Jean-Jacques Wunenburger : Le retour du sensible WUNENBURGER LE RETOUSENSIBR DU L Jean Wunenburger...

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Document généré le 28 mai 2018 10:24 Vie des arts Jean-Jacques Wunenburger : Le retour du sensible Volume 37, numéro 149, hiver 1992–1993 URI : id.erudit.org/iderudit/53626ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) La Société La Vie des Arts ISSN 0042-5435 (imprimé) 1923-3183 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article (1992). Jean-Jacques Wunenburger : Le retour du sensible. Vie des arts, 37(149), 18–22. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1992

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Document généré le 28 mai 2018 10:24

Vie des arts

Jean-Jacques Wunenburger : Le retour du sensible

Volume 37, numéro 149, hiver 1992–1993

URI : id.erudit.org/iderudit/53626ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

La Société La Vie des Arts

ISSN 0042-5435 (imprimé)

1923-3183 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

(1992). Jean-Jacques Wunenburger : Le retour du sensible. Viedes arts, 37(149), 18–22.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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JEAN-JACQUES WUNENBURGER LE RETOUR DU

SENSIBL Jean

Wunenburger

est professeur

de philosophie

et directeur du Centre

Gaston Bachelard

de recherches

sur l ' imaginaire

et la rationalité

à l 'Université

de Bourgogne,

à Dijon, en France.

Convaincu que nous

sommes parvenus

à un tournant cul turel

favorisant un retour

au «sensible», i l l ivre

ici quelques éléments

de sa pensée à

Suzanne Foissy.

Ses propos ont été

recueil l is à l 'occasion

d'un entret ien qui a eu

lieu au restaurant Claude

Postel, à Montréal.

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V.A. : Dans votre conférence du 2 avril à l'Université Laval, à Québec, vous par­liez du «retour du sensible». Y aurait-il eu un oubli de cette sorte dans l'art con­temporain ?

J .J . Wunenburger: Écoutez, c'est l'ensemble de l'art du vingtième siècle qui peut être placé au départ sous ce signe si on entend par là, la volonté des artistes à dépasser ce qui reflète le cadre théorique de l'art depuis la Renaissance, c'est-à-dire l'élaboration du monde du point de vue du regard humain. Cela commence avec la perspective et se termine finalement avec l'impressionnisme qui est une sorte de point de bascule vers ce qui va advenir. En reprenant un peu le vocabulaire de la phénoménologie contemporaine, je dirais

Jean-Jacques Wunenburger

que ce que l'art va chercher à faire c'est à traverser la représentation pour accéder à la présentation immédiate. Il s'agit de parvenir à saisir la présence même des choses avant même qu'elles n'accèdent à cette représentation, à cette reduplication à travers la lucarne du tableau. C'est une recherche du réel d'un point de vue qui est antérieur finalement à ce que nous pouvons en percevoir à travers le langage, à travers l'objectivation et donc c'est le réel saisi dans ce que Merleau-Ponty ap­pellerait la «chair». De ce point de vue-là, le sensible c'est cette manifestation des couleurs, des formes, des rythmes avant qu'ils ne soient enfermés dans l'espace représentatif. Mais je dirais aussi que le retour au sensible, depuis le dix-huitième

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Jacob Jordaens, Les quatre Évangèlistes,

vers 1625, Toile 1.34 x 1,18 m,

Coll. Musée du Louvre.

siècle ou depuis la naissance de l'esthé­tique moderne, ce fut le privilège accordé aux sens ou aux organes de réception du monde. Le sensible en tant que sensoria-lité devient plus que ce simple organe d'impressions par lequel nous connais­sons le monde. Il devient un instrument d'exploration de ce qui nous est caché, du sentir, de cette voie qui est offerte à la con­science pour pénétrer dans les arcanes du réalisme. Les arts visuels se sont formés depuis l'esthétique romantique comme ce champ à travers lequel l'homme essayait de mettre ses sens au service d'une cap­ture de ce qui était insensible jusqu'à présent. Voilà, je crois, les deux aspects de ce retour au sensible, le sensible du côté de l'objet et la sensorialité du côté du sujet.

V.A. : Cette approche pourrait se faire autant pour les oeuvres de l'esthétique classique, que pour l'art moderne ou l'art contemporain puisqu'il s'agit d'aller chercher quelque chose au-delà des mots, ce que vous appelez le «pré-ontique», quelque chose comme l'être ou les choses mêmes...

