise et n'est,

dans ce cas-là, d'aucun intérêt pour Bachelard. Il s'est d'ailleurs consacré avec ardeur à

98Métaphysique, A, 1, 980 a 21-23, trad. Tricot, Paris, Vrin, Tome 1,1992.99G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 158.100/M., p. 71.101Cf. G. BACHELARD, L'Air et les songes, p.80-81.

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dénoncer les images qui arrêtent le mouvement de l'imagination, car "Le cinétisme est un

besoin poétique fondamental."102; "!'imagination ne comprend une forme que si elle la

transforme, que si elle en dynamise le devenir."103; "En poésie dynamique les choses ne sont

pas ce qu'elles sont, elles sont ce qu'elles deviennent."104 Et comme nous le disions plus

haut, !'imagination n'a pas un pouvoir de formation, mais de déformation des images. Cette

idée d'animation des images n'est pas nouvelle et a trouvé beaucoup d'adeptes. Nous la

retrouvons par exemple chez Ovide, dans les Métamorphoses, et également chez Freud où

elle correspond à "la transformation de l'idée en situation".105

Cette phase d'animation permet à l'image d'atteindre la troisième phase qui correspond

à l'infini de sa fonction: La sublimation. C'est ainsi que l'image accède à la fin de son

cheminement dynamique: "la sublimation est le dynamisme le plus normal du psychisme".106

Cette étape permet de faire passer l'image de la matière à celle de l'humain et même au

surhumain, ce qui amène un dépassement de la réalité. La fonction sublimatoire de

!'imagination est en effet de dépasser la réalité, pour adhérer en quelque sorte à la surréalité.

Il est très instructif de constater que ces trois phases (substantiation, animation et

sublimation) correspondent aux trois principaux obstacles épistémologiques identifiés dans

La Formation de l'esprit scientifique : le substantialisme, l'animisme et l'idéalisme. C'est

dire combien !'imagination touche à un fond psychique qui a une très grande importance pour

la connaissance. Une source commune semble nourrir la science et la poésie, néanmoins

leurs jaillissements respectifs à la surface en font "deux contraires bien faits"107 que le

philosophe, après l'appel de Bachelard, doit tenter de rendre complémentaires, sans toutefois

tomber dans les dangers d'un rapprochement trop hâtif. Résumons pour l'instant les trois

phases de la création de l'image avec cette citation de Vincent Therrien: " ...toute image naît

102G. BACHELARD, Lautréamont, Paris, José Corti, 1976 (6e réimpression de l'éd. de 1939), p.51.103/b/d., p. 154.104G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 66.105Cf. Le rêves et son interprétation, p. 71.106G. BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur Fimagination de la force, Paris, José Corti, 1971 (6e réimpression de l'éd. de 1948), p. 4.107G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu, p. 12.

Page 67: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

d'une impulsion ou fonction réalisante qui se matérialise et tend ensuite vers l'infini de la

sublimation. Bien imaginer, c'est alors donner de bonnes formes à une juste matière dans

l'élan absolu et eschatologique d'un désir."108

À cette diversité d'images, doit bien correspondre une cohésion? Bachelard répond à

cette question en affirmant que les images, une fois qu'elles sont nées, s'appellent et se

coordonnent. Cette cohésion vient d'une image dominante et nourricière attachée à la matière

appropriée. C'est précisément l'imagination matérielle qui produit la cohésion des images.

Freud aussi a développé un intérêt pour la cohésion du symbolisme: "Le travail du rêve

consisterait alors à disposer ces symboles pour en faire un ensemble cohérent, une

représentation bien ordonnée."109 110 Même si la cohésion psychanalytique s'appuie sur un

inconscient pris avec des conflits sociaux et non sur une imagination matérielle, on peut

reconnaître une certaine similitude. Comme nous l'avons déjà vu, Bachelard ne conduit pas

son étude jusqu'au tréfonds de l'inconscient, mais dans "cette région superficielle où se

mêlent le conscient et l'inconscient"11 °, ce qui le distingue des psychanalystes sans toutefois

leur tourner le dos complètement.

Il est à noter également que !'organisation et la cohésion des images se fait à l'étape de

l'animation, où il y a un emboîtement des images par filiation successive autour d'une image

nourricière. Il faut spécifier que la filiation dont il est ici question ne correspond pas à une

suite d'images en parfaite harmonie, car pour !'imagination la contradiction est une nécessité

fondamentale. Le dynamisme de !'imagination est lié étroitement à l'ambivalence nécessaire

des matières originelles, ce qui permet des transpositions sans fin. Par conséquent, une

matière que !'imagination ne peut faire vivre doublement, ne peut jouer le rôle psychologique

de matière originelle, d'où l'importance des contraires et des pôles psychiques du bas et du

haut, des profondeurs et des sommets. La cohésion des images, chez Bachelard, prend

appui dans les profondeurs du psychique, mais elle doit se retrouver également dans l'avenir

108La révolution ..., p. 146-147.109Le rêve et son interprétation, p. 108.110L'Eau et les rêve, p. 158.

Page 68: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

de l'image. Celle-ci est à la fois liée à une énigme mystérieuse proche de l'archétype, mais

elle est valeur de nouveauté et de choc, ouverte sur l'avenir. Bachelard a toujours été attentif

au double tropisme du dynamisme de !'imagination: le centre et la verticalité. La période de

ses recherches où il se consacre à l'imagination matérielle semble s'attarder davantage au

tropisme du centre.

Il est important de se questionner sur l'imagination matérielle comme étant opposée au

déterminisme de la psychanalyse. Tout en reprochant à la psychanalyse son déterminisme,

Bachelard utilise cette dernière pour fonder son nouveau déterminisme que représente

l'imagination matérielle. L'univers matériel en tant qu'il dépasse son rôle de décor, pour

"provoquer" et "séduire" !'imagination, Bachelard le nomme le Sur-ça. Même s'il ne

correspond pas directement au Sur-moi freudien, le Sur-ça s'y apparente parce que sa

fonction est de solliciter la conscience au seuil de l'acte. Le Sur-ça bachelardien est une

instance psychique qui pourrait être rapprochée du Soi jungien, qui est également la source

de l'imagerie symbolique. Cependant le Soi a une fonction beaucoup plus vaste, étant donné

qu'il est le centre organisateur et régulateur de la psyché totale. Voilà un bel exemple de la

méthode bachelardienne: non pas rejeter mais se réapproprier et dépasser l'ancien. Cette

instance du Sur-ça confirme ce que nous décrivions: "Les images poétiques ont une

matière"111, dans le sens d'un inducteur ou d'une tendance de la rêverie. Il nous faut

rajouter une autre assertion qui nuance la précédente: "La méditation d'une matière éduque

!'imagination ouverte".112 Par conséquent, nous voyons que l'échange se fait dans les deux

sens. D'une part, !'imagination en contact avec l'univers matériel en retire une matière et de

l'autre, l'imagination matérielle est marquée du sceau d'un élément en particulier.

Comme nous pouvons le comprendre, !'imagination du poète ne se saisit pas de la

matière comme un tout indivisible, mais successivement sous l'un ou l'autre de ses aspects.

De cette immensité matérielle, Bachelard tire la "loi des quatre éléments qui classent les divers

111G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 4.112■Ibid.

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imaginations matérielles suivant qu'elles s'attachent au feu, à l'air, à l'eau ou à la terre."113

Cette division est évidemment empruntée à la doctrine des quatre éléments physiques dans la

philosophie présocratique et à la doctrine des quatre tempéraments. Notons également que

Bachelard a pris conscience, au contact des travaux de Mircea Eliade, de l'importance des

quatre éléments dans la pensée orientale. Comme nous l'avons déjà mentionné, il ne s'agit

pas ici de la matière comme telle, mais d'orientation, de tendance et d'exaltation. La matière

devient une image valorisée par la subjectivité du poète. Pendant un peu plus de dix ans,

Bachelard auscultera les âmes poétiques qui se valorisent dans le feu {La Psychanalyse du

feu), puis celles qui s'écoulent par l'eau {L'Eau et les rêves), ensuite il creusera les âmes

poétiques qui se confrontent à la terre {La Terre et les rêveries de la volonté et La Terre et les

rêveries du repos) et celles qui s'exaltent dans l'air {L'Air et les songes).

Nous pourrions objecter à Bachelard qu'il y a peut-être plus de quatre types

fondamentaux d'imaginations? Ne tente-t-il pas de rétablir une forme de déterminisme par la

loi des quatre éléments? Bachelard a lui aussi vu les limites de la tétravalence des images. Il

a reconnu que, par cette méthode, il gardait beaucoup trop d'objectivité, c'est pourquoi la

méthode phénoménologique deviendra plus importante pour lui. Il faut voir les quatre

éléments comme des "inducteurs de rêverie", des "opérateurs d'images". C'est ici

qu'intervient la deuxième assertion que nous mentionnions plus haut sur l'imagination

matérielle·. "La méditation d'une matière éduque !'imagination ouverte".114 D'ailleurs notons

que Gilbert Durand tient l'élément pour un "axiome classificateur".115 Maurice Blanchot,

quant à lui, considère que les éléments ne seraient que les "districts de !'imagination

substantielle".116 Prenons pour preuve Bachelard lui-même quand il rapproche, dans L'Eau

et les rêves, deux auteurs qu'il associe à l'eau: Edgar Poe, dont la poésie se réfère

constamment à la mort, et Saint-John Perse, qui est un poète de la vie. Autre exemple, les

nombreuses citations employés par Bachelard où !'imagination combine les éléments. Ainsi

113Ibid.114G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 4.115Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, P.U.F., 1964, p.25.116"Vaste comme la nuit", dans La Nouvelle Revue française, Paris, 1959, p.693.

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Nietzsche, dont Bachelard avance qu'il est un poète de l'air, mais qui s'avère également

poète du feu, demande par la bouche de Zarathoustra:

Où donc est l'éclair qui vous léchera de sa langue?Où est la folie qu'il faudrait vous inoculer?

Voici, je vous enseigne le surhomme, il est cet éclair, il est cette folie.117

Il est important de revenir sur les rapprochements et éloignements qui existent entre

Bachelard et la psychanalyse classique, pour comprendre les limites de la psychanalyse des

éléments. Des deux côtés on admet l'unité inconsciente de l'imaginaire. Prenons encore

Edgar Poe comme exemple. Marie Bonaparte, psychanalyste de la littérature que Bachelard

cite abondamment, affirme que Poe a écrit Le Scarabée d'or par fidélité inconsciente au thème

dominant de la "mère mourante", ce qui donnerait une unité à l'oeuvre. Toutefois, note

Bachelard, "à côté de cette unité inconsciente, nous croyons pouvoir caractériser dans

l'oeuvre de Poe une unité des moyens d'expression, une tonalité du verbe qui fait de l'oeuvre

une monotonie géniale".118 Cette unité des moyens d'expression chez Poe, Bachelard

l'associe à "un destin de l'eau".119 Il ne renie pas l'unité inconsciente établie par Marie

Bonaparte, cependant il la complète au niveau esthétique et met en parallèle une unité

imaginative. Ceci revient à ce que nous disions sur la zone d'investigation particulière à ses

études sur !'imagination. Il n'étudie pas l'inconscient profond, mais une zone plus

superficielle où la conscience est déjà présente. Nous sentons bien que Bachelard a une dette

envers la psychanalyse, mais malgré tout il abordera le problème de !'imagination contre elle.

Au lieu d'une psychanalyse, c'est plutôt une contre-psychanalyse qui caractérisera la période

de l'imagination matérielle.

Peu à peu Bachelard "inversera la direction du vecteur [de la psychanalyse] qui va de la

vie à la pensée, du souvenir à l'image et il défendra dans cette perspective [...] une

sublimation qui ne procède pas contre l’instinct, mais vers un idéal, une sublimation non pas

117Ainsiparlait Zarathoustœ, Trad. Maurice Betz, Paris, Gallimard, 1947, cell. "Livre de poche", p.20.

118L'Eau et les rêves, p. 64.11 Qlbid., p. 75.

Page 71: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

subie mais provoquée, non pas terminale, mais originelle".120 Parallèlement à cette prise de

position, il élargira le déterminisme freudien à un finalisme de type jungien et à

l'indéterminisme de la phénoménologie. Cette distanciation d'avec Freud, plus qu'elle ne

dénote une polémique entretenue avec ardeur, nous renseigne davantage sur sa propre

pensée, car comme nous l'a si bien démontré Bachelard, la positivité d'une pensée se définit

toujours "contre" une autre pensée.

Prenons, pour commencer, la notion de complexe que nous avons déjà étudiée. Étant

moins considéré comme un conflit social et pathologique du moi profond, le complexe

bachelardien s'attache plus à la culture. La notion de complexe confirme également l'intérêt

qu'il porte à cette zone où se mêle pensée et rêverie. Parallèlement, il est très instructif de

constater que le complexe s'apparente étrangement à la matière imaginée, comme étant ce qui

assure la cohésion d'un ouvrage littéraire et de ses images. Pour mieux comprendre ce qu'il

entend par complexe, nommons en quelques uns qui se trouvent dans La psychanalyse du

feu. Le "complexe de Prométhée", qui représente le savoir qu'un enfant vole au père; il est

comme le complexe d'Oedipe de la vie intellectuelle. Le "complexe de Novalis", qui

représente la conscience de la chaleur intime. Le "complexe d'Empédocle", qui équivaut à

l'instinct de mort et l'instinct de vie unis par leur ambivalence. Il est facile de voir que

Bachelard s'approprie la notion de complexe pour l'orienter vers ses propres conceptions de

!'imagination. Cette définition du complexe rejoint la notion jungienne d'archétype, lequel

est un complexe collectif, alors que les fixations dues aux vicissitudes de l'histoire

personnelle sont des complexes personnels. Le complexe nous démontre aussi que, tout

comme Jung, il veut définir la libido au-delà de la sexualité, comme une énergie psychique

générale. Cette filiation avec Jung déborde sur une notion d'inconscient beaucoup plus

culturel qu’individuel, qui s'apparente avec l'inconscient collectif jungien.

D'ailleurs, la verticalité de la métaphysique temporelle de Bachelard n'est pas sans

rappeler le psychisme ascensionnel décrit par Jung. Bachelard se tourne vers Jung quand il

120V. THERRIEN, La révolution p. 34.

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se sert de la psychanalyse pour la libérer de son déterminisme. Freud réduit les produits de

l'imaginaire à de simples substituts du réel, des symptômes du refoulement. Il démontre

ainsi que l'imaginaire vient du réel. Bachelard affirme au contraire que l'imaginaire va au

réel, ce qui inverse la perspective freudienne. L'imagination est en conséquence saisie par

Freud comme "seconde" et tributaire d'une théorie du refoulement. Il est important de

spécifier que Freud nuança quelque peu ses propos par une théorie ludique de l'art dans Le

mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient^. Une marge semble être donnée par

Freud, qui nous donne à croire qu'il n'avait pas souscrit à une théorie de !'imagination

considérée strictement comme une fonction dérivée de l'instinct. Même si une brèche sur le

déterminisme de !'imagination semble présente dans la doctrine freudienne, Bachelard n'en

tient pas compte et il ne considère que la liaison entre le refoulement et l'image. Selon lui:

"(...) Trop souvent pour le psychanalyste la fabulation et considérée comme cachant quelque

chose. Elle est une couverture. C'est donc une fonction secondaire."121 122 Pour contrer cette

association, "Bachelard ne cherche pas ce que l'imaginaire voile et montre à la fois, mais il

considère le voile lui-même, comment est tissé cette parure de mots et, de plus en plus

émerveillé, il tisse à son tour...".123

Pour mieux comprendre ce qui éloigne Bachelard de Freud et le rapproche de Jung, il

est important d'aborder brièvement la théorie freudienne de l'inconscient. Cela est sans

doute redondant, mais il nous faut rappeler que la théorie de l'inconscient est liée à la théorie

du refoulement. Le refoulement devient, en quelque sorte, le prototype de l'inconscient,

même si, dans ses derniers livres, Freud reconnaît l'existence d'inconscient qui ne soit pas

du refoulé. Encore là, notons que Bachelard n'est pas un expert en freudisme et, ce qui nous

intéresse, c'est ce qu'il lui reproche, car, rappelons-le, il pose sa doctrine de !'imagination en

s’opposant à Freud. Conséquemment, dans la perspective de la théorie du refoulement,

l'inconscient est une conscience voilée, il a un caractère d'absence, il n'a pas d'existence sui

121Trad. M. Bonaparte et M. Nathan, Paris Gallimard, 1930.122La Terre et les rêveries de la volonté, p. 20.123M.L. GOUHIER, "Bachelard et la psychanalyse: L'accomadement et la rupture", Colloque de Cérisy, p. 168.

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generis. Quand Bachelard a recours à la notion d'inconscient, il veut évoquer son action

novatrice. Cette notion d'inconscient novateur est solidaire de sa théorie de l'image nouvelle

et dynamique. Le prototype de l'inconscient bachelardien devient en conséquence le

dynamisme de !'imagination. C'est un inconscient qui est irréductible à la conscience. Chez

Freud, il y a sans doute un dynamisme psychique, cependant c'est un dynamisme qui

instaure une continuité entre conscient et inconscient. Bachelard, fidèle à lui-même, introduit

un dynamisme psychique marqué par un principe de discontinuité, qui procure à

!'imagination sa spontanéité sans l'aide de la perception et de la mémoire.

