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1 Fondation Simone et Cino del Duca 10 rue Alfred de Vigny, 75008 Paris Colloque sur L’enseignement philosophique et les sciences : nouvelles perspectives Paris, 13 novembre 2013

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Fondation Simone et Cino del Duca

10 rue Alfred de Vigny, 75008 Paris

Colloque sur

L’enseignement philosophique et les sciences :

nouvelles perspectives

Paris, 13 novembre 2013

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Comité d’organisation

Christian Amatore, Membre de l’Académie des sciences

(Délégation à l’éducation et à la formation)

Claude Debru, Membre de l’Académie des sciences

(Comité d’histoire des sciences et d’épistémologie)

Etienne Ghys, Membre de l’Académie des sciences

(Comité sur l’enseignement des sciences)

Paul Mathias, Inspecteur général de l'Education nationale

(Doyen de philosophie)

Alain-Jacques Valleron, Membre de l’Académie des sciences

(Délégation à l’information scientifique et à la communication)

INTRODUCTION

Le Colloque a pour buts de faire le point sur les expériences de coopération entre philosophes et scientifiques au lycée, recommandées par un précédent colloque le 9 mai 2012, et de soutenir l’élargissement de cette coopération aux domaines de l’informatique et des sciences économiques et sociales.

Il envisage aussi bien les aspects cognitifs fondamentaux de l’interface entre sciences et philosophie au lycée que les aspects sociétaux mis en jeu dans ces nouveaux domaines d’enseignement.

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PROGRAMME

9 h : Accueil

9 h 45 : Ouverture du Colloque par Jean-François Bach, Secrétaire Perpétuel de l’Académie des sciences

10 h : Claude Debru, Paul Mathias : Introduction

10 h 15 : Philippe Aigrain (informaticien, directeur de Sopinspace) : Les diverses figures d’un enseignement possible de l’informatique.

10 h 45 Discussion

11 h : Marc Montoussé (Doyen de l’Inspection générale des sciences économiques et sociales), Marc Pelletier (Inspecteur général des sciences économiques et sociales) et Joël Jung (Inspecteur d’Académie, Inspecteur pédagogique régional de philosophie) : Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards

11 h 35 : Discussion

11 h 45 : Dominique Tyvaert (Inspecteur d’Académie, Inspecteur pédagogique régional de philosophie) : Les ressources de terrain

12 h 15 : Discussion

12 h 30 Pause, déjeuner-buffet

Après-midi

Conférences scientifiques

Présidence Jean-Pierre Kahane (Académie des sciences)

14 h : Gérard Huet (Académie des sciences) : Fondements de l’informatique, à la croisée des mathématiques, de la logique et de la linguistique

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14 h 40 Discussion

14 h 55 Stéphane Grumbach (INRIA) : La révolution numérique

15 h 35 Discussion

16 h Pause-café

16 h 20 Catherine Audard (London School of Economics) : L’économie donne-t-elle à penser ? Remarques sur le débat entre John Rawls et les économistes du bien-être.

17 h Discussion

17 h 15 Conclusion du colloque, par Claude Debru et Paul Mathias

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TABLE!!Jean-François Bach, Secrétaire Perpétuel de l’Académie des sciences : Allocution d’ouverture p. 6

Claude Debru : Introduction 1 p. 8

Paul Mathias : Introduction 2 p. 10

Philippe Aigrain (informaticien, ancien conseiller à la Commission Européenne) : Les diverses figures d’un enseignement possible de l’informatique p. 13

Marc Montoussé (Doyen de l’Inspection générale des sciences économiques et sociales) : Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards 1 p. 17

Marc Pelletier (Inspecteur général des sciences économiques et sociales) : Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards 2 p. 21

Joël Jung (Inspecteur d’Académie, Inspecteur pédagogique régional de philosophie) : Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards 3 p. 26

Dominique Tyvaert (Inspecteur d’Académie, Inspecteur pédagogique régional de philosophie) : Les ressources de terrain p. 29

Gérard Huet (Académie des sciences) : Fondements de l’informatique, à la croisée des mathématiques, de la logique et de la linguistique p. 37

Stéphane Grumbach (INRIA) : La révolution numérique p. 47

Catherine Audard (London School of Economics) : L’économie donne-t-elle à penser ? Remarques sur le débat entre John Rawls et les économistes du bien-être p. 56

Claude Debru : Conclusion 1 p. 66

Paul Mathias : Conclusion 2 p. 67

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Jean-François Bach, Secrétaire Perpétuel de l’Académie des sciences

Allocution d’ouverture

Mesdames, Messieurs,

C’est avec grand plaisir qu’au nom de l’Académie des Sciences nous vous accueillons dans ce bel endroit, pour y traiter d’un sujet important. Ce n’est pas la première fois que vous vous réunissez sur ce sujet, et nous devons remercier les organisateurs Claude Debru et Paul Mathias d’avoir pu organiser cette réunion avec un programme aussi intéressant, aussi important. Ce n’est pas la première fois parce que vous aviez déjà traité de ce problème de la relation entre l’enseignement de la Philosophie et celui des Sciences, mais c’était tourné vers d’autres Sciences que celles qui seront abordée s aujourd’hui principalement c'est-à-dire les Sciences Académiques, l’Informatique et certaines Sciences Humaines et Sociales.

Nous avons un programme tout à fait passionnant. Jje dois dire que c’est un sujet qui nous a interpellé depuis assez longtemps. Alain-Jacques Valleron avait été un des premiers avec Claude Debru à attirer l’attention du Bureau de l’Académie sur ce sujet, avec une certaine nostalgie qu’il exprimait sur ce qu’était l’enseignement de la Philosophie en terminale disons dans son temps - ce qu’était aussi bien alors l’enseignement de la Logique en particulier. Cet enseignement était fait d’une façon qui a évolué. Il se trouve que depuis ce moment-là, les Sciences elles mêmes ont évolué. Elles ont évolué par le progrès des connaissances, cela va de soi. La Science est complètement mondialisée. La Science a plus progressé en cinquante ans sans doute qu’elle ne l’avait fait dans tout le reste de l’histoire. C’est vrai en tout cas dans certaines disciplines, pas dans toutes mais dans beaucoup. Mais il y a aussi une implication de la Science dans la société qui est nouvelle. Elle n’est pas récente parce que quand on regarde par exemple les progrès qui ont eu lieu au moment de Louis Pasteur, de Marcelin Berthelot, le public était très intéressé à la Science, très enthousiaste. Mais depuis il y a eu à la fois l’intérêt mais aussi la peur, la crainte. Vous savez tout ce que l’on entend de la part de minorités. Pourtant une enquête récente montrait que la majorité des Français étaient confiants dans la Science et en attendaient beaucoup. Parce que ces minorités agissantes sont très bruyantes, parfois assourdissantes, il ne faut pas penser pour autant qu’il y a une crise de confiance. Néanmoins, le problème existe. Il est vrai que le progrès scientifique pose certains problèmes, et que la relation entre Science et Société est au cœur de nos préoccupations - cela en tout cas au niveau de l’Académie. Nous avons maintenant un Comité qui était Science et Société au départ, qui est devenu Science Ethique et Société, et qui a pour rôle justement de réfléchir à tous ces problèmes, mais que nous traitons bien au-delà de l’action de ce Comité puisque nous sommes en permanence confrontés à des sujets justement où la Science est parfois mise en question. Nous avons la semaine prochaine une journée entière sur les organismes génétiquement modifiés. On va traiter de façon ouverte ce problème avec des invités, opposants aux OGM, mais en essayant de poser les questions scientifiques à partir des faits scientifiques que l’on connaît, car il y en a beaucoup que l’on connaît, pas tous, mais beaucoup.

Alors la relation entre la Philosophie et les Sciences, dans toutes ses déclinaisons qui sont nombreuses, pose des problèmes que vous êtes là pour traiter mieux que quiconque. Il est certain que les scientifiques souhaitent pouvoir interagir avec les philosophes pour toutes les raisons que je viens d’évoquer. J’y ajouterai un autre élément qui est celui de l’Histoire des Sciences qui est étroitement associé, entremêlé avec des philosophies différentes et ce n’est pas Claude Debru qui me contredira sur ce sujet. Donc nous sommes très attachés à l’Académie des Sciences, à l’Histoire des Sciences, notamment au Comité d’Histoire des Sciences et d’Epistémologie dont s‘occupe Claude Debru. Certaines personnes de l’Académie ici présentent ici en font partie, donc c’est une autre dimension qui est importante. Et puis nous avons un autre souci qui est d’informer aussi les philosophes des

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Sciences et les philosophes en général du progrès scientifique, des connaissances mais aussi de la démarche des applications d’avancée de la recherche fondamentale. Il y a eu beaucoup d’intérêt, chez les philosophes s’intéressant à la philosophie des Sciences, sur l’incertitude de la connaissance scientifique, réelle bien sûr mais qui n’est pas absolue. J’ai toujours plaisir à dire qu’il y a beaucoup de faits scientifiques qui sont quasiment irréversibles. Si vous regardez par exemple une séance commune de l’Académie de Médecine et de l’Académie des Sciences qui a eu lieu avant hier sur la génétique, je ne pense pas que le code génétique, je ne pense pas que les mutations qui donnent les maladies génétiques seront remises en questions. C’est quand même très improbable - je dirai malheureusement improbable. Quand on voit un enfant atteint de mucoviscidose et que l’on connaît la mutation qui est à l’origine de sa maladie, qu’éventuellement dans une maladie génétique on peut remplacer le gène et guérir la maladie, c’est une découverte scientifique et c’est une vraie grande découverte scientifique qui ne sera pas remise en question jusqu’à preuve du contraire. On ne peut jamais prévoir l’imprévisible par définition, mais quand même là, il y a peu de chance. Par contre, pour toute une série d’autres sujets, notamment les théories, nombreuses en physique ou en biologie, là la certitude est remise en question d’une manière tout à fait importante, ce qui est très présent dans nos esprits.

Tels sont les quelques mots que je voulais simplement dire en introduction pour dire tout l’intérêt que l’Académie porte à ce sujet que vous allez traiter aujourd’hui, qui rentre bien sûr dans une réflexion plus générale que nous avons sur l’enseignement des Sciences y compris dans son intégration avec l’enseignement d’autres disciplines. Aujourd’hui il s’agit de philosophie mais à un autre moment il s’agit du français. Nous sommes très attachés à la relation qui peut exister entre l’enseignement des Sciences et l’enseignement de la langue, du français. Donc cela peut être vrai pour d’autres disciplines enseignées dans le primaire et dans le secondaire, on pourrait citer la géographie ou même l’histoire, j’y ai fait allusion tout à l’heure. La place de l’Histoire des Sciences dans l’histoire est un sujet intéressant aussi. Il y en a beaucoup d’autres. On se rend compte de plus en plus que partout la multidisciplinarité est essentielle. On la retrouve dans des sujets qui préoccupent aujourd’hui.

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Claude Debru, Membre de l’Académie des sciences

Introduction 1

Messieurs les Secrétaires perpétuels, Messieurs les Inspecteurs, Chers Confrères et Collègues,

Nous sommes réunis aujourd’hui pour une deuxième session sur l’enseignement philosophique et les sciences, après la première session qui a eu lieu le 9 mai 2012 il y a dix-huit mois. J’endosse entièrement de mon côté la responsabilité et même la culpabilité de cette nouvelle initiative – Paul Mathias ayant accepté de son côté de courir avec moi le risque de ce « remake ». Je remercie pour son soutien l’Académie des sciences et en particulier la Délégation à l’éducation et à la formation dirigée par Christian Amatore. L’engagement constant et de longue durée de l’Académie, au moins depuis Alfred Kastler, en faveur de l’histoire des sciences est bien connu. Je remercie également la Fondation Del Duca pour son accueil toujours magnifique. La Fondation nous présentera ses activités. Je remercie tous les présents pour leur participation à cette réflexion commune sur un projet toujours recommencé, rapprocher l‘enseignement philosophique et les sciences ; l’enseignement philosophique qu’il convient d’ailleurs d’appréhender dans sa cohérence, du Lycée à l’Université ; et les sciences qu’il convient d’appréhender dans leur diversité. C’est un véritable défi – d’où la nécessité d’entretenir la flamme périodiquement – mais c’est aussi un pari raisonnable sur l’intelligence collective et l’ouverture d’esprit de la communauté éducative dans son ensemble, quelles que soient les pesanteurs et les nécessités inhérentes à son fonctionnement.

Les sciences dans leur diversité. Vous avez sous les yeux le document issu du précédent colloque. Ce document a pu être produit grâce à l’aide du Centre d’archives en philosophie, histoire et édition des sciences (le CAPHES), structure commune au CNRS et à l’Ecole normale supérieure, et je remercie Mireille Delbraccio pour cela. Ce document comprend donc, outre un bilan de ce qui a été fait en la matière depuis un certain nombre d’années au Lycée par les enseignants et leurs élèves eux-mêmes, des conférences scientifiques en mathématiques, physique et sciences de la vie et de la terre données par Etienne Ghys, Alain Aspect et Philippe Taquet, que nous devons chaleureusement remercier pour cela, ainsi que Jean-Pierre Kahane pour ses conseils et sa participation.

Aujourd’hui, Paul Mathias et moi avons souhaité élargir le spectre et nous adresser à d’autres sciences également présentes au Lycée, l’informatique et l’économie, et à travers cette dernière les sciences humaines et sociales, sciences dont le statut scientifique est parfois controversé mais qui tendent à se rapprocher des sciences de la nature par nombre d’aspects en particulier méthodologiques. Les aspects scientifiques et pédagogiques de ces disciplines sont certainement très liés. Il est à noter que l’enseignement de l’informatique en France a déjà fait l’objet d’un rapport de l’Académie des sciences en mai 2013 : L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre. Telle est en tout cas également l’intention qui nous anime aujourd’hui : explorer de nouvelles possibilités d’interaction, élargir ces possibilités.

Que s’est-il passé depuis un an et demi, qui puisse alimenter notre projet ? Je souhaite le préciser de mon côté, et Paul Mathias le précisera du sien. Avec Alain-Jacques Valleron, délégué à l’information scientifique et à la communication, nous avons commencé à mettre en place un outil documentaire qui pourra être mis à profit par – du moins l’espère-t-on – de nombreux utilisateurs. Il s’agit d’une section consacrée à l’histoire des sciences et à l’épistémologie à l’intérieur du site internet de l’Académie de sciences, dans la rubrique Ressources pédagogiques. Cette section comprend une partie intitulée Histoire des sciences, une partie intitulée Méthode scientifique, et une partie intitulée Fiches thématiques

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qui est consacrée pour l’instant seulement à l’environnement. Les parties Histoire des sciences et Méthode scientifique comportent elles-mêmes divers chapitres qui permettent de s’orienter dans le site.

Tout ceci est un matériau pédagogique assez varié, qui commence à prendre forme et qui est destiné à s’étoffer, sous la responsabilité d’un comité éditorial de quelques membres. Il s’agit pour l’Académie des sciences, dans le paysage extrêmement riche de l‘histoire des sciences en France, de faire entendre sa voix dans un style à la fois très pointu et très accessible. L’exercice n’est certes pas facile, mais il est utile et même nécessaire, et il sera poursuivi.

Bien entendu il faut ajouter qu’il existe en langue française un corpus extrêmement riche de travaux d’histoire des sciences et d’épistémologie, parmi lesquels de nombreux sont à destination d’un public élargi par rapport au cercle des spécialistes ; qu’il existe plusieurs éditeurs dont c’est un champ d’activité important ; et qu’il existe même des manuels introductifs, par exemple L’histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, textes réunis par Jean-François Braunstein, Vrin 2008, et Philosophie des sciences, textes réunis par Sandra Laugier et Pierre Wagner, Vrin 2004, en deux volumes, Théories, expériences et méthodes d’une part, et Naturalismes et réalismes d’autre part. C’est un effort important qu’il convient de saluer. Les outils existent, il convient de les utiliser et également d’intégrer autant que faire se peut ces idées nouvelles dans les programmes.

Concernant l’aspect institutionnel de ces questions pour l’Académie des sciences, il est souhaitable de préciser que le comité Histoire des sciences et épistémologie de l’Académie peut contribuer à la réflexion pédagogique sur les matières relevant de son propre domaine, étant entendu que la Délégation à l’éducation et à la formation dirigée par Christian Amatore joue un rôle plus synthétique, et c’est d’ailleurs dans le cadre de ses activités que la présente conférence a pu être organisée en coopération avec les autorités ministérielles de tutelle dans le cadre d’un contrat.

Nous sommes bien entendu convaincus de l’utilité de notre entreprise pour le bien collectif. Cependant il n’est pas facile de faire partager cette conviction, de convaincre les sceptiques, et d’aboutir à quelques innovations raisonnables, réalisables et soutenables, comme on dit maintenant, sans prétentions excessives. Les témoignages extraordinairement intéressants de collaboration entre philosophes et scientifiques au niveau du Lycée que nous avons pu recueillir il y a dix-huit mois et qui sont exposés dans le recueil du précédent colloque montrent clairement que cette coopération est réalisable, soutenable et profitable à tous.

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Paul Mathias, Inspecteur général de l’Education nationale, Doyen du Groupe Philosophie

Introduction 2

Depuis notre première rencontre de mai 2012, l’inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) ont été amenées à travailler ensemble ou séparément sur le thème de l’enseignement des sciences et de la culture scientifique.

Au cœur de l’IGEN, plusieurs groupes disciplinaires se sont associés pour tenter de dessiner les contours d’une culture humaniste contemporaine, évidemment inspirée de l’humanisme classique, mais soucieuse, également, de prendre toute la mesure des conséquences que la réorganisation contemporaine du monde des savoirs peut avoir sur leur enseignement et leur diffusion. L’enveloppement numérique de notre monde ne signifie en effet pas seulement que nous disposons d’outils nouveaux pour construire et transmettre nos connaissances. Il constitue un entrelacs de normes scientifiques, techniques, économiques et sociales qui conditionne la façon dont les connaissances progressent au cœur de communautés sociales mouvantes – sur le plan académique ou, plus généralement, économiques et politiques – que contraignent de moins en moins les frontières, les barrières linguistiques, la diversité des origines et des destins personnels.

Par ailleurs, les inspections, tantôt indépendamment l’une de l’autre, tantôt ensemble, ont mené diverses enquêtes à travers le territoire national pour décrire et évaluer la façon dont les sciences, d’une part, une culture scientifique et technique, d’autre part, sont diffusées à l’intérieur des murs de l’école. Elles ont ainsi pu relever un certain « caractère hybride » des enseignements dispensés, à l’origine de leur évolution et de leurs réussites, mais aussi repérer certaines difficultés rencontrées par l’école dans la consolidation des programmes et dans la maîtrise des vecteurs de diffusion d’une telle culture.

Un « caractère hybride »

Par « caractère hybride », il faut entendre que l’enseignement des sciences est de plus en plus clairement conçu comme pluriel, et qu’il ressortit véritablement à une culture et non pas, simplement, à une accumulation ou à un amalgame de connaissances et de compétences étroitement déterminées par une dimension technique. Effectivement, dans son rapport intitulé La Diffusion de la culture scientifique : bilan et perspectives1, l’IGAENR a pu souligner le lien étroit existant entre la science et la technologie, d’une part, les débats sociaux et l’exercice de la citoyenneté, d’autre part. La « culture scientifique » est véritablement une culture engageant non seulement des savoirs finis, mais, dans le même temps, la façon dont chacun est susceptible de se représenter et de comprendre, sinon tous, du moins, un grand nombre de problèmes contemporains – liés, par exemple, à l’essor des technologies et à l’utilisation des ressources énergétiques (fossiles ou renouvelables), à l’emprise des sciences et des techniques sur le corps (substitutabilité des organes, procréation assistée), etc. C’est pourquoi la diffusion de la culture scientifique n’est pas seulement une question scolaire ; et c’est pourquoi, aussi, cette diffusion est étroitement liée à la capacité que doit avoir l’école d’agir en sa faveur, le développement simultané des capacités scientifiques et de leur représentation compréhensive devenant une finalité primordiale des apprentissages scolaires.

Quelques difficultés """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""1" Disponible" en" ligne" à" l’adresse":" http://cache.media.enseignementsupCrecherche.gouv.fr/file/2012/59/5/"

2012C014_CST_213595.pdf"(à"la"date"de"publication)."

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Il existe toutefois des obstacles à l’accomplissement d’une telle tâche. Une approche étroitement technicienne et fondamentalement quantitativiste de la formation des enseignants et de l’évaluation des élèves semble en être un aspect important. On peut s’interroger sur l’organisation, par exemple, des concours d’entrée aux grandes écoles scientifiques, d’où une authentique culture scientifique paraît absente – comme des concours d’entrée aux grandes écoles littéraires, du reste – et où les disciplines littéraires sont, pour ainsi dire, artificiellement juxtaposées aux disciplines scientifiques. Sans doute, de fait, les objets des sciences dites « dures » ne touchent-ils pas directement à nombre de ceux des sciences dites « humaines » ; sans doute, également, est-il indispensable que des préoccupations strictement « littéraires » ou « philosophiques » viennent doubler des préoccupations strictement « scientifiques ». Pour autant, d’une manière plus générale, la structuration de l’enseignement secondaire, avec des voies tout à fait hétéronomes – notamment les voies L et S, la voie ES s’attachant à réaliser une manière de synthèse des deux premières – apparaît comme symptomatique d’une approche plutôt « technicienne » que « culturelle » des sciences et de leurs relations aux humanités. En amont des concours, il y a largement la place pour une histoire des sciences, conceptuelle ou sociale, pour une épistémologie et pour un apprentissage des logiques de la découverte scientifique.

C’est pourquoi, parmi les préconisations de l’IGAENR, on peut relever celle d’une réflexion – de longue haleine – sur une possible réorganisation de la formation assumée par les institutions chargées de l’enseignement des sciences, le terme de « formation » désignant tout autant les parcours scolaires et universitaires des élèves et des étudiants que ceux qui s’adressent aux professeurs et qui peuvent les concerner tout au long de l’exercice de leurs activités d’enseignement.

Une démarche d’investigation

Cependant, une réflexion sur les structures générales de l’enseignement scolaire n’est pas l’α et l’ω du rapport des sciences et des technologies à la culture qu’elles déterminent. En atteste, d’ailleurs, le rapport des inspections générales sur Le Plan en faveur des sciences et des technologies2 – plan engagé dès janvier 2011 et qui a touché tous les niveaux de l’école, du primaire au lycée, sans omettre la formation des maîtres et des professeurs. Le but de ce « plan sciences » était en effet de prévenir l’innumérisme, d’une part, de développer le goût pour les sciences et les technologies, d’autre part, et d’encourager, enfin, les carrières scientifiques et celles qui sont liées à la recherche, tout en réduisant l’écart existant, en ce domaine, entre filles et garçons. Le projet initial du « plan sciences » était celui d’une « revalorisation du savoir scientifique », qui ne passe pas simplement par la consolidation des techniques scientifiques, même si elle y est adossée, mais aussi et, peut-être, surtout, par un « fort investissement sur la culture générale » dans laquelle pourraient se sublimer les savoirs scientifiques.

Aux compétences scientifiques se joint donc l’impératif d’une mise en relief de la démarche expérimentale en tant que telle, comme tournure d’esprit excédant les champs offerts par les disciplines scientifiques proprement dites. C’est dans cette optique que les dispositions liées au « plan sciences » invitent à introduire des projets d’études collectifs ou à faire participer les élèves à des activités transdisciplinaires.

Quoique la proportion n’en soit pas encore très importante, de plus ne plus de maîtres enseignent les sciences en mettant en œuvre une méthode d’investigation destinée à favoriser l’autonomie intellectuelle de leurs élèves et une approche critique de leurs propres travaux. Dans le même esprit, le plan invite à favoriser un enseignement intégré des sciences et des technologies pour marquer le continuum intellectuel, sinon économique et

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""2" Le" Rapport' général' 2012" (accessible" à" l’adresse":" http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/"

rapportsCpublics/144000010/0000.pdf)"en"a"rendu"compte."

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social, existant entre le travail des concepts fondamentaux de la science et la transformation des objets de la nature et de l’industrie.

Au total, donc, le « plan sciences » associe explicitement éducation, culture et recherche dans l’apprentissage de la démarche scientifique autant que dans celui des sciences elles-mêmes – dont il est postulé qu’elles sont indissociables de la première. Ainsi le lien est-il fait, non seulement entre théorie et expérience, mais aussi entre observation et interprétation, l’essentiel étant la mise en situation des élèves et, en quelque sorte, leur responsabilisation intellectuelle.

Dans un tel contexte, la philosophie, mais également les sciences économiques et sociales et, dans une certaine mesure, les études historiques, apparaissent comme autant de manières de rétro-éclairage des dispositifs d’enseignement qu’elles pourraient accompagner. Notre journée d’étude ne concerne en effet pas seulement la philosophie, dans son rapport aux sciences et à leur enseignement, mais également les sciences humaines et, plus particulièrement, les sciences économiques et sociales. Autant d’approches ou de regards dont l’intersection constitue, précisément, l’espace commun d’une véritable culture scientifique, garante d’un développement compréhensif et maîtrisé, à l’avenir, des domaines de la recherche, de l’innovation et du progrès.

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!Philippe Aigrain, Directeur de Sopinspace

Quel enseignement de l'informatique et du numérique3 ?

Si les gens ne se rendent pas compte d'à quel point l'informatique est simple, c'est parce qu'ils sous-estiment grandement la complexité de la vie

(détournement d'une citation de John von Neumann qui lui parlait des mathématiques)

Vous savez qu'un débat assez difficile s'est engagé sur l'introduction de nouvelles formes d'enseignement de l'informatique dans l'éducation notamment secondaire. Ce débat porte à la fois sur l'utilité d'un tel enseignement et sur la forme qu'il devrait prendre. Je vais vous proposer quelques idées issues des différentes facettes de mes activités comme informaticien, comme analyste des enjeux du numérique et comme praticien de la culture numérique. Dans un premier temps, je voudrais vous inviter à élargir un peu le champ du débat. L'informatique est certes une discipline, mais c'est aussi une technique de la pensée si répandue et si essentielle que de nombreux philosophes et anthropologues ont estimé qu'elle constituait une mutation de l'identité humaine similaire à celle de l'apparition de l'écriture. Ainsi des travaux de Clarisse Herrenschmidt ou de Bernard Stiegler dont je vous invite à lire le récent article L'avenir numérique de l'Université4. La prédiction d'Ada Lovelace en 18425 sur l'extension des pouvoirs humains permises par la programmation se trouve réalisée, sauf que ce n'est pas seulement la science de l'analyse qui se trouve transformée mais l'ensemble des savoirs et en fait la pensée humaine. Parmi les développements qu'a permis l'informatique, les réseaux informationnels universels (internet pour faire bref) ont fait qu'une part significative de la socialité humaine se déroule aujourd'hui dans l'espace numérique. Les pratiques, les contenus produits et les traces laissées dans l'espace numérique sont toutes aussi réelles que celles des interactions sociales dans l'espace physique, mais elles sont évidemment d'une nature différente. L'enseignement scolaire se trouve donc face à deux défis : comme doter les élèves des capacités à la pensée en information ? Comment les équiper pour leur développement humain dans ce nouvel univers qu'ils ont investi souvent avant le système scolaire.

