Les Kel Rela : historique et essai d'analyse du groupe de ... épisode relativement court commence...

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Marceau Gast Les Kel Rela : historique et essai d'analyse du groupe de commandement des Kel Ahaggar In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°21, 1976. pp. 47-65. Citer ce document / Cite this document : Gast Marceau. Les Kel Rela : historique et essai d'analyse du groupe de commandement des Kel Ahaggar. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°21, 1976. pp. 47-65. doi : 10.3406/remmm.1976.1351 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1976_num_21_1_1351

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Marceau Gast

Les Kel Rela : historique et essai d'analyse du groupe decommandement des Kel AhaggarIn: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°21, 1976. pp. 47-65.

Citer ce document / Cite this document :

Gast Marceau. Les Kel Rela : historique et essai d'analyse du groupe de commandement des Kel Ahaggar. In: Revue del'Occident musulman et de la Méditerranée, N°21, 1976. pp. 47-65.

doi : 10.3406/remmm.1976.1351

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1976_num_21_1_1351

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AbstractThe history of the Kel Rela, a commanding group of the Kel Ahaggar, is analyzed in this article, as wellas the nature of their matrimonial alliances, as seen through their genealogies since the foundingancestor of the matrilineage, Kella. Their rise to power followed the expulsion, in the Tassili n'Ajjer, of areligious lineage of foreign origin (the Imenânes) who held sway over the Ajjer and the Ahaggar until themiddle of the XVIIth. century. In order to maintain its muslim religious descent and simultaneouslycontrol relations of production, the Imenânes was organized, if not in terms of double unilinear descent,at least of patrilinear descent. A rapid survey of the matrimonial alliances among the Kel Rela clearlyreveals a strategy that tends to absorb the offsprings of patrilineal as well as matrilineal unions withoutsiders. The Kel Rela thus form a chiefly uterine pine of descendants within a group of affiliation thathas a complex but highly flexible and perfectible system of distribution of economic ressources. Thesupreme chief or amenukal, whose role is to ensure that the traditional rules are respected, mays thusmanipulate them at will to maintain the equilibrium as well as the political and economic cohesion of hisown group.

RésuméL'histoire des Kel Rela, groupe de commandement des Kel Ahaggar est analysée ici, ainsi que la naturede leurs alliances matrimoniales dans leurs généalogies, depuis leur ancêtre héritier du pouvoir : Kella.Leur prise de pouvoir est consécutive à l'expulsion, au Tassili n'Ajjer, d'un lignage de religieux d'origineétrangère (les Imenânes) qui commandait l'Ajjer et l' Ahaggar jusqu'à la moitié du XVIIe siècle. Pourgarder leur filiation religieuse musulmane et contrôler en même temps les rapports de production, lesImenânes devaient avoir une structure sinon à double filiation unilinear re, tout au moins patrilinéaire.L'examen rapide des alliances matrimoniales des Kel Rela fait apparaître une stratégie absorbant toutaussi bien les produits des unions avec des étrangers en patrilinéarité qu'en matrilinéarité. On a ainsiune lignée d'utérins à commandement dans un groupe d'affiliation avec une répartition complexe, maistrès souple et perfectible, des revenus économiques. Le chef suprême ou amenukal qui est chargé defaire respecter les règles traditionnelles, a toute liberté de les accommoder pour maintenir l'équilibre etla cohésion économique et politique de son groupe de fonction.

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LES KEL RELA :

HISTORIQUE ET ESSAI D'ANALYSE

DU GROUPE DE COMMANDEMENT

DES KEL AHAGGAR

par M. GAST

Nos études communes sur les sociétés touarègues nous révèlent à la fois la variabilité et la complexité de leurs structures selon le temps et l'espace géographique que l'on considère.

Nous nous proposons ici d'appréhender l'histoire et les caractéristiques principales du dernier groupe de commandement des Kel Ahaggar, â travers leur système de parenté et d'alliance. Cet épisode relativement court commence au milieu du XVIIIe siècle et se termine d'une façon définitive â l'indépendance de l'Algérie.

Notre étude se base sur trois faisceaux d'informations : — La littérature publiée jusqu'à ce jour sur les Kel Ahaggar et les Touaregs en

général (1), — mes enquêtes personnelles auprès de cette population, — la généalogie de tous les Kel Rela, que j'ai pu établir à partir de quelques

informations déjà publiées et de mes propres enquêtes auprès des meilleurs informateurs actuels.

Avant d'analyser le matériel statistique que nous avons réuni sur les Kel Rela, il nous paraît indispensable de situer les grands moments de leur histoire.

(1) Outre le précieux livre de Duveyrier, Les Touareg du Nord, Paris, Challamel 1864, les deux ouvrages de base d'une lecture essentielle pour saisir les grandes lignes de l'histoire de cette population sont: le livre de Gardel(Lt), Les Touareg Ajfer, Baconnier, Alger, 1961 et celui de Benhazera (M.), Six mois chez les Touareg du Ahaggar, Jourdan, Alger 1908. L'un et l'autre de ces auteurs ont enquêté au début du siècle auprès d'informateurs qui avaient en mémoire d'une façon claire et précise des événements remontant à un siècle en arrière, ou un peu phis. Les grandes lignes de cette histoire ont été maintes fois contrôlées sans aucune contestation il y a plus de vingt ans. Aujourd'hui, rares sont les informateurs capables de raconter entièrement cet historique.

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LES ETAPES CONNUES DE L'HISTOIRE DU COMMANDEMENT DES "TOUAREGS DU NORD"

1. Au XVIIe siècle un lignage de religieux se disant chorfa (descendants du Prophète Mohammed par sa fille Fatima) et originaire de la Seguiet el Hamra, étend son pouvoir sur l'Ajjer et l'Ahaggar jusqu'aux frontières de l'Air où se retrouvent encore leurs parents et alliés (Gardel, 1961, p. 53) (cf. croquis).

