Le Souci Du Monde Que Nous Avons en Partage. Un Enjeu Pour l’Éducation

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Le souci du monde que nous avons en partage. Un enjeu pour l’éducation.

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  • Actes du colloque 2007

    Inspection acadmique des Hauts-de-Seine

    Cddp des Hauts-de-Seine

  • Les photographies ont aimablement t fournies par les intervenants, particulirement Philippe Madec, Jolle Gits, Gabriel Picot, Yann-Arthus Bertrand.

    Coordination pdagogique : Dominique Lacroix, Inspection acadmique des Hauts-de-SeineCoordination ditoriale : Marianne Podeur, Centre dpartemental de documentation pdagogique des Hauts-de-Seine, avec le concours de Karine CoulyTraitement infographique et mise en page :Marianne Podeur, Karine Couly et Guy Fontaine, Centre dpartemental de documentation pdagogique

  • prface

  • 4 Le souci du monde que nous avons en partage : un enjeu pour lducation Lintrt que porte notre poque pour lcologie et le dveloppement durable ou pour la diversit culturelle tmoigne dune conscience de la fragilit de nos assises : de la nature , des cosystmes et des mondes symboliques et humains, susceptibles dtre irrmdiablement affects voire dtruits par certaines de nos activits. La mobilisation actuelle autour du phnomne du rchauffement climatique est un exemple de cette inquitude pour le devenir du monde. Mais de quel monde cette inquitude est-elle porteuse et se soucie-t-elle, et que recouvrent ces notions ?Le dveloppement durable dsignerait-il une tentative pour mieux organiser lconomie un niveau global ? Un systme de dveloppement de la production, des changes et de la consommation, modr par le souci dun quilibre des cosystmes et dune rpartition quitable des fruits du progrs, qui permette de rpondre de faon durable aux besoins des gnrations prsentes sans hypothquer ceux des gnrations futures ? Si tel tait le cas, cette notion, arrime au souci de la subsistance, serait-elle apte prendre en considration dautres dimensions fondamentales de lactivit des hommes, en particulier les activits symboliques et culturelles et lagir ou le vivre ensemble qui chappent la logique de la consommation ?Or, tel semblerait tre, en effet, lun des enjeux du souci pour la diversit culturelle : celui dune dfense de la pluralit humaine contre les menaces duniformisation et de standardisation lies la globalisation du march et la fascination pour le divertissement de masse et les formes passives de la consommation prive qui lui sont associes.En faisant appel aux regards croiss de spcialistes de divers champs, sociologues, anthropologues, philosophes, gographes, artistes, crivains... et en interrogeant les notions de diversit culturelle et de dveloppement durable et les enjeux de leur problmatisation, ce colloque voudrait explorer ce quil en est aujourdhui du souci du monde. Quen est-il, en effet, dans nos socits o linformation et la communication semblent largir les frontires du monde de chacun et o, paralllement, semblent se dvelopper des formes dindividualisme et de repli sur soi identitaire ou communautaire ?Il sagira en parallle dexplorer comment la question du monde que nous avons en partage interpelle lducation, dans la mesure o celle-ci a pour mission au-del de la transmission de savoirs spcialiss et de la formation de comptences professionnalisantes damener les jeunes comprendre et interroger le monde de faon critique, sorienter dans la complexit du rel et devenir des individus autonomes et responsables, capables de penser et dagir par eux-mmes et de prendre en vue le bien de tous et des autres dans leurs diffrences, cest--dire lhorizon dun monde commun.Il sagira enfin de se demander quel peut tre le rle de lducation artistique et culturelle lgard de cette ouverture sur le monde, sur laltrit et sur la pluralit des expressions.

