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Bulletin de l’association de géographes français Géographies 92-4 | 2015 Les territoires français à l’épreuve des mutations industrielles Les mutations des espaces industriels au prisme de la géographie scolaire Changing industrial spaces seen by school geography Caroline Leininger-Frézal Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/bagf/1123 DOI : 10.4000/bagf.1123 ISSN : 2275-5195 Éditeur Association AGF Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2015 Pagination : 585-599 ISSN : 0004-5322 Référence électronique Caroline Leininger-Frézal, « Les mutations des espaces industriels au prisme de la géographie scolaire », Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-4 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/bagf/1123 ; DOI : 10.4000/bagf.1123 Bulletin de l’association de géographes français

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Bulletin de l’association de géographesfrançaisGéographies

92-4 | 2015Les territoires français à l’épreuve des mutationsindustrielles

Les mutations des espaces industriels au prisme dela géographie scolaireChanging industrial spaces seen by school geography

Caroline Leininger-Frézal

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/bagf/1123DOI : 10.4000/bagf.1123ISSN : 2275-5195

ÉditeurAssociation AGF

Édition impriméeDate de publication : 1 décembre 2015Pagination : 585-599ISSN : 0004-5322

Référence électroniqueCaroline Leininger-Frézal, « Les mutations des espaces industriels au prisme de la géographie scolaire », Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-4 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018,consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/bagf/1123 ; DOI : 10.4000/bagf.1123

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Les mutations des espaces industriels au prisme

de la géographie scolaire

(CHANGING INDUSTRIAL SPACES SEEN BY SCHOOLGEOGRAPHY)

Caroline LEININGER-FRÉZAL *

RÉSUMÉ – Les espaces productifs sont enseignés au collège en troisième et en lycéeen première. C’est un thème en prise avec l’actualité que la géographie scolaire a tentéde renouveler au fil des programmes. Ainsi d’une approche centrée sur l’analysespatiale, l’enseignement des espaces productifs a glissé vers une approche« actorielle » dans les programmes de 2010. Qui sont les acteurs des espacesindustriels présentés dans la géographie scolaire ? Que dit-on d’eux ? Nousmontrerons par une analyse des programmes et des manuels scolaires de 1997 à 2010,qu’ils sont encore difficilement pris en compte dans la géographie scolaire.

Mots-clés : Géographie scolaire – Géographie économique – Espaces industriels –Didactique – Enseignement – Acteurs

ABSTRACT – The productive areas are taught in secondary school. It is a hot topic.Teaching productive areas shifted from spatial analysis to an actorial approach in2010. Who are the industrial actors presented in geography teaching? How are theypresented in textbooks? We will show through an analysis of programs and textbooksfrom 1997 to 2010, the actors of industrial spaces are still hardly considered ingeographic education.

Keywords: Geographic education – Economic geography – Industrial areas –Stakeholders – Teaching.

La géographie scolaire a connu d’importants changements à la fin desannées 2000. La structure séculaire des programmes a tout d’abord étéprofondément remaniée. En effet, les programmes scolaires avaient unestructure héritée d’un modèle vidalien mis en place au début du XXe siècle,dans un mouvement de convergence de la géographie scolaire et de lagéographie savante [Lefort 1992]. Ce modèle, installé après la Seconde Guerremondiale, a été peu modifié ensuite. Même si les travaux d’Isabelle Leforts’arrêtent aux années 1970, nous pouvons aisément observer que l’organisationde la géographie scolaire reste inchangée bien au-delà : une première année de

* Maître de Conférences en Géographie à l’Université Paris 7 Denis-Diderot, UFR GHSS et membre del’UMR Géographie-cité, équipe E.H.GO. – Courriel : [email protected]

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géographie générale en sixième et en seconde, puis de la géographie régionaleen cinquième et quatrième en collège et première en lycée et enfin, l’étude duvaste monde en troisième et terminale. Les derniers programmes de collège(2008) et de lycée (2010) proposent en revanche un organigramme renouvelé,structuré autour d’un thème par année : l’habiter en classe de sixième, ledéveloppement durable en classes de cinquième et seconde, la mondialisationen classes de quatrième et première, la France et l’Europe en classes detroisième et première et la géopolitique en classe de terminale.