Les Imenânes semblent s'être introduits dans ces territoires, soit une première fois après la destruction de l'empire almoravide au XII* siècle (date d'arrivée des chorfa au Tidikelt) soit plutôt au XVIe siècle durant la deuxième vague d'islamisation qui a déferlé sur le Sahara central et le Soudan avec, comme chef de file, Cheikh el Maghili (qui détruit la Tamentit juive en 1492). Cette période fut suivie par la conquête du Soudan et des mines de Teghazza par le chérif saâdien El Mansour du Maroc, qui conquit aussi le Touat et le Gouara en 1581, et Tombouctou en 1591 (cf. Mougin, 1975).

Duveyrier dit en 1 860 : "chez les Imanân, pour hériter du titre d'amenôkal, il faut être issu de père et de mère originaires de la tribu" (1864, p. 345). L'on sait que les chorfa sont patrilinéaires et qu'en pays touareg à 2 500 km de la Seguiet el Hamra, ils ne sont certainement pas venus avec des femmes de leur lignage. Ils n'ont pu que pratiquer des alliances avec des femmes de tausit suzeraines ayant déjà quelque autorité et prépondérance sur des Kel Oulli.

Dans une population non arabe à structure de classe , où tous les biens collectifs se transmettent par voie matrilinéaire, le seul système qui permettait à ces chorfa de garder le pouvoir (dans une société qui leur était étrangère au départ), en maîtrisant lès modes de production et en perpétuant leur titre religieux était celui de la double filiation unilinéaire. Dans leur cas, le lignage qui portait un nom était celui des pères : Imenânes. Les femmes qu'ils épousaient étaient nécessairement à l'origine, issues des différentes tausit suzeraines qui gravitaient autour d'eux.

2. Insatisfaite de la gestion autoritaire du chef Imenâne, Goma, et profitant de la faiblesse des chorfa dans le Sahara et le Soudan au XVIIe siècle, l'une de ces tausit l'assassine vers 1660, pourchasse ses alliés et crée un nouveau commandement (2). Les Ouraghen prennent donc le pouvoir en Ajjer et le conservent jusqu'à l'arrivée des Français au début du XXe siècle. La succession s'établit alors en ligne maternelle dans leur seule tausit, et ils supplantent les Imenânes dans l'exploitation d'une partie des Kel Oulli (pasteurs de chèvres) en pratiquant des alliances avec les

(2) II est important de noter que cette révolte correspond exactement à celle de l'éviction des chorfa saâdides des territoires soudanais. Capot-Rey (1953 , pp. 19-191) nous décrit cette réaction en ces termes : "Dès 1660 on avait cessé dans les mosquées du Soudan de faire la prière au nom du Sultan [du Maroc] et en 1 740 les Touareg renversant les rôles faisaient payer tribut aux pachas de Tombouctou. Simultanément une vigoureuse réaction berbère s'opérait dans le sud marocain ; les Beraber, mélange de Sanhadja de l'Atlas et de Sanhadja au voile, reprirent les oasis du Dra et du Tafilalet".

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Zone de commandement et de prépondérance des Imenânes au début du XVIIe siècle.

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autres tausit ihaggarenes restant dans leur unité politique ou ettebel (tobol). Tout prestige religieux disparaît comme élément de référence du pouvoir.

Nous avons alors une structure toujours dualiste où le pouvoir s'hérite en matrilinéarité dans la tausit Ouraghen, mais où tous les biens individuels s'héritent suivant la loi coranique (en patrilinéarité). La résidence est patrilocale ; le nom du père sert de référence à la filiation (un tel, fils d'un tel), mais les enfants appartiennent à la tausit de leur mère et héritent en conséquence des biens collectifs de cette tausit.

Néanmoins, dans ce système que l'on peut qualifier de matrilinéaire, la relation neveu/frère de la mère, n'est pas celle que l'on pourrait attendre. Elle correspond au schéma illustré ainsi par Lévi-Strauss (1958, p. 54) à propos des Tcherkesses patrilinéaires (2 bis).

I A = O

Cependant les Ouraghen contrôlent uniquement leur territoire traditionnel, c'est-à-dire l'Ajjer, et n'interviennent pas en Ahaggar.

Notons toutefois la particularité suivante : les Ouraghen ravissent aux Imenânes le pouvoir suprême, les humilient constamment (craignant leur retour offensif au pouvoir) à tel point qu'un groupe de femmes Imenânes va implorer en 1785 les Kel Ahaggar pour qu'ils viennent relever leur honneur auprès des Ouraghen, ce qui déclenchera une guerre de plusieurs années entre les Ajjer d'une part et les Ahaggar: Kel Rela, Taïtoq et Tedjehe Mellet, d'autre part. Les

Imenânes gardent une partie de leurs Kel Oulli (Duveyrier cite les Ibottenatènes, les Ikourkoumênes, les Ikendemân. les Kel-el-Mihan, les Kel Iherrir, ibid. p. 346) pour subvenir à leurs besoins, mais aussi le titre d'amenùkal ou sultan. Après

Goma, cinq amenukal imenânes se succèdent jusqu'en 1860. Ces titres sont donnés à leur "doyen d'âge" dit Duveyrier (p. 345) ; autrement dit, ce ne sont pas des chefs suprêmes mais des amgar. Nous ne savons pas s'ils sont alors désignés en patri ou en matrilignée.

(2 bis) On peut dire que les rapports oncle-neveu sont exactement ceux décrits par Etienne (P.) et étudiés par Alain Marie chez les Dan de Côte d'Ivoire, mise à part la liberté

sexuelle du neveu à l'égard de la femme de son oncle dans ce cas. Cf. Marie (A.), Parenté, échange matrimonial et réciprocité, Essai d'interprétation à partir de la société Dan et dé quelques autres sociétés de Côte d'Ivoire, L'Homme, XII, juillet-septembre 1972, n°

3,

pp. 5-46 (pp. 14, 15, 16). Cf. également Luc de Heusch, The debt of the maternal uncle : contribution to the study of complexe structures of kinship, Man, 9, n° 4, dec. 1974, pp. 609-619. La littérature sur l'oncle et le neveu est particulièrement abondante, nous ne citons ici que ces deux références à titre d'exemple en parfaite relation avec les sociétés touarègues.