    Comit scientifique : Paul Baquiast, historien, principal de collge ; Jean-Pierre Bellier, directeur de lanimation et de la prospective, CG92 ; Dominique Lacroix, charge de mission pour lducation artistique et culturelle, IA92 ; Alain Moget, dlgu acadmique lducation artistique et laction culturelle, Daac - Rectorat de lacadmie de Versailles ; Agns Nordmann, conseillre territoriale, Drac le-de-France ; Franoise Perrachon, directrice de lassociation Relief ; Sylvette Pierron, responsable Culture scientifique, technique et environnementale, risques majeurs, Daac, Rectorat de lacadmie de Versailles ; Franoise Savine, Ia-ipr de lettres, charge du cinma audiovisuel ; Fanny Tassel, architecte, responsable de latelier multimdia au Caue 92 Sceaux.

  • 5Sommaire

    Le souci du monde que nous avons en partage Le monde que nous avons en partage par Myriam Revault dAllonnes Le souci du monde : quel sens pour le pote ? par Michel Deguy

    Lhumain et la diversit culturelle La diversit culturelle face aux identits : un hritage sans testament ? par Daniel Maximin Retrouver le fil de la nature la culture par Augustin Berque Une approche singulire de la diversit : le jardin plantaire par Gilles Clment

    Mondialisation et dveloppement durable La notion de dveloppement durable par Jacques Testart et Thierry Hommel La vraie cologie par Pierre Ascaride Lenfant, les images et le dveloppement durable par Olivier Milhomme et Gabriel Picot Consquences gopolitiques des bouleversements cologiques par Emmanuel Dupuy

    Conclusion Le monde vu de Terre par Philippe Madec

    Les intervenants du colloque :

    Modration de la journe : Laurent Mayet, rdacteur en chef des hors-srie du Nouvel Observateur et de Sciences et Avenir Pierre Ascaride, directeur du Thtre 71, scne nationale de Malakoff, comdien, auteur, metteur en scne Augustin Berque, gographe, directeur dtudes lEHESS (cole des hautes tudes en sciences sociales) Michel Deguy, philosophe, pote Emmanuel Dupuy, enseignant chercheur en stratgie et relations internationales Thierry Hommel, charg de mission, chaire de dveloppement durable Sciences Po Paris Philippe Madec, architecte Daniel Maximin, crivain Olivier Milhomme, responsable ditorial de La terre vue du Ciel , projet photographique de Yann Arthus-Bertrand, Gabriel Picot, enseignant en SVT, charg de mission la culture scientifique et environnementale lInspection Acadmique des Hauts-de-Seine Myriam Revault dAllonnes, philosophe, spcialiste de philosophie morale et politique, professeur des universits lEPHE

    Jacques Testart, biologiste de la procration, directeur de recherche lInserm, ex-Prsident de la CFDD

  • 6ouverture officielle

    Le colloque de Traverses 92 dition 2007 sest ouvert en prsence de Messieurs Alain Boissinot, recteur de lacad-mie de Versailles, chancelier des universits ; Claude Michellet, inspecteur dacadmie des Hauts-de-Seine, directeur des services dpartementaux de lducation nationale ; Patrick Lasserre, directeur gnral adjoint du ple ducation, sport et culture du Conseil gnral des Hauts-de-Seine et Jean-Franois de Canchy, directeur des affaires culturelles dle-de-France, accueillis dans le campus de luniversit Paris X-Nanterre par son prsident, Olivier Audoud. Dans le cadre dune allocution initiale, chacun a rappel les enjeux de Traverses 92 et lintrt quils portent ce dispositif partenarial, ainsi qu son colloque annuel.

  • 7Le monde que nous avons en partage ne demande pas seulement tre expriment dans lespace ( partout o vous irez, disaient en substance les Grecs, vous serez une cit ) mais prouv dans la dure. Le souci du monde commun est aussi celui de sa prennit : non pas au sens dune stabilit ou dune immuabilit de ses contenus, mais travers ce que jai propos dappeler sa gnrativit : sa capacit tre transmis par ou travers des expriences. Linter-esse, ce nest pas seulement lespace intermdiaire qui - simultanment - rassemble et spare les hommes, cest aussi la dure qui les relie et les dlie, les unit et les autonomise.