J.J. Wunenburger: Tout à fait. Je pense qu'à bien des égards, l'art du vingtième siècle reste dans le sillage du romantisme. J'élimine évidemment les tentatives avant-gardistes qui sont animées d'un programme beaucoup plus ra­tionnel, où l'on pourra voir la sensoria­lité basculer dans la «conceptualité».

Mais sinon, je crois de manière générale que l'artiste depuis les Romantiques, s'est investi d'une sorte de fonction d'explo­ration de ce qui est au-delà de la représentation et donc qu'il est celui qui aurait le génie de voir, de sentir plus que ce que les autres peuvent ressentir, ce qui lui confère un statut mythique dans notre société.

V.A. : Dans le même ordre d'idées aussi, votre exposé mentionnait qu'il n'y a pas une clé unique pour ouvrir toutes les portes. Est-ce que vous parlez d'une complémentarité entre diverses ap­proches ou d'une collaboration de di­verses disciplines pour aborder l'oeuvre d'art ou pour dissoudre les ambiguïtés?

J.J. Wunenburger : J'estime que l'on est devant une situation tout à fait inédite. Il faut parler finalement de la modernité et peut-être de la post-modernité si on es­saie d'intégrer les diverses démarches de création de ces dix ou quinze dernières années. La modernité se caractérise d'abord par un éclatement sans précédent des manières de créer et je crois qu'il n'y a jamais eu une telle diversification si­multanée dans la création artistique et cela dans tous les arts. Donc, je dirais qu'il y a une sorte d'explosion de luxuri­ance de création pour une période don­née, disons: 1930-1950 ou 1910-1930. Alors que dans le passé, vous aviez une multiplicité d'écoles et de style (flamand, italien, etc), les évolutions étaient beau­

coup plus lentes; vous aviez des formes de transmission beaucoup plus contrai­gnantes à travers le poids des maîtres, des structures de travail des artisans qui étaient autour des grands maîtres. Il y avait donc des styles, des esthétiques re­lativement stables. Aujourd'hui, nous sommes devant des proliférations étour­dissantes qui d'ailleurs désorientent pro­fondément le public. Devant cette surabondance, il n'y a plus de discours unique possible. Entre le cubisme et l'ex­pressionnisme, vous avez toute une série d'intentions, de prescriptions,de maté­riaux complètement différents. Vous ne pouvez donc pas utiliser le même discours pour chaque série et c'est encore plus évi­dent pour l'art de l'après-guerre. Ce qui me semble justement intéressant c'est d'essayer de retrouver pour les véritables oeuvres d'art (parce qu'il y a mal­heureusement beaucoup de fausses oeu­vres d'art), la nécessité d'utiliser dif­férentes strates d'approches. Il y a d'abord la première approche qui a été largement explorée par la phénoménolo­gie, qui est l'approche pré-conceptuelle, cette sorte d'auto-manifestation pour la conscience, de réceptivité de ce qui se donne dans cet objet étrange qu'est une toile, une gravure ou une sculpture. Dans un deuxième temps, si vous voulez déplier, étaler cette première couche d'émotions, cette première couche d'affecLs, il faut es­sayer de donner un sens, et là j'ai l'im-