Cette nouvelle organisation s’accompagne d’un renouvellement descontenus à enseigner et de la conception qui les sous-tend. La géographiescolaire n’est plus un « tableau du monde » mais un enseignement thématiqueet problématisé. Les programmes mettent l’accent sur les apprentissages àréaliser contrairement aux programmes précédents organisés selon une logiqued’exposition des savoirs [Tutiaux-Guillon 2004]. « La longueur de leur écritures’explique par la volonté de définir clairement des objectifs d’apprentissage[les connaissances et les capacités] et de proposer des démarches en vued’atteindre ces objectifs » [MEN 2009, p. 3]. Le terme d’apprentissage est citédouze fois dans Présentation et orientations des programmes de collège. Parmices apprentissages, la géographie de la France, dans laquelle s’inscrivent lesespaces industriels, a une importance réaffirmée en intégrant le programme dubrevet des collèges (classe de troisième).

Ces changements programmatiques nous conduisent à interroger le discoursscolaire sur les espaces industriels et à nous demander dans quelle mesure ilscontribuent à renouveler les contenus à enseigner portant sur ces espaces. Pourrépondre à cette question, nous avons comparé les programmes de collège et delycée et sept manuels scolaires de lycée de 1997 à 2010. Le tableau 1 dresse laliste des manuels étudiés.

Classe Date Auteurs Titre ÉditeurPremière 1997 Knafou, R. La France en Europe et dans le

monde. 1ère L ES SBelin

Première 1997 Hagnerelle, M. La France en Europe et dans lemonde. 1ère L ES S

Magnard

Première 2003 Jalta, J., Joly, J.-F.et Reineri, R.

L’Europe, la France. 1ère L ES S Magnard

Première 2010 Knafou, R. (dir.) France et Europe : dynamique desterritoires dans la mondialisation. 1èreL ES S

Belin

Première 2010 Janin, E. (dir.) France et Europe : dynamique desterritoires dans la mondialisation. 1èreL ES S

Nathan

Première 2007 Ciattoni, A. (dir.) Géographie L’Europe et la France HatierTableau 1 – Manuels scolaires analysés

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Nous nous sommes intéressée aux choix épistémologiques réalisés par lesprogrammes et les manuels. Pour ce faire, nous avons identifié :- Les notions mobilisées- Les facteurs géographiques pris en compte pour analyser les espacesindustriels- La chaîne causale construite- Les acteurs cités et le rôle qui leur est attribué.

Nous nous sommes également attachée aux documents mobilisés dans lesmanuels scolaires, 358 en tout, (nature, date, source, contenu) et aux procédésd’écriture utilisés dans la partie leçon (analyse stylistique).

Ces analyses nous conduiront à montrer, dans un premier temps, quel’enseignement de l’espace industriel se situe dans une tension entre lapermanence d’une tradition scolaire et la mutation des contenus à enseignerdont l’un des point nodaux est la place des acteurs. Nous montrerons dans unsecond temps, que contrairement à l’intention des programmes scolaires, lesentités sociales présentes dans les manuels sont des agents et non des acteursau sens fort du terme [Lévy & Lussault 2003, Hardouin 2014].

1. Un renouvellement de la géographie des espaces industriels àl’école ?

Les espaces industriels sont un objet d’enseignement classique de lagéographie scolaire mais qui a connu des évolutions significatives à la fin duXXe siècle.

1.1. La place de l’enseignement des espaces industriels dans la géographie

scolaire

Les espaces industriels sont aujourd’hui étudiés en classe de troisième et depremière dans le cadre d’une séquence dédiée aux espaces productifs, commele montre le tableau 2 (p. 588).

