Le Sujet Productif Pierre Macherey

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    Copyleft 2001 /2013

    "Nouveau millnaire, Dfis libertaires"

    Le sujet productif

    Pierre Macherey

    Expos prsent le 10 mai 2012Stage de formation des professeurs de philosophie, Lille

    Origine : http://philolarge.hypotheses.org/1245

    Il est impossible de faire de lhistoire actuellement sans utiliser une kyrielle de

    concepts lis directement ou indirectement la pense de Marx et sans se

    placer dans un horizon qui a t dcrit et dfini par Marx. A la limite on pourrait

    se demander quelle diffrence il pourrait y avoir entre tre historien et tre

    marxiste.

    (Foucault, entretien donn en 1975 au Magazine littraire, Dits et

    Ecrits, t. II, d. Gallimard, 1994, p. 753)

    Michel Foucault Entretien sur la prison : le livre et sa mthode

    (entretien avec J.-J. Brochier), Magazine littraire, no 101, juin

    1975, pp. 27-33. Dits et Ecrits tome II texte n156

    http://1libertaire.free.fr/MFoucault193.html

    Le pouvoir, de la politique lconomie

    Dansla partie conclusive de La volont de savoir (d. Gallimard, 1976), Foucault

    explique comment il a t amen considrer le pouvoir, tel quil existe

    aujourdhui, dun point de vue, non pas ngatif, comme une contrainte dont laforme est au dpart juridique, mais positif, en tant quil repose sur des

    mcanismes qui, au lieu dimposer la vie humaine des bornes, lorganisent sur

    un plan matriel, et mme contribuent la produire . Cest cette ide qui est

    au principe de la conception du bio-pouvoir , propos duquel il crit :

    Ce bio-pouvoir a t, nen pas douter, un lment indispensable au

    dveloppement du capitalisme ; celui-ci na pu tre assur quau prix de

    linsertion contrle des corps dans lappareil de production et moyennant un

    ajustement des phnomnes de population aux processus conomiques. Mais il a

    exig davantage ; il lui a fallu la croissance des uns des autres, leur

    renforcement en mme temps que leur utilisabilit et leur docilit ; il lui a falludes mthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie

    en gnral sans pour autant les rendre plus difficiles assujettir ; si le

    dveloppement des grands appareils dEtat, comme institutions de pouvoir, a

    assur le maintien des rapports de production, les rudiments danatomo- et de

    bio-politique invents au XVIIIe sicle comme techniques de pouvoir prsentes

    tous les niveaux du corps social et utilises par des institutions trs diverses (la

    famille comme larme, lcole ou la police, la mdecine individuelle ou

    ladministration des collectivits), ont agi au niveau des processus

    conomiques, de leur droulement, des forces qui y sont luvre et les

    soutiennent ; ils ont opr aussi comme des facteurs de sgrgation et de

    hirarchisation sociale, agissant sur les forces respectives des uns et desautres, garantissant des rapports de domination et des effets dhgmonie ;

    lajustement de laccumulation des hommes sur celle du capital, larticulation de

    la croissance des groupes humains sur lexpansion des forces productives et la

    rpartition diffrentielle du profit, ont t, pour une part, rendus possibles par

    http://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://philolarge.hypotheses.org/1245http://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://1libertaire.free.fr/MFoucault193.htmlhttp://philolarge.hypotheses.org/1245mailto:[email protected]://1libertaire.free.fr/Liens14.htmlhttp://1libertaire.free.fr/AuteurEtThemes01.htmlhttp://1libertaire.free.fr/liens12.htmlhttp://1libertaire.free.fr/textes.htmlhttp://1libertaire.free.fr/liensweb.htmlhttp://1libertaire.free.fr/Actualites01.htmlhttp://1libertaire.free.fr/index.html
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    lexercice du bio-pouvoir sous ses formes et avec ses proprits multiples.

    Linvestissement du corps vivant, sa valorisation et la gestion distributive de

    ses forces ont t ce moment-l indispensables. (VS, p. 185-186)

    En schmatisant, on peut dire que, dans cette page, Foucault expose la

    ncessit de repenser le pouvoir en le dtachant de lemprise du politique pour

    le rapprocher du plan o se droule concrtement lconomie, une conomie qui,

    avant mme dtre cible sur la valeur de biens changeables, au titre dune

    conomie de choses, se proccupe principalement de la gestion de la vie, des

    corps et de leurs forces , terme qui revient ici de manire lancinante. Par

    ailleurs, il lui importe de restituer cette nouvelle conception du pouvoir une

    dimension historique, ce quil fait en lassociant au dveloppement du

    capitalisme et des rapports sociaux de productions trs particuliers mis en

    uvre par celui-ci dans le contexte de la rvolution industrielle : bien que le mot

    classe ne soit pas nonc, il est manifestement sous-entendu lorsque sont

    voqus au passage les facteurs de sgrgation et de hirarchisation sociale

    agissant sur les forces respectives des uns et des autres, garantissant des

    rapports de domination et des effets dhgmonie et larticulation de la

    croissance des groupes humains sur lexpansion des forces productives et la

    rpartition diffrentielle du profit . Ici, Foucault peut paratre tout proche deflirter avec les analyses de Marx dans Le Capital, quil concilie avec son effort

    en vue de replacer le pouvoir dans une perspective positive et productive .

    Cinq ans plus tard, revenant sur ce point dans une confrence donne Bahia en

    1981, publie sous le titre imag Les mailles du pouvoir (Dits et Ecrits, t. IV,

    d. Gallimard, 1994, p. 182 et sq.), Foucault confirme explicitement ce

    rapprochement. Il y dclare :

    Comment pourrions-nous essayer danalyser le pouvoir dans ses mcanismes

    positifs ? Il me semble que nous pouvons trouver, dans un certain nombre de

    textes, les lments fondamentaux pour une analyse de ce type. Nous pouvons

    les trouver peut-tre chez Bentham, un philosophe anglais de la fin du XVIIIesicle et du dbut du XIXe sicle, qui, au fond, a t le grand thoricien du

    pouvoir bourgeois, et nous pouvons videmment le trouver aussi chez Marx,

    essentiellement dans le livre II du Capital. Cest l je pense que nous pourrons

    trouver quelques lments dont je me servirai pour lanalyse du pouvoir dans

    ses mcanismes positifs. (DE IV, p. 186)

    Foucault veut dire que Bentham et Marx, mme sils le font de manire

    diffrente, parlent au fond de la mme chose : lapparition dune nouvelle

    configuration de pouvoir, qui concide avec lavnement du capitalisme et de la

    bourgeoisie, et na pas seulement consist en une mutation institutionnelle ou

    une prise du pouvoir politique parce quelle a repos, la base, sur une prise encharge originale des forces mmes de la vie, qui donnent sa matire propre

    lconomie, une conomie dont les transformations on impuls le changement

    social. On pourrait soutenir que cette faon de voir va dans le sens de la thse

    dune dtermination en dernire instance par lconomie, sous rserve dun

    largissement du concept de celle-ci, largissement au terme duquel ce concept

    comprend la gestion, ou, pour reprendre le terme ambigu utilis par Foucault, la

    production de la vie sous toutes ses formes. Dans la suite de sa confrence,

    en raffirmant chaque fois de manire appuye la rfrence Marx, Foucault

    numre les quatre aspects qui caractrisent cette mutation historique et

    sociale du pouvoir : sa dconcentration en une multiplicit de pouvoirs

    htrognes, son dsengagement de la forme tatique, son orientation positiveet non plus prohibitive et rpressive, et enfin sa technicisation progressive qui a

    procd par essais et par erreurs, sans tre planifie, donc sans tre soumise

    des fins conues et prescrites intentionnellement au dpart. Ce dernier point est

    celui auquel Foucault accorde le plus dimportance ; cest lui qui est voqu dans

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    le passage de La Volont de Savoir qui a t cit o il est question des

    mthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie engnral sans pour autant les rendre plus difficiles assujettir .

    Lorsque Foucault donne en rfrence le livre II du Capital , il pense

    manifestement au second tome de ldition franaise de louvrage de Marx

    publie aux Editions Sociales, qui comprend les sections 4, 5 et 6 du livre I du

    Capital, le seul qui a paru de son vivant, la rdaction dfinitive des livres II et III

    ayant t effectue aprs sa mort par Engels. Althusser, dans la prface quil

    avait rdige pour la publication en 1969 du livre I du Capital dans la collection

    GF Flammarion, avait prconis de le lire en commenant directement par la

    deuxime section, donc en sautant la premire, celle dont linterprtation pose

    le plus de problmes, des problmes qui ne sont susceptibles dtre rsolus que

    lorsquon est arriv la fin de louvrage et quon en a matris largumentation

    en totalit. Foucault semble aller plus loin encore, en conseillant daborder

    louvrage de Marx par la quatrime section, celle qui est consacre La

    production de la plus-value (ou survaleur, Mehrwert) relative : en effet, cest

    dans celle-ci quil voit apparatre pour la premire fois les lments permettant

    de dterminer la nouvelle configuration de pouvoir annonce ds la fin du XVIIIe

    sicle par un thoricien comme Bentham, qui est celle du pouvoir bourgeois dont Marx aurait le mieux contribu analyser les mcanismes, cest--dire les

    procdures particulires telles quelles relvent dune technologie du pouvoir. En

    polarisant lattention sur cette partie de louvrage, Foucault trouve du mme

    coup le moyen de prendre distance avec la prsentation polmique quil avait

    lui-mme donne dans Les Mots et les Choses, non proprement parler de la

    pense de Marx telle quelle est dpose dans ses crit mais de ce qui en est

    issu sous la forme dune vulgate marxiste , dans laquelle il avait dcel un

    avatar ou un piphnomne de lconomie politique sous la forme qui lui avait

    t donne par Ricardo, rien de plus. Tout se passe de ce point de vue comme si

    Foucault proposait dajouter un nouveau chapitre lentreprise dans laquelle

    Althusser stait lui-mme engag en publiant Lire le Capital, o tait djamorce une remise en cause de la vulgate marxiste traditionnelle.