    Introduction LadimensiontemporelledumondecommunJe me propose danalyser en introduction la dimension temporelle qui accompagne lide dun monde commun. Il a t question plusieurs reprises de la dure (implique dans lexpression mme de dveloppement durable). Je voudrais essayer pour ma part de mettre en vidence les problmes que pose lintervention de cette dimension tempo-relle, de la durabilit, en ce qui concerne la question du monde commun.

    Lemondecommun:unentre-deux,uninter-esse Le monde commun , le souci du monde , ce sont des expressions que nous nous en souvenions ou pas tout fait caractristiques de la pense de Hannah Arendt. Ce monde commun ne dsigne ni un monde dobjets, de places, de lieux gographique-ment situs, ni un monde darbres, de fleurs ou de paysages, pas davantage un monde identique la terre ou la nature comme cadre du mouvement physique, comme condition de la vie. Le monde nous est commun tous et il se distingue de la place que nous occupons individuellement. Il est lentre, lentre-deux, lintervalle qui stend entre les hommes, l inter-esse et il est li, prcise Hannah Arendt dans La condition de lhomme moderne, aux productions humaines, aux objets faits par lhomme ainsi quaux relations qui existent entre ses habitants. Il est le monde des relations entre les hommes et il procde de leur agir. Cest donc la pluralit des perspectives la diversit des positions qui est la condition de laction en gnral, pour autant que ce sont les hommes au pluriel (et non pas lhomme au singulier) qui vivent dans ce monde.

    MyriamRevault dAllonnes

    Philosophe, spcialiste de philosophie morale et politique. Profes-seur des Universits lcole pratique des Hautes tudes de Paris, elle a publi de nombreux ouvrages : Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? (Galli-mard/Jeunesse Giboules - Mars 2006), Le pouvoir des commence-ments : essai sur lautorit, (Phi-losophie Seuil - Janvier 2006), Lidologie et lutopie, avec Paul Ricoeur et Jol Roman, George H. Taylor avant-propos (Seuil - Octobre 2005), Traduction de Juger : sur la philosophie politique de Kant, dHannah Arendt (Seuil - Avril 2003), Fragile humanit (Aubier, 2002), Ce que lhomme fait lhomme : essai sur le mal politique (Flammarion - Octobre 1999), La Persvrance des gars (Bourgois, 1992).

    le monde que nouS avonS en partageMyriamRevaultdAllonnes

    Lesoucidumondequenousavonsenpartage

  • 8Lemondecommun:unepluralitdepointsdevue Or, ce monde qui stend entre les hommes nest vraiment humain que sil est objet de dialogue. Si intensment que les choses nous affectent, si profondment quelles puissent nous mouvoir, elles ne deviennent proprement humaines quau moment o nous en dbattons avec nos semblables. Cest la pluralit des perspectives, des positions, des points de vue qui fait merger le monde commun.

    Cela ne signifie pas quune pluralit de perspectives concide avec la multiplicit empirique. Si tel tait le cas, le monde ne serait que lhabitat dune multiplication dexemplaires semblables. Au contraire, les hommes au pluriel ne sont pas dots dune pseudo-identit interchangeable, ce qui les rendrait immdiatement superflus : on pourrait les remplacer lun par lautre. Ils ne seraient alors quune collection dexemplaires appartenant la mme espce. La condition humaine de pluralit concerne donc des individus dots dune singularit irremplaable, qui partagent un monde commun et qui le partagent parce quils sont la fois distincts et gaux.