Les derniers programmes scolaires traduisent une volonté manifested’accorder un peu plus d’importance à l’étude des espaces productifs, déjàétudiés dans les versions antérieures des programmes scolaires mais demanière plus rapide. Le thème a ainsi été introduit au collège et le temps qui luiest consacré au lycée a doublé. Les espaces industriels sont au cœur de l’étudedes espaces productifs puisqu’ils font l’objet d’une étude de cas en collège(une sur trois), et une en lycée qui doit porter sur « un territoire del’innovation », à savoir au choix, un pôle de compétitivité, un technopôle, unsystème productif local ou un pôle d’excellence rural. Les manuels scolairesaccordent aussi une place non négligeable aux espaces industriels dans lechapitre dédié aux espaces productifs. C’est ce que montre la figure 1 (p. 588).

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NiveauClasseconcernée

Texte de référencePlace des espaces industriels dans laséquence

Collège Quatrième Les espaces industriels ne sont pasétudiés

Collège TroisièmeBO spéciale n° 6 du 28aout 2008

Les espaces productifs [12 heures] :une étude de cas sur "un espace deproduction à dominante industrielle" -3 à 4 heures

LycéePremièreL/ES

BO n° 12 du 29 juin1995

Organisation et dynamiques desespaces agricoles, industriels eturbains [4 à 5 heures] dont 1 à 2heures pour les espaces industriels

LycéePremièreL/ES

BO n° 7 du 3 octobre2002 hors-série

L'espace économique [4 heures]- Auchoix l'étude d'un espace agricole,industriel ou touristique – 1 à 2 heures

LycéePremièreL/ES

Bulletin officiel spécialn° 9 du 30 septembre2010

Les dynamiques des espacesproductifs dans la mondialisation [6 à7 heures] : une étude de cas sur unterritoire de l'innovation – 2 à 3heures

Tableau 2 – Place de l’étude des espaces industriels dans le curriculum degéographie(Source : Leininger-Frézal, 2015)

Figure 1 – Place accordée aux espaces industriels dans les manuels étudiés(Source : Leininger-Frézal, 2015)

En moyenne, un quart à un tiers des pages consacrées aux espaces productifset entre 30 à 50 % des documents du chapitre portent sur les espacesindustriels. Seul le manuel Belin de 1997 fait exception. L’ensemble du tempsdédié aux espaces productifs, et plus particulièrement aux espaces industriels,

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reste néanmoins relativement modeste puisqu’il ne représente que 2 % environdu temps consacré à l’enseignement de la géographie dans le secondaire pourun élève de série littéraire ou économique et sociale. Les changements quiaffectent l’enseignement des espaces industriels, sont plus d’ordre qualitatifque quantitatif. La manière d’aborder les espaces productifs a en effetconsidérablement évolué au cours des deux dernières décennies.

1.2. D’une logique d’organisation spatiale à une logique d’acteurs

Les espaces industriels s’inscrivent initialement dans une perspectived’analyse spatiale. C’est très clair dans le programme de 1995 [BO n° 12 du 29juin 1995] dont le chapitre intitulé « Organisation et dynamiques des espacesagricoles, industriels et urbains » demande de présenter « les activités,l’évolution de leur localisation et leur rôle dans la structuration du territoire,à différentes échelles ». De la même manière, le programme de 2002 [BO n° 7

du 3 octobre 2002 hors-série] demande d’étudier « les grands traits del’organisation économique en France et ses prolongements en Europe et dansle monde ». Dans cette perspective, la carte est l’outil privilégié comme lespécifie l’introduction des programmes de 1995 et 2002. « L’outilcartographique s’en trouve naturellement privilégié » [BO n° 12 du 29 juin 1995].Le paysage est également mis en avant en 2002. On retrouve cette logique dansle programme de 2010, mais cette dernière est juxtaposée à une logiqued’acteurs. « Cette question vise à décrire et à comprendre les nouvelleslogiques d’organisation de l’espace économique français. Elle est ainsil’occasion de mettre en lumière un type d’acteurs qui jouent un rôle importantdans le développement des territoires français : les entreprises » [MEN juin2011].