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Les femmes imenânes sont appelées toutes sans exception timenùkalines. C'est dire que malgré leur gloire déchue les Imenânes gardent un certain prestige (3).

3. Il faut attendre la moitié du XVIIIe siècle pour recueillir des tions précises sur l'histoire des Kel Ahaggar. L'affaiblissement politique des chorfa après les défaites des Saâdides du Maroc au Soudan et au Sahara, libèrent toutes les tribus berbères qui subissaient leur emprise politique et économique.

L' Ahaggar plus proche du Touat, des routes de Gao et de Tombouctou, semble avoir été plus longtemps perturbé par ces changements de stratégie politique à l'échelle de toute l'Afrique de l'Ouest.

"Une guerre intestine se poursuivit : les Ahaggar s'entretuèrent et ils s'épuisèrent dans cette guerre civile. Finalement, l'un d'eux, Salah, prit le pouvoir, avec le titre d'Aménokal et il fit la paix avec le marabout des Kounta. Son fils, Mokhammed el Khir lui succéda et continua les bonnes relations avec les marabouts kounta". (Benhazera, 1908, p. 103).

"A la mort de Mokhammed el Khir qui était le seul chef du Ahaggar, son fils Sidi ag Mokhammed el Khir lui succéda et prit le pouvoir. A cette époque la plus importante tribu noble du Ahaggar était les Tedjéhé-n-ou-Sidi (dont le nom s'est conservé, mais qui a disparu et s'est fondue dans les autres tribus). Les tribus nobles moins importantes étaient les Kel Rela, les Taitoq et les Tedjehé-Mellet. En effet, Bahamou el Ansari, Khodja de Moussa ag Amastane me racontait qu'Aïtarel, l'ancien amenokal du Ahaggar (décédé en 1900) lui disait : "Les Tedjéhé-n-ou-Sidi étaient le dos "arouri" ; les Kel Rela, les Taïtoq et les Tedjéhé Mellet étaient les côtes "ir'erdechane". Mais le dos s'affaiblit au profit des côtes" (Benhazera, 1908, p. 107). Qui sont ces Tédjéhé-n-ou-Sidi ? Duveyrier nous l'explique 50 ans plus tôt dans la note de Brahim ould Sidi : "Ceux qui restent des Ouled-Aoused ont des pères sultans, et ils ne font qu'une même tribu avec les Imenân des Azdjer. Leur séparation n'indique qu'une bifuraction du même arbre (4) ".

Bien que Benhazera ne l'explicite pas, il semble que Salah et sa lignée (qui portent des noms arabes) soient issus des Tedjéhé-n-ou-Sidi, tausit la plus prestigieuse et la plus forte vers la moitié du XVIIIe siècle, époque de leur installation au pouvoir. Salah, Mokhammed el Kheir st Sidi se succédant en patrilignée ont en quelque sorte restauré en Ahaggar le même type de pouvoir que détenaient les Imenânes. Mais ils n'ont plus disposé alors du soutien politique et religieux des chorfa du Maroc dont le prestige et le pouvoir sont complètement ruinés par leur défaites.

(3) II n'est pas étonnant qu'à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle l'un des tenants du titre de Sultan des Imenânes, connu sous le nom de "Sultan Amoud" ait pris le parti de la Senoussiya qui prêchait la guerre sainte. Le Sultan Amoud espérait restaurer, avec l'aide des Turcs, le pouvoir religieux de ses ancêtres sur tout l'Ajjer contre les intrus étrangers que représentaient les Français au Sahara. Cf. Gardel, op.Iod.

(4) Duveyrier, 1864, p. 322. Il semble qu'il y ait une inversion à propos d'Ouled Aoused et qu'il faille lier Asoued, qui veut dire noir — Ouled Asoued : les fils des Noirs.

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voir par force : c'est la rupture du pa- trilignage des Im

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matrilignage

des Ouraghen. Dans le deuxièm

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4. Un épisode important se place à ce moment de leur histoire. Sidi se marie avec Kella, une femme de la tausit Kel Rela, que tout le monde reconnaît comme une descendante d'un ancêtre célèbre des Touaregs, connue aujourd'hui sous le nom de Tine Hinane (5).

Kella engendre trois fils et six filles. Mais Kella a une sœur aînée mariée avec un homme des Ikerremoïènes et

qui a aussi des fils, lesquels peuvent prétendre, selon la coutume touarègue, à la succession de Sidi. Elle a aussi une sœur cadette dont l'histoire orale ne garde aucun souvenir quant à sa descendance.

tobol commun à tou» le* Ahaggar

Salah ▲ I

Mokhammed A •I Kheir

© Tina Hinane

descendance exclue du pouvoir tobol Taïtoq

Femmes Taïtoq avant engendré des héritiers grace à leur mariage avec des fils de Yunes et Ag Marna

Amenùkal de la tausit de Sidi puis de celle de Kella

Pour calmer les revendications des Taïtoq et des Tedjehe Mellet qui, à partir du mariage de Sidi avec Kella se trouvent exclus de l'accès au commandement, Sidi leur concède des Kel Oulli et des territoires respectifs. Ces moyens organiques leur permettent ainsi de créer deux tobol, c'est-à-dire deux nouvelles unités politico-économiques indépendantes du tobol de Sidi et de Kella. En outre, les deux fils : Younès et Ag Marna se marient avec des femmes Taïtoq après une série de combats entre les Taïtoq et les guerriers Kel Rela de Sidi (cf. Benhazera, 1909, p. 110). Grâce à ces alliances, Sidi pense avoir apaisé les tensions internes et

(S) Sur Tine Hinane voir Gast (M.), Témoignages nouveaux sur Tine Hinane, ancêtre légendaire des Touareg Ahaggar, R.O.M.M., 13-14, 1973, pp. 395-400 ; et Camps (G.), L'âge du tombeau de Tin Hinan, ancêtre des Touareg du Hoggar, Zephyrus XXV, 1974, pp. 497-519 qui fait la synthèse de toutes les publications parues à ce jour.