Cette valeur de spontanéité de l'inconscient, il l'a retrouve chez Jung. Le conscient

selon ce dernier, "n'a pas seul le privilège de l'orientation active vers un but et une intention;

l'inconscient, dans certaines circonstances, serait également susceptible d'assumer une

direction vers une fin."124 Cette perspective discontinuiste du psychisme montre bien toute

l'ampleur du problème de !'imagination face au sujet connaissant. Bachelard a vu comment il

était important de bien différencier les deux sources de connaissance, pour ne pas être dupe

d'un psychisme bivalent. C'est sa vision de l'autonomie de l'imaginaire qui le convainc de la

pertinence d'une contre-psychanalyse, qui consiste à purifier !'imagination en détruisant "la

conscience au profit d'un onirisme constituée".125 Il inverse ainsi d'une certaine manière la

psychanalyse, pour éliminer le trop plein d'objectivité qui habille les études sur

!'imagination. À une " psychanalyse de la connaissance objective", qui s'attachait à réduire

l'erreur subjective, fait place une psychanalyse de l'onirisme subjectif, qui veut dépouiller la

subjectivité d'un excédent d'objectivité.

Il s'appuie de plus en plus, comme nous l'avons démontré, sur les travaux de Jung

pour sonder ainsi la subjectivité. Ce dernier développe une théorie de l'inconscient

autonome126, qui n'est pas sans séduire Bachelard. Même si, selon Jung, il n'est pas

124L'Homme à la découverte de son âme, Trad. R. Cohen, Genève, éd. du Mont-Blanc, 1962, p. 213.125G. BACHELARD, L'Air et les songes, p. 203.126Cf. C. G. JUNG, Dialectique du moi et de l'inconscient, Trad. R. Cohen, Paris, Gallimard, 1963, pp. 23-54.

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complètement autonome, l'inconscient à la possibilité de diriger la conscience grâce aux

images qu'il lui impose.127 Les notions qui permettent d'esquisser cette conception, comme

"imago", "archétype" et "inconscient collectif, se réfèrent à des éléments ne dépendant que

de l'inconscient et non de la personne qui les aurait acquis au cours d'expériences. En

suivant cette pente, nous sommes amenés vers une théorie de !'imagination qui est alors

l'activité de l'inconscient collectif, ce qui s'apparente aux thèses de Bachelard. Il se réfère

abondamment à ces notions et il se propose "d'enrichir par un caractère dynamique la notion

d'archétype telle qu'elle est présentée par C. G. Jung."128 Même si Jung donne plusieurs

définitions de l'archétype, nous croyons qu'il ne serait pas en désaccord avec celle de

Bachelard :

une image qui a sa racine dans le plus lointain inconscient, une image qui vient d'une vie qui n'est pas notre vie personelle et qu'on ne peut étudier qu'en se référant à une archéologie psychologique. Mais ce n'est pas assez dire que de présenter les archétypes comme des symboles. Il faut ajouter que ce sont des symboles moteurs.129

Il est important de spécifier que Bachelard parle ici, en langage jungien, d'images

archétypiques, car l'archétype est la structure psychique qui donne naissance aux symboles,

il n'est pas représentable en soi. Pour Jung, "l'archétype en lui-même est vide; il est

purement formel [...] une forme de représentation donnée a priori".130 Bachelard étudie

d'une certaine manière les archétypes poétisés, qui ont déjà pris la forme symbolique. Jung

et Bachelard se rejoignent également sur la critique qu'ils font de la sublimation

freudienne131. Notons que Freud a reconnu n'être pas satisfait de son explication.132 En se

concentrant sur l'obstacle même de Freud, tous deux ne peuvent adhérer à une notion de

sublimation qui ferait de l'art un rejeton de l’énergie sexuelle. La sublimation leur apparaît

127Cf. Ibid., p.114.128¿a Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l'intimité, Paris, José Corti, 1974 (7e réimpression de l'éd. de 1948), p. 263.129Ibid., p. 263.130C. G. JUNG, Les Racines de la conscience, Trad. Y. Le Lay et E. Perrot, Paris, Buchet-Chastel, 1970, p. 94.131Cf. C. G. JUNG, L'homme à la découverte de son âme, p. 251 et G. BACHELARD, Lautréamont, pp. 155-156. ; Dialectique de la durée, p. 141.132Cf. à ce sujet à P. RI COE U R, De l'interprétation, essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, pp. 467 et suiv.

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comme un besoin de dépassement du réel. Je dis besoin, mais c'est plutôt un désir, un désir

de plus être qui est source de bonheur humain. La sublimation est la tâche quotidienne et

permanente de !,imagination, qui se place face à l'avenir et ne dépend pas du passé.

Bachelard reconnaît bien évidemment que la poésie et les autres produits de !'imagination ne

sont pas complètement purs et qu'ils ont un fond psychologique, mais ce qu'il cherche, c'est

le bonheur propre de !'imagination. Même s'il a reconnu la valeur dans !'imagination du

tropisme du centre, il s'attachera de plus en plus au tropisme de la verticalité.

À cette vision commune de la sublimation s'associe une prise en charge de la fonction

de l'irréel. Cette fonction de l'irréel, si abondamment mise au jour par Bachelard, nous la

retrouvons chez Jung quand il affirme qu'il est nécessaire de légitimer l'irrationnel. Il faut,

nous dit-il, "reconnaître l'irrationnel comme un psychisme qui, puisqu'elle existe toujours,

doit être nécessaire."133 L'originalité de Bachelard, c'est de vouloir éduquer cette fonction

créatrice, en examinant tous les obstacles de la culture et en déterminant les principes d'une

psychologie de la connaissance. C'est une véritable pédagogie de la fonction de l'irréel que

veut fonder Bachelard tout au long de son oeuvre. Pour lui les vrais névrosés sont moins

ceux qui ont un dysfonctionnement de la fonction du réel, que ceux qui n’arrivent pas à faire

jaillir la créativité de leur fonction de l'irréel. La psychanalyse classique veut briser l'image

pour rétablir 12, fonction du réel. Bachelard s'intéresse en premier lieu aux droits et aux lois

obscures de l'image, et ainsi il veut réveiller la fonction de l'irréel dans l'homme: dynamisme

propre de l'esprit qui permet le bon fonctionnement de la fonction du réel. "lafonction de

l'irréel c'est le dynamisme de l'esprit."134

Autre point commun: Jung affirme que !'imagination, quand elle est active, a une

fonction première créatrice et autonome135. Il s'oppose ainsi à la conception freudienne qu'il

133Psychologie de l'inconscient, Trad. R. Cohen, Genève, Librairie de l'Université, 1963, pp. 176-177.134J. LACROIX, Panorama de la philosophie contemporaine, Paris, P.U.F., 1966, p. 198.135Les types psychologiques, Trad. Y. Le Lay, Genève, Buchet-Chastel, 1958, pp. 440-441.

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qualifie de réductrice136 , parce qu'elle ne s'attache qu'à une recherche des causes

pathologiques de la production des images, sans tenir compte de la finalité de ces dernières.

...il n'est pas de fait psychologique qu'on puisse expliquer à fond par sa seule causalité; chacun est un phénomène vivant pris indissociablement dans la continuité du processus vital, de sorte qu'il est toujours à la fois un devenu et un devenir, un devenir qui va être lui-même créateur.137

Voilà une citation qu'il ne serait pas difficile d'attribuer à Bachelard et qui dénote, transposée

à la théorie de !'imagination, que la causalité n'épuise pas l'image et que cette dernière a une

fin.

Un autre aspect rapproche nos deux penseurs, c'est !'identification de la dynamique du

psychisme et de !'imagination. Jung définit ainsi !'imagination en tant que centre de l'énergie

psychique, comme une sorte de libido au niveau de l'esprit. "L'imagination en tant

qu'activité imaginative s'identifie au déroulement du processus de l'énergie psychique."138

Cette mise en parallèle de Jung et de Bachelard nous a montré comment une réflexion,

prenant départ sur la théorie du symbole dans la psychanalyse freudienne, a conduit nos deux

penseurs à considérer !'imagination comme un langage autonome ayant sa propre syntaxe,

produit d'une création spontanée et renvoyant à une image fondamentale qui ne provient pas

nécessairement de l'expérience personnelle.

136/h/d., p. 443.137/h/d., p. 444.138/h/d., p. 446.

Page 77: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

2.2.4 L'imagination dynamique

Lorsque nous avons étudié la psychanalyse utilisée dans la période de l'imagination

matérielle, il est apparu évident que l'élément ne représente pas un déterminant mais un

système de virtualité. L'imagination représente donc une force, comme un mouvement de la

conscience qui va au monde pour le provoquer, pour le nommer et le recréer à la fois.

Bachelard, par son souci de s'éloigner du déterminisme, développe une théorie de

!'imagination qui veut dégager son dynamisme. L'imagination dynamique est mise au grand

jour dans L'Air et les songes. Bien évidemment, comme nous l'avons vu, elle est présente

dès le début de ses investigations, cependant nous sentons avec L'Air et les songes qu'il

quitte l'imagination matérielle et s'oriente vers sa période phénoménologique. L'imagination

dynamique nous semble très proche du temps vertical que nous avons brièvement étudié dans

sa métaphysique temporelle. En effet, le dynamisme de !'imagination et la spiritualisation

temporelle sont pratiquement des synonymes. Il s'exprime par ces deux notions un désir de

quitter l'histoire horizontale du monde et des choses, pour accéder à une vérité instantanée

qui donne sens à la créativité de l'esprit humain. Par l'imaginaire, la conscience humaine

peut se redresser dans sa verticalité et ainsi participer au bonheur de la philosophie du repos.

L'imagination dynamique est au centre de la théorie de la connaissance bachelardienne, elle

caractérise la source d'énergie de tout le psychisme. C'est réellement par elle que Bachelard

instaure une métaphysique de !'imagination. Une métaphysique qui se donne pour principe:

"L'imagination produit la pensée."139 À ce principe est associé ce que nous affirmions sur la

parenté du devenir de la connaissance et du devenir de !'imagination. Ce devenir est le

propre de la dynamique que nous donne !'imagination.

Déjà, quand on s'attarde sur le titre de L'Air et les songes, on voit qu'il est encore

question d'élément. C'est un élément qui est par contre très difficile à saisir, qui échappe à la

substantialisation. Quand on pense à l’élément de l'air, on arrive rapidement à se représenter

le mouvement, l'élévation, l'aérien. Mais à cette image d'élévation, Bachelard jumellera

^39 L'Air et les songes, p. 24.

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toujours l'image de la chute. Ces deux images, le vol et la chute, seront les deux pôles qui

soutiendront le livre. À ces deux images, qui expriment les deux tropismes de !'imagination

(centre et verticalité), sont directement associés presque tous les problèmes d'une

métaphysique de !'imagination: ascendance sublimatoire et enracinement dans les

profondeurs de l'archétype.

Fait important, quand Bachelard étudie les images du vol dans une perspective

dynamique, il commence par une critique du symbole défini par la psychanalyse, qui le réduit

trop à sa seule signification. Il réaffirme alors que l'image est pourvue d'une unité

indissociable et qu'elle est donnée immédiatement à la conscience. L'image n'est donc pas

un indice ou un signe, elle est active et a un sens dans la vie inconsciente. Selon lui, "[...]

trop souvent pour le psychanalyste la fabulation est considérée comme cachant quelque

chose. Elle est une couverture. C'est donc une fonction secondaire".140 Pour montrer la

différence entre les deux méthodes, prenons l'exemple du rêve du vol. La psychanalyse

classique se place avant le rêve et le considère comme le signe d'un désir caché. Bachelard

lui oppose une "psychologie directe de !'imagination qui consiste à découvrir et isoler les

"images dynamiques". Pour ce faire, il ne faut pas tenter de comprendre tel vers de Rilke ou

de Shelley, il faut vivre les images et les imaginer dans une "participation aérienne".141 Cette

méthode de participation à "!'imagination ouverte" s'apparente à la méthode

phénoménologique qu'il pratiquera dans ses derniers livres.

Mais en quel sens les images sont-elles dynamiques? Premièrement, elles le sont parce

qu'elle sont des images "premières" et "originelles". Elles sont donc autonomes et agissent

comme premier moteur. Deuxièmement, les images sont dynamiques parce qu'elles activent,

dans la conscience, une expérience, une sensation, une idée, une génération d'images.

L'image est alors dynamique en étant inductrice. Cette thèse doit beaucoup aux travaux de

Robert Desoille sur la thérapie du rêve éveillé.142 Pour nous démontrer cette deuxième

140¿a Terre et les rêveries de ta volonté, p. 20.141Cf. L'Air et les songes, p. 44.142Cf. Exploration de l'affectvité subconsciente par la technique du rêve éveillé, Paris, J.LL. d'Artrey, 1938. et Le rêve éveillé en psychothérapie, Paris, P.U.F., 1945.

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définition de l'image dynamique, il se réfère notamment à Nietzsche qu'il dénomme le "poète

des sommets", le "poète ascensionnel". Pour Bachelard c'est la dynamique de !'imagination

rêvant l'air qui induit la morale du surhomme chez Nietzsche.

Avec une confiance peut-être excessive en notre thèse de la puissance toute primitive de !'imagination dynamique, nous avons cru voir des exemples où c'est cette rapidité de l'image qui induit la pensée.(...) nous croyons pouvoir faire la preuve que, chez Nietzsche, le poète explique en partie le penseur...143

Citons Nietzsche lui-même pour mieux comprendre le lien entre le poète et le penseur:

Par delà le nord la glace et !'aujourd'hui Par delà la mort, à l'écart :notre vie, notre bonheur!Ni par terre, ni par eau,tu ne trouveras le chemin qui mène aux hyperboréens.144

Ceci confirme que si la pensée n'est pas l'image, cette dernière en est quand même la genèse.

Ce problème hantera Bachelard durant toute sa vie. Il a toujours soutenu que l'image et le

concept sont "des contraires bien faits", mais il avancé également des affirmations qui placent

l'image à l'origine des pensées. C'est ici que la dynamique intervient: l'image n'est pas la

pensée, toutefois c'est !'imagination qui donne la dynamique à tout le psychisme et donc à la

pensée. Quand la pensée objective travaille contre l'image, une dynamique lui est transmise,

sans doute différente de celle se rapportant à la production esthétique, mais qui provient de la

même origine.

Le vol onirique est considéré par Bachelard comme une expérience imaginaire a priori

qui donne une unité à la diversité des images. C'est un nouvel idéalisme, proche de

l'idéalisme magique de Novalis, qu'il nous offre avec sa métaphysique de !'imagination.

Même s'il semble tirer des conclusions idéalistes sur !'imagination, quand il traite de sa

dynamique, il n'en reste pas moins qu'il recourt à la notion de participation à la matière. Ce

qui confirme qu'il a transféré de son épistémologie sa volonté de traiter les complexes

143G. BACHELARD, L'Air et les songes, pp. 146-147.144Ecce homo, Poésies, Trad. H. Albert, p. 245., cité par Bachelard dans L'Air et les songes, p.159.

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abstrait-concret et subjectif-objectif Cette volonté, qui a sa source dans l'épistémologie,

nous croyons qu’elle s'accentue peu à peu dans ses études sur l'imagination. La

contradiction interne à l'oeuvre de Bachelard, qui l'a fait osciller entre des théories concrètes

et des théories métaphysiques, réapparaît ici quand Bachelard quitte la psychanalyse de

l'imagination matérielle pour la phénoménologie de l'imaginaire. À preuve, c'est qu'il croit

possible d'expliquer les images "par leur sens subjectif et non "par leurs traits objectifs".

L'objectivité a la tendance d'arrêter le dynamisme de !'imagination. Ce dynamisme,

Bachelard y accède par une expérience accrue de sa subjectivité, ce qui le conduit à sa période

phénoménologique.

2.3. Phénoménologie

2.3.1 La nouveauté de l'image

Comme nous venons de le dire, par la phénoménologie qu'il pratique dans La Poétique

de l'espace, La Poétique de la rêverie et La Flamme d'une chandelle, Bachelard accentue la

dynamique propre de !'imagination en se plaçant de plein pied dans la subjectivité. Cette

période correspond à la perspective émerveillée face à !'imagination. Π mettra alors "le sujet,

tout le sujet, dans chacune de ses images". La dynamique de !'imagination l'amène à rejeter

la loi des quatre éléments qui reste beaucoup trop objective. Bachelard avait déjà compris

qu'il fallait adhérer à la nouveauté subjective des images pour en saisir la dynamique, mais la

phénoménologie lui permet d'accomplir un pas supplémentaire dans l'allégement objectif.

Tout au long de ses recherches sur !'imagination, Bachelard est pris par le dilemme qui

s'établit entre le déterminisme de l'image et la nouveauté de l'image. En procédant à la

psychanalyse de l'imagination matérielle, il croyait sortir du déterminisme freudien, or il a

inauguré par le fait même un nouveau déterminisme avec la loi des quatre éléments. Sans

doute son déterminisme est beaucoup plus souple et c'est pourquoi il s'appuie sur Jung.

