Une soirée philosophique

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UNE SOIRÉE PHILOSOPHIQUE

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François Regnault

1. L'amitié n'est donc pas un indiscernable, puisqu'elle n'est pas un art — la vertu n'est pas un art —, qu'elle n'est pas politique — combien de grands politiques ne se font-ils pas un devoir d'avoir pour intimes des adversaires de leurs desseins ? —, qu'elle n'est pas de la science, c'est trop clair, qu'elle se distingue enfin de l'amour. Les Grecs la mettaient plus haut que l'amour, nous autres, chrétiens, la mettons plus bas. L'amitié reste toujours aristotélicienne quand l 'amour est platonicien. Et pourtant on aime ses amis.

2. L'être et l'événement contient une méditation sur la fidélité au nom de Hôlderlin. La fidélité discerne dans une situation les multiples dont l'existence est liée au nom de l'événement, qui s'écrit événement de site X = ensemble constitué par petit x appartient à grand X et l'événement de site X lui-même. L'amitié, dirai-je, est fidélité à l'événement non en tant que réel ou qu'arrivé mais en tant que possible. On ne rencontre pas ses amis comme on rencontre l'être aimé, mais on les garde comme ceux qui seront sans cesse attentifs à ce que l 'on fera, et réciproquement, et si l 'on ne fait rien on sait qu'ils ne concluront pas à votre impuissance, ni réciproquement. Qui atten- drait cela de l 'amour ? Je pouvais donc conclure en recevant un jour les Trente-sept méditations sur l'être et l'événement, dans la belle dactylographie que nous

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eûmes plus d'un an dans les mains, que moins que jamais, Alain Badiou ne faisait rien. Mais il fallait forcer l'amitié au-delà de sa faible rigueur, au-delà de sa part de fidélité pour qu'elle discerne l'événement de ce livre indiscernable.

3. Et pourtant la philosophie, selon les termes mêmes de ce livre de philosophie, ne peut en tant que telle produire rien d'indiscernable. L'amitié se donne alors pour tâche de tenir ce paradoxe, de discerner l'in- discernable et d'indiscerner le discernable qu'est ce livre, d 'autant que son auteur, selon d'autres paradoxes, rares chez les philosophes, s'adonne aussi à l'art, et à la politique, et à la science mathématique, paradoxes qui justifient aussi qu'un livre de philosophie soit présenté, ici, dans un théâtre d'art où, étranges événe- ments, Le soulier de satin, remake de L'Echarpe rouge, a pu démontrer à tout un chacun en quoi consistait précisément le quatrième indiscernable, celui de l 'amour: «Jamais, Prouhèze, jamais, c'est là du moins lui et moi une chose que nous pouvons partager. »

4. Mais trêve de poésie. Le livre demande à son lecteur un renoncement absolu à l'exaltation du poème, pour ne le rompre plus qu'aux écritures qui sont chez son auteur cause des plus grandes joies, et chez nous autres de grandes douleurs, je veux dire nous autres non mathématiciens, connaissant aussitôt l'inconsis- tance de cette catégorie. Car mathématiciens nous avons tous un jour commencé à l'être. C'est de n'avoir pas continué que nous souffrons. Peut-être ne serons- nous jamais coupables que de cela. «Aei, o anthropos, mathematizei. »

5. Que faire alors ? J'ai envie de vous dire: exercez- vous tous les matins ! Au-delà de celles des méditations

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qui traversent magistralement l'histoire de la philo- sophie, en deça des méditations conceptuelles qui réforment l'actuel entendement, exercez-vous aux méditations métaontologiques, au moyen du papier et du crayon, à raison d'une méditation par jour, d'une semaine pour certaines d'entre elles. Au-delà du plaisir de retrouver les grands auteurs, en deça du vertige de vous perdre dans un univers situé entre le vide et l'événement pur, devenez les contemporains de Cantor, de Gödel et de Cohen. L'étiez-vous seule- ment d'Euclide ? Et dans les autres indiscernables, l'êtes-vous d'Einstein, l'êtes-vous de Lacan, l'êtes-vous de Schœnberg, l'êtes-vous de Mallarmé pour le vers, de Hopkins pour le mètre, de Khlebnikov pour le nombre, de Pessoa pour le nom ? Voilà pour l'art et pour la science, quant à la politique je ne citerai per- sonne, par indifférence, et par volonté, et aussi pour laisser chacun libre des noms propres ou communs sous lesquels il a eu la chance, toujours rare, de la rencontrer.

6. Le petit moine: Je suis le fils de paysans de Cam- panie, ce sont des gens simples, ils savent tout sur l'olivier, mais en dehors de cela bien peu de choses. Quand j'observe les phases de Vénus, je ne peux m'empêcher de voir mes parents assis avec ma sœur devant leur foyer et mangeant leur fromage.

Galilée: Vous êtes aussi physicien et vous voyez, Vénus a des phases ( ... ). Monsieur, mon sens de la beauté est offensé si dans mon image du monde ( Weltbild), Vénus est sans phases. (Brecht : La vie de Galilée, scène 8).

Eh bien, de même, il nous faut nous aussi laisser non pas notre image du monde, mais notre ontolo- gie — chacun, disait Lacan, a la sienne — s'habiter de ces propositions qui seront, comme nos phases de Vénus,