Anatomie de la pensée en information

La pensée informatique est avant tout pensée de la programmation, pensée du code. Quand j'étais à Berkeley en 1982, j'ai suivi un cours d'Anthony Wassermann qui s'appelait Programming Languages et si je suis capable de résumer 30 ans plus tard ce qu'il essayait de nous transmettre, c'était l'explication de pourquoi il y a un jungle de langages de """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""3Intervention dans le colloque « L'enseignement philosophique et les sciences : Nouvelles perspectives » le 13

novembre 2013, Paris. 4Mediapart, 7 novembre 2013, http://blogs.mediapart.fr/blog/bernard-stiegler/071113/lavenir-numerique-de-

luniversite 5Ada Lovelace, Notes by the translator on the Memoir of Luigi Federico Menabrea « Esquisses de a machine

analytique de Charles Babbage, http://www.fourmilab.ch/babbage/sketch.html.

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programmation, pourquoi tous les efforts de définir un langage de programmation idéal pour tous et tous les usages seront voués à l'échec. Et ce pourquoi, tel que je le vois aujourd'hui, c'est qu'un langage de programmation, c'est un pont entre la pensée humaine consciente et le fonctionnement d'une machine qui est la couche visible de tout un empilement de machines plus ou moins concrètes. Quand on programme on « parle à cette machine », même si certains de ses composants peuvent être à l'autre bout de la planète. Comment donc peut-on y voir un peu clair sur ce que cela veut dire d'acquérir des capacités à la pensée du code ? Gérard Huet vous présentera cet après-midi un tableau des fondements de l'informatique selon le triptyque mathématiques / logique / linguistique. Dans le champ plus spécifique de la programmation, on trouve aussi un triptyque : programmation impérative et procédurale / programmation fonctionnelle / programmation logique. Pour vous donner une idée, la programmation impérative procédurale dit « si truc fais-ci pendant que machin et sinon rien » et permet de rassembler ce type d'instructions dans des procédures que d'autres programmes peuvent appeler. La programmation fonctionnelle définit des calculs comme des successions de réécritures d'un texte qui reviennent à appliquer des fonctions à des données qui peuvent elles-mêmes être des fonctions. La programmation logique définit des des équations logiques et le calcul y prend la forme d'inférences ou de démonstrations. Ces trois modèles sont ceux de trois pères fondateurs (après la prophétesse Ada) : Alan Turing, Alonzo Church et Emil Post6. Des trois modèles majeurs (impératif, fonctionnel et logique), le modèle impératif, celui par lequel un être humain exprime à un ordinateur ce qu'il souhaite qu'il fasse en séquençant dans le temps des actions en fonction de différentes conditions domine très largement la pratique concrète. C'est parfois une grande déception pour les mathématiciens qui reconnaissent mieux leurs billes dans les deux autres, mais il y a à cela des raisons qui tiennent précisément à la question de l'éducation. John von Neumann a défini en 1944-1945 la structure de machine qu'on appelle aujourd'hui les ordinateurs de von Neumann. John von Neumann n'était pas exactement un béotien en mathématiques. Il avait réuni Turing, Church et Post à Princeton et dans le Journal of Symbolic Logic en 1936. Nous lui sommes particulièrement redevables de l'existence de machines concrètes capables d'appliquer des calculs à des programmes considérés comme des données. C'est ce qui rend possible l'aspect « procédural » de la programmation en permettant d'appeler une procédure avec différents paramètres. Cependant, John von Neumann a choisi de promouvoir des modèles de programmation procéduraux7 fondés sur une séparation mentale entre ce qui est programme et ce qui est donnée. Sa motivation est de créer un pont entre les mécanismes de la pensée consciente et ceux de la programmation8. En fait, la programmation impérative rejoint l'expérience de l'enfant découvrant un outil ou une machine, celle qui nous fait observer aujourd'hui des bébés déverrouillant un smartphone et commençant à agir sur ses icônes. La programmation impérative se situe dans la continuité directe d'un apprentissage par rapport auquel la programmation """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""6Des modèles plus exotiques ont émergé de façon très intéressante (algorithmes évolutifs, programmation

moléculaire, programmation par équations exprimant des contraintes synchrones, machine chimique de Gérard Berry, etc.).

7Donald Knuth, a publié en 1970 une analyse du programme que John von Neumann avait écrit pour expliquer comme on programmerait les ordinateurs dont il venait de définir la structure, cf. Von Neumann's first computer program, ACM Computing Surveys (CSUR), Volume 2 Issue 4, Dec. 1970.

8Cette proximité de la pensée consciente aux outils (langage, texte, code) paraît paradoxale alors que le fonctionnement du cerveau, pour que le peu que nous en connaissons est très éloigné de la programmation impérative, fondé que un parallélisme massif, des procédures de sculpture par effacements, un rôle important des mécanismes temporels.

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fonctionnelle ou la programmation logique sont des abstractions qui se conquièrent de haute lutte. Mais attention, en permettant l'écriture du texte numérique d'un programme stockable et applicable à la demande, toute forme de programmation externalise « de la pensée » en information. La non-séparation entre programmes et données ressurgira sans cesse au tournant. Le texte d'une page Web interactive est pour partie constitué de données auxquelles le programme d'un navigateur va s'appliquer pour la visualiser et pour partie de programmes que le navigateur appellera pour permettre l'interaction.

Et l'enseignement dans tout ça ?

Comment donc l'enseignement peut-il aider l'élève à passer de l'expérience d'un séquencement opérationnel qui lui est familière à l'écriture (quelque soit sa forme) du texte d'un programme puis à la mise en place d'une architecture de traitement de l'information qui combine plusieurs programmes ? Comment plus tard lui permettre d' apprendre à raisonner sur un traitement de l'information, même interactif, à le critiquer, à l'améliorer ? Comment enfin, probablement beaucoup plus tard, aborder la formalisation du raisonnement sur ces traitements ? Heureusement, ce chemin peut être parcouru de bien des manières. Il ne nécessite pas d'apprendre à programmer au sens strict que cela a à l'université et dans les écoles d'ingénieur. Il peut s'effectuer dans un contexte restreint comme celui des formules de tableur. Il peut passer par la manipulation d'objets physiques informatisés ou de modèles comme ceux utilisés pour la synthèse musicale qui reposent sur un modèle de production, mixage et traitement du son. Il peut partir de l'existant et le transformer simplement étapes par étapes par exemple en modifiant une page Web avec un outil comme Firebug et en examinant l'effet de ces modifications. Tous ces artifices ne sont que des indications de ce que pourrait être un enseignement de la programmation comme pensée en information. Mais où et dans quel cadre un tel enseignement peut-il se dérouler ? Est-ce que ce doit être dans un curriculum spécifique, une discipline de plus dans notre enseignement scolaire ? La proposition que je vous soumets consiste à reconnaître la nécessité d'enseignants à plein titre portant ce projet de la capacitation informatique et numérique, tout en situant leur activité non pas dans une discipline spécifique généralisée à tous mais au sein de chaque discipline. Cette proposition risque de déplaire à divers courants de pensées sur cette question. Aux tenants d'un enseignement spécialisé de l'informatique parce qu'elle ne le systématiserait pas. Et à ceux qui sont réticents à l'éducation au numérique parce qu'elle en fait le vecteur de transformations profondes dans chaque discipline, portés par des enseignants à part entière, même si leur nombre ne croîtra que progressivement. Mais elle présente de grands avantages : l'introduction progressive, nécessaire non seulement en raison des pénuries budgétaires mais encore plus en raison pour le recrutement et la formation de ces nouveaux types d'enseignants. Et surtout le fait qu'elle permet de combiner l'accompagnement de l'apprentissage de la pensée informatique avec celui des pratiques collaboratives numériques propres à diverses disciplines … dont la philosophie.

Les pratiques numériques

Permettez-moi ici de partir d'un exemple concret qui est celui de l'utilisation du logiciel libre et service Web co-ment®9 développé par ma société dans l'enseignement secondaire et le premier cycle supérieur dans une dizaine de pays. Ce logiciel permet l'annotation collaborative de textes de toutes natures. Son usage se développe dans des cours de littérature (dans la langue maternelle) et de philosophie. Dans un premier temps, il semble qu'il ne s'agisse que du transfert des pratiques d'annotation marginale d'un texte du monde de la page vers celui de l'écran informatique. Mais en réalité, la sortie du modèle de la page,

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""9http://www.co-ment.com

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la création d'un processus d'annotation collective, les outils de filtrage, de recherche, la possibilité de catégoriser les commentaires vont équiper et socialiser cette pratique. L'édition d'un commentaire au moyen d'un format de wiki par exemple pour introduire des liens et références, des notes, des listes, etc. constituent d'ailleurs une forme primaire de programmation. Entre parenthèses le logiciel pandoc qui traduit ce format de wiki dans le format XHTML visualisable dans un navigateur Web10 a été écrit par John McFarlane, professeur de philosophie à l'université de Berkeley.

Les pratiques ne se limitent pas à l'exploration de telle ou telle fonctionnalité prédéfinie. Elles vont s'organiser en procédures, cette fois humaines et non informatiques. Ainsi l'enseignant va par exemple proposer différents rounds d'annotation, visant d'abord l'élucidation, puis le commentaire analytique ou critique, puis la discussion des commentaires des autres, etc.

Vient alors le temps de la réflexion, de l'insatisfaction parce que le logiciel ne permet pas telle action qui paraît utile ou nécessaire, du bricolage (tinkering), de l'adaptation du logiciel ou de la demande de fonctionnalités. Vient aussi le temps de la publication de ce qu'on a produit (dès le primaire, cette publication fait sens). Et en même celui des exports puis des conversions de format qui sont le laboratoire idéal de la programmation.

Les mêmes types de parcours sont possibles par exemple dans la production d'objets matériels dans l'enseignement technologique ou professionnel, dans l'enseignement du design ou artistique, dans celui de l'histoire, des langues, etc.

Ces parcours se produisent aujourd'hui dans des cas qui restent exceptionnels d'enseignants qui ont une double motivation et acquièrent sur le tas une double compétence, précieuse mais nécessairement fragile.

Vers la construction des capacités à la socialité numérique

L'un des intérêts d'une insertion de l'enseignement du numérique dans les pratiques de différentes disciplines est qu'elle ouvre à l'apprentissage des étquettes, conventions et procédures qui dominent la socialité numérique, et par ce biais à une réflexion constructive sur la définition de ces conventions. Ces conventions sont souvent « encodées » dans des styles, des formats, des outils. Elles relèvent de ce que Bernard Stiegler appelle une grammatisation et à ce que les informaticiens décriraient comme langages, automates et modèles. Ce qui est rassurant, c'est que finalement il y a une base commune à l'acquisition des capacités intellectuelles et des capacités sociales propres au numérique. Mais de les rendre appropriables par chacun et chacune au niveau qui en fera des citoyens créatifs dans l'espace numérique comme dans l'espace physique demandera encore beaucoup d'expérimentation et d'exploration.

L'une des difficultés auxquelles l'introduction d'un enseignement de l'informatique et du numérique telle que je l'esquisse se heurte est d'ordre culturel. Alors que dans d'autres domaines des technologies se heurtent à la défiance sociale, le numérique nous fournit l'exemple inverse : une technologie et les pratiques liées sont adoptées par la société avec enthousiasme (fut-ce naïvement) et objet d'une méfiance forte d'une bonne partie de la classe politique et des acteurs culturels reconnus. Je crois cependant que l'évolution des esprits est aujourd'hui suffisante pour que cette difficulté puisse être surmontée.

Voilà j'arrête là en résumant : l'enseignement du code, de la pensée en information est indispensable mais il sera d'autant plus précieux qu'il se fera au contact de disciplines enfin décloisonnées, avec, même pour un nombre limité d'heures, la présence de deux enseignants dans une activité, porteurs de savoirs et de l'acquisition de compétences différents. Cette situation est aujourd'hui préfigurée lorsque des intervenants extérieurs (comme par exemple des artistes ou écrivains numériques) investissent collège ou lycée. Sa généralisation ne sera possible que par une combinaison de libération des initiatives et de volontarisme politique. """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""10Et de nombreux autres formats.

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Marc Montoussé,

Inspecteur général de l’Education nationale, Doyen du groupe des Sciences économiques et sociales

Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards 1

Je tiens d’abord à remercier les organisateurs de ce colloque de nous donner l’occasion de traiter de ce sujet.

Les Sciences économiques et sociales et la philosophie sont deux disciplines qui ont de nombreux points communs :

- Bien sûr, elles ont en commun d’être des disciplines enseignées uniquement en lycée ;

- Mais surtout, elles ont un certain nombre d’objets communs d’étude : ainsi dans le programme de Philosophie se trouvent des éléments que nous traitons aussi en sciences économiques et sociales : des thèmes communs : la culture et la politique / des notions communes : le travail et la technique, la société et les échanges, la justice et le droit, l’État / par ailleurs certains des repères en Philosophie sont proches de notre enseignement ; je pense ainsi à identité / égalité / différence - principe / conséquence ou en théorie / en pratique.

Les SES et la Philosophie sont donc deux disciplines qui ont tout intérêt à croiser encore davantage leurs regards.

Dans un premier temps, je vais présenter les sciences économiques et sociales en mettant en perspective les principaux enjeux et débats internes relatifs aux fondements de cette discipline scolaire encore jeune.

Mon collègue Marc Pelletier, qui est inspecteur général de sciences économiques et sociales, interrogera ensuite les relations complexes entre la sociologie et la philosophie : articulation, complémentarité, concurrence.

Enfin, un exemple concret de coopération entre les deux disciplines sera présenté par Joël Jung : la mise en œuvre de formations communes organisées pour des binômes de professeurs de SES et de philosophie dans l’académie d’Aix-Marseille.

Les sciences économiques et sociales : une discipline scolaire ancrée sur trois disciplines universitaires

Les SES concernent :

- 85 % des élèves de seconde générale et technologique - elle est la discipline principale de la série ES qui est choisie par environ 1/3 des

élèves des séries générales. - les SES sont aussi enseignées dans les CPGE ECE et dans les CPGE B/L (elles le

sont aussi à titre facultatif dans les CPGE ECS)

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Ces dernières années, les SES ont connu des mutations importantes, qui ne se sont pas toujours déroulées sans heurts.

Pour commencer, un petit historique de cette discipline. Cela fait maintenant 45 ans que l’enseignement des sciences économiques et sociales a fait son apparition dans les lycées français ; ce sont des historiens de l’École des Annales qui, à l’origine, ont défini cette nouvelle discipline – le ministre Christian Foucher avait demandé à Charles Morazé de concevoir un enseignement destiné à donner aux lycéens une culture économique et sociale. La première session du baccalauréat a eu lieu en 1968.

Á la création de la discipline, l’identité des sciences économiques et sociales s’est construite sur trois piliers principaux : un pilier concernant la définition même de la discipline, un autre concernant la pédagogie mise en œuvre, le dernier concernant la finalité principale de l’enseignement.

- Pour la définition de la discipline : l’unité supposée des sciences sociales, conformément à la conception de l’école des annales. L’enseignement des SES consistait à étudier un certain nombre d’objets dans des espaces géographiques bien délimités (comme la France, les pays développés à économie de marché ou les pays en voie de développement) en mobilisant sans distinction particulière des notions et des méthodes empruntées à l’ensemble des sciences sociales ;

- Pour la pédagogie mise en œuvre : une pédagogie active. Il s’agissait de mettre en œuvre une pédagogie novatrice s’opposant au modèle transmissif. L’enseignement des sciences économiques et sociales était ainsi caractérisé par la mise en activité des élèves et par le travail sur documents qui était un préalable systématique à tout apprentissage ; l’objectif étant que les élèves participent à la construction de leurs savoirs.

- En ce qui concerne l’objectif principal et qui était affiché comme tel : il s’agit de formation à la citoyenneté. L’objectif est notamment de développer l’esprit critique des élèves. D’où l’importance de débats dans l’enseignement.

Les épreuves du baccalauréat découlaient de ces principes fondateurs : jusqu’en 2012, les épreuves s’appuyaient sur des documents fournissant l’essentiel des contenus et des sujets débats.

Dans les années 1990 et 2000, notre enseignement a été l’objet de critiques externes et de débats internes.

Ces débats internes portaient sur les principes fondateurs de la discipline.

Il s’agit d’abord d’une prise de conscience du fait que :

1/ - la formation à la citoyenneté n’est pas un monopole de notre discipline : toutes les disciplines y contribuent.

2/ - la pédagogie active n’est pas non plus spécifique à notre discipline ; d’autres disciplines travaillent sur des textes ou font participer leurs élèves à la construction du contenu enseigné. Par ailleurs cette pédagogie active a pu être dans certains cas critiquée ; certaines activités peuvent tourner en rond et ne pas contribuer à l’acquisition par les élèves de savoirs et savoir faire.

Ces deux éléments ne peuvent donc pas définir notre discipline.

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- Par ailleurs, un débat important dans la discipline a porté sur l’unité des sciences sociales. Certains demeurant attachés au projet fondateur des sciences économiques et sociales, les autres considérant que la discipline est constituée de trois domaines différents que sont les sciences économiques, la sociologie et les sciences politiques et que ces domaines doivent être ancrés sur leur savoirs académiques de référence. La question porte donc ici sur l’ancrage universitaire de notre discipline scolaire. Si les sciences économiques et sociales sont une seule et même entité, l’ancrage universitaire est incertain car il n’y a pas de discipline universitaire sciences économiques et sociales. Si au contraire elle est composée de trois domaines, cet ancrage devient naturel. Les uns pensent que la totalité de l’enseignement doit porter sur l’entité sciences économiques et sociales et les autres considèrent qu’il faut traiter séparément les sciences économiques de la sociologie à l’image par exemple de ce qui se fait en histoire-géographie.

Il faut toutefois nuancer l’ampleur et l’impact de la controverse car d’une part la grande majorité des professeurs ne sont pas partie prenante du débat et d’autre part, même ceux qui y sont engagés n’ont pas toujours des pratiques bien différentes.

Dans un article paru dans IDEES, la revue CNDP de notre discipline, une nouvelle discussion, concernant la place du débat et des fondamentaux a été introduite au début des années 2000. En effet, qu’il soit de société ou scientifique, le débat tenait une grande importance dans l’enseignement de la discipline. Ce qui peut poser problème pour différentes raisons :

- la première est qu’avant de débattre, les élèves doivent maîtriser les bases ;

- la deuxième est le risque de relativisme ; le risque de faire croire aux élèves que les sciences économiques et sociales sont composées d’une collection d’opinions ou de théories qui se valent toutes et entre lesquelles chacun peut choisir celle qu’il préfère ;

- enfin, une tendance à confondre histoire de la pensée et science et à donner un statut identique à des théories ayant des réalités bien différentes :

. des théories qui appartiennent à l’histoire de la pensée : le principe du salaire de subsistance par exemple

. des théories qui peuvent être considérées comme un élément de la Science économique ou de la sociologie : le principe de la destruction créatrice de Schumpeter par exemple

. des théories qui sont l’objet de débat et de désaccord : la théorie du chômage volontaire de Pigou par exemple.

S’il ne faut pas occulter le débat, il est nécessaire de présenter avant tout aux élèves le socle des connaissances de base (notions, mécanismes, faits et analyses) et des méthodes des sciences économiques et des sciences sociales.

Parallèlement à ces débats internes, les critiques externes des sciences économiques et sociales deviennent dans les années 2000 de plus en plus fortes et proviennent essentiellement du monde patronal :

- les SES ne traiteraient pas suffisamment de l’entreprise et quand c’est le cas le feraient trop négativement ;

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- les SES seraient trop critiques vis-à-vis de la mondialisation, mais aussi de la société et participeraient à la démoralisation des jeunes et mettant trop en avant ce qui ne va pas : les inégalités, le chômage ou la précarité.

Plus globalement, les SES défendraient une idéologie keynésienne, voire marxiste.

Face à ces critiques, parfois virulentes, le ministre Xavier Darcos a demandé au Professeur Guesnerie de réunir une commission ayant pour but de réaliser un audit de la discipline. Le rapport Guesnerie, en 2008, fait un certain nombre de préconisations qui assoient la discipline sur de nouvelles bases :

- Il affirme l’importance des sciences économiques et sociales dans la formation des élèves en soulignant qu’elles constituent ce que certains ont appelé une troisième culture (à côté des sciences dites "exactes" d’une part, des lettres et sciences humaines d’autre part) ;

- il affirme que « les sciences économiques et sociales reposent sur la mobilisation de deux disciplines constituées et autonome – l’économie et la sociologie » et affirme bien sûr la nécessité d’un ancrage académique rigoureux ;

- il met en garde contre le relativisme et met l’accent sur l’apprentissage des fondamentaux de chaque discipline.

C’est sur ce rapport que se sont appuyés les nouveaux programmes :

Ainsi, les nouveaux programmes de première et de terminale séparent nettement la science économique (première partie du programme) de la sociologie (deuxième partie) ; une troisième partie, appelée « regards croisés », porte sur des objets communs à la science économique et à la sociologie.

Par exemple en terminale :

Economie

1. Croissance, fluctuations et crises

2. Mondialisation, finance internationale et intégration européenne

3. Économie du développement durable

Sociologie 1. Classes, stratification et mobilité sociales

2. Intégration, conflit, changement social

Regards croisés

1. Justice sociale et inégalités

2. Travail, emploi, chômage

Concernant les trois objectifs que ces nouveaux programmes définissent, le premier affiche nettement l’ancrage de la discipline sur les savoirs académiques des trois sciences sur lesquelles elle est ancrée Le deuxième objectif est la préparation aux études supérieures. La formation citoyenne est citée en en troisième position.

Bien sûr les discussions se poursuivent, concernant notamment la lourdeur des programmes ou les modes d’évaluation au baccalauréat, mais notre discipline a connu ces dernières années des évolutions particulièrement marquantes qui ont renforcé sa crédibilité.

Marc Pelletier va maintenant nous parler des relations complexes entre la sociologie et la philosophie.

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Marc Pelletier,

Inspecteur général de l’Education nationale, groupe Sciences économiques et sociales

Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards 2

Le temps imparti à cette communication ne me permettra que d’esquisser l’analyse des relations entre la sociologie et la philosophie dans le champ universitaire et de la recherche. Je vais tenter de rendre compte de la complexité de ces relations en mobilisant trois figures assez différentes que sont : Émile Durkheim, Pierre Bourdieu et Maurice Merleau-Ponty.

Émile Durkheim : une stratégie de démarcation… et de dépassement.

La référence à Durkheim est intéressante car il s’agit d’un auteur que d’aucuns considèrent comme l’un des fondateurs essentiels de la sociologie, et que son empreinte sur la sociologie française a été très forte au moins jusqu’au années 1950. Formé à l’école normale supérieure, Durkheim est un philosophe de formation (les esprits chagrins rappelleront qu’il n’a été reçu qu’avant-dernier à l’agrégation de philosophie). Mais si Durkheim est philosophe de formation, toute son œuvre est orientée vers le projet de fonder une nouvelle science – une science du social, la sociologie – en la distinguant des sciences historiquement reconnues ou déjà « installées » dans le champ universitaire : l’histoire, la psychologie, et bien entendu la science « dominante », la philosophie.

Durkheim a donc l’ambition d’établir la sociologie comme une science nouvelle en démontrant qu’elle dispose :

• d’un objet d’analyse spécifique : les faits sociaux, qu’il définit comme « un ensemble des manières d’agir, de pensées et de sentir extérieurs à l’individu, et qui sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui »11. Un fait social se caractérise par trois propriétés essentielles : extériorité, pouvoir de coercition, régularité ;

• d’une méthode à part entière mais reposant sur le modèle des sciences de la nature : considérer les faits sociaux comme des choses, souci d’objectivation, méthode comparative, recours aux statistiques, expliquer les faits sociaux par d’autres faits sociaux.

Comme le rappelle Bruno Karsenti12, « l’émergence de la sociologie en tant que science dotée d’une méthodologie propre ce qui justifie un enseignement indépendant garant de l’autonomie de cette science sur le plan théorique comme sur le plan institutionnel s’est faite à l’encontre la sociologie ». La conclusion des Règles de la méthode sociologique est d’ailleurs très claire : « la constitution de la sociologie scientifique la rend indépendante de toute philosophie. Parce que la sociologie est née de grandes doctrines philosophiques, elle a gardé l’habitude de s’appuyer sur quelques systèmes dont elle se trouve solidaire. C’est ainsi qu’elle a été successivement positiviste, évolutionniste, spiritualiste, alors qu’elle doit se contenter d’être la sociologie tout court » (p.139).

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""11 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, p.5. 12 Bruno Karsenti, « Présentation », in Émile Durkheim, Sociologie et philosophie, PUF, 1996, p. V-LIX.

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Si la sociologie est « la sociologie tout court », c’est donc qu’elle n’est pas une nouvelle philosophie destinée à concurrencer la « philosophie traditionnelle » et « la sociologie n’a pas à prendre de parti entre grandes hypothèses qui divisent les métaphysiciens » (p.139). On retrouve ici l’ambition de Durkheim de fonder une science nouvelle qui s’émancipe totalement de la philosophie. Ainsi, si l’on suit le raisonnement de Durkheim, les questions métaphysiques sont hors du champ de la sociologie. Mais si la sociologie doit se démarquer de la philosophie, Durkheim considère que les conséquences de l’avancée des connaissances sociologiques ne sont pas minces pour la philosophie puisque « à mesure que la sociologie se spécialisera, elle fournira des matériaux plus originaux à la réflexion philosophique » (p.140). Selon Bruno Karsenti, Durkheim adresse ainsi à la philosophie un défi conceptuel qui l’oblige à dépasser la seule logique spéculative pour étudier les problèmes dévoilés par le sociologue ce qui suppose une « socialisation et une historicisation du travail philosophique »13.

