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LETTRE A LOUIS PAUWELS

SUR LES GENS I N Q U I E T S

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D U M Ê M E A U T E U R

ROMANS

Le Meur t re ri tuel (La T a b l e Ronde) .

Les Inciviques (Plon).

ESSAIS ET ÉTUDES HISTORIQUES

René Guénon (La Colombe) .

A u Seuil de l'Ésotérisme (Grasset) .

Gardez-vous à gauche (Fasquelle) .

O ù v a la droite (Plon).

Le Romantisme fasciste (Fasquel le) .

S a l a z a r et son temps (Les Sept Couleurs) .

Les Vaincus de la Libération (Laffont).

L 'Expansion américaine (Cul ture-Ar t -Lois i rs ) .

RÉGIONALISME

L a France des Minorités (Laffont).

L a Bretagne et la France (Fayard) .

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PAUL SÉRANT

LETTRE A LOUIS PAUWELS SUR LES GENS INQUIETS ET QUI ONT BIEN LE DROIT DE L'ÊTRE

L A T A B L E R O N D E

40, rue du Bac, Paris, 7

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© Éditions de la Table Ronde, 1972.

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A mesure que le progrès se développe, il se démasque. Il vise beaucoup moins le bonheur que la puissance.

EMMANUEL BERL.

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I

Vous êtes donc heureux, Louis Pauwels. Je m'en réjouis : vous avez mérité de l'être. Mais, comme tout le monde, vous n'aimez pas être seul. Alors vous écrivez une Lettre aux gens heureux, en leur disant qu'ils sont l'immense majorité. 95 % de gens heureux, contre 5 % de pessimistes. Me permettez-vous d'y regarder d'un peu plus près ?

Vous avez raison sur un point : 95 % de nos contemporains sont indifférents aux proclamations « catastrophiques » des intellectuels engagés. Cela signifie-t-il, comme vous le soutenez, que ces gens sont satisfaits de leur condition? J'en doute fortement. Regardant autour de moi, je découvre, chez les autres, plus d'inquiétude que d'euphorie, plus de soucis que de tranquillité, plus de fatigue

I. Louis Pauwels, lettre ouverte aux gens heureux et qui ont bien raison de l'être. (Ed. Albain Michel).

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que d'enthousiasme, plus d'accablement que d'énergie. J'aimerais pouvoir dire que s'il en est ainsi, c'est parce que les gens ne savent pas pra- tiquer l'art de vivre. Mais il me semble qu'une telle affirmation serait un peu simpliste. Non, je ne me sens pas le courage de dire avec vous : il y a d'un côté le petit nombre des malades de la tête; de l'autre, la foule des gens bien portants et équilibrés. Ce que je peux constater m'en empêche.

Je me souviens de l'époque où nous allions nous connaître. Notre après-guerre. Nous appartenions, vous et moi, à la catégorie des jeunes gens crispés et exigeants. Nous n'acceptions pas le monde tel qu'il était. Nous nous acceptions mal nous-mêmes ; et nous cherchions avidement quelques raisons de vivre. Nous fréquentions le même milieu et le même « groupe ». Un jour Philippe Lavastine me dit : « As- tu lu Saint Quelqu'un de Pauwels ? C'est impor- tant. » Je lus Saint Quelqu'un : c'était important.

Un peu plus tard, je vous rencontrai, en entrant à Combat, où vous étiez rédacteur en chef. Le journalisme est un métier parfois rude, mais il a ses temps morts. C'étaient, pour nous, les plus vivants. Nous avons passé d'assez longs moments, Brissaud, vous et moi, à essayer de nous compren-

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dre et de comprendre ce qui nous entourait. Après Combat, il y eut, pour nous, quelques autres journaux où nos signatures voisinèrent. Puis vous décidiez d'écrire Monsieur Gurdjieff. C'était encore, pour nous, une occasion de rencontre. Mon roman Le Meurtre rituel vous paraissait l'un des témoi- gnages significatifs de notre commune inquiétude. Vous en citiez des extraits, tandis que je m'effor- çais de faire le point sur ce que nous avions senti et vécu. Bientôt vous fondiez Planète avec Bergier, tandis que je me tournais vers l'histoire contem- poraine, puis vers le régionalisme.

Et voilà qu'après vous être consacré au réalisme fantastique, vous partez en guerre contre les pessi- mistes. Suis-je l'un d'eux, à vos yeux? C'est pos- sible, bien que je ne croie pas l'être. Car on peut fort bien ne pas être pessimiste, ne pas tomber dans un négativisme criard, sans avoir envie de participer à votre croisade futuriste.

