La Lutte Des Magiciens-Gurdjieff

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1 G. I. GURDJIEFF Scénario du ballet LA LUTTE DES MAGICIENS 1914 Traduit de l’anglais par Patrick Négrier à partir de l’édition imprimée à titre privé à l’imprimerie Stourton, Cape Town, Afrique du sud, 1957 © Patrick Négrier 2009.

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G. I. GURDJIEFF

Scénario du ballet

LA LUTTE DES MAGICIENS

1914

Traduit de l’anglais par Patrick Négrier

à partir de l’édition imprimée à titre privé à l’imprimerie Stourton,

Cape Town, Afrique du sud, 1957

© Patrick Négrier 2009.

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Avant-propos du traducteur

Le scénario de ce ballet, qui date d’environ 1914, est le premier écrit connu de G.I. Gurdjieff (1866-1949). Cet écrit de jeunesse fut une première fois évoqué en 1915 dans « Lueurs de vérité » où il est dit « dédié à Mlle Geltzer » 1. S’agissait-il de Yekaterina Vasilyevna Geltzer (1876-1962), première ballerine du ballet Bolshoï ? C’est fort possible car la Lutte des magiciens était une pièce de théâtre-ballet, et si G. dédia ce scénario à cette ballerine célèbre, ce fut peut-être dans l’intention de lui confier le rôle de Zeinab (rôle féminin principal de ce ballet), ou bien dans l’espoir qu’elle l’aiderait à monter cette pièce-ballet sur scène, ce qui n’arriva cependant pas. Ce fut ensuite P.D. Ouspensky qui évoqua la Lutte des magiciens plusieurs fois dans Fragments d’un enseignement inconnu, compte-rendu des entretiens que lui-même eut avec G. de 1915 à 1920. Mais il faudra attendre 1957 pour que ce scénario soit imprimé (et encore à un très petit nombre d’exemplaires) en anglais en Afrique du sud à Cape Town. Et c’est seulement en 2008 qu’une maison d’édition britannique, Book studio, vient de republier ce premier écrit de G. (en anglais) en même temps d’ailleurs qu’elle a édité la transcription (elle aussi en anglais) des discussions de G. avec ses élèves lors des réunions à Paris au 6 rue des Colonels Renard de 1941 à 1946 : Transcripts of Gurdjieff's Meetings 1941-1946. Tout d’abord un mot sur le titre original anglais de cette pièce-ballet qui mentionne le mot magicians. Certes ce scénario décrit bien la lutte entre un magicien blanc et un magicien noir telle que les occultistes européens de la fin du XIXème siècle pouvaient se la représenter. Mais ce bric à brac de pacotille ne doit pas nous dissimuler le fait que l’un des deux principaux personnages masculins de ce scénario, Gafar, est un parsi, c’est à dire un homme confessant la religion mazdéenne de Zoroastre qui était la religion des anciens mages de Perse. Et c’est peut-être pour cette raison que certains traducteurs francophones ont traduit par l’expression « La Lutte des mages » le titre anglais qui ne mentionnait pas le mot magi (« mages ») mais bien le mot magicians : « magiciens ». Quoi qu’il en soit et en dépit de son titre ambivalent, ce scénario ne nous décrit pas le monde profane des illusionnistes et des

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prestidigitateurs des temps modernes, mais le monde spirituel du moyen-orient traditionnel où l’un des personnages principaux est un parsi relevant de la religion des anciens mages. Ce scénario, composé pour être une pièce de théâtre entrecoupée de cinq petits ballets 2 et d’un concert bref, comprend cinq actes. C’est avec l’ennéagramme une des premières expressions de l’enseignement de G. On y retrouve d’ailleurs plusieurs éléments qui serviront à Alexandre de Salzmann pour confectionner ses deux affiches gurdjieviennes de 1919 et de 1923 3, et que G. reprendra ensuite dans ses livres ultérieurs comme l’ennéagramme (mais aussi d’autres diagrammes symboliques comme l’heptagramme, le pentagramme, et l’hexagramme), la référence au principe d’Hermès Trismégiste 4, les sept cosmos du rayon de création, les sept couleurs de l’arc-en-ciel ordonnées selon la séquence du prisme solaire, les références à la science (télescope, microscope, instruments de chimie), la magie blanche utilisée à des fins médicales, l’hypnose, et la prière face au soleil levant, autant d’éléments qu’on retrouvera dans les Récits de Belzébuth ; mais aussi l’insistance sur le pluralisme ethnique 5, ainsi qu’une première esquisse des composantes essentielles de la quatrième voie que G. systématisera plus tard et qui comprennent les danses sacrées, les ablutions, la restauration, les musiques sacrées, et enfin les textes sacrés dont la Lutte des magiciens fournit deux exemples : les versets récités par un derviche, et les dits de sagesse prononcés par le magicien blanc (ces deux discours exprimant dans ce scénario le message principal de G.). La Lutte des magiciens se présente à nous comme un conte dans le goût des Mille et une nuits, c’est à dire comme un récit où le merveilleux est en réalité du symbolique au service de l’éthique. C’est ainsi que quatre personnages de ce conte portent des noms allégoriques (fait significatif, les deux magiciens blanc et noir sont anonymes) qui permettent de cerner leur type : Gafar signifie « courant » (au sens de « suivre le courant ») ; Rossoula désigne une « petite rose » ; Zeinab signifie « fragrance » ; et enfin Haila désigne la « cardamome » (une épice). Aucune complaisance anecdotique donc dans les phénomènes surnaturels, dans l’imaginaire propre au genre narratif du conte, ou dans un vain exotisme portant au rêve,

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mais au contraire un usage du surnaturel, de la fiction, et de l’orient dans le contexte d’une connaissance rationnelle basée entre autres choses sur la science employée à des fins de guérison psycho-morale. Nombre de détails matériels dénotent déjà l’intérêt de G. pour la symbolique et pour les pratiques des traditions religieuses, comme si en écrivant ce scénario, G. avait cherché non seulement à enseigner quelque chose, mais encore à matérialiser pour son plaisir, au moins sur le papier, un monde spirituel dans lequel il aspirait à vivre mais que les circonstances de son époque ou sa propre relation à l’histoire de son temps (la relation conflictuelle d’un restaurateur intelligent de la tradition dans un monde moderne qui répudiait parfois violemment cette tradition faute de la comprendre) ne lui permettaient pas encore de concrétiser : la voie des maîtres telle qu’il la concevait lui-même, c’est à dire une voie des maîtres fondée tant sur la quatrième voie et sur la connaissance de soi que sur les connaissances scientifiques acquises au XIXème siècle. En effet dans ce scénario G. décrit les rapports entre un maître et des élèves tels qu’ils furent toujours pratiqués dans la voie des maîtres, voie parallèle à la voie des rites dans la majeure partie des traditions spirituelles. Ce texte de 1914 nous apparaît ainsi comme une préfiguration discrète, une ébauche, et comme un plan de ce que G. réalisera concrètement en 1922 en fondant en France l’Institut pour le Développement Harmonique de l’Homme au prieuré des Basses loges à Avon. L’action de ce scénario se situe dans un moyen-orient typique mêlant les tableaux de la vie quotidienne en ses moments essentiels à un décor religieux de type éclectique puisqu’il inclut des références à l’islam notamment soufi, au christianisme, à l’hindouisme, au bouddhisme, et au zoroastrisme. Les principaux personnages de ce ballet théâtral sont au nombre de quatre : d’un côté Gafar, un homme encore profane qui tombe maladroitement amoureux de Zeinab, une femme membre de l’école d’un magicien blanc, et d’un autre côté ce même magicien blanc qui devra lutter activement pour délivrer ladite Zeinab du sortilège que le magicien noir a jeté sur cette dernière pour la livrer à la passion coupable de Gafar. La pointe de l’action semble résider dans le contraste entre d’une part les comportements subis par des individus que G. appelait mécaniques, et d’autre part les efforts

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nécessaires à un groupe spirituel pour libérer ces individus de ces actes subis, ce combat entre passions aliénantes et efforts de libération se déroulant dans le champ des cinq centres du corps humain que sont les centres moteur, sexuel, instinctif de conservation, émotionnel, et intellectuel, avec en arrière-plan la connaissance de soi présentée en même temps comme moyen de connaître « tout et même Dieu ». Le texte de la Lutte des magiciens ne présente pas seulement un intérêt historique puisqu’il témoigne de la première forme de l’enseignement de G. contemporaine de l’élaboration de l’ennéagramme ; il montre déjà le talent de G. qui dès le début combina son art littéraire naissant de narrateur à un véritable art philosophique, les finales des actes un et cinq de ce texte livrant un premier état de la sagesse qui était celle de G. en 1914. Leçons éternelles de psychologie, d’éthique, et de métaphysique que les lecteurs d’aujourd’hui auront profit à pénétrer en vue d’assimiler leur réelle et salutaire élévation.