Les philosophes ne sont pas restés passifs face à cette tentation hégémonique de la sociologie car comme le précise cet éditorialiste de la Revue de métaphysique et de morale « il est dangereux d’avoir M. Durkheim pour allié. Au fond, ce n’est pas seulement aux dissertations imprudentes des élèves qu’il s’en prend, c’est, indirectement, aux leçons des maîtres »14. Louis Pinto dans son ouvrage La théorie souveraine relève principalement deux types de critiques des philosophes à l’égard de la sociologie :

• le premier type de critique touche à la teneur scientifique de la sociologie et à ces principes positivistes qui conduiraient à des explications mécanistes (expliquer les faits sociaux par d’autres faits sociaux, logiques d’enchainement causal…) ;

• le second type de critique est que la sociologie, telle que Durkheim la conçoit, tendrait à réifier le social (c’est la critique du « chosisme ») et à nier l’individu.

Ces critiques permettent aux philosophes qui les portent de se démarquer à leur tour de la sociologie et finalement de ramener la sociologie vers ce qu’elle ne voit pas (i.e. les actions individuelles) et de suggérer une forme de rapprochement avec la psychologie.

Durkheim répondra à ces critiques notamment dans la préface à la seconde édition des Règles de la méthode sociologique.

Cette brève référence à Durkheim permet de mettre à jour la complexité des relations entre la sociologie et la philosophie à une période où la sociologie tente de se constituer en une science autonome, ces relations relèvent ou traduisent tour à tour : des logiques de démarcation, des tentations hégémoniques de part et d’autre, des relations de concurrence. On peut néanmoins observer que tout au long de sa carrière Durkheim est resté très proche de la philosophie. Cette proximité et la recherche d’un attachement institutionnel de la sociologie à la philosophie n’étaient pas certainement pas désintéressées. Il s’agissait, comme le suggère Victor Karady15, d’une stratégie de conquête et d’un mode de faire-valoir de la sociologie encore naissante.

Pierre Bourdieu : une forme de « conversionnisme »

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""13 Idem Bruno Karsenti (1996), « Présentation », in Émile Durkheim, Sociologie et philosophie, PUF, 1996. 14 Cité par Louis Pinto, La théorie souveraine, Edition du Cerf, 2009 15 Victor Karady, « Stratégie de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens », Revue

française de sociologie, 20-1, 1979.

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Pierre Bourdieu – philosophe de formation comme Durkheim – entretient lui aussi des relations très ambigües avec la philosophie. D’ailleurs si dans le champ scientifique et universitaire Pierre Bourdieu était bien qualifié de sociologue – ainsi que l’intitulé de sa chaire au Collège de France en témoigne – à l’extérieur l’ambiguïté demeure puisqu’en annonçant son décès le journal Le Monde titra « Professeur au collège de France, le philosophe est décédé mercredi »16.

Deux citations de Pierre Bourdieu permettent d’introduire la façon dont il pense les relations entre la sociologie et la philosophie :

« Je pense que les prémisses, les préréquisits fondamentaux sociologiques sont à un niveau assez profond de connaissance philosophique ».

« C’est très bizarre parce qu’il faut à la fois une très forte culture philosophique et s’en méfier beaucoup »17.

La sociologie de Pierre Bourdieu s’est construite dans un dialogue permanent avec la philosophie fait d’oppositions mais aussi de prolongements. C’est ainsi que Bourdieu pour tenter de dépasser l’opposition entre objectivisme et le subjectivisme – qu’il juge artificielle et « la plus ruineuse »18 pour les sciences sociales – s’est nettement démarqué de la philosophie du sujet (voir les critiques qu’il adresse à Sartre dans Le sens pratique), mais qu’il a aussi largement mobilisé les apports de la phénoménologie (Husserl, Merleau-Ponty par exemple) pour rompre avec certains aspects du structuralisme et mieux appréhender la façon dont les connaissances ordinaires, les expériences participent à la façon dont les agents perçoivent et comprennent le monde comme « allant de soi ». L’œuvre de Bourdieu est aussi très liée à la philosophie parce qu’il a largement analysé le champ philosophique – dont il est un produit – dans de nombreux ouvrages comme L’ontologie politique de Martin Heidegger (1988) ou Homo oeconomicus (1984).

Dans son ouvrage Réponses, à la question « Diriez-vous que votre œuvre appartient à la philosophie ? » Pierre Bourdieu répond : « si je voulais donner une vison un peu idéalisée de mon parcours intellectuel, je dirais que c’est une entreprise qui m’a permis de réaliser, au moins à mes propres yeux, l’idée que j’avais de la philosophie – ce qui est une autre manière de dire que ceux que l’on appelle communément philosophes ne sont pas tous et toujours conformes à cette idée.... (…) Il ne se passe pas un jour sans que je ne lise ou relise des œuvres philosophiques et spécialement, je dois l’avouer, des auteurs anglais ou allemands. Je suis constamment au travail avec des philosophes et je mets constamment les philosophes au travail. Mais la différence, pour moi, c’est que les outils philosophiques – ceci est sans doute un peu désacralisant – sont exactement sur le même plan que les outils mathématiques : je ne vois pas de différence ontologique entre un concept de Kant ou de Platon et une analyse factorielle… » 19.

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""16 Jacques Bouveresse, Boudieu, savant et politique, Édition Agone, 2003. 17 « Entretien avec Pierre Bourdieu », in Louis Pinto, Gisèle Sapiro, Patrick Champagne, Pierre Bourdieu

Sociologue, 2004. 18 « De toutes les oppositions qui divisent artificiellement la science sociale, la plus fondamentale, et la plus

ruineuse, est qui celle s’établit entre le subjectivisme et l’objectivisme », Pierre Bourdieu, in Le sens pratique,

Édition de minuit, 1980 ; p.43. 19 Pierre Bourdieu, Réponses, Édition du seuil, 1992, p.132-133.

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Cette conception des relations entre la philosophie et la sociologie peut, à la suite de Cyril Lemieux, s’appréhender comme une forme de conversionnisme qui revient à considérer que la « philosophie et la sociologie ne sont pas, et ne peuvent pas être, deux disciplines indifférentes l’une à l’autre. Elles ne sont pas et ne peuvent pas l’être, car la sociologie procédant d’une rupture avec la philosophie, en même temps qu’elle en sauvegarde les ambitions et en conserve pour partie les questionnements, elle ne saurait se penser, ni penser ses ambitions propres, indépendamment de ce qu’est et de ce que continue à « vouloir » de son côté la philosophie » 20.

Maurice Merleau-Ponty : pour un « enveloppement réciproque »

Pour terminer cette rapide présentation, j’évoquerai un court texte de Merleau-Ponty intitulé « Le philosophe et la sociologie » publié en 1960 dans lequel il dit : « La philosophie et la sociologie ont vécu longtemps sous un régime de séparation qui ne parvenait pas à cacher leur rivalité qu’en refusant tout terrain de rencontre, en gênant leur croissance, en les rendant l’une pour l’autre incompréhensible, en plaçant donc la culture dans une situation de crise permanente »21. Merleau-Ponty suggère alors que philosophes et sociologues se défassent de deux mythes néfastes à leur compréhension mutuelle.

Le premier mythe est le celui de la philosophie lorsqu’elle se présente « comme l’affirmation autoritaire d’une autonomie absolue de l’esprit ». Le second mythe est celui du savoir scientifique qui « attend de la simple notation des faits, non seulement, la science des choses du monde, mais encore la science de cette science, une sociologie du savoir (elle-même conçue comme empiriste) devant fermer sur lui-même l’univers des faits en y insérant jusqu’aux idées que nous inventons pour les interpréter, et nous débarrasser pour ainsi dire de nous-mêmes » (p.160). Dès lors, ces deux sciences vivent sous le règne de la séparation des idées et des faits ce qui « retire aux savants l’interprétation finale des faits qu’ils ont pourtant recueillis eux-mêmes, et compromet la philosophie avec les résultats, toujours provisoires, de la recherche scientifique » (p.161).

Ces deux mythes sont préjudiciables au sociologue comme au philosophe. Refusant la philosophie sur le principe d’un objectivisme « absolu », le sociologue renonce à l’interprétation et à la compréhension des faits (i.e. à leur signification) et « coupe la recherche sociologique de notre expérience de sujets sociaux (qui comprend, bien entendu, non seulement, ce que nous avons éprouvé pour notre propre compte, mais encore les conduites que nous percevons à travers les gestes, les récits ou les écrits des autres hommes) » (p.164). Refusant la science sur le principe d’une autonomie absolue de l’esprit, le philosophe renonce alors à articuler son expérience au monde avec « ce que la science dit de cette même expérience et de ce même monde » (p.165).

En s’appuyant les évolutions de la philosophie d’Edmund Husserl, Maurice Merleau-Ponty suggère un « enveloppement réciproque » (p.166) entre la philosophie et la sociologie qui respecte les singularités de ces sciences mais reconnaît la fécondité de leur dialogue. Le philosophe doit ainsi exploiter toutes les connaissances que la sociologie lui apporte et les confronter avec sa propre pensée : l’autonomie de la philosophie ne peut être qu’après le savoir positif, non avant. Mais, Merleau-Ponty précise que « les mêmes dépendances historiques qui interdisent au philosophe de s’arroger un accès immédiat à l’universel ou à l’éternel interdisent au sociologue de se substituer à lui dans cette fonction, et de donner valeur d’ontologie à l’objectivation scientifique du social » (p.177). Le sociologue doit alors s’attacher – ainsi que le suggèrent les sociologies constructivistes – à montrer comment les

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""20 Cyril Lemieux, « Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, n°2, vol.3, 2012, p.201. 21 Maurice Merleau-Ponty, « Le philosophe et la sociologie », Signes, Gallimard, 1960.

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réalités sociales sont à la fois objectivées (objets, règles, institutions…) et intériorisées (représentations, sentiments, subjectivité, signification…).

En m’excusant de mon « tropisme disciplinaire » vers la sociologie et en regrettant de n’avoir évoqué que des auteurs français, je conclurais rapidement sur cette suggestion de Merleau-Ponty d’un « enveloppement réciproque » entre la sociologie et la philosophie, qui en dépassant les logiques strictement disciplinaires (stratégie de démarcation, concurrence, tentations hégémoniques…), rend possible un croisement des regards entre la sociologie et la philosophie propice à un enrichissement mutuel.

Cette conception des relations entre la sociologie et la philosophie est aussi sans doute un moyen de lutter contre une tendance à la spécialisation (voire à l’hyper-spécialisation dirait Bernard Lahire) qui peut nuire la recherche scientifique : spécialisation excessive des disciplines les unes par rapport aux autres, mais aussi spécialisation au sein de chaque discipline.

Éléments bibliographiques

• Pierre Bourdieu, Réponses, Seuil, 1992. • Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997. • Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1987 (1895). • Victor Karady, « Stratégie de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez

les durkheimiens », Revue française de sociologie, 20-1, 1979. • Bruno Karsenti, « Présentation », in Émile Durkheim, Sociologie et philosophie, PUF,

1996. • Cyril Lemieux, « Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, n°2,

vol.3, 2012. • Maurice Merleau-Ponty, « Le philosophe et la sociologie », Signes, Gallimard, 1960. • Louis Pinto, La théorie souveraine, Edition du Cerf, 2009.

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!!Joël Jung,

Inspecteur d’Académie, Inspecteur pédagogique régional de philosophie

Sciences économiques et sociales et philosophie : un croisement des regards 3

Lorsque nous avons un peu envisagé comment nous pourrions organiser cette table ronde, je m’étais engagé à parler sept minutes, j’espère que ce ne sera pas une promesse de philosophe. En tout cas, je ne vais pas vous présenter la philosophie, ni l’enseignement de la philosophie et je vais à peine situer au fond à très grand trait l’expérience de lutte contre la solitude que nous avons commencée, Marc Montoussé et moi, il y a cinq ans, dans l’Académie d’Aix-Marseille. Expérience qui s’est poursuivie ces dernières années avec Corinne Martin qui est IPR de sciences économiques et sociales dans l’Académie. Pour être honnête, le point de départ de ce travail commun n’a pas été l’ambiguïté qui nous été savamment exposée à l’instant, c’était plutôt, nonobstant les rapports amicaux que nous pouvions avoir, pour le dire franchement une certaine ignorance de ce qui pouvait se faire de part et d’autre de l’emploi du temps et de ses étiquettes. Au-delà du constat que nous avions fait l’un et l’autre, qu’il semblait bien que des auteurs, des notions, des objets pourraient nous être communs mais disons le commun peut prendre des caractères extrêmement différents : ce que mon frère veut, je le veux et on sait que c’est là source d’une certaine ambiguïté justement. Du coup, il y avait un risque disons supplémentaire par rapport à ce « zapping » que risque d’organiser un emploi du temps d’élèves qui passent de la physique à la philosophie, de la philosophie aux SVT etc. etc. Cela pouvait être au fond qu’il y avait un certain manque de cohérence, voire un conflit que nous n’aurions pas aperçu entre ce qui pouvait se développer dans nos disciplines respectives. Le fait que nous ayons des références communes ne diminuait pas ce risque. Les philosophes n’ignorent pas les sociologues surtout quand ils sont aussi célèbres que ceux dont on a parlé, comme Durkheim et Bourdieu. Nous parlons de tout cela mais au fond avec quel usage, avec quelle perspective ? - et donc nous avons tenté tout cela pour voir.

En tout cas c’est comme cela que j’ai fait ces propositions : qu’est-ce que cela donne si on réunit des professeurs de sciences économiques et sociales et de philosophie sur des objets supposés communs. C’était en ce qui me concerne la suite et la transposition d’une démarche dont je crois que je vous avais très rapidement parlé l’an dernier, engagée avec les sciences de la vie et de la terre et avec les collègues physiciens et chimistes, avec sans doute quelques autres, dont le principe était le même, travailler ensemble avec quelques différences que reflètent d’ailleurs les thèmes que nous avons choisis au fil des années avec les SVT et les physiciens (Christian Le Guillou est en charge de l’Académie pour les SVT à l’époque) : la bio-éthique à peu près inévitablement, l’évolution, la notion d’individu, la notion de matière, la notion d’expérimentation, donc tout sauf le vivant qui est une notion du programme de philosophie, alors qu’avec les sciences économiques et sociales chaque année, nous avons pris des thèmes qui sont en même temps des notions du programme de philosophie : successivement, la justice, avec Marc, la société, l’Etat, le travail et cette année les échanges. Autrement dit : avec les SVT, plutôt ce qui pouvait apparaître quels que soient les différences manifestes de programmes comme des objets de préoccupations communes ; et avec les sciences économiques et sociales ce qui était visiblement commun, mais qui pouvait éventuellement être le lieu de tensions, de différence, de traitement.

Comment avons-nous procédé ? Ce que nous avons fait chaque fois est une présentation, d’abord une sélection des participants à ces stages, en usant avec quelque subtilité des plans académiques de formation. Nous avons lancé chaque fois un appel à candidature aux professeurs des deux disciplines de façon à ce que les candidatures par établissement

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associent au moins un binôme des deux disciplines. Avec l’idée bien sûr que si l’on veut dialoguer, échanger, la présence des deux disciplines est plutôt une circonstance favorable, et avec l’idée aussi que c’était le seul moyen de favoriser un travail commun ensuite dans les classes. Chaque fois, c’est par là que nous avons commencé. D’ailleurs, nous avons tenu à propos de la notion qui avait été choisie à rappeler très brièvement au fond, ce qu’était le programme de nos deux disciplines et chaque fois l’idée était, pour résumer, de parler de telle façon que le représentant d’une discipline, que ce soit un IPR assez souvent ou un professeur de classe préparatoire ou un universitaire, parle pour les collègues de l’autre discipline, avec l’idée qu’éventuellement au passage cela pouvait aussi profiter à sa propre discipline : résultats à l’évidence des différentes approches mais aussi me semble-t-il d’une réelle fécondité de cette démarche.

En philosophie nous sommes bien placés le connaître, car nous avons ce que l’on appelle un programme de notions et d’auteurs, au passage ouvrant non pas sur des objets constitués mais sur des champs de problèmes, ce qui signifie étudier des exemples très concrets. Lorsqu’il y a la notion d’inconscient au programme, nous n’obligeons personne à penser qu’il y a de l’inconscient. Ou lorsqu’il y a la notion de liberté, nous ne forçons aucun professeur de philosophie à dire que oui la liberté existe et en tel sens déterminé. Mais nous pensons en revanche que l’inconscient et la liberté et beaucoup d’autres choses et le travail, et la société, tout cela ouvre sur un certain de questionnements dont l’allure même, la façon dont ils ouvrent sur une interrogation précise, sur un travail précis, mobilisant telle ou telle offre de référence, tout cela relève du choix considéré comme décisif du professeur de philosophie.

En résumé, je crois que c’était rappelé à l’instant, dans les nouveaux programmes les choses se présentent de manière un petit peu différentes, peut-être plus directives - je ne sais pas si on peut résumer cela de cette manière, puisqu’il y a des questions fondamentales, il y a des notions, mais les questions fondamentales sont formulées sous forme grammaticale de questions par les programmes eux-mêmes et ces programmes indiquent aussi un certain nombre d’indications, qui sont plutôt des recommandations que des instructions.

Cette simple prise de conscience, à la fois de ce qu’il y a de commun et des perspectives différentes entre philosophie et sciences économiques et sociales était féconde à la fois pour les professeurs et pour les élèves. Du côté des professeurs il me semble qu’enseigner sa spécialité n’est pas tout à fait sans risques. C’est au fond exactement l’impression que j’ai eue dans mon travail avec les collègues de SVT. Tout professeur de philosophie est susceptible dans la seconde de sortir une thèse sur l’animal et sur la différence de l’homme et de l’animal. Il arrive quelquefois que cette thèse soit rapide, et rapidement formulée. Donc sans rien lâcher de ses prérogatives, il me semble qu’un professeur de philosophie a plutôt intérêt et qu’en tout cas son cours gagne plutôt à s’instruire de ce que biologie et éthologie par exemple ont pu apprendre. Et en même temps il me semble qu’une démarche scientifique gagne elle aussi à disons se soucier de l’horizon dans lequel se situe un certain état du savoir qu’elle dispense évidemment en toute légitimité. Je crois que j’avais rapidement évoqué cela l’an dernier. On s’est aperçu, lors d’un stage entre SVT, physique, et philosophie, que le concept de matière auquel se référaient les physiciens et les collègues de SVT n’était pas tout à fait le même. Que par exemple la notion d’individu pour les physiciens n’avait qu’un sens très relatif compte tenu de la durée de l’existence moyenne d’une particule, des choses de ce genre, et qu’en revanche pour les professeurs de SVT c’était une notion qui avait tout à fait son intérêt. Et donc il me semble que, sans empiéter, on a intérêt à confronter ces manières de pensées des objets dont il reste à déterminer de quelle façon ils sont communs. J’aurai bien pris le même exemple pour les sciences économiques et sociales, celui dont nous avons parlé, la question de la justice sociale, mais comme il va en être question cet après-midi, vraiment je ne m’y étends pas.

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Un professeur de philosophie ne perd rien à prendre connaissance de la manière dont, par exemple en sciences économiques et sociales, on pose la question de la justice sociale, du rapport entre justice, égalité, équité, parce qu’il y a des démarches qui ne seront peut être pas intellectuellement contraignantes au point que la philosophie devrait s’y rallier, car il y a peut-être à prendre en compte un certain état du savoir, un certain état de la connaissance.

Voilà me semble-t-il un terrain tout à fait intéressant, une démarche intéressante dont le premier point est d’élaborer simplement ce qui se passe dans l’autre discipline, ce que nous racontons heure après heure aux élèves et la manière dont nous pouvons à partir de là envisager de travailler ensemble. Donc, il me semble qu’il y a aussi un gain évident du côté des élèves parce que ce dont il s’agit ce n’est pas une sorte d’unification forcée des discours ‘il faudrait pour cela être tous d’accord) mais c’est plutôt la question de la constitution d’un horizon de sens, auquel les élèves puissent rapporter, référer les perspectives différentes qui peuvent être adoptées par différentes disciplines. Et puisqu’il était question de rails, après tout un horizon est une assez bonne façon de faire en sorte que des rails se rejoignent d’une façon ou d’une autre sans risquer le déraillement.

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Dominique Tyvaert, Inspecteur d’Académie, Inspecteur pédagogique régional de philosophie

Les ressources de terrain. L'interdisciplinarité entre philosophie et science dans le second degré (classe terminale mais aussi classe de seconde ou de première)

Il s 'agit ici d'évoquer les professeurs de philosophie du second degré dans leur pratique de l'interdisciplinarité avec les sciences et avec les professeurs de science, que cette interdisciplinarité corresponde simplement à des références théoriques assimilées puis exploitées en cours, ou qu'elle corresponde à des échanges pédagogiques suivis débouchant sur une pratique de co-animation plus ou moins soutenue. Mais mon propos aura – doublement - une portée limitée. D'une part je n'ai principalement pris en considération que les sciences non évoquées ce matin : sciences mathématiques, sciences physiques et sciences de la vie et de la terre… Ce qui ne veut pas dire que les sciences informatiques, économiques, sociologiques ne donnent lieu à aucun échange interdisciplinaire ; bien au contraire, en particulier pour les deux dernières !... Ce qui veut simplement dire que ce colloque n'oublie pas le précédent colloque consacré naturellement aux sciences les plus anciennes et où l'interdisciplinarité déjà existante gagnerait à être encouragée. Je m'en tiendrai d'autre part à une approche simplement descriptive des pratiques effectives, et plutôt schématique s'il s'agit de dégager quelques traits généraux. Il y aura donc surtout des constats, mais aussi quelques modestes éléments d'interprétation, sujets bien sûr à discussion. Mon but a été de dresser un état des lieux le plus objectif possible. Je pense pouvoir montrer que cette entreprise de lien fort entre philosophie et science peut être très féconde, mais sans dissimuler les difficultés rencontrées. Au demeurant ces difficultés ne doivent pas - j'y insiste dans cette introduction - être imputées aux professeurs eux-mêmes individuellement. Philosophes ou scientifiques, ils assument au mieux leurs responsabilités professionnelles.

Commençons dans un premier temps par décrire et caractériser l’enseignement de la philosophie dispensé par un professeur ayant à traiter en terminale un programme officiel défini par des textes dans son organisation et dans son esprit. On le sait, en son origine historique, cette forme universelle de savoir, de réflexion et d'interrogation qu'est la philosophie a un lien structurel avec la connaissance scientifique. Mais on ne reconnaît probablement plus assez le caractère permanent de ce lien, étant entendu qu'il peut prendre à travers le temps des configurations différentes. Toute l'histoire de la philosophie en témoigne des origines à nos jours, et certaines opérations de différenciation ne signifient pas pour autant séparation absolue. Mais ces remarques nous éloignent de notre propos d'aujourd'hui. Notons simplement ici que ce lien est inscrit dans l'enseignement de la philosophie au sein des lycées français, si l'on parcourt les programmes officiels depuis 1902 jusqu'à 2004. On peut dire que les thématiques consacrées à la science occupent entre un quart et un tiers du programme. On les retrouve principalement au sein d'une répartition du programme dans une partie intitulée tantôt « connaissance » tantôt « la raison et le réel » ou plus anciennement « logique », qui renvoie le plus souvent à des considérations de théorie de la connaissance et d'épistémologie. Mais on les retrouve aussi - il est capital de ne pas l'oublier - dans d'autres champs de réflexion où elles sont impliquées. Comment par exemple parler de l'illusion (et de l'erreur ), de la matière, du temps ou de la technique sans mobiliser d'une manière ou d'une autre le domaine de la connaissance scientifique et de son histoire ? Sans même parler de la nécessaire référence aux sciences humaines, quand on parle par exemple de la société, des échanges, etc. Il y a donc toujours

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fréquemment - de façon normative - évocation et analyse des sciences des plus anciennes au plus récentes dans un cours de philosophie.

Mais il faut – me semble-t-il – reconnaître ici un écart sensible entre le principe d'un programme et sa mise en œuvre effective. En tant qu'inspecteur j'ai souvent entendu quelques professeurs me déclarer ceci : « les thématiques épistémologiques ne passionnent pas les élèves ; je ne veux pas y insister » ou d'autres avancer cela : « si je n'insiste pas sur les thématiques proprement scientifiques, c'est que je ne me sens pas à l'aise, faute d'une culture scientifique suffisante ». Quelles que soient les raisons alléguées, il y aurait de nos jours un engagement plus réduit dans le domaine épistémologique et - même hors ce domaine épistémologique - dans l'évocation des sciences. Mais cet avis ne fait pas l'unanimité chez mes collègues inspecteurs régionaux, si je me réfère à une enquête que j'ai effectuée auprès d'eux en amont de cette intervention. Sur 13 inspecteurs interrogés sur ce point précis du temps globalement consacré par les professeurs au lien avec la science par rapport aux programmes officiels des séries de terminale (difficile au demeurant à apprécier), 2 ne se prononcent pas, 5 affirment qu'il n'y a aucun relâchement, et 6 soutiennent qu'il y a un relâchement. Cette absence flagrante de conclusion significative tient sans doute pour partie au fait que ma question n'était pas posée dans des termes assez précis. Si l'on réduit la science aux considérations épistémologiques ou si l'on intègre des considérations à portée ontologique hors domaine épistémologique, la réponse ne peut pas être évidemment la même. Mais peut-être surtout qu'en termes de conditions de l'observation effectuée par un inspecteur, il est impossible de parvenir à une réponse quantitative sensée et objectivement établie sur ce sujet.