Bachelard lui-même reconnaît le déterminisme qui se dégage de cette loi. Pour comprendre le

Page 81: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

changement d'opinion qui s'opère dans sa pensée, comparons ce qu'il dit dans sa période

plus psychanalytique avec ce qu'il affirme par la suite dans sa période phénoménologique:

"L'imagination est plus déterminée qu'on ne le pense et les images les plus factices ont une

loi. À bien des égards, la théorie des quatre éléments imaginaires revient à étudier le

déterminisme de l'imagination. "145; "Peu à peu cette méthode qui a pour elle la prudence

scientifique, m'a paru insuffisante pour fonder une métaphysique de l'imagination."146

Bachelard en arrive donc à la conclusion, qu'à trop décrire l'image, on en arrive toujours à la

déterminer, à perdre sa mobilité et sa nouveauté.

Par sa méthode phénoménologique, il nous dit :

Il faut être présent à l'image dans la minute de l'image: s'il y a une philosophie de la poésie, cette philosophie doit naître et renaître à l'occasion d'un vers dominant dans l'adhésion totale à une image isolée, très précisément dans l'extase même de la nouveauté d'image.147

C'est ainsi qu'il rejette le problème de la détermination de l'image et, dans son souci de

toujours tenter de doubler l'objectif et le subjectif, qu'il plonge à l'intérieur de lui-même pour

y saisir le pouvoir de l'imaginaire. Les griefs qu'il adresse à la psychanalyse ne se sont pas

faits brusquement dans l'espace d'un instant: il s'est distancé peu à peu, pour se tourner

ensuite vers la phénoménologie. C'est un cheminement qui peut paraître paradoxal, mais qui

exprime l'intuition bachelardienne d'un esprit constitué d'une tension entre raison et

imagination. Tranquillement, Bachelard a creusé les secrets de l'imaginaire en laissant

derrière lui la raison qui l'habitait à ses débuts d'épistémologue. Il ne délaisse pas pour

autant l'épistémologie, car dans sa période plus esthétique il écrit quatre livres à saveur

scientifique. Même s'il exerce ses deux passions, sa méthode d'analyse des images devient

diamétralement opposée à celle préconisée dans ses études sur l'objectivité du savoir, il

accentue les écarts. Le philosophe quitte alors "définitivement" les savants pour accéder à

145La Terre et les rêveries de la volonté, p. 211.146La Poétique de l'espace, 6e éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1957), 216 p., call. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 3.147/b/d., p. 1.

Page 82: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

une expérience beaucoup plus spirituelle. Nous sentons qu'il accède à la verticalité

temporelle, saisie dans l'instant de la naissance d'une image, que déjà il appelait dans La

Dialectique de la durée. La philosophie du repos se fait de plus en plus reposante. Bachelard

reste donc conséquent avec lui-même.

La phénoménologie permet à Bachelard de traiter l'image dans sa fonction plutôt que

dans son principe causal. Il faut dire cependant que sa phénoménologie reste teintée pas ses

influences psychanalytiques. Cette nouvelle orientation de sa pensée est en parfait accord

avec sa propre théorie de la connaissance, qui affirme que "l'esprit est une valeur d'ordre

essentiellement dynamique".148 En somme Bachelard devient le propre exemple de sa

théorie de la connaissance et exprime la dynamique de la restructuration incessante de

l’esprit. Pour démontrer cette interpénétration, notons que lorsqu'il parle du rapport de

l'archétype et de l'image poétique, il rejette l'interprétation causale, mais il affirme que ce

rapport "relève d'une ontologie directe".149 Bachelard n'est pas plus un disciple de Husserl

qu'il n'est un disciple de Freud ou de Jung. Il emprunte des notions à ces divers penseurs

pour les réadapter à sa philosophie. Or ce qu'il faut retenir, c'est qu'en quittant la méthode

psychanalytique pour la méthode phénoménologique, il veut faire ressortir ce qui caractérise

!'imagination: sa fonction de projection, d'élan et de départ, ce qui élève l'homme et

l'accomplit par la force libératrice de son esprit.

En saisissant l'émergence des images dans leur nouveauté, Bachelard sonde la

sublimation pure, une "sublimation qui ne sublime rien, qui est délestée de la charge des

passions, libérée de la poussée des désirs."150 Pour saisir la nouveauté des images qui

émanent dans la sphère de la sublimation pure, la phénoménologie bachelardienne met

l'accent sur la naïveté et l'émerveillement du sujet. Ces notions de naïveté et

d'émerveillement, qui ont fait leur chemin en philosophie, Bachelard croit que nous ne

pouvons les atteindre que par la solitude du rêveur. Une solitude qui est identifiée

148G. BACHELARD, "Idéalisme discursif", dans Recherches philosophiques , Paris, no. 4, 1934- 1935, p. 25.149La Poétique de I"espace, p. 2.ï50Ibid., p. 12.

Page 83: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

directement avec la solitude de l'enfance. Une enfance qui devient l'un des thèmes préférés

dans sa dernière période. C'est dire comment l'approche de la mort nous met toujours en

face de l'enfance. L'imagination qui nous permet d'inventer le lieu de notre bonheur, ne

nous place pas ailleurs que dans notre solitude. Le complexe imagination-bonheur-solitude

est très important dans la poétique bachelardienne. Une des affirmations de Bachelard, c'est

qu'il y a la permanence d'un noyau d'enfance dans l'âme humaine, hors de l'histoire

personelle. Ce noyau d'enfance n'est pas sans rappeler l'inconscient collectif et les

archétypes jungiens. Cette enfance, ce n'est pas celle datée du temps vécu, mais c'est un état

qui est permanent et qu'il faut réactiver: "Toute notre enfance est à réimaginer."151

Bachelard, qui n'est pas à court de néologismes, nous propose la poético-analyse qui a

pour tâche de nous aider à reconstituer en nous l'être des solitudes libératrices. La poético-

analyse veut mettre en valeur l'émergence de l'image poétique dans la conscience:

"Entendons par là une étude du phénomène de l'image poétique quand l’image émerge

comme un produit direct du coeur, de l'âme, de l’être de l'homme saisi dans son

actualité".152 Bachelard n'étudie plus telle ou telle image propre à telle ou telle imagination

matérielle, il étudie l'image qui naît dans la conscience du sujet. C'est un déplacement de

méthode qui accentue le travail vertical de Bachelard: en profondeur (par la désignation de

ténébreux archétypes dans les images) et surtout en hauteur (par l'accent mis sur la

sublimation pure). Avec cette méthode nous sommes immédiatement dans le sujet: on

cherche à fonder "une ontologie de l'image". Par cet accent mis sur la subjectivité, la

poético-analyse n'est que l'envers, en esthétique, de la "poésie de la raison" qu'il nous décrit

dans Le Nouvel esprit scientifique·. "La science suscite un monde par une impulsion

rationnelle immanente à l'esprit".153 Subjectivité et objectivité sont mises dos à dos par

Bachelard, sans pour autant en privilégier l'une plus que l'autre.

151G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, p. 85.152G. BACHELARD, La Poétique de l'espace, p. 2.153Op. c/i., p. 13.

Page 84: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

S'il s'engage dans les voies de la subjectivité, il ne tombe pas dans les pièges de

l'inconscient. Comme nous l'avons déjà mentionné, ses études privilégient un domaine plus

superficiel où la conscience est déjà en oeuvre. C'est pourquoi il tient à spécifier sur quelle

sorte de rêverie nous sommes amenés à méditer. Il ne parle pas du rêve nocturne qui est

"surchargé des passions mal vécues dans la vie du jour."154 Le rêve nocturne donne congé à

la conscience, ce n'est pas vraiment le sujet qui rêve. Pour preuve: "Il n'y a certainement pas

identité entre le sujet qui raconte et le sujet qui rêve."155 Bachelard ne dénigre pas la

pertinence de l'étude du rêve en psychologie, cependant son propos est ailleurs. Il ne

disserte pas sur une rêverie somnolente qui tombe trop souvent dans le rêve. Il parle d'une

rêverie contemplative, une rêverie diurne qui est consciente de la beauté du monde. Quand il

parle de rêverie, dans La poétique de la rêverie, c'est "d'une rêverie du bien-être"156 qui

ouvre l'homme au monde. Le meilleur moyen d'atteindre ce "bien-être", c'est par la lecture

des poètes.

Un aspect important est a dégager dans ce qui vient d'être dit: la grande importance que

Bachelard accorde à la lecture. Il n'étudie pas la biographie de l'auteur ou les mystères de la

création littéraire; il s'attache à saisir ce qui émerge du retentissement d'une image dans la

conscience du lecteur. Il invite le lecteur a devenir lui-même poète. C'est là une des grandes

originalité de sa philosophie. La poético-analyse "vise à mettre particulièrement en valeur les

virtualités des image littéraires ainsi que le conditionnement ou les attitudes mentales

suscitées, corrélativement, par l'irruption soudaine et le retentissement de ces images dans la

conscience d'un lecteur cultivé et réceptif."157 Et le bonheur dont il nous parle si souvent,

c'est un bonheur de lecture et de solitude. C'est pourquoi la rêverie n'a rien de passif, mais

au contraire, par la conscience du lecteur "on peut alors saisir l'activité qui lui est propre, et

se rendre compte que ce repos n'est pas somnolence, que ce consentement n'est pas laisser-

154G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, p. 13.155/h/d., p. 11.156/h/a׳.157V. THERRIEN, La révolution..., p. 335.

Page 85: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

aller...".158 À ceux qui prétendraient que la poétique bachelardienne est un relâchement de

l'esprit, il nous faut répondre que la verticalité apportée par la sublimation redresse l'esprit et

lui donne un "plus-être". "Chez G. Bachelard, la sublimation est un moyen d'élargir notre

horizon, de renforcer nos puissances. Le rêve n'est plus une détente ou une solution

seulement de fuite, mais une façon de se refaire, d'avoir d'avantage, de pouvoir plus."159

Ce bonheur de la conscience imaginante découvert par la poético-analyse en réactivant

l'archétype de l'enfance éternelle, qui représente l'accord poétique des archétypes, est

étroitement attaché à la nouvelle conception du temps énoncée dans L'intuition de l'instant et

La Dialectique de la durée. Bachelard resserre son analyse sur "l'instant d'émergence de

l'image", pour ignorer la composition de l'oeuvre. Toute sa poético-analyse porte sur la

verticalité temporelle qui émerge d’une image dans l'instant de son retentissement à la

conscience. C'est pour cela que Bachelard délaisse la psychanalyse. Il veut se détacher du

passé de l'image, qui correspond au tropisme du centre, pour s'attacher à sa présence

verticale. Si la psychanalyse peut aider la recherche verticale quand elle sonde les

profondeurs de l'archétype, elle ne peut nous aider quand vient le temps d'aller au pôle

contraire de l'ascension sublimatoire. En plus, Bachelard se rend à l'évidence que la

psychanalyse (surtout freudienne) travaille davantage sur le plan horizontal, dans le passé

personnel du sujet. Nous croyons fermement que Bachelard est conséquent avec sa théorie

de la connaissance qui prône l'oscillation rythmique de l'esprit entre une philosophie du

travail (raison) et une philosophie du repos (imagination). Cette orientation

phénoménologique est !'accomplissement, en esthétique, de ses conclusions sur la

métaphysique temporelle qu'il a esquissée au début de son parcours. La nouveauté de

l'image, c'est la nouveauté de l'instant ou vice versa. La dynamique temporelle semble

correspondre à la dynamique de !'imagination: une dynamique qui structure toute la

connaissance.

158J.-C. PARIENTE, "Présence des images", dans Critique, Paris, no. 200,1964, pp. 5-6.159J. HYPPOLITE, "Gaston Bachelard ou le romantisme de l'intelligence", dans Hommage à GastonBachelard, p. 23.

Page 86: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

2.3.2 Bachelard et Sartre

Pour mieux saisir !,originalité de la phénoménologie bachelardienne, il serait bon de la

comparer avec d'autres phénoménologies. Sartre s'offre comme le meilleur exemple, ayant

lui aussi traité de la phénoménologie de !'imagination dans ses livres L'Imagination160 et

L'Imaginaire161. Nous n'avons pas l'intention de faire une analyse précise de ce qu'est la

phénoménologie en générale, toutefois nous voulons saisir des particularités propres à la

méthode de Bachelard. Nous croyons qu'une mise en perspective de deux philosophes se

réclamant d'une même doctrine permet une analyse qui travaille de l'intérieur. Sartre

présente une bonne possibilité de comparaison, pour la raison déjà mentionnée, mais aussi

parce que ses écrits sont à peu près de la même époque que ceux de Bachelard.

Une comparaison avec Husserl serait vaine, parce que Bachelard ne retient de la

phénoménologie qu'une manière d'aborder les phénomènes, sans adopter toute la

conceptualisation de Husserl et de son école. Cette manière d'aborder les phénomènes est

une démarche qui a pour but de montrer ce que nous enseigne un phénomène en ne dépassant

pas ses limites, mais en regardant uniquement sa nature propre. Bachelard ne peut pas

pratiquer, dans sa poético-analyse, Vépochè -cet éveil à soi et cette distance vis-à-vis des

données empiriques et des apparences au moment de la prise de conscience- parce que sa

démarche est essentiellement subjective. Autre distance en regard de Husserl, il ne pratique

pas le doute radical qui consiste à mettre entre parenthèses les doctrines, théories et principes

que l'on connaît concernant l'objet que la conscience vise. Son rationalisme et surtout sa

philosophie transparaissent toujours dans sa description du phénomène. Nous pourrions

multiplier les exemples qui montrent que Bachelard fait sa propre phénoménologie, or ce ne

serait pas pertinent pour notre recherche.

Commençons notre mise en parallèle par voir comment Sartre considère le problème de

l'image. Sartre nous dit, que l'image n'est pas une chose déposée dans la conscience, mais

160J.-P. SARTRE, L'Imagination, 5e éd., Paris, P.U.F., 1963 (1936).161 J.-P. SARTRE, L'Imaginaire (Psychologique phénoménologique de l'imagination), Paris, N.R.F., 1940.

Page 87: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

"un certain type de conscience".162 II soutient, pour appuyer ses dires, que le problème de la

structure de l'image a toujours été mal posé, parce que la philosophie a tenu l'image: 1- pour

un résidu de la perception, 2- pour un contenu inerte de la conscience, 3- pour décomposable

en éléments de la perception. Tout comme Bachelard, Sartre ne veut plus considérer l'image

comme retenue par un passé, car il désire lui redonner sa fonction de nouveauté et son

dynamisme. Il décrit l'image comme "un acte de la conscience dont l'intentionnalité peut

viser aussi bien un objet imaginaire qu'un objet réel".163 C'est une vision de l'image qui lui

attribue activité et créativité. Il est évident qu'il y a parenté entre nos deux penseurs par

l'exploration qu'ils font de la dynamique et de la nouveauté de l'imagination.

Bachelard est cependant moins radical que Sartre en ce qui regarde la séparation de

!'imagination et de la perception. Il les distingue pour faire ressortir l'originalité de

!'imagination. Cependant un rapport existe entre les deux selon Bachelard. À la différence

de Bergson, il ne fait pas de !׳imagination un substitut de la perception, mais il la considère

comme "l'aventure de la perception". La perception se subordonne en quelque sorte à

!'imagination. Il inverse ainsi la perspective. Nous pouvons dire que Bachelard se situe

entre Bergson et Sartre. L'imagination n'est plus l'esclave de la perception, toutefois un

nouveau rapport s'établit entre les deux où !'imagination doit "éduquer" la perception.164

Il est important de spécifier qu'il y a une différence de démarche entre les philosophes.

Pour Bachelard !'imagination va de soi, il suffit de croire à sa réalité; il ne se sent donc pas le

besoin de justifier sa phénoménologie. Sartre croit aussi que la conscience imageante active

existe, toutefois il veut déterminer dans quelles conditions elle est possible. Cette démarche

s'apparente à celle de Kant, dans La critique de la raison pure, quand il cherche les

conditions de possibilité d'une connaissance par la raison pure. Dans cette perspective

inspirée par la critique kantienne¡, Sartre se pose la question: "...que doit être la conscience en

162J.-P. SARTRE, L'Imagination, p. 162.163F. PIRE, De L'imagination..., p. 155.164Cf. P. QUILLET, Bachelard, Paris, P. Seghers, 1964, coll. "Philosophes de tous les temps" no.13, pp. 117-119.

Page 88: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

général s'il est vrai qu'une constitution d'images doit toujours être possible?"165 II répondra

à cette question en affirmant: "...pour qu'une conscience puisse imaginer, il faut qu'elle ait la

possibilité de poser une thèse d'irréalité."166 Cela signifie que la conscience, pour imaginer,

est obligée de postuler l'existence d'un objet irréel et le donner comme un néant relatif,

comme non perçu. En un sens cette conception rejoint la fonction de l'irréel chez Bachelard.

Ce qui est difficile à comprendre, dans la théorie de Sartre, c'est !'association des

notions "d'objet" et "d'irréel". Cette théorie est tributaire de la thèse de l'intentionnalité

propre aux phénoménologues, qui se sont inspirés de Brentano. C'est que la conscience doit

toujours être conscience de quelque chose. Toute conscience en général doit avoir un objet à

viser, donc la conscience imageante particulière a aussi son objet. Mais comment l'image

produit-elle son objet? Sartre prend l'exemple de l'image de son ami Pierre, qui est absent.