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peut-être espère-t-il assimiler à l'avenir les Taïtoq et la force économique qu'ils représentent avec leurs Kel Oulli. Quant aux Tedjehe Mellet, ils sont si peu nombreux qu'ils ne représentent pas de danger.

5. A la mort de Sidi, les fils de la sœur aînée de Kella revendiquent sa succession en faisant référence aux coutumes touarègues. En régime matrilinéaire cette succession leur revenait de droit. Mais les Kel Rela eurent gain de cause contre ceux-ci, en faisant accepter Younès, puis Ag Marna, comme successeurs de leur père. Si ces derniers ont pu être amenûkal c'est donc grâce au prestige de leur ascendance paternelle qui a joué contre celui des descendants de la sœur aînée de Kella, malgré le pouvoir charismatique de leur ancêtre Tine Hinane. Mais c'est aussi grâce au calcul politique des Kel Rela qui disposaient, après Younès et Ag Marna, des six filles de Kella et de leurs descendants mâles et femelles.

6. Ag Marna devenu impotent et centenaire (vers 1860), les Ahaggar décident de nommer provisoirement un amenûkal pour le remplacer. Nouvelles tensions. Les Taïtoq veulent faire élire le fils d'Ag Marna, Mokhammed, dont la mère est Taïtoq. Dans ce cas la patrilinéarité de Salah aurait été respectée mais c'eut été la tausit des Taïtoq qui aurait assimilé le tobol des Kel Rela. Les Kel Rela arrivent cependant à faire prévaloir l'héritage du commandement au niveau des héritiers des filles de Kella, donc en matrilignée. Et suivant cette règle le fils aîné de la fille aînée de Kella devait être le premier héritier de droit. Cet homme existait bien ; il avait â la fois l'estime des guerriers et les capacités d'un chef. Mais s'il l'a finalement emporté sur son concurrent c'est, semble-t-il, surtout à cause de son prestige religieux, car il était aussi fils d'un marabout afaris (plur. iforas) et avait été à la Mecque (voir Duveyrier, 1864, p. 369). Hadj Ahmed (prononcé Khadj Akhmed en Ahaggar) est donc nommé amenûkal par les guerriers Kel Rela et tous les amgar des Kel Oulli ressortissant de ce tobol, lesquels représentaient une masse d'électeurs plus importante que celle que pouvaient opposer les Taïtoq et leurs Kel Oulli.

Un marabout vient spécialement de Tombouctou pour consacrer religieusement le nouveau chef (cf. Duveyrier, ibid., p. 369). Ce qui prouve le poids de la religion au niveau de cette fonction, et de l'attention accordée â la personnalité du chef Ahaggar par les religieux influents dans les grands métropoles commerçantes comme Tombouctou.

Les Taïtoq, furieux de n'avoir pu faire prévaloir leur prétendant, déclarent la guerre aux Kel Rela. Après une période de razzias successives la paix est acceptée de part et d'autre ; le chef des Taïtoq décède et c'est Mokhammed ag Marna qui lui succède.

Depuis cette date, les Taïtoq n'interviennent plus dans les successions des Kel Rela et comme eux, appliquent les règles matrilinéaires dans l'héritage du droit au commandement, à partir cependant du matrilignage de Mokhammed ag Marna. Cest le fils aîné de la tante maternelle de Mokhammed ag Marna qui succède â son oncle.

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Le nom du patrilignage de Salah et Sidi est oublié. Les Kel Rela qui devaient être très peu nombreux au XVIIe siècle apparaissent tout à coup â la fin du XVIIIe siècle comme une force nouvelle, nombreuse et présente partout.

Nous allons expliquer par quel processus cette tausit est devenue si vite puissante.

L'ASCENSION DES KEL RELA

La force des Kel Rela est due à la conjonction de trois circonstances dont ils ont su exploiter à fond les avantages :

1) Le mariage de Kella et Sidi, première alliance, semble-t-il, de leur tausit avec le lignage détenant effectivement le pouvoir.

2) L'ascendance de Kella la reliant â Tine Hinane, personnage à la fois historique et mythique.

3) La naissance de trois garçons et six filles de l'union de Kella avec Sidi. S'ajoute à ces conditions aussi, le fait que le prestige des Kel Rela semble

ancien en Ahaggar et qu'ils ont autorité sur la plus grande partie des Kel Oulli (sans que l'on puisse préciser si cette autorité est antérieure ou postérieure à l'union de Sidi et de Kella).

Symbole expressif du monde touareg et de ses traditions, la force charismatique de Tine Hinane l'a emporté sur celle des religieux musulmans auprès des Kel Ahaggar. La revendication de l'ascendance de Tine Hinane par les Kel Rela est une singulière réussite devant leurs concurrents. La plupart des tausit suzeraines du Niger disent aussi descendre d'une femme du même nom. Les Taïtoq, les Tedjehe Mellet, les Kel Ahamellen et aussi les Iboglanes, les Inembas, les Ikerremoïènes, trois tausit venues renforcer les Kel Rela, auraient pu prétendre elles aussi descendre de Tine Hinane. Nul ne sait comment et pourquoi, par quel chaînon historique ou légendaire, les Kel Rela ont pu faire prévaloir leur assertion. On peut cependant supposer que le remarquable tombeau d'Abalessa, admis comme celui de Tine Hinane (et dont on a exhumé un squelette de femme en 1926) fut la preuve présentée au XVIIIe siècle par Kella et son lignage, malgré les treize siècles qui séparent les deux femmes (cf. 5 supra).

Si l'on se réfère aux généalogies conservées dans les traditions orales, on constate qu'au départ de l'union de Kella et Sidi, sont véritablement Kel Rela : leurs enfants, ceux de leurs filles et des filles de leurs filles, et ainsi de suite. Les Kel Rela seraient-ils un matrilignage ? Quant aux maris des filles -et des filles des filles de Kella, ils sont pour la plupart issus de trois tausit : Iboglanes, Inembas, Ikerremoïènes. D'autres sont

issus' aussi des Iforas, Tedjehe Mellet, Taïtoq. Lors d'une

deuxième époque qui correspond à la période coloniale, apparaissent comme conjoints des Chaânba (traditionnellement ennemis des Kel Rela), quelques vassaux (Isseqqamarènes, Kel Ahnet, Kel Aïr, Ibottenatènes, Adjouh-n-Tahlé, Iregguenatè- nes) et des religieux autres que les Iforas.