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pression que ce que j'appellerais l'her­méneutique, c'est-à-dire tous ces arts philosophiques qui permettent de com­prendre comment nous pouvons décou­vrir un sens dans les choses et donc du sens dans le jeu des couleurs, dans des formes géométriques, peut venir donner un statut plus intelligible à cet objet qu'est l'oeuvre d'art. Et enfin au troisième plan, il y a comme un supplément d'âme dans l'expérience esthétique qu'il faut essayer d'appréhender, ce sur quoi s'ouvre ce tableau, ce vers quoi cette expérience nous dirige. Là on est appelé à utiliser un langage plus abstrait, celui d'une ontolo­gie, celui de l'être, celui du néant, celui du vide, celui du plein, bref des notions qui sont utilisées à tort par les commen­tateurs des artistes, au point où elles tour­nent en jargon et en leucorrhée verbale pour donner à l'oeuvre une sorte d'épais­seur qu'elle n'a pas forcément...Une mé­taphysique est souvent un cache-sexe pour la misère des formes. Mais en même temps, il me semble que l'art doit déboucher sur cette dimension-là qui peut voisiner le religieux, le philo­sophique, l'absolu, ou même Dieu, au sens de ce qui vient meubler l'invisible. Je crois absolument à la complémentarité des discours, à condition de ne pas court-circuiter les niveaux. Il y a aujourd'hui une affectation de philosophie dans beau­coup de milieux artistiques dont la per­versité consiste à sauter les étapes et à ou­blier qu'il y a quand même l'étape de la réceptivité. Il faut que nous ayions d'abord l'expérience de l'émotion. Si d'emblée nous produisons un discours in­tellectuel, il est fort possible que nous simulions, en fait, une expérience esthé­tique. Malheureusement aujourd'hui, le public fait semblant d'avoir une émotion esthétique mais il ne l'a plus. En tout cas toute théorie de l'art se heurte à la mul­tiplicité de l'art et il ne peut y avoir de théorie unitaire ou globalisante.

DECOMPLEXER LE PUBLIC V.A. : Qui donc doit effectuer ce retour

au sensible: l'artiste, le philosophe, le critique d'art, le public ?

J.J. Wunenburger: Je crois que l'on est aussi devant des obstacles tout à fait

nouveaux. Depuis le discours de l'idéa­lisme allemand, l'art a été entraîné dans l'aspect de la spéculation, ne serait-ce que parce que l'âge classique était marqué par le souci d'insérer l'art simplement dans les canons du goût qui était une sorte de do­mestication de l'art, d'arraisonnement de l'art dans les catégories de la société. Le romantisme allemand a voulu associer l'expérience artistique à une sorte d'ex­périence religieuse, c'est-à-dire de «re­liance» de l'homme à l'infini... Il y a là quelque chose de tout à fait nouveau qui vient faire de l'artiste, une sorte de vision­naire, de messager... Et autour de cela, il y a eu une inflation du discours philo­sophique qui a, je crois, desservi l'expéri­ence spontanée de la rencontre entre l'homme et le sensible. Je dirais que le sous-produit de cela, c'est le commentaire de l'oeuvre d'art. En reprenant les thèses de George Steiner, je dirais en ce sens que le vingtième siècle, est finalement le siècle du commentaire, où, non pas le discours de l'artiste, mais le méta-discours sur ce qu'il fait, prend presque la place de l'oeu­vre. L'art finit par n'être qu'une sorte d'al­légorie d'un discours critique qui est lui-même dérivé d'un discours philosophique. Dans tout ça, on a perdu l'essentiel. C'est vrai que l'artiste doit retrouver cette naïveté, ce désir d'aller à la quête du sen­sible et du sens du sensible. De l'autre côté, il y a dans l'art, une place capitale pour le public, pour ceux qui sont acheteurs ou jouisseurs de l'oeuvre. Et là, il me semble qu'il y a une sorte d'imposture, voire de terrorisme : on fait croire que l'expérience esthétique est conditionnée par un savoir et qu'il faut d'abord lire le catalogue avant de se mettre devant un tableau. On doit pour ainsi dire «décomplexer» le public et lui dire justement que l'oeuvre doit d'abord être liée à un écran esthétique, à du sensible, et que s'il n'est pas touché, il y a un problème de finalité, de communi­cation. Nous avons tous un devoir à l'égard du public, pour le remettre en confiance parce qu'on l'a intimidé en faisant de l'art, un médium sacralisé par rapport auquel il fallait se montrer justement extrêmement humble et subordonné mais sans qu'on comprenne et sans qu'on éprouve quoi que ce soit de réel.

V.A. : Le commentaire devrait servir l'art finalement plutôt que de le masque?