Patrick Négrier NOTES 1. G.I. GURDJIEFF, Gurdjieff parle à ses élèves, Monaco, Rocher

1985, rééd. 1990, p. 16-18. 2. Les mouvements du derviche (acte un), les mouvements des élèves

du magicien blanc (acte deux), les danses des douze danseuses du harem de Gafar (acte trois), la ronde des élèves du magicien noir (acte quatre), et enfin à nouveau les mouvements des élèves du magicien blanc (acte cinq). Présence de cinq brefs ballets dans la Lutte des magiciens qui atteste que déjà en 1914 G. oeuvrait comme « maître de danse » (teacher of dancing) ainsi qu’il le reconnaîtra lui-même explicitement en 1924-1928 au chapitre premier de ses Récits de Belzébuth.

3. L’affiche de 1919, placardée à Tbilissi (Géorgie), représentait les instruments angéliques, humains, artistiques, et scientifiques du programme de la « section russe » (zapadnaia sektsiia) de l’Institut pour le Développement Harmonique de l’Homme (signe que déjà à cette époque G. envisageait de donner à son institut une extension internationale, ce qui se comprend eu égard à son objectif premier :

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contribuer à la paix internationale par l’éducation spirituelle de l’humanité). Et ce sont ces mêmes instruments, empruntés à la « Lutte des magiciens » de G., qu’Alexandre de Salzmann reproduira en 1923 dans la version anglaise de son affiche primitive.

4. « Ce qui est au-dessus est semblable à ce qui est en-dessous ». 5. Qui nous rappelle le rôle de déclencheur que joua en 1894 le

massacre d’arméniens par des turcs sur la vocation spirituelle de G. lorsque celui-ci, qui était arménien par sa mère et échappa à ce massacre, créa par réaction en 1895 le groupe des « Chercheurs de vérité ».

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LA LUTTE DES MAGICIENS

Acte un L’action prend place dans une grande ville commerciale de l’orient. La place du marché où diverses rues et allées se rencontrent : tout autour, des boutiques et des étals avec toutes sortes de marchandises – soieries, poteries, épices ; devantures d’ateliers de tailleurs et de cordonniers. A droite, une rangée d’étalages de fruits ; des maisons au toit plat de deux ou trois magasins avec de nombreux balcons, quelques-uns d’où pendent des tapis et d’autres du linge qui sèche. A gauche, sur un toit, une boutique de thé ; plus loin, des enfants jouent ; deux singes escaladent les corniches. Derrière les maisons on voit des coins de rue conduisant à la montagne ; des maisons, des mosquées, des minarets, des jardins, des palais, des églises chrétiennes, des temples hindous, et des pagodes. Au loin sur la montagne on voit la tour d’une vieille forteresse. Parmi la foule qui se meut à travers les allées et la place du marché, on doit rencontrer des types de presque tous les peuples asiatiques vêtus de leurs costumes nationaux : un persan à la barbe teinte ; un afghan tout en blanc à l’expression fière et hardie ; un baloutchistanais en turban blanc à la pointe effilée et dans un court habit blanc sans manches avec une large ceinture où sont attachés plusieurs couteaux ; un hindou tamil à moitié nu, au crâne rasé, avec un

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trident blanc et rouge, le signe de Vishnou, peint sur son front ; un natif de Shiva portant un vaste bonnet noir de fourrure et un épais habit fourré ; un moine bouddhiste en robe jaune à la tête rasée et tenant un moulin à prière dans sa main ; un arménien en « chooka » noir avec une ceinture en argent et un bonnet russe noir en fourrure ; un tibétain ressemblant à un chinois, en costume bordé de fourrures de valeur ; ainsi que des (uzbeks) de Boukhara, des arabes, des caucasiens, et des turcomans. Les marchands crient les noms de leurs marchandises pour attirer les clients ; des mendiants aux voix gémissantes quémandent des aumônes ; un vendeur de sorbets amuse la foule avec une chanson ingénieuse. Un barbier de rue, rasant la tête d’un vénérable vieil « hadji », raconte les nouvelles et le bavardage de la ville à un tailleur qui dine dans le restaurant adjacent. Une procession funéraire passe à travers l’une des allées ; devant se trouve un « mollah » et derrière lui on porte le corps sur une bière couverte d’un drap mortuaire, que suivent des femmes en lamentation. Dans une autre allée il y a une lutte et tous les garçons accourent pour la regarder. Sur la droite, un fakir aux bras déployés, les yeux fixés sur un point, se tient assis sur une peau d’antilope. Un riche et important marchand passe le long en ignorant la foule, suivi de ses serviteurs qui portent des paniers chargés d’achats. Alors apparaissent quelques mendiants épuisés, à moitié nus et couverts de poussière, apparemment juste arrivés de quelque région où sévit la famine. A une boutique, du cachemire et autres châles en d’autres matières sont déballés et montrés aux clients. En face de la boutique de thé, un charmeur de serpent s’assoit et se trouve aussitôt entouré d’une foule de curieux. Des ânes passent, chargés de paniers. Des femmes déambulent, les unes portant le « tchador » et les autres le visage non voilé. Une

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vieille femme bossue s’arrête près du fakir puis, avec une expression de dévotion, dépose de l’argent dans le bol à aumônes en noix de coco qui se trouve près de lui. Elle touche la peau sur laquelle il est assis et s’en va en pressant ses mains sur son front et sur ses yeux. Une procession de noces passe : devant se trouvent des enfants gaiement vêtus, derrière eux il y a des bouffons, des musiciens et des batteurs de tambours. Le héraut public passe, criant d’une voix pointue. D’une allée on entend le vacarme des marteaux des artisans de cuivre. Partout il y a bruit, son, mouvement, rire, querelle, prières, marchandages – le bouillonnement de la vie. Deux hommes se séparent de la foule. Les deux sont richement vêtus. L’un d’eux, Gafar, est un beau, bien bâti, et riche parsi âgé d’environ trente ou trente-cinq ans, rasé de près à l’exception d’une petite moustache noire et de cheveux coupés court. Il porte un habit de soie jaune clair ceint d’une écharpe de couleur rose pâle, ainsi que des pantalons bleus ; par-dessus, une robe de brocart dont la lisière, les poignets et les parements sont brodés d’argent ; à ses pieds il porte de hautes bottes de cuir jaune, les jambes brodées d’or et de pierres précieuses ; il a la tête couverte d’un turban en étoffe apparemment indienne où la couleur dominante est le bleu turquoise ; à ses doigts il a des anneaux avec de grandes émeraudes et des diamants. L’autre homme est son confident, Rossoula, également habillé richement, mais sans soin. Il est trapu, corpulent, ingénieux et rusé, l’assistant en chef de son maître dans toutes ses affaires d’amour et intrigues. Il est toujours d’humeur sournoise et joviale. Sur sa tête il porte une toque rouge avec un turban jaune enroulé autour ; à la main il tient un petit rosaire rouge. Gafar regarde quelques-unes des marchandises et s’arrête à l’occasion pour parler avec quelques-unes de ses connaissances, mais évidemment rien ne l’intéresse. Dans tous