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Durant l'époque coloniale le souvenir de l'origine des alliés s'estompe de plus en plus. On oublie souvent l'ascendance du père pour ne garder que celle de la mère Kel Rela.

La mémoire généalogique sélectionne donc l'ascendance Kel Rela au détriment de celle des pères alliés. Cependant dans ce "matrilignage" l'on s'attendrait à voir rejeter les produits des unions d'hommes Kel Rela avec des femmes d'autres tausit, d'autres classes ou même avec des esclaves noires. // n'en est rien. Les enfants de femmes noires, esclaves ou libres, comme ceux des femmes Kel Oulli ou autres, revendiquent l'appartenance aux Kel Rela lorsque leur père est Kel Rela. Bien qu'on fasse mine de dédaigner ces individus issus de mariages mixtes, ces derniers sont socialement et psychologiquement tout à fait intégrés et peuvent prétendre à n'importe quelle union s'ils répondent aux critères de valeurs physiques, morales et sociales traditionnelles du groupe : courage au combat, fierté et arrogance, culte de sa classe et de sa noblesse, indifférence à toute rentabilité économique, etc. qui font que l'on peut dire d'un individu : "c'est un vrai amahag ! ".

Qui sont les Inembas, les Iboglanes et les Ikerremoïènes ? Les deux premiers groupes sont issus de l'ancienne communauté de tous les Touaregs de l'Ahaggar désignée sous le nom de Kel Ehan Mellen (les gens à tentes blanches) par opposition à ceux du Soudan appelés Isettâfriîn (les gens à tente noire). Deux segments lignagers des Kel Ehan Mellen (ou Kel Ahamellen) : les Tedjéhé-n- Essakal (la descendance des sœurs d'Essakal) conduit par Essakal, et les Tedjéhé- n-Egali, deviennent tour à tour les Iboglanes et les Inembas sans que l'on sache comment et pourquoi ces derniers noms leur ont été donnés (6).

Les Ikerremoïènes, quant à eux, sont issus des Kel Gress du Soudan (cf. Benhazera, 1908, p. 90).

Il y eut très tôt semble-t-il une affinité entre ces trois groupes et les Kel Rela, favorisant leur assimilation aux Kel Rela, c'est-à-dire au pouvoir. A tel point qu'aujourd'hui un homme ou une femme peut connaître encore sa filiation paternelle ou maternelle, Inemba, Iboglane ou Ikerremoïène tout en se réclamant des Kel Rela. Un homme peut dire : "je suis Inemba par ma mère et Kel Rela par mon père, je suis Kel Rela"', ou bien : "je suis Afaris par mon père, Iboglane par ma mère, je suis Kel Rela". Car il n'existe plus de groupe constitué qui porte désormais ces noms. La mémoire collective n'a retenu que les chaînons généalogiques à travers les Kel Rela. Ceci s'explique très bien par la "personnalité morale" que formait le groupe Kel Rela avec sa capacité à exercer le droit au commandement et aussi le droit d'exploiter des Kel Oulli. Les groupes Inembas, Iboglanes et Ikerremoïènes ne revendiquant pas d'unité indépendante comme les Taïtoq, et ne disposant pas de Kel Oulli, se sont totalement fondus dans les Kel Rela. Cette assimilation a été favorisée par l'existence des six filles de Kella qui ont engendré à leur tour 1 5 prétendants au pouvoir et 8 filles à la troisième génération.

(6) Remarquons en passant que les fondateurs de ces deux groupes sont des hommes, mais que chacun d'entre eux est appelé "descendance des sœurs de ..." suivant une expression très courante dans la terminologie de parenté touarègue.

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II est certain que si Kella n'avait eu qu'une ou deux filles, la tension autour du pouvoir aurait été plus forte et l'assimilation de petits groupes comme les Inembas, les Iboglanes et les Ikerremoïènes aurait été moins rapide.

En résumé, les Kel Rela qui, à l'origine, nous apparaissent un groupe de filiation sont de fait un groupe d'affiliation obtenu par assimilation d'autres groupes soit en totalité, soit en pratiquant des alliances exogames à tous les niveaux sociaux.

ANALYSE DU JEU DES ALLIANCES CHEZ LES KEL RELA

La totalité des mariages que nous avons pu recenser d'une façon précise sur sept à huit générations depuis Sidi et Kella, s'élève à 243 unions, décomposées en 125 unions internes et 118 alliances exogames. *

En réalité les 125 unions appelées ici "internes" comportent une bonne partie de conjoints issus des trois groupes cités ci-dessus (Iboglanes, Inembas, Ikkeremoïènes) mais qui n'ont pu être identifiés comme tels, faute d'informations précises et pour les raisons citées plus haut. Le terme "endogame" serait donc ici tout à fait relatif. Ceci va cependant nous permettre de tirer des conclusions sur l'orientation générale dans le choix des conjoints.

Mariages internes (les % sont calculés sur les 125 unions) cousines parallèles : Fe Sr Me 11

Fe Sr Me Me 2

Filles des sœurs des mères(uletma) 15 ) 28 S0lt 22'4 %

(sur plusieurs générations variables suivant le cas)

Fe Fr Pe 5 Fe Fr Pe Pe J_

6 Total général : 34 soit 27,2 %

cousines croisées _ o „ , (tababaht) Fe Sr Pe l

Fe Fr Me _4 5 soit 4 %

Autres mariages (issus des deux lignées) : 86 soit 68,8 %

Commentaires. Ces quelques chiffres appellent les remarques suivantes : On est quelque

peu surpris du petit nombre de mariages avec la Fe Fr Me dans un régime où le neveu hérite des droits de son oncle maternel, de son épée et reçoit une paire

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de sandales quand la fille du frère de sa mère se marie avec un autre ; d'autant que le neveu entretient des relations à plaisanterie avec la fille du frère de sa mère ainsi qu'avec celle de la sœur de son père.