J.J. Wunenburger: Absolument. Si vous voulez, le problème vient du fait qu'entre la Renaissance et le début du vingtième siècle, l'art restait relativement familier parce qu'il s'insérait dans des grands systèmes culturels : le code du lan­gage religieux, le code de la représenta­tion, et que, de ce point de vue, il y avait d'emblée une culture commune entre créateurs et public... La nouveauté, c'est cette accélération démultipliée d'expéri­ences artistiques subjectives qui a engen­dré un écart croissant entre les artistes et le grand public. L'expérimentation systé­matique de l'avant-gardisme théorique a paradoxalement fait qu'à une époque d'expansion démocratique, de partage, d'égalité, de communion d'idéaux, l'art soit devenu pour sa part quelque chose d'extrêmement élitiste, d'aristocratique presqu'au mauvais sens du terme. Sur ce plan-là, il y a une sorte de mensonge col­lectif: l'artiste prétend incarner les valeurs esthétiques de sa société (il milite pour l'égalité et les droits de l'homme) alors qu'en fait, en même temps, il est graduellement coupé de cette société.

UNE PHASE HAR­MONIEUSE APPELÉE BEAUTÉ V.A. : Depuis le début du débat sur

l'art contemporain de l'automne 91 au Québec, on parle beaucoup ici d'un « retour du beau » ou d'un « retour au sens», que les critiques d'art ont qualifié de «réactionnaire». Lorsque vous notez ce retour au sensible, pourrait-on l'associer aussi à un appel à la beauté? Est-ce que le concept de beauté est adéquat à ce qui se joue dans l'art contemporain ? Pensez-vous qu'il puisse y avoir compatibilité entre ces concepts forts du classicisme et l'art dit «post­moderne » ?

J.J. Wunenburger: C'est une ques­tion très difficile parce que c'est vrai que philosophiquement, on a héritié de cette notion de beauté et qu'elle a joué un très grand rôle depuis la pensée grecque comme signe d'identification d'une valeur qui n'était ni une valeur intellectuelle, ni une valeur morale. Mais il faut évidem­ment se rappeler que cette notion peut s'appliquer aussi bien à la nature, à ce

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que l'homme n'a pas fait. La beauté n'est pas l'apanage de l'artiste et sur ce plan-là, elle sert surtout d'harmonie entre ce que l'homme ressent et une certaine présentation, une certaine organisation des formes, des couleurs et des rythmes du monde. C'est cette sorte de phase har­monieuse qui est appelée beauté. Le slo­gan : « la beauté est subjective » ne veut rien dire. «Subjective» veut signifier qu'on passe par la voie de la réceptivité propre à chaque sujet. Pour des raisons qui seraient peut-être trop longues à évo­quer, il y a un ensemble de catégories de la perception et du sentir qui sont tout à fait universelles et on peut montrer, même à travers des études de psychologie, de psychologie de la forme ou de psycholo­gie expérimentale, que tout cela n'est pas aussi variable que l'on croit ou que l'on craint... Nous obéissons en tant qu'espèce humaine à un ensemble de règles de com­portements, de sensibilités, qui permet­tent d'objectiver le beau. Je crois qu'il faut absolument imposer cette idée tant sur un plan éthologique que sur un plan méta­physique. Pour l'homme d'aujourd'hui, qu'est-ce qui est beau? Nous sommes quand même devant une multitude de stimulis sensoriels venant du monde tech­nique et des moyens de communication, d'images électroniques qui engendrent un embrouillement de notre psychisme qui en vient à confondre assez facilement le plaisir du beau avec ces plaisirs de la sti­mulation organique et psychique qui se succèdent tellement vite et de plus en plus pour les nouvelles générations. Si bien que l'homme un peu étourdi d'au­jourd'hui a difficilement accès à cette identification au beau, qui n'est pas quelque chose d'immédiat, qui nécessite une certaine patience, un certain repos de l'esprit pour permettre l'imprégnation. Lorsqu'on voit défiler des images, on en­tend souvent: «c'est une belle image». A la limite, le terme «beauté» est en quelque sorte vidé de son sens. C'est pourquoi je ne suis pas sûr que ce terme soit même suffisant pour qualifier ce qui est artistique aujourd'hui. Je pense qu'il faudrait mieux essayer de définir ce qu'est l'oeuvre d'art et non pas commencer par la conditionner par le terme de beauté... Et là, je pense qu'il faut être très ferme, très exigeant, sous peine de céder juste­