    Quest-ce qui a pu intresser Foucault dans les passages du Capital qui

    commencent la section 4 au point quil les prsente comme les sources dune

    tude positive du pouvoir, enracine dans le dveloppement de lconomie et de

    ses forces ? Cest ce point que nous voudrions lucider en revenant sur le

    texte de Marx, dont la proposition de Foucault incite faire une lecture quon

    peut dire symptomale , car il ne va du tout de soi, premire vue, den tirer

    les principes quune analyse du pouvoir , qui y est au mieux sous-jacente,

    prsente en filigrane. Pour poser crment la question qui va nous proccuper,

    comment, de lexplication du processus de production de la plus-value relative,

    est-il possible, sans tomber dans la surinterprtation, de tirer les lments

    dune thorie du pouvoir, alors que le problme du pouvoir, sil nest pas tout

    fait tranger cette explication, ny est soulev qu la marge ? Disons tout de

    suite que cette question, qui met en jeu la relation particulire que le pouvoir

    entretient avec lconomie du capitalisme, ce qui conduit mettre entre

    parenthses les rapports quil peut avoir par ailleurs avec des formes tatiques

    et politiques, amne prendre en compte en lui restituant une importance

    primordiale la notion que Marx a lui-mme prsente comme tant sa principale

    innovation thorique, celle avec laquelle il prtendait rompre radicalement avec

    lconomie ricardienne : la notion de force de travail , dans la formulation de

    laquelle se trouve justement la rfrence la force , rfrence laquelle

    Foucault accorde une telle importance dans sa propre conception de la nouvelle

    conomie du pouvoir ; de cette conomie on peut dire quelle nest pas une

    conomie de choses ou une conomie de biens, mais une conomie de forces

    qui, comme telle, est aussi, indissociablement, une conomie de personnes, une

    conomie qui, concrtement, se trouve articule des procdures

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    dassujettissement des personnes, et plus prcisment des corps. Pour

    reprendre les termes utiliss par Foucault, nous allons donc avoir nous

    demander comment, en mettant en uvre lexploitation de la force de travail,

    le capitalisme a labor des mthodes de pouvoir susceptibles de majorer les

    forces, des aptitudes, la vie en gnral sans pour autant les rendre plus difficiles

    assujettir . Prcisons que le but dune telle enqute nest pas de dmontrer

    que les ides avances par Foucault se trouvaient dj inscrites en toutes

    lettres dans le texte de Marx, ce qui reviendrait forger la fiction dun Foucault

    marxiste ou marxisant , comme tel hritier de Marx, mais denrichir lacomprhension que nous pouvons avoir de ce texte en lclairant la lumire

    des hypothses avances par Foucault, donc en parcourant le chemin qui ramne

    de Foucault vers Marx, dans lespoir de faire apparatre la pense de ce dernier

    sous un jour nouveau, et en particulier, cest le point qui nous proccupe ici

    prioritairement, de reposer la question du pouvoir en la dplaant du plan de la

    politique sur celui de lconomie1.

    Le rgime du salariat et lexploitation de la force de travail

    Pour rpondre aux questions qui viennent dtre souleves, il faut dabord

    revenir sur la thorie du salariat, qui, selon la prsentation quen donne Marx,

    constitue la base de lconomie capitaliste, et distingue radicalement celle-ci

    des modes de production antrieurs. Rsumons cette thorie trs grands

    traits. Dans le contexte propre au capitalisme, la production de marchandises

    porteuses de valeur, donc changeables, repose sur la consommation productive

    de la force de travail ; cette dernire, la force de travail, est la proprit du

    proltaire, et le capitaliste acquiert, en change dun salaire, le droit den user

    durant un certain temps lintrieur de lespace de son entreprise o elle est

    consomme . Lorsquil voque ce contrat de travail, il arrive assez souvent

    Marx dcrire que le proltaire vend au capitaliste sa force de travail, formule

    abrge qui, prise la lettre, est trompeuse. En effet, ce que le travailleur

    aline en change dun salaire, ce nest pas sa force de travail en tant que telle,

    considre dans sa substance qui lui est incorpore en ce sens quelle est

    indissociable et mme indiscernable de son existence corporelle : car, sil le

    faisait, il deviendrait dune certaine manire, lesclave de son employeur, il ne

    sappartiendrait plus, ce qui aurait pour consquence quil perdrait la

    responsabilit dentretenir lui-mme cette substance qui fait corps avec sa

    personne. En change du salaire, le proltaire ne concde en ralit que le droit

    dexploiter sa force de travail durant un certain temps et en un certain lieu,

    cest--dire proprement quil la loue, avec cette particularit que le rglement

    du loyer qui lui est vers en change dans le cadre de cette transaction est

    diffr, le salaire ntant effectivement vers quaprs usage et non avant,

    comme cest le cas dans la plupart des contrats locatifs : cette disposition

    dsquilibre demble le rapport dchange, dans la mesure o elle reprsente

    une pression exerce par le payeur sur le vendeur. Il rsulte de tout cela que, si

    lon veut comprendre ce que cest que le travail salari, il faut faire

    soigneusement la distinction entre la force de travail en tant que telle, ce que

    nous avons appel sa substance, et son emploi, qui est mesur dans le temps et

    dans lespace, lunit de base de cette mesure tant formellement constitu par

    la journe de travail telle quelle est effectues dans le cadre de lentreprise

    (jusqu la fin du XIXe sicle en tout cas, les travailleurs manuels taient

    gnralement embauchs, et rmunrs, la journe, ce qui les diffrenciait

    des employs) : le rgime du salariat, qui dtermine la relation du capital au

    travail, suppose la dissociation de ces deux aspects, donc que la force detravail, en tant que disposition dont le corps est le porteur durant tout le temps

    de la vie, soit, dans les faits, spare des conditions de son activation telle

    quelle seffectue dans certaines limites temporelles et lintrieur de lespace

    propre lentreprise, o le travailleur doit se rendre, en apportant avec lui sa

    force de travail, pour que celle-ci puisse tre utilise dans des conditions

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    appropries. La capacit existentielle reste la proprit inalinable du travailleur

    qui, en change dun salaire, concde son patron la possibilit de sen servir,

    de la mettre en uvre son profit durant un certain temps et dans un cadre

    dtermin. Ceci est un premier point, qui fait apparatre que la notion de force

    de travail, alors quelle se prsente au dpart comme une donne naturelle

    simple et unifie, comme puissance ayant ses sources dans la vie et dans le

    corps, est beaucoup plus complexe : on peut avancer que lintervention

    historique du capitalisme et de son mode de production spcifique a

    prcisment pour effet de la compliquer, en exploitant la division qui vientdtre voque, ce qui na rien du tout de naturel.

    Foucault serait lgitim de parler ce propos dune procdure technique, de

    laquelle dcoule linstallation dune relation de pouvoir : en effet, lorsquil

    change lemploi de sa force de travail contre un salaire, le travailleur nest que

    formellement libre de le faire ; pour que la procdure marche, il faut que,

    dans les faits, il y soit oblig parce que, pour survivre, il se trouve plac dans la

    position de demandeur demploi, une position dont on peut dire quelle est

    soumise dans la mesure o elle rpond une ncessit conomique qui na

    rien de juridique en dernire instance. Autrement dit, le fait que la force de

    travail soit dissocie de son usage est conditionn historiquement : ilcorrespond au dveloppement dun mode de production spcifique, qui repose

    sur lexploitation de la force de travail rendue possible par cette dissociation,

    dont le tout premier effet est de lier le dtenteur de la force de travail,

    louvrier, aux contraintes du march du travail ; en effet, il ne suffit pas quil

    aie sa force de travail, au sens o son corps est lui, encore faut-il que celle-

    ci puisse tre mise en uvre dans certaines conditions, ce qui ne dpend pas de

    lui.

    Mais ce nest pas tout. Le salariat se prsente au dpart comme un change,

    qui, comme tout change marchand, doit en principe seffectuer valeur gale.

    Ce que le travailleur apporte sur le march du travail, cest lui-mme, son corps,

    sa force de travail, dont il aline lusage ; et, pour cela, il reoit un salaire qui,

    en principe, doit payer ce quil a vendu sa valeur, qui correspond son

    entretien durant la priode o il en a concd lusage : par entretien, il faut

    comprendre tout ce qui permet de rgnrer cette force selon ses besoins, en

    comprenant dans ceux-ci ce qui est requis, non seulement par la survie

    individuelle de louvrier, mais par celle de sa famille, o se fabrique, en mme

    temps que sa force propre de travail, celle de sa descendance, sur laquelle le

    capitaliste, lorsquil verse le salaire, dpose une option, exerant ainsi une

    sorte de droit de premption. Pour que le systme fonctionne normalement,

    selon les rgles, ce qui le rend inattaquable sur le plan du droit, il faut que la

    marchandise soit paye son juste prix, qui fluctue autour dune valeur

    moyenne dtermine par la conjoncture, cest--dire par les variations du

    rapport entre loffre et la demande, comme cest le cas pour tout change.

    Lorsquil peroit son salaire, louvrier nest donc pas vol, spoli, ce quil

    reconnat implicitement lorsquil se plie aux conditions de lchange dont on

    peut dire que, formellement, il les accepte de son plein gr. Toutefois, il est

    impossible den rester l. Pour que lchange ait effectivement lieu, il faut quil

    rponde des intrts, qui lient concrtement les parties contractantes.