Précisément en abandonnant le point de vue quantitatif, on voit apparaître dans cette enquête un point très net de convergence – en quelque sorte qualitatif - dans le propos des inspecteurs faisant part de leurs observations. Les professeurs du second degré ont tendance au sujet des sciences à basculer dans des discours assez généraux, qui ne prennent pas beaucoup appui sur des exemples précis. J'ai pu lire dans les réponses à mon enquête les formules suivantes : «caractère abstrait , peu informé de cette référence [ aux sciences » ; « les professeurs font peu usage de théories scientifiques ; ils préfèrent des généralités sur la raison » . Il y aurait donc sans doute – dans beaucoup de cas mais pas dans tous – une sorte d'affaissement qualitatif du discours tenu au sujet des sciences et peut-être une sorte de fuite en avant dans la généralité plus ou moins prononcée (peut-être de peur de se tromper ou dans la crainte de lasser). Je ne peux personnellement m'empêcher de constater qu'une certaine évolution des programmes pousse un peu dans ce sens. Dans le programme de 1973, on pouvait lire : « la formation des concepts scientifiques : un exemple » ou « la constitution d'une science de l'homme : un exemple », .et plus anciennement encore dans le programme de 1942 : « quelques exemples de grandes théories de la physique, de la chimie ou de la biologie moderne ». Les programmes actuellement en vigueur n'insistent pas aussi directement et explicitement sur cette exigence de précision.

Mais je ne crois pas qu'il faille tirer de ce premier élément d'analyse une conclusion par trop négative D'autres questions de mon enquête auprès des collègues inspecteurs font apparaître deux autres points de convergence assez nets, qui contribuent à rééquilibrer en quelque sorte la situation.

En premier lieu, les inspecteurs régionaux organisent très majoritairement et régulièrement un nombre substantiel de stages de formation continue sur des thématiques scientifiques, en particulier - en raison de la focalisation de mon propos - sur les sciences mathématiques, les sciences physiques, et les sciences de la vie et de la terre, et – indication très encourageante – les collègues professeurs du second degré s'y inscrivent massivement et sont généralement très satisfaits de ce genre de stage. A cette occasion des universitaires

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scientifiques – professeurs ou maîtres de conférence – viennent instruire un public philosophique très demandeur et les professeurs sont ravis. Pour ne prendre que l'exemple d'académies que je connais directement. Le physicien Jean-.Marc Lévy-Leblond a évoqué la matière selon les conceptions de la physique contemporaine ; le biologiste Michel Morange a présenté la biologie moléculaire ou encore le mathématicien P . Lombard a parlé de la perspective. La proportion statistique est de l'ordre d'1 stage sur 4, voire d'1 stage sur 3 si l'on intègre les sciences dites de l'homme. En second lieu, dans un nombre significatif d'académies (dans 6 académies au moins), des stages de formation communs à des professeurs de science et à des professeurs de philosophie sont organisés. Le plus souvent ces stages fonctionnent fort bien et ils sont régulièrement reconduits ; ils ont du succès. Il peut y avoir des situations d'embarras relatif plus ou moins prononcé, dans la mesure où - en raison même d'échanges intenses et précis avec un grand souci de rigueur intellectuelle de part et d'autre - l'on rencontre des problèmes aigus pour établir une langue commune entre philosophes et scientifiques. Au demeurant, il peut être tout à fait instructif – là où c'est inévitable - de prendre acte de ces différences en apprenant à reconnaître la légitimité et l'intérêt de champs de compétence différents.

Ainsi donc, première conclusion peu contestable et finalement encourageante : les professeurs de philosophie rejoignent ici dans leur désir même l'exigence d'un lien soutenu avec les sciences conformément aux attentes des programmes officiels et à l'esprit de la philosophie à travers les âges. On peut même ajouter qu'ils sont - de fait - friands d'exemples précis. J'ai eu l'occasion d'animer personnellement un stage de formation sur le thème : « l'atomisme : conception scientifique contemporaine et philosophie antique » . A cette occasion j'ai pu - par exemple - en m'appuyant principalement sur les travaux de Mme Bensaude-Vincent, fournir quelques éclaircissements aussi bien scientifiques et épistémologiques qu'ontologiques sur la signification, la genèse et la portée du célèbre tableau de Mendeleiev dans le contexte de la querelle de l'atomisme au 19° siècle. Les collègues ont fait savoir qu'ils étaient satisfaits de pouvoir dorénavant mobiliser un exemple précis d'élaboration scientifique. L'histoire des sciences me semble d'ailleurs un champ d'investigations, d'échanges et d'informations particulièrement fécond quand un philosophe et un scientifique se rencontrent. J'y reviendrai un peu plus tard.

Mais il convient dans un second temps de souligner un autre aspect qui vient quelque peu limiter - sans l'annuler - ce constat positif et qui nous donnera aussi l'occasion de nous intéresser maintenant à l'enseignement expérimental de la philosophie avant la terminale, en classe de seconde et de première. Disons-le nettement, les échanges interdisciplinaires marchent beaucoup plus avec certaines disciplines scientifiques qu'avec d'autres, même s'il y a des académies où le panel des échanges est vraiment complet. Il y a une discipline scientifique privilégiée pour l'activité interdisciplinaire avec les philosophes : les sciences de la vie et de la terre.

D'abord, pour les stages de formation commune évoqués précédemment, plusieurs facteurs jouent : 1) la forte présence - parfaitement compréhensible - de thématiques plus éthiques ou anthropologiques qu’épistémologiques (biotechnologie et bioéthique obligent) ; 2) le contexte épistémique des avancées récentes et considérables de la biologie qui bousculent vision du monde et conception du vivant. Ces bouleversements suscitent une curiosité réciproque entre philosophes et biologistes dans le champ proprement théorique, tout en ne compromettant pas nécessairement la pleine reconnaissance mutuelle de champs de compétence distincts (égale dignité gnoséologique entre les disciplines dans leurs perspectives propres). Des conditions assez exceptionnelles sont ici doublement réunies pour un apprentissage réciproque entre collègues mutuellement intéressés par cet échange interdisciplinaire.

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Ensuite dans le cadre de l'expérimentation de l'enseignement de la philosophie avant la terminale qu'il nous faut maintenant évoquer, on va voir in fine que d'autres facteurs interviennent L'année passée l'inspection de philosophie avait présenté cette expérimentation qui a une dimension fondamentalement interdisciplinaire tournée au demeurant aussi bien vers les lettres que vers les sciences... mais avec un souci explicite de parité . Je n'y reviens pas. Je donnerai seulement quelques indications sur le suivi de la mise en œuvre.

On peut constater en premier lieu avec satisfaction que ces expérimentations – non obligatoires statutairement , il faut impérativement le souligner – se maintiennent dans une dizaine d'académies avec en gros une dizaine de sites à chaque fois (6 académies en particulier : Lille, Bordeaux, Grenoble, Rouen, Caen , Nancy et Strasbourg). Mais il faut reconnaître une nette régression dans une demi-douzaine d'académie et simplement une réduction du nombre des sites pour toutes les autres (de l'ordre de 4 ou 5 sites maintenus). Il est vrai que le contexte budgétaire - imposé naturellement à toutes les disciplines – ainsi que pédagogique ne favorise pas le déploiement de cette expérimentation. Il n'y a pas d'une part de moyens spécifiques pour cette expérimentation ; tout dépend des fonds propres de chaque lycée, et ceux-ci sont plutôt en voie de diminution. Les chefs d'établissement peuvent en toute légitimité réviser à la baisse leur « générosité ». D'autre part les collègues professeurs du second degré (pour notre propos ici scientifiques : mathématiciens, physiciens et biologistes) s'adaptent à de nouvelles contraintes pédagogiques : traiter un programme même restructuré avec un volume horaire nettement plus réduit conduit des collègues scientifiques à ne plus « distraire » une partie de leur précieux temps à des activités interdisciplinaires, fussent-elles jugées intéressantes. Je laisse de côté les considérations sur la forme pédagogique d'organisation de cette interdisciplinarité : la forme « Accompagnement Personnalisé » semble mieux pouvoir persister dans le temps que d'autres formes.

Mais il faut surtout en second lieu à nouveau signaler que les interventions interdisciplinaires tournées vers les sciences autres qu'humaines se développent surtout avec les biologistes et moins avec les physiciens et les mathématiciens, ce qui encore une fois n'exclut pas d'heureuses collaborations avec ces scientifiques. Reprenons l'analyse de ce déséquilibre statistique en complétant les deux remarques susdites. Il y a à mon avis deux raisons supplémentaires – sans doute plus fondamentales - qu'il faut en toute honnêteté intellectuelle mentionner :

En premier lieu, e discours commun est bien plus difficile à établir dès qu'il y a présence insistante du formalisme mathématique, et précisément les sciences de la vie et de la terre le mobilisent beaucoup moins . Dans le champ de ces dernières disciplines, les professeurs de philosophie se sentent – parfois à tort - plus à l'aise dans leur tentative de bien assimiler les connaissances scientifiques, ce qui en pratique interdisciplinaire représente toujours un effort nécessaire et important.

En second lieu, disons-le avec franchise - en laissant pour le moment de côté les cas d'entente parfaite et d'estime réciproque – il y a de fait au lycée - disons fréquemment - dans la relation entre les professeurs de philosophie d'un côté et les professeurs de sciences physiques et de mathématiques de l'autre, un climat réciproque de distance, de crainte et parfois de méfiance. On rencontre ici un autre type de fait constatable : les mentalités dans le corps professoral du second degré. Forçons un peu le trait pour bien faire apparaître une tension entre scientifiques et philosophes, un peu moins vives chez les biologistes pour des raisons de contexte particulier indiquées précédemment : a- le scientifique peut se méfier du philosophe, qui est souvent considéré comme très ignorant en matière scientifique et comme développant des spéculations très abstraites et non fondées rigoureusement. Il pourrait dire ceci de l'autre : le philosophe risque fort de me faire perdre du temps et il peut même en sortant inconsidérément de son champ de

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compétence propager des idées scientifiquement inexactes chez les élèves ; b- le philosophe peut se méfier du scientifique, qui est souvent considéré comme très ignorant en théorie de la connaissance et comme développant dans un langage inaccessible au commun des mortels un savoir exclusivement technique. Il pourrait dire ceci de l'autre : le scientifique peut me ridiculiser en raison de mes maladresses de néophytes et il risque fort de dénigrer auprès des élèves le discours philosophique comme une pure construction verbale inutile. Si l'on radicalise à l'extrême, l'on obtiendrait cette opposition, où chacun se drape d'une autorité supérieure que l'autre n'aurait d'aucune manière.

« La connaissance exacte et validée dans un champ délimité, le maniement parfaitement réglé et strictement consistant des algorithmes, la pratique expérimentale méthodique, bref la rigueur intellectuelle, c'est moi » pourrait dire le professeur de science.

« La culture générale à visée encyclopédique, les théories de la connaissance y compris scientifique, la pratique radicalisée de l'interrogation conceptuelle sur les présupposés, bref le discours construisant un sens, c'est moi » pourrait dire le professeur de philosophie.

Encore une fois, je n'évoque pas ici les universitaires en prise avec les évolutions de leur discipline sur le sujet en question. La plupart ne poseront pas du tout le problème en ces termes. Je décris schématiquement une posture statistiquement moyenne dans l'enseignement secondaire français.

On aurait tort de se moquer de ces attitudes répandues chez les professeurs du second degré car au fond elles ont été – certes sous une forme plus étayée et bien mieux formulée – thématisées par de grandes autorités intellectuelles. Un très grand physicien de la fin du 19° siècle, L. Boltzmann (qui a joué un rôle décisif en thermodynamique et qui a défendu héroïquement en physique l'hypothèse de l'atome, presque seul contre une grande majorité de physiciens à l'époque) n'avait que mépris pour les constructions spéculatives de la philosophie (l'idéalisme allemand) considérées comme des constructions imaginaires délirantes ( en particulier Hegel), et stigmatisait donc avec une grande violence verbale cette Naturphilosophie qui prétendait effectuer une déduction philosophique des sciences pour faire valoir au contraire la science comme seule connaissance rigoureuse. Et précisément - presque à l 'inverse - G.F.W Hegel au début de ce 19° siècle (penseur dont on ne peut nier l'influence philosophique considérable sur les esprits encore au 20° siècle) a développé le primat de la Raison spéculative (la philosophie) sur l’Entendement opérant et articulant des distinctions (la science) . Certes cette conception ne retirait pas toute valeur aux connaissances scientifiques, puisque pour notre philosophe tout moment de l'Esprit a sa dignité propre irréductible, mais cela revenait tout de même à relativiser considérablement leur rôle. Seule pour ce grand philosophe la philosophie peut prétendre légitimement au statut de savoir authentique donnant un sens intégral aux choses et opérant des déductions complètes. Et il n'est pas douteux - de façon plus contemporaine - qu'une forme agressive de « positivisme » affichant son dédain pour tout autre savoir que scientifique et une forme arrogante d'« existentialisme » manifestant son désintérêt pour les contributions de la science sont des figures bien réelles de la pensée contemporaine et peuvent donc venir habiter certains esprits et légitimer théoriquement en eux des attitudes d'exclusion réciproques.

Il est clair que cet état d'esprit évoqué comme deuxième raison de fond ne favorise pas vraiment la pratique de l'interdisciplinarité en deçà même des initiatives individuelles. Mais cet état d'esprit - peut-être particulièrement en France - s'accompagne en outre d'une sorte de dogme sur le lien entre philosophie et science et qui constitue une troisième raison de fond que je ne dissocierai pas de la précédente. Certes on peut faire quelques échanges (se tenir au courant), mais fondamentalement on pense de part et d'autre - sans forcément le proclamer trop fort - que le divorce entre science et philosophie a eu lieu et que toute reprise de vie commune ou même simplement de relations suivies n'est ni possible ni souhaitable.

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Certains pensent – à mon avis complètement à tort – qu'on ne peut préserver le dynamisme de sa discipline qu'en s'enfermant complètement dans sa spécificité.

Mais il ne faut pourtant pas tirer de ces obstacles mentionnés une conclusion alarmante. Dans les deux cas, il est parfaitement possible de les surmonter.

S'agissant de l'obstacle du formalisme mathématique, il faut noter que d'excellents théoriciens remarquables vulgarisateurs - par exemple E. Klein parmi d'autres - sont capables en physique de présenter de façon fort claire et assez simple des théories scientifiques contemporaines et que les philosophes peuvent ici s'instruire de façon substantielle sans qu'il y ait trahison de la science de la part des auteurs de ces belles entreprises de vulgarisation ou mauvaise compréhension de la part des bénéficiaires. Au demeurant de très grands théoriciens aussi peu suspects de faiblesse théorique que de laxisme intellectuel comme Einstein ou Bohr ont eu l'occasion de déclarer que des intuitions fondamentales en physique pouvaient parfaitement être formulées dans un langage dénué de tout formalisme mathématique. Ce qui ne revient pas à nier pour autant le caractère inévitablement et hautement mathématisé du savoir physique constitué comme science, ainsi que Kant l'avait déjà bien indiqué en son temps. On peut par ailleurs noter que les nouveaux programmes de physique dans le second degré ne mobilisent pas un savoir très mathématisé. Quant aux mathématiques, il est possible de travailler sur des aspects ne mobilisant pas un savoir technique trop compliqué ; il y a par exemple des paradoxes de la continuité qui sont faciles à assimiler et à présenter. De même le cas paradoxal de l'ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes peut être maîtrisé sans trop d'efforts. La difficulté réside plutôt ici dans le contenu des programmes officiels de mathématique en seconde, première ou terminale qui n'offre pas toujours des considérations se prêtant à une exploitation philosophique excitante pour les élèves et praticable pour le professeur de philosophie. La pratique de l'interdisciplinarité recommandée dans le cadre de l'expérimentation invite à s'appuyer exclusivement sur ces programmes que la philosophie n'a évidemment pas à déterminer. Il faudrait sans doute ici – me semble-t-il - faire preuve de plus de souplesse. Un détour hors programme sur un aspect particulier du savoir mathématique suscitant un éclairage philosophique particulièrement instructif peut être bénéfique à l'intérêt que les élèves portent au savoir mathématique .Et il peut être abordé dans un horaire assumé par le professeur de philosophie dans la formule d'interdisciplinarité au sein d'un dispositif d'Accompagnement Personnalisé, afin de ne pas gêner le traitement du programme de mathématiques dans son propre horaire dédié, laissé intact.

S'agissant de l'obstacle « état d'esprit », il faut d'abord ne pas oublier que j'ai opéré un passage à la limite où le tableau de la situation des mentalités moyennes a été délibérément noirci. Une belle curiosité pour l'autre discipline existe tout de même dans nombre de cas. Mais il faut surtout noter que l'obstacle peut être intégralement levé par une pratique bien réglée de l'interdisciplinarité entre collègues faisant des efforts spécifiques. Je vais développer ce deuxième point dans les paragraphes qui suivent. Caractérisons en détail une telle pratique interdisciplinaire féconde modifiant l'état d'esprit dominant. Il faut que les professeurs concernés aussi bien philosophes que scientifiques aient l'occasion de découvrir la compétence propre de l'autre et aussi de reconnaître leur propre incompétence, .et de découvrir que l'autre en sait un bout sur des points où on le croyait ignorant. Il faut donc que le professeur de philosophie cesse de croire qu'il sait l'essentiel d'une science ou d'une théorie scientifique à partir de quelques généralités qui peuvent être au mieux approximatives ou au pire carrément fausses. Il faut que le professeur de science reconnaisse qu'en matière de théorie de la science et en particulier sur les détails historiques de sa genèse ou de son évolution, il est souvent dans le simplisme ou dans l'erreur au sens strict. Il faut donc qu'il soit l'un et l'autre en situation de s'instruire mutuellement.

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Or j'ai – personnellement (je n'engage en rien ici l'inspection générale de philosophie) - la faiblesse de penser que l'un des meilleurs moyens d'atteindre cet objectif est de favoriser des considérations interdisciplinaires en histoire des sciences. Avec ce domaine l'on choisira en effet un terrain neutre où l'on rétablira un équilibre entre ce peuvent apporter le philosophe et le scientifique dans leur domaine respectif, pouvant faire alors l'expérience d'apprendre par un autre sous un autre point de vue des choses essentielles pour son propre savoir. De surcroît, ce domaine exploité ensemble mettra fin à une situation d'asymétrie désastreuse pour la bonne marche d'une interdisciplinarité en acte. Dans le rapport réflexif à une science, le professeur de science dispose évidemment d'un savoir positif dont est largement démuni le professeur de philosophie, ce qui peut engendrer un complexe de supériorité chez l'un et d'infériorité chez l'autre, même si le philosophe cherche à apporter quelques commentaires réflexifs . Avec la référence à l'histoire des sciences un autre élément intervient : c'est le philosophe qui a le plus souvent (ou qui peut avoir le plus facilement) la maîtrise de ce savoir historique positif et qui dispose alors à son tour d'une compétence dont le scientifique est souvent démuni et qu'il ne peut pas dénoncer comme une construction intellectuelle discutable dans son principe même.

L'on provoquera ainsi de nombreuses occasions de rectification d'erreurs des deux côtés et l'on se trouvera en présence d'exemples précis et circonstanciés qui sortent la science du registre des généralités finalement insignifiantes (défaut possible de philosophe) ou du registre du seul discours symbolique et technique (défaut possible de scientifique), et qui offrent surtout aux élèves le spectacle saisissant, voire palpitant, d'une science vivante en train de se faire.

Je peux ici - dans l'esprit susdit - faire état de pratique interdisciplinaire assez féconde avec même parfois co-animation. Je pense ici à un cas très récent dans l'Académie de Strasbourg au sujet de la révolution galiléenne ; un professeur de philosophie et un professeur de physique toujours co-présents sont intervenus successivement devant des élèves d’une classe de seconde lors de deux séances de deux heures - d'abord le philosophe puis le physicien -.ce qui a passionné les élèves et changé l'idée qu'ils se faisaient des deux disciplines… D'une façon générale avec cette thématique, un physicien peut découvrir grâce à un philosophe que la principale innovation de Galilée n'est pas l 'héliocentrisme ni même l'expérimentation, mais la mathématisation de la nature avec une forte influence - même si elle n'est pas exclusive - d'une pensée philosophique : le platonisme et dans le contexte d'un changement complet de l'image du monde, .et un philosophe peut apprendre d'un physicien qu'en physique classique le principe d'inertie ne peut pas en lui-même et directement être prouvé empiriquement (Einstein a eu quelques phrases lumineuses sur ce point).

Mais il y a bien d'autres exemples d'une interaction intellectuelle possible. Toujours en physique, un philosophe peut apprendre à un physicien que l'expérience de Michelson et Morley n'est pas en fait - dans l'article de 1905 - le point de départ des analyses d'Einstein sur la relativité restreinte, et un physicien peut apprendre à un philosophe que le principe de relativité (existant déjà sous une première forme avec Galilée) correspond en fait avec l'idée fondamentale d'invariance des lois à l'inverse du relativisme.

Un mathématicien peut constater avec plaisir qu'un philosophe sait que la partie d'un ensemble infini peut être elle-même infinie et que l'axiome le tout est plus grand que la partie ne vaut que pour les ensembles finis, et un philosophe peut découvrir avec satisfaction qu'un mathématicien sait que Cantor, créateur de la théorie des ensembles, a étudié précisément et avec profit les distinctions scolastiques entre différents infinis et que certains paradoxes de la continuité étaient déjà connus en cette époque médiévale prétendument obscure.

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Un biologiste peut apprendre d'un philosophe à bien distinguer dans son vocabulaire « l'évolution » de deux autres notions : « l'histoire » et « le développement » ou encore comment – en son temps - C. Bernard a pu conceptuellement concilier les déterminismes physico-chimiques et la spécificité du vivant pour assurer une assise philosophique cohérente à la physiologie naissante, et un philosophe peut découvrir d'un biologiste (reprise contemporaine du darwinisme par Stephen Jay Gould) que des aspects non adaptés sont présents dans des espèces qui existent ou ont existé réellement et très durablement (croire qu'il y a dans l'évolution un tri parfait par la sélection naturelle est une erreur renvoyant d'une autre manière à l'illusion finaliste d'un monde merveilleusement organisé).

Dès lors l'estime intellectuelle et l'intérêt réciproque peuvent apparaître. Il devient beaucoup plus facile pour les deux professeurs de produire un enseignement commun. Dans ce domaine neutre - l'histoire des sciences - où l'on trouve de la philosophie et de la science s'entrecroisant, peut se déployer et réussir une interdisciplinarité effective et féconde. Elle pourra contribuer à redonner aux élèves le goût de la recherche scientifique.... et de l'interrogation philosophique. Mais il est vrai que cela suppose de part et d'autre des collègues professeurs motivés, et en outre pour le cas des professeurs de philosophie une formation (initiale et continue) en histoire des sciences, qui existe déjà bien sûr mais qui devrait être impérativement développée.

Pour conclure, permettez-moi les deux remarques suivantes. Primo : je n'ai mentionné les limites ou les difficultés rencontrées que pour mieux repérer les conditions d'une interdisciplinarité réussie dans le second degré. Cette interdisciplinarité entre philosophie et science n'est pas seulement souhaitable, elle est parfaitement possible ; des exemples positifs l'attestent. Secundo : on a eu bien sûr raison - assez récemment - d'attiser en quelque sorte le goût un peu défaillant des élèves pour les sciences en leur faisant découvrir très concrètement toutes les applications pratiques courantes liées à telle ou telle théorie scientifique et en favorisant la mise en œuvre pratique par des élèves eux-mêmes de ces applications ou expérimentations. Je crois personnellement qu'on n'aurait pas tort de viser le même résultat , en proposant - de façon complémentaire - une découverte des conceptions générales du réel ou des changements dans l'image du monde qui interviennent dans l'émergence ou la difficulté d'émergence des grandes théories scientifiques radicalement novatrices. La fascination intellectuelle pour des bouleversements complets dans notre façon de concevoir le réel (ou tout autant pour la manière souvent ingénieuse et parfois extrêmement audacieuse théoriquement dont les grands savants ont fait leurs découvertes) peut aussi susciter nombre de vocations scientifiques. La science vit aussi du goût pour la spéculation proprement théorique.

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Gérard Huet, Membre de l’Académie des sciences

Fondements de l'informatique, à la croisée des mathématiques, de la logique et de la linguistique

Je vais essayer dans mon propos de défendre le point de vue que l’informatique est une science. C’est un exercice difficile, il faut toujours commencer par des précautions oratoires, que l’informatique n’a rien à voir avec la notion d’ordinateur par exemple, contrairement aux idées reçues. Bien sûr, les ordinateurs ont permis le développement de l’informatique en tant qu’outils. Mais la technologie des ordinateurs électroniques s’appuie essentiellement sur la physique. Par exemple, la fabrication des circuits des micro-processeurs, des mémoires et des contrôleurs, c’est un problème de physique du solide, qui n’a pas directement à voir avec le traitement de l’information et l’informatique. Une autre idée communément répandue est que l’informatique, c’est ce tsunami planétaire nommé Internet qui bouleverse complètement le champ social. Il faut laisser de côté cela si l’on veut comprendre l’aspect scientifique de l’informatique. Aussi je ne parlerai aucunement des considérations sociales autour de l’informatique, puisque l’exposé de Stéphane Grumbach y est consacré.

Les informaticiens revendiquent l’informatique comme étant d’une certaine manière une discipline autonome. Ce n’est pas si évident que cela. J’estime qu’en quarante ans de recherches en informatique j’ai essentiellement fait des mathématiques. L’activité de recherche en informatique est en effet par essence de nature mathématique. Alors ce sont des mathématiques un petit peu particulières peut-être, ce sont des méthodes mathématiques considérées comme plutôt marginales par la communauté mathématique, par rapport aux grands programmes ouverts de leur discipline. Lorsque je veux être provocateur, je dis que l’informatique c’est comme les mathématiques, simplement, c’est plus précis et c’est plus rigoureux. Jean-Pierre Kahane sait que j’aime bien taquiner les mathématiciens, mais les philosophes parmi vous doivent avoir les cheveux qui se dressent sur la tête : plus formel que les mathématiques, quelle horreur, ou quel blasphème. Je vais donc devoir essayer d’expliquer un petit peu cela. Mon collègue Aigrain nous a parlé de programmes. En effet, les programmes informatiques sont d’une certaine manière l’objet essentiel d’étude. Qu’est-ce qu’un programme ? Un programme c’est un texte formalisé qui peut être interprété comme une séquence d’opérations menant à un calcul effectif. Que ces opérations soient les opérations d’une machine physique ou d’une machine virtuelle ou même d’un humain. Ces textes sont écrits dans des langages formalisés qu’on appelle des langages de programmation, et ils peuvent être analysés comme des objets mathématiques en soi, que l’on appelle les algorithmes. En fait, c’est une investigation qui pré-date les ordinateurs, puisque les bases de la calculabilité ont été établies par des logiciens comme Turing, Gödel ou Church dans les années 30.