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ses mouvements on peut voir la fierté d’un homme rassasié par les plaisirs. Envers ses égaux il est poli avec condescendance, mais il regarde tous les autres avec mépris ou aversion. Il a tout expérimenté, tout vu, et les choses pour lesquelles les autres gens combattent et s’exercent n’existent plus pour lui. A ce moment deux femmes, sortant d’une rue latérale sur la gauche, pénètrent sur la place. L’une d’elles, Zeinab, est jeune, âgée d’environ vingt ou vingt-deux ans, de type indo-persan, plus grande que la moyenne et très belle. Elle est vêtue d’une tunique blanche avec une écharpe verte autour de la taille ; ses cheveux uniment coiffés, partagés par le milieu, sont enserrés dans un filet doré ; sur la tête elle porte un « tchador » mais son visage est découvert. L’autre est sa confidente, Haila. Elle est trapue, potelée, d’âge moyen, une femme d’un bon naturel. Elle est vêtue d’un habit de velours bleu sous un « tchador » violet. Elle a la bouche couverte d’un voile. Zeinab tient un rouleau de parchemin enveloppé dans un mouchoir de soie. Elle passe le long du square, donnant gracieusement des aumônes aux mendiants qu’elle rencontre. Gafar la remarque et la suit des yeux. Son visage l’intéresse parce qu’il semble, au premier coup d’œil, lui rappeler quelqu’un ou quelque chose. Il s’enquiert d’elle auprès de Rossoula et d’autres connaissances, mais personne ne la connaît. C’est alors que Zeinab s’approche d’une mendiante près de qui se tient un garçon à moitié nu d’environ huit ans, et ayant une plaie ouverte sur son bras nu. Comme elle lui donne des aumônes, Zeinab remarque la plaie, et se penchant au-dessus de lui elle parle de lui avec sympathie à la mendiante. Finalement elle lui dit quelque chose, en désignant l’une des rues latérales puis le garçon. On devine, d’après ses gestes,

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qu’elle conseille à la femme d’emmener le garçon où il peut être soigné. Pendant tout ce temps Gafar ne cesse pas d’observer Zeinab. Zeinab souhaite bander le bras du garçon, mais elle n’a rien pour l’envelopper autour, aussi elle déplie le mouchoir de soie dans lequel sont enveloppés les rouleaux de parchemin et elle bande avec lui la plaie. Puis, accompagnée de Haila, elle quitte le square par une rue latérale. Gafar rapidement consulte Rossoula. On comprend qu’il lui donne l’ordre de suivre Zeinab et de trouver ce qu’il peut à son sujet. Quand Zeinab a disparu, Rossoula la suit en prenant la même rue. Gafar debout le suit du regard, puis lentement se dirige vers la mendiante et commence à lui parler. Reconnaissant dans le mouchoir enroulé au bras du garçon le cadeau de Zeinab, il désire l’acheter sans savoir pourquoi. Il offre à la femme quelque argent, mais elle refuse de le vendre. Sur quoi Gafar jette une poignée de monnaie et prend le mouchoir du garçon presque par force, puis lentement marche en direction du centre du square. La femme étonnée ramasse toute excitée la monnaie et levant ses mains vers le ciel elle remercie Gafar. Puis prenant le garçon par la main, elle descend l’allée désignée par Zeinab. Rossoula, de retour avec des gestes de désapprobation, dit à Gafar qu’il a découvert que Zeinab n’est pas une femme qu’on peut approcher par hasard. Puis, continuant à parler ensemble, Gafar et Rossoula sortent par l’une des rues sur la gauche. Le soir tombe. Dans l’une des allées il y a beaucoup de mouvement, et c’est de là que sort un derviche accompagné d’une foule parmi laquelle il y a beaucoup de femmes et d’enfants. Ce derviche a été très honoré dans le pays dernièrement, et il jouit d’un grand respect parmi toutes les différentes nationalités. Il récite quelques versets sacrés et au

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rythme des versets il fait certains mouvements ressemblant à de la gymnastique ou à une danse. La signification des versets est la suivante : Dieu est un pour tous, Mais il est triple. Les hommes errent parce qu’il est septuple. Dans sa totalité il paraît un, Dans sa composition il paraît multiple, Et d’un autre point de vue il est contradictoire. Il est partout dans toutes les formes. Quand les hommes le voient La partie qu’ils touchent dépend de leurs qualités. Mais qui le touche, s’il est ignorant, Voit dans la part qu’il touche son intégralité, Et sans douter il prêche à son propos. Il pèche déjà Parce qu’il agit contre Les lois déposées Dans les commandements du Très haut. Le commandement est celui-ci : Je suis la vérité. Ton incrédulité t’attire Dans ma proximité Parce que celui qui me voit… La fin des versets s’est perdue dans le fort battement des tambours autour d’un charlatan qui vend des médecines. Le crépuscule devient plus profond. Un par un les marchands rassemblent leurs marchandises et ferment leurs boutiques. Au moment où le mouvement de la foule est à son sommet, le rideau tombe.

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Acte deux

Dans l’école du magicien blanc. Une pièce spacieuse qui ressemble à un laboratoire ou à un observatoire avec ici et là des étagères où se trouvent des matras, des verres et des objets de forme fantastique rappelant des appareils modernes, ainsi que plusieurs rouleaux de parchemin et des livres. Dans le fond, une énorme fenêtre voilée d’un rideau. A gauche, une porte conduisant à une pièce privée. A droite, une porte conduisant à l’extérieur. Dans l’angle droit se trouve un sablier. Du côté gauche se trouvent des tables basses sur lesquelles il y a davantage de matras, de verres et de livres ouverts. Devant la fenêtre se trouve un télescope de forme étrange, et à gauche sur une petite table il y a un appareil semblable à un microscope. A droite se tient une large chaise semblable à un trône, avec un dossier élevé sur lequel est peint le symbole de l’ennéagramme, et du côté gauche il y a une petite chaise pour l’assistant du magicien. Quand le rideau se lève il y a plusieurs élèves, tant des hommes que des femmes, déjà sur la scène et l’on en voit d’autres entrer de temps en temps. Ce sont de jeunes personnes bien bâties et paraissant aimables avec de bonnes et de plaisantes expressions sur leurs visages. Ils sont vêtus de tuniques blanches ; celles des filles sont longues, celles des hommes vont jusqu’au genou. Ils portent à leurs pieds des sandales. Les filles ont leurs cheveux coiffés de manière unie et enserrés dans des filets dorés, ceux des hommes sont argentés. Tous ont des écharpes autour de leurs tailles ; celles

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des filles sont jaunes, oranges, et rouges, celles des hommes sont vertes, bleu sombre et bleu clair. Ils sont tous occupés. Les uns sont en train d’arranger et de nettoyer les appareils, les autres sont en train de lire, et d’autres encore secouent certains liquides dans des verres. A présent, le nombre des élèves a augmenté. L’assistant du magicien entre par la porte extérieure. C’est un vieil homme de taille moyenne, portant des lunettes et une courte barbe grise et fine. Il porte une robe jaune par-dessus un court sous-vêtement blanc avec une écharpe de couleur violette autour de la taille. Il a à ses pieds des sandales ; sur la tête un bonnet blanc avec une écharpe de couleur violette autour. Dans ses mains il tient un long rosaire de perles de nacre, et sur sa poitrine, suspendu à une chaine en argent, il y a le symbole de l’heptagramme – une étoile à sept branches dans un cercle. Les élèves saluent l’assistant du magicien qui répond gracieusement pendant qu’il va de l’un à l’autre en examinant et en corrigeant le travail. Les élèves continuent à s’assembler. Il est évident que la relation entre eux tous est bienveillante, gracieuse, et amicale. Un serviteur entre par la porte intérieure et dit quelque chose, et aux mouvements de ceux qui sont présents, on voit qu’ils attendent quelqu’un. Le magicien blanc entre. C’est un vieil homme grand, bien bâti, avec un visage bénin et plaisant, et une longue barbe blanche. Il est vêtu d’une longue robe blanche avec de larges manches et parements sous lesquels on voit un sous-vêtement crème. Il a à ses pieds des sandales. Dans sa main il tient un long bâton avec un pommeau en ivoire, et sur sa poitrine, suspendu à une épaisse chaine d’or, il y a le symbole de l’ennéagramme ouvragé en pierres précieuses.