En revanche, l'observation des chiffres concernant les unions avec les filles des "mères'* est significative de la stratégie matrimoniale appliquée ici. Le pouvoir et la jouissance des biens collectifs (Kel Oulli) étant transmis par les femmes de la matrilignagée ce sont elles qui représentent le maximum de garanties pour l'accès à ces avantages.

Cependant, si l'on décompte les détenteurs du tobol hommes et femmes (c'est-à-dire issus de la matrilignée de Kella) et la qualité de leurs unions, sur l'ensemble des alliances, nous relevons les chiffres suivants : hommes héritiers

du tobol

A " =

femmes dépourvues de tobol

O

hommes sans tobol femmes héritières du tobol

A

hommes pourvus du tobol

A

O

femmes héritières du tobol

O

nombre d'unions

dont 25 étrangères à la tausit soit 1 6 % de la totalité des mariages (243) dont 10 % étrangères

dont 20 étrangers à la tausit soit 1 6 % de la totalité des mariages dont 8,23 % avec étrangers (plus de la moitié)

(soit 1 6,8 % des mariages endogames ou 8,6 % de la totalité des mariages)

Le cercle pourvu d'une croix désigne les individus héritiers du droit au commandement.

Totaux : 39 + 37 + 21 =97 40 % de la totalité (243) des mariages.

Commentaire La recherche des héritiers du pouvoir à l'égard des héritières de ce même

pouvoir n'apparaît pas dominer les relations matrimoniales. Car l'on constate 1 6 % des mariages d'hommes pourvus du tobol avec des femmes qui n'en sont pas héritières ; et vice-versa, 1 6 % de femmes pourvues de tobol qui consentent à se marier avec des hommes qui en sont dépourvus, dont de part et d'autre, 10 et 8,23 % d'unions avec des gens tout â fait étrangers au clan.

Il ne reste que 8,6 % de mariages entre conjoints issus du lignage de Kella, ce qui nous paraît être une très modeste proportion.

Ce manque de tension autour de la concentration des unions dans le matrilignage en relation avec la grande ouverture de la tausit vers l'exogamie est conséquente du système d'exploitation des Kel Oulli et des rezzous. Toute augmentation du groupe suzerain en nombre et en force d'agressivité, permet de plus grandes razzias, têtes d'animaux confiées aux Kel Oulli, qui en retournent le surplus aux suzerains.

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Mariages exogames (sur 118 unions)

Iforas (religieux) Taïtoq Tedjehe Mellet Chaânba Ait Loaiènes Noires Divers indéterminés

23 9 5

14 8

10 36 13

soit 19,5 % 7,62 % 4,23 %

11,8 % 6,77 % 8,47 %

30,5 %

Si l'on associe le nombre de mariages avec des Ait Loaiènes et ceux d'autres Kel Oulli (dont 11 parmi les divers) on obtient 19 unions, soit 16,1 % du total des mariages exogames, contractés entre suzerains et tributaires.

Dans ces unions l'on remarque le nombre important d'Iforas qui sont des religieux imoûhar d'origine variée, les uns se réclamant de FAdrar des Iforas, les autres de Temassinine près de Zaoulat el Kahla (ex Fort-Flatters) où se trouve le tombeau de Sidi-Moussa (un de leurs saints patrons) (cf. Lhote, 1955, pp. 197- 198 ; Duveyrier 1864, pp. 332-333).

Les Iforas qui, en Ahaggar, jouissent d'une très grande liberté en tant que religieux, ont semble-t-il tenté tout au long du XIXe siècle, de s'immiscer dans les structures du pouvoir des Kel Rela. On a vu que la réussite de Hadj Ahmed, de père Iforas, a dépendu de son titre de marabout ; mais il a été le seul chef de ce type. Cependant, leur tentative d'associer leur prestige religieux au matrilignage de Kella a échoué.

Les Taïtoq présents dans l' Ahaggar jusqu'en 1917, ont été exclus de leurs territoires après cette date, en raison de leur participation à la révolte sénoussite. Leurs rapports avec les Kel Ahaggar ont été alors quasiment rompus.

Les Chaânba qui avaient combattu constamment les Kel Ahaggar se retrouvaient après 1 902 du côté des vainqueurs dans les troupes françaises. Leurs unions apparaissent après 1910-1915.

Tous ces groupes se manifestent comme "preneurs de femmes", ainsi que la plus grande partie des "divers" (hormis les 1 1 unions avec des femmes Kel Oulli).

En revanche, les mariages avec les Kel Oulli sont presque tous contractés entre des hommes Kel Rela et des femmes Kel Oulli. Leurs enfants sont considérés comme Kel Rela.

Il en va de même pour les mariages avec les Noires qui sont tous pratiqués entre des Kel Rela et des femmes noires. Les produits de ces unions sont considérés comme Kel Rela.

*

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Sur un fond de traditions matrilinéaires, les caractères évolutifs, apparemment transitoires qu'accusent les Kel Rela, sont significatifs de l'influence qu'ils ont reçue de groupes patrilinéaires d'origine islamique ; ceci au niveau de la formation du groupe de fonction considéré ici.

Au niveau des règles de succession, le prestige religieux a été quelquefois, sinon prépondérant, du moins un élément aussi important que celui de la filiation.

Si l'on accepte la proposition de L. Dumont au sujet de la traduction du mot descent (1971, p. 52) nous ne pourrons appliquer le terme de double descent, c'est-à-dire de double filiation, au groupe suzerain des Kel Ahaggar, mais plutôt celui de double affiliation qui joue régulièrement dans le sens du renfort du groupe de fonction. Car, comment appeler cette extraordinaire flexibilité des règles qui permet de reconnaître membre du groupe aussi bien le fils d'un étranger (quel que soit son rang ou son origine) et d'une Kel Rela, et le fils d'une esclave, pourvu que son père soit Kel Rela ?