    Lintrt du vendeur apparat en toute clart : louvrier aline lusage de sa

    force de travail contre salaire parce que, sans celui-ci, il ne pourrait subvenir

    ses besoins et ceux de sa famille ; sil apporte sur le march du travail sa

    marchandise , cest tout simplement parce quil ne peut faire autrement : cestla condition de sa survie. Mais pour ce qui concerne lacheteur, qui va employer

    cette force de travail son bnfice, les choses sont beaucoup moins claires : ce

    quil a achet sa valeur, le capitaliste entend en effet lexploiter, non valeur

    gale, mais pour en tirer un supplment de valeur qui est destin constituer

    son profit, un profit qui va servir soit accrotre sa production soit augmenter

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    sa fortune ; de quelque ct quon se tourne, il y gagne, et, si ce ntait pas le

    cas, laffaire ne lintresserait en aucun cas. Il y a donc quelque chose de

    bizarre, une anomalie, dans la relation qui se met ainsi en place. Dans le cadre

    de lchange entre le salari et celui qui le rtribue, lun, le travailleur, si,

    proprement parler, il ne perd rien, ne gagne rien non plus, cest--dire quil ne

    peut esprer rien gagner de plus que ce quil a engag au dpart ; et, sil se

    rvle que son salaire dpasse de si peu que ce soit ses besoins rels, ce qui lui

    permet soit de dpenser en pure perte, pour le superflu, soit dconomiser pour

    son compte personnel, la rectification seffectue de manire quasimentautomatique, et son salaire baisse, entranant terme avec lui la baisse de la

    valeur moyenne du salaire vers tous les autres travailleurs. Alors que, dans le

    cadre de ce mme change, lautre, lacheteur prtend, non seulement

    rcuprer sa mise, donc ne rien perdre, mais laugmenter, ce qui prouve que

    lchange valeur gale duquel le salariat tire sa lgitimit sur le plan du droit

    cache un tour de passe-passe qui mtamorphose lgalit en ingalit, sans que

    pour autant le droit marchand de lchange ait t formellement viol. Que

    sest-il pass ?

    Pour le comprendre, il nest pas absurde dappliquer lchange que sanctionne

    le contrat de travail, un change qui met en relation deux parties sur le mode dudonnant-donnant, le schma labor par Mauss pour rendre compte, dans un

    tout autre contexte, du mcanisme du don. Ce schma est triangulaire : il

    articule entre elles trois oprations qui sont donner , recevoir , rendre .

    Supposons que le contrat de travail qui est la base du salariat rentre sous ce

    schma. Le donneur, dans ce cas, est celui qui propose une marchandise dont il

    cherche se dessaisir : cest le travailleur qui apporte sur le march sa force de

    travail, son corps, dont il loue lemploi quelquun dautre. En change de quoi,

    lui est rendue par lacheteur, son futur employeur, une valeur gale aux

    besoins dentretien de cette force. Mais, lorsque cet acheteur est le capitaliste,

    ce qui est ainsi rendu , restitu sous forme de salaire, nest pas exactement

    la mme chose que ce qui est reu par celui qui, dans le cadre de cetchange, occupe la position dacqureur : cest la condition pour que cet

    change valeur gale produise de lingalit. Pour le dire autrement, ce dont le

    capitaliste prend possession contre versement du salaire, ce qui lui confre le

    droit de lexploiter son ide, de manire conforme ses intrts, nest pas

    exactement la mme chose que ce qui a t apport, donn , ou

    formellement vendu, en change de ce salaire. Rapparat donc ce niveau la

    division qui a dj t signale : celle-ci dissocie dans la force de travail deux

    aspects, dont lun est celui qui est donn par le vendeur, le travailleur, et

    lautre est celui qui est reu par lacheteur, le capitaliste ; cest sur cette

    dissociation que repose le tour de passe-passe dont il a tait question, qui fait

    dun change valeur gale une opration qui profite une seule de ses partiescontractantes, ce qui nest possible que parce que cet change seffectue dans

    le cadre dune relation de pouvoir o lun, le vendeur, occupe la position

    domine et lautre, lacheteur, la position dominante, ce qui lui permet de faire

    prvaloir son intrt. La condition pour que le rgime du salariat produise tous

    ses effets est donc que le travailleur ait t install dans la position dun sujet

    cliv qui, demeurant entirement matre de sa force de travail, en a alin

    seulement lusage, ce qui suppose que cette force puisse tre spare

    matriellement de son usage.

    On mesure partir de l la rupture introduite dans la prsentation raisonne du

    rgime du salariat par la substitution de la force de travail au travail, ruptureque Marx prsente comme tant sa principale innovation thorique (commente

    par Engels, en 1891, dans sa prface ldition anglaise de Travail salari et

    Capitalde Marx). Si le vendeur, le salari, alinait son travail, et si celui-ci lui

    tait pay valeur gale, comme lconomie classique jusqu Ricardo le

    suppose pour tout change, lacheteur, le capitaliste, ne gagnerait rien de plus,

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    et lchange naurait pas lieu, tout simplement parce quil ne prsenterait pas

    dintrt pour lui. Mais si ce que le vendeur apporte, donne , cest sa force

    de travail, ou du moins la possibilit de lemployer durant un certain temps, il en

    va tout autrement : car ce qui est transmis, reu au terme de lchange,

    nest pas exactement la mme chose que ce qui a t apport au dpart ; ce qui

    est reu, cest la possibilit demployer la force de travail au-del de sa valeur

    relle, donc de rcuprer un profit de son usage, profit que se rserve celui qui

    a achet ce droit demploi sa valeur, qui est celle, non de ce quil produit,

    mais de ce qui le produit, cest--dire la valeur ncessaire lentretien de laforce qui, une fois produite, produit, en tant porteuse de la capacit de

    produire au-del de la valeur de ce qui est ncessaire pour la produire. En

    anticipant sur les notions qui vont tre introduites un peu plus loin, on peut dire

    que, au moment o il accepte les dispositions stipules par son contrat

    dembauche, le travailleur subit une mutation quasi miraculeuse : il cesse dtre

    son corps en personne, dont lexistence nest, par dfinition pareille nulle

    autre, et il devient sujet productif , porteur dune force de travail dont

    les performances, en tant quelles reprsentent su travail social , sont

    soumises une valuation commune2 ; et, de cette faon, il est, tous les sens

    du mot, assujetti.

    Ce qui est ici en jeu, cest lquivoque dont est affecte la notion de travail,

    une quivoque redouble par la langue franaise qui confond dans un mme

    terme deux choses que la langue anglaise et la langue allemande distinguent :

    dune part, ce qui est connot par ces deux langues sous les termes Werk et

    work, cest--dire le rsultat du travail, une fois celui-ci accompli, donc lorsque

    celui-ci a atteint son but ; et dautre part ce qui est connot sous les termes

    Arbeit et labour, cest--dire lopration ou le processus qui produit, cest--

    dire lactivit de production en tant quelle est effectivement en cours, et se

    dirige vers ce but quelle na pas encore atteint. On peut dire que cest cette

    distinction terminologique que Marx reprend son compte lorsquil parle, de

    manire mtaphorique, de travail mort et de travail vivant . Le travailmort, cest le travail fini , objectiv, cristallis dans son produit o sa

    trajectoire sest acheve. Le travail vivant, cest le travail en cours

    deffectuation, sur un plan qui lui confre une porte proprement dynamique,

    alors que le produit que reprsente le travail mort ne prsente quune dimension

    statique. Lorsquil a forg le concept de force de travail , qui constitue son

    apport propre la thorie du salariat, Marx a fait rentrer dans cette formule

    compose ces deux aspects, comme le fait dans la ralit le mode de production

    capitaliste qui suppose la possibilit de les substituer lun lautre, alors mme

    quils correspondent des dterminations diffrentes. La force de travail, cest

    dun ct, son ct quon peut dire dynamique, une force, avec la dimension de

    puissance qui la dfinit et dont le travail vivant est porteur3 ; et cest de lautrect, qui serait son ct statique, du travail, au sens du rsultat du procs de

    travail lorsque celui-ci a atteint son but, cest--dire du travail mort. La notion

    de force de travail, qui articule entre eux ces deux aspects, permet ainsi de

    comprendre ce qui se passe rellement lorsque le travail vivant se transforme en

    du travail mort et rciproquement4.

    Reprenons sur ces bases le modle triangulaire du don. Ce que le travailleur

    apporte sur le march du travail pour lchanger contre un salaire, cest quelque

    chose qui reprsente conomiquement du travail mort, cest--dire la valeur des

    biens ncessaires son entretien, qui permettent sa force de travail

    dexister, en tant quelle-mme est le produit dun travail dont la valeur estgale celle de ces biens, et cest ce qui lui est pay, rendu par le salaire ;

    cest ce point de vue un produit. Mais ce que le capitaliste reoit , en vue

    de lexploiter, cest du travail vivant, la possibilit de mettre en oeuvre,

    dactiver la puissance dont la force de travail est porteuse lorsquelle est

    exploite au-del de ce qui est ncessaire la production des biens servant

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    27/10/13 Le sujet productif Pierre Macherey

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    son entretien, durant la portion de son temps o louvrier, ayant cess de

    travailler pour lui-mme, travaille pour le capitaliste, cest--dire son profit :

    ce nest plus proprement parler un produit, mais cest ce que Marx appelle

    assez nigmatiquement une force productive , entendons une force dfinie

    par lactivit de production quelle est conditionne mettre en oeuvre. En

    jouant sur les termes, on dira que ce que le travailleur aline, cest lusage de

    sa Arbeitskraft, sa force de travail en tant quelle est toute constitue

    puisquelle fait corps avec lui ; et ce que le capitaliste exploite, cest un

    Arbeitsvermgen, qui a tre mis en uvre dans le cadre dune activitproductive travers une procdure dextriorisation. On comprend alors

    pourquoi le capitaliste est gagnant, et mme gagnant gagnant, dans un change

    qui est en principe gal, et qui est en ralit un march de dupes, comme le

    sont la plupart des rapports juridiques, dans la mesure o ils enveloppent, sans

    le dire, un rapport qui, lui, nest pas de lordre du juridique.