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Aux profondes inclinations des élèves le magicien répond par un sourire bienveillant accompagné d’une bénédiction. Puis marchant lentement vers le trône, et après avoir de nouveau béni les élèves, le magicien s’assoit (à ce moment le symbole sur le trône s’allume). Les élèves, chacun à son tour, viennent devant lui et embrassent sa main, après quoi ils retournent à leurs places et reprennent les occupations qu’ils avaient interrompues. A ce moment Zeinab entre. Elle est en retard et hors d’haleine à cause de sa précipitation. Elle se dirige vers le magicien et embrasse aussi sa main. A la manière dont le magicien la salue, on en déduit qu’elle est l’une de ses élèves préférés. Puis elle se dirige vers les autres élèves et apparemment leur fait part des impressions récentes que lui firent la mendiante et le garçon. Un des élèves se dirige vers le magicien qui est en train de parler avec son assistant, et il lui demande d’expliquer quelque chose. Visiblement la réponse du magicien intéresse chacun, car petit à petit ils se rassemblent tous autour de lui et écoutent. Continuant l’explication, le magicien se lève (à ce moment le symbole sur le trône s’éteint) et allant vers le microscope il commence quelques démonstrations. Les élèves à leur tour viennent jusqu’au microscope et regardent à travers lui. Après quoi le magicien va vers la fenêtre et tire le rideau. On voit le clair ciel étoilé. Le magicien dirige le télescope vers le ciel. Les élèves à leur tour vont vers le télescope et regardent à travers lui en même temps qu’ils écoutent l’explication du magicien. L’idée principale de l’exposé est la suivante : Ce qui est au-dessus est semblable à ce qui est en-dessous, et ce qui est en-dessous est semblable à ce qui est au-dessus. Chaque unité est un cosmos. Les lois qui gouvernent le mégalocosmos gouvernent aussi le macrocosmos, le deutérocosmos, le

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mésocosmos, le tritocosmos, et les autres, y compris le microcosmos. Ayant étudié un cosmos, vous connaîtrez tous les autres. Le cosmos le plus proche de tous pour notre étude est le tritocosmos, et pour chacun de nous le sujet d’étude le plus proche est soi-même. Celui qui se connaît à fond connaîtra tout, même Dieu, car les hommes sont créés à sa ressemblance. Ayant dit cela, le magicien lentement retourne à son trône. Le serviteur entre et, s’approchant du magicien, l’informe que quelqu’un demande qu’on le laisse entrer. Ayant reçu la permission, le serviteur introduit la mendiante avec l’enfant. Elle se jette aux pieds du magicien et sollicite son aide en désignant le garçon. Zeinab aussi se dirige vers le magicien et intercède pour le garçon. Le magicien, après avoir regardé la blessure, parle à deux des élèves qui vont alors dans la pièce privée et reviennent, l’un portant un coussin sur lequel repose une baguette d’ivoire avec une grosse boule d’argent à un bout, et l’autre portant un mouchoir, une coupe, et un pot contenant quelque liquide. Le magicien prend le pot et verse le liquide dans la coupe, trempe le mouchoir dedans et l’appose sur la blessure. Puis avec grand soin il prend la baguette et, sans toucher la blessure, il passe la baguette plusieurs fois au-dessus du bras du garçon. Quand le magicien enlève le mouchoir, la plaie n’est plus là. La mendiante, frappée de mutisme en raison de son étonnement, tombe à genoux et embrasse le bord de la tunique du magicien. Le magicien touche la tête du garçon d’une manière caressante, puis il les renvoie. Les élèves retournent à leurs places et reprennent leurs occupations. Le magicien arpente la pièce, s’approchant de quelques élèves pour examiner leur travail et leur donner une instruction appropriée. Après un peu de temps, il dit quelque chose à tous les élèves et retourne à son trône.

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Immédiatement les élèves laissent leur travail et se placent en rangs, et à un signe du magicien ils exécutent divers mouvements ressemblant à des danses. L’assistant du magicien va ici et là et corrige leurs postures et mouvements. Ces « danses sacrées » sont considérées comme l’un des principaux sujets d’étude dans toutes les écoles ésotériques de l’orient, tant dans les temps anciens qu’à l’époque actuelle. Les mouvements en lesquels ces danses consistent ont un double propos ; ils expriment et contiennent une certaine connaissance, et en même temps ils servent de méthode pour atteindre un état harmonieux d’être. Les combinaisons de ces mouvements expriment différentes sensations, produisent divers degrés de concentration de la pensée, créent les efforts nécessaires dans différentes fonctions, et montrent les limites éventuelles de la force individuelle. Durant une pause, un des élèves désigne le sablier, sur quoi le magicien leur dit à tous de finir leurs premières occupations et de se préparer pour ce qui doit suivre. Pendant ce temps lui-même va vers la fenêtre et ouvre le rideau. C’est le début du matin et le soleil monte à l’horizon. Comme les premiers rayons apparaissent, le magicien blanc avec son assistant et ses élèves derrière lui se mettent à genoux. Ils prient. Le rideau tombe lentement.

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Acte trois

Dans la maison de Gafar. Une pièce avec une alcôve dans l’angle droit où, derrière des colonnes sculptées, on peut voir une fontaine avec un bassin en marbre. A gauche, une porte conduisant à des appartements privés, et dans le fond une autre porte conduisant au jardin. La pièce est arrangée en style perso-indien. A droite, des bancs couverts de tapis et de coussins sont placés en plusieurs rangées contre le mur Mindari. Dans l’angle gauche il y a un divan bas près duquel il y a plusieurs tables ouvragées. Sur l’une se trouve un narguilé et d’autres appareils pour fumer, sur une autre un service à sorbet, sur une troisième un petit gong et sur une quatrième une cruche et une cuvette d’artisanat exquise et couteuse pour se laver les mains. Gafar marche dans la pièce. Il ne porte pas de robe mais sur sa tête il a un bonnet décoré de pierres précieuses. Chacun de ses mouvements, chacun de ses regards montrent qu’il attend impatiemment. A un moment il s’assoit sur le divan et s’absorbe dans ses pensées. Il sent que des choses quasiment nouvelles lui arrivent. Lui qui a toujours été si fièrement calme et indifférent se trouve maintenant agité et tracassé par des vétilles qui auparavant n’auraient même pas attiré son attention. A la fin il est devenu irritable, suspicieux et impatient. A présent il attend Rossoula qui doit lui apporter des nouvelles concernant Zeinab, la femme qu’ils rencontrèrent dans le bazar il y a un mois, et que Rossoula – en dépit de toute son habileté et de son expérience en de telles matières – n’a pas encore réussi à attirer dans le harem de Gafar. Hier Gafar a ordonné à Rossoula d’arranger cela à tout prix et ce qui le

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dérange tant maintenant est d’attendre le résultat des derniers efforts de Rossoula. Mais en même temps, il sent que tout cela est simplement ridicule. De nombreuses fois auparavant il a été attiré par quelque femme, mais alors que Rossoula s’est employé dans cette affaire, ou bien il oubliait la femme, ou bien elle cessait de l’intéresser. Mais à présent, non seulement il n’oublie pas, mais chaque jour il pense de plus en plus à Zeinab. Rossoula entre par la porte du fond. Il semble très distrait – et cela est presque contraire à sa nature. Il apporte des nouvelles très décourageantes. Il dit à Gafar que tous ses efforts pour accomplir ses ordres ont échoué et même qu’il ne sait pas quoi tenter de plus. Ils réfléchissent ensemble profondément. Tous les moyens pour attirer Zeinab ont été essayés ; chaque chose qui pouvait être faite dans un tel cas a été faite. Ils lui ont envoyé les cadeaux les plus variés : d’anciennes étoffes indiennes brodées d’or ; les chevaux les plus excellents – arabes, chinois et persans ; des fourrures de Sibérie ; un collier d’émeraude aussi rare qu’inestimable – cadeau du rajah de Kolhapur au grand-père de Gafar ; la célèbre perle bleue de Gafar, la « larme de Ceylan » ; et enfin ils lui ont offert pour son usage personnel – comme un harem séparé avec des serviteurs et des servantes – le renommé château des Gafars, fierté de leur famille, le « Souffle du paradis ». Mais tout cela fut en vain. Zeinab a tout refusé et n’entendra rien. Gafar est perplexe. Il devient de plus en plus convaincu qu’il n’a pas la force de se réconcilier avec l’entêtement incompréhensible de Zeinab et il comprend que, en vérité, elle a été la cause de son état mental inhabituel durant ce temps-là. Il est évident qu’en cette femme il y a quelque chose d’exceptionnel. La manière dont lui, Gafar, reçoit tous les