Nous constatons donc que le groupe des Kel Rela est issu du schéma d'alliances ci-dessous :

A © Membres du matrihgnage à commandement

n n r-\

Membres du groupe de fonction Kel Rela

La filiation demeure l'axe principal du pouvoir qui maîtrise les rapports de production et peut à tout moment moduler l'accès aux biens en faveur des membres nouveaux du groupe de fonction, dont elle est en quelque sorte l'âme (cf. Godelier, 1975).

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Ces membres nouveaux sont issus, soit d'alliances de femmes Kel Rela avec des étrangers (ce qui est conforme à la matrilinéarité), soit aussi d'alliances des membres masculins Kel Rela avec des étrangères. Mais encore, les individus, hommes ou femmes, issus d'alliances étrangères en patri ou matrilignée avec des membres du groupe de fonction, et situés hors du matrilignage, sont admis eux aussi dans le groupe. Comme l'accès aux biens collectifs, c'est-à-dire à l'exploitation du surplus des Kel Oulli, est transmis essentiellement en matrilignée, ce système d'assimilation produit des segments lignagers qui sont exclus de ces profits. Cest la raison pour laquelle Vamenïïkal procède de temps à autre à des redistributions à la demande des intéressés : les Kel Oulli qui s'estiment peu défendus par leur suzerain (le maître de la temazlaït (7) devenu trop faible : vieillesse,, diminution des membres mâles dans le matrilignage ou extinction des héritiers), peuvent solliciter avec l'accord de Yamenûkal, un nouveau suzerain plus dynamique auquel ils serviront des subsistances permanentes, assurant sa survie économique et matérielle. Le dernier cas connu de ce genre est celui des Inembas en la personne d'Amayas, auquel Moussa ag Amastane a donné en temazlaït les Ait Loaiènes. C'est la raison pour laquelle ces Ait Loaiènes ont marqué leurs dromadaires du feu des Inembas, appelé tanembout. Cet héritage collectif étant acquis par Amayas pour tous ses enfants, il a été ensuite transmis en matrilignée.

Cependant, ces redistributions ne sont ni faciles, ni fréquentes. Elles ne peuvent qu'être fortement motivées d'un côté par l'existence d'un segment lignager actif ou important en nombre, de l'autre par la disponibilité de biens à exploiter. Les solutions sont alors nombreuses : c'est toujours Yamenûkal qui représente l'ordonnateur et le modérateur de l'accès aux biens.

S'il n'y a plus de Kel Oulli disponibles, il existe des redevances sur des monts concernant les chasses, la cueillette de plantes médicinales qui sont vendues au Soudan, l'exploitation de pâturage ou de graines de cueillette et enfin, depuis la fin du XIXe siècle l'exploitation des jardins. C'est Yamenûkal qui autorisait la mise en culture de tel ou tel secteur géographique inclus dans le territoire d'une tausit quelconque. Ainsi, les Kel Rela pouvaient posséder des jardins dans n'importe quel lieu du territoire, s'ils avaient payé le drain nécessaire à l'arrosage, ainsi que la houe et l'avance alimentaire pour nourrir le quintenier qui acceptait d'y travailler. Bénéficiant de contrats au cinquième, le suzerain se faisait nourrir sur place durant les récoltes, par son quintenier, et emportait comme revenu les 4/5e de la récolte de céréales (blé, orge, mil, sorgho) ainsi que des cadeaux. A la récolte des fruits (dattes, pêches, raisins) il venait encore se faire nourrir gratuitement aux frais du quintenier (cf. Gast, 1968, p. 303).

Les suzerains les moins entreprenants, se déclarant "pauvres" (tilaqqiwiri) avaient encore d'autres ressources : — réclamer à Yamenûkal la cession de sa redevance sur quelques jardins (il recevait le produit d'un carré de céréales par jardin ou nouba, unité d'arrosage) - procéder régulièrement chaque année à des quêtes alimentaires ou teboûhak dans toutes les tausit de Kel Oulli, qui ainsi

(7) Sur la temazlaït cf. Keenan(J.), ci-dessous et de Foucauld (1951-52), t. IV, p. 1 965 ; Nicolaisen(J.), 1963, p. 403-404 ; Gast (M.), 1972; Bourgeot (A.), 1972, p. 535.

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nourrissaient finalement Yameriûkal, leur suzerain "secondaire" maître de la temazlàït et tous les autres suzerains qui ne manquaient pas de venir quémander ou d'envoyer leurs émissaires pourvus de sacs vides et de récipients pour recevoir les offrandes de céréales et de beurre. Les religieux, en marge du pouvoir et du système d'alliance, procédaient aux mêmes quêtes, d'une façon plus abusive, en se faisant nourrir toute l'année de campement en campement. C'était le prix de la baraka qu'ils étaient censé offrir par leur présence et des prières qu'ils présidaient en assurant, très rarement, une formation religieuse à leurs hôtes. Les amulettes qu'ils délivraient étaient payées en sus des cadeaux qu'ils recevaient.

Ainsi, à un système d'alliances bilatérales assimilant tous les individus issus de ces alliances, correspondait un ensemble de solutions permettant à tous de survivre, plus ou moins bien certes, mais sans tension grave qui puisse faire éclater le système, les Kel Oulli étant la source nourricière ; c'est la raison pour laquelle on les appelle encore tameksit c'est-à-dire : la nourriture.

Mais le pouvoir restait aux mains des héritiers en ligne utérine qui devaient cependant le défendre constamment contre les nombreuses déviations possibles, ou les menaces de l'extérieur.

Dans ce système économique les contraintes écologiques et démographiques étaient telles qu'un équilibre économique interne fourni essentiellement par le pastoralisme et l'agriculture était impossible à réaliser. Malgré l'échange généralisé (qui pouvait aussi se manifester des suzerains vers les Kel Oulli), le complément le plus sérieux, compensateur des déperditions permanentes du système, était celui des rezzous. Les rapines à longue distance sur des étrangers au tobol avaient un avantage : soit d'inclure comme tributaires les tausit pillées, soit de leur ravir une partie de leurs biens ou de leur force de travail (esclaves) sans retour. Profitant de l'immensité de leurs territoires et de la morphologie de son massif central apparemment inexpugnable, les Kel Ahaggar ont été craints et respectés très longtemps comme guerriers et comme groupe organisé, alors qu'en réalité ils étaient très peu nombreux et vulnérables aux attaques menées sur leur propre territoire (ce fut la révélation de la bataille de Tit en 1902).