L'objet de cette image n'est pas dans l'image, ni l'image dans la conscience. Cette image est

une certaine manière de viser Pierre comme existant. Or s'il est absent, il n'existe que pour

la conscience imageante. Relativement à la perception, il est donné comme néant, car il ne

perd pas son caractère d'objet. Si le réel c'est le perçu, ce qui est néant relatif par rapport à la

perception, c'est l'irréel: l'image. Par conséquent l'image existe, mais elle a un objet, sinon

elle serait néant absolu. C'est un objet irréel que la conscience doit créer par la spontanéité de

!'imagination.

Sartre s'accorde pour l'essentiel avec Bachelard, cependant il décrit ce que l'image doit

être pour exister, ses conditions de possibilité. Il se consacre principalement à la

conceptualisation de l'image, à son intelligibilité. Bachelard a une démarche qui s'attarde sur

le caractère d'événement et de retentissement qu'a l'image dans la conscience qui l’imagine.

Comme il le dit lui-même, il se situe "au départ de l'image". Sartre est devant l'image, dans

un temps abstrait où se fonde l'image. Sartre régresse de l'image à ses conditions de

possibilité fondatrices. Bachelard progresse de l'image aux états qu'elle provoque, au

virement d'être qu'elle anime. La méthode bachelardienne est fidèle à son projet. La

1 ®5L'Imaginaire, p. 227.166Ibid., p. 232.

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psychanalyse ne donnant pas la valeur d'originalité de l'image, il s'est tourné alors vers la

phénoménologie pour saisir l'image à l'origine de la conscience. Sartre use de la

phénoménologie pour la réflexion qu'elle lui amène dans l'analyse des conditions de

possibilité de l'image. "Il est nécessaire de répéter ici ce qu'on sait depuis Descartes: une

conscience réflexive nous livre des données absolument certaines; l'homme qui, dans un acte

de réflexion prend conscience d'avoir une image ne saurait se tromper."167

Cette méthode auto-réflexive de Sartre réduit l'image à ce qu'elle est pour une

conscience en particulier, cependant elle est incapable de dire ce qu'elle peut être pour une

autre conscience. Elle ne peut pas décrire ce qu'une image produit comme effet sur une autre

conscience, ou rendre compte du pouvoir qu'ont certaines images sur une conscience

étrangère à leurs naissances. C'est précisément ce que Bachelard étudie quand il se place

dans la chaise du lecteur. Il tentera toujours d'explorer l'univers que !'imagination inaugure

(La Poétique de l'espace) et les raisons de l'âme qui l'invitent à habiter cette univers (La

Poétique de la rêverie). En un sens, la création dont parle Sartre est plutôt psychologique,

parce qu'elle ne tire son originalité que du mode de conscience selon lequel elle est donnée.

Quand Bachelard parle de création, il la décrit également au niveau ontologique. En plus de

considérer la spontanéité de la conscience imageante comme Sartre le fait, Bachelard

approfondit en plus l'univers qui en résulte. L'imagination ne fait pas que redoubler du réel

perçu, elle multiplie et augmente le réel.

Sartre, en ne se concentrant qu'au niveau de la réflexion sur l'image, laisse de côté

l'affectivité. En isolant ainsi l'essence de l'imaginaire, on perd sa vie et la dynamique

donnée par l'adhésion du rêveur. Sartre a beaucoup de difficulté à conceptualiser la

confiance accordée aux images. Nous sommes d'ailleurs en accord avec ce qu'affirme sur le

sujet J.-C. Pariente: "C'est que dans l'ensemble Sartre continue malgré tout à traiter la

perception comme le centre de référence de !'imagination, c'est que l'image reste au fond le

substitut d'une perception irréalisable".168 C'est que, dans la conscience imageante, l'image

167J.-P. SARTRE, L'Imaginaire, p. 13.168J.-C. PARIENTE, "Présence des images", p. 7.

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n'est irréelle que par rapport à la perception actuelle, or elle reste la réduplication d'un objet

réel. En voulant séparer l'imagination de la perception, pour établir son autonomie sans

restituer de nouveau rapport entre les deux, Sartre voit la perception resurgir et rester

donatrice de l'objet imaginé. L'originalité de Bachelard est de donner une véritable réalité à

!'imagination et surtout à l'univers qu'elle constitue. L'univers de !'imagination a un être

propre, ce n'est pas un néant relatif et Bachelard, par la méthode phénoménologique, a voulu

démontrer toute son originalité. "L'exigence Phénoménologique à l'égard des images

poétiques est d'ailleurs simple: elle revient à mettre l’accent sur leur vertu d’origine, à saisir

l'être même de leur originalité et à bénéficier ainsi de l'insigne productivité psychique qui est

celle de l'imagination."169

2.3.3 La Nouveauté ontologique du sujet imaginant

Certes la phénoménologie bachelardienne saisit l'originalité des images, toutefois ce

qui la caractérise le plus, c'est l'accent qui est mis sur le retentissement qu'elle a sur le sujet.

Plus qu'à une simple esthétique, Bachelard philosophe nous invite à une prise de conscience

des forces de l'imaginaire. L'imagination n'est pas seulement une source de divertissement,

elle change l’être du sujet qui y adhère pleinement. Il faut nous rappeler que dans sa

philosophie il y a une interaction très étroite entre le sujet et la connaissance. "Toute

connaissance modifie le sujet connaissant."170 La prise de conscience de l'importance de

!'imagination ne peut faire autrement que d'influencer le sujet. Un sujet ouvert aux réalités

de l'imaginaire, qui retourne son regard sur la science, ne peut plus la considérer de la même

façon. Pour notre philosophe la tension est toujours présente entre raison et imagination. La

science contemporaine doit toujours éviter les précipices que lui offre l'image. Mais l'esprit a

besoin du dynamisme de !'imagination pour accomplir toutes ses tâches. Pour Bachelard

l'humain imagine d'abord et ensuite il conceptualise. L'être du bonheur, l'unité tant

recherchée par le sage qui permet à l'homme de s'acquitter de ses recherches de raison, est à

169G. BACHELARD, La Poétique delà rêverie, p. 2.170V. THERRIEN, La Révolution..., p. 327.

Page 91: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

chercher dans !'imagination. Et c'est dans cette optique que la phénoménologie

bachelardienne s'attachera à la valeur ontologique des images, c'est ce qui confère à ses

études le titre de métaphysique de !'imagination. Bachelard contribue indéniablement à une

ontologie du bien-être: "la rêverie nous apprend que l'essence de l'être, c'est le bien-être".171

Le philosophe nous convie, en quelque sorte, à une initiation à saveur mystique, qui a

pour but de faire accéder à un autre niveau de conscience à travers la verticalité du

mouvement de l'esprit donné par !'imagination. D'ailleurs le thème central de son dernier

livre, La Flamme d'une chandelle, est celui du rêveur solitaire qui médite sur la verticalité de

la flamme. "Le mouvement de l'esprit est comme celui du feu, écrit Claude de Saint-Martin,

il se fait en ascension."172 Cette ascension spirituelle, Bachelard la caractérise par une saisie

du moi par le moi, c'est au fond un Cogito: le Cogito du rêveur. Ce n'est pas du tout un

Cogito du type cartésien caractérisé par une exigence intellectuelle, qui ne laisse que pour

elle-même une pensée dénudée se regardant penser. Le Cogito du rêveur est peu exigeant;

c'est une conscience modeste qui se contente de vivre dans la société des images, pour y

puiser le bien-être. "Prise de conscience sans tension dans un Cogito facile donnant des

certitudes d'être à l'occasion d'une image qui plaît..."173 Ce Cogito se niche dans la zone si

chère à Bachelard où se chevauchent conscience et inconscience. C'est au sein de ce lieu

charnière qu'il rencontre son unité ontologique et ce qui importait pour lui: "Trouver un point

de conscience situé exactement à mi-chemin entre l'inconscient nocturne et la conscience en

pleine lumière".174 La philosophie du repos trouve dans le Cogito du rêveur ce qu'elle

appelait dans La Dialectique de la durée. Bachelard découvre sur le tard de sa vie le Cogito

du rêveur, il trouve son rythme à la fin de ses jours. Il est allé d'un extrême à l'autre du

balancier: d'une objectivité ardente saisie dans son travail incisif à une subjectivité tranquille

accueillie dans le repos de l'âme.

171La Poétique de la rêverie, p. 166.172G. BACHELARD, La Flamme d'une chandelle, 6e éd., Paris, P.U.F., 1980 (1961), p. 62.173G. BACHELARD, La Poétique delà rêverie, p. 130.174G. POULET, "Bachelard et la conscience de soi", dans Revue de métaphysique et de morale, no. 1, LXX, 1965, p. 16.

Page 92: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Il ne faudrait pas croire que, à l'approche de sa mort, il ait voulu réunir ses deux

amours dans une belle synthèse. Bien au contraire, il multiplie les mises en garde. Dans La

Poétique de la rêverie, il nous dit:

Ce n'est pas moi qui tenterais d'affaiblir par des transactions confusionnelles la nette polarité de l'intellect et de l'imagination... Quand le concept a pris son essentielle activité... Quelle mollesse -quelle féminité!- il y aurait à se servir d'images... Ce n'est pas moi non plus qui disant mon amour fidèle pour les images, les étudierais à grand renfort de concepts.175

Le mot à retenir dans cette citation, c'est féminité. Pour exprimer cette bivalence de

l'esprit humain, Bachelard fera un autre emprunt à Jung, ce qui confirme les liens qui se

tissent entre sa phénoménologie et sa psychanalyse. Il adhère à l'idée d'androgynie du

psychisme explorée par la psychologie des profondeurs: "De toutes les écoles de la

psychanalyse contemporaine, c'est celle de C. G. Jung qui a le plus clairement montré que le

psychisme humain est, en sa primitivité, androgyne".176 177 Selon Jung, une dualité profonde

existe dans la psyché humaine. Une dualité qui s’exprime sous le double signe d'un animus

et d'un animai7 Résumons très sommairement, en disant que tout humain masculin ou

féminin est doté d'un psychisme androgyne; Y animus faisant appel à la rationalité, à la

science, au désir d'objectivité, à la "masculinité" de l'esprit; Y anima faisant référence à

!'imagination, à la créativité, à la rêverie, à la "féminité" de l'esprit. Même si nous pouvons

critiquer ce que Bachelard fait de cette théorie de Jung, il importe de retenir qu'il y trouve une

solution à ses propres convictions sur la polarité du psychisme.

Quand Bachelard fait sa phénoménologie de la rêverie, il fait, en terme jungien, une

phénoménologie de Y anima. Il a eu besoin de toute une vie pour aller jusqu'à la source de

son anima, sa conscience rationnelle étant difficile à mettre à distance. Mais son penchant

pour !'imagination ne l'a pas trompé, il y trouva la source dynamique de tout le psychisme, le

repos qui permet de prendre des énergies, pour ensuite retourner dans l'exercice en société

fortement marqué par le masculin du psychisme. Cette référence à Y anima et Y animus

175Op. eit, pp. 45-46.176La Poétique de la rêverie, p. 50.177Cf. notamment: Le moi et l'inconscient, chapitre "L'anima et !,animus".

Page 93: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

jungien exprime assez justement la conception que se fait Bachelard d'une science faite de

ruptures, d'obstacles et de révolutions et d'une poésie qui est repos, adhésion et spiritualité.

Avec la théorie du psychisme androgyne, il a trouvé une parenté de pensée qui le confirma

dans ses positions.

Même si Bachelard différencie clairement la conscience imageante et la conscience

rationnelle, le moi n'est pas pour autant éparpillé dans un fouillis héraclitéen. "Leur

antinomie radicale les rend complémentaires; ils se répondent négativement dans une espèce

de géométrie d'inversion."178 179 Cette tension permet aux deux versants de l'esprit, dans un

même objectif, d'ouvrir l'homme à un au-delà de lui-même, de l'ouvrir au monde, de

constituer un monde. La théorie de la connaissance bachelardienne, qui considère

!'imagination comme fonction dynamique de la connaissance, est en lien avec une nouvelle

conscience d'être au monde, que Bachelard n'a pas manqué de saisir dans l'éclosion qui avait

lieu au début du siècle. Ainsi la connaissance n'est pas une vision, mais un mouvement pour

voir. Ce qui vient d'être démontré confirme que c'est plus une méthode de connaissance

qu'une théorie de la connaissance qui caractérise ses travaux, une réelle pédagogie ancrée

dans une éthique et un nouvel humanisme, qu'il nous faudra étudier dans le prochain

chapitre.

L'imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l'esprit nouveau; elle ouvre les yeux qui ont des types nouveaux de vision. Elle verra si elle a "des visions". Elle aura des visions si elle s'éduque avec des rêveries avant de s'éduquer avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries. Comme le dit d'Annunzio: "Les événements les plus riches arrivent en nous bien avant que l’âme s'en aperçoive. Et, quand nous commençons à ouvrir les yeux sur le visible, déjà nous étions depuis longtemps adhérent à l'invisible."(Contemplation de la mort)S 79

178F. DAGOGNET, "M. Gaston Bachelard, philosophe de l'imagination", dans Revue internationale de philosophie, Bruxelles, no. 51, XIV, 1960, p. 35.179G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 24.

Page 94: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

2.4 Retour

Comme nous l'avons fait au premier chapitre, nous proposons de résumer de façon

succincte les points principaux qui ont été traités dans ce chapitre. Cet exercice nous

permettra de resserrer l'analyse, pour ensuite la relancer et mieux aborder le dernier chapitre

de notre mémoire.

Nous avons commencé par étudier la perspective annulée face à !'imagination, qui

caractérise la période où Bachelard use de la psychanalyse en épistémologie comme catharsis.

Il cherche les obstacles épistémologiques produits par la subjectivité et qui empêchent

l'objectivité. Nous avons appris que la méthode bachelardienne travaille dans les zones

intermédiaires où la conscience et l'inconscience sont entremêlées, ce qui le différenciera de

la psychanalyse et teintera sa philosophie. Nous avons montré que, dans son épistémologie,

il puise à la source de disciplines du XVIIième et XVIIIième siècles. Il y trouve ces contre-

vérités que sont les obstacles épistémologiques. L'utilisation de la psychanalyse et sa

métaphysique temporelle vont teinter sa découverte des embûches de l'objectivité et l'orienter

indirectement vers une ouverture face à !'imagination. Il a également été question de la

positivité de !'imagination qui est accrue dans La Psychanalyse de feu. Nous y avons

constaté que l'image est vaine en science, mais que !'imagination est désormais reconnue

comme fonction authentique du psychisme et de la connaissance. Bachelard plonge alors

dans les limites de la subjectivité parce qu'il y voit la genèse de toute pensée.

Dans la perspective déterministe qu'il développe face à !'imagination, nous avons vu

que Bachelard aura une attitude ambiguë envers la psychanalyse. Pour lui la psychanalyse

freudienne est déterministe, dans ses études sur !'imagination, parce qu'elle est trop

réductrice. La réduction est bonne pour la recherche des erreurs de l'objectivité, cependant

elle élimine la nouveauté de l’image. Bachelard sonde !'imagination créatrice, la production

des images plutôt que ses causes. Mais il inaugure un nouveau déterminisme avec la notion

d'imagination matérielle. Nous avons appris qu'une image naît d'un désir de connaissance;

qu'elle s'incarne dans une substance; qu'elle est animée par un devenir qui est lié au

Page 95: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

dynamisme de la connaissance en général, caractéristique distincte de !'imagination. La

dernière phase de l'image, c'est la sublimation, qui est la fin même de !'imagination. Il a

également été question de la cohérence des images qui se fait par une image nourricière dans

l'étape d'animation. Nous nous sommes butés à un paradoxe: c'est la psychanalyse qui sert

à Bachelard pour contrer son déterminisme, en l'aidant à instituer un nouveau déterminisme

avec l'imagination matérielle et la loi des quatre éléments, qui classent les âmes poétiques

selon leurs matières exclusives. L'élément est ici un inducteur de rêveries, or il reste quand

même déterminant. Il a été aussi question du fait que Bachelard érige une contre-

psychanalyse, qui s'attarde davantage à l'avenir de l'image qu'à son passé, qui, au lieu

d'éliminer les images des conceptions scientifiques, cherche à dépouiller la subjectivité du

trop plein d'objectivité.

Nous avons vu que son éloignement de Freud le rapproche de Jung. Bachelard se

retrouve chez Jung dans les notions d'inconscient collectif et d'archétype. Également, il se

retrouve dans la critique de la sublimation freudienne que fait Jung. Tous deux la

considèrent comme un désir de dépassement de la réalité, un désir d'exubérance de l'être. Ce

reconnaissant pareillement dans la notion jungienne de légitimité de l'irrationnel, Bachelard

met au jour la fonction de l'irréel comme garante de l'équilibre psychique. Ils s'entendent

également sur le fait que la causalité n'épuise pas l'image et que !'imagination s'identifie au

devenir du psychisme. Nous avons vu qu'en tentant de s'éloigner du déterminisme de la

psychanalyse, Bachelard fait ressortir le caractère propre du dynamisme de !'imagination, qui

est très proche du temps vertical et de la spiritualisation temporelle de l'esprit à la base de sa

gnoséologie. Cette dynamique, il l'appréhende dans L'Air et les songes. Les images sont

dynamiques parce qu'elle sont originelles et premières, mais elles le sont aussi comme

inductrices. Le problème gnoséologique de !'imagination émane de cette constatation du

dynamisme psychique identifié à l'imaginaire: l'image n'est pas la pensée, mais c'est

!'imagination qui donne le dynamisme à la pensée.