Pour commencer, je serais tenté d'écrire qu'il y a pourtant un point où je ne vous trouve pas assez optimiste : c'est pour ce qui concerne votre carrière. Vous écrivez en conclusion que votre Lettre va lui nuire. Ce n'est pas mon avis. Pour diverses raisons, ce livre, comme on dit, vient

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à son heure. Il va vous faire de nouveaux ennemis ? C'est possible, mais les ennemis d'un certain monde parisien sont rarement des ennemis mor- tels. Louis Pauwels égratigne férocement Maurice Clavel dans son livre. Un « réalisateur » radiopho- nique les convie l'un et l'autre devant le micro. Ni l'un ni l'autre ne se dérobent. Ils échangent quelques idées et quelques vacheries. Puis ils se quittent, légitimement satisfaits tous les deux d'avoir eu l'occasion de faire leurs mises au point respectives. Le réalisateur, lui aussi, est content : c'était une bonne émission. Non, ces inimitiés-là ne tuent pas, et c'est fort bien ainsi.

Il n'en est pas moins vrai que cette Lettre appelle la discussion. Une discussion plus serrée, sans doute, que celle que vous pouvez avoir avec Maurice Clavel, trop crispé pour argumenter.

Il faudrait d'abord, me semble-t-il, donner une définition du bonheur. Ce n'est pas la peine, dites-vous, tout le monde sait ce que cela veut dire. Je suis étonné de vous voir soudain si peu exigeant par rapport à ce que vous avez été. D'accord : votre première revue, Franchise-Le temps des assassins, était un peu simpliste. Le monde d'après-guerre n'a pas connu cette rapide

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agonie que vous annonciez. Inversement, je ne le vois pas engagé aujourd'hui dans cette voie ra- dieuse que vous célébrez.

Certes, c'est le devoir de chacun de nous de combattre aussi énergiquement que possible les puissances de découragement. Sur ce point, je suis bien d'accord avec vous. Seulement c'est un

devoir difficile. Présenter l'aptitude au bonheur comme une disposition qui va de soi, c'est s'illu- sionner dangereusement en même temps qu'abuser ceux qui vous lisent.

Dans le domaine matériel, nous avons, c'est vrai, beaucoup plus de choses à notre disposition qu'auparavant pour connaître le bonheur. Mais il faut savoir s'en servir. Ce n'est pas si facile que vous le laissez croire. Et pour commencer, ces choses, il faut les acquérir. Les traites échelonnées sur trente ans, c'est une belle amélioration par rapport aux anciennes conditions de crédit. Encore faut-il, pendant ces trente ans, tenir le coup. Encore faut-il arriver à payer régulièrement les traites tout en faisant face aux dépenses inhérentes à ce qu'on achète avec ces traites. Payer la rési- dence secondaire, et supporter les frais qu'en- traîne sa possession. Beaucoup croyaient qu'ils y

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parviendraient, ils ont dû renoncer au bout d'un temps plus ou moins long.

Je pense qu'il faudrait être prudent avant d'affir- mer que certaines satisfactions de l'existence sont désormais « accessibles à tous ». Accessibles à plus de gens qu'avant, c'est vrai, mais, encore une fois, dans des conditions moins favorables qu'elles n'en ont l'air. J'entends bien que lorsqu'on dit, « à tous », on sous-entend : « à tous, à condition, bien sûr, qu'ils fournissent l'effort indispensable pour en profiter ». C'est ici que nous tombons sur une supercherie. Les métiers où l'on améliore substan- tiellement sa condition initiale ne sont pas telle- ment nombreux; ils sont, en tout cas, moins nombreux que les autres. J'entendais récemment un commentateur radiophonique célèbre blâmer les conducteurs de la R.A.T.P. d'avoir déclenché

leur grève. Il leur reprochait de gêner considéra- blement la vie des Parisiens les plus pauvres, ce qui était exact. Il ajoutait que ces travailleurs appartenaient à une catégorie privilégiée. Là, j'ai ressenti une certaine gêne. Car si les employés de la R.A.T.P. sont mieux payés que d'autres, il est non moins vrai qu'ils peuvent difficilement profiter de ces facilités modernes dont vous parlez,

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et dont le commentateur radiophonique en ques- tion doit, lui, jouir sans trop de problèmes.