La programmation fut au début la simple itération d’opérations élémentaires d’une machine physique effectuant des modifications d’état d’une mémoire interne. Puis se dégagea la notion de langage permettant de définir et d’exécuter des opérations plus complexes, d’abstraire des calculs dans des procédures, de représenter des données dans des structures complexes. Le texte des programmes devint une espèce de grande formule mathématique exécutable. Récemment, la notion de « programmation fonctionnelle » a poussé ce point de vue en mettant au premier plan la notion de fonction. L’idée est de mettre au cœur du dispositif une algèbre fonctionnelle très simple mais de grand pouvoir expressif, vue comme espèce d’ossature commune à tous les langages de programmation. Cette algèbre fonctionnelle est encore peu connue, alors qu’elle remonte aux travaux du logicien

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Alonzo Church en 1940. Dans notre jargon on parle de lambda calcul. En fait, parler de lambda calcul c’est un peu mettre la charrue avant les bœufs, c’est parler d’un calcul avant de parler de l’algèbre sous-jacente, la fameuse algèbre fonctionnelle. Celle-ci est extrêmement simple. Comparons avec une notion élémentaire d’algèbre universelle, la structure de groupe. On postule une opération de groupe, binaire, une opération inverse unaire et une constante, l’élément neutre. C’est ce qu’on appelle la signature de la structure de groupe. De manière analogue, l’algèbre fonctionnelle postule trois opérateurs : abstraction de fonction (unaire), application de fonction (binaire), et on se donne comme constantes tous les entiers naturels, vus comme paramètres permettant d’exprimer l’argument formel de la fonction.

Laissez moi donner une illustration concrète. Par exemple, examinons un objet mathématique comme le polynôme x2 + 2x + 1. En fait, le statut de cette formule est un petit peu ambigu. Vous pouvez y penser comme dénotant une valeur réelle par exemple, pour une valeur réelle du paramètre x. Mais vous pouvez également y penser comme dénotant la fonction qui associe à la valeur x de son argument le résultat x2 + 2x + 1. Ainsi, il y a une espèce d’ambiguïté de cette notation, et suivant la manière dont ce polynôme va être placé dans le discours mathématique, il va dénoter un entier ou une fonction. Dans l’algèbre fonctionnelle, on distingue l’expression polynomiale x2 + 2x + 1 et son abstraction fonctionnelle explicite, notée λx.x2 + 2x + 1, la fonction polynomiale correspondante, appelons-la F. On peut maintenant appliquer cette fonction F à un argument X, et l’expression correspondante F(X) dénote son résultat, c’est-à-dire X2 + 2X + 1. Ceci illustre le constructeur de l’algèbre appelé abstraction fonctionnelle, et noté λ : il capture la variable formelle x du polynôme, et forme la fonction polynomiale.

Dans l’exemple de la structure de groupe, on considère les lois du groupe, exprimées par des axiomes équationnels postulés comme des identités sur les opérations. Par exemple, x*I = x exprime que l’élément I est neutre à droite pour l’opération *. Une autre loi est l’associativité de l’opération *. Dans notre algèbre fonctionnelle, il y a une loi unique, qui est tout simplement la règle de substitution :

(λx.E[x] X) = E[X].

Vue de gauche à droite, cette loi devient une règle de calcul, qui permet de « simplifier » l’application d’une expression formelle explicitement fonctionnelle, en substituant à son argument formel x l’argument actuel X. En termes de programmeur, on « appelle » la procédure E avec la valeur X pour son paramètre x. Ceci semble si simple qu’on ne peut a priori imaginer que les calculs les plus compliqués puissent se réduire à l’enchaînement de cette loi de substitution qui semble juste tautologique. Il y a des petits détails techniques tout de même, ce n’est pas si simple que ça paraît. Par exemple, comment ne pas s’emmêler les pinceaux avec les noms des différentes variables formelles des fonctions imbriquées. C’est un problème bien connu en logique, avec la notation des quantificateurs, mais aussi avec la notation ensembliste { x | P(x)}, et puis avec les notations pour les sommes, les intégrales ou pire les dérivées partielles. La notation fonctionnelle permet de résoudre ce problème de nommage d’indice de liaison uniformément une bonne fois pour toutes. Toutes les notations spécifiques avec des variables liées deviennent alors des cas particuliers d’expressions fonctionnelles. Le problème a été complètement résolu en 1967 par le mathématicien Nicolaas de Bruijn, avec une notation d’indice arithmétique permettant d’éviter la confusion des noms.

Toutefois cette notation algébrique des expressions fonctionnelle n’est pas utilisable commodément dans le discours mathématique destiné à des humains, elle est réservée à

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l’implémentation de bas niveau, où l’indice de de Bruijn correspond à l’index dans la pile bien connu des compilateurs. Il en résulte que cette structure fondamentale d’algèbre fonctionnelle est encore très peu connue même des mathématiciens, et que le terme « lambda calcul » n’évoque généralement aux non spécialistes qu’un galimatias illisible de symboles, aux propriétés arcanes connues seulement de quelques rares experts.

C’est pour pallier cette difficulté que je me suis bien gardé d’annoncer d’emblée que j’allais vous parler de λ-calcul, et que j’ai dégagé le concept d’algèbre fonctionnelle comme un diamant caché dans la gangue d’un formalisme abscons. Evidemment, la terminologie pose question. Comment puis-je m’arroger le droit de parler d’algèbre fonctionnelle, sans me référer le moins du monde à la notion mathématique classique de fonction ?

Bien sûr, les mathématiciens ne nous ont pas attendu pour manipuler le concept de fonction. Plus exactement, jusqu’au 18° siècle, les fonctions en mathématiques étaient plutôt comme des algorithmes, avec une notion de calcul, et elles n’étaient pas des objets mathématiques en soi, c’était plutôt des éléments du discours. Puis vint l’Analyse, puis la Théorie des Ensembles, puis la camisole Bourbaki, et les fonctions ont été priées de rentrer dans le rang, enfermées dans le rôle secondaire de relations univoques. Je me souviendrai toujours de mon premier cours de mathématiques en école d’ingénieur. À peine étions-nous assis, le professeur demanda à l’amphi de donner la définition de ce qu’est une fonction. Tous les étudiants évoquant une notion de calcul furent traités d’ânes, jusqu’à ce que le fayot de service ne donne la bonne définition, un ensemble de paires <x,y> tel que pour tout x, il existe au plus un y tel que <x,y> appartienne à l’ensemble. C’est beau comme l’antique. Remarquez que la valeur de cette fonction en x, lorsque y existe, c’est y, obtenu instantanément. Il n’y a pas de dynamique, tout est sur la table. Il m’a fallu des années pour comprendre que j’avais été endoctriné par un bourrage de crâne ensembliste niant au départ la notion même d’algorithme.

En effet, ces fameuses fonctions mathématiques, en tant qu’objets mathématiques encodés au forceps dans le carcan ensembliste, sont marquées d’une faute originelle, l’extensionalité. Si f et g ont les mêmes valeurs pour tout argument de leur domaine commun, alors elles sont égales. C’est-à-dire in-dis-tin-gua-bles. Dans la nuit des fonctions ensemblistes, tous les algorithmes sont gris. On ne peut pas distinguer deux algorithmes, deux programmes qui vont calculer de manière différente peut-être, mais au bout du compte avoir le même résultat. Donc il faut bien comprendre que notre calcul fonctionnel ne parle pas de cette abstraction de fonction au sens de la théorie des ensembles, qui n’est que la relation entre les entrées et les sorties indépendamment de leur calcul, mais parle plutôt d’une autre notion plus intentionnelle, les algorithmes. Autrement dit, on fait attention à la manière dont la fonction est présentée par un programme, par exemple, par une suite de réécritures sur des formules. C’est pour cela que l’on parle d’algorithmes plutôt que de fonctions, et les algorithmes sont le premier objet d’étude de l’informatique.

Pour illustrer la différence, songeons à quoi étaient occupés principalement les ordinateurs dans les années 70. Essentiellement à faire du tri. Les ordinateurs étaient utilisés à gérer des bases de données, à faire des calculs bancaires… On devait trier de grandes bases de données, et le tri a été un programme de recherche important pendant des années. Si vous expliquez à un mathématicien ce qu’est un problème de tri, par exemple de trier en ordre croissant une séquence finie d’entiers, il est probable qu’il n’y verra qu’une trivialité, qu’il saura résoudre instantanément. Par exemple, en engendrant toutes les

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permutations de la liste de départ, et en l’inspectant jusqu’à trouver la permutation dans l’ordre. Le problème c’est que ce processus est exponentiel, en temps et en mémoire. Si on essaye le procédé sur la base de données des immatriculations de voitures en France, mettons 50 millions d’entrées, on parle de factorielle 50 millions, nombre supérieur au nombre de particules dans l’univers. Il nous faut donc inventer des algorithmes un peu plus malins, et en comprendre les mérites en évaluant leurs temps de calcul et leur empreinte mémoire. Par exemple, Sir Tony Hoare inventa un algorithme de tri rapide appelé Quicksort, et qui fit sa gloire. Les mathématiciens n’ont pas l’habitude de cela, pourquoi ? Parce que tous les algorithmes de tri calculent la même fonction ensembliste, et que le théorème mathématique sous-jacent, l’existence de cette fonction, est une trivialité dont la preuve n’est pas importante. Pour nous, chaque algorithme correspond précisément à une preuve, et c’est cette preuve qui distingue un bon algorithme d’un mauvais. D’ailleurs on nomme les algorithmes et on célèbre leurs auteurs, alors qu’en mathématiques, on nomme les théorèmes, mais on ne nomme pas en général les preuves, qui sont des objets jetables.

Cette distinction est fondamentale. Derrière la pratique mathématique usuelle, il y a un principe épistémologique qui n’est écrit nulle part ni consciemment internalisé. C’est le principe de la non-pertinence des preuves. En effet, ouvrons un livre de mathématiques. On y trouvera un discours formalisé avec des axiomes, des définitions, et des théorèmes. On justifie les théorèmes par un morceau de rhétorique plus ou moins bien explicité, on pourra juger ces « démonstrations » plus ou moins élégantes, mais les preuves peuvent être effacées, et seuls comptent les énoncés des théorèmes, qui peuvent servir de lemmes intermédiaires aux théorèmes suivants, tout-à-fait indépendamment de leurs preuves. Il y a donc là un principe d’abstraction important que j’énonce comme étant la non-pertinence des preuves.

Si l’on écrivait un ouvrage d’algorithmique sur ce modèle, le chapitre du tri se réduirait à un théorème trivial, et on jetterait le bébé algorithme avec l’eau du bain de la démonstration considérée comme non essentielle. En fait, un algorithme de tri est essentiellement l’ossature de la démonstration qu’il vérifie la spécification de trier son argument. À chaque démonstration correspond un algorithme, qui a ses mérites propres, qui transcendent le simple fait que la fonction entre ses entrées et ses sorties est la bonne.

En fait ce principe de non pertinence est en voie de régression. On en voit les prémices dans des bizarreries de rédaction du discours mathématique. Par exemple, en théorie des nombres, il y a le Postulat de Bertrand, un résultat de densité des nombres premiers : pour tout nombre premier, il existe un nombre premier plus grand, mais inférieur à son double. Pourquoi n’est-ce pas le Théorème de Bertrand, car enfin c’est bien un théorème, et pas un axiome, comme la terminologie de postulat le suggère ? La réponse, c’est qu’on souhaite honorer Bertrand, qui a correctement postulé la conjecture, en la vérifiant jusqu’à 3 millions, et qui en a déduit des conséquences importantes. Mais la démonstration générale ne vint bien plus tard qu’avec Tchebychef, qui prouva un théorème très légèrement plus général. C’est ce qu’expliquent Hardy et Wright dans leur bible du domaine « An Introduction to the Theory of numbers ». En fait, l’énoncé de leur théorème 418 correspond bien à la conjecture de Bertrand, et ils en donnent une preuve plus élégante que celle de Tchebychef, et due à Erdös ! On voit déjà bien là que si l’on veut rendre à César ce qui est à César, il faut prendre au sérieux les preuves comme objets de première classe.

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Les philosophes intéressés par l’épistémologie connaissent bien ce problème, qui est exacerbé par la mouvance des définitions, qui deviennent plus précises au fil du temps. Cette problématique a été magistralement développée dans « Preuves et réfutations », une perle de rhétorique autour de la conjecture d’Euler due à Imre Lakatos, et qui est malheureusement peu connue sauf de spécialistes.

Une autre bizarrerie intéressante est l’ « Hypothèse du continu », qui postule qu’il n’existe pas d’ensemble de taille (au sens du cardinal de la théorie des ensembles) intermédiaire entre le dénombrable (les entiers) et le continu (les réels). C’est tout de même relativement important d’un point de vue philosophique, car après tout les entiers et les réels sont les deux mamelles de Mathématique. Si l’on croit que Zermelo-Fraenkel est l’alpha et l’oméga de ses fondements, on doit pouvoir se prononcer sur cette hypothèse. Alors, est-ce que c’est vrai, ou est-ce que ce n’est pas vrai ? Hé bien, le statut de la chose est peu compliqué. On n’a qu’une réponse de Normand : p’têt ben qu’oui (Gödel), p’têt ben qu’non (Cohen). Mieux, c’est « comme tu veux tu choises ». Dans un sens, l’hypothèse est bonne, et son contraire aussi. On me dira que je fais encore de la provocation, mais c’est exactement le statut mathématique de la chose. On peut s’appuyer sur ce principe, dans le sens où il peut être ajouté aux axiomes standards de théorie des ensembles sans mettre davantage en péril sa cohérence présumée. Mais on peut aussi effectivement prouver son contraire, en postulant un cardinal inaccessible qui sera le témoin du fait que l’on peut « forcer » un ensemble à s’insinuer dans l’intervalle entre le dénombrable et le continu. Le problème, maintenant, c’est qu’on ne peut pas admettre des mathématiques s’appuyant sur l’hypothèse en coexistence pacifique avec des mathématiques s’appuyant sur son contraire, au risque de voir tout s’effondrer.

Comme on le voit sur cet exemple, les problèmes de fondement exigent de comprendre très précisément les preuves admissibles dans tel ou tel système axiomatique, sans certitude d’ailleurs de la cohérence absolue d’un tel système, en vertu des résultats de Gödel. Mais tout raisonnement mathématique n’a pas immédiatement un contenu calculatoire, et même des axiomes considérés comme anodins en logique classique posent un problème d’interprétation constructive. Donnons une fable pour l’illustrer.

Je vais vous raconter une histoire montrant la différence entre un informaticien et un mathématicien. D’abord, on imagine un mathématicien qui teste un nouvel étudiant sur ses capacités de raisonnement, et qui lui donne le problème : « Montrer qu’il existe X et Y irrationnels tels que X à la puissance Y soit rationnel ». L’étudiant rentre chez lui, réfléchit sur irrationnel, tout de suite il pense à √2 irrationnel. Il se dit que peut-être par chance √2 à la puissance √2 est rationnel, auquel cas il aurait la réponse avec X=Y=√2. Par contre, il est plausible qu’en fait ce nombre soit irrationnel. Mais en ce cas, en l’élevant à la puissance √2, il obtient √2 au carré, c’est-à-dire 2, et dans ce cas il a la réponse aussi. Il est tout content, va prendre une bière, et demain le Professeur sera content. En parallèle, Google vient d’embaucher un nouvel informaticien, et l’ingénieur en chef lui soumet un problème qui se pose dans une application au traitement d’images – il faut trouver deux paramètres à fournir au logiciel de rendu d’images, disons X et Y, tels que X et Y soient irrationnels mais que X à la puissance Y soit rationnel. Le jeune informaticien, qui a un bagage similaire au jeune mathématicien, va faire la même séquence de raisonnements. Pourtant, elles ne l’aideront en rien, il ne va pas savoir quoi faire de l’alternative. Il ne peut pas s’en tirer à aussi bon compte, et revenir vers son patron en disant voilà, le programme c’est : « Si √2 à la puissance √2 est rationnel, on retourne X = √2 et Y = √2, sinon, on retourne X = √2 à la puissance √2 et Y = √2 ». Il ne peut pas espérer que l’ordinateur trouvera la réponse tout

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seul, et son patron le traitera d’incompétent. Evidemment, l’une des deux alternatives est correcte, et il en existe sans doute une preuve quelque part, mais là ça n’est plus une trivialité.

Alors, où est la différence ? C’est qu’il est très facile de prouver l’existence de X et Y répondant à la question, en composant les deux branches de l’alternative avec l’axiome du tiers exclu, mais cela ne nous donne pas pour autant les valeurs concrètes de X et Y attendues par le logiciel de traitement d’images.

Ces questions de constructivité des raisonnements mathématiques ne sont pas vraiment nouvelles, elles étaient déjà soulevées par Brouwer il y a un siècle, mais à l’époque on les a traitées par le mépris, et on a relégué les méthodes constructives à un ghetto appelé par dérision « intuitionnisme », comme si ces procédés participaient d’un psychologisme sentant le soufre. Depuis l’arrivée de l’informatique, et de logiciens comme Per Martin-Löf intéressés à la modéliser par des méthodes constructives, un nouvel essor de la théorie de la démonstration se dégage sous l’intitulé « Théorie des types », apte à expliquer les mathématiques constructives régissant la programmation.

En fait le tiers exclu est une espèce de poison qui s’est introduit subrepticement dans les Mathématiques, dont le discours standard ressort à la logique classique. Logique classique dont le tiers exclu est la pierre angulaire. Par exemple, ouvrons Bourbaki au hasard. On y trouvera des « Propositions », exprimées sous la forme d’une proposition logique contenant des variables libres (Soient X un espace compact, R une relation d’équivalence dans X, C son graphe, etc.) et énonçant « Les conditions suivantes sont équivalentes : », le tout suivi d’un certain nombre d’assertions , considérées comme des paraphrases de la même notion et nommées a), b), c), etc. Suit une preuve que a) implique b), b) implique c), c) implique a) typiquement. C’est élégant, on encapsule des formulations supposées équivalentes d’une notion, et on obtient une « définition » de la notion reflétant ces divers points de vue, et utilisable sous divers angles d’attaque. Le problème, c’est qu’on n’attache pas d’importance aux procédés logiques intervenant dans les preuves des implications mutuelles. Notamment, l’axiome du tiers exclu peut s’y glisser, et ainsi diluer des notions non équivalentes d’un point de vue plus fin, apportant un élément de flou dans la définition du concept établi. On voit bien ici le côté pernicieux du principe de non-pertinence : ces définitions polluées vont à leur tour contaminer les développements les utilisant, sans traçabilité possible, avec l’indécidable mélangé au calculable.

Revenons justement au calculable. J’ai commencé mon discours en présentant le calcul fonctionnel, distinguant les algorithmes des fonctions extensionnelles, et proposant une notion de calcul universel. Cette notion de calcul introduit une dynamique dans l’élaboration du résultat d’une fonction. En particulier, les calculs peuvent ne pas terminer, et c’est là un aspect essentiel. Il est notamment essentiel pour justifier la complétude du langage de programmation au sens de Turing, c'est-à-dire du fait que l’on dispose d’un formalisme qui a le pouvoir de définir toutes les fonctions calculables. Ceci est obligatoirement au prix de l’introduction de notations pour des programmes qui peuvent ne pas terminer pour certaines valeurs de leurs données. Il n’y a pas une théorie des fonctions calculables, il y a une théorie des fonctions partielles calculables, et c’est toute la dynamique du calcul qu’il faut examiner avec soin pour être sûr que les définitions n’introduisent pas des cercles vicieux. Il convient donc de garantir qu’un programme va terminer sur des données qui sont bien configurées. De cette problématique est issue une famille de formalismes appelés systèmes de types ; ils

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viennent se greffer comme des décorations sur les représentations fonctionnelles aux fins de discipliner ce calcul pour qu’il soit un petit peu moins sauvage et par exemple d’assurer la terminaison des calculs. On évite ainsi des paradoxes comme le combinateur Ω=λx.x(x). En effet, l’expression Ω(Ω) mène à calcul par la règle de substitution dont j’ai parlé. Le résultat de ce calcul, c’est le terme x(x), dans lequel x est remplacé par Ω, c’est à dire l’expression de départ Ω(Ω), menant à un calcul infini. Ce problème est analogue au paradoxe de Cantor dans une théorie des ensembles naïve permettant de noter l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes. Dans le calcul fonctionnel, le paradoxe se traduit par un programme qui ne termine pas. Qui ne termine pas et qui ne produit d’ailleurs aucune approximation de résultat utile. L’utilisation de types permet de pallier cet inconvénient, et de limiter le pouvoir expressif des programmes pour qu’ils terminent, qu’ils ne provoquent pas de corruption des données, ni d’instruction illégale d’une machine d’exécution. On a ainsi développé toutes sortes de formalismes de programmes typés garantissant une certaine dynamique d’exécution préservant les structures de données exprimées par les types.

Et puis un jour on s’est rendu compte que cela avait été déjà fait dans un domaine connexe, la théorie de la démonstration en logique mathématique. Notamment, Gentzen avait défini dans les années 30 un formalisme de preuves appelé déduction naturelle, et qui n’est autre que notre calcul fonctionnel, muni de types qui sont les propositions de la logique considérée. La règle de calcul s’y appelle coupure, et le résultat de terminaison de ce calcul s’appelle l’élimination des coupures, théorème fondamental puisqu’il induit la cohérence de la logique. L’isomorphisme entre la théorie de la fonctionnalité et la théorie de la preuve n’a été compris que dans les années 80, et c’est un exemple rare de développement du même matériau mathématique en deux théories étanches sur une longue période. Cet isomorphisme est connu comme la correspondance de Curry-Howard-de Bruijn, en hommage à ces trois pionniers qui ont posé les bases du fondement logique de la programmation. C’est un lien fondamental entre la notion d’algorithme fonctionnel et la notion de preuve mathématique. Ainsi, nos algorithmes sont des manières d’exprimer des preuves mathématiques, et leur exécution préserve leur spécification logique. Nous sommes bien au cœur de la problématique : en rejetant le principe de non-pertinence des preuves mathématiques, nous leur apportons au contraire un sens calculatoire.

Les formalismes de théorie de la preuve un peu oubliés ont trouvé une nouvelle jeunesse avec la théorie des types et les langages fonctionnels, et ont pris une place considérable dans l’industrie du logiciel en apportant une sûreté de fonctionnement garantissable mathématiquement. Des assistants de preuve sont implémentés, permettant le développement de logiciels certifiés. Toute une industrie de recherche et développement est née de cette problématique, où la France est particulièrement bien placée, dans une grande mesure je crois à cause de l’éducation mathématique solide que nous avons reçue, au moins dans ma génération. Par contre coup, nos logiciels de preuves ont pu servir à la formalisation complète de développements mathématiques conséquents, classiques ou constructifs, ce qui a fini par attirer l’intérêt des mathématiciens « purs ».

Alors, à ce point de mon exposé, pouvons nous en déduire que l’informatique fondamentale, c’est exactement le champ des mathématiques constructives ? En fait, non, toutes les mathématiques nous sont utiles, il n’y a pas un sous-domaine précis délimitant les mathématiques utiles à l’informatique. Par exemple, si l’on consulte le Magnus Opus de Donald Knuth « The Art of Computer Programming », volume 1, on trouve à propos du premier programme présenté, énumérant les nombres premiers par le crible d’Erathosthène, une note de bas de page expliquant une optimisation apparemment anodine du programme,

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mais qui nécessite pour sa justification précisément le Postulat de Bertrand discuté plus haut, résultat dont la preuve nécessite tout un arsenal d’analyse non constructive. L’œuvre de Philippe Flajolet, sur l’analyse en moyenne des algorithmes, a donné lieu au développement de tout un domaine de combinatoire analytique, fertilisé de mathématiques classiques diverses et variées.

En fait, une nouvelle classification des Sciences est en train de se dégager. D’une part, la Physique au sens large, c’est à dire la Science de l’Univers matériel, aussi bien sciences de la nature, du vivant, des objets fabriqués par l’ingénierie, de la gestion de l’énergie, etc. Et d’autre part les Sciences de l’Immatériel, qui étudient les structures de l’information, de la communication, de la connaissance. Dans lesquelles on trouve l’informatique bien sûr, mais aussi l’automatique, la statistique, et les mathématiques appliquées à la modélisation, à la simulation, à l’optimisation, au calcul. Mais aussi la logique, la linguistique, la sémiotique, la modélisation de l’Economie, etc. Ces deux grandes divisions des disciplines scientifiques bénéficient des Mathématiques dans leur ensemble, et en retour contribuent à leur développement. Cette partition n’est pas rigide, et de nombreuses interactions existent entre le matériel et l’immatériel, comme l’illustre le développement récent d’une nouvelle algorithmique utilisant la mécanique quantique.

Alors, me direz-vous, si vous prétendez que l’informatique est une science à part entière, et même LA science de ces objets immatériels qui peuplent ce monde numérique en pleine croissance, comment faut-il l’introduire à l’école pour que nos jeunes puissent en bénéficier dans leur vie professionnelle ?

Je me garderai de faire des recommandations concernant la vache sacrée des programmes de l’Education Nationale. Il est un peu vain de prétendre bouleverser un équilibre fragile entre l’instruction des savoirs fondamentaux et une éducation scientifique à la page. Dire qu’il faut faire 2h d’informatique en seconde, et qu’en conséquence il faut d’urgence supprimer 2h des autres matières n’aboutira qu’à se faire battre des montagnes. Il y a à mon avis une manière plus consensuelle d’aborder l’informatique à l’école. D’abord, en intégrant son aspect ludique. Apprenons à nos jeunes à programmer à travers des clubs où ils apprendrons entre eux à concevoir et réaliser des jeux électroniques et des applications téléphoniques rigolotes, à rentrer dans des Olympiades sur le réseau où ils valoriseront leurs acquis tout en s’amusant. Sachons aussi utiliser l’aspect transversal de l’informatique pour en diffuser la méthodologie et les techniques dans toutes les disciplines.