L’organisation de l’espace économique reste une des préoccupations de cetenseignement mais plus de manière prédominante, ce qui se traduit par la placedes cartes dans les manuels scolaires comme le montre la figure 2.

Ce graphique représente le nombre total de cartes et le nombre de cartesthématiques mobilisées dans le chapitre sur l’espace productif (ou économique)dans les manuels analysés. Les cartes sont trois fois moins nombreuses dans lesmanuels de 2010 que dans ceux de 1997. Les cartes thématiques montrant ladistribution spatiale d’un type de données ont pratiquement disparu en 2010alors qu’elles étaient majoritaires en 1997, tout comme les cartes d’inspirationchorématique. La manière de dénommer l’espace n’est plus tout à fait la même.Il ne s’agit plus de « l’espace économique » mais de « l’espace productif »,sans néanmoins que le programme ou les manuels de 2010 assument uneapproche systémique. Paradoxalement, la notion de système productif qui étaitdéveloppée dans le manuel Belin de 1997, est absente de tous les autresmanuels de la même date ou postérieurs. La notion de système productif n’apas véritablement été transposée dans le secondaire.

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Figure 2 – Place des cartes et des paysages dans les manuels scolaires étudiés(Source : Leininger-Frézal, 2015)

Les leçons des manuels se présentent comme en phase avec l’actualitééconomique de la France, elles semblent vouloir actualiser les savoirs àenseigner. Cela se traduit par la récurrence du terme « nouveau, nouvelle »dans les manuels scolaires - et pas dans les programmes - : « une nouvelledonne pour l’industrie française » [Magnard 1997, p. 128] ; « une nouvelleutilisation de l’espace », « de nouvelles logiques de localisation » [Belin 1997, p.

126] ; « la nouvelle géographie de l’industrie » [Magnard 2003, p. 232] ; « Denouveaux facteurs de localisation » [Hatier 2007, p. 226] ; « une nouvellerépartition des espaces productifs » [Belin 2010, p. 152], etc. Paradoxalement,l’ensemble des manuels étudiés construit un discours sur la géographieindustrielle française relativement proche. C’est une vulgate [Clerc 2002], c’est-à-dire un ensemble de savoirs cristallisés qui fait référence au sein de ladiscipline scolaire. Ce discours réaliste, consensuel et apolitique [Audigier 1993]

présente de manière factuelle :- les structures de l’industrie française, et ses évolutions récentes : crise des

industries anciennes, désindustrialisation, reconversion et développement detechnopoles,

- sa place en Europe et dans le monde,- sa répartition sur le territoire national et les changements passés ou en

cours : politiques d’aménagement, métropolisation, maritimisation.

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Les manuels écrivent ainsi un récit relativement linéaire. En fonction desorientations du programme, le contenu évolue à la marge. Par exemple, lesmanuels les plus récents insistent sur la mondialisation alors que ceux de 1997n’utilisent pas le terme. Le fond reste proche. Le manuel Belin de 1997 noteque « l’industrie française occupe encore une forte position à l’échellemondiale, mais souffre beaucoup face à la modernisation et concurrenceinternationale » (p. 140). Dans la même veine, le manuel Nathan de 2010explique dans « les dynamiques industrielles françaises dans lamondialisation » (p. 156) que « le pays maintient son statut de grandepuissance industrielle […] Pour conserver sa compétitivité, l’industries’adapte au marché ». De la même manière, les manuels les plus récentsévoquent le lien entre industrie et recherche par le biais des pôles decompétitivité alors que les manuels antérieurs abordaient les technopoles.