Il est assurément aberrant de faire le procès de notre société occidentale en lui opposant la société « socialiste » de l'Est. Et vous avez raison de souli-

gner l'illogisme parfait de ceux qui le font. Mais il serait difficile de soutenir que, désormais, les travailleurs occidentaux ont, en somme, toutes les chances de mener une vie conforme à leurs

aspirations légitimes. Certains responsables patro- naux ne cessent de répéter que si la condition ouvrière était insupportable — ou tout au moins « pénible », comme ils disent — il y a un siècle, elle est, aujourd'hui, parfaitement acceptable. D'autres vont plus loin : à les entendre, l'ouvrier français, l'ouvrier occidental d'aujourd'hui croule sous les voitures de série, les machines à laver, les frigidaires, les gadgets de toute espèce.

Je ne parlerai que de ce que j'ai directement constaté. J'ai connu, dans l'Oise, quelques ménages ouvriers. Il est vrai qu'ils possédaient deux ou trois objets qui auraient fait rêver leurs parents. Il n'est pas vrai qu'ils pouvaient à la fois se loger agréablement, acheter une voiture, une télé, un frigidaire, une machine à laver, se payer les

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Baléares en été et les Alpes en hiver. Ils étaient obligés d'attendre et de choisir. Or l'Oise est l'un des départements les plus aisés de France, et la condition ouvrière y est meilleure qu'en Bretagne ou en Occitanie. Il ne faut donc pas exagérer, et se lancer dans une description idyllique de l'ouvrier devenu propriétaire et capitaliste comme par enchantement en moins d'un demi-siècle.

Ce qui vaut pour la classe ouvrière vaut égale- ment pour ce qu'on appelle les classes moyennes. Là encore, l'aisance est beaucoup plus rare que la gêne. Qui plus est, nous voyons souvent ici, non pas une amélioration des conditions de vie, mais le contraire. Pendant longtemps, l'État a considéré que certaines fonctions pouvaient être peu payées, parce qu'il recrutait ceux qui les exerçaient dans une bourgeoisie plus ou moins pourvue de réserves. Le magistrat, l'officier, le professeur, l'archiviste, étaient censés se contenter d'un traitement modeste, que leurs ressources personnelles compléteraient. Le traitement est toujours modeste, mais les ressources personnelles, dans bien des cas, n'existent plus. Il en résulte parfois des situations gênantes : le petit notable est embarrassé lorsqu'on l'invite à dîner.

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Ajoutez à cela les catégories les plus défavorisées. Par exemple, ces services hospitaliers qui n'arrivent plus à trouver de personnel, parce qu'il est quand même un peu dur de se dévouer nuit et jour pour un salaire de famine. Songez aussi aux éléments sacrifiés : à ceux que l'on décrète inutiles, et que l'on voue impérieusement à une reconversion généralement impossible. Songez à ces petits commerçants condamnés par les « succursales multiples », à ces artisans écrasés par les charges sociales, à ces travailleurs brusquement licenciés dans les industries en difficulté, à ces paysans, enfin, dont on affirme qu'ils sont en surnombre et qui sont invités à faire n'importe quoi, sauf à rester paysans. Cela fait pas mal de monde. Cela fait beaucoup de gens dont je vois mal comment ils pourraient « améliorer leur standing » et jouir au mieux des dons de la fée Consommation.

Il y a aussi l'abondance, la prospérité, l'euphorie dont témoignent nos magasins achalandés, nos routes surchargées, nos « relais gastronomiques » qui refusent du monde, nos stations de vacances

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d'été, de printemps, d'automne et d'hiver qui ne désemplissent pas. Mais il faut se méfier de telles apparences, lorsqu'il s'agit d'apprécier une situa- tion d'ensemble. Je me souviens d'un journaliste anglais, qui était venu passer une huitaine de jours à Paris dans l'hiver 44-45. Vous n'avez pas oublié ce que fut, pour l'ensemble des Parisiens et des Français, cet hiver-là. Mon journaliste anglais était descendu dans un hôtel proche des Boulevards. Des amis le conduisaient dans tous les lieux où

l'on pouvait ignorer la détresse ambiante : de Pigalle à Saint-Germain des Prés, des Champs- Élysées aux Halles, partout où le marché noir fleurissait, partout où l'on bâfrait, buvait et fumait « comme avant ». Mon journaliste revint à Londres, et il s'empressa de dire que tout ce que l'on avait raconté jusqu'alors sur l'état de la France était terriblement exagéré, qu'en fait les Français se débrouillaient merveilleusement, et qu'en dépit de quatre années d'occupation, ils vivaient, ma foi, beaucoup mieux que les Anglais.