    La question est alors de savoir comment un telle chose, invraisemblable lorsque

    le principe en est rvl, peut arriver se raliser dans les faits. Quest-ce qui

    amne le travailleur se plier librement , les guillemets sont dans le texte de

    Marx, aux conditions de cet trange contrat valeur gale en principe, mais en

    principe seulement, puisque seule lune des parties contractantes sort gagnante,et mme gagnante gagnante, dun tel change dont on ne pas dire que

    rellement il profite lautre partie qui, elle, sengage dans ce rapport parce

    quelle ne peut faire autrement ? On peut expliquer cette anomalie de la manire

    suivante : dans le cadre de lchange en question, la rciprocit nest

    quapparente parce que, dans le cours mme de lchange, suivant sa

    trajectoire propre, ce qui en constitue la matire sest transform. Au dpart de

    cette trajectoire, il y a, avons-nous suppos, lArbeitskraft du travailleur, cest-

    -dire sa force de travail, entendons sa force de travail personnelle, qui est

    incorpore son existence dindividu : et cest en tant quindividu,

    prcisment, quil soffre passer en son nom propre le contrat de travail par

    lequel il aline lusage de sa force de travail durant un certain temps en changedun salaire. Mais, larrive, cest--dire lorsque lacheteur, le capitaliste,

    prend livraison de la marchandise dont il sest port acqureur, celle-ci se

    prsente sous un tout nouveau jour : elle est devenue de la force de travail,

    exploitable dans des conditions qui ne sont plus celles dune activit de travail

    individuelle, marque par les caractres spcifiques attachs aux capacits

    dinitiative de la personne qui effectue le travail, mais qui dfinissent une

    activit productive en gnral, soumise des normes communes. Sans mme

    sen rendre compte, le travailleur, une fois entr dans le rgime du salariat, a

    cess dtre la personne quil est, avec son Arbeitskraft individuellement

    constitue, et, proprement assujetti, il est devenu lexcutant dune opration

    qui dpasse les limites de son existence propre : cette opration, cest le travail social , qui nest plus proprement parler, du moins qui nest plus

    seulement son travail lui, mais est du travail, qui doit tre effectu sous des

    conditions qui chappent son initiative et son contrle ; ces conditions sont

    celles de sa rgulation ou rationalisation, cest--dire de ce qui sappellera la

    fin du XIXe sicle, chez Taylor en particulier, organisation du travail , dont le

    schma se trouve dj trac chez Marx. Pour reprendre la terminologie que nous

    avons prcdemment employe, ce que donne le travailleur, cest lusage de

    son corps en tant que celui-ci est porteur dune force qui est la sienne ; et ce

    que reoit le capitaliste, en vue de lexploiter son profit, cest le droit de

    se servir de cette force en tant que force productive dont les capacits sont

    rpertories, calibres, formates, et peut-on dire normalises en fonction deprincipes qui en conditionnent lusage optimal, au sens o on parle du

    conditionnement dun produit, opration au terme de laquelle celui-ci est

    requalifi en vue de sadapter des rgles communes. Si lchange que

    sanctionne le rgime du salariat a lieu, cest parce que, au cours de lchange,

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    ce qui sert de vhicule lchange a t transform, sans que celui qui est

    demandeur dans ce rapport en ait conscience, ce qui a pour consquence que

    cette transformation nest pas prise en compte dans le calcul des termes de

    lchange, un change qui seffectue valeur gale tout en tant ingal,

    conformment lintrt de celui qui, dans ce mme rapport, occupe la fois la

    position de payeur et celle de rcepteur ou de preneur. Ce qui dfinit le mode de

    production capitaliste, cest que la force de travail y soit traite comme une

    ralit deux faces, donc quelle ne soit pas exactement la mme chose pour

    celui qui en est naturellement le porteur et pour celui qui en est devenulutilisateur, ce dont rsulte la possibilit de tirer de son utilisation un profit

    dont le capitaliste se rserve le bnfice, sous la forme dune plus-value ou

    survaleur (Mehrwert) qui nest pas paye par le salaire et en consquence se

    prsente comme un excdent. Tel est le truc sur lequel repose lexploitation

    du travailleur qui, tout en restant matre de sa force de travail sest dessaisi de

    son usage, comme si son usage ne faisait plus partie de cette force et comme si

    cette force existait indpendamment du fait dtre employe : il sagit dun

    vritable tour de prestidigitation dont le mcanisme demeure cach, ce qui est

    la condition pour quil produise ses effets. Ceci incite largir lextension du

    concept de rvolution industrielle, concomitante au dveloppement du

    capitalisme : celle-ci a repos sur linvention, outre de machines sophistiques(dont le prototype est la machine vapeur), de la force productive

    indispensable pour faire fonctionner ces machines, la force de travail ,

    rsultat dune cration technique associe, comme lexplique Foucault aprs

    Marx, linstallation de procdures de pouvoir spcifiques. Le machinisme est

    un rgime de production complexe qui comprend, ct dun appareillage

    matriel, les agents plus ou moins qualifis ou dqualifis qui le font marcher et

    qui, du mme coup, sont incorpors son systme en tant que porteurs dune

    force de travail destine tre consomme productivement. Cest prcisment

    ce que font voir les images montres par Chaplin dans son film Les Temps

    modernes : celles-ci prsentent une analyse particulirement forte du mode de

    travail propre au capitalisme industriel, dans lequel machines inanimes etmachines humaines sont troitement intriques les unes aux autres.

    Lexcdent engendr par lexploitation de la force de travail est par dfinition

    variable, dans la mesure o il est lui-mme le rsultat dune variation. Pour en

    calculer thoriquement le taux, Marx se sert du modle de la journe de travail

    , la totalit du temps pendant lequel, chaque jour ouvrable (et, comme nous

    lavons signal, au XIXe sicle, les travailleurs manuels sont gnralement

    employs la journe , ce qui assure leur utilisation un maximum de

    flexibilit), louvrier sest engag travailler, donc activer sa force de travail

    sous les conditions qui lui sont imposes par lentrepreneur. Cette journe de

    travail est idalement reprsente sous la forme dun segment susceptibledtre dcoup en ses lments, qui correspondent, selon lanalyse propose par

    Marx, deux priodes de temps distinctes : celle consacre du travail

    ncessaire (notwendige Arbeit) et celle consacre du surtravail

    (Mehrarbeit, surplus labour). Le travail ncessaire est celui qui est accompli en

    vue de produire une quantit de valeur quivalente celle requise pour

    lentretien de la force de travail en tant quArbeitskraft : cest cette valeur qui

    est effectivement paye par le salaire vers louvrier en change du droit

    dexploiter sa force de travail, alors mme que le rsultat de cette exploitation

    reprsente une valeur qui nest pas la mme que celle rmunre par le salaire.

    Le surtravail correspond formellement lautre partie de la journe durant

    laquelle louvrier accomplit des tches qui ne sont pas rmunres par sonsalaire parce quelles produisent une quantit de valeur en excdent par rapport

    celle ncessaire lentretien de sa force de travail, quantit de valeur qui, en

    consquence, reprsente, dans le cadre de laccomplissement du procs de

    travail o est mis en uvre le Vermgenskraft, lactivit productrice dont

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    lexploitation dgage un supplment de valeur, Mehrwert. Il ne faut cependant

    pas perdre de vue que ce dcoupage de la journe de travail en deux moments,

    reprsents par des sous-segments, qui se succdent sur une mme ligne, na

    de signification quen thorie : cest seulement en vue de calculer formellement

    le taux dexploitation de la force de travail quil est suppos que, jusqu une

    certaine heure de la journe, louvrier, en accomplissant du travail ncessaire,

    travaille pour soi-mme, et que, au-del de cette limite, il travaille pour le

    bnfice exclusif de son employeur ; en ralit, cest de la premire la

    dernire heure, chaque moment o louvrier active sa force de travail, que sontemps se compose dans une proportion dtermine de travail ncessaire et de

    surtravail entre lesquels la frontire nest pas nettement discernable ; ceci est

    rendu possible par le fait que sa force de travail est, linsu mme du

    travailleur qui il est impossible de savoir quand il travaille encore pour lui et

    quand il ne travaille plus pour lui, simultanment exploite sous deux faces, en

    tant quArbeitskraft, dont la valeur est mesure par la quantit de travail

    ncessaire pour la produire, et en tant que Vermgenskraft, dont la valeur est

    mesure par la quantit de travail quelle est susceptible de produire. Ceci dit,

    cest sur la base de cette rpartition formelle, pour la commodit de sa

    dmonstration, que Marx introduit la distinction capitale entre plus-value ou

    survaleur absolue ( laquelle est consacre la troisime section du livre I duCapital) et plus-value ou survaleur relative ( laquelle est consacre la quatrime

    section, cest--dire la partie du texte qui a particulirement intress Foucault

    pour des raison qui demeurent prciser).

    Soit donc la reprsentation de la journe de travail comme une ligne (oriente,

    puisquelle reprsente un coulement temporel parcouru dans un certain sens)

    divise en deux parties qui sont censes se succder :

    Lintrt du capitaliste est de modifier en sa faveur la proportion entre les deux

    quantits de temps ainsi reprsentes, dont la premire (a), si elle ne lui cote

    rien puisque la valeur sen retrouve intgralement dans le produit dont il garde

    la proprit, ne lui rapporte rien, alors que seule la seconde reprsente pour lui

    un profit, parce quil na pas eu besoin, pour disposer des biens quelle produit,

    dinvestir la quantit de valeur reprsente par le rglement dun salaire. Pour

    parvenir modifier en sa faveur le rapport entre ces deux lments a et b, le

    capitaliste peut, selon lexplication propose par Marx, emprunter deux voies :

    allonger le sous-segment de droite, celui qui lintresse parce quil lui rapporte,

    soit en le prolongeant vers lavant (il produit alors de la plus-value ou de la

    survaleur absolue), soit en le tirant vers larrire, de manire grignoter sur la

    longueur du premier segment (il produit alors de la plus-value ou de la survaleur

    relative).