ment à cette sorte de laxisme généralisé qui est particulièrement de mode en France, où tout finalement est oeuvre, depuis le graffiti sur un mur jusqu'à la construction d'un bâtiment. Bien sûr si on veut désigner par là toute invention, toute objectivation d'une forme qui n'existait pas, tout le monde crée et tout produit d'un acte volontaire ou involontaire est une oeuvre d'art. Ce qui compte, je crois, c'est l'oeuvre, une fois que l'artiste est dis­paru, une fois que le commentaire est perdu... Qu'est-ce qui peut fonctionner comme oeuvre ? Alors là, il y a un critère fondamental, c'est qu'une oeuvre doit pouvoir avoir une autonomie, une sorte d'éternité temporelle et surtout une réserve esthétique et une réserve de sens qui font que nous pouvons, comme pour une personne, comme pour un visage, vivre avec, tout en ayant l'impression d'être devant quelque chose d'inépui­sable. Avec ce critère-là, combien d'oeu­vres dans les musées s'effrondreraient au bout de quelques secondes. Nous ne pou­vons avoir ce sentiment de présence inépuisable que si l'Autre justement a une intensité, une entité. Par l'Autre, je veux dire l'autre personne. Une oeuvre d'art doit être pour moi un substitut d'être hu­main.

V.A.: Steiner parlait d'une «éthique de la réception» plutôt que d'une «es­thétique de la réception».

J .J . Wunenburger: Absolument. Je pense que le regard sur l'oeuvre, de quelque nature que ce soit, est un regard qui doit être tourné «narcissiquement» sur le plaisir d'une excitation personnelle, mais qui doit surtout être une sorte d'ou­verture du sujet fini à la dimension des possibles. Ce regard porte sur un trésor, sur quelque chose qui constitue un monde infini. La grande oeuvre d'art peut justement servir d'exploration de tout ce que nous n'avons pas, de tout ce que nous ne verrons jamais. Bien sûr, il vaut mieux donner aux objets dont nous nous servons de belles formes mais il y a surtout dans l'art occidental, une tentative de faire de l'objet d'art, une fin en soi, qui n'est plus simplement instrumentale et dont nous at­tendons quelque chose. C'est comme une fenêtre ouverte sur quelque chose, qui nous fait voir aussi quelque chose. Les limites d'un très grand nombre de créa­

tions actuelles viennent de ce qu'elles sont voulues comme éphémères, ou comme fausses fenêtres qui nous incitent à re­garder leurs structures. En un clin d'oeil, on a tout vu, et il n'y a plus rien d'autre à voir. Mais le sens ne s'épuise pas en un instant. Comment se justifierait un art qui n'est qu'un excitant intermittent? Il me semble qu'il y a une sorte d'absurdité à investir du temps, de l'énergie, à vivre dans l'illusion de faire quelque chose d'important, alors que l'oeuvre ne pren­dra sens qu'à travers un commentaire ab­strait ou un mode d'être qui s'épuise iné­vitablement de lui-même.

RENCONTRE ENTRE CRÉATEURS ET PUBLICS V.A.: Concevez-vous l'expérience es­

thétique comme une expérience solitaire en face de la chose-même et croyez-vous que l'autre humain ne vienne finalement qu'interférer ? Votre expérience esthétique pourrait-elle être élargie à la façon dont Habermas, entre autres, implique néces­sairement l'autre individu dans la recon­naissance d'une vérité commune?

J . J . Wunenburger : Là c'est une grande question aussi, qui touche à la manière dont l'art se situe par rapport à l'ensemble des fonctions sociales de com­munication et de partage, des langages et des valeurs de sensibilité. Il me semble que dans l'état actuel des choses, il n'y a plus de véritables « reliances » dans l'art parce que ou bien l'art reste le substitut de la religion ou bien il y a une religion de l'art. Mais c'est une religion justement individuelle puisque chacun invente fi­nalement les voies qui le mènent vers l'in­visible ou expérimente des formes médi­atrices de « sacralité ». Il y a là, c'est vrai un individualisme fondamental et la réponse de la réceptivité reste une ex­périence d'abord individuelle. Je me mé­fierais de tout ce qui chercherait trop à conditionner cette expérience-là, une sorte d'interactivité, surtout quand on voit la fragilité des consensus dans les sociétés contemporaines. Ceci dit, le problème que pose Habermas et d'autres, c'est que l'art risque de partir à la dérive si on ne cherche pas à rapprocher l'art du public. C'est le problème d'insertion de l'art dans