On nous dit « il faut inculquer aux jeunes l’esprit scientifique ». Très bien, mais qu’est ce que ça veut dire au juste, au-delà d’une incantation un peu creuse ? Inculquer l’esprit scientifique ne se fait pas à coup de bourrage de crâne de connaissances scientifiques rebutantes, ce qui est au contraire la meilleure manière de faire fuir les élèves. De toutes façons, la science moderne est trop vaste et trop complexe pour que quiconque puisse tout connaître, on n’aura plus de Pic de la Mirandole, et c’est aussi bien. Par contre, on peut susciter la curiosité des élèves en mettant en valeur les figures de rhétorique développées par la science pour acquérir ces connaissances. Pour avoir prononcé ce terme de rhétorique devant vous, je devrais m’excuser, c’est un terme vieillot. Autrefois, il y avait des classes de rhétorique, et la notion de débat intellectuel était valorisée. Maintenant c’est terminé, on inculque des connaissances prédigérées, et la Science est imposée comme un prêche. On apprend par cœur des formules que l’on fait réciter, les exercices sont calibrés pour être résolus par application mécanique d’un cours bien saucissonné, l’esprit critique n’est pas encouragé. Ouvrons la fenêtre, discutons des méthodes qui permettent de raisonner droit,

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de comprendre comment poser des hypothèses, d’élaborer des conjectures, de chercher des contre-exemples. Ces méthodes sont transversales à toutes les matières enseignées, littéraires comme scientifiques. Il y a là un lien important entre philosophie et informatique, car la méthodologie informatique prolonge la rhétorique traditionnelle en tant que moyen légitime d’acquérir des connaissances. Ce sont ces préoccupations qui ont développé la logique, qui a finalement quitté la philosophie pour s’intégrer aux mathématiques, mais a perdu en passant sa finalité argumentative, qui est l’essence de la démarche scientifique.

Je voudrais illustrer mon propos avec deux exemples.

Le premier exemple, tiré de la physique élémentaire, c’est le problème des robinets, version moderne avec une machine à laver. Vous avez une machine à laver, de puissance 2 kw. Elle a un cycle de lavage d’une demi-heure, donc vous dépensez comme énergie 1 kwh. Combien cela coûte-t-il ? Vous regardez votre contrat EDF, ça coûte 8 ct d’euros le kwh, donc au bout du compte un cycle de machine, cela vous coûte 8 ct d’euros. Deux trivialités, mais derrière ces trivialités il se cache un procédé rhétorique commun. On a exprimé que la puissance c’était quelque chose qui s’intégrait par l’énergie. C’est une fonction du temps vers l’énergie dépensée. Vous pouvez ainsi re-conceptualiser votre lave-linge. Sa fonction n’est pas tant de laver le linge, sa vraie fonction au regard de la question posée c’est de dépenser de l’argent au fil du temps. On dégage une première fonction qui transforme le temps en énergie, et puis une deuxième fonction qui est, en gros celle de votre contrat EDF qui dit voilà, si vous dépensez tant d’énergie vous me devez tant d’euros. On peut d’ailleurs remarquer que la fonction de laver le linge est non pertinente de ce point de vue, puisque le cycle vous coûtera autant que vous mettiez du linge dans le tambour ou pas. On a juste composé ces deux petits processus fonctionnels pour calculer le prix d’un cycle de lavage de votre machine. Quand on décortique, qu’est ce qui s’est passé ? Il s’est passé qu’il y a eu un petit raisonnement, le premier étage a dit qu’une fonction du temps vers l’énergie (la puissance de la machine) peut s’appliquer au temps et fournir de l’énergie. Le deuxième étage dit qu’une fonction de l’énergie vers l’argent (le prix de cette énergie) produit de l’argent. Evidemment, au bout du compte, c’est de l’argent dépensé, de même que la machine ne produit pas de l’énergie mais en dépense, mais justement, cela permet d’expliquer aux élèves la différence entre système ouvert et système fermé, où l’utilisateur de la machine rentrera dans la boucle pour payer la facture EDF. Hé bien, maintenant reconnaissons ce procédé rhétorique utilisé deux fois pour les deux applications fonctionnelles. C’est tout bêtement le bon vieux Modus Ponens d’Aristote, ré-habillé par la correspondance de Curry-Howard-de Bruijn comme règle de typage de l’application de fonctions. Et la composition des deux fonctions correspond à la transitivité de l’implication. Plutôt que de se focaliser sur les règles de trois à utiliser pour faire les calculs, et qui dépendent d’une hypothèse de linéarité des fonctions particulières, on a enseigné en passant le calcul de dimensions, une notion fondamentale à inculquer en physique au lycée pour donner du sens aux formules.

Je vais prendre un autre exemple dans un domaine complètement différent, c’est l’analyse grammaticale dans la classe de français. Je ne sais pas si on fait encore beaucoup ça, mais de mon temps on décortiquait les phrases : toute phrase doit avoir un verbe, tout verbe doit avoir un sujet. Là, il y a un petit bout de raisonnement aussi. Comment est-ce que l’on obtient une phrase à partir d’un verbe ? Prenons d’abord un verbe intransitif. Un verbe intransitif a besoin d’un sujet pour exprimer son action. Donc, vous pouvez voir le rôle fonctionnel de ce verbe comme utilisant le syntagme nominal représentant le sujet pour construire la phrase représentant l’action. De même, un verbe transitif peut être vu comme une fonction qui prend son complément d’objet pour construire un syntagme verbal, se comportant comme un verbe intransitif. Vérifier que « le chat mange la souris » est une

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phase correcte devient un petit raisonnement où le verbe « mange » prend la souris pour construire « mange la souris », objet fonctionnel qui peut maintenant manger le chat, si je puis dire, pour donner la phrase. Le petit arbre de raisonnement, qui exprime la composition des deux fonctions en vérifiant leurs types, hé bien, c’est ce qu’on appelle l’analyse grammaticale de la phrase. Regardez de près, vous vous rendez compte que c’est exactement le même raisonnement que celui pour la machine à laver du cours de physique, avec deux étapes de modus ponens. L’analyse dimensionnelle devient l’analyse grammaticale. C’est important, en exhibant les procédés rhétoriques similaires on abstrait le raisonnement commun, pour lequel les deux disciplines fournissent des exemples concrets. Les deux exemples s’éclairent l’un l’autre, et on retient un procédé cognitif général qui peut servir pour toutes sortes d’autres investigations. En exhibant le procédé rhétorique commun, et en le réifiant dans deux disciplines supposées étanches l’une à l’autre, on apprend aux élèves que l’esprit scientifique transcende les matières enseignées et les présente comme des aventures intellectuelles cohérentes. Et puis, cela peut donner des idées. En classe de français on faisait de l’analyse grammaticale, mais on n’en faisait pas en classe d’anglais. Pourquoi ? Le même type de raisonnement s’applique, et on montre deux exemples du même phénomène, qui est ainsi mieux mémorisé. Par contre il y a des détails de grammaire qui ne sont pas les mêmes. Par exemple, en introduisant les paramètres morphologiques, on va pouvoir exprimer l’accord du verbe avec son sujet comme une contrainte sur les arbres d’analyse. En français comme en anglais. Par contre, l’adjectif est invariable en anglais, et donc ne s’accorde pas avec le nom qu’il qualifie. En mettant en lumière ces différences structurelles fondamentales, on éclaire les difficultés rencontrées par les élèves, les faux amis, les analogies erronées qui sont difficiles à déraciner. C’est important de le montrer en contraste avec le français. Parce que si vous leur apprenez l’analyse grammaticale du français, il y a une grande partie qu’ils vont pouvoir appliquer à l’anglais aussi, et les parties où cela ne s’applique pas, c’est justement les endroits où il faut faire attention à ne pas calquer d’une langue sur l’autre.

Alors introduire l’informatique au collège et au lycée, oui bien sûr, il va falloir le faire. Par l’encouragement de la pratique de la programmation, d’abord, mais dans un cadre périscolaire encadré plutôt qu’en enseignement magistral (et surtout en évitant la terminologie absurde de « codage » utilisée récemment par les médias). Ensuite, en faisant percoler la méthodologie informationnelle à travers les différentes disciplines – ce qui suppose un niveau d’échanges entre professeurs de disciplines différentes supérieur à zéro. Enfin en intégrant les méthodes mathématiques appropriées (combinatoire, récurrence, structures de listes, arbres et graphes, automates, algorithmes) dans un programme de mathématiques ré-ouvert à ses racines calculatoires.

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Stéphane Grumbach, Directeur de recherche à l’Institut Naitonal de Rercheche en Informatique et Automatique

La Révolution numérique, enjeux politiques

Je vais rebondir sur les deux exposés précédents, à la fois sur la partie informatique puisque la révolution numérique est permise par le développement de l’informatique, des algorithmes et des systèmes, et également sur la partie économique, parce que la révolution numérique fait émerger de nouveaux services qui transforment les modèles économiques. Je suis informaticien de formation, vous voudrez bien m’excuser pour les approximations en philosophie ou en économie.

La connaissance que nous avons de la révolution numérique est paradoxale. On en est à la fois très conscient, cela a été dit, mais dans le même temps, on est extrêmement ignorant, et pour cause, les transformations sont aussi rapides que profondes, des évolutions en cours. On en est conscient, parce qu’elle pénètre notre vie quotidienne. Le monde a changé de manière surprenante. Je suis tout particulièrement frappé, par exemple, par le secteur de l’éducation. Les enfants sont aujourd’hui capables de répondre à toutes les questions qu’ils se posent. Moi quand j’étais élève, j’ai dû renoncer à la majorité des questions que je me suis posées, faute de savoir comment accéder aux informations. La dynamique scolaire est complètement renouvelée par l’accès à la connaissance. L’école va être bouleversée également par la capacité à automatiser de nombreuses tâches répétitives de l’enseignement, à accéder aux expériences d’autres élèves, et à coopérer de manière créative. L’évolution de l’école est un sujet en soi.

Dans le monde universitaire on s’interroge sur l’impact des cours en ligne, sur la capacité d’accéder à l’enseignement n’importe où, de travailler de manière interactive et créative. La presse s’interroge aussi sur son devenir à long terme. Elle est aujourd’hui en grande difficulté. L’ensemble des secteurs de l’énergie, des transports, etc. vont être complètement chamboulés par le numérique. Je crois qu’il n’y a pas un seul secteur dont l’organisation ne sera pas remise en cause par le numérique.

La communication est bien sûr une dimension fondamentale de la révolution numérique. La capacité de savoir, d’interagir avec n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, abolit les distances. De plus la communication est aujourd’hui continue. Elle passe par de nombreux media diversifiés. Parfois en lisant les textes des voyageurs du XVIIIe siècle, j’ai l’impression d’avoir grandi dans une époque qui ressemblait plus à la leur qu’à celle qui est en train d’émerger. Ces changements vont affecter nos organisations de manière radicale.

Le numérique pose des questions de société extrêmement fondamentales et difficiles. La série de révélations faites dans le cadre de l’affaire Snowden sur les systèmes de surveillance principalement américains depuis le mois de juin 2013 a porté ce débat au niveau du grand public. L’intérêt du public est sérieux puisque depuis six mois, ces révélations font toujours la Une de l’actualité, grâce à une campagne savamment orchestrée par quelques grands journaux. Je crois que l’affaire Snowden marque une date dans l’Histoire. Des questions extrêmement fondamentales ont été posées sur le devenir de nos société, sur l’identité dans le monde numérique, la capacité à préserver son anonymat, la légitimité de la surveillance étatique, questions qui ont été abondamment abordées par la science fiction dans le tournant des années 1940.

Le mérite de Snowden est d’avoir donné à ce débat une si large ouverture. Ses révélations sont intéressantes pour leur précision sur les moyens et l’extension des outils de la surveillance américaine en particulier. Mais l’essentiel était déjà connu des gens bien informés puisque de nombreux articles avaient été publiées dans la presse d’information, comme dans le New York Times ou le Washington Post, ou dans les journaux spécialisés

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des informaticiens ou des juristes. Le monde politique pouvait difficilement les ignorer, et pourtant il a paru surpris. On peut s’interroger sur cette surprise. En tout cas quelle que soit l’hypothèse qu’on souhaite faire à ce sujet, cette réaction révèle à quel point le politique est mis en difficulté par l’évolution de notre société sur laquelle il a peu prise.

Il y a là un immense champ d’investigation pour les sciences humaines, dont nous n’avons qu’à peine entrouvert la porte.

Je voudrais concentrer mon attention sur deux points qui me paraissent particulièrement importants. Le premier, c’est la question des données. Les données sont les briques de base du monde numérique, c’est le nerf de la guerre, ce qui permet les systèmes d’intermédiation dont la disruption est si forte. Les enjeux « données » sont absolument stratégiques. Ce sont des enjeux fondamentalement économiques et politiques, encore insuffisamment abordés sous ces angles.

Le deuxième point que je voudrais aborder, c’est l’impact du numérique sur les systèmes politiques. On parle beaucoup plus fréquemment de l’impact sur les différents secteurs économiques. On s’intéresse aussi parfois à l’impact sur certains systèmes politiques, ceux qui ne sont pas démocratiques par exemple. Une question revient toujours par exemple au sujet de l’Internet en Chine, quelle sera la pérennité du gouvernement chinois devant les coups de boutoir des media sociaux. Il y a ici un présupposé qui voudrait que le régime chinois, n’ayant pas de légitimité démocratique, soit plus fragile devant l’expression populaire en ligne. Je n’en suis pas si sûr. Le gouvernement chinois, tout comme le gouvernement américain, utilise de manière importante les données personnelles recueillies sur les media sociaux pour satisfaire des objectifs de gouvernance et de sécurité.

Les données

Le numérique repose sur deux piliers : les réseaux et les données. Les réseaux permettent de connecter des entités quelconques. Ils ont véritablement commencé à réaliser le caractère universel qu’on leur connait aujourd’hui, avec l’apparition d’Internet il y a une quarantaine d’années, un système développé initialement pour le milieu académique et le secteur de la défense américains, qui s’est étendu petit à petit à la planète. La Chine a été connectée il y a vingt ans en 1994. Connecter les ordinateurs entre eux implique d’utiliser un langage commun, avec des protocoles de communications universels que l’ensemble des ordinateurs de la planète utilisent pour échanger des données. C’est ce qui permet de dire aujourd’hui qu’il y a un unique Internet.

D’un réseau entre ordinateurs, la connexion s’est complexifiée avec la Toile, permettant de connecter des données entre elles. Avec les liens hypertexte, le réseau évolue des tuyaux entre les ordinateurs à des liens entre les données, voire des connaissances ou des concepts modélisés par des réseaux sémantiques. La grande innovation de Tim Berners Lee, l’inventeur de la Toile en 1990, c’est d’avoir défini des standards, à la fois pour les formats de données permettant de les organiser et de les visualiser, ainsi que pour les navigateurs, c’est-à-dire les logiciels permettant d’accéder à ces données qui suivent le même protocole.

Le Web 2.0, développé au début des années 2000, constitue un changement radical pour la Toile, en abolissant la distinction entre producteurs et consommateurs d’information, conduisant à des utilisateurs contributeurs, qui seront portés par le développement des réseaux sociaux, des blogs, etc.… Les réseaux s’étendent alors aux personnes. C’est une révolution extrêmement importante et rapide. En une dizaine d’années, Facebook a à peine dix ans, une partie importante de la population mondiale adhère à ces nouveaux media. Je vais revenir sur cet aspect du 2.0 qui fait littéralement s’effondrer le monde dans lequel nous vivons.

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Les réseaux vont continuer à croître pour inclure non plus seulement les personnes mais les objets, dans un Internet des objets, connectant les appareils que nous utilisons à des systèmes plus ou moins centralisés. Certains spécialistes chez Cisco par exemple estiment que la connexion qui existe aujourd’hui ne représente pas plus de un pour cent de ce qu’elle sera dans un avenir proche.

Dans ce monde complètement connecté, émerge un monde virtuel, un monde en ligne, où plus ou moins tout a vocation à exister sous forme numérique. L’ensemble de nos communications est numérique, et potentiellement écoutées comme l’a révélé Snowden. L’ensemble des objets du monde réel qui nous entourent va se développer dans le monde numérique et participer à des services.

Il y a une anticipation d’un tel monde dans une nouvelle de Borges, publiées dans les années 1940, où il décrit la cartographie d’un territoire établie avec une précision de un pour un, et où la carte et le territoire se confondent. C’est ce qui se produit, ou se produira dans le monde virtuel. Google Map offre aujourd’hui la capacité de se promener virtuellement sur n’importe quel territoire. Le développement des technologies rendra une telle promenade de plus en plus « temps réel », c’est à dire avec la capacité de voir et de participer au réel de ce territoire.

Les différentes facettes de nos vies sont amenées à être numérisées. De plus en plus de nos échanges le sont, on l’a dit. Nos santés vont être aussi numérisées en connexion avec les institutions de soins, les centres de recherche et les compagnies d’assurance. Les capteurs qui se répandent autour de nous, établissent des passerelles entre les deux mondes, tendant à les unifier. Une nouvelle dimension s’ouvre avec les Google glass, ces lunettes qui permettent, à la fois pour les personnes qui les portent d’augmenter la réalité en ayant des informations qui se greffent sur ce qu’on voit (quand on ouvre son moteur, par exemple, on peut voir le plan surimposé), et qui permettent également d’enregistrer ce que l’on voit et ce que l’on entend et de le mettre sur le réseau, accessible ou non, peu importe.

L’adoption très rapide des nouveaux usages est portée par la facilité d’utilisation des nouveaux systèmes. Il y a un changement de paradigme important. Ce n’est plus à l’homme de s’adapter à la machine, mais à la machine de s’adapter à l’homme. Il n’y a plus besoin de comprendre comment « ça » marche pour s’en servir, ni de lire des instructions compliquées. De plus certains systèmes entretiennent une relation d’intelligence avec leurs utilisateurs, qu’ils « connaissent » parfaitement. Les assistants personnels développés par Google ou Apple, avec leurs systèmes Now ou Siri, des machines auxquelles on peut parler, avec lesquelles on interagit, qui font à leurs utilisateurs des recommandations, sont des compagnons presque humains.

On ne peut s’empêcher de se souvenir de Hal, l’ordinateur du film de Kubrick, 2001, Odyssée de l’Espace, qui interagit avec l’équipage, pour finalement défendre d’autres intérêts que ceux de l’équipage. Certaines actions, faites par des machines, sont difficilement distinguables d’actions faites par des personnes. Des articles de presse, dans les domaines sportif ou boursier par exemple, sont rédigés automatiquement par des agences de presse qui ont complètement automatisé le processus de rédaction. La compétence va augmenter dans ces domaines conduisant à l’habitude d’une interaction avec des « trucs » dont on ne sait pas s’ils sont machine ou homme.

Ces technologies sont pour la plupart développées, ou tout au moins mises en œuvre, aux Etats-Unis, dans les grandes sociétés qui sont devenues extrêmement célèbres dans la dernière décennie, comme Google, Facebook, Apple, Amazon, ou Twitter, pour n'en citer que quelques unes parmi les plus connues. Certains de leurs ingénieurs poursuivent le rêve d’un homme nouveau, dont les capacités seraient augmentées, au-delà même de l’utilisation des systèmes externes ultra performants, par l’augmentation du corps humain par des dispositifs numériques, allant du quantified self jusqu’à, pour certains d’entre eux inspirés par

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le transhumanisme par exemple, l’abolition de la mort. Il est difficile d’imaginer ce qui existera dans dix ans. Pour s’en convaincre, il suffit de retourner dix ans en arrière pour voir ce qui avait été imaginé des systèmes qui existent aujourd’hui. Il est clair toutefois que l’influence de cette quête d’un homme augmenté ne sera pas sans influence sur les nouveaux systèmes.

La montée en puissance des algorithmes et des systèmes numériques renouvelle certaines questions classiques de la philosophie sur la pensée, la perception, la matière et l’esprit.

La base sur laquelle reposent donc tous ces systèmes, ce sont les données. Tout est désormais « données », nous l’avons vu. Les données sont le matériau qu’exploite cette industrie, un peu comme le pétrole ou d’autres ressources naturelles pour les branches traditionnelle de l’industrie. Une ressource imprévisible quant à ses débouchés. Comme pour beaucoup de ressources naturelles, on n’a initialement que peu d’idées du spectre possible d’applications. Les utilisations du pétrole au début du XXe siècle étaient bien moins diversifiées qu’aujourd’hui avec le développement de la chimie. Edison, quand il stabilise l’ampoule électrique, ne peut pas imaginer l’ensemble des applications qui seront faites de l’électricité dans le siècle qui suivra.

Je souhaiterais me focaliser sur les données de la société en général, pas sur les données scientifiques, comme celles que produit le CERN par exemple, mais les données qui touchent aux activités humaines, qui incluent en particulier, mais pas uniquement, les données personnelles. L’Europe est particulièrement sensible aux usages qui peuvent être faits de ces données. La protection de la vie privée est un souci très important, mais qui reçoit une attention un peu paradoxale, je vais y revenir, parce que l’Europe dépend des systèmes américains.

Les systèmes en ligne récoltent tous des données qui sont utilisées pour assurer les services qu’ils proposent à leurs utilisateurs, en particulier des données personnelles. La manière dont ces données sont utilisées par l’industrie soulève un débat. Il y a essentiellement deux approches possibles. La première, qui a globalement la préférence des européens, c’est de limiter l’usage des données que l’on récolte à une application précise et seulement à cette application. Par exemple, si une application repère la localisation via le mobile pour apporter un service de cartographie localisée, aucun usage des traces de déplacement ne pourra être fait. L’autre approche, c’est de considérer les données comme une ressource, et de ne pas limiter a priori ce qu’on peut en faire.

La seconde approche est celle que suit l’industrie. Et bien souvent, les usages qui seront faits des données sont inconnus au moment où l’application est lancée, et le champ est laissé libre à toute exploitation, respectueuse, dans une mesure qui est toujours discutable bien sûr, d’un ensemble de principes dont la vie privée. C’est un point très important. En effet, le modèle économique des sociétés qui récoltent de la donnée fonctionne en général de la manière suivante : les données sont récoltées pour un service, mais l’entreprise qui récolte les données produit une valeur ajoutée à partir d'une exploitation qui n’a rien à voir avec le service initial.

Un moteur de recherche, par exemple, fournit les pages les plus pertinentes pour certains mots clés. Alors que les mots clés servent à sélectionner les pages, le modèle économique de la société qui le gère, Google par exemple, repose sur ce qu’elle peut déduire des requêtes, en particulier le profilage individuel qui sert à augmenter l’efficacité de la publicité, qui constitue l’essentiel de sa valeur ajoutée aujourd’hui. C’est l’usage secondaire des données qui permet de financer le service primaire, suivant un principe d’économie biface. La première approche, qui repose sur la limitation de l’usage des données a priori, semble donc très contraignante d’un point de vue économique.

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Les données, un enjeu de pouvoir

Les données qu’accumule une société comme Google lui permettent de faire fonctionner ses services. Les données constituent en quelque sorte la matière première de l’industrie numérique. Elles confèrent à l’entité qui les accumule un pouvoir immense. Elles confèrent du pouvoir également aux pays où sont concentrées ces sociétés, puisque les données tombent sous la juridiction du pays en question, et ce souvent même quand les centres de données sont hébergés hors de leurs frontières.

La recherche de connaissances stratégiques, géographiques par exemple, a constitué tout au long de l’histoire un enjeu primordial pour les Etats. La défense, la sécurité et l’économie reposent de manière essentielle sur la capacité à détenir des connaissances de qualité et à jour. Les données de l’Internet sont aujourd’hui parmi les plus stratégiques. Leur quantité a littéralement explosé et elle continue à augmenter exponentiellement. Elles apportent potentiellement une connaissance globale de la société. C’est une véritable révolution. Alors que les Etats s’appuient pour la gouvernance sur leurs agences de statistiques, celles-ci sont dépassées par la nouvelle économie des données. Même si Google ne connait pas exactement les mêmes choses que l’INSEE, le volume d'informations que l'entreprise possède augmente considérablement et celles-ci deviennent petit à petit plus pertinentes que celles de l’INSEE, et en temps réel alors que l’INSEE dispose d’une information qui date, qui est coûteuse et peu efficace à collecter.

La capacité à extraire des connaissances générales sur la société du flux de données de la toile a été démontrée par Google, avec son système de suivi de la grippe qui a été rendu public en 2003, l’année de l’épidémie du Syndrome Respiratoire Aigu Sévère (SRAS) en Chine. Google analyse toutes les requêtes qui sont liées aux symptômes de la grippe, dans tous les pays, dans toutes les langues, et suit la variation du nombre de ces requêtes dans les différentes régions du monde. Une cartographie instantanée est alors déduite des épidémies de grippe. Google dispose des informations avec une dizaine de jours d’avance sur les résultats du Center for Diseases Control and Prevention (CDC) aux Etats-Unis par exemple. Même si les résultats sont aujourd’hui contestés parce que les requêtes peuvent être dues à d’autres phénomènes, comme la forte médiatisation de la question par exemple, il ne fait pas de doute que les bonnes corrections seront apportées rapidement. Si Google peut connaître les variations de la grippe, il y a peu de secteurs de la société sur lesquels des informations précises ne peuvent pas être extraites. De nombreux articles ont été écrits sur la capacité à prédire les résultats des élections par exemple.

Cet enjeu de pouvoir semble être mal compris des européens. Les données personnelles sont, en Europe, prioritairement associées à la question de la protection de la vie privée. Il est intéressant de voir que les Américains tirent une partie de leur puissance de leur capacité à attirer la donnée du monde chez eux, poursuivant en cela une grande tradition de concentration des données dont les agences de notation ou les systèmes de télécommunication constituent des exemples plus anciens. Les Etats-Unis, tout comme quelques autres pays, mettent en œuvre une vraie vision stratégique du pouvoir que l’on gagne à récolter la donnée dans le monde entier.

Si les Etats-Unis ne sont pas le seul pays avec cette vision, c’est le seul à connaître un tel succès, avec la prééminence absolue des systèmes américains en ligne. La Chine a également développé ses propres systèmes. Les données chinoises restent massivement en Chine, comme les données américaines restent aux Etats-Unis. Les données européennes à l’inverse sont très souvent exportées aux Etats-Unis. Le moteur de recherche de Google, première activité fondamentale du Web, détient dans la plupart des pays européens une part de marché supérieure à 95%. Dans le monde de la recherche d'information, c’est donc « Google ou rien ».