    Concrtement, la premire solution consiste tirer autant que cela est possible

    la dure de la partie de la journe vitale consacre laccomplissement de

    tches productives, en repoussant lheure o finit le travail : louvrier, au lieu

    de travailler un temps total de dure x, va travailler pendant un temps de dure

    x+x, puis de x+x+x, etc, par exemple, si on prend 12 h dactivit

    laborieuse pour donne de dpart, 14h, 16h, 18h, Cette augmentation

    tendancielle rencontre cependant une limite naturelle qui est que la journe

    astronomique a une dure fixe de 24 heures : si le capitaliste pouvait prolonger

    cette dure au-del, donc trouver la procdure technique permettant que, au

    lieu de 24 h, elle dure, pourquoi pas ?, 26 heures, 28 heures, ce qui lui offrirait

    la possibilit de produire davantage de plus-value absolue, il nhsiterait pas

    une seconde le faire ; mais cette procdure, il ne la pas encore trouve (peut-

    tre y parviendrait-il en envoyant ses ouvriers travailler sur une autre plante

    sans modifier les conditions de salaire ; mais cela risquerait de lui coter trs

    cher en moyens de transport, ce qui rendrait lopration peu rentable). Dautre

    part, indpendamment de ce butoir son grand regret infranchissable impos

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    par les conditions naturelles, la tendance accrotre la production de plus-value

    absolue rencontre deux limites : dune part, sil veut pleinement profiter de la

    force de travail de louvrier au moins pendant une priode correspondant au

    temps pour lequel il lui a vers un salaire, il faut quand mme quil concde une

    priode de relche, de non-travail, consacre non au loisir improductif mais au

    repos rparateur, et plus gnralement aux gestes dentretien et de

    renouvellement de cette force de travail, se nourrir, ventuellement procrer, et

    dans ce cas disposer dun peu de temps consacrer aux enfants, car, si il ne le

    faisait pas ses capacits seraient vites puises (comme lagriculture intensivepeut, au-del de certaines limites, puiser le rendement dun sol), la formule

    image qui nonce que louvrier se tue la tche nayant plus alors valeur

    mtaphorique ; le capitaliste, qui use de la force de travail, doit tenir compte du

    fait que celle-ci suse, et que son pouvoir se dissiperait compltement si ntait

    pas accord le temps, ft-ce un minimum, destin le rgnrer. Lautre limite

    que rencontre la tendance accrotre la production de survaleur ou plus-value

    absolue est que linsatiabilit de lemployeur qui le pousse aller toujours plus

    loin dans ce sens, donc augmenter sans cesse un peu plus la dure du temps de

    travail, gnre, par sa dmesure mme, une rsistance : un certain moment,

    les ouvriers qui on en demande toujours davantage, et qui prennent

    conscience que trop cest trop, comprennent quil est de leur intrt de fairefront collectivement pour avancer leurs revendications, ce que redoute

    particulirement le capitaliste, car, pour que son entreprise dextorsion de plus-

    value produise un maximum de rendement, il est indispensable quil ait affaire

    des travailleurs qui se prsentent face lui un un, comme des travailleurs

    individuels, dont il exploite les divisions, et non runis en groupe, ce qui accrot

    leur capacit de rsistance. Cette rsistance, dont les ouvriers prennent

    linitiative, prsente en outre linconvnient, lorsquelle revt une forme

    collective, de devenir publique : or le capitaliste a horreur de la publicit ! Il ne

    veut surtout pas quon vienne mettre le nez dans ses affaires, quil entend

    mener sa guise ! Et, ce qui le drange et lexaspre particulirement,

    lorsquelles ont atteint un certain niveau de publicit, les revendications destravailleurs, officialises, sont invitablement relayes par des organes ou des

    appareils publics, et alors surgit lide de rglementer par la loi le temps de

    travail, en particulier de limiter la dure du travail des enfants, une procdure

    qui, une fois engage, se propage au travail des adolescents, puis des adultes ;

    des inspecteurs, qui ne sont pas tous acquis au point de vue de lentrepreneur,

    et qui, quelle troitesse desprit de leur part ! quelle candeur !, prtendent

    navoir en tte que dappliquer la lgislation en vigueur, se mettent visiter les

    ateliers, faire des rapports, rpertorier des dommages, distribuer des

    contraventions, etc., etc., ce qui, au point de vue de lentrepreneur est

    insupportable, car il entend, en tant que propritaire de son entreprise, rester

    matre absolu chez lui et ne veut pas entendre parler dun contrle extrieur surses activits. Le long chapitre 8 de la troisime section du livre I du Capital sur

    La journe de travail (chapitre 10 de ldition franaise ralise sous le

    contrle de Marx par Joseph Roy) exploite en rapport ce thme une abondante

    (et terrifiante) documentation, dont Engels stait dj servi pour crire, en

    1845, son livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (daprs

    les observations de lauteur et des sources authentiques) , qui est lun des

    textes fondateurs de ce qui sest appel plus tard sociologie du travail . Les

    polmiques actuelles autour de la question des 35 heures dmontrent que ce

    chapitre des luttes ouvrires nest toujours pas referm, et que les

    entrepreneurs capitalistes nont pas renonc tirer de lexploitation de la force

    de travail un maximum de plus-value ou de survaleur absolue, en dplorant lesconcessions que le rapports de forces les a obligs consentir, de trs mauvais

    gr, ce sujet, avec lespoir maintenu en permanence de revenir sur elles

    chaque fois que loccasion sen prsente, et concrtement dallonger la dure du

    travail ( salaire gal bien entendu).

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    Lorsque la possibilit daccrotre la production de plus-value ou de survaleur

    absolue est, en dpit de ses tentatives, bloque, le capitaliste garde celle de se

    tourner de lautre ct, donc daugmenter la longueur du sous-segment b du

    schma densemble de la journe de travail en ltirant, non vers la droite, dans

    le sens de la production de survaleur ou de plus-value absolue, mais vers la

    gauche, dans celui de la production de survaleur ou de plus-value relative.

    Comment s y prend-il pour y arriver ? Comme il sy connat en calcul de cots, ce

    qui est sa spcialit, il ralise que cette opration, qui a pour but de rduire au

    minimum la part de temps consacre au travail ncessaire, a pour condition quesoit diminue la valeur de la force de travail proprement dite, cest--dire de

    lArbeitskraft rmunre par le salaire qui paie le travail ncessaire, rien de plus

    : et, pour cela, il ny a pas dautre moyen que de faire baisser le cot gnral

    des marchandises, ce qui, automatiquement, entranera une diminution de la

    valeur engage dans lentretien de lArbeitskraft, sans que cette diminution

    saccompagne dune diminution de la quantit de valeur engendre par lactivit

    productive en tant que mise en uvre de la Vermgenskraft. Non seulement

    cette quantit de valeur ne diminuera pas, mais elle augmentera : il faudra pour

    cela que la mme dure de temps de travail, paye moins cher, cre davantage

    de valeur, cette diminution et cette augmentation tant strictement corrlatives

    lune lautre. Autrement dit, pour accrotre son profit, le capitaliste va fairefond sur la productivit de la force de travail en tant que force productive

    dont, dans un mme laps de temps, la production de plus-value ou de survaleur

    absolue ayant t provisoirement stabilise, il va lui devenir possible de tirer

    une quantit de valeur plus grande, au titre de plus-value ou survaleur relative.

    Cest cette notion de productivit qui permet de rendre compte du mode de

    production capitaliste en allant jusqu son cur mme, cest--dire ce qui

    reprsente son principe vital, son moteur.

    La force de travail comme force productive

    Que faut-il entendre par productivit de la force de travail ? Pour le savoir, ilfaut revenir sur la notion de force productive , dont la porte est cruciale

    cet gard. De prcieux lments dexplication sont apports sur ce sujet, dans

    le Dictionnaire critique du marxisme ralis sous la responsabilit de G. Labica

    (PUF 1982), par larticle force(s) productive(s) rdig par J. P. Lefebvre. Par

    forces productives, Produktivkrfte, au pluriel, il faut entendre lensemble des

    lments physiques et organiques qui interviennent dans le droulement du

    procs de travail : cest--dire la fois les moyens naturels et artificiels servant

    la production et les dispositions corporelles que les travailleurs activent en vue

    demployer ces moyens la fabrication de biens matriels, ce qui est le but final

    de la production artisanale et industrielle. Lorsque le texte de Marx exploite

    cette mme notion au singulier, Produktivkraft, non dailleurs sans un certainflottement sur le plan de la terminologie, il lui fait signifier, non des tres

    existants, que ceux-ci soient des matires naturelles, des instruments

    techniques ou des corps vivants, mais, ce qui est tout autre chose, une capacit

    dont la force est porteuse en tant que sa ralit est dynamique au sens

    propre du terme, cest--dire reprsente une puissance , un Vermgen. La

    dunamis, au sens aristotlicien (Mtaphysique delta, 12), cest le principe du

    mouvement ou du changement quelconque dans un autre tre en tant quil est

    autre ; elle exprime le procs tendanciel et continu travers lequel ce qui,

    existant dabord en puissance , est destin, si les conditions sont pour cela

    runies, se raliser en acte : par exemple, lorsque lart du mdecin

    parvient transformer un corps malade en un corps sain, ce qui est unchangement dtat de ce corps, il le fait en exerant la vertu qui lui est

    attache spcifiquement et qui rend cet art dont le mdecin dispose agissant.

    Dans cette perspective, la force est cense reprsenter la cause laquelle est

    imput un changement : avant que ce changement se soit produit ou ait t

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    produit, elle existe au titre dune virtualit qui ne se ralise que lorsque le

    changement est devenu effectif, cest--dire lorsque de la cause ont t

    dgags tous ses effets ; la rfrence la puissance assigne cette virtualit

    une quasi existence, intermdiaire entre tre et non-tre, et de ce fait marque

    par une ineffaable ambigut, pour autant que ce quelle est dj , elle ne

    lest pas encore , deux formules dans lesquelles le verbe tre a deux

    valeurs diffrentes quil confond sous un mme terme. Le capitaliste tire le

    meilleur parti de cette ambigut : il paie avec le salaire la force de travail pour

    ce quelle est dj , en tant quArbeitskraft, en se rservant le droit delutiliser pour ce quelle nest pas encore , en tant quArbeitsvermgen, que,

    pour le mettre en uvre, il entend faonner son gr. Comme nous lavons vu,

    le prodige opr par le rgime du salariat consiste sparer la force de son

    action, en crant artificiellement les conditions qui permettent quune force

    puisse tre considre indpendamment de son action, comme si une force qui

    nagirait pas, qui ne serait pas agissante, serait encore une force, ce qui, dun

    point de vue physique, est, davantage encore quun mystre, une absurdit.