Cependant, dès que les Français intervenaient en tant qu'autorité coloniale dans ce système laissé apparemment intact, cette société cessa de se reproduire. Les sédentaires cultivateurs, les militaires et l'administration, allaient se développer très rapidement et devenir de plus en plus indépendants du pouvoir traditionnel et de ses structures. L'époque coloniale engendrait une société nouvelle avec le glissement progressif des fonctions d'autorité politique, économique et sociale, vers un centre de décision extérieure au pays et sur lequel les Kel Ahaggar n'avaient aucune prise réelle.

* * *

L'examen du système d'alliance et de filiation nous a permis d'abord d'appréhender chez les Kel Rela les caractéristiques de leur tausit : c'est un

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groupe d'affiliation obtenu par absorption de groupes de filiation d'une part et d'individus isolés d'autre part, et ce grâce à la pratique d'une exogamie qui renforçait constamment leur puissance.

C'est aussi un groupe organique qui comprend non seulement tous les membres héritiers du droit au commandement, mais aussi tous les consanguins issus des alliances en patri ou en matrilignée. C'est dire que le psychisme du groupe et son esprit l'emporte sur la nature des alliances. Ici la notion d'incorporation évoquée par Ed. Leach serait plus adéquate que celle de corporate group.

Peut-on qualifier les Kel Rela de bilinéaires ? Si l'on se réfère aux définitions des sociétés bilinéaires admises aujourd'hui,

nous ne pouvons leur appliquer cet Êpithète. "On ne peut parler de système bilinéaire qu'en présence de deux types de groupes de filiation. Il doit donc exister des groupes de filiation de l'un et l'autre type clairement identifiables" (R. Fox, 1972, p. 131).

Bien qu'un fils d'Afaris et d'une Kel Rela se dise Afaris (plur. Iforas) dans la parentèle de son père, et Kel Rela dans celle de sa mère, s'il vit au milieu des Kel Rela, il ne perpétuera pas le lignage de son père. Aucun patrilignage n'apparaît clairement défini chez les Kel Rela, bien qu'on se souvienne plus ou moins des origines paternelles des individus étrangers (sur deux ou trois générations seulement).

Les Kel Rela se définissent donc comme un groupe à la limite de la bilinéarité sans être véritablement bilinéaire. On peut tout au moins relever une bi- latéralitê récurrente et occasionnelle.

On retrouve la distorsion entre le système social et la - nomenclature de parenté déjà signalée par Murphy (1967) et soulignée ci-dessus par A. Bourgeot dans l'analyse des termes de parenté. Il est certain que l'influence arabo-islamique est ancienne et date probablement de l'époque de la conversion des Kel Ahaggar à l'islamisme, c'est-à-dire entre le Xe et le XIIe siècle au plus tard. Mais plus que cette conversion, c'est le partage du pouvoir avec des religieux musulmans étrangers à leur ethnie qui les a transformés. Il en résulte en enchevêtrement d'accommodations, tant au niveau du vocabulaire qu'à celui du système socio- économique.

Cette première exploration concerne le groupe des Kel Rela mais ses enseignements ne sont certainement pas applicables en totalité aux autres tausit Kel Oulli qui, contrairement à leurs suzerains, semblent avoir pratiqué une endogamie justifiée par des raisons économiques précises (cf. J. Keenan, 1970, à propos des Dag Rali).

Marceau GAST LAPEMO

Aix-en-Provence

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Résumé L'histoire des Kel Rela, groupe de commandement des Kel Ahaggar

est analysée ici, ainsi que la nature de leurs alliances matrimoniales dans leurs généalogies, depuis leur ancêtre héritier du pouvoir : Kella. Leur prise de pouvoir est consécutive à l'expulsion, au Tassili n'Ajjer, d'un lignage de religieux d'origine étrangère (les Imenânes) qui commandait l'Ajjer et l' Ahaggar jusqu'à la moitié du XVIIe siècle. Pour garder leur filiation religieuse musulmane et contrôler en même temps les rapports de production, les Imenânes devaient avoir une structure sinon à double filiation unilinear re, tout au moins patrilinéaire.

L'examen rapide des alliances matrimoniales des Kel Rela fait apparaître une stratégie absorbant tout aussi bien les produits des unions avec des étrangers en patrilinéarité qu'en matrilinéarité. On a ainsi une lignée d'utérins à commandement dans un groupe d'affiliation avec une répartition complexe, mais très souple et perfectible, des revenus économiques. Le chef suprême ou amenukal qui est chargé de faire respecter les règles traditionnelles, a toute liberté de les accommoder pour maintenir l'équilibre et la cohésion économique et politique de son groupe de fonction.

Abstract The history of the Kel Rela, a commanding group of the Kel

Ahaggar, is analyzed in this article, as well as the nature of their matrimonial alliances, as seen through their genealogies since the founding ancestor of the matrilineage, Kella.

Their rise to power followed the expulsion, in the Tassili n'Ajjer, of a religious lineage of foreign origin (the Imenânes) who held sway over the Ajjer and the Ahaggar until the middle of the XVIIth. century. In order to maintain its muslim religious descent and simultaneously control relations of production, the Imenânes was organized, if not in terms of double unilinear descent, at least of patrilinear descent.

A rapid survey of the matrimonial alliances among the Kel Rela clearly reveals a strategy that tends to absorb the offsprings of patrilineal as well as matrilineal unions with outsiders. The Kel Rela thus form a chiefly uterine pine of descendants within a group of affiliation that has a complex but highly flexible and perfectible system of distribution of economic ressources. The supreme chief or amenukal, whose role is to ensure that the traditional rules are respected, mays thus manipulate them at will to maintain the equilibrium as well as the political and economic cohesion of his own group.