La différence pourrait résider dans la manière d’aborder les acteurs. Lesprogrammes de l’enseignement secondaire ont pris en 2010, un tournantactoriel et libéral de l’aménagement des territoires. « Certains territoires ont lacapacité de se développer plus ou mieux que d'autres, et le moteur de leurdéveloppement est d’abord humain. Ces territoires-là sont habités de groupessociaux qui identifient, produisent, parfois « inventent » des ressources, surdes échelles territoriales variées » [MEN 2010]. Ce tournant estparticulièrement visible dans le chapitre sur la mutation des systèmesproductifs. Les documents d’accompagnement invitent à insister sur le rôle desentreprises qui « déploient des stratégies qui leurs sont propres et qui, pourpartie, ne relèvent pas de logiques spatiales. Mais leurs choix doivent tout demême être étudiés car ils influent de manière importante sur les dynamiquesdes territoires » [MEN juin 2011]. Ce tournant de la géographie scolaire estlégitimé par celui de la géographie scientifique : « Par ailleurs, la géographiescolaire manifesterait un lien plus étroit avec une géographie scientifique quiaurait accompli son tournant “actoriel ” » [ESO 2008].

La question des acteurs n’est pas totalement nouvelle. Le programme de2002 demandait déjà en introduction, « d’insister sur les effets sur lesterritoires des interventions des nombreux acteurs spatiaux, publics ouprivés ». On peut donc se demander si le programme de 2010 et les manuelsassociés constituent un changement dans la prise en compte des acteurs sur lesespaces industriels.

2. Vers une géographie actorielle des espaces industriels ?

Interroger la place des acteurs au sein de la géographie scolaire amène àquestionner les types d’acteurs représentés dans les manuels mais aussi leurplace et leur rôle dans la compréhension des espaces industriels. L’analyse quenous avons réalisée montre que les programmes de 2010 s’inscrivent dans lacontinuité des programmes et manuels antérieurs.

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2.1. Un paysage actoriel modifié mais pas révolutionné

Les acteurs sont présents en moyenne, dans 15 % des documents proposés parles manuels analysés, leur place varie du simple au triple d’un manuel à l’autre.C’est ce que montre la figure 3.

Figure 3 – Place des acteurs dans les manuels scolaires sur les espaces productifs(Source : Leininger-Frézal, 2015)

La part des documents se rapportant aux acteurs est très variable d’unmanuel à l’autre. Le rapport est de un à trois entre le manuel Magnard 2003(dont 26 % des documents parlent des acteurs) et celui de Belin en 2010 (9 %).92 % de ces documents portent sur des acteurs en rapport avec les espacesindustriels, ce qui signifie que les acteurs des espaces agricoles ou tertiairessont peu abordés par les manuels. Lorsqu’on regarde la distribution desdocuments abordant les acteurs, il n’y a pas d’évolution significative dans letemps. Nous avions fait l’hypothèse que la dernière génération de manuelsaccordait une place sensiblement plus importante aux acteurs des espacesproductifs. Ce n’est pas le cas. Les derniers programmes n’ont pas engendréune augmentation de la place accordée aux acteurs dans les chapitres consacrésaux espaces productifs. La nature des acteurs a en revanche évolué. Dansl’ensemble du corpus analysé, les grandes entreprises multinationales sont deloin les acteurs les plus représentés, comme l’illustre la figure 4.

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Figure 4 – Types d’acteurs représentés sur les espaces industriels(Source : Leininger-Frézal, 2015)

Les collectivités territoriales ou les acteurs de la société civile sont peureprésentés (cinq documents en tout) et ne sont apparus que très récemmentdans les manuels scolaires1 (2010). Les petites et moyennes entreprises ne sontpas citées dans la partie leçon des manuels. Elles figurent indirectement dansdes documents se rapportant à des associations professionnelles commeMinalogic. À l’inverse, les grandes entreprises multinationales sontsurreprésentées, mentionnées dans 73 % des documents qui abordent lesacteurs des espaces économiques. Ce sont principalement des firmes d’originefrançaise. Elles sont présentes dans les secteurs les plus dynamiques del’économie nationale (à la date de publication des manuels).