    Pour un philosophe positif comme Auguste Comte, linterprtation causaliste de

    la force et de son action est entache de prsupposs mtaphysiques, ce qui

    rend parfaitement vaine sa prtention rendre compte objectivement desphnomnes rels dont elle ne propose, au mieux, quune description

    approximative : dire que, si lopium fait dormir, cest parce quil est dot dune

    vertu dormitive qui constitue sa puissance ou sa force propre, de laquelle il tire

    sa capacit dagir, ne fait en rien avancer la connaissance, sinon en suscitant de

    toutes pices la fiction dune vertu qui disposerait dune existence

    indpendante de son actualisation et, en consquence, la prcderait, en ce

    sens quelle serait dj avant mme que celle-ci ne se soit produite, donc

    sans que celle-ci ait encore eu lieu. En consquence, lorsque la mcanique

    rationnelle, qui est une branche des mathmatiques, ce qui lui pargne

    lobligation de se confronter aux donnes de lexprience, exploite la notion de

    force , et nonce, comme le fait Newton, des lois de laction des forces, ilfaut se garder dattribuer cette notion une ralit physique, et il faut la

    maintenir dans le rle de concept abstrait ou de construction intellectuelle qui a

    une valeur dmonstrative, mais certainement pas une valeur explicative au sens

    dune explication causale : noncer que les forces sont les causes du mouvement

    quelles engendrent, cest tout simplement ne rien dire du tout ; cest pourquoi

    la mcanique renonce valuer les forces pour elles-mmes, et se contente de

    calculer leur travail , reprsent par leurs effets rels.

    A ce point de vue, on pourrait dire que le capitaliste, lorsquil tourne son intrt

    vers la force de travail de ses ouvriers, quil a acquis le droit dutiliser en

    change dun salaire, en traitant celle-ci comme une force productive dont il

    envisage damliorer la productivit, dans la perspective de la production dune

    plus-value ou survaleur relative, fait lui-mme de la mtaphysique, sous une

    forme non pas thorique mais pratique ; et cette sorte particulire de

    mtaphysique, il la fait, non pendant ses heures de loisir titre de drivatif ou

    de gymnastique intellectuelle, comme il ferait des mots croiss, mais tout le

    temps de la journe ouvrable consacre la production, en faisant franchir les

    murs de son entreprise des notions comme celles de force , de puissance

    et de cause , ce qui a pour consquence de les faire passer dans la ralit,

    de concrtiser ces fictions, ces crations de lesprit, dont il se sert alors avec

    une efficacit redoutable : mieux que ne le ferait un philosophe avec des

    dmonstrations abstraites, il dmontre ainsi, feuille de paie et organigrammedorganisation des tches en mains, que, la mtaphysique, a marche on ne

    peut plus matriellement, condition quon sache la prendre par le bon bout, en

    la faisant entrer lusine. On pourrait, en passant, tirer de l une nouvelle et

    dcapante dfinition de la mtaphysique : dans ce contexte un peu particulier,

    elle se ramne un mcanisme qui permet de faire du profit, ce qui nest tout

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    27/10/13 Le sujet productif Pierre Macherey

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    de mme pas rien. Cela veut dire que le capitalisme, entre autres innovations

    qui ont chang le cours de lhistoire, a trouv le moyen, le procd, le truc ,

    qui permet de faire passer en pratique des concepts abstraits dans la ralit, ce

    qui est la marque propre de son gnie .

    Quest-ce en effet que cette fameuse productivit attribue la force de travail

    en vue de la qualifier, ou plutt de la requalifier ? Cest la vertu ou

    puissance susceptible de lui tre attribue lorsquon se met la considrer et

    la traiter matriellement comme une force productive , au sens dunecapacit mettre en acte qui, non seulement est mesurable sur le papier, mais

    peut tre module, modifie dans la perspective de son augmentation : tel est

    en effet lobjectif que poursuit la rationalisation du travail qui, en le soumettant

    des normes, et en faisant bouger ces normes, en intensifie la productivit .

    Dans une telle perspective, la norme prsente une dimension non seulement

    constative mais performative : elle ne sert pas seulement reprer un tat

    moyen quelle recense comme normal , mais elle devient normative ,

    cest--dire quelle exerce une action transformatrice sur la ralit laquelle

    elle sapplique, quelle apprhende, non telle quelle est, mais telle quelle peut

    devenir, si on en amliore les potentialits. Cest ce thme qui avait t abord

    par Didier Deleule et Franois Gury dans leur petit ouvrage sur Le corpsproductif (d. Repres-Mame, 1972), o ils attiraient lattention sur le fait que

    ce nest pas du tout la mme chose de traiter la force de travail en tant que

    force productrice et en tant que force productive. Si le capitaliste payait avec le

    salaire la force de travail en tant que force productrice, cela le placerait

    formellement dans lobligation de restituer au travailleur une quantit de valeur

    gale celle que produit effectivement son travail : et alors serait vrifie la

    thse de lconomie ricardienne selon laquelle le travail de louvrier est pay

    sa valeur relle. Mais, bien videmment, une telle chose ne peut intresser le

    capitaliste parce que, mme si cette opration crait de la valeur, elle ne lui

    rapporterait aucun profit, ou du moins lobligerait partager avec les

    travailleurs quil emploie le surplus de valeur engendr par lactivation de leurforce de travail : sil sen tenait lexploitation de la force de travail de ses

    ouvriers mesure en fonction de ses rsultats, cest--dire de ce quelle produit

    rellement en termes de valeur, dune telle dmarche ne se dgagerait aucune

    croissance au sens o il lentend, cest--dire au sens de laugmentation de la

    valeur du capital, de son capital dont il partage la proprit avec ses

    actionnaires, les seuls qui il ait rendre des comptes au sujet de la faon dont

    il le gre. Cest pourquoi la force de travail quil emploie lintresse, au sens

    fort du terme, en tant quelle est, non pas productrice, mais productive, ce qui

    ouvre la possibilit de la traiter, non comme une force en acte, telle quelle

    est dj , mais comme une force en puissance, telle quelle nest pas encore

    , comme telle porteuse de virtualits sur lesquelles peuvent tre exercs unepression et un contrle allant dans le sens de leur intensification.

    La notion de travail vivant accde alors une nouvelle dimension. Le travail

    vivant, cest le travail en tant quil est, non seulement producteur, mais

    productif, cest--dire quil met en uvre une force de travail traite comme

    une force productive , qui produit de la valeur dans des conditions sur

    lesquelles il est possible dintervenir en jouant sur les possibilits de

    transformation dont la vie, en raison de sa plasticit, de son adaptibilit, est

    crdite. Le thme actuellement trs en vogue de la flexibilit se trouve au

    cur de cette problmatique, que matrise parfaitement une praticienne de la

    mtaphysique du calibre dune Mme Parisot, qui fait de la mtaphysique sans lesavoir, ce qui rend sa spculation particulirement efficace. Le capitalisme,

    parce quil prend la force de travail comme une force productive, et non comme

    une force productrice, sautorise la traiter avec un maximum de souplesse, car

    il a tout y gagner : il rejette avec la dernire nergie les rgles que la

    lgislation prtend lui imposer, sous prtexte que ces rgles rigidifient une

  • 8/14/2019 Le Sujet Productif Pierre Macherey

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    ralit quil considre, lui, comme vivante, et en consquence mallable, sur le

    modle dun animal sauvage quil semploie dompter, de manire lui faire

    excuter des tours surprenants dont on ne limaginerait pas premire vue

    capable, traverser des cerceaux enflamms, tourner de plus en plus vite dans un

    cylindre en mouvement, etc., etc.. De ces exercices de haute voltige dont la

    production capitaliste a fait sa spcialit, ce connaisseur en mtaphysique dune

    autre classe que Mme Parisot quest Charles Spencer Chaplin a donn une

    visualisation saisissante dans les squences de son film Les Temps Modernes o

    lon voit son hros, Charlot, entran dans les mcanismes de la productionindustrielle avec lesquels il finit par faire si souplement corps que, malax par

    leurs courroies de transmission, il se fond en eux jusqu sy identifier

    totalement : il devient visseur acclr de boulons5, au point de ne plus savoir

    ni pouvoir rien faire dautre quand il est sorti de lusine, ce qui est une manire

    de faire comprendre que sa force ne lui appartient plus dans la mesure

    mme o elle a t spare de lui. Bien sr, cet amnagement de ses capacits,

    qui rend sa force de travail productive dans le sens qui convient au

    capitaliste, a pour effet de crer une nouvelle rigidit, qui le rive troitement

    la fonction qui lui est assigne, fonction quil doit remplir selon des normes qui

    lui sont, au sens fort du terme fixes , et quil est dans lobligation de

    respecter. Cest par ce moyen que la souplesse recre de la rigidit : lecapitaliste ne se contente pas dtre mtaphysicien ; il est dialecticien, il

    rconcilie les contraires, ce qui est sa faon lui de composer les forces quil

    exploite, non seulement en en traant le paralllogramme, comme le fait le

    mathmaticien, mais en les forant rentrer dans le schma quil a tabli en

    fonction de ses intrts, qui consistent tirer des moyens de production dont il

    dispose, y compris les forces de travail de ses ouvriers, un maximum de profit,

    en particulier en leur faisant produire de la plus-value relative.