Page 96: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Le dynamisme de !,imagination se trouvant dans l'activité subjective du sujet, nous

avons vu que Bachelard use de la phénoménologie pour répondre à cette exigence de

nouveauté de l'image. Cette période correspond à la perspective émerveillée face à

!'imagination. Sa méthode consiste à placer le sujet en présence de l'image, au moment de

son émergence. L'exigence gnoséologique de Bachelard, qui exprime la tension entre raison

et imagination, est confirmée par le fait que les méthodes de l’épistémologie et de

métaphysique de !'imagination sont diamétralement opposées. Nous avons fait ressortir le

fait que la verticalité temporelle est de plus en plus assumée par le philosophe. Par la

phénoménologie, Bachelard s'attarde davantage sur la fonction de !'imagination plutôt que

sur son principe causal. Cette fonction, il la retrouve dans la notion de sublimation pure qui

donne la nouveauté de l'image à travers la disposition du sujet à la naïveté et à

l'émerveillement. Nous avons vu que la poético-analyse est la méthode proposée par

Bachelard pour mettre en valeur l'émergence de l'image poétique dans la conscience. Cette

méthode travaille dans la zone du psychisme où conscient et inconscient ne sont pas

nettement distingués. C'est à partir de ce lieu charnière qu'il étudiera !'imagination du lecteur

plutôt que la biographie de l'auteur. La poético-analyse est étroitement liée à sa nouvelle

conception du temps qui valorise l'instant, en s'occupant de la verticalité temporelle

émergeant d'une image dans l'instant du retentissement.

En comparant Sartre et Bachelard, nous avons pu établir certains parallèles et aussi des

différences. Les deux se rejoignent sur une conception de l'image comme un type de

conscience, plutôt que comme une chose. Ils reconnaissent également la dynamique de

!'imagination et sa nouveauté. Comme différence, nous avons établi qu'il y a le lien entre

imagination et perception. Sartre les sépare pour donner à !'imagination son autonomie.

Bachelard ne subordonne plus !'imagination à la perception, mais il instaure un autre rapport

qui inverse l'optique: c'est la perception qui est tributaire de !'imagination. Autre différence,

nous avons vu que Sartre veut fonder, par la réflexion, les conditions de possibilité de

!'imagination, il tente ainsi de conceptualiser l'image. Bachelard se penche plutôt sur le

Page 97: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

caractère d'événement de l'image dans le sujet. Nous avons constaté que la méthode de

Sartre laisse de côté l'affection et isole l'essence de l'imaginaire, ce qui lui fait perdre sa

dynamique. Nous avons vu que l'originalité de Bachelard est de donner la véritable réalité de

l'image et de l'univers qu’elle institue.

Nous nous sommes également attardés sur le changement d'être qui est mis au jour par

la phénoménologie de Bachelard. La métaphysique de !'imagination, par la phénoménologie,

s'attache à la valeur ontologique des images qui redressent l'esprit dans sa verticalité

spirituelle. Nous avons traité, par la suite, du Cogito du rêveur qui se niche à la jonction du

conscient et de l'inconscient, lieu de la philosophie du repos. Il a également été question de

l'idée jungienne d'androgynie du psychique que Bachelard adoptera dans sa

phénoménologie. La théorie de l'anima et de Vanimus confirme Bachelard dans sa vision

d'un psychisme bivalent tirant la dynamique de la connaissance de !'imagination. Nous

avons complété par le fait que la théorie de la connaissance bachelardienne est tirée d'une

nouvelle conscience de !'imagination.

Pour terminer, nous voudrions revenir sur la contradiction mise au jour dans ce travail.

Comme nous l'avons fait remarquer, une contradiction semble courir tout au long de la

philosophie bachelardienne entre contenu concret et thèse métaphysique. Il est important de

rappeler que notre propos veut éviter toute forme de nivellement de la pensée de Bachelard,

qui prétendrait que ses deux versant sont deux niveaux d'analyse différents n'impliquant

aucune contradiction, soit le contexte de justification et le contexte de découverte. Comment

peut-on prêter à Bachelard une pensée aussi aplanie qui élimine toute forme de tension et

donc de dynamisme? Bachelard, autant dans sa pensée temporelle que dans ses études sur

!'imagination, s'avère réaliser un saut métaphysique. Dans son passage de la psychanalyse à

la phénoménologie pour étudier !'imagination, Bachelard accomplit cette soudaine

bifurcation. Cette contradiction semble provenir de l'exigence épistémologique de Bachelard

de traiter le complexe abstait-concret et de ne pas préférer l'optique réaliste à l'optique

idéaliste. Cette contradiction, nous croyons surtout qu'elle découle d'une exigence de l'esprit

Page 98: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

97

basée sur le rythme de la sagesse, démontré par Bachelard, entre philosophie du travail et

philosophie du repos. Cette exigence, comme nous le devinons, n'est pas facile à traduire

dans une théorie de la connaissance qui s'exprimerait dans un système homogène. Or

Bachelard offre une méthode de connaissance qui propose de tenir compte de la diversité de

l’esprit, une pédagogie nouvelle qui répond à l'intégralité de l'esprit et qui tient compte du

problème gnoséologique de !'imagination.

Page 99: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Chapitre 3. Vers une pédagogie du nouvel humanisme.

3.1 L'enseignant

Bachelard veut répondre à un problème contemporain de la pédagogie: comment faire

pour ne pas sacrifier la raison à l'imaginaire et l'imaginaire à la raison, comment trouver

l'équilibre entre le connu et l'imaginaire au coeur d'une pensée pédagogique ? Il semble bien

que notre bon Champenois puisse nous apporter quelques réponses. Car si notre recherche

sur la fonction imaginante du sujet humain et connaissant chez Bachelard n'a pu aboutir à une

théorie de la connaissance qui s'expliciterait en système, nous avons découvert que la pensée

"gnoséologique" de Bachelard s'oriente autour d'une pédagogie très particulière. Sa

pédagogie veut répondre à l'exigence d'équilibre: il faut "que les enfants, adolescents [et

même les adultes] puissent comprendre le monde le plus complexe et insaisissable dans

lequel ils [vivent], et en même temps être capables de respirer en dehors des contraintes

asservissantes des techniques et technocraties".180 Le problème gnoséologique de

!'imagination se trouve ainsi résumé en une question: comment fonder les principes d'une

pédagogie triomphante de la raison en n'éliminant pas les puissances de !'imagination qui

maintiennent en nous l'enfance?

Cette question nous amène à la thématique de l'enfance dont nous avons déjà fait

mention dans le second chapitre. Le thème de l'enfance semble être au coeur de toute la

pensée bachelardienne, autant en épistémologie qu'en phénoménologie de !'imagination. Il

nous faut spécifier que Bachelard n'a pas enseigné qu'à l’université. Il fut professeur de

sciences au collège de sa ville natale à Bar-sur-Aube, où il enseigna également la philosophie

et la littérature. C'est au contact de ses jeunes étudiants qu'il a pu observer la ténacité des

fameux obstacles épistémologiques. Il a su observer la psychologie profonde qui habitait

l'enfance, et c’est de ce contact privilégié qu'a émergé toute sa philosophie. Lui-même a

180G. JEAN, Bachelardl'enfance et la pédagogie, Paris, Scarabée, 1983, coil. "Pédagogiesnouvelles", p. 14.

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avoué "à son maître Brunschvicg qui s'étonnait un jour de ce que ses ouvrages

d'épistémologie comportaient tant de pages consacrées à l'enseignement des sciences: "c'est

sans doute, répondit Bachelard, queje suis d'avantage professeur que philosophe".181

L'enfance est au coeur de la pensée de Bachelard, d'un côté comme de l'autre de sa

pensée elle demeure une référence. Chez Bachelard, l'enfance et l'imagination vont de pairs.

Quand il traite des obstacles de la pensée scientifique, il veut témoigner de la permanence de

la mentalité enfantine chez les savants. Or quand il élabore sa métaphysique de

!'imagination, il veut proclamer la fabuleuse richesse de rêveries et d'images qui gît dans la

permanence d'enfance de chaque être. Il y a là, sans aucun doute, une cohérence dans sa

double démarche qui "réside dans la constatation que pour mieux conserver les pouvoirs de

la rêverie d'enfance, il convient de ne pas infantiliser la raison".182 C'est que Bachelard veut

éduquer l'enfance en nous, pour qu'elle combatte une part d'elle-même, tout en la gardant

comme un jardin secret. Nous discernons encore que Bachelard ne veut pas privilégier la

raison plus que !'imagination et qu'il a trouvé, dans l'enfance, un lieu de convergence où

l'on peut saisir la totalité de l'esprit et surtout le former.

Même après avoir démontré la cohérence qui se trouve dans le thème de l'enfance,

nous pourrions continuer à objecter que Bachelard instaure, à la suite d'une pensée bivalente,

une double pédagogie: pédagogie de la raison puis pédagogie de !'imagination. Mais nous

croyons fermement que ces deux pédagogies ne sont que les expressions différentes d'une

même pédagogie de l'esprit qui exige l'intégralité. Pour confirmer ce que nous avançons, il

est intéressant de constater que dès L'Intuition de l'instant, où Bachelard traite d'une

solidarité entre raison et imagination dans la saisie commune mais différente de l'instant, il

est question de la possibilité d'une "pédagogie du discontinu".183 C'est dire comment sa

double démarche, qui prend naissance dans une nouvelle conception du temps, devait

inévitablement aboutir à une pédagogie.

181J.-C. MARGOLIN, Bachelard, p. 110.182G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 16.183L'Intuition de l'instant, p. 56.

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Bachelard a la ferme conviction que l'enseignement accomplit la pensée, que "la voie

de l'enseignement reste une voie de pensée toujours effective." Il est indéniable que la

pensée de Bachelard a son foyer dans l'enseignement. C'est avec ses nombreux élèves,

autant les lycéens que les universitaires, qu'il affûta sa grande acuité psychologique et qu’il

élabora toute sa philosophie. À preuve, les innombrables témoignages d'anciens élèves qui

attestent à la fois de l'homogénéité entre ses cours et les livres qu'il publia et de ce constant

bonheur qui anima le philosophe. Citons un de ces témoignages qui exprime à merveille

cette assertion: "Et je crois bien que si nous devenions particulièrement attentif à de tels

moments c'est que nous nous sentions les témoins d'une philosophie qui s'invente en

s'enseignant."184 Cette théorie, qui s'affine dans la pratique, n'est pas sans rappeler ce que

Bachelard lui-même nous enseigne en épistémologie. En effet, selon lui l'instrument de

mesure finit toujours par être une théorie. C'est pourquoi, chez Bachelard, il n'y a pas un

système clos qui s'afficherait comme une théorie a priori de la connaissance, mais on y

découvre plutôt une méthode de connaissance, une pédagogie. "La méthode au fond c'est la

doctrine en croissance."185 D'ailleurs, pour exprimer sa pensée, Bachelard use d'une

méthode discursive qui est très peu favorable à la présentation d'une pensée en système.

Cette méthode se retrouve dans les deux versants de sa philosophie. Elle est très éloignée

d'une diseursivité qui serait linéaire et démonstrative. Sa discursivité est plutôt "une

organisation en étoile de l'analyse, une organisation centrée qui s'éloigne de divers côtés de

son point de départ pour ensuite y revenir".186 Nous comprenons dès lors pourquoi il serait

vain de systématiser une telle architectonique.

184L GUILLERMIT, "Bachelard ou l'enseignement du bonheur", dans Annales de l'université de Paris, no. 1, XXXIII, 1963, p. 44.185J. LACROIX, "Pédagogie de la raison", dans Le Monde, Paris, 27-28 Mars 1949, p. 3.186G.-G. GRANGER, "Janus Bifrons", dans Revue intrenatinaie de philosophie, no. 150, XXXVIII, 1984, p. 270.

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3.2 Un nouvel humanisme

La pédagogie de Bachelard est donc très profondément ancrée dans sa pratique

d’enseignant. Cette pratique de l'enseignement l'a conduit à définir les bases d'un nouvel

humanisme et d'une presque morale. Je dis presque morale parce qu'il n'a pas écrit de texte

explicitement sur le sujet, cependant beaucoup de remarques pertinentes à saveur éthique

jalonnent son oeuvre. Bachelard chante ses deux bonheurs et essaie de les propager. Nous

retrouvons, à travers ce lien entre la pédagogie et la morale, le même souci de traiter le

complexe abstrait-concret qui traverse toutes ses recherches. La pédagogie de Bachelard peut

être considérée comme la morale appliquée de sa pensée. Pour montrer l'imbrication

profonde de son humanisme et de sa pédagogie, citons l'un de ses plus célèbres passages:

...l'école continue tout au long d'une vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n'y a de sciences que par une école permanente. C'est cette école que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront inversés: la société sera faite pour l'école et non pas l'école pour la société.187

Cet idéal bachelardien atteste que l'école et l'enseignement sont, pour lui, la plus belle

démonstration de l'humain dans ce qu'il a de plus digne. À l'école, l'humain se retrouve

dans un lieu où peut s'exprimer son essence propre, qui est le désir de connaissance. La

finalité de la société n'est plus l'économie ou la technique, mais l'école même, la

connaissance. Il y a chez Bachelard un grand désir téléologique. Pour lui c'est la finalité qui

donne le mouvement, c'est elle qui donne le dynamisme. Or la fin de la société étant l'école,

c'est elle qui en est le dynamisme.188 Ce concept d'éducation permanente semble assez

éloigné de ce que nous entendons aujourd'hui par ce mot. Bachelard nous enseigne que

l'humain est constamment en situation d'apprentissage. À travers cette utopie, il conçoit une

société qui serait une école, une école dans laquelle le maître et l’élève s'échangeraient leurs

rôles à l'intérieur de leurs recherches mutuelles. Car pour lui, "rester écolier doit être le voeu

187La Formation de l'esprit scientifique, p. 252.188Il est frappant de constater comment cette conception de la connaissance comme étant poussée par un désir téléologique nous rappellent Aristote. Même si Bachelard ne s'y réfère que très rarement, il serait intéressant d'aller voir jusqu'où il pourrait y avoir une influence.

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102

secret d'un maître".189 La dynamique de la connaissance exige une inversion de la

dialectique du maître et du disciple, ce qui donne à réfléchir sur nos institutions actuelles.

Mais c'est un point qu'il nous faudra étudier un peu plus loin. Ce qu'il nous faut retenir,

c'est que cette utopie bachelardienne, qui a du reste maintes fois été critiquée, témoigne à

quel point sa pédagogie est intimement liée à un nouvel humanisme.

Le nouvel humanisme de Bachelard est très inspiré des bouleversements qui ont lieu au

début du siècle. Un nouveau regard se porte alors sur l'humanité, tout d'abord réveillé par la

physico-mathématique et confirmé ensuite par la psychanalyse, qui témoignait de

l'importance de l'inconscient et de !'interaction qu'il opère avec le conscient. Comme nous

avons vu, Bachelard est non seulement un témoin privilégié de ces nouvelles doctrines, il est

également un acteur de premier plan dans le bouillonnement de pensées qu'elles

provoquèrent. Bachelard en arrive à la conclusion que le développement prodigieux de la

science et de la technologie peut constituer un danger s'il n'est pas redoublé par les facultés

d'émerveillement et de contemplation qui vivent dans le coeur de l'homme. Quand nous

regardons nos sociétés contemporaines "hyper-technicisées" auxquelles nous reprochons

souvent de ne pas être assez humaines, il serait peut-être important de revenir aux

enseignements de Bachelard sur l'importance de !'imagination comme faculté humanisante

par excellence.

Bachelard, plus que quiconque, a voulu faire ressortir le vent de nouveauté qui

soufflait au début du siècle. Il a insisté sur la nouvelle atmosphère intellectuelle et culturelle

qui prenait naissance alors, signifiant que depuis "nous vivons à l’intérieur de cadres

transformés qui atteignent à sa périphérie notre sensibilité et qui modifient nos structures

permettant l'exploration du monde, et donc qu'un nouvel humanisme se lève, lui-même gage

d'une nouvelle définition de l'homme."190 L'humain doit s'adapter au changement de

rythme qui caractérise le xxième siècle. Un changement de rythme qui veut dire changement

189Le Rationalisme appliqué, 5e éd.,Paris, P.U.F., 1975 (1949), coll. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 12.190V. THERRIEN, La Révolution..., p.119.

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de connaissance, étant établie la correspondance du temps et de la connaissance. L'humain

contemporain ne se contente plus de donner ordre et forme au chaos (Homo faber) en

fabricant ses outils, il crée ses matières selon ses désirs, tablant sur les probabilités, les

risques et l'avenir (Homo aleator). Bachelard, nous l'avons vu, fonde sa théorie de la

connaissance sur une nouvelle conception du temps qui privilégie l'instant. Un instant

tourné vers l'avenir et la liberté. Cette conception du temps est la parfaite représentation de

l’optimisme qui régnait au début du siècle, mais qui, nous devons l'avouer, s'est

dangereusement effrité.