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échecs de Rossoula l’étonne. Dans un autre cas il se serait simplement indigné, mais maintenant bien qu’il soit incapable de supprimer sa colère, dans son cœur il est presque content que dans ce cas toutes les méthodes ordinaires de Rossoula s’avèrent insuffisantes. Les choses étranges qu’il observe en lui-même orientent son attention vers sa relation avec les femmes en général. Grâce à sa richesse, à son éminence, et aux circonstances de sa naissance, sa vie s’est trouvée arrangée de telle manière que, même à l’âge de dix-sept ans, il était déjà entouré de femmes et qu’en accord avec la coutume de son pays il possédait son propre harem. A présent il a trente-deux ans mais n’est pas encore marié, en dépit du fait que pendant longtemps il a souhaité se marier, en particulier pour plaire à sa vieille mère qui rêve toujours de son mariage. Mais jusqu’à présent il n’a jamais rencontré une femme qui, en accord avec ses vues, conviendrait pour être son épouse. De nombreuses femmes l’ont attiré, et au début ont semblé dévouées et mériter sa confiance, mais à la fin toutes ont montré que leur amour et leur dévotion n’étaient que des masques sous lesquels gisaient de mesquins sentiments égotiques. Chez certaines cela avait été de la passion pour un jeune et bel homme, chez d’autres la soif du luxe qu’il pouvait leur procurer, chez d’autres encore la vanité d’être la favorite d’un aristocrate et ainsi de suite. Tout ce qu’il a vu l’a complètement désenchanté. Il n’a jamais connu une femme pour qui il pourrait éprouver la confiance et l’estime qui, d’après ses vues, devraient revenir à son épouse. Il a fini par s’habituer à regarder tous les beaux mots sur l’amour et sur la sympathie des âmes comme la simple fantaisie des poètes, et peu à peu à ses yeux les femmes ont plus ou moins fini par se ressembler, ne différant entre elles que par leurs types de beauté et leurs divers genres de passions. Son harem est devenu une partie de sa collection

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d’objets précieux. Il ne pourrait pas plus vivre sans ses femmes qu’il ne pourrait vivre sans fumer, sans musique, ni sans tout le luxe qui l’a toujours entouré. Mais il y a longtemps qu’il a cessé de rechercher dans les femmes quelque chose de plus que la jouissance momentanée d’une belle chose. Et à présent, soudainement est montée en lui cette étrange curiosité pour cette femme incompréhensible. Est-il possible qu’elle soit en vérité si entièrement différente de toutes les autres ? L’apparence de Zeinab l’a impressionné au premier coup d’œil, mais que sait-il de plus à son sujet ? Selon l’information obtenue par Rossoula, Zeinab est la fille unique d’un riche khan d’une ville éloignée. Elle est âgée de vingt-et-un ans et complètement libre, fiancée à personne, et elle habite seule très tranquillement avec quelques serviteurs et une vieille femme appelée Haila. A la maison elle s’occupe de sciences et elle vint là dans le but d’étudier à l’école d’un célèbre magicien. Elle se rend à cette école chaque jour et elle passe le reste du temps dans sa maison à s’occuper de ses études. Dans tout cela il y a beaucoup d’étrange, contrairement à tout ce qui lui est depuis toujours familier. Mais la pensée de Zeinab ne lui laisse pas de repos ; il ne peut pas s’arrêter de penser à elle et il est prêt à faire un sacrifice pour obtenir sa possession. Tout en pensant profondément, Gafar se lève et marche à travers la pièce. Puis, apparemment agrippé par une pensée nouvelle, il s’assoit une fois de plus sur le divan. Il est maintenant clair qu’il est impossible de séduire Zeinab par des moyens qui attirent les autres femmes et viennent à bout de leur résistance. Cela étant ainsi, il ne reste qu’une chose à faire – se marier avec elle. Tôt ou tard il doit prendre une épouse, et il n’en trouvera jamais une plus belle que Zeinab. Et si elle devait s’avérer être une épouse telle que

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celle dont il a rêvé, alors ce sera un bonheur pour lui, et une joie pour sa mère. Gafar pense ainsi pendant un moment et finalement parle de sa décision à Rossoula. Puis il mande un serviteur et lui donne un ordre. Le serviteur sort par la porte de gauche. Peu après une vieille femme entre par la même porte. C’est une des parentes les plus proches de Gafar. Il lui explique sa décision et la prie de jouer le rôle d’une marieuse. La vieille femme dit qu’elle exécutera son ordre avec plaisir et qu’elle ne doute pas de son succès. Il est bien connu que toutes les plus fameuses beautés de la région tiendraient pour un bonheur de devenir son épouse, connaissant sa richesse et sa position. Elle retourne aux appartements privés et à présent revient accompagnée de deux autres femmes. Toutes les trois, voilées dans des « tchadors », sortent alors en direction de la maison de Zeinab. Gafar, avec une expression pensive, se trouve encore assis sur le divan. Rossoula déambule dans la pièce et de temps en temps se tourne vers Gafar en lui proposant diverses distractions. Mais les pensées de Gafar sont loin de cela et rien ne l’attire. Il écoute Rossoula d’un mental absent et finalement, uniquement pour se débarrasser de lui, il accepte l’une de ses suggestions. Immédiatement sur les ordres de Rossoula, entrent des musiciens composant un orchestre de divers instruments de musique afghans, indiens et turcs. Ces instruments sont : une cithare (sorte de balalaïka avec un long manche et sept cordes dont on joue avec un archet), un adoutar (sorte de balalaïka à deux cordes dont on joue avec les doigts), un rabab (à trois cordes de boyau et à trois cordes de cuivre, dont on joue avec un petit plectre en bois), un tar (sorte de mandoline au long manche et à sept cordes dont on joue comme d’une mandoline), un saz (autre sorte de mandoline à trois cordes de

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soie et à trois cordes de boyau, dont on joue comme avec une mandoline), un caloup (sorte de cithare avec beaucoup de cordes d’acier et de cuivre, dont on joue avec un plectre en os glissé sur le pouce), une zourna (sorte de pipeau), un gydjabe (sorte de violon), un daf (tambourin), un davul (sorte de tambour), un gaval (sorte de flûte), un galuk (sorte de petit clairon), et d’autres. Les musiciens s’assoient sur le Mindari et commencent à jouer. Aussitôt que les musiciens commencent, les danseuses du harem font leur apparition en entrant par paires, et en dansant. Ces danseuses sont toutes originaires de différentes contrées. Tant pour leur beauté que pour leur habileté et leur agilité, elles sont considérées comme les plus excellentes du pays. Les gens sont venus de loin simplement pour les voir. Aucun étranger voyant leurs danses en groupe n’a besoin d’aide pour être captivé par elles, et quand chacune exécute la danse de son propre pays, les juges les plus impartiaux tombent dans l’extase. Il y a douze danseuses, toutes étant vêtues de leurs costumes nationaux. Aujourd’hui, que ce soit parce qu’elles ressentent l’humeur de leur maître ou parce qu’il y a longtemps qu’elles n’ont pas dansé devant lui, elles dansent avec un exceptionnel abandon. D’abord une tibétaine accomplit une des danses de son mystérieux pays natal. Ensuite une arménienne de Moush danse à l’accompagnement d’une musique lente une danse amoureuse de son pays, presque somnolente, mais pleine de feu intérieur. Elle est suivie d’une Osetinka du Caucase en une danse légère comme l’air. Puis une gitane, une fille du peuple qui a perdu le souvenir de sa terre natale, en une danse brulante, tournoyante, semble parler de la liberté des steppes et des feux de camp de place en place. Après elle une arabe, commençant lentement ses mouvements qui deviennent de

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plus en plus rapides, atteint une folle allure, puis soudainement se détend et peu à peu s’évanouit dans l’extase. Puis une baloutchistane, une géorgienne, une persane, une indienne dansant le nautch – chacune par ses mouvements – manifeste l’âme, la nature, le tempérament, et le caractère de son pays. Gafar, indifférent à toute autre chose, a toujours pris du plaisir à ses danseuses, mais aujourd’hui il les regarde presque sans les voir tant il se trouve immergé dans ses pensées et dans ses sentiments. Durant l’une des danses collectives les messagers des femmes sont de retour. Avec un regard contrit la vieille femme dit à Gafar que sa proposition n’est pas acceptée. Gafar devient fou de rage, chasse tout le monde de la pièce et reste seul avec Rossoula. Tous deux sont silencieux. Gafar arpente la pièce de long en large. Il aurait pu s’attendre à tout sauf à ça. C’est au-delà de tout. Jamais dans sa vie il n’a eu l’expérience d’une telle humiliation. Rossoula n’est pas moins stupéfait que Gafar. Il demeure profondément pensif, et se torture de manière évidente le cerveau. A présent sa face s’éclaire et il se dirige vers Gafar pour lui parler. Gafar écoute avec un visage maussade. Ce que Rossoula propose va à l’encontre de ses sentiments les plus profonds, mais il est outragé et indigné et souhaite à tout prix trouver une issue. Son désir pour Zeinab a presque tourné à la haine, et le souhait de se venger de son humiliation le domine. Rossoula continue à le persuader. Finalement, après un bref combat avec soi-même, Gafar consent. Ils appellent un serviteur et l’envoient avec un message. Gafar de nouveau s’assoit sur le divan avec une expression morose et courroucée. Dans la même pièce Rossoula erre en se réjouissant de son inventivité et de sa ressource. Peu de temps après, une vieille sorcière entre accompagnée du serviteur.