Les circonstances actuelles sont fort heureuse- ment très différentes, mais l' « imperméabilité » de certains milieux par rapport à d'autres existe toujours. Dans cette époque de dialogue, de

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communication, de confrontation, personne ne sait comment vivent les autres. Un fait-divers braque de temps en temps les projecteurs des media sur tel ou tel fragment de notre société : on parle pendant quelques jours des bidonvilles de Nanterre ou des « ensembles » de La Courneuve, puis c'est tout à coup le silence et les choses continuent comme devant. Certains documents — tel, par exemple, le Journal d'une assistante sociale de Fanny Deschamps — nous révèlent une banlieue parisienne plus éloignée du centre de Paris que la Chine. Ces révélations suscitent plus de soupirs que de décisions. Les commenta- teurs parlent de « la société mise en accusation », mais le mea culpa se fait toujours sur la poitrine des autres. Les gens malheureux et qui ont quelque excuse à l'être doivent se débrouiller pour supporter leur malheur.

Bien sûr, me direz-vous, mais qui peut nier sérieusement le progrès social? Sans prétendre le nier, je le crois difficile à apprécier lorsqu'il s'agit de la condition générale des individus. C'est un progrès considérable d'obtenir de l'eau en tour- nant un robinet quand on rentre chez soi, au lieu d'être obligé d'aller en chercher à l'extérieur.

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Ce n'est pas un progrès d'avoir trois ou quatre heures de transport à subir chaque jour pour pouvoir gagner un salaire insuffisant.

L'évolution des « provinciaux » par rapport à la capitale est, à cet égard, fort intéressante. Il y a seulement vingt ans, n'importe quel garçon ou fille de n'importe quelle région de France ne souhaitait rien tant que d'aller travailler à Paris. Cette tentation appartient de plus en plus au passé. Le « district » de M. Delouvrier continue à enfler chaque année, c'est vrai, mais ceux qui viennent travailler dans la capitale par goût ne sont certes plus la majorité. On « monte » aujour- d'hui à Paris parce que le marché du travail y est plus ouvert qu'ailleurs, parce qu'en vertu du système politique insensé que nous subissons, c'est encore, pour bien des Français, la seule ville où l'on peut espérer ou améliorer son statut pro- fessionnel, ou plus simplement échapper au chô- mage. Mais on y « monte », le plus souvent, sans aucun enthousiasme. La vie parisienne n'apparaît plus aux provinciaux comme un privilège et une promotion, mais au mieux comme une fatalité qu'ils espèrent subir le moins longtemps possible.

On me répondra que s'il en est ainsi, c'est donc

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que les choses vont mieux qu'autrefois en province. Je crois surtout qu'elles vont moins bien à Paris. Car si les provinciaux rechignent à s'installer dans la capitale, ce n'est pas tellement en fonction des améliorations dont ils bénéficieraient chez eux :

c'est essentiellement parce que le rythme de vie d'une petite ville est moins inhumain que celui d'une immense agglomération, surtout lorsque la vie de cette agglomération est organisée en dépit du bon sens.

Or n'oublions pas que l'extension de la capitale a été longtemps considérée comme un progrès; aujourd'hui encore, il ne manque pas d'experts pour nous affirmer que la création d'un « district » de quinze ou vingt millions d'habitants est à la fois une nécessité et un bienfait. Comment se fait-

il alors que les habitants dudit district n'aient qu'une idée en tête : fuir dès qu'ils ont vingt- quatre heures devant eux ? Qu'est-ce donc que ce progrès qui se traduit, pour l'ensemble des indi- vidus « concernés », par des conditions de vie qu'ils ne supportent plus ? Ce n'est tout de même plus par snobisme que les Parisiens affrontent en files compactes la sortie du pont de Saint-Cloud ou de la porte d'Orléans : c'est — hélas — parce qu'une

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semaine parisienne est de moins en moins suppor- table si elle ne se termine pas par un minimum d'évasion, même si cette évasion doit être payée d'une fatigue supplémentaire.