Le secteur automobile est particulièrement bien représenté (cf. tableau 3) :Renault, Peugeot, Toyota, Citroën et Michelin représentent plus du tiers (44 %)des entreprises citées. Viennent ensuite le secteur aéronautique et celui del’énergie. Paradoxalement, alors que les documents d’accompagnement duprogramme [MEN 2011] insistent sur la place à donner aux entreprises danscette séquence, ces dernières disparaissent pratiquement des manuels les plusrécents. En effet, seuls deux documents se rapportent aux entreprises dans lesmanuels de 2010 alors qu’il y en a 14 dans les manuels de 2007, 9 dans lemanuel de 2003 et 11 dans ceux de 1997. Cette forte diminution s’explique parles choix didactiques des manuels et des programmes. Dans les manuelsantérieurs, les entreprises sont étudiées principalement dans des dossiersdocumentaires en fin de chapitre. Ces dossiers sont organisés autour d’une

1 À l’exception d’un document sur une collectivité locale dans le manuel Magnard de 2003.

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entreprise multinationale et de sa stratégie économique : Danone dans lemanuel Magnard de 1997, Michelin et Toyota dans le manuel Magnard de2003, Renault et Airbus dans le manuel Hatier de 2007. Les programmes de2010 imposant une étude de cas sur un « territoire de l’innovation », ce type dedossiers n’a plus sa place. La place accordée aux entreprises multinationalesdans les manuels scolaires est aussi révélatrice de la nature du discoursconstruit sur l’économie française.

Entreprises multinationales citées dans les manuelsétudiés

Nombre de documentsconcernés

Secteur automobile 16

Renault 8

Toyota 4

Michelin 2

PSA Peugeot 1

Citroën 1

Secteur aéronautique 7

Airbus 7

Secteur de l’agroalimentaire 3

Danone 5Secteur de l’énergie 3

EDF 2

Elf 1Autres secteurs industriels 4Digital Equipment 2

Oréal 1

Rossignol 1Tableau 3 – Entreprises industrielles représentées dans les manuels scolaires

Dans les manuels antérieurs à 2010, la puissance est une des clés de lecturedu discours scolaire. C’est particulièrement visible dans le manuel Magnard de2003 qui a intitulé son chapitre « Les espaces d’une grande puissanceéconomique ». La version précédente de ce manuel [Magnard 1997] mettait déjàen avant dans sa première leçon « une agriculture puissante » et présentaitl’industrie française comme « l’une des plus puissantes du monde » (p. 122).De même, le manuel Hatier de 2007 intitule la première partie de sa leçon« une économie puissante et ouverte sur le monde ». Seul le manuel Belin de1997 avec son approche systémique (formulée en termes de système productif)porte un discours différent. Le discours sur la puissance française s’inscrit dansune perspective keynésienne : l’État français soutient le développement

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économique national et veille à une répartition équilibrée des richesses. Lespolitiques d’aménagement du territoire sont très présentes dans la partie leçondes manuels scolaires. Il s’agit de rééquilibrer ou « d’égaliser le territoire »[Belin 1997]. On n’est pas loin, par certains aspects, d’une recherche de justicespatiale. Paradoxalement, les entreprises présentes dans les documents, le sontpeu dans la partie cours des manuels scolaires. Les acteurs pris en comptevarient selon les différentes parties des manuels. Ce constat conduit àinterroger la manière dont ces acteurs sont pris en compte et à questionner cequi fait qu’une entité sociale mentionnée dans le discours scolaire est ou nonun acteur au sens géographique du terme.