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Elle est trapue et courbée avec un grand nez crochu, des cheveux gris chiffonnés, et des yeux qui errent ça et là, le visage basané avec une grosse verrue poilue sur la joue gauche ; ses mains longues, fines, tendineuses ont de longs ongles sales. Elle est vêtue d’un court habit taché de couleur violette et de pantalons noirs ; elle porte à ses pieds de vieilles mules turques ; elle est couverte d’un « tchador » noir sale, rapiécé à de nombreux endroits avec des morceaux de tissu de couleur ; dans sa main elle tient un bâton lisse. Gafar demande à la sorcière si elle peut ensorceler une femme et la rendre amoureuse de lui. La sorcière, avec une expression de confiance en soi, répond affirmativement, mais quand elle entend le nom de la femme, elle tremble de peur et dit que dans ce cas elle ne peut rien. Ils lui offrent de l’or, mais cette fois l’or n’est d’aucun secours. La sorcière est incapable de faire elle-même quoi que ce soit, mais elle leur dit qu’il y a une personne qui, s’il le souhaite, peut ensorceler Zeinab. Il serait possible de le persuader, mais il sera nécessaire de lui donner beaucoup, beaucoup d’argent. Gafar et Rossoula délibèrent ensemble ; ils interrogent la sorcière et évidemment décident de se mettre en route immédiatement. La sorcière consent à les guider. Le serviteur entre et les aide à enfiler leurs vêtements d’extérieur. Pendant ce temps, sur l’ordre de Gafar, les serviteurs apportent des appartements privés des sacs remplis de cadeaux. Puis accompagnés des serviteurs qui portent les sacs, Gafar et Rossoula sortent par la porte du fond. Rideau.

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Acte quatre

L’école du magicien noir. Une grande cave. Le mur du fond a une saillie au milieu ; à droite il y a une montée vers l’entrée, à gauche un passage conduisant à une cave privée. Du côté gauche dans un renfoncement sombre il y a une sorte d’âtre ou de poêle dans lequel un feu est en train de flamber. Sur le poêle il y a un chaudron d’où des nuages de fumée verdâtre s’échappent de temps en temps. En face du poêle se trouve assise une créature poilue à moitié nue qui ranime le feu avec une fourche à trois dents de forme étrange et qui jette de temps en temps du bois dans le poêle. Dans une niche au-dessus du poêle il y a un squelette humain et plus curieusement ce qui semble être des fourches dépassent d’un côté. Au centre de la cave, vers le fond, se tient une large pierre ressemblant à un canapé servant de trône. Sur un mât placé au-dessus il y a le symbole du pentagramme. Pendent du plafond divers animaux empaillés – un hibou, un crapaud, des chauve-souris, ainsi que des crânes d’humains et d’animaux. Ici et là se trouvent des tables basses avec divers objets éparpillés sur elles, et des cornues, des verres, des livres et des rouleaux de parchemin gisent en désordre à travers la cave. Un boa-constrictor glisse autour en liberté et des chats noirs vont et viennent. C’est l’école du célèbre magicien noir. Quand le rideau se lève certains de ses élèves se déplacent à travers la cave ; les autres sont assis. Un petit nombre d’entre eux manipulent des cartes comme s’ils disaient la bonne aventure ; certains étudient les lignes des mains de chacun des

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autres, et certains – rassemblés dans un coin – préparent des potions. Les élèves sont des hommes et des femmes d’âges variés, certains sont jeunes, d’autres plus vieux, mais tous sont d’apparence déplaisante. Un ou deux sont difformes, minces avec de désagréables yeux bigleux, des cheveux ébouriffés, et des verrues. Les mouvements de tous sont incisifs, anguleux, et saccadés. Leur attitude envers chacun des autres est hostile et dérisoire. Ils sont vêtus d’une manière négligée de courts habits violets et de pantalons noirs. A leurs pieds ils portent des mules turques. La seule différence entre l’habit des hommes et celui des femmes est que les femmes portent des ceintures de corde noire et ont des fichus noirs sur leurs têtes. Certains d’entre eux sont tatoués sur le visage et sur les mains. Un des élèves près du trône commence lentement à faire d’étranges mouvements rythmiques qui apparemment plaisent aux autres, car un par un ils quittent leurs diverses occupations et se joignent à lui. Comme leur nombre s’accroit, les mouvements accélèrent et deviennent de plus en plus variés et peu à peu ils forment ensemble une ronde et commencent à tourner follement autour du trône. Au moment où la frénésie devient la plus intense on entend un bruit et un coup à gauche de la cave. Instantanément la ronde s’arrête. Des mouvements désordonnés et un tumulte s’ensuivent. Se bousculant l’un l’autre de peur, les élèves se ruent vers leurs places et empoignent leurs occupations préalables en essayant de donner l’impression qu’ils ne les ont jamais interrompues. De la cave privée entre le magicien noir. C’est un homme de taille moyenne, courbé, avec une courte barbe à moitié grise, des yeux noirs avec de longs cils et d’épais cheveux en broussaille. Ses mouvements sont saccadés d’une manière caractéristique qui lui est propre, son regard est perçant avec

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mépris. Il est vêtu d’un court habit de soie noire au-dessous duquel on voit un éclatant sous-vêtement cramoisi un peu plus long que l’habit. Il porte à ses pieds des mules turques ; sur sa tête un bonnet noir. Dans sa main il y a un long fouet, et sur sa poitrine, pendant d’un cordon noir en soie, il y a un pentacle doré. A l’entrée du magicien tous tombent sur leurs faces. Il va jusqu’au trône sans regarder personne ; sur le chemin il marche même sur un des élèves. Il s’assoit (le symbole au-dessus du trône s’allume à ce moment-là). Il ouvre son vêtement, dénude sa poitrine et son ventre. Les élèves chacun à son tour s’approchent et l’embrassent sur le ventre. D’un coup de pied il frappe l’un d’eux. Les autres avec malveillance et lâcheté se moquent de celui qui est tombé. Quand la cérémonie du baisage de ventre est terminée, les élèves sur l’ordre du magicien se placent en rangs à sa droite et à sa gauche et à un signe de lui ils commencent à accomplir divers mouvements. Durant l’un des intermèdes la vieille sorcière entre par la porte extérieure avec une chandelle dans sa main. Elle se dirige lentement et avec crainte vers le magicien noir, l’embrasse sur le ventre et lui dit quelque chose d’une manière servile en désignant l’entrée. Après un moment de réflexion le magicien incline la tête en signe de consentement. La vieille femme sort et revient rapidement avec Gafar, Rossoula, et les deux serviteurs portant les sacs de cadeaux. Les serviteurs entrent en tremblant de peur et en regardant autour d’eux avec étonnement et horreur. Quand ils atteignent le centre de la cave ils déposent les sacs et partent en se précipitant à toute vitesse. Rossoula et même Gafar ressentent presque autant de peur que les serviteurs.

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Gafar avance vers le magicien et lui dit ce qu’il souhaite. Le magicien écoute mais quand Gafar mentionne le nom de Zeinab, il refuse absolument de faire quoi que ce soit, sachant, comme la sorcière, que Zeinab est une élève du magicien blanc. Gafar insiste. Désignant les sacs il en tire sa bourse, retire une bague de son doigt, se débarrasse des joyaux précieux et jette tout aux pieds du magicien. A la vue de l’or et des joyaux le magicien hésite, et finalement consent à lancer le sortilège si Gafar réussit à obtenir quelque chose qui a récemment été en contact avec la personne de Zeinab. Gafar réfléchit, puis soudain se rappelle le mouchoir de soie qu’il avait acheté à la mendiante, et s’en saisissant il le donne au magicien. Le magicien désigne l’angle de la cave et lui ordonne de l’y attendre. Puis d’une voix puissante il donne des ordres à ses élèves. Certains d’entre eux placent une table au centre de la cave et la recouvrent d’une toile noire bordée des signes du zodiaque et de symboles kabbalistiques ouvragés en rouge. Les autres pénètrent dans la cave privée et en rapportent divers objets incluant une baguette d’ébène avec un pommeau d’or au sommet et un bloc de glaise molle qu’ils placent sur la table. Près de la glaise ils placent, ouvert, un livre épais avec des hiéroglyphes étranges et le symbole de l’hexagramme ainsi qu’une urne d’où jaillit un os de fémur humain. Le magicien quitte son vêtement, reçoit un onguent d’un de ses élèves, s’en enduit sur tout le corps, reprend son vêtement et sur son habit habituel il revêt une robe aux manches très larges. La robe est bordée tout autour des signes du zodiaque ; au dos est brodé le symbole du pentagramme, sur la poitrine un crâne et des os entrecroisés. Sur sa tête il place une coiffe haute et pointue, brodée de grandes et de petites étoiles.