Bachelard trouve que la définition de l'humain comme "animal raisonnable" s'attache

trop à un passé d'érudition et ne donne pas ce qu'est sa véritable essence. L'humain se

définit plutôt par sa liberté, sa créativité spécifique et par !'imagination, faculté de la création

et de la libération. C'est la culture qui vient définir la véritable essence de l'humain:

"L'homme est homme par sa culture, sa nature c'est de pouvoir sortir de la nature par la

culture, de pouvoir donner, en lui et hors de lui, la réalité à la facticité."191 ; "On doit définir

un homme par l'ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l'humaine condition".192

La culture devient ainsi la nouvelle nature de l'homme. Nous comprenons pourquoi

!'imagination prend la vedette dans cet humanisme. Bachelard veut donner à l'homme

l'horizon de ses possibilités et il désapprouvera tout ce qui le retient dans les instincts et le

passé. Pour lui, l'homme contemporain doit développer sa raison critique et remettre

constamment en question la structuration de sa pensée, vers un dépassement de soi. Comme

Einstein et Freud, il tente de libérer la raison. Il réussit en déliant !'imagination du joug de la

raison. En séparant les deux facultés, Bachelard leur redonne la tension nécessaire à leur

dynamisme. Tant qu'elle lui était soumise, !'imagination ne pouvait pas apporter à la raison

l'ouverture nécessaire à son plein épanouissement.

Comme nous avons pu le comprendre, la culture dont nous parle Bachelard n'est pas

celle correspondant à de l'érudition et à de !'accumulation de savoir tournée vers le passé,

191G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, p. 32.192G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 23.

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mais celle regardant vers l'avenir et la prospective, qui est la compréhension du passé

appliquée à l'invention de l'avenir. Comme il le dit si bien :"L'idée doit avoir plus qu’une

preuve d'existence, elle doit avoir un destin."193; "L'idée n'est pas un résumé, elle est plutôt

un programme. L'âge d'or des idées n'est pas derrière l'homme, il est devant".194 Pour

Bachelard le destin de l'homme et celui de ses pensées sont intimement liées. Et c'est à

travers ce destin commun que l'importance de !'imagination prend tout son sens. Il est

essentiel à l'humain contemporain de faire passer !'imagination de l'état de faculté à l'état de

vertu morale. L'avenir est à inventer!

Bachelard cherche au fond à démontrer ce qu'Aristote a lui aussi cherché à exprimer: la

soif de connaissance qui habite en l'homme. La connaissance est, en elle-même, une vertu

pratique, comprendre est un but en soi et un absolu pour l'homme. Pour Bachelard le

mouvement de la connaissance n'est pas seulement un moyen, mais il est avant tout une fin,

qui ne s'arrête cependant jamais. L'humain est connaissance.

Il faudra bien se rendre à l'évidence et reconnaître que l'homme a un destin de connaissance. Il est vraiment l'être "qui respire l'intelligence". Ce destin de connaissance ne saurait avoir de terme. L'histoire des efforts scientifiques le prouve assez. Les problèmes les plus beaux se posent au sommet de la culture. Connaître ne peut qu'éveiller un seul désir: connaître davantage, connaître mieux. Le passé de la culture a pour véritable fonction de préparer un avenir de culture.195

La finalité de la connaissance s'acquiert par le travail. Bachelard veut exorciser la

vision tragique de l'aliénation de l'homme par le travail. À l'heure de la cybernétique et du

multimédias, l'accent est mis sur la fonctionnalité et la finalité des êtres. Tout autour de

l'humain aspire à fonctionner, à s'achever. L'humain aussi désire s'achever. La seule

manière d'y arriver, c'est en sortant de lui-même, en achevant autre chose par le travail. Le

travail fait éprouver à l'humain sa grandeur et sa puissance créatrice. Le travail de la

connaissance permet à l'humain de s'achever et de se libérer en créant un monde nouveau.

193La Formation de l'esprit scientifique, p. 11.194Le Rationalisme appliqué, p. 212.195G. BACHELARD, L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, 2e éd., Paris, P.U.F.,1965 (1951), coil. "Bibliothèque de philosophie contemporaine", p. 223.

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Quand Bachelard parle de raison et d'imagination, il veut démontrer l'activité qui les

caractérise.

Monsieur G. Canguilhem a découvert une sourde osmose entre les deux versants

bachelardiens, qui se situe vers 1948-1949, quand Bachelard publie successivement La terre

et la rêverie de la volonté( 1948) et Le Rationalisme appliquée (1949): dans cette période "la

pensée de Gaston Bachelard paraît avoir joué avec les concepts de dialectique et de travail

pour leur découvrir, dans l'échange des rôles, une fonction philosophique commune".196

Bachelard, en effet, loue les "travailleurs de la preuve" dans leur dur labeur au sein de la cité

scientifique. Or il exalte tout autant l'effort d'une imagination tonifiante et énergique qui

vivifie l'âme qui la pratique. Bachelard s'élèvera toujours contre une imagination qui

"rêvasse", car il nous affirme: "Une conscience qui diminue, une conscience qui s'endort,

une conscience qui rêvasse n'est déjà plus une conscience".197 Bachelard s'intéresse à la

rêverie active et à la raison qui se construit sans cesse. "Dans son oeuvre, le "travail"

constitue un foyer, la valeur primordiale."198 Nous retrouvons, dans cette idée de

philosophie "commune" représentée par le travail, ce que nous affirmions sur la dynamique

de la raison identifiée à la dynamique de !'imagination dans le psychisme humain, car comme

le dit F. Dagognet: "...ce labeur constant de recommencement, de reconstitution que suscite

la science actuelle équivaut, mutatis mutandis, au dynamisme incessant d'une imagination

alerte qu'exige la poésie toujours neuve".199 On comprend encore mieux ses réticences face

à l'intuition bergsonienne. Pour Bachelard le temps n'est réellement appréhendable que par

l'activité du sujet connaissant. Il n'est pas difficile d'affirmer, à la suite de ce qui vient

d'être démontré, que la pédagogie de Bachelard est une pédagogie du travail.

196G. CANGUILHEM, "Gaston Bachelard et les Philosophes", dans Sciences, no. 24, mars-avril 1963, p. 9.197La Poétique de la rêverie, p. 5.198F. DAGOGNET, Gaston Bachelard, sa vie, son oeuvre, avec un exposé de sa philosophie, Paris,P.U.F., 1965, coll. "Philosophiques", p.54.199/6/d., p. 55.

Page 107: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

3.3 La double catharsis ou la pédagogie du contre

Par sa pédagogie, Bachelard veut montrer l'effort incessant du travail de dépassement

de la raison et de !'imagination. Toutes deux travaillent à transformer le monde de l'homme,

à l'ouvrir vers l'avenir. Comme nous l'avons vu, par sa psychanalyse de la connaissance

objective, il tente de libérer le savant de ses fantômes subjectifs que sont les obstacles

épistémologiques. Or par sa métaphysique de !'imagination, il veut montrer comment il faut

bien imaginer, en saisissant la dynamique personnelle de l'image par sa fonction

ontologique. Dans les deux cas, il veut purifier l'esprit de ses faux pas au sein du donné

immédiat, il veut dépasser le donné pour lui faire réaliser ses propres objets. La pédagogie

bachelardienne est donc une véritable catharsis, dans le sens où elle purifie l'esprit en lui

faisant voir le spectacle de ses erreurs. Bachelard épistémologue déploie sous les yeux de

son lecteur la suite des extravagances et des absurdités scientifiques, ce qui a pour effet de

faire prendre conscience du véritable effort de rationalisation caractérisant le nouvel esprit

scientifique. Bachelard poète, par son esprit des plus fin, montre à son lecteur que la

rationalisation abusive dans la création d'images littéraires arrête !'imagination et, par le fait

même, il arrive à faire prendre conscience qu'il faut imaginer les images et non les penser.

La dynamique de la connaissance fonctionne réellement comme une géométrie

d'inversion: image et concept sont diamétralement opposés, cependant ils se complètent dans

l'édification de la connaissance. La connaissance est une conquête selon Bachelard, une

conquête qui rend l'humain heureux. L'humain construit son destin par le dépassement

amené grâce au travail s'effectuant contre ce qui retient son épanouissement. "C'est le contre

qui finit par désigner l'homme dans son instance de vie heureuse."200 À l'intérieur même de

la polarité psychique s'effectue ce combat d'inversion. D'un côté se débarrasser des

obstacles épistémologiques, de l'autre évacuer les obstacles poétiques. En ce sens, la

pédagogie de Bachelard est une véritable hygiène de l'esprit, elle est une discipline

200G. BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, p. 62.

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spirituelle. Et au moyen de l'isomorphisme de sa philosophie, sa pédagogie est réellement

un vecteur de complémentarité.

Sa pédagogie et son humanisme veulent littéralement redresser la conscience par la

conquête incessante de la rationalité et de !'imagination; Prendre la connaissance humaine à sa

source énergétique et éliminer ce qui la retient. Tout au long de ce mémoire, nous avons

voulu démontrer que connaissance, devenir et imagination sont étroitement unis dans la

pensée de Bachelard. Cette constante prise en charge de la dynamique gnoséologique aboutit

dans un besoin pédagogique de redresser, rectifier et purifier la construction du savoir

rationnel autant que l'adhésion à la connaissance ontologique de la valeur de l'image.

Bachelard veut améliorer la société par la pédagogie. La seule façon est de se jeter de plein

pied dans le dynamisme psychique et d'arracher les jeunes esprits de leur confort illusoire et

paresseux, de leur redonner le bon mouvement qui amène aux joies de l'esprit. Tout au long

de son cheminement philosophique, Bachelard insiste sur l'action que l'homme peut porter

sur son avenir, pour ainsi devenir maître de son bonheur. Une action libératrice qui peut

s'accomplir sur l'axe rationaliste autant que sur l'axe poétique. "Il ne s'agit pas d'aller au

fond de soi pour trouver des poèmes, mais il faut se révéler comme une conscience d'oeuvre.

Cette notion d'oeuvre nous servira à cohérer la conscience imaginante et la conscience

idéative, essentiellement critique, qui réfléchit."201 L'hygiène spirituelle, qui nous est ainsi

proposée, veut communiquer la joie de la victoire rationnelle et la joie de la création d'image.

Ce redressement spirituel n'est pas sans rappeler la verticalité que Bachelard avait déjà

étudiée dans ses recherches sur le temps vertical et à travers le "psychisme ascensionnel" et le

"rêve du vol" étudiés par !'imagination dynamique. Nous avons vu que l'axe véritable de

!'imagination est la verticalité. Une verticalité qui s'appuie sur la valeur d'émergence de

l'instant créateur. Cette verticalité a été identifiée à la dynamique originale de tout le

psychisme. La pédagogie de Bachelard cherche les moyens qui nous permettent d'atteindre

la colonne vertébrale de notre être moral qu'est la verticalité. Pour mieux circonscrire ce

201Cité par J. LESCURE, "Parole de Gaston Bachelard; Notes sur le dernier cours de Gaston Bachelard à la Sorbonne", dans Mercure de France, Paris, no. 348,1963, p. 124.

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point, il nous faut rappeler les travaux de Robert Desoille dont Bachelard s'est beaucoup

inspiré pour sa conception du redressement psychique. La thérapeutique de la "rêverie

éveillée", par une suite d'images inductives, veut réaliser la sublimation en redressant

l'homme psychiquement et, de cette façon, lui faire vivre des sentiments nouveaux, ce qui le

dynamise vers un mieux être. C'est fondamentalement "une méthode qui éduque et qui, au

sens profond, élève l'homme, littéralement aère son âme et tend la flèche de sa volonté vers

le haut..."202Nous pouvons affirmer que la pédagogie de Bachelard est une pédagogie

verticale.

Cette verticalité du psychisme, nous l'avons vu, est également influencée par

Nietzsche, grand poète de la hauteur. C'est pourquoi nous pouvons rapprocher cette volonté

de dépassement vers les hauteurs avec la volonté de puissance. Le bonheur d'imaginer et le

bonheur de rationaliser sont les deux accomplissements de la volonté de puissance. L'axe

pédagogique par excellence, c'est le désir de grandir. La raison et !'imagination doivent

servir ce désir de grandir. Pour ce faire !'imagination devra activer notre volonté et nous tirer

vers le haut. La pédagogie du contre de Bachelard nous amène à étudier le lien très étroit

qu’il établit entre volonté et imagination. S'appropriant comme à son habitude les thèses

d'autres penseurs, Bachelard va puiser chez Schopenhauer, qui est du reste un des maîtres à

penser de Nietzsche, pour établir l'étroite proximité de !'imagination et de la volonté.

Bachelard ne peut pas concevoir de volonté qui précéderait les images. Le désir existe dans

l'image qui l'exprime, au moment même où !'imagination entre en acte. Dans sa doctrine,

vouloir et imaginer sont inséparables. Quand Bachelard mentionne Schopenhauer dans ses

livres, c'est toujours pour nous proposer d'intérioriser la volonté. Il oppose à la volonté de

vivre de Schopenhauer, une "volonté d'imaginer", une "volonté d'intelligence"203, une

"volonté de contempler".204 La volonté schopenhauérienne est une poussée aveugle qui régit

202 M. VOISIN, "Bachelard moraliste", dans L'homme du poème et du théorème, Actes du colloque du centenaire, Dijon, éd. Universitaires de Dijon, 1984, p. 220.203La Terre et les rêveries de la volonté, p. 310.204L'Air et les songes, p. 61.

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tout ce qui existe, de la plante à la culture humaine, c'est une pulsion insatiable qui pousse

l'homme à survivre, à objectiver et à réaliser quelque chose.

Chez Bachelard, la volonté crée "des yeux pour contempler, pour se repaître de

beauté".205 Bachelard ne sépare pas la volonté et la représentation comme le fait

Schopenhauer206, car il veut les réunir dans une synthèse. "Contempler ce n'est pas

s'opposer à la volonté, c'est suivre un autre rameau de la volonté, c'est participer à la volonté

du beau qui est un élément de la volonté générale."207 L'imagination est participative, elle

collabore à l'univers et réciproquement l'univers coopère à la vie imaginative. La volonté de

vivre trouve ainsi son accomplissement dans la volonté d'imaginer. Il se concrétise ici, pour

ainsi dire, un renversement des rôles traditionnellement réservés à la nature et à l'esprit. En

dernier ressort, l'univers imagine et !'imagination "se cosmose". Cette union de la volonté et

de !'imagination démontre toute l'importance de la démarche pédagogique de Bachelard

comme une tentative de redressement continuel. La raison disciplinée et !'imagination

disciplinée passent par une volonté intégrée dans le processus de redressement.

Si imagination et raison sont impliquées par une géométrie d'inversion dans la

pédagogie du contre, leurs conquêtes distinctes portent aussi sur des ennemis communs qui

empêchent leur essor. Ces ennemis communs sont autant de constantes entre les deux

versants de la philosophie bachelardienne qui confirment une certaine complémentarité.

Premièrement, la pédagogie du contre nous enseigne qu'il ne faut pas se satisfaire du réel

perçu. La science contemporaine doit détruire le voile du réel perçu pour chercher la vraie

nature du phénomène scientifique. Nous avons vu comment le donné immédiat était un

obstacle à la constitution d'un savoir objectif. Dans un même ordre d'idée, !'imagination doit

nous entraîner dans un au-delà de la perception. Nous avons vu comment il était néfaste à

!'imagination de rester subsidiaire à la perception.

205L'Eau et les rêves, p. 42.206Cf. A. SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Trad. A. Burdeau, Paris, P.U.F., 1984.207G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 44.

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Une autre constante peut être observée dans le fait que l'épistémologie et la

phénoménologie de l'imaginaire s'opposent fortement à la simplicité. "Simplifier c'est

sacrifier. C'est le moment inverse de !'explication qui, elle, ne craint pas la prolixité".208

Bachelard s'insurge contre toute pédagogie simplifiante, qui prétend que le simplifié est plus

facile à retenir. Il enseigne au contraire à pénétrer la complexité, car la réalité est complexe.

Ce refus de la simplicité est lié à l'inexactitude apportée par le réel perçu. La surface des

choses correspond d'une certaine manière à la simplicité. La pédagogie de Bachelard nous

apprend que "l'intelligence et !'imagination ne sauraient demeurer à la surface perceptible des

choses sans les travailler de l'intérieur - matériellement d'une part, expérimentalement d'autre

part".209

Ce refus du réel perçu et du simple répond à l'exigence d'édification, de construction,

et de travail de la pédagogie bachelardienne. L'intelligence est ici mordante, elle attaque un

problème. Tout comme l'imagination provoque la matière et l'univers qu'elle imagine. C'est

une sorte d'agressivité qui caractérise la pédagogie du contre, qui veut par sa vitalité

dynamiser toute la culture. Son dynamisme pédagogique l'amène à critiquer des lieux

communs qui encombrent l'enseignement. Pour commencer, il y a la description "pour elle-

même". Décrire c'est d'une certaine manière rester à la surface en ne faisant qu'énumérer les

choses. À la description s'associe un autre lieu commun: l'intérêt et la curiosité. Bachelard

ne critique pas la curiosité et l'intérêt comme tel, mais il condamne la pédagogie qui ne les

dépasse pas et qui ainsi omet la dynamique de la raison et de !'imagination.

Un autre point de convergence de la pédagogie du contre entre la pensée

épistémologique et la pensée poétique se trouve dans une vision "aventurière" de l'esprit.

Bachelard nous invite à faire une pédagogie du risque.