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nos sociétés démocratiques. Il y a là une pluralité de trajectoires individuelles et je crois que nous n'avons pas encore trouvé les formes par lesquelles se ferait ce rap­prochement. Il y a tout un travail d'infor­mation à faire pour arriver à créer une culture artistique commune. C'est pour cette raison, je pense, qu'il faut inventer de nouveaux moyens de rencontre entre créateurs et pubhc. L'école vient trop tôt, bien qu'elle ait un rôle très important dans la sensibilisation à l'art; la télévision demeure une culture passive et trop éphémère. Peut-être faut-il essayer de faire en sorte que la création se fasse en présence du public ou du moins que les créateurs ne soient plus enfermés dans des milieux alternatifs, ou de caste d'in­tellectuels, mais qu'ils soient plongés dans un monde humain ayant du goût pour l'art. Il y a en France en ce moment des expériences organisées par la Fondation France, qui vont en ce sens.De plus, il faut se rappeler que l'art exige une certaine maturation et qu'il existe au­jourd'hui une tendance à idolâtrer les oeuvres juvéniles. Une certaine prudence devrait s'imposer de la part des institu­tions et des politiques culturelles. Il ne s'agit pas de réserver exclusivement les expositions ou les subventions aux gens de plus de cinquante ans. Mais un artiste a besoin de connaître une lente initiation à la résistance, à la fois des opérations auxquelles il se livre et du public lorsqu'il faut créer un langage qui doit être lente­ment compris, apprécié, reconnu. Aujourd'hui on essaie de sauter des étapes et c'est ce qui produit des catastrophes.

V.A.: Dans votre livre La fête, le jeu et le sacré (1977), vous parliez du pro­jet d'une métaphysique contemporaine, et ce projet s'appuyait sur le pari d'une fé­condation du réel par l'imaginaire. L'imaginaire pourrait être domestiqué, devenir un pôle de remodelage du réel, l'ordre des choses pourrait être forcé, les objets et les situations détournés, de façon à créer une culture qui ne soit pas une institution mais un style de vie, une fête retrouvée. N'y avait-il pas là une anticipa­tion de postmodernité ?

J.J. Wunenburger: J'assumerais en­core aujourd'hui quelques-unes de ces orientations au sens où ce qui, peut-être, a constitué les limites de l'art contempo-

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rain et actuel, c'est qu'il y avait une sorte de programmation beaucoup trop con­traignante de ce que l'on voulait faire, sous couvert de techniques, de sciences, d'expérimentations, de tel ou tel mots d'ordre. Et ce qui a été perdu c'est l'onirisme, c'est cette capacité qu'a le mental d'explorer tous les possibles, non pas seulement ce que le surréalisme en­tendait par surréel mais tout cet invisible qui nous entoure en permanence et qui se loge bien sûr dans les objets. L'art a probablement devant lui un avenir s'il ac­cepte d'être justement cet explorateur du mystère... Nous sommes parachutés en un heu et un temps particuliers, mais notre être est porteur, par sa mémoire, son in­conscient et sa sensibilité, d'autres points d'espace, d'autres dimensions du temps, que l'art doit justement chercher à ma­nifester et à rendre sensibles à chacun. L'art est une sorte de révélateur, au sens de la photographie. Il s'agit d'une aven­ture tout à fait passionnante à condition justement qu'il n'y ait pas un filtrage ex­cessif, d'une part, par l'intellectualisme et, d'autre part, par toutes ces démarches

purement pulsionnelles. Il faut quand même beaucoup de sensibilité, de cul­ture, de patience pour reconnaître tout cet invisible. Je crains que beaucoup d'artistes, tout en ayant la prétention de le faire, n'aient pas cette disposition in­térieure pour y arriver. Et c'est cette dis­position qu'il faut réapprendre, je crois. Nous avons cette chance d'être à la veille de révolutions de matériaux qui vont peut-être servir de catalyseur à cette re­naissance des possibles... Je pense, par exemple, aux images de synthèses, à toutes les technologies du fractal où l'art est très mathématique au départ mais où il devient une sorte de banc d'essai de nouvelles images qui auront des effets rétroactifs essentiels sur l'imagination et sur notre capacité de la visualisera

(7 avril 1992. restaurant Claude Postel. Montréal.)

Paul Klee, Senecio, 1922, Huile sur toile, 40,5 x 39 cm, Bâle, Kunstmuseum.