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Puis il prend le mouchoir de soie de Zeinab et, le froissant, il le place au milieu du bloc de glaise avec lequel il façonne la forme d’une figure humaine qu’il place sur la table. Ensuite, sur le sol autour de la table, il trace un grand cercle à l’intérieur duquel tous les élèves se rassemblent. Le magicien se tient près de la table et donne un certain ordre aux élèves. Immédiatement ils forment une chaine, un homme alternant avec une femme. L’homme qui se tient à la droite du magicien et la femme qui se tient à sa gauche le tiennent de leurs mains libres à ses épaules. Quelques-uns des élèves restent à l’extérieur de la chaine. Le magicien prend la baguette dans sa main droite et de sa gauche il fait certains mouvements et murmure des incantations. On voit que les élèves dans la chaine se contorsionnent, faisant des mouvements convulsifs ; certains d’entre eux deviennent faibles et même tombent. Leur place est aussitôt prise par d’autres élèves restés hors de la chaine et qui essayent de faire cela aussi rapidement que possible de telle manière que la chaine ne puisse être rompue. La figure de glaise sur la table commence peu à peu à s’éclairer, d’abord faiblement, puis elle brille de plus en plus fort. Deux élèves travaillent au poêle ; l’un constamment introduit du bois dedans, l’autre l’anime. Le feu dans le poêle devient plus violent, de longues langues de flamme s’en élancent. Au fil du temps, les mouvements des élèves dans la chaine deviennent toujours plus violents et terribles ; ils exercent de toute évidence leur dernière force. Le magicien lui-même fait un intense effort. La figure de glaise s’éclaire toujours de plus en plus fortement quand la baguette passe près d’elle, et par intervalles des éclairs brillants en jaillissent. Au-dessus du chaudron on

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entend un bruit qui augmente graduellement, et au moment où le bruit devient très fort, la lumière dans la cave devient faible et soudain – au-dessus du poêle – l’ombre de Zeinab apparaît et lentement s’éclaire. Comme l’ombre brille la vapeur s’échappant du chaudron décroit. La flamme dans le poêle brûle même plus violemment. La sphère sur la baguette et la figure de glaise produisent de forts éclairs intermittents. Le magicien et tous les élèves dans la chaine sont terriblement convulsés. Le bruit dans la cave augmente et devient comme des coups de tonnerre et, à l’une des terribles explosions, la cave est plongée dans l’obscurité. Peu à peu la lumière réapparaît. On ne voit plus l’ombre de Zeinab au-dessus du chaudron. Le feu dans le poêle s’est éteint. Les élèves, complètement épuisés, gisent sur le sol. Même le magicien gît à moitié sur son trône, faible et anéanti. Un par un les élèves commencent à se lever. Les moins épuisés parmi eux donnent aux plus faibles quelque chose à boire et les aident à se relever. Le magicien, s’étant partiellement rétabli, prend la figure de glaise, l’enveloppe dans un chiffon, et la donne à Gafar avec quelques instructions. Tout ce qui est arrivé a produit une impression si écrasante sur Gafar et Rossoula que d’abord ils ne peuvent bouger. Cependant après un moment, en faisant des efforts, ils sortent accompagnés par la vieille sorcière. Le magicien, à présent pleinement rétabli, prend les sacs avec les cadeaux et les disperse sur le sol. Les élèves avec une allégresse sauvage volent vers eux et s’en emparent, après quoi ils dansent en une ronde autour du magicien. Au moment où la danse se fait de plus en plus sauvage le rideau tombe.

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Acte cinq

La même scène qu’à l’acte deux. Quand le rideau se lève, le magicien blanc et tous ses élèves à l’exception de Zeinab sont présents. Le magicien et son assistant avec lequel il est en train de parler regardent les élèves qui, placés en groupes, accomplissent des mouvements ressemblant à des danses. Soudain Haila surgit dans (la pièce), tombe à genoux devant le magicien, et avec des gestes d’excitation lui dit précipitamment ce qui est arrivé à Zeinab. Ce qu’elle relate est si inattendu que d’abord le magicien peut à peine comprendre ce qu’elle essaye de lui dire. Il est étonné. Réfléchissant profondément il se lève et marche dans la pièce. Les élèves aussi sont consternés. De temps en temps le magicien se tourne vers la vieille femme pour lui demander davantage de détails sur la situation. Finalement il prend une décision, et se tournant vers ses élèves il leur fait une proposition. Plusieurs d’entre eux expriment leur accord. Le magicien ayant choisi l’un d’eux, il le place sur une chaise, lui prend les deux mains et regarde dans ses yeux. On voit que l’élève peu à peu tombe dans le sommeil. Quand ses yeux sont fermés, le magicien fait plusieurs passes sur lui de la tête au pied. L’élève se trouve maintenant dans un sommeil hypnotique. Le magicien pose plusieurs questions à l’homme endormi. Aux mouvements de ses lèvres on voit que l’élève répond. La pièce devient à moitié sombre. Le contenu des réponses du dormeur se trouve reproduit dans une série de tableaux exposés sur le mur du fond. La pièce de Zeinab. Elle est seule. Chacune de ses postures et de ses mouvements, chaque expression de son visage, portent témoignage de quelque puissante lutte (qui se déroule) en elle.

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Parfois elle se lève et marche nerveusement à travers la pièce ; à un moment elle semble dominer ce qui la tourmente ; à la fin, vaincue par quelque chose de plus fort que sa raison, elle tombe sans ressources sur le divan. Elle souffre terriblement : cela est visible dans ses gestes qui sont pleins de tristesse et de désespoir. Parfois elle semble se défendre contre quelque chose ; son mental résiste de manière soutenue contre une impression étrange ou un désir qui est entré en elle. Haila, en entrant, ne reconnaît pas sa maîtresse tant Zeinab a complètement changé envers elle. Elle remarque à peine Haila, et soit elle ne fait aucunement attention aux mots et aux supplications de la vieille femme, soit elle répond avec des gestes d’impatience. La vieille femme sort avec une expression d’abattement. La torture de Zeinab est sans fin ; la lutte en elle augmente sans cesse. Des impressions mêlées de peur, de désir, de curiosité, de honte, alternent de plus en plus rapidement en elle. A présent devenue très excitée, puis devenant soudainement très faible, elle se précipite d’un lieu à un autre sans pouvoir trouver pour elle-même de lieu de repos. Au moment où son agitation devient la plus grande, Rossoula entre, portant un plateau de bijoux de la part de Gafar. Zeinab n’éprouve pas le moindre étonnement de cette visite inhabituelle, au contraire il semble qu’elle l’attendait. Rossoula, après avoir présenté les cadeaux, parle à Zeinab qui l’interroge avec une agitation nerveuse. Elle prend les bijoux, et d’une manière agitée et automatique elle les essaye sur elle devant le miroir. Rossoula, pendant ce temps, tente de la persuader d’aller faire un tour, ce à quoi finalement elle consent. Haila entre à nouveau. Elle est étonnée et ne comprend rien, tant tout cela est inhabituel pour elle. Réalisant enfin ce qui s’est passé, elle se jette à genoux devant Zeinab en l’implorant