Il faut risquer d'être un individu plongé dans la matérialité des rêveries élémentaires, et risquer sur un tout autre terrain, des tâtonnements rationnels multiples dans cette conquête laborieuse et gaie d'un réel

208G. BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, (Thèse principale), Paris, Vrin, 1927, coll. "Bibliothèque des textes philosophiques", p. 93.209G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 113.

Page 112: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

111

toujours complexe qui se dérobe comme asymptomatiquement à nos prises et que nous reconstruisons ainsi pour mieux comprendre.210

On pourrait multiplier l'énumération des constantes dans la pédagogie du contre, mais

tout se ramène aux idées que Bachelard a développées dans ses premiers travaux

d'épistémologie sur la connaissance scientifique où il affirmait que: "En fait, on connaît

contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en

surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation".211 L'obstacle,

qu'il soit épistémologique où poétique, peut se ramener à l'apparence trompeuse, au réel

perçu, au donné immédiat. Bachelard fait une grande distinction entre le "perçu" et le "créé",

or la création exige le travail, demande un effort. Il est convaincu que !'imagination comme

la raison travaille contre l'apparence, ce qui lui confirme que la poésie est tout autant un

instrument de connaissance que la raison. Même si les vérités de ces deux connaissances

sont totalement antinomiques, le travail pour les connaître reste étrangement le même: nier,

détruire, rompre et neutraliser la surface.

Cette approche pédagogique, qui met l'accent sur l'activité et l'oeuvre de l'esprit, doit

nous faire mieux comprendre ce que Bachelard entend par philosophie du repos. Le repos

dont nous parle Bachelard n'est pas un relâchement complet de l'esprit, mais un congé qui

est donné à la raison, pour laisser à !'imagination son authentique fonction dynamique. Et il

est important de répéter que la raison, si elle doit se débarrasser de son imagerie, a pourtant

besoin de !'imagination qui lui procure sa vigueur. "Chez Bachelard le sommeil de la raison

n'engendre pas des monstres mais des dynamisations profondes et reposantes qui permettent

alors, dans le régime diurne, de faire progresser l'homme éveillé ayant fait le plein de ses

énergies...".212 La pédagogie du contre débouche donc sur une pédagogie du rythme. La

sagesse, le bonheur amené par la connaissance n'est possible que par la reconnaissance du

rythme psychique, ce qui permet de puiser aux deux sources pour ériger une vie pleine et

réussie.

210G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 124.211 La Formation de l'esprit scientifique, p. 14.212M. VOISIN, "Bachelard moraliste”, p. 222.

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C'est réellement la prise en charge de la valeur de l'imagination qui amène Bachelard à

dialectiser la raison, à ouvrir la raison. La dialectique de la raison n'est possible que grâce à

l'omniprésence et à la permanence de l'imaginaire dans l'humain. Cette dialectique, cette

ouverture de la raison représente une véritable spiritualisation intellectuelle. Ce qui nous

ramène au problème pédagogique que nous posions au début du chapitre, quant à la nécessité

de maintenir à la fois la raison triomphante et les puissances de !'imagination. Le savant doit

se débarrasser de son inconscient et des images qui l'embarrassent. Toutefois il faut faire en

sorte que l'imaginaire ne devienne pas un désert. D'abord, parce que la poésie est vitale à

l'équilibre, au rythme psychique. Mais également, parce que la rationalité scientifique ne

peut s'établir que dans un élan polémique, le contre de la raison ne pouvant pas être le vide.

L'imagination constitue réellement la dynamique caractéristique de l'homme, son devenir, sa

voie royale d'accomplissement moral qui relie intelligence et prouesse poétique.

Si le travail de la cité scientifique amène l'homme à développer une intersubjectivité qui

n'est pas sans valeur morale, c'est bien !'imagination qui représente le vecteur de la morale

bachelardienne.

Les moralistes aiment à nous parler de l'invention en morale, comme si la vie morale était l'oeuvre de !'intelligence ! Qu'on nous parle plutôt de la puissance primitive : !'imagination morale. C'est !'imagination qui doit nous donner la ligne des belles images le long de laquelle courra le schème dynamique qu'est l'héroïsme.213

Peut-être est-ce aller un peu trop loin, mais il nous semble que son double cheminement

(épistémologie et imagination) s'est déployé à partir d'une même méditation, d'un même

programme imaginatif d'ouverture intégrale de la conscience. La pédagogie du contre est au

fond une pédagogie du vers, car la polémique bachelardienne est toujours positive. "Pour

nous, toute prise de conscience est un accroissement de conscience, une augmentation de

lumière, un renforcement de la cohérence psychique."214

213G. BACHELARD, L'Air et les songes, p. 130.214G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, p. 5

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3.4 L'enseignant enseigné

Nous voudrions terminer ce chapitre sur l'humanisme et la pédagogie de Bachelard, en

traitant d'un sujet qui caractérise bien l'importance du dynamisme dans sa philosophie et qui

est le meilleur exemple de son humanisme: la dialectique du maître et de l'élève. Bachelard a

en horreur l'enseignant rigide qui se pose en autorité et qui transmet son savoir figé à

l'étudiant. Cette autorité du maître, il la met en parallèle avec l'autorité parentale. Bachelard,

qui a élevé tout seul sa fille Suzanne (fait assez rare pour l'époque), reproche aux parents

d'abuser de leur savoir-pouvoir: "L'omniscience des parents, suivie bientôt à tous les niveau

de l'omniscience des maîtres, installe un dogmatisme qui est négation de la culture".215

Bachelard, tout au long de son oeuvre et particulièrement dans son travail d’épistémologue,

veut révéler la jeunesse de l'esprit. Non pas l'enfance de ses images(en épistémologie), mais

le dynamisme et la polémique qui le tiennent en vie et le placent dans l'avenir.

Le pédagogue doit provoquer la raison et !*imagination de ses élèves et non pas leur

faire don de son savoir. Pour ce faire, il est important que maître et élèves partagent une

même aventure intellectuelle. Si l'enseignement accomplit la pensée, il faut dynamiser la

relation entre maître et élèves, faire en sorte qu'un dialogue puisse avoir lieu et non pas un

monologue où l'étudiant ne ferait que répondre ce que l'enseignant veut qu'il réponde.

Bachelard est convaincu que la connaissance est constamment en mouvement, qu'elle est à

bâtir aussi bien pour le maître que pour les élèves. Dans la classe, il applique fidèlement un

de ses préceptes épistémologiques: "On devrait toujours se méfier d'un concept qu'on n'a

pas encore pu dialectiser".216 Le maître n'est pas celui qui sait tout et l'élève celui qui ne sait

rien. Le maître se doit d'être interrogeable et jamais totalement garanti dans son savoir. Ce

souci du dialogue partagé n'a pas pour effet de simplifier l’enseignement et le savoir. Au

contraire, cette mise en place d'échanges dynamiques répond à l'exigence de complexité.

215"De la nature du rationalisme", dans Bulletin de la Société française de philosophie, Paris, no. 2, XLIV, 1950, p. 75.216La Philosophie du non, p. 134.

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Quand nous analysons la pédagogie bachelardienne, nous sommes amenés à constater

la différence qu'il y a entre le maître, qui aide à constater, et le maître, qui fait construire

!'imagination et la raison. Cette construction, si importante pour la philosophie

bachelardienne, se manifeste par une pédagogie qui s’intéresse moins aux résultats et même

aux solutions des problèmes, qu'à la conscience que l'on a des problèmes posés, la

conscience du cheminement qui permet de parvenir aux résultats. Ce thème est très proche

de ce que Bachelard disait sur l'opposition du rêve et de la rêverie. En se consacrant à la

rêverie dans sa phénoménologie de l'imaginaire, il voulait étudier un état où la conscience

était guide du cheminement du sujet. C'est une conscience de construire la connaissance que

veut instituer la pédagogie bachelardienne. "Le pédagogue, qu'il participe par le poème, avec

ses élèves, à des aventures de rêveries, ou qu'il construise des raisonnements en

mathématique, des expériences dans le domaine des sciences expérimentales, est un être de

conscience."217

La prise de conscience et la connaissance du savoir sont étroitement liées à

l'enseignement. Pour Bachelard c'est l'enseignement qui permet de vérifier le mieux la

validité des idées. "L'acte d'enseigner ne se détache pas aussi facilement qu'on le croit de la

connaissance du savoir."218 Tout ce que Bachelard affirme au sujet de la pédagogie revient

au fond à une idée centrale, qui veut que les maîtres ne quittent jamais l'école, qu'ils restent

constamment avides d'apprendre, sinon leur enseignement et leur pensée ne sont plus

dynamisés et deviennent figés. Nous en avons déjà parlé, mais il est important de répéter

que beaucoup de ses anciens étudiants ont révélé qu'ils se sentaient indispensables, qu'ils

prenaient part en direct à la constitution de la pensée du philosophe. Citons notre

philosophe, pour mieux mesurer toute l'importance de ce rapport réciproque du maître et de

l'élève: "Le véritable éducateur est celui qui croît encore psychiquement en faisant croître,

celui qui institue comme une induction psychique la corrélation du rationalisme enseignant et

217G. JEAN, Bachelard, l'enfance..., p. 134.218G. BACHELARD, Le rationalisme appliqué, p. 12.

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115

du rationalisme enseigné".219 Bachelard évoque ainsi la commune croissance psychique du

maître et des élèves, ce qui confirme que la véritable pensée c'est l'étude, une étude partagée

avec ceux-là même que nous devons aider à étudier. Cette idée de "rationalisme enseignant"

et de "rationalisme enseigné" est directement inspirée de la construction incessante du savoir

scientifique qu'il a pu décortiquer dans son épistémologie. Or transposée à la pédagogie

générale, elle est tout aussi efficace dans l'enseignement du pouvoir de !'imagination.

Il nous faut faire comprendre que se trouve ici le noeud de ce qui unit épistémologie et

imagination. Comme nous l'avons bien fait remarquer, la raison se construit et se purifie

contre certains obstacles qui correspondent à la zone psychologique liée à !'imagination. La

pensée scientifique est ici considérée dans son devenir psychologique, qui dépend de

l'omniprésence de !'imagination. Cette imagination est souvent associée à l'enfance par

Bachelard. L'enfant (l'élève) instaure ainsi une dialectique avec l'adulte(le maître) qui

dynamise le savoir. C'est pour cela que le maître, s'il ne veut pas neutraliser le savoir, se

doit de rester à l'écoute de son élève, ce qui signifie rester à l'écoute de son imaginaire.

Nous comprenons alors encore mieux toute l'importance qu’a la psychologie dans

l'épistémologie de Bachelard, ce qui n'a pu faire autrement que d'orienter toute sa pensée

pédagogique.

Cette division entre "rationalisme enseignant" et "rationalisme enseigné" n'est pas

limitée à la classe, elle est ancrée profondément dans le sujet lui-même. C’est

intrinsèquement que le sujet qui enseigne doit être celui qui est enseigné. Bachelard instaure

le concept de "surveillance intellectuelle de soi", qui diffère du "surmoi" freudien. Bachelard

reproche à Freud de maintenir une division coupable dans le sujet, par l’instance de

surveillance du "surmoi". Il propose plutôt d'intellectualiser cette instance de surveillance,

pour permettre de dynamiser la culture par une pédagogie dynamique. La division du sujet,

chez Bachelard, est ainsi positive et heureuse. La démarche de Bachelard n'est pas sans

219Ibidp. 74.

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rappeler celle de Husserl220, quand il cherche à expliquer l'inter subjectivité à l'intérieur

même du sujet, pour éviter les pièges du solipsisme que risque une pensée du cogito.

Si le cogito du rêveu?221 pouvait laisser croire que Bachelard est un penseur voué à la

solitude, qui ne peut insérer autrui dans sa philosophie, l'approche pédagogique de sa pensée

permet de nuancer ce point. Tout comme chez Husserl, l'appel à autrui n'est possible que

parce que autrui est déjà en moi. L’intersubjectivité n'est possible que parce que la division

je-tu est déjà en moi. L'expérience de Valter ego en moi-même se fait par une expérience

pédagogique: "En forçant un peu les personnages et en soulignant l'importance de l'instance

pédagogique, je peux dire que je me dédouble en professeur et écolier".222 C'est comme si,

à l'intérieur même du cogito, il y avait un dialogue interne, un enseignement virtuel qui rend

possible, par la suite, l'enseignement effectif. Semblablement à Husserl, Bachelard fonde

l'intersubj ectivité sur l'analogie, ou si l'on préfère sur l'échange de rôle. Reconnaissant

l'autre en moi, je peux, par analogie, distinguer la valeur de l'identité d'autrui.

Moi, tour à tour maître ou disciple de moi-même, je te prends donc à témoin, toi mon alter egol Ce que je viens de penser, ce que l'élève en moi vient de trouver, le maître en moi te le propose, à toi mon disciple, afin que le maître qui est aussi en toi puisse en juger comme j’en juge en te l'enseignant!223

Le "tu" sert ici à fonder l'objectivité, à donner cohérence au "je". Le dédoublement du cogito

chez Bachelard permet, en intellectualisant les censures, de fonder une "surveillance

intellectuelle de soi" qui n'est pas coupable. Il s'insère dans un dialogue qui dynamise la

pensée. Une dynamique qui provient d'un dédoublement interne à la conscience, mais qui

s'extériorise également dans la cité pédagogique. En termes kantiens, nous pouvons dire que

l'école représente l'armature du champ transcendantal lui-même, c'est-à-dire la condition de

possibilité de toute connaissance scientifique.

220Cf. la théorie de l'intersubjectivité transcendantale dans les Méditations cartésiennes.221Cf. G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, chapitre IV.222G. BACHELARD, Le rationalime appliqué, p. 26.223M. FABRE, Bachelard éducateur, Paris, P.U.F., 1995, coll. "L'éducateur", p. 133.

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Ceci corrobore un fait important pour nous: cette conscience de rationalité n'existe que

par une division de la raison. Cette division de la raison ne peut faire autrement que de nous

ramener à !'imagination. Si Bachelard arrive à penser la raison comme étant divisée et donc

dialectisée, c'est que le sujet lui-même est divisé. Comme nous avons essayé de le faire

comprendre, la dynamique dialectique de la raison lui vient de !'imagination, puissance par

excellence de la permanence d'enfance dans le sujet. Si la division du sujet est heureuse chez

Bachelard, au contraire de la théorie freudienne, c'est que la source de bonheur du sujet se

trouve dans !'imagination. Maintenir une imagination en santé, c'est assurer à la raison

conquérante des raisons de conquérir.

Si les deux contraires ne sont pas réunis dans la pédagogie bachelardienne, il faut

cependant nous rappeler que l'école est le lieu où l'on rêve et l'on apprend. C'est bien quand

on enseigne la science et la poésie que l'on se rend compte qu'il faut maintenir la séparation.

Le problème gnoséologique de !'imagination, s'il ne peut être solutionné par une belle

synthèse, trouve dans !'application pédagogique un lieu où il prend tout son sens. Ces deux

apprentissages qu'il faut séparer pour qu'ils gardent leur authenticité, sont les deux phares

qui servent à éclairer une même conscience. C'est bien là, la principale cohésion de la

philosophie de Bachelard: ouvrir et accroître la conscience à un monde qui demande de plus

en plus de maintenir l'équilibre entre imagination et raison. La pédagogie ayant pour passion

la recherche constante de cet équilibre, qui est rythme de la sagesse. En maintenant cet

équilibre, la pédagogie pourrait sans doute réaliser la belle utopie bachelardienne où "la

Société sera faite pour l'École...".224

224G. BACHELARD, La Formation de ¡'esprit scientifique, p. 252.

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3.5 Retour

Fidèle à notre habitude, nous allons rassembler les principaux éléments qui ont été

traités dans ce chapitre, ce qui nous permettra subséquemment d'entreprendre la conclusion

de notre mémoire.

Nous avons commencé le chapitre par l'importance de la thématique de l'enfance, qui

est un lieu de convergence de toute la philosophie bachelardienne. L'imagination étant

identifiée à l'enfance dans le psychisme, le pédagogue devra débarrasser la mentalité

enfantine dans la connaissance scientifique tout en exprimant les pouvoirs de !'imagination

dans l'étude des poètes. Problème pédagogique qui est lié au problème gnoséologique de

!'imagination. Nous avons également vu que l'enseignement est le lieu d'accomplissement

de la pensée. Ce qui confirme que, chez Bachelard, il y a moins une théorie de la

connaissance qu’une méthode de connaissance.

Il fut aussi question du fait que sa pratique de l'enseignement le conduit à fonder un

nouvel humanisme, qui culmine dans l'utopie bachelardienne qui veut que la société soit faite

pour l'école. Cet humanisme est inspiré par les changements du début du siècle. Des

changements technologiques qui doivent être redoublés par !'imagination pour maintenir

l'intégralité de l'humain. Ce nouvel humanisme implique que l'humain doit s'adapter au

nouveau rythme qui émane de la nouvelle conception du temps axée sur l'instant et l'avenir.

Cet avenir est saisissable dans la culture et la liberté amenées par !'imagination. Cette

présence de !'imagination, nous avons vu qu'elle permet l'ouverture de la raison et, par le fait

même, de l'humain à son destin. Un destin qui trouve sa fin dans la soif de connaissance

des humains. Cette fin, qui est la connaissance, ne s'atteint que par le travail. Le travail chez

Bachelard nous a révélé une "philosophie commune" entre les deux versants de sa pensée.