    Un passage du texte de Marx illustre ce point de manire frappante. Ce passage,

    qui se trouve la fin du chapitre 12, Division du travail et manufacture

    (chap. 14 de ldition Roy), met en vidence le contraste entre la forme queprend la division du travail lintrieur de lentreprise, telle quelle seffectue

    dj sous le contrle du capitaliste manufacturier, donc avant mme quait t

    dvelopp le systme du machinisme industriel, et celle quelle prend dans le

    cadre plus large de la socit :

    Dans la manufacture, cest la loi dairain du nombre proportionnel ou de la

    proportionnalit qui subsume des masses dtermines de travailleurs sous des

    fonctions dtermines, au lieu de quoi, dans la socit, cest le hasard et

    larbitraire qui mnent leur jeu bariol dans la rpartition des producteurs de

    marchandises et de leurs moyens de production entre les diffrentes branches

    sociales du travail La division manufacturire du travail suppose lautorit

    inconditionnelle du capital sur des hommes qui ne sont que de simples membres

    du mcanisme global qui lui est soumis ; la division sociale du travail met face

    face des producteurs de marchandises indpendants, qui ne reconnaissent

    dautre autorit que celle de la concurrence, de la contrainte que la pression de

    leurs intrts rciproques exerce sur eux, de la mme manire que dans le

    monde animal la guerre de tous contre tous maintient plus ou moins en vie

    les conditions dexistence de toutes les espces. Cest pourquoi la mme

    conscience bourgeoise, qui clbre la division manufacturire du travail,

    lannexion vie du travailleur une opration de dtail et la soumission

    inconditionnelle du travailleur partiel au capital comme une organisation du

    travail qui augmente sa force productive, dnonce tout aussi fortement lemoindre contrle social conscient et la moindre rgulation du procs social

    comme une atteinte aux inviolables droits de la proprit, de la libert et du

    gnie autodispens des capitalistes individuels. Il est tout fait

    caractristique que les mmes personnes qui font lapologie enthousiaste du

    systme des fabriques, ne trouvent rien dire de pire contre toute ide

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    dorganisation gnrale du travail social que celle-ci transformerait la socit

    tout entire en une vaste fabrique. 6.

    Dans cette page, Marx pingle le paradoxe du discours libral, qui donne sa

    trame lidologie bourgeoise : si celui-ci fait lapologie du laisser faire, de la

    drgulation, du non-interventionnisme, cest pour mieux fonder une thorie de

    lautorit, qui prend la forme de lannexion vie du travailleur une

    opration de dtail et de la soumission inconditionnelle du travailleur partiel au

    capital comme une organisation du travail qui augmente sa force productive .Cest donc bien une relation de pouvoir qui sous-tend le traitement de la force

    de travail comme une force, non seulement productrice, mais dote dune dose

    gradue, et graduellement amliorable, de productivit impose au travailleur

    individuel, alors dpossd de toute initiative quant la manire dont sa force

    de travail est employe, tous les sens du terme exploite, dans le cadre du

    systme dont il est devenu un rouage. La libert, ce mot quil a sans cesse la

    bouche, cest pour lui exclusivement que le capitaliste la revendique, afin den

    faire un outil dasservissement des classes laborieuses auxquelles il ne demande

    pas leur avis, ni a fortiori leur consentement, pour les plier aux normes de

    productivit dont il a fait, lui, laptre de la libert, une loi dairain .

    Aujourdhui, prs de deux sicles aprs que se soit mis en place, durant lapremire moiti du XIXe sicle, le rgime des fabriques qui a concid avec le

    dchanement du capitalisme sauvage, le discours du patronat na pas boug

    dun pouce : la libert, cest ma libert moi, do dcoule le droit illimit

    dasservir autrui, condition de la production dune plus-value ou survaleur sous

    ses deux formes absolue et relative.

    Cest donc bien sur le plan o se droule concrtement le procs de travail que

    se met en place, travers les formes mmes sous lesquelles le travail est

    organis, cest--dire en fait dirig, un systme de pouvoir et

    dassujettissement qui concilie miraculeusement les valeurs opposes de la

    ncessit et de la libert. Une fois quil a alin lusage de sa force de travail en

    change dun salaire, le travailleur sest comme scind en deux et devient un

    sujet divis, surdtermin. Pour une part, il reste la personne quil est,

    attache son existence corporelle dont il conserve jusqu la mort la proprit

    inviolable, que, souvent, il trane derrire lui comme un fardeau, car il lui faut la

    nourrir, la loger, la soigner, la reproduire (en faisant des enfants), tout cela, le

    plus souvent, ses frais et sous sa responsabilit, mme dans les cas o il ne

    dispose pas des moyens matriels suffisants pour lassumer ; pour une autre

    part, il sest transform en un tre dont la puissance ne relve plus seulement

    des exigences conformes ses conditions propres dexistence parce que son

    usage, sa mise en uvre, ont t placs sous la dpendance de rgles qui les

    transcendent, et il est devenu un sujet productif. Il est porteur et dtenteur

    dune force de travail partage entre une Arbeitskraft qui lui appartient et dont

    il a le soin exclusif et un Arbeitsvermgen remodelable volont, dont la

    substance, la Kraft, a t assouplie, flexibilise, de faon ce quelle puisse

    tre plus troitement annexe au type de tche qui lui a t assign, au niveau

    de productivit auquel elle doit se conformer. La ncess it dans la libert : cest

    la grande invention du capitalisme. Et, de fait, il fallait y penser, et trouver les

    procdures concrtes qui permettent de mettre cette ide en oeuvre.

    Ce systme de pouvoir, qui dissout lopposition de la ncessit et de la libert,

    est dun type particulier, propre lpoque de la rvolution industrielle, et au

    type de socit que celle-ci met en place, qui est, selon la terminologie utilise

    par Foucault, une socit de normes : celle-ci suppose une complte redfinition

    de la notion mme de pouvoir. Car, pour que la chose marche, pour que le

    miracle dialectique se produise, il faut que la relation quelle met en jeu ait

    cess de prendre la forme dun pouvoir surplombant, dont lautorit consiste en

    la ralisation dun ordre extrieur, et revt en consquence le caractre dune

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    contrainte formelle, dont laction est avant tout rpressive et ngative. Tout au

    contraire, et cest ce qui dfinit lentreprise de normalisation en laquelle

    consiste lorganisation du travail qui en amliore la productivit de manire

    accrotre la production de plus-value relative, il faut que son intervention, au

    lieu de se prsenter comme un ordre tomb du ciel, adhre au plus prs la

    ralit vivante, la force de travail comme force productive , sur laquelle

    elle cherche exercer son emprise, et quelle russisse la pntrer

    intimement, la possder dans son tre mme. A ce point de vue, elle prsente

    le caractre dune vritable recration, qui correspond au passage uneseconde nature.

    Sous cette appellation de seconde nature, on range un plan de ralit

    foncirement quivoque, ambigu, qui est une nature sans en tre une, et

    prsente la caractre paradoxal dune nature qui ne serait pas naturelle ,

    donc une nature, non pas donne telle quelle, mais produite, engendre,

    fabrique de toutes pices, ce qui la dispose devenir elle-mme productive

    , amnageable, transformable, en vue dtre conforme des objectifs de

    croissance : issue dun changement, elle souvre des possibilits permanentes

    de changement, do ressort un ordre dont la persistance saffirme sous le

    principe de la transformation. Il sagit donc dune condition instable, qui tiresa substance mme de son instabilit, en labsence dune base ou fondement et

    dune fin qui lassureraient en elle-mme dans labsolu : elle reprsente le

    mme sous la figure de lautre, la permanence dans la forme de la nouveaut.

    La grande mtaphysicienne pratique quest Mme Parisot pourrait reprendre

    son compte la parole de Nietzsche selon laquelle lhomme est lanimal dont le

    type nest pas encore fix (das noch nicht festgestellte Tier) , tout le sens de

    cette formule se trouvant concentr dans le pas encore (noch nicht), qui

    signale la foncire prcarit dune forme dexistence la recherche de son

    accomplissement vers lequel elle ne cesse de tendre prcisment dans la mesure

    o elle ny parvient jamais. On peut dire que, si lhumain, et avec lui la force

    humaine de travail dont la mise en uvre constitue le travail vivant, relvedune seconde nature, cest parce que tout dans sa nature , ou prtendue

    telle, est potentiellement second , cest--dire non pas proprement parler

    driv, mais relevant dune secondarit absolue, qui ne se rfre aucune base

    ou fondement. En arrire de la thmatique de la seconde nature, se trouve donc

    une procdure de dsappropriation, qui surmonte lalternative de lordre pur et

    du pur dsordre : elle reprsente ce mixte incertain, indfiniment flexible et

    manipulable, dordre et de dsordre, prt tout moment basculer dun ct ou

    de lautre, au cours dun processus tous les sens du mot sans fin, poursuivant

    une opration qui fouille, non vers le haut, mais vers le bas, en senfonant

    toujours un peu plus dans les profondeurs de linaccompli, du pas encore fix

    , o lide de productivit accde la plnitude de son sens7.