Vous vous souvenez du merveilleux film de

Renoir tiré d'une nouvelle de Maupassant La partie de campagne : ces petits commerçants pari- siens du début du siècle qui se font conduire en calèche jusqu'au bord de la Seine pour y manger une friture et faire un peu de canot après le déjeu- ner. C'était un plaisir qu'ils s'offraient rarement, une véritable fête. Les Parisiens de la classe sociale

correspondante ont aujourd'hui beaucoup moins de mal à se donner pour s'offrir une « partie de campagne ». Quelques tours de roue, et c'est déjà Poissy, encore un peu de super, et voilà Mantes. Mais l'auberge du film de Renoir a disparu des cent cinquante kilomètres autour de Paris : le paysage qu'on découvrait autour appartient, lui aussi, au passé. Pour trouver le bonheur paisible au bord d'un fleuve, il faut aller plus loin. Et encore! La petite auberge familiale, où la cuisine n'était pas compliquée, mais quand même savou- reuse, où le vin n'était pas « cachetée », comme on disait jadis, mais quand même agréable, cette

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petite auberge-là n'est plus rentable. Les « rou- tiers » eux-mêmes ont du mal à tenir : le choix de l'avenir est entre le snack et le « bon petit bis- trot » gastronomique. Voilà que nous retrouvons la rareté. Ce bon petit bistrot, qu'offre-t-il donc? Ce qu'on mangeait jadis dans les demeures pay- sannes de nos provinces (ce qu'on y mange encore là où l'équilibre de la vie paysanne n'est pas complètement détruit). Le chroniqueur gastro- nomique du grand hebdomadaire parisien s'exta- sie : « J'ai payé, tout compris, 75 francs ». Pour mon Français moyen, s'il emmène sa femme, un ou deux enfants et un ménage ami, 75 x 6, soit 455 francs, c'est beaucoup. Une ou deux fois par an, à la rigueur. Comme la friture du début du siècle.

Je vole bas par rapport à votre Lettre, au Matin, à Planète, ce n'est pas douteux. Mais quoi ? Quand on parle du bonheur, il faut commencer par le commencement. Et je ne sais pourquoi il est malséant, dans notre pays, de jouer cartes sur table.

Je n'ai pas oublié une soirée passée avec Henry Kissinger, il y a de cela quelques années. Kissinger n'était pas encore conseiller du président des U.S.A. : professeur à l'Université de Harvard,

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il s'occupait de l'organisation du Seminar Inter- national, dont je faisais partie cette année-là. Pendant la soirée à laquelle je songe, il nous interrogea, quelques-uns de mes camarades et moi-même, sur les conditions de vie dans nos pays respectifs. « Avec tel salaire », demandait-il, « peut- on s'offrir une voiture ? Peut-on élever convenable- ment trois enfants? » Ces questions très simples gênaient sans doute certains de ses invités, notam- ment les Latins. La précision en matière financière nous paraît vulgaire. Quelle est l'origine de ce sentiment? On en donne parfois une explication flatteuse : contrairement à ces marchands que sont les Anglo-Saxons, nous savons, nous, que l'argent n'est pas tout, qu'il n'est pas grand-chose. Nous distinguons d'instinct les vraies richesses des fausses. S'il en est ainsi, il est singulier que nous manquions à ce point de simplicité sur ce qui, étant secondaire, ne devrait avoir aucune raison de nous gêner. Il est curieux que notre amour de la clarté nous rende tout à coup obscur dans ce domaine où la précision s'impose, si l'on veut comprendre quelque chose aux « conditions de vie » des uns et des autres.

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« L'argent ne fait pas le bonheur » : il n'y a aucune raison de déclarer caduc ce vieil aphorisme. Mais le bonheur tel qu'on l'enseigne à nos contem- porains est directement fonction de l'argent. Je ne sais si l'on apprend encore aux enfants des écoles que l'argent ne fait pas le bonheur : si oui, je plains l'instituteur, car, dès que l'enfant regagne son foyer, la radio, la télé et les conversations des adultes s'empressent de lui enseigner le contraire. « Ton train électrique à Noël, c'est

promis. Courchevel, cette année, non, c'est trop cher pour nous ». A peine le père s'est-il prononcé que la radio intervient : « Pour vos règlements, chez vos commerçants, en week-end, en voyage, à la fin du mois plus de problèmes : les 800 suc- cursales de notre banque sont à votre service... » L'enfant se demande alors pourquoi, au lieu de tant se compliquer la vie à propos des « vacances de neige », son papa n'a pas, lui aussi, ouvert un compte à la Banque des Optimistes. Si, quelques minutes plus tard, le speaker des informations annonce que le gouvernement envisage de nou- velles mesures de répression « pour lutter contre la multiplication des chèques sans provision », il y a de fortes chances que son rêve l'empêche