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de ne pas consentir aux sollicitations de Rossoula. Mais Zeinab paraît complètement changée. Tapant impatiemment du pied, elle ordonne à la vieille femme de garder le silence. Puis jetant rapidement un manteau sur elle, elle sort avec Rossoula. Haila reste troublée, ne sachant pas quoi faire. Soudain elle prend une décision, met son châle, et sort précipitamment. Le tableau disparaît. La lumière ordinaire revient. Le magicien s’éloigne du dormeur et marche à travers la pièce, grandement perplexe. Son assistant, faisant plusieurs passes sur le dormeur depuis la tête au pied, le réveille, et l’un des élèves lui donne une boisson. Le magicien réalise maintenant ce qui s’est passé. Il s’en indigne et en même temps s’en inquiète. Ayant arpenté de manière agitée la pièce de long en large plusieurs fois, il s’assoit sur une chaise et réfléchit profondément. Soudain il se lève et donne un ordre à l’assistant et aux élèves. Ils exécutent rapidement ses instructions. Ils placent une table au centre de la pièce et dégagent l’espace autour d’elle. De la pièce privée ils apportent diverses choses ; certains vêtements, divers choses leur appartenant, et la baguette sur son coussin. Ils recouvrent la table d’une toile blanche sur le bord de laquelle sont brodés des signes astronomiques et des formules chimiques. Le magicien revêt sa robe. Il appose des manipules au-dessus de ses mains ; met une ceinture spéciale et couvre ses pieds avec un objet particulier ressemblant à du caoutchouc. Sur sa tête il pose une sorte de couronne, un large filet avec trois cônes à la pointe effilée dirigée vers le haut. Sur son habit il revêt une robe ressemblant à une chasuble. Pendant ce temps les élèves, sous la direction de l’assistant du magicien, sont aussi prêts, ayant revêtu leurs pieds de manière semblable, et entouré leurs tailles de ceintures. Ils lavent leurs mains, les

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agitant en direction du bas à plusieurs reprises, puis ils prennent une sorte de boisson. Le magicien est maintenant prêt. Il prend un vase comme une grande coupe qu’il place en face de lui ; il pose au bout opposé de la table un autre vase de forme similaire, mais plus petit. Les deux vases sont reliés par une barre de cuivre. Les élèves lui tendent un liquide qu’il verse dans le vase. Autour du premier vase se dressent neuf chandelles, six sont allumées, et trois sont éteintes. Ayant pris la baguette dans sa main gauche, le magicien fait certains mouvements de sa main droite, et prononce des mots inconnus. A ce moment-là quatre des élèves, deux hommes à droite et deux filles à gauche, font des passes au-dessus du vase plus petit. On remarque bientôt à quel point ils deviennent exténués en faisant cela. Ils sont immédiatement remplacés par d’autres couples. Peu à peu le vase plus grand commence à émettre une lumière de l’intérieur. Au moment où cette lumière commence à apparaître, les trois chandelles éteintes s’allument. A chaque fois que le magicien approche la baguette du vase une étincelle apparaît, et au fil du temps l’étincelle devient de plus en plus forte. Les chandelles et le symbole au-dessus du trône brillent avec plus d’éclat. La cérémonie se poursuit. Les mouvements du magicien deviennent toujours plus énergiques et intenses. Le bruit dans le vase augmente et, au moment où le tapage est à son maximum, il y a un terrible craquement dans le vase, et une explosion épouvantable se produit. Immédiatement l’obscurité devient complète, après quoi par degrés une lueur revient, et sur le mur du fond un tableau apparaît qui montre une partie de la cave du magicien noir qui, assis sur son trône, se tortille en faisant des mouvements convulsifs. Le magicien blanc continue ses manipulations. A nouveau il y a une terrible explosion, suivie d’un écho venant de derrière la scène, et accompagnée du son d’un sifflement

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aigu et d’un grand tapage. Le magicien noir tombe de son trône dans des convulsions. Il y a à nouveau un moment d’obscurité complète et de silence opprimant, après quoi la lumière revient et l’image de la cave disparaît. Le magicien blanc est grandement épuisé ; les élèves qui l’ont assisté ne sont pas moins anéantis que lui, mais le travail continue. Rapidement ils emportent de la table les vases et les chandelles. Ils enlèvent la table et à sa place ils disposent un fauteuil dans lequel le magicien s’assoit. Autour de lui se tiennent les élèves. Le magicien, tenant la baguette dans sa main, ferme les yeux et murmure quelques mots avec concentration. Graduellement la lumière redevient à nouveau faible. Un autre tableau apparaît. Il montre une partie de la pièce de Gafar. Il gît à moitié sur le divan, et avec une expression de joie et d’autosatisfaction il regarde vers la pièce privée. Apparemment il attend quelqu’un. Zeinab entre avec une femme qui, s’inclinant bas devant Gafar, dirige sa main en direction de Zeinab et immédiatement sort par le fond. Gafar se lève, prend Zeinab par la main et s’apprête à la faire s’asseoir sur le divan, quand d’un coup, avec un tressaillement soudain, ils deviennent tous deux figés sur le champ dans les mêmes postures que celles où ils se tenaient. Après une courte pause, ils se tournent comme des automates et sortent de la pièce. Les rues et les allées à travers lesquelles ils passent comme des personnes endormies s’éclipsent. Le tableau disparaît. La lumière antérieure de nouveau revient, et à ce moment Gafar et Zeinab entrent. Tous deux se trouvent dans un état de somnambules. A leur apparition le magicien, avec un soupir de soulagement, se lève et commence à se déshabiller. L’assistant avec quelques élèves placent Gafar et aussi Zeinab sur des chaises et réveillent Zeinab.

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Zeinab, revenant à elle, demande à ceux qui l’entourent de quoi il s’agit. Ils expliquent ce qui est arrivé en montrant du doigt Gafar endormi. Soudain elle se rappelle, éclate en sanglots, et avec des gestes de pénitence se jette aux pieds du magicien. Lui, ayant fini de se déshabiller, se penche vers elle, et caressant ses cheveux, la relève du sol. Puis il s’approche de Gafar qui est déjà revenu à lui. Gafar est d’abord abasourdi, mais apprenant ce qui est arrivé, il devient excité et menace presque le magicien. Celui-ci lui répond avec un sourire calme. Gafar écoute et devient progressivement plus tranquille. Le magicien continue à parler en accompagnant ses mots de gestes, et en désignant du doigt le fond de la pièce où une fois de plus un tableau apparaît. On voit une rue avec une foule de gens ; il y a des femmes, des enfants, et de vieilles personnes. D’une rue latérale vient Gafar ; il est vieux, courbé, et faible. Il est suivi d’un être brillant. En dépit de son âge, Gafar est apparemment très heureux et joyeux. Dans la foule il est salué par tout le monde, femmes et hommes s’inclinent bas devant lui et des enfants lui apportent des fleurs. Tout est joie, bonheur et bénédiction. Le magicien se met à parler. Le tableau change. La même rue avec une foule de gens. De nouveau Gafar apparaît, mais cette fois il est accompagné d’un être effrayant de couleur rouge sombre. Gafar est un vieil homme avec un visage de démon insatisfait. Ceux qui le rencontrent se détournent de lui avec aversion et crachent à son passage ; les garçons lui lancent des pierres ; leur dégoût est sincère, et il est évident que tout le monde est révolté en le voyant. Le tableau disparaît. Le magicien continue à parler. Gafar est de toute évidence perturbé et accablé par quelque lutte intérieure.

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Le principal point de ce que le magicien a dit est ceci : Ce que tu sèmes, tu le récolteras. Les actions du présent déterminent le futur, tout ce qui est bien et tout ce qui est mal ; les deux sont le résultat du passé. C’est le devoir de tout homme à tout moment du présent de préparer le futur, en améliorant le passé. Telle est la loi du destin. Et « Puisse la source de toutes les lois être bénie ». A ce moment la lumière de nouveau redevient faible ; on voit quelque mouvement. Quand la lumière revient, l’assistant se tient à la droite du magicien et Zeinab à sa gauche ; elle embrasse la main du magicien. Gafar est à ses pieds dans une attitude de révérence. Autour du trône et à travers la pièce les élèves se tiennent dans diverses attitudes. Le magicien élève sa main droite en l’air. Il regarde vers le haut et murmure ces mots comme en une prière : « Seigneur Créateur, et vous tous ses assistants, aidez-nous à être capables de nous souvenir de nous-mêmes en tous temps afin que nous puissions éviter les actions involontaires, car c’est seulement à travers elles que le mauvais peut se manifester ». Tous chantent : « Que les forces finissent par se transformer en être ». Le magicien à nouveau les bénit tous des deux mains et dit : « Puissent la réconciliation, l’espérance, la diligence et la justice être toujours avec vous tous ». Tous chantent : « Amen ».

Rideau.