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Cette dépendance a deux conséquences immédiates fâcheuses. D’abord, l’ensemble des connaissances que l’on peut extraire du moteur de recherche sur l’activité en France est détenue par Google et peu accessibles aux intérêts français. D’autre part, toute l’activité d’indexation a des répercussions économiques sur les entreprises en France. Par exemple, dans les secteurs économiques comme l’hôtellerie ou les voyages, les opérateurs français subissent les aléas de l’ordonnancement réalisé par Google et qui met certaines entreprises en difficulté du jour au lendemain. De plus, Google investit également dans ces secteurs d’activité. C'est-à-dire qu’il est à la fois moteur de recherche et opérateur dans des secteurs économiques indexés.

Qu’en est-il dans d’autres régions du monde ? Aux Etats-Unis par exemple, Google ne dépasse pas 65% de part de marché, il reste donc un tiers de diversité. De manière générale, c’est le cas dans les pays qui reposent sur le moteur de recherche national, comme la Chine, la Russie, la Corée ou quelques autres. Le moteur dominant n’atteint pas les parts de marché que Google atteint en Europe. Cette dernière se trouve ainsi dans une situation de dépendance extrêmement forte, qui génère une insatisfaction grandissante. Les Européens prétendent que l’industrie de la toile ne respecte des principes essentiels, voire même des valeurs européennes. C’est un reproche qui s’adresse de facto aux systèmes américains. Pour autant, l’Europe ne se met pas en position de développer des systèmes qui respecteraient ces valeurs. L’affaire Snowden aurait pu être une chance pour l’Europe, mais je ne suis pas sûr que le rendez-vous ne soit pas manqué.

La disruption de l’intermédiation

Pourquoi les grandes plateformes, comme Google ou Facebook, arrivent-elles à capter des parts de marché aussi extraordinaires ? Ces plateformes maintiennent un lien direct avec leurs utilisateurs, auxquelles elles fournissent des services d’intermédiation, c’est-à-dire de mise en relation avec d’autres systèmes, services ou personnes. Ces différents systèmes rivalisent pour préserver ce lien direct avec les utilisateurs, qui permet de récupérer toute les données des utilisateurs, et d'en tirer de la valeur. L’intermédiation est leur activité essentielle. Le moteur de recherche établit une intermédiation entre l’utilisateur et les informations pertinentes. Facebook ou Twitter font exactement la même chose : ils assurent l’intermédiation entre leurs utilisateurs et des services.

Les plateformes d’intermédiation introduisent une rupture majeure dans nos organisations, elles abolissent la distinction entre consommateurs et producteurs de service. Tout utilisateur devient capable soit d’avoir recourt aux services offerts, soit d'y contribuer. C’est la grande nouveauté du Web 2.0. L’encyclopédie Wikipedia en est un bon exemple. Les systèmes de co-voiturage, qui permettent aux utilisateurs d’assurer alternativement les deux rôles de conducteur ou de passager, en sont un autre exemple. Il faut noter que le co-voiturage a précisément été rendu possible par les plateformes d’intermédiation.

Les plateformes offrent un certain nombre de facilités, de services de base, et elles permettent aux entreprises et aux développeurs de développer leurs propres services en symbiose, dans l’écosystème de la plateforme. Facebook par exemple – un milliard d’utilisateurs aujourd’hui et une ambition à plusieurs milliards – repose sur des dizaines de millions de services développés par des développeurs extérieurs sur la plateforme. Ces services sont accessibles aux utilisateurs de Facebook et ils utilisent l'infrastructure de la plateforme – stockage de données, authentification, etc. – mais ne requièrent pas de travail de la part de cette dernière.

Devenir totalement incontournable, assurer des services essentiels aussi important que l’eau et l’électricité, voici le génie de ces plateformes. Facebook n’est pas un réseau social pour la jeunesse, qui commence à le bouder d’ailleurs. C’est un service par lequel on accède à la

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fois à ses données, mais aussi aux services classiques : la banque, les administrations diverses, etc.

Ces plateformes sont amenées à gérer des aspects de plus en plus importants de la vie citoyenne, comme par exemple l’identité. La carte nationale d’identité est délivrée par l’Etat sur la base d’un certain nombre de pièces que l’Etat détient et d’autres que la personne fournit, provenant souvent d’entreprises privées. Dans le monde en ligne, ce système d’identité est de peu d’utilité. Ce qui va nous servir à terme, y compris dans nos interactions avec l’Administration, avec la Police, c’est notre identité numérique. Or l’identité numérique ne se démontre pas de la même manière que l’identité papier.

Les grandes plateformes ont une connaissance de leurs utilisateurs qui permet de les identifier avec une très grande probabilité. La configuration de notre environnement informatique, nos habitudes en ligne, notre frappe au clavier sont autant de critères auxquelles les plateformes ont accès, et dont les services de l’Etat sont ignorants. De surcroit, les plateformes ont accès au réseau de connaissances qui peuvent être mobilisées pour valider une information, comme un déplacement de l’utilisateur dans un endroit qui ne lui est pas familier. Les plateformes sont donc capables de fournir des services d’authentification qui seront indispensables à l’administration.

La connaissance que l’on peut avoir aujourd’hui sur les individus rendra petit à petit caduque les traitements non personnalisés du type one size fits all. Cela aura des conséquences dans de nombreux domaines. Le système des visas, par exemple, aura vocation à se développer sur la base du curriculum des candidats plutôt que sur celle de leur simple origine nationale augmentée de quelques informations diverses. Or la capacité de mettre en œuvre de tels services est peu répandue au niveau des administrations de l’Etat.

La presse, concurrencée par les agrégateurs, est en difficulté. Les plateformes « intermédieront » directement entre lecteurs et rédacteurs, en profilant les lecteurs pour leur fournir des articles qui correspondent à leur attente, réduisant ce faisant fortement le rôle des rédactions. Les systèmes d’intermédiation rendront caduques ou tout au moins mettront en difficulté d’innombrables structures dont le rôle est de mettre en relation, et ce quelque soit le service considéré Les universités ne feront pas exception, avec la capacité pour les étudiants de suivre un cursus déterritorialisé en piochant des formations n’importe où, et pour les enseignants d’avoir des étudiants provenant de n’importe où.

Ce sont des enjeux absolument fondamentaux et qui soulèvent de nombreuses questions, éthiques, politiques, comme économiques. La question de l’identité mérite qu’on s’y arrête. Sera-t-il possible de connaître l’anonymat comme on le connaît dans le monde physique traditionnel, dans le monde numérique où le moindre de nos déplacements ou le moindre de nos gestes sera enregistré ? Le concept de vie privée est appelé à changer. Notons qu’il a fortement évolué dans la période passée. Mais quelles nouvelles formes émergeront ? Sera-t-il possible d’influer sur cette évolution sur la base de principes a priori, ou bien les nouveaux usages s’imposeront-il sans qu’il soit possible de les orienter ? Il y a là encore un large champ d’investigation pour la philosophie et, plus généralement, les sciences humaines.

La concentration de pouvoir

Les multinationales qui se sont développées au cours du XXe siècle ont parfois eu des relations conflictuelles avec les Etats sur des questions de droit du travail ou de fiscalité par exemple. Les multinationales qui gèrent les plateformes d’intermédiation constituent pour les Etats un défi d’une autre nature. Ces sociétés sont en effet presque devenues des Etats, ou tout au moins elles disposent de certaines de leurs prérogatives. Elles disposent d’abord de données et d’informations, nous l’avons vu, d’une qualité sans doute supérieure à celles des

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Etats. Ces derniers doivent coopérer avec elles pour obtenir certaines informations, en particulier pour garantir leur sécurité. Au-delà de l’information, elles jouissent de manière croissante de prérogatives qui sont traditionnellement celles des Etats. Elles sont capables par exemple de développer leurs propres monnaies, des monnaies qui ne sont pas liées aux Banques centrales des Etats, mais à l’activité sur le réseau et qui peuvent néanmoins être potentiellement converties en devises traditionnelles.

D’un point de vue juridique, les multinationales de l’intermédiation contribuent à faire évoluer le droit des Etats, à leur avantage bien sûr. Sont-elles plus au fait du sens de l’Histoire ? Elles entretiennent d'autre part des relations avec leurs utilisateurs, basées sur les conditions générales d’utilisation qui leurs sont propres. Elles constituent un défi extraordinaire pour le législateur en développant leurs activités dans un monde déterritorialisé, et pour cette raison difficilement atteignable par le droit traditionnellement construit sur la notion de territoire. Le nombre de leurs employés est en général très restreint en regard du nombre de personnes développant pour les plateformes et donc sans lien d’employeur à employé, en dehors donc du cadre légal du travail des différents Etats. C'est une révolution profonde dans le droit du travail qui est sous-jacente.

La fiscalité est un autre défi que lancent les multinationales aux Etats. En effet, les plateformes réalisent des échanges qui ne sont pas nécessairement monétisés dans les monnaies institutionnelles et qui sont donc invisible de l’administration fiscale.

Les plateformes d’intermédiation opèrent un déplacement du pouvoir, d’une part vers le bas, vers leurs utilisateurs, leur donnant accès à de nombreux services, d’autre part vers le haut, en court-circuitant les institutions ou entreprises fournissant des services ou seulement intermédiant de manière traditionnelle vers des services. De nombreux secteurs d’activité seront complètement transformés par ces déplacements de compétence et de pouvoir.

Les services de l’Etat ne feront pas exception. Nous avons abordé la question de la gestion de l’identité qui est centrale. Plus généralement, le mouvement pour la transparence de l’action de l’Etat milite pour la publication des données de l’administration sous forme de données ouvertes exploitables par l’industrie. Le mouvement de ce qu’on appelle en Anglais l’Open Data public va s’accélérer. Les pays du G8, lors de leur rencontre en juin 2013, ont affiché leur intention de mettre en ligne l’ensemble des données publiques sauf celles qui touchent la sécurité nationale, celles qui touchent à la vie privée et enfin celles qui relèvent de la propriété intellectuelle. Le Parlement Européen a simultanément adopté une directive en ce sens. La capacité de réguler, de gouverner même, au moyen d’algorithmes qui exploitent des données de grande qualité, combinant les données publiques et les données privées des particuliers, est une révolution de la gouvernance qui se prépare et sera surement portée par de très grands acteurs.

Il est difficile d’imaginer que le fonctionnement de nos démocraties ne soit pas affecté par la révolution numérique. Le Président Obama, à la réélection duquel l’industrie numérique a grandement contribué est bien placé pour le savoir. Un article du Washington Post s’interrogeait il y a peu sur la capacité de Google à changer le résultat des élections présidentielles aux Etats-Unis. Un léger biais suffirait en effet à influencer le système bipartite, plutôt équilibré.

Quelques mots pour conclure. Nous ne sommes qu’à l’aube des changements induits par la révolution numérique. La concentration de pouvoir autour des grande plateformes fragilise les équilibres économiques et politiques en place. Au niveau géographique, l’Europe occupe une position singulière, en retrait, dans une totale dépendance des grands systèmes américains, qu’elle critique par ailleurs. L’incapacité de l’Europe à faire face à ces évolutions

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soulève de nombreuses questions auxquelles il conviendra un jour de répondre avec plus de conviction.

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Catherine Audard, Professeur à la London School of Economics

L’économie donne à penser. Remarques sur le débat entre John Rawls et les économistes du Bien-être

A la différence de la France, philosophie et économie dans le monde anglophone sont en constant dialogue et l’enseignement de la philosophie y est très souvent associé à celui de l’économie: le diplôme Philosophy, Politics and Economics est le plus prestigieux à Oxford tout comme Philosophy and Economics à la London School of Economics ou à Cambridge, Harvard et dans les grandes universités américaines. Les causes profondes de cette différence sont complexes mais le résultat est qu’en France, jusqu’à une date récente, un échange fructueux entre les deux disciplines est resté l’exception. Or les philosophes ont besoin d’un meilleur accès au savoir économique car il est impossible de réfléchir philosophiquement aux questions politiques normatives comme celle de la justice sans faire référence à l’utilitarisme des préférences, à la théorie du choix social, au principe d’optimalité de Pareto, au théorème d’Arrow, au critère du maximin, etc. De même, les économistes ont besoin des philosophes et ne peuvent se contenter d’une conception aussi étriquée des fins humaines et sociales que celle de la maximisation des utilités individuelles. On peut douter, à la suite d’Amartya Sen que « les êtres qu’étudie l’économie peuvent vraiment … se montrer exclusivement conformes au positivisme rudimentaire que leur attribue l’économise moderne ». 22

Une génération de pionniers dans le monde francophone, économistes et philosophes, a travaillé dans ce sens, depuis Gilles-Gaston Granger (1955, Méthodologie économique) jusqu’à Marc Fleurbaey (Paris et Princeton), Pierre Livet (Aix), Philippe Van Parijs (Louvain), Christian Arnsperger (Louvain), Philippe Mongin (CNRS et HEC), Jean Petitot (EHESS), Robert Nadeau (Montréal), Arnaud Berthoud (Lille), etc. Les échanges entre philosophes, économistes et historiens de l’économie ont conduit à la création en 2012, sous les auspices de l’Association Charles Gide23 , d’un réseau académique «philosophie-économie », « visant à favoriser les échanges et les interactions entre philosophes et économistes sur des sujets et des problématiques d’intérêt commun » et je citerai Patrick Mardellat (Lille) dans son rapport : « Pour résumer, les deux tâches essentielles de la philosophie économique sont :

- Découvrir la philosophie implicite, cachée, des économistes et des théories économiques parce que les économistes sont souvent dominés par des représentations philosophiques ou des métaphysiques ou éthiques cachées, comme Keynes disait des hommes d’action qu’ils étaient dominés par des idées ou doctrines économiques. Cette idée est présentée par Robert Heilbroner24 qui, dans un livre célèbre The Worldly Philosophers, (1953), analyse la manière dont les théories économiques présentent des «visions » du monde.

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""22"A."Sen,"«"Comportement"économique"et"sentiments"moraux"»"in"Éthique'et'économie,"Paris,"PUF,"1993,"p."6."

23"Société"scientifique"fondée"en"1983,"l'Association"Charles"Gide"vise"à"promouvoir"les"travaux"de"recherche"et"

les" activités" de" formation" en" Histoire" de" la" Pensée" Économique," en" Théories" Économiques" comparées," en"

Méthodologie," Épistémologie" et" Philosophie" Économiques." Charles" Gide" (1847C1932)," dreyfusard," animateur"

des" institutions" coopératives" françaises," dirigeant" de" l’Alliance" coopérative" internationale," penseur" de"

l’économie"sociale,"Président"du"mouvement"du"christianisme"social,"ViceCPrésident"de" la"Ligue"des"droits"de"

l’homme," Professeur" à" la" Faculté" de" droit" de" Paris," Professeur" au" Collège" de" France," fut" le" fondateur" de" la"

Revue'd’économie'politique."Ses"participations"dans" les"débats"et"combats"de"son"siècle"accompagnèrent"ses"

travaux"et"son"engagement"en"matière"de"théorie"et"d’enseignement"de"l’économie"politique."24"R."Heilbroner,"Les'grands'économistes,"nouvelle"édition,"Paris"Le"Seuil,"2001"(trad."de"The'Worldly'

Philosophers:'The'Lives,'Times'and'Ideas'of'the'Great'Economic'Thinkers,"1953)."Ici"je"prendrai"pour"illustrer"ce"propos"l’exemple"d’une"thèse"remarquable"de"philosophie"de"l’économie"dont"j’étais"examinatrice"en"2006"et"

qui"proposait"une"élucidation"des"diverses"hypothèses"philosophiques"à"l’œuvre"dans"les"théories"économiques"

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- Interroger l’économie des philosophes qui doit elle-même être en retour interrogée depuis le regard des économistes. Pourquoi les philosophes, lorsqu’ils s’intéressent à l’économie n’empruntent-ils pas les voies constructivistes ou théoricistes des économistes ? Sous ces deux tâches, l’économiste est au plus haut point intéressé par la philosophie économique. »

Pour réfléchir à cette question, j’ai choisi de partir d’un exemple précis d'échange et de fertilisation réciproques entre un philosophe, John Rawls, et trois économistes du bien-être, Kenneth Arrow (Prix Nobel 1972), John Harsanyi (Prix Nobel 1994) et Amartya Sen (Prix Nobel 1998), échange qui a non seulement aidé à déplacer les frontières entre les disciplines mais qui les a transformées de manière irréversible.

J’aurais pu choisir bien d’autres exemples. En théorie de la connaissance, l’idée d’équilibre ou d’ordre spontané (la « main invisible » d’Adam Smith et la « catallaxie » selon Hayek) est particulièrement importante pour comprendre la nature du déterminisme et les limites de la science économique. Mais on pourrait aussi penser au risque et à l’incertitude ainsi qu’à la temporalité, Keynes ne disait-il pas à propos des choix économiques que seul le présent compte car « nous serons tous morts».25 En philosophie normative, la question de la rationalité des agents économiques est devenue de plus en plus centrale pour les économistes, conduisant à un renouveau d’intérêt pour la pensée de Hobbes: Dilemme du prisonnier, débats sur l'altruisme et l'égoïsme, etc.

Ma contribution portera sur les rapports entre philosophie morale et économie du bien-être à propos de la question de la justice sociale et du distribuandum, de la difficulté qu'ont les philosophes comme les économistes à présenter une élaboration satisfaisante aussi bien des critères de justice que des biens à répartir. D'où l'intérêt de leur collaboration pour répondre à deux questions conjointes:

(1) Qu’est-ce qu’une société juste ? (2) Quels sont les biens que la justice nous demande de répartir équitablement entre

les membres d’une société ? Ces questions reformulées par l’économiste deviennent:

(1) Quelle est la forme de la juste répartition ou W (maximisation du bien-être général ou Welfare) ?

(2) Quel est le bien à répartir ou distribuandum (Ui ou utilité ou bien-être ou satisfaction individuelle) ?

1.Kenneth Arrow et les difficultés de l’économie du bien-être

1.1. Qu’est-ce que l’économie du bien-être ? L'économie du bien-être (welfare economics) ou économie normative est la partie de la science économique qui s’occupe non de décrire et d’expliquer les phénomènes économiques, mais d’évaluer ceux qui conduisent aux meilleurs résultats possibles et d’orienter la décision politique.

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de"la"justice":"un"«"kantisme"ordinaire"»"chez"Harsanyi,"un"Hobbes"revu"et"corrigé"par"les"axiomes"du"choix"

rationnel"chez"David"Gauthier,"un"Hume"relu"à"l’aune"des"théories"de"l’évolution"chez"Ken"Binmore,"etc."

"25"Cette"attitude"désinvolte" face"à" l’avenir"et" la" facilité"avec" laquelle"Keynes"changeait"d’avis"avaient"conduit"

Hayek"à"ne"pas"publier"ses"commentaires"sur"la"Théorie'générale"au"moment"de"sa"publication"en"1936"de"peur"

que"Keynes"change"de"nouveau"d’avis…" (F."Hayek,"Nouveaux'essais' (1978),"Paris," Les"Belles" Lettres,"2008,"p."410)."

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1.2. L'utilitarisme philosophique et la maximisation du bien-être Elle a été dominée par l’utilitarisme philosophique et sa définition de la justice à partir de la maximisation du bien-être. Un fait universel est que tous les êtres humains recherchent le bonheur ou le plaisir et fuient la souffrance. On peut en déduire un critère moral solide et objectif, basé sur ce fait. S’il est rationnel pour un individu de chercher à être heureux, il s’ensuit qu’il est rationnel de maximiser sa satisfaction. De même, il est rationnel pour une société de maximiser le bien-être général ou moyen de l’ensemble de la société ou la « fonction sociale d’utilité ». Est juste une société et une politique « qui maximisent le bien-être de tous ou du plus grand nombre, chacun comptant de manière égale » (Bentham). L’utilitarisme pose donc que la « bonne » décision politique est celle qui maximise le bonheur ou le bien-être (welfare), comme on préfère l'appeler au XXème siècle, du plus grand nombre. Il justifie l’égalité comme critère de justice, étant donné l’utilité marginale décroissante des inégalités. Ce critère, de plus, a l'immense mérite de respecter la liberté de choix des membres de la société puisque seule compte l’intensité de la satisfaction, pas son objet, chacun étant libre de choisir ce qui lui convient et qu’il est exclu de porter de jugements de valeur sur les désirs. Bentham déclarait de manière provocatrice que le jeu de poucette avait autant de valeur que la poésie ! Il existe un lien entre l’utilitarisme et l’anti-perfectionnisme démocratique que Tocqueville a très bien analysé comme le règne de « l'intérêt bien entendu ».26

1.3. Le distribuandum: satisfactions ou préférences? L'avantage de l'utilitarisme est donc qu'il suppose un critère de choix simple et unique, individuel et collectif, le principe d’utilité, et sur cette base, la possibilité d'une comparaison interpersonnelle du bien-être.

Mais le problème se pose de définir ce qui doit être maximisé par la justice, le distribuandum ou la quantité de bien-être. Pour résumer, disons que deux points de vue s’opposent ici.

Pour l’hédonisme (Bentham et Sidgwick) et l’eudémonisme (Mill), le bien-être est un état de satisfaction réellement expérimenté par les agents. L’objectif moralement justifié de tous les processus économiques, (production, distribution, consommation) est d’accroître la satisfaction de tous ou du plus grand nombre. On appelle cette interprétation l’expérientialisme et on parlera d’un utilitarisme cardinal dont l’objectif est d’accroître la quantité totale de bien-être (W) ou moyenne (utilitarisme moyen), ce qui pose des problème en termes de la taille de la population car, comme le soulignent Malthus et Mill, plus la population augmente, plus le bien-être total diminue à moins d’imposer le contrôle des naissances et la réduction de la population.

Pour le préférentialisme dont une formulation éclairante se trouve dans l'article de 1977 de John Harsanyi, « Moralité et théorie du comportement rationnel »,27 il est impossible de mesurer objectivement la satisfaction des agents28 et de les comparer. Il vaut mieux prendre comme distribuandum les préférences exprimées et observables des agents (position behaviouriste) sans préjuger de la satisfaction éprouvée, donc de leur valeur subjective On parlera alors d’un utilitarisme ordinal qui observe les préférences individuelles exprimées et le ranking qu’opèrent les individus en faisant leurs choix et ne suppose aucun jugement de valeur extérieur sur l’objectivité des satisfactions choisies, à l'exception d'une exigence faible """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""26"A."de"Tocqueville,"De'la'démocratie'en'Amérique'II'ii,"chapitre"VIII,"p."635."

27" J." Harsanyi," «"Morality" and" the" Theory" of" Rational" Behaviour"»"(1977)," trad." fr." C." Audard," Anthologie' de'

l’utilitarisme,'Paris,"PUF,"1999,"Vol."III."28" R." Nozick," dans" Anarchy,' State' and' Utopia," Oxford," Blackwell," 1974," p." 42C45," décrit" une" expérience" de"

pensée" où" " nous" serions" branchés" sur" une" machine" qui" nous" maintiendrait" dans" un" état" de" satisfaction"

permanente"sans"qu’aucune"réalité"lui"corresponde."Ne"devonsCnous"pas"en"conclure"que,"subjectivement,"une"

expérience"réelle"est"identique"à"une"expérience"virtuelle"et"que"donc"l’expérience"du"plaisir"ne"peut"servir"de"

base"objective"pour"la"maximisation"du"bienCêtre"?""

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en matière de rationalité: la cohérence des choix. L'utilité devient un simple indicateur numérique: elle « représente» les préférences, elle n'en est pas la cause.

En conséquence, l'éthique utilitariste ainsi remodelée grâce au dialogue avec les philosophes acquiert plusieurs avantages aux yeux des économistes:

(1) elle devient une discipline vraiment « scientifique », à la différence de l’expérientialisme, puisqu’elle s’intéresse à ce qui est « observable » et définit le bien-être social sans faire de comparaisons interpersonnelles;

(2) elle s'accorde avec ce qui est au coeur des doctrines politiques libérales: le respect des choix individuels supposés libres (vote démocratique) en ce qui concerne la vie bonne puisqu’elle rejette toute notion morale indépendante, essentialiste et imposée de l’extérieur.

(3) Enfin, elle traite les préférences de manière égale, puisque les inégalités sont une source de désutilités.

C'est pourquoi elle a dominé l'économie normative pendant l'après-guerre jusqu'au théorème d'Arrow (1951) et même après.

1.4. Les deux théorèmes de l’économie du bien-être et l’optimum de Pareto L’optimum de Pareto (1907) joue un rôle central en économie du bien-être pour définir la société juste en intégrant les progrès de l’utilitarisme philosophique. Le critère d’efficacité ou d'optimalité de Pareto permet d’identifier un état d'équilibre ou d’efficacité de l’économie dans des conditions de liberté de choix, d'information totale et d'absence d'externalités (conditions optimales de fonctionnement d'un marché: l’équilibre qui résulte de la compétition libre serait toujours efficace ou efficient). Cet état d’équilibre qui ne fait intervenir que des valeurs ordinales est une bonne approximation de la justice puisqu’ainsi chacun reçoit ce qui lui revient.

Un état de l’économie x est Pareto-optimal ou efficace s’il est tel que les agents ne puissent s’accorder pour lui préférer un autre état y (unanimité) ou, si pour tout état y, quand un agent préfère y à x, il y a au moins un autre agent qui préfère x à y (équilibre), ou encore, si on ne peut choisir x sans léser au moins une autre personne qui serait avantagée par y (Rawls, Théorie de la justice §5 et §12). L’axiome de Pareto dit que si les individus préfèrent x à y, la collectivité préfère aussi x à y. Ce critère s’appuie seulement sur les préférences exprimées et sur la notion d’unanimité et évite ainsi les jugements de valeur et les partis-pris éthiques. Il semble également conforme à l’idéal démocratique d’égalité et de liberté des choix. Enfin, il établit un lien entre la justice et la notion économique d'équilibre des marchés.

L’attrait de ce critère pour les économistes est qu’il permet de se représenter ce que serait un critère de justice sans jugement de valeur sur la répartition. D'où son adoption généralisée en économie normative.

Les deux théorèmes fondamentaux de l’économie du bien-être29 visent à établir l’efficacité de l’économie de marché:

• Tout équilibre général de l’économie est un optimum de Pareto en ce sens qu’il permet une allocation efficace (équilibre des marchés concurrentiels) des ressources ;

• Inversement, toute allocation efficace ou Pareto-optimale peut être obtenue sous la forme d’un équilibre concurrentiel pour une répartition appropriée initiale des dotations initiales des agents en ressources.