Il corrobore le travail de purification, de catharsis de la raison et de !'imagination.

Nous avons vu que ce travail s'effectue selon une géométrie d'inversion de la connaissance,

où il y a conquête de l'esprit contre ce qui le retient (l'image en science et la rationalisation

abusive en poésie). La pédagogie du contre nous a montré que les deux versants de la

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119

philosophie bachelordienne représentent une prise de conscience de la dynamique

gnoséologique. Bachelard institue une pédagogie de redressement qui s'applique à la

verticalité spirituelle, dynamisme psychique qui a sa source dans !'imagination. La

pédagogie veut aider le désir de grandir et, pour cela, Bachelard réunit la volonté et

!'imagination. Nous avons vu qu'il y a des ennemis communs aux activités rationnelles et

imaginatives. Ces ennemis se ramènent au réel perçu, au donné immédiat et à la simplicité.

Nous avons pris conscience que le problème pédagogique consiste à maintenir une raison

triomphante tout en maintenant également !'imagination, pour que la raison puisse travailler,

se dialectiser, mais aussi pour le bonheur du sujet, car !'imagination représente la source

morale chez Bachelard.

Notre chapitre s’est terminé sur l'aspect le plus original de la pédagogie bachelardienne:

la dialectique du maître et de l'élève. Être professeur ce n'est pas faire don d'un savoir, mais

dynamiser la raison et !'imagination par un dialogue entre maître et élèves, où le maître doit

aussi être celui qui étudie. Cela permet la construction de la connaissance, qui se fait par un

enseignement où maître et élèves croissent psychiquement dans un même élan. La division

pédagogique entre un "rationalisme enseignant" et un "rationalisme enseigné" est ancrée

profondément dans le sujet. "La surveillance intellectuelle de soi" instaure une division dans

le sujet qui est à la fois professeur et élève. Cette division permet de fonder l'objectivité dans

Valter ego, mais également, un peu comme chez Husserl, d'instituer l'intersubjectivité. Cette

division de la raison n'est possible que par la permanence de !'imagination. La pédagogie de

Bachelard maintient la séparation de la raison et de !'imagination, or elle a un but unique:

accroître la conscience en maintenant l'équilibre du rythme de la sagesse.

Page 121: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

120

Conclusion

Ce qui nous a le plus surpris dans le présent exercice, c'est l'attraction des deux pôles

de la pensée bachelardienne. Effectivement, nous voulions au départ nous consacrer surtout

sur le versant poétique du philosophe, mais force nous est d'admettre qu'il a fallu aller puiser

aux deux sources pour faire le tour du problème. Même si nous nous étions fait un devoir

d'éviter la recherche d'une unité à une doctrine qui prône si fortement de maintenir la

division, nous sommes tombés dans cette cruelle tentation. Comme plusieurs autres

commentateurs, nous n'avons pu faire autrement que de voir, dans cette complémentarité

d'exclusion, un fondement, un principe et une cohérence qui, sans unifier dans un système

clos, permet d'intégrer raison et imagination dans une même théorie de la connaissance

s'exprimant par une méthode de connaissance. Nous avons la ferme impression que par son

voeu d'éviter tout rapprochement entre ses deux activités, Bachelard, au moyen de son ironie

légendaire, invite secrètement à creuser le mystère se cachant sous cette polarité d'exclusion

entre raison et imagination. Sans pour autant affirmer que Bachelard ait caché une clé dans

ses livres, qui pourrait permettre une lecture unificatrice de tout son oeuvre, il est évident

qu'il nous invite à aller approfondir la zone où raison et imagination échangent leurs

possibilités. À preuve, il privilégie dans ses études la zone charnière où conscience et

inconscience sont encore entremêlées. Bachelard n'a pas voulu unir raison et imagination

dans un système clos par souci de maintenir le dynamisme de l'esprit, son rythme salutaire,

cependant ceux qui se plongent dans son oeuvre sont inévitablement amenés à se questionner

sur une cohésion de l'esprit.

Pour montrer que raison et imagination sont liées plus qu'on ne pense, il faut se référer

à La Poétique de l'espace, où il est dit que "les problèmes posés par l'imagination" se situent

dans 'Taxe du rationalisme croissant de la science contemporaine".225 Bachelard n'a pas

225Op. cit., p. 1.

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voulu faire de synthèse systématique de ses deux amours, mais il nous semble qu'il annonce

des pistes qui veulent nous amener sur ce terrain. C'est qu'il craint que celui qui veut se

lancer dans cette tentative d'unité ne perde la spécificité de la raison autant que celle de

!'imagination. Néanmoins nous affirmons, sans trop craindre de nous tromper, que

!'imagination est le socle épistémologique de la théorie de la connaissance chez Bachelard. Il

est indéniable que !'imagination pose problème à l'élaboration de la pensée objective.

Toutefois la science n’est-elle pas une conquête incessante qui ne peut se reposer dans une

tranquille assurance? Pour que "la raison recommence" il faut bien que "!'imagination

commence" et que l'esprit soit d'abord vision et poésie pour que la raison soit, dans sa

technique, analyse et révision.

Une autre originalité nous est apparue du fait que Bachelard inverse la vieille

opposition philosophique entre raison et imagination. Ce n'est plus la raison qui fonde le

télos humain de la connaissance, mais !'imagination, qui est cependant toujours en lien étroit

avec la raison. La théorie de la connaissance bachelardienne n'établit pas une quelconque

hiérarchie des rôles entre raison et imagination. Peut-être en verrons nous une en ce que

!'imagination est première relativement à l'ordre chronologique où les choses se présentent à

la conscience. La raison devient un après qui se pose sur !'imagination, d'où la nécessité

d'une psychanalyse de la connaissance objective. Comme nous avons tenté de le démontrer,

l'objectivité s'acquiert par une conquête qui s'effectue sur un essaim d'images. Selon

Bachelard, le premier contact de l'homme et du monde se fait sous le signe de l'admiration,

l'effort de rectification rationnelle s'effectuant dans un second mouvement. Cette primauté

de !'imagination n'a pas pour effet de dénigrer la raison, mais de l'ouvrir grâce à la

dynamique inaugurée à son contact.

C'est ici qu'il nous faut revenir à notre problématique et à la question posée au départ

de notre recherche: quelle est, selon Bachelard, la fonction de l'activité imaginante du sujet

humain et plus spécifiquement du sujet connaissant? Il nous est apparu évident que

!'imagination avait pour fonction de dynamiser le sujet, surtout le sujet connaissant. Cette

Page 123: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

dynamique s'exprime sous une double identité. Premièrement, !'imagination se dresse

contre la raison conquérante qui s'affirme depuis le début du XXième siècle, elle est à la fois

le problème et le soubassement de l'édification objective. En une seconde acception,

!'imagination se caractérise comme l'axe spirituel de tout le psychisme humain, la source du

bonheur. Selon Bachelard, !'imagination est une fonction qui donne sens et signification.

L'acte d'imagination mis en rapport avec l'activité du sujet connaissant conduit à établir une

signification ontologique de la fonction de l'irréel. C'est que la dynamique ontologique du

sujet est donnée par l'acte de connaître, qui est fondamentalement la finalité de l'humain. La

connaissance est plus que tel ou tel objet appréhendé, elle ouvre à la totalité du connaître, au

domaine illimité de l’être, à la liberté et conséquemment à !'imagination. Cette dernière ouvre

au sujet l'horizon de ses connaissances. Le sujet imaginant est orienté vers la totalité de l'être

en sa finalité, il entre dans le champ de ses possibilités. Nous sentons chez Bachelard, que

!'imagination est le moteur qui accomplit la finalité de l'humain, au demeurant déjà

mentionnée par Aristote, que représente la connaissance.

Bachelard a développé une philosophie qui considère la connaissance comme un acte

de conscience. Nous avons été émerveillé par la grande sagacité par laquelle il arrive à traiter

également et équilibrer la connaissance discursive et la connaissance du coeur, ou comme

nous le mentionnions en exergue de notre introduction sous la plume de Michel Tournier: "la

connaissance par autrui et la connaissance par soi-même". Bachelard a su démontrer

finement la dualité de l'axe de la connaissance, qui est à la fois intellectuel et affectif. La

connaissance est comme l'acte même de voir, qui signifie en premier lieu savoir et qui

implique une perception intellectuelle. D'autre part, voir veut indiquer un élan affectif de

toute la sensibilité. En ce sens, voir et connaissance sont moins des facultés qui recueillent

des images ou des notions, que celles qui établissent des relations. Bachelard a voulu

supprimer les barrières traditionnelles entre intelligible et sensible, entre abstrait et concret,

entre idéalisme et réalisme. L'imagination qui est considérée par plusieurs comme le lien

Page 124: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

entre l'intelligible et le sensible, Bachelard n'a pas manqué d'aller y puiser le fondement de

sa philosophie de l'intégralité.

Nous avons pu être témoin d'une alliance que Bachelard opère entre l'imagination et

l'instant, ce qui n'a pas manqué de nous surprendre. L'instant créateur de nouveauté est ce

que la science et la poésie cherchent à atteindre, de façons diverses nous en convenons;

cependant toutes deux visent l'activité naissante de la connaissance. Découverte scientifique

et création artistique représentent les deux faces d'une conscience qui se transforme par

l'activité d'une connaissance naissante. Par l'instant et l'activité de nouveauté qu'il

représente, Bachelard rend l’homme pleinement maître de son destin, capable d'accomplir

son achèvement par l'effort incessant et bouillonnant de connaissance. Sans imagination,

pas d'émergence possible, autant en science qu'en poésie. L'imagination est la source du

temps humain, c'est elle qui donne la dynamique à tout le psychisme. Ce thème est, selon

nous, un des apports les plus importants de la philosophie bachelardienne. Sans elle, le

devenir des choses et celui des humains seraient confondus et, dès lors, la liberté à jamais

éteinte.

Bachelard a voulu montrer que l'espèce humaine entre dans une nouvelle perspective.

Il a su démontrer habilement la mutation qui s'opère dans !'intelligence que nous avons du

monde, pas seulement dans la sphère de l'imaginaire, mais également à l'égard de son

mariage avec la raison. L'humain contemporain ne peut plus se définir par la seule raison.

Cette dernière est vouée aux pires échecs, si l’homme qui en use a éteint !'imagination qui

constitue son bonheur.

Raison et imagination constituent structure et dynamique du cogito, selon une participation qui reste à déterminer, dans leurs relations, leurs concurrences et leur complémentarité. Mais cette quête permet d'apprécier à partir de quel niveau existe l'homme.[...] Ainsi c'est dans le cerveau même, créateur du temps, que s'effectue, dans l'instant, la synthèse lucide qui découle, pour l'être, de l'existence du réel. Rêverie-raison-instant- lucidité, ou l'unité de l'esprit et de l'être.226

226A. PARINAUD, Bachelard, p. 298.

Page 125: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

L'engouement de Bachelard pour !'imagination ne doit pas nous faire oublier qu'il a

toujours été un grand partisan de la raison. À travers l’extrême importance qui est accordée

par Bachelard à la verticalité de !'imagination, nous croyons entrevoir une imagination qui

s'oriente vers l'esprit, une imagination où la raison n'est pas aussi éloignée qu'on veut le

prétendre. Sans doute que Bachelard s'insurgerait devant une telle affirmation et nous ne

voulons nullement trahir la pensée du philosophe. Toutefois il est important de revenir sur le

fait que Bachelard étudie !'imagination en délaissant de plus en plus ce qui la retient dans la

sphère pulsionnelle. Il revient sans cesse sur l'importance, dans ses recherches, de ne pas

s'abandonner à l'inconscient afin de saisir l'image naissante dans la conscience du sujet.

Cette constante mise en valeur de l'autonomie de !'imagination, au détriment de la

détermination inconsciente, nous amène à conclure que c'est un enjeu rationaliste qui dirige

l'ensemble de son oeuvre. Son projet est de faire valoir les vertus de !'imagination, mais

l'enjeu est bel et bien rationaliste. Reconnaître !'imagination, c'est donner à la raison des

possibilités de s'ouvrir et de se renouveler. Bachelard reste un philosophe même quand il

s'abandonne à la poésie. Laissons-le nous parler pour mieux percevoir toute l'ampleur d'une

vie consacrée à la philosophie:

Mais comme je ne voudrais rien laisser en arrière dans l'activité qui devrait encore mener ma vie, je veux dire que, malgré toutes les déviations vers la littérature, vers la psychanalyse, j'ai toujours voulu reprendre le droit chemin. Je suis resté avide de connaître, toujours plus nombreuses, les constructions conceptuelles et, comme j'aimais également les beautés de !'imagination poétique, je n'ai connu le travail tranquille qu'après avoir nettement coupé ma vie de travail en deux parties quasi indépendantes, l'une mise sous le signe du concept, l'autre sous le signe de l'image.227

Bachelard offre, à notre avis, un merveilleux point de départ à une étude qui voudrait

chercher comment pourrait se définir le code d'éthique d'une humanité affirmant la primauté

de !'imagination dans la constitution du sujet. Dans notre société de l'image, où

multimédias, Internet et publicité sont de plus en plus envahissants, il est urgent de donner à

!'imagination son plein pouvoir. Dans une époque où éthique et esthétique tendent à se

227Fragments d'une Poétique du Feu, notes de Suzanne Bachelard, Paris, P.U.F., 1988, p. 33.

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confondre, la philosophie de Bachelard nous offre la possibilité de dégager la matière qui

permettrait de définir un humanisme des plus positif, ce qui mettrait sans aucun doute un

baume sur la morosité qui s'est installée en cette fin de siècle. Si le XXIiême siècle doit être

spirituel comme on l'annonce, l'imagination prendra de plus en plus d'importance et nous

devrons lui reconnaître sa juste fonction dans nos philosophies.

Page 127: L'intégralité de l'esprit chez Gaston Bachelard :le ...

Bibliographie(ouvrages cités et/ou consultés)

Écrits de Gaston Bachelard

Livres:

* Essai sur la connaissance approchée, (Thèse principale), Paris, Vrin, 1927, 310 p.,

coll. "Bibliothèque des textes philosophiques".

* L'intuition de l'instant, Paris, Stock, 1932, 128 p.

* Le Nouvel esprit scientifique, 11e éd., Paris, P.U.F, 1971 (1934), 184 p., coll.

"Nouvelle encyclopédie philosophique".

* La Dialectique de la durée, 2e éd., Paris, P.U.F., 1980 (4e réimpression de l'éd. de

1972) (1936), 150 p., coll. "Bibliothèque de philosophie contemporaine".

* La Formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la

connaissance objective, 11e éd., Paris, Vrin, 1980 (1938), 257 p., coll. "Bibliothèque des

textes philosophiques".

* La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949 (1938), 191 p., coll. "folio/essais ".

* Lautréamont, Paris, José Corti, 1976 (6e réimpression de l'éd. de 1939), 157 p.

* La Philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, 4e

éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1940), 147 p.

* L'Eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière, 13e éd., Paris, José Corti,

1976 (1942), 265 p.

* L'Air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1976

(10e réimpression de l'éd. de 1943), 300 p.

* La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l'imagination de la force, Paris, José

Corti, 1971 (6e réimpression de l'éd. de 1948), 407 p.

* La Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l'intimité, Paris, José

Corti, 1974 (7e réimpression de l'éd. de 1948), 339 p.

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* Le Rationalisme appliqué, 5e éd., Paris, P.U.F., 1975 (1949), 360 p., coll.

"Bibliothèque de philosophie contemporaine".

* L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, 2e éd., Paris, P.U.F., 1965

(1951), 227 p., coll. "Bibliothèque de philosophie contemporaine".

* Le Matérialisme rationnel, 3e éd., Paris, P.U.F., 1972 (1952), 224 p., coll.

"Bibliothèque de philosophie contemporaine".

* La Poétique de l'espace, 6e éd., Paris, Quadrige/P.U.F., 1994 (1957), 216 p., coll.

"Bibliothèque de philosophie contemporaine".

* La Poétique de la rêverie, 2e éd., Paris, P.U.F., 1961 (1960), 184 p., coll.

"Bibliothèque de philosophie contemporaine".

* La Flamme d'une chandelle, 6e éd., Paris, P.U.F., 1980 (1961), 116 p.

* Fragments d'une Poétique du Feu, notes de Suzanne Bachelard, Paris, P.U.F.,

1988, 175 p.

Articles:

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1932, pp. 55-65.

* "Le monde comme caprice et miniature", dans Recherches philosophiques, Paris, no.

3, 1933-1934, pp. 306-320.

* "Lumière et substance", dans Revue de métaphysique et de morale, Paris, no. 41,

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* "Pensée et langage", dans Revue de synthèse, Paris, no. 8, 1934, pp. 237-249.

*"Idéalisme discursif", dans Recherches philosophiques , Paris, no. 4, 1934-1935,

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* "Le Surrationalisme", dans Inquisitions, Paris, no. 1,1936.

* "Univers et réalité", dans Travaux du deuxième congrès des Sociétés de philosophie

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* "Instant poétique et instant métaphysique", dans Messages, T.l, no. 2, 1939.

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* "La pensée axiomatique", dans Études philosophiques, Paris, no. 14, 1940, pp. 21-

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