2.2. Des acteurs mal fagotés

Un acteur en géographie se caractérise par son intentionnalité, c’est-à-dire saconscience de l’espace. Cette intentionnalité se matérialise dans le discours :« Porteurs d’intentionnalité [que celle-ci renvoie à la société et/ou au seulindividu], les acteurs énoncent des discours, plus ou moins structurés selon laplace qu’ils occupent ; ces discours visent à donner du sens au territoire, àproduire des territoires multiples, imbriqués, superposés, multiplicité quirenvoie elle-même à celle des acteurs considérés » [Gumuchian, Grasset, Lajarge,& Roux 2003, pp. 107-108]. Dans cette perspective, les acteurs sont des entitéssociales très diverses : individus, collectifs plus ou moins structurés,organisation. Mais toutes les entités sociales ne sont pas des acteurs. Ens’appuyant sur la distinction opérée dans le Dictionnaire de la géographie et del’espace des sociétés [Lévy & Lussault 2003], Magali Hardouin [Hardouin 2014]propose une grille d’analyse pour caractériser les acteurs dans des productionsd’élèves au sujet de l’Union Européenne. Cette grille reproduite ci-après(Tableau 4) propose trois idéaux types : l’actant, l’agent et l’acteur.

Par le prisme de cette catégorisation, les entités sociales présentes dans lesmanuels scolaires sont rarement des acteurs. L’État tout d’abord a unedimension actorielle faible. C’est assez paradoxal car il est présent de manièreprédominante dans les leçons des manuels. Néanmoins, cette présence estsouvent implicite, les phrases étant majoritairement à la forme impersonnelle.« Les politiques d’aménagement du territoire et de décentralisation industrielleont, dès les années 1960, déployé les industries de main d’œuvre sur la moitiéouest du territoire […] » [Magnard 2003, p. 232]. Ou encore « dès les années1960, une nouvelle distribution des activités industrielles se met en place sousles effets conjugués de la politique de décentralisation industrielle conduitedans le cadre de l’aménagement du territoire, et de l’abaissement des coûtsdes transports » [Magnard 1997, p. 132].

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Type-idéal 1 l’actant Type-idéal 2 l’agent Type-idéal 3 l’acteurNature etfonction del’entitéagissante

Définition[Lévy &Lussault,2003]

Actant

« Réalité sociale, humaine etnon-humaine, dotée d’unecapacité d’action »

Agent

« Actant humainnon acteur »

Acteur

« Actant pourvu d’uneintériorité subjective,d’une intentionnalité,d ’ u n e c a p a c i t éstratégique autonomeet d’une compétenceénonciative »

Attributs « Entité définissable etdistinguable qui participe àla dynamique e t àl’organisation d’une actionindividuelle ou/et collective,qui est active dans unprocessus sociale, qui opèredes actes »« Des « quasi-personnages »,des objets dont on parle »,« sujet agissant dans lediscours »« Peut être doté par lui-même ou par les autresd’une essence, d’un discoursde fiction… »

« Capable d’actionsvolon ta i res oud’initiatives propres[…] mais non decompétencesstratégiques.Ce son t de sstratégiesextér ieures quid o m i n e n t e to rgan i sen t sesdisposi t ions ouhabitus »« Individupartiellementautonome » « Entant qu’opérateurréduit au statutd ’ a g e n t , p a ropposition à acteur,il est le réalisateurconcret de l’actionmais non sondécideur, moinse n c o r e s o nconcepteur.L’agent peut êtreconsidéré commeun instrument entreles mains de ceuxqui le font agir »

« Interactions avecd’autres acteurs ». « Les acteurs sont tousmus par le besoin et lavolonté d’agir […],p o s s è d e n t d e scompétencesstra tégiques, desmarges d’action, descapacités d’arbitrageset peuvent provoquerpar leurs actes depuissants effets. »« La compétences t r a t ég ique ( i . e .d’élaborer et der é a l i s e r u n estratégie) »

Tableau 4 – Modèle d’analyse des croquis d’élèves a priori(Source : Hardouin, 2014, p. 7)

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De la même manière, peu de documents prennent en compte l’intentionnalitédes entités sociales représentées. Cela est tout d’abord lié à la nature desdocuments concernés. Plus du tiers des documents choisis pour aborder lesacteurs industriels sont de nature illustrative. C’est ce que montre la figure 5.