    Quest-ce qui autorise la seconde nature se prsenter encore comme une

    nature, alors mme quelle nest plus la nature ou de la nature ? Cest le

    fait quelle oriente les comportements humains sans jamais apparatre la

    conscience comme le principe qui les dirige, ce qui est la condition principale de

    son efficacit : elle agit sous les espces, cest--dire en fait les apparences, de

    la spontanit. Appartenir la seconde nature, cest vivre une condition force

    en lui reconnaissant les allures de lvidence, donc en ayant dentre de jeu

    renonc sinterroger sur ses raisons dtre, les fins auxquelles elle rpond, et

    les limites dtermines lintrieur desquelles ces fins prennent place. Cest en

    gros ce que Bourdieu a essay danalyser sous le concept dhabitus, et Foucaultsous celui de discipline. Lorsquil avance le concept dhabitus (quil dfinit

    comme systme de dispositions durables et transposables, structures

    structures disposes fonctionner comme structures structurantes, cest--

    dire en tant que principes gnrateurs de pratiques et de reprsentations qui

    peuvent tre objectivement adaptes leur but sans supposer la vise

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    consciente de fins et la matrise expresse des oprations ncessaires pour les

    atteindre , in Le sens pratique, d. du Seuil, 1980, p. 88-89), Bourdieu rcuse

    la tentation de le placer sous lhorizon des doctrines de la servitude volontaire

    , qui ont le tort ses yeux de rinjecter une certaine dose de prise de

    conscience dans le fait de suivre ou de se prter un type de comportement

    acquis sans mme quon ait sen rendre compte, et quon suit de faon

    machinale, tout naturellement dirait-on, ceci prs que ce naturel relve de

    la seconde, et non de la premire nature. Dans un esprit voisin, Foucault refuse

    de concevoir la discipline comme un ordre ou une incitation descendus de lmedans le corps : car cest sur le seul plan du corps et des puissances qui lui sont

    reconnues quelle se met en place de faon ttonnante, en sappuyant sur des

    stratgies de formation qui, sur le plan de leur fonctionnement, nobissent

    aucune finalit dfinie, susceptible dtre apprhende en conscience. Cest le

    sens de la dfinition de la discipline propose dans la confrence sur Les

    mailles du pouvoir :

    La discipline est, au fond, le mcanisme de pouvoir par lequel nous arrivons

    contrler dans le corps social jusquaux lments les plus tnus, par lesquels

    nous arrivons atteindre les atomes sociaux eux-mmes, cest--dire les

    individus. Techniques de lindividualisation du pouvoir. Comment surveillerquelquun, comment contrler sa conduite, son comportement, ses aptitudes,

    comment intensifier sa performance, multiplier ses capacits, comment le

    mettre la place o il sera le plus utile : voil ce quest, mon sens, la

    discipline. (DE, d. cit., t. IV, p. 191)

    Lorsque Foucault parle, comme il le fait ici, du mcanisme par lequel nous

    arrivons contrler , formule qui parat confondre les positions occupes par

    lanalyste du systme et par celui qui le fait fonctionner son bnfice, et non

    du mcanisme par lequel on arrive contrler , ce qui revient dissocier

    ces positions, il veut sans doute signaler que lexistence dun tel systme est

    consubstantiel ce quil appelle par ailleurs ontologie du prsent , au sens

    dun prsent qui ne peut tre que le ntre, et donc concider avec notre poque

    historique. Justement, sur le plan de notre actualit laquelle il est strictement

    adapt comme peut ltre une technologie qui vise lefficacit, le mcanisme

    disciplinaire simpose sous les apparences du naturel : il ne va pas de soi de le

    considrer distance et de le ramener son principe moteur, ce que Marx, par

    un tour de force, est cependant parvenu faire.

    En consquence, tre soumis lordre ou au dsordre dune seconde nature,

    selon les voies propres une discipline ou un habitus, cela fait lconomie du

    rituel de lacceptation raisonne et dlibre : mais cest tre pli sans

    discussion possible la rgle du cest comme a qui carte toute perspective

    de rflexion et de prise de distance gnratrices de contestation. Il sagit donc

    dune forme dassujettissement qui engendre le sujet auquel elle sapplique en

    le recrant de part en part ab initio, sans lui reconnatre une ralit antrieure,

    pralable son imposition, prconstitue. Lorsquil fonctionne dans de telles

    conditions, le commandement surmonte lalternative de la violence et du

    consensus, comme Foucault lexplique dans son tude sur Le sujet et le

    pouvoir (1982), o il crit :

    Lexercice du pouvoir peut bien susciter autant dacceptation quon voudra : il

    peut accumuler les morts et sabriter derrire toutes les menaces quon peut

    imaginer. Il nest pas en lui-mme une violence qui saurait parfois se cacher, ou

    un consentement qui, implicitement, se reconduirait. Il est un ensembledactions sur des actions possibles : il opre sur le champ de possibilit o vient

    sinscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il dtourne, il

    facilite ou rend plus difficile, il largit ou il limite, il rend plus ou moins probable

    ; la limite il contraint ou empche absolument ; mais il est bien toujours une

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    manire dagir sur un ou des sujets agissants, et ce en tant quils agissent ou

    sont susceptibles dagir Gouverner, en ce sens, cest structurer le champ

    daction ventuelle des autres. (DE, t. IV, p. 236-237)

    Le nouveau pouvoir ainsi mis en place est celui qui sexerce sur des actions, non

    pas relles, donc dj effectues, mais possibles, dont il anticipe lexcution en

    structurant le champ daction ventuelle o elles vont venir prendre place.

    Ce champ daction ventuelle est prcisment ce qui constitue une seconde

    nature, dont les sujets sont configurs de manire rpondre ce quon

    attend deux, sans quon aie besoin ni de les persuader, ni de les forcer, car ils

    sont eux-mmes des sujets possibles , cueillis ds leur naissance et forms

    de manire tre gouvernables, cest--dire, dans la perspective que nous

    avons adopte en revenant aux analyses de Marx, conomiquement productifs

    . Lhomo oeconomicus, dont cette structure effectue lintgration est une

    fiction, en ce sens que sa ralit ou sa nature a t forge de toutes pices,

    au titre dune seconde nature ; mais, par la force des choses, cette fiction est

    devenue relle partir du moment o elle est devenue historiquement partie

    prenante au fonctionnement des mcanismes quelle sert aveuglment.

    On comprend alors pourquoi Bourdieu et Foucault, de manire convergente,

    cartent la rfrence lidologie, qui prtend interposer entre les hommes,

    leurs dispositions naturelles, et les formes historiques dans lesquelles celles-ci

    sont exploites une couche intermdiaire occupe par des reprsentations

    idelles ayant leur sige dans lesprit : de ce point de vue, la thorie

    althussrienne de linterpellation des individus en sujets par lidologie ne peut

    leur convenir, car ils diagnostiquent en elle le retour dun spiritualisme rampant.

    Pour eux, la procdure de lassujettissement se droule entirement sur le plan

    des corps, sous la forme dune pntration ou prise de possession qui ne rpond

    aucun dessein identifiable en propre, et ne suppose le relais daucune parole

    bonne ou mauvaise, parce quelle se confond entirement avec la trajectoire

    travers laquelle elle se propage. Et il faut leur concder que si la procdure par

    laquelle la force productrice est reconfigure en force productive trouve sa

    justification dans une idologie de la croissance qui en retotalise

    intellectuellement les effets sur un plan discursif dans la bouche du capitaliste

    qui a lui-mme dvelopp cette procdure peu peu, sans savoir exactement o

    il allait, laveugle, cette idologie, qui intervient aprs coup, et prsente le

    caractre dune laboration secondaire remplissant une fonction justificatrice de

    recouvrement, na, au mieux, quune valeur daccompagnement : elle ne joue

    directement aucun rle dans le droulement de lopration travers laquelle

    seffectue cette reconfiguration, quil nest pas permis de ramener un jeu de

    langage ; ce nest pas elle qui fait la dcision. Pour que fonctionne le rgime du

    salariat, avec le type dassujettissement qui lui est propre, qui conditionne

    lexistence du sujet productif, et non seulement producteur, ce ne sont pas des

    ides et des mots dont lintervention est requise en premire ligne : mais il faut

    pour cela que se soient mis en place des mcanismes technologiques et

    institutionnels qui remodlent de fond en comble le statut des tres vivants

    auxquels ce rgime sapplique, cest--dire lensemble complexe de procdures

    que Foucault regroupe sous le concept de bio-pouvoir : un tel pouvoir

    sexerce et produit ses effets mme les allures de la vie que, une fois quil en

    a pris possession, il sefforce de recrer ab initio. Lorsquil embauche des

    sujets productifs, porteurs dune force de travail double face, la fois

    Arbeitskraft et Arbeitsvermgen, division qui lui permet den extorquer de la

    plus-value sous ses deux formes absolue, par lallongement de la dure du

    travail, et relative, par la diminution du cot des marchandises provoqu par

    laugmentation de la productivit, le capitaliste na pas besoin dadopter la

    posture dun bonimenteur de foire et de les convaincre par des arguments du

    bien-fond de cette division qui se prsente eux, cest--dire aux sujets

    productifs quils sont devenus, comme un tat de fait quils nont pas le choix

  • 8/14/2019 Le Sujet Productif Pierre Macherey

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    27/10/13 Le sujet productif Pierre Macherey

    1libertaire.free.fr/LesujetproductifPMacherey01.html 20/33

    daccepter ou de refuser. A ce point de vue, Bourdieu a raison de soutenir que

    leur servitude nest en rien volontaire, tout simplement parce quelle na pas

    besoin, ni mme la possibilit, dtre rflchie comme telle pour tre assume8.

    En instaurant la seconde nature dans le cadre duquel la force de travail a t

    rendue productive , le capitalisme a en quelque sorte noy lidologie dans

    lconomie, au sens la fois du rgime de la production matrielle et des

    recettes qui lorganisent de manire en tirer un maximum de rendement avec

    un minimum de perte. Lune de ces recettes est, daprs Foucault le systmedisciplinaire, quil dfinit ainsi de manire gnrale :

    Le propre des disciplines, cest quelles tentent de dfinir lgard des

    multiplicits une tactique de pouvoir qui rponde trois critres : rendre

    lexercice du pouvoir le moins coteux possible (conomiquement, par la faible

    dpense quil entrane ; politiquement, par sa discrtion, sa faible

    extriorisation, sa relative invisibilit, le peu de rsistance quil suscite) ; faire

    que les effets de ce pouvoir social soient ports leur maximum dintensit et

    tendus aussi loin que possible, sans chec, ni lacune ; lier enfin cette

    croissance conomique du pouvoir et le rendement des appareils lintrieur

    desquels il sexerce (que ce soient les appareils pdagogiques, militaires,

    industriels, mdicaux), bref, faire crotre la fois la docilit et lutilit de tous

    les lments du systme. (Surveiller et punir, d. Gallimard, 19775, p. 219-

    220)

    Cette conomie disciplinaire, Foucault lindique clairement ici, sapplique, non

    des individus pris un un, mais de multiplicits : et cest prcisment en

    incorporant les existences individuelles de telles multiplicits, de telles

    masses , quelle parvient en conomiser lusage, dune faon qui, entre

    autres conomies, permet de faire limpasse sur des reprsentations

    idologiques ; ces dernires, si elles ont intervenir, ne le font quaprs coup,

    lorsque le travail est dj fait, sans que cela influe sur sa trajectoire,