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""29"M."Fleurbaey,"Les'théories'économiques'de'la'justice,"1996,"p."31C32"

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1.5. Théorème d’Arrow : impossibilité des comparaisons interpersonnelles de bien-être Le théorème d’impossibilité d’Arrow (1951) a semblé sonner le glas de l’économie du bien-être et l'espoir d'un critère unique individuel et collectif. Aucune fonction d'utilité sociale ne satisfait toutes les conditions nécessaires à l'optimum de Pareto. Il est impossible d'arriver à un classement définitif et donc "juste" des préférences.

1.6. Limites du critère de Pareto : de l’efficacité à la justice L'optimum de Pareto a été critiqué non seulement sur la base du théorème d'impossibilité, mais aussi au nom de la justice.

La première critique porte sur l’impossibilité d’assimiler justice et efficacité. La justice ne peut pas se résumer à un état d’équilibre. Citons ici Hayek: « De la répartition résultante, l'on ne peut dire qu'elle soit matériellement juste; l'on peut dire seulement qu'elle est le résultat d'un processus dont il est connu qu'il améliore les chances de tous et non pas le résultat de mesures spécifiques d'autorité » (Droit, démocratie et liberté, 1973,1976-1979, trad. 2007, p. 558). Mais pour Hayek, cela condamne "le mirage de la justice sociale" alors que pour d'autres, c'est l'optimum de Pareto qui est à revoir.

Pour ses critiques, c'est le caractère absolu des préférences individuelles qui est en question, comme si elles pouvaient avoir une valeur en elles-mêmes, un poids égal quand elles sont mises en concurrence, sans que rien les corrige si elles sont discutables, déraisonnables ou asociales. Le critère de Pareto tend à renforcer le statu quo et à respecter les préférences individuelles même quand elles sont moralement répugnantes. Il est clair qu’il faut ajouter une exigence morale à l’optimum de Pareto pour parvenir à la justice. Il est donc impossible de s’inspirer de l’équilibre du marché pour définir un état juste de la société. Il faut faire intervenir un autre critère qui limite les préférences acceptables. La justice se définit alors comme un état de la société qui est Pareto-efficace mais qui satisfait aussi à une condition d’impartialité : les préférences à satisfaire sont celles que tout autre être humain pourrait avoir, pas celles, particulières, que l’on a dans une situation de domination des autres30 (Nash) ou d’information supérieure à celle des autres.

Trois auteurs ont cherché à donner une définition de ce critère moral qui permettrait de passer de la répartition efficace à la répartition juste : John Harsanyi, John Rawls et Amartya Sen.

2. John Harsanyi et les deux fonctions d’utilités

John Harsanyi a été l’un des artisans de la renaissance de l'économie normative en s'inspirant, dit-il « de trois traditions intellectuelles: celle d’Adam Smith, celle de Kant et celle de l'Ecole utilitariste » (« Morality and the Theory of Rational Behaviour », art.cit. , p. 42). Harsanyi part de la définition de l’éthique comme étant une partie de la théorie générale de l’action rationnelle (p. 43). « La théorie de la décision, la théorie des jeux et l'éthique font partie d’une même théorie générale du comportement rationnel » (p. 44). L’agrégation des choix individuels, si l'on ajoute certaines hypothèses supplémentaires au critère de Pareto, """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""30" L’usage"abusif"de" la" liberté"de"certains"pour"dominer" les"autres"a"été"modélisé"par" le"mathématicien" John"

Nash" de" la" manière" suivante." Imaginons" que" «"la" répartition" équitable" du" temps" de" jeu" entre" deux"

instrumentistes"dépende"des"préférences"de"chacun"et"cellesCci"à"leur"tour"dépendent"de"l’instrument"dont"ils"

désirent" jouer." Mathieu" le" trompettiste" a" une" stratégie" de" menace" qui" l’avantage" (threat' advantage)" par"rapport"à"Luc,"le"pianiste,"parce"qu’il"préfère"qu’ils"jouent"tous"deux"ensemble"plutôt"que"pas"du"tout,"alors"que"

Luc"préfère"le"silence"à"la"cacophonie";"on"donnera"donc"à"Mathieu"la"possibilité"de"jouer"vingtCsix"soirées"alors"

que"Luc"n’en"aura"que"dixCsept…"Il"est"clair"alors"que"quelque"chose"ne"va"pas"»""(J."Rawls,"Théorie'de'la'Justice,'op.cit,"p."224,"note"10)."""

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permettrait de dépasser le théorème d'impossibilité d'Arrow et conduirait à une fonction de représentation collective : ce que Harsanyi appelle les préférences impersonnelles (p. 51). Ces conditions supplémentaires sont l'impartialité garantie par des contraintes informationnelles : le voile d'ignorance. La justice d’une répartition de biens sera évaluée grâce au critère de Pareto complété par un critère moral minimal : le postulat d’équiprobabilité (p. 48).

3.1. Efficacité + impartialité ou voile d’ignorance = justice Voyons de plus près l’argumentation. John Harsanyi répond au théorème d’Arrow en élargissant la base informationnelle des comparaisons de bien-être. L’erreur d’Arrow est d’avoir supposé que les individus n’ont qu’un modèle de rationalité, maximiser leur satisfaction personnelle. Or, « tout individu dispose de deux ensembles de préférences très différents. D’un côté, il a ses préférences personnelles qui le guident dans son comportement quotidien et qui sont exprimées dans sa fonction d’utilité Ui… D’un autre côté, tout individu aura aussi des préférences morales…qui accorderont le même poids aux intérêts de tous les individus, les siens y compris. Ces préférences morales seront exprimées pas sa fonction de bien-être social Wi » (p. 50-51).

Comment alors expliquer que les préférences morales puissent être rationnelles et pas seulement des préférences subjectives ? Il suffit, dit Harsanyi, de les traduire dans les termes de la théorie du comportement rationnel au sens large et de les traiter comme des choix rationnels dans des conditions d’incertitude et d’information incomplète, cas bien connus de la théorie de la décision et de la théorie des jeux. La maximisation de l’utilité exprime la rationalité en condition de certitude. Mais quand l’information est incomplète et que règne l’incertitude, le comportement rationnel sera différent. Supposons que le choix pour telle ou telle répartition se fasse en l’absence d’information particulière sur la place que nous occupons dans la société, derrière un voile d’ignorance. En l’absence d’information, il vaut mieux, si nous sommes rationnels, supposer que nous avons la même probabilité d’occuper une position sociale parmi celles qui sont disponibles. La répartition préférable sera celle qui maximisera l’utilité espérée de tous ceux concernés de manière égale. Ce choix rationnel est alors clairement un choix moral puisqu’il est indépendant de toute considération égoïste. C’est le postulat d’équiprobabilité qui garantit la justice de l’évaluation. En changeant la base informationnelle de l’utilitarisme, nous avons pu rendre compte des jugements moraux tout en restant dans le cadre de la théorie du comportement rationnel. La justice fait ainsi son apparition en économie.

3.2. Quel utilitarisme ? Harsanyi en tire trois conclusions qui l’amènent à défendre l’utilitarisme mais sous une forme renouvelée.

Tout d’abord, l’utilitarisme des préférences reste une option valable, face à l’utilitarisme hédoniste puisque Harsanyi a montré qu’il est possible de distinguer entre préférences individuelles et sociales et d’échapper ainsi à l’impossibilité des comparaisons interpersonnelles. Le distribuandum reste l’utilité ordinale, le classement des préférences, non pas la quantité de satisfaction impossible à déterminer et à comparer.

Ce qui a changé avec le postulat d’équiprobabilité, ce sont les conditions informationnelles. L’utilitarisme moyen et non pas général est alors la meilleure solution : « la définition de la rationalité (ou de la morale) suppose que soit maximisé le niveau moyen d’utilité tel qu’il s’établit en tenant compte de tous les individus dans la société » (p. 46). Ainsi est résolue la question des préférences répugnantes, antisociales ou immorales sans avoir besoin d’introduire un critère moral extérieur à la rationalité du choix.

Enfin, ces conditions conduisent à rejeter l’utilitarisme de l’acte au profit de l’utilitarisme de la règle (p. 55-61). Si l'action est comprise comme un acte particulier et ponctuel (utilitarisme

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de l'acte), l'évaluation morale doit prendre directement pour objet ses conséquences pour notre bien-être, ce qui peut conduire à accepter comme moralement justifiés parce qu’utiles socialement au moins ponctuellement des actes qui sont contraires aux intuitions morales courantes, comme le fait de mentir, de ne pas tenir sa promesse, etc., ou des pratiques socialement destructives mais avantageuses pour certains, comme l’esclavage. C'est pourquoi l'utilitarisme contemporain a développé des stratégies pour éviter ce problème, la plus connue étant celle de l'utilitarisme de la règle.31 L'action doit être évaluée par rapport à une règle qu'il est juste de respecter sans faire d'exceptions, parce que les conséquences de son observation régulière, et non pas l'action isolée, sont bénéfiques pour le bien-être général. Par exemple, le mensonge, même s’il permet un bénéfice ponctuel et immédiat, a des conséquences tellement antisociales et destructrices s’il devient une règle générale, qu’il doit être banni. Même chose pour la rupture de la promesse.

Pour conclure, Harsanyi élargit encore davantage la base informationnelle en ajoutant que le choix libre ajoute à l’utilité du choix, suivant en cela Mill. Avec cette nouvelle information, il semble donc possible de conserver la morale utilitariste tout en dépassant les limites de l’économie du bien-être.

4. John Rawls et les biens premiers

Pour John Rawls, au contraire, les principes de justice sont distincts et indépendants des principes utilitaristes et peuvent même entrer en conflit avec eux quand il s'agit de la protection non du niveau de bien-être mais des droits fondamentaux « constitutionnels ». Sa critique morale de l’utilitarisme est qu’il risque de demander le sacrifice des droits des minorités pour accroître le bien-être de la majorité et qu’aucune contrainte morale n’est imposée aux préférences individuelles qui sont traitées comme un donné.

Il faut donc comprendre sa théorie de la justice comme équité comme un effort pour convaincre les économistes qu’ils doivent abandonner le critère de Pareto comme critère de justice (TJ §1, 6 et 30). Rawls va utiliser leur vocabulaire et ajouter une condition déontologique au critère de Pareto. La justice résulte d'un équilibre de Pareto complété par une condition d’impartialité comme pour Harsanyi: que les principes de justice qui limitent les préférences acceptables soient le résultat d’une procédure de choix elle-même impartiale, un choix dans une « position originelle » d'ignorance, non pas d'une simple maximisation des préférences individuelles. Il faut de plus ajouter une condition épistémologique: la justice concerne la structure sociale et sa fairness, son équité dans ses effets structuraux vis-à-vis des individus, pas telle ou telle position sociale.

Mais à la différence de Harsanyi, Rawls conclut que ces deux conditions ajoutées à l'efficacité de Pareto conduisent à une théorie tout autre, directement opposée à l'utilitarisme, une théorie inspirée par le modèle du contrat social, qui fait de la justice une fin indépendante du bien-être, définie par le choix des individus concernés quand ils se considèrent comme des personnes morales, libres et égales, ayant un sens de la justice et une conception du bien. La justice pour Rawls concerne donc la manière dont sont traitées les personnes, pas seulement dont les biens sont répartis. Je n’entrerai pas dans le détail de sa démonstration, mais nous avons là un exemple remarquable où l’échange entre philosophes et économistes a été fructueux au point de transformer à la fois la philosophie politique et l’économie du bien-être.

Deux questions conjointes sont posées par Rawls : Que faut-il redistribuer pour arriver à une société juste ? Comment faut-il redistribuer ? Faut-il simplement accroître la quantité d’utilités ou se préoccuper de leur répartition ? """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""31"C."Audard,"Anthologie'de'l’utilitarisme,"op.cit.,"vol."III,"p."95C122."

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4.1. Le distribuandum : les biens sociaux premiers Il faut d'abord redéfinir de manière convaincante le distribuandum : l’utilité ou plutôt les utilités, les fonctions individuelles et sociales d’utilité. La réponse de Rawls (TJ §15 et 67) est que le distribuandum concerne la structure sociale, pas seulement les individus et leurs préférences exprimées. Les « biens sociaux premiers » (primary goods) remplacent les utilités. Il s’agit de biens que tout membre libre et égal d’une société démocratique préfèrerait avoir en plus grande quantité. Les préférences ici ne sont plus prises comme un donné ou un absolu, mais sont façonnées par le système politique, social et économique où l’on vit, considérations historiques et politiques généralement absentes de l’analyse économique et qui sont développées par Rawls dans son dernier livre Libéralisme politique (1993). Les biens sociaux premiers ne sont pas simplement des marchandises, mais ils incluent des éléments politiques et juridiques comme les droits et les libertés, sociaux comme les opportunités, économiques comme les revenus et la richesse et psychologiques et moraux, comme les bases sociales du respect de soi. La base informationnelle de l’équilibre de Pareto s’est donc singulièrement élargie par rapport à ce que les économistes envisagent habituellement. Elle inclut non seulement la distribution des biens, mais aussi le traitement des personnes.

La conséquence pour les économistes est une remise en cause de l’individualisme méthodologique et du behaviourisme : le bien-être ne peut plus être mesuré seulement individuellement par les préférences et les choix exprimés des individus, mais il faut tenir compte de la structure sociale, de l’origine des fonctions sociales d’utilité, donc des inégalités et injustices structurales qui résultent du hasard de la naissance, de l’origine sociale comme des dons naturels. Au lieu de s’intéresser uniquement aux comparaisons de bien-être, il devient crucial pour la justice de s’intéresser au niveau de bien-être, en particulier pour les plus désavantagés.

4.2. De l’allocation des ressources à la justice distributive C’est pourquoi la seule allocation des ressources, d’un panier de biens de consommation entre individus ne suffit pas pour mesurer un état social juste ou injuste. La répartition des ressources, l’égalité ou l’inégalité et les conditions dans lesquelles se trouvent les individus, leur position dans la structure sociale, absentes de l'optimum de Pareto purement individualiste, comptent également. C'est le sens du terme équité ou fairness que Rawls utilise.

Quant à la procédure de choix derrière le voile d'ignorance, elle conduit non pas à l'équiprobabilité d'Harsanyi, mais au principe de différence. Rawls suppose que la rationalité des contractants et leur aversion pour le risque va les conduire à choisir des principes qui garantissent que la situation du plus désavantagé est la meilleure possible, car n’importe qui risque de l’occuper, : c’est le célèbre maximin. « La règle du maximin nous dit de hiérarchiser les solutions possibles en fonction de leur plus mauvais résultat possible » (Théorie de la justice, 1971, 1987 pour la traduction française, p. 185). Alors que pour Harsanyi, le voile d’ignorance conduit à supposer l’équiprobabilité des positions sociales, Rawls privilégie la position des plus défavorisés non pas parce qu’il suppose une aversion irrationnelle pour le risque, comme le lui reproche Harsanyi (article cité, p.50), mais parce qu’il s’occupe du traitement d’individus qui ne sont pas définis abstraitement, mais qui sont toujours conditionnés par des structures sociales concrètes qui génèrent injustices et inégalités dont il faut se prémunir.

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5. Amartya Sen et les capabilités

Un grand pas a donc été accompli par Rawls en direction d’une nouvelle économie du bien-être dont la base informationnelle serait considérablement élargie, où le distribuandum serait constitué par des biens sociaux incluant droits et libertés de base et où la justice ne consisterait pas seulement à optimiser la répartition des biens, mais à traiter les personnes comme des êtres libres et égaux.

5.1. Des biens premiers aux capabilités32 “The capability approach focuses on human life, and not just on

some detached objects of convenience, such as incomes or commodities that a person may possess” (Amartya Sen, The Idea of Justice, 2009, p. 233).

L’économiste indien Amartya Sen, spécialiste des famines et de la lutte contre la pauvreté, reconnaît la dette immense à l’égard de Rawls qu’ont les économistes. « En mettant l’accent sur les biens premiers (c’est-à-dire sur les moyens généraux nécessaires à chacun pour réaliser ses propres objectifs), Rawls reconnaît indirectement l’importance de la liberté humaine pour fournir aux gens des chances réelles – et pas simplement formelles - de faire ce qu’ils souhaitent avec leur propre vie » (The Idea of Justice, op.cit., p. 64). C’est donc cette inclusion de la liberté dans le distribuandum qui va être développée par Sen.

Mais Rawls reste, selon Sen, trop fidèle à la conception ressourciste et « fétichiste » du distribuandum et il a une vision trop simplifiée des préférences et des intérêts des individus. L’approche de Rawls reste welfariste en ce sens qu’elle se concentre exclusivement sur les « ressources » ou les moyens du bien-être comme si les individus étaient capables de les utiliser de manière comparable. C’est pourquoi Sen parle à son propos de « fétichisme », employant l’expression de Marx. Elle ignore le fait que « les gens semblent avoir des besoins extrêmement différents qui varient selon la santé, l’espérance de vie, les conditions climatiques et géographiques, les conditions de travail, le tempérament et même la taille corporelle (affectant les besoins en nourriture et en vêtements)… Non seulement les cas difficiles sont ignorés par l’index des biens premiers, mais des différences réelles et largement répandues sont laissées de côté » (A. Sen, 1980 p.215-6).

Il va proposer une version des biens sociaux premiers en termes non plus de consommation, mais de développement humain, d’action et de liberté: les « capabilités » (capabilities) sont la capacité variable pour chacun de transformer les ressources disponibles en utilités. Il parle également de « liberté réelle » à propos des capabilités. La capabilité est définie comme « la liberté réelle que l’on a de choisir entre différentes façons de vivre […]. L’approche par les capabilités juge l’avantage d’un individu à sa [capacité] à faire des choses qu’il a des raisons de valoriser » (The Idea of Justice, op.cit., p. 231).

La notion va permettre d’élargir la conception que la science économique se fait de la rationalité en considérant comme rationnelle toute décision reposant sur des « raisons » au sens de motifs, de projets et de plans de vie, pas seulement sur des causes mécaniques, comme la maximisation de la satisfaction. Elle permet surtout, pour Sen, de prendre en compte les « empêchements » au bien-être et les injustices réelles que tend à ignorer une théorie générale de la justice (Ibidem, p. 254). « Comme l’a souligné Elisabeth Anderson, la mesure du bien-être humain en termes de capabilités est supérieure à celle basée sur les ressources car elle insiste sur les fins plutôt que sur les moyens, elle peut mieux répondre

"""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""32"Voir"Muriel"Gilardone,"“Rawls's"influence"and"counterCinfluence"on"Sen:"PostCwelfarism"

and"impartiality”,"The'European'Journal'of'the'History'of'Economic'Thought,"2013."

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aux discriminations à l’égard des handicapés, elle est plus sensible aux variations individuelles en termes de fonctionnement qui ont une importance pour la démocratie et elle est bien adaptée à la juste provision des services publics, particulièrement dans les domaines de la santé et de l’éducation » (Ibidem, p. 263). On voit ainsi comment convergent philosophie politique et économie.

5.2. Problèmes posés par l’approche capabilitaire Mais Sen se garde ici d’avancer un critère explicite du bien-être ou de la justice. Il revendique même cette absence de critère et souligne « l’absurdité de l’argument parfois avancé selon lequel l’approche par les capabilités n’est utilisable – et “opérationnelle” - que si elle s’accompagne d’une pondération prédéfinie des divers fonctionnements figurant sur une liste fixe des capabilités pertinentes. La recherche d’une pondération prédéterminée est non seulement conceptuellement infondée, mais elle néglige, en outre, le fait que les évaluations et les pondérations à utiliser peuvent être raisonnablement influencées par notre propre examen permanent et par l’impact du débat public » (Ibidem, p. 242). Ainsi, il revient à l’examen par chacun et au débat public de trancher – mais on n’en sait pas plus sur le contenu que Sen donne à la notion de justice.

6. Conclusion

6.1 Pourquoi les philosophes ont besoin de culture économique Les analyses que nous avons présentées montrent à quel point les philosophes ont besoin de culture et d’information économiques pour aborder les questions de justice sociale. La question de l’égalité ne peut se régler en l’absence d’analyses de son objet : utilités, ressources, moyens du bien-être et satisfactions des besoins, ou capabilités et opportunités de réaliser des fins. L'approche d'un très grand nombre de questions philosophiques, comme celles du bonheur, du bien et du juste, de la rationalité et de l’objectivité a été complètement transformée par les économistes.

6.2 Pourquoi l'économie a besoin de philosophie Mais, inversement, la philosophie sous-jacente des économistes demande à être explicitée, par exemple, la conception trop étroite de la rationalité qui a trop longtemps dominé la science économique et contre laquelle s’élèvent Harsanyi, Rawls et Sen. Il reste toujours nécessaire de lutter contre le danger de voir la rationalité économique tenir lieu de philosophie normative. Pour conclure, il faudrait rester fidèle à ce qu’enseigne la lecture des grands économistes, à savoir que leur discipline, plus que comme une « science », doit être comprise comme un « savoir humain global » au sens de Mauss où la philosophie figure en première place, hypothèse particulièrement bien illustrée par Adam Smith, Hayek ou Keynes et par Mill ou Rawls.

Références

• Marc Fleurbaey Théories économiques de la justice (1996) • Mongin et Fleurbaey, « Théorie du choix social et économie normative » in

Dictionnaire philosophie morale p.243-251 • John Harsanyi, « Morality and the Theory of Rational Behaviour » (1977) trad. in C.

Audard, Anthologie de l’utilitarisme, (1999) vol.III, p.42-65 • John Rawls, Théorie de la justice (1971), §15 Les biens premiers, et « Social Unity

and Primary Goods » (1982) in Collective Papers, p. 359-387 • Amartya Sen, Ethique et économie (1987, 1993 pour la traduction) et The Idea of

Justice (2009, 2012 pour la trad.). • Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? (1992)

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Claude Debru, Membre de l’Académie des sciences

Conclusion 1

Je voudrais tout d’abord remercier tous les participants pour leur effort, très considérable et extrêmement remarquable. Dire aussi que cet effort que nous faisons est un effort de longue durée. Il a été entrepris il y a bien longtemps par des figures exceptionnelles, dont des figures d’Inspecteurs généraux de l‘Education nationale. On ne peut pas ne pas rappeler ici la figure de Georges Canguilhem. Georges Canguilhem se définissait essentiellement comme un enseignant. Il a écrit que son œuvre n’a été que les traces de son enseignement. Lorsqu’on lit les manuscrits de Canguilhem qui sont déposés au CAPHES à l’Ecole normale supérieure, concernant en particulier les enseignements qu’il a donnés à la Faculté de Lettres de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, à partir de 1941, puis à Strasbourg à partir de 1945, on est étonné, on est littéralement sidéré par la richesse de l’information qu’il avait réunie, par le fait qu’il ne parlait pas de la philosophie de ceci ou de cela, de telle ou telle science, car il parlait de la philosophie et de la biologie par exemple. J’ai été très frappé par ce qu’a dit Catherine Audard tout à l’heure, à savoir que les intitulés des chaires prestigieuses du Royaume-Uni (et la même chose se trouve d’ailleurs aux Etats-Unis) sont par exemple Philosophie et Economie,, parce que Philosophie de ceci ou cela établit tout de suite une distance et une sorte de surplomb, alors que Philosophie et ceci ou cela permet les échanges. Je crois que cet échange est quelque chose à quoi Georges Canguilhem était profondément attaché. Cette symétrie, ce n’était pas seulement une symétrie avec la médecine ou les sciences de la vie, c’était aussi une symétrie avec la sociologie et l’histoire. Lorsqu’on lit ces manuscrits on est tout à fait impressionné par cette dimension historico-sociologique. Et donc la dimension des sciences humaines et sociales qui était présente aujourd’hui, est une dimension qui a une longue histoire comme cela a été aussi rapporté. J’ajoute que Canguilhem avait fait quelque chose de remarquable pour les enseignants. Il avait fait un recueil de textes scientifiques de l’histoire des sciences à destination des enseignants. En réalité ce que nous faisons avec le site de l’Académie des Sciences est à peu près exactement la même chose. Je voulais donc signaler pour conclure que nous sommes dans une continuité tout à fait remarquable et rassurante. J’en suis personnellement très heureux et vous remercie d’avoir contribué d’une manière si engagée à la poursuite de ces actions.

!!!!!!!!

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Paul Mathias, Inspecteur Général de l’Education nationale, Doyen du groupe de Philosophie

Conclusion 2

Trois mots, simplement, pour en revenir à l’école. L’Académie des Sciences conduit une politique d’extension ou d’expansion de l’enseignement des sciences. Or c’est, désormais, une préoccupation de premier rang pour l’Éducation nationale : faire en sorte que l’enseignement des sciences ne soit pas simplement l’enseignement de contenus inertes de connaissance ou un enseignement machinal se réduisant à l’acquisition de compétences destinées à des travaux très particuliers. L’objectif clairement thématisé de notre ministère de tutelle, c’est que les sciences viennent à constituer une véritable culture. Il existe, dans notre institution, une tendance à une véritable collégialité intellectuelle, qui se traduit, notamment, par de constants va-et-vient entre les différents groupes disciplinaires de l’Inspection générale, entre un groupe des « humanités » (arts, lettres, histoire, philosophie, sciences économiques et sociales) et un groupe des « sciences dures » (mathématiques, physique-chimie, sciences et techniques industrielles). Depuis quelques années, on peut constater qu’il est devenu parfaitement naturel de travailler et de discuter entre groupes disciplinaires apparemment « éloignés », non simplement pour juxtaposer des arguments, mais bien pour en construire des communs impliquant une vision précisément commune de l’école et de son horizon. Œuvrant d’un même mouvement, nous partageons manifestement une représentation unifiée de l’école, que nous appartenions au monde des humanités ou au monde des sciences, et nous sommes les uns et les autres persuadés que les élèves ne devraient pas rester enfermés dans des compétences hétérogènes, mais croiser les perspectives et les savoirs, les modes de raisonnement et leurs diverses matières pour former, idéalement, une communauté d’entente et de culture.

J’ai le sentiment que ce mouvement a acquis une réelle force et qu’il sera difficile de faire sérieusement obstacle à l’entente dont il témoigne. Je souhaite en tout cas de tout cœur que nous continuions de travailler ensemble, que nous travaillions ensemble à l’expansion d’une approche savante des disciplines et, par conséquent, à un enrichissement des modalités d’enseignement des sciences sous toutes leurs formes, aussi bien « humaines » que « naturelles ».

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