Figure 5 – Nature des documents abordant les acteurs industriels dans les manuelsscolaires(Source : Leininger-Frézal, 2015)

Un quart des documents utilisés sont des documents de communicationd’entreprise, c’est-à-dire des affiches, des logos ou des pages internet, et 12 %sont des photographies représentant majoritairement des sites industriels. Cesdocuments ne permettent pas de comprendre l’intentionnalité des acteurs oubien même leur stratégie spatiale. Les documents de communication n’ontd’ailleurs pas de dimension spatiale ou géographique contrairement auxphotographies qui sont des images de paysages. Les cartes utilisées dans lesmanuels ont une dimension actorielle plus forte : elles présentent soit lastratégie d’implantation d’une multinationale à l’échelle régionale, soit sesstratégies commerciales à l’international. Ce sont les documents qui prennentle mieux en compte la dimension actorielle des entités sociales. En effet, lestextes, présents en nombre dans les manuels, abordent de manière très inégalel’intentionnalité et la stratégie des entités sociales dont ils parlent. La moitiéd’entre eux y parviennent. Il s’agit soit de documents de communication demultinationales, principalement des communiqués de presse ou des sitesinternet, soit d’interviews de dirigeants d’entreprises. Ces types de textespermettent de présenter où les acteurs se sont implantés, pourquoi et vers quelsespaces ils se projettent. Nous pouvons alors véritablement parler d’acteurs, cequi n’est pas le cas pour l’autre moitié des textes, des extraits d’ouvragescientifique ou d’article de presse, qui restent de nature descriptive. Leurcontenu est essentiellement factuel et le discours direct des acteurs est peu

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présent. Il en ressort que les entités sociales de ces textes relèvent de lacatégorie des agents plus que de celle des acteurs. Pour résumer, les manuelsscolaires prennent difficilement en compte la dimension actorielle des entitéssociales qu’ils évoquent dans leurs documents ou dans leurs leçons.

Conclusion

Pour conclure, l’enseignement des espaces productifs en première nes’inscrit pas en rupture mais bien dans la continuité des programmes et desmanuels antérieurs. Certes, il y a une volonté exprimée dans les programmesde 2010 de faire de la géographie scolaire, une géographie actorielle,particulièrement sur l’enseignement des espaces productifs. Cela expliquel’abandon progressif d’une approche spatiale de ce thème. Néanmoins, lesacteurs ne sont pas mieux pris en compte dans les manuels scolaires récentsque dans leurs versions antérieures. Ils ne sont pas plus nombreux bien queplus divers. Les entreprises sur lesquelles insistent les documentsd’accompagnement au programme de 2010, sont paradoxalement beaucoupmoins présentes, soit l’inverse de ce qui était recommandé. Cela s’explique parl’analyse obligatoire d’un territoire de l’innovation, rendant difficile uneapproche centrée sur un acteur en particulier comme le faisaient précédemmentles manuels. Le plus problématique est que les entités sociales abordées par lesmanuels sont rarement présentées comme des acteurs. Ceux-ci sont mis enscène comme des agents d’un système : leur intentionnalité, leur stratégie etleur capacité d’action sont le plus souvent évincées des documents. Cettemanière d’aborder le sujet ne peut que nuire à la compréhension que les élèvesont des espaces productifs et des interactions actorielles en jeu. Faut-il pourautant revenir à des monographies de firmes multinationales ? Il n’est pascertain que cela soit le meilleur moyen de comprendre les enjeux des espacesindustriels aujourd’hui. La solution réside peut-être dans les documents utilisésdans les études de cas.

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