    Espacecommunetdurepublique. cette analyse, je voudrais ajouter une autre dimension qui est la dimension temporelle. En effet, tout ce qui vient dtre dit ne concerne que la dimension spatiale. Or l inter-esse , lentre-deux, lintervalle qui unit et spare les hommes, ce nest pas seulement lespace intermdiaire au sens de la spatialit mais il engage galement la dure qui relie et dlie les hommes, les unit et les autonomise. Penser le vivre ensemble des hommes implique donc quon prenne en considration lespace et du temps, lespace public ou lespace commun, mais aussi le sillage de la dure publique dans laquelle sinscrivent les hommes, individus et communauts. La pluralit humaine se dploie la fois dans la contemporanit - le fait de vivre ensemble dans le monde que nous partageons - mais aussi dans la successivit ou plus exactement dans la gnrativit. Car le problme est moins celui de la succession temporelle que celui de la transmission. Cest ce que dsigne le terme de gnrativit (mouve-ment des gnrations) : vivre ensemble dans un monde qui nous prexiste et qui nous survivra. Cest en ce sens que le monde commun, le commun du monde, a une dimension de durabilit autant que de spatialit. Cette ide de dure publique nous est beaucoup moins familire que celle despace public, elle est peu mobilise dans la rflexion sur le vivre-ensemble. Je lai rencontre, presque par hasard chez Merleau-Ponty qui la lui-mme reprise de Pguy. Alors que la question de lespace public a t le principal angle dattaque du vivre ensemble comme si plus envisag du ct de la spatialit. On pourrait suivre ce primat de la dimension spatiale depuis la cit grecque (le souci de lisonomie, lgalit de position des citoyens autour dun centre) jusquaux rflexions les plus contemporaines sur ce que Claude Lefort appelle le lieu vide du pouvoir , en passant par lanalyse de la sphre de lopinion publique au XVIIIe sicle analyse par Habermas).

    Il convient donc de sinterroger sur la gnrativit qui, assurant la permanence du monde commun, est tout aussi dtermi-nante que la dimension de lespace public ou de lespace commun. Car nous ne partageons pas seulement le monde avec nos contemporains mais aussi avec nos prdcesseurs et avec nos successeurs, avec ceux qui sont ns avant nous et sont encore natre : la dure du monde commun fait que nous sommes aussi leurs contemporains.

    Laquestiondelatransmissionetdelautoritdansladmocratiemoderne. Ce que nous savons galement des problmes inhrents la dmocratie moderne, au monde dans lequel nous vivons, cest que la dmocratie contemporaine se caractrise massivement par une dissolution des repres de la certitude, par une incer-titude quant ses fondements. Le lieu vide du pouvoir nest pas occup de faon dfinitive et durable comme dans la

  • 9socit dAncien rgime. Ce dont tmoignait par exemple la problmatique du double corps du Roi : le roi a la fois un corps charnel et prissable et un corps immortel et imprissable dans lequel sincarne la communaut du royaume (le roi est mort, vive le roi). linverse, la dmocratie contemporaine est caractrise par une incertitude quant son fondement, dans la mesure o elle est auto-institue. Et cette incertitude implique une interrogation sur la question de la transmission et en particulier sur le passage des gnrations : non pas tant en vue de reproduire ou de rpter, mais pour amener les nouveaux venus dans le monde, (ces nouveaux venus qui sont aussi des tard venus : le monde dans lequel ils entrent leur prexiste) commencer eux-mmes quelque chose.

    Le problme ici pos est celui de lautorit, de ce qui fait autorit, condition de ne pas confondre autorit et pouvoir et de concevoir que la question telle quelle est pose est celle de lautorisation : quest-ce qui autorise une initiative ? De quoi sautorise-t-on quand on commence quelque chose ? Comment autorise-t-on les gnrations venir commencer leur tour quelque chose ? Cest la question de lautorit comme pouvoir des commencements .

    cet gard notre modernit pose plusieurs problmes redoutables. Jen voquerai rapidement trois : - la rception de la tradition ou lespace dexpriences, - la mise en sens dmocratique du monde, - la question du rapport au futur.

    La rception de la tradition ou lespace dexpriences

    Le problme de la rception de la tradition est celui de la continuit qui assure le passage des expriences du pass celles du prsent et de lavenir ; ce que Koselleck appelait lespace dexpriences . Chaque communaut historique dispose dun ensemble dacquis du pass incorpors dans son prsent et devenus des habitus. Lespace dexpriences est lensemble des expriences que lhomme, comme membre dune communaut, a recueillies et quil est susceptible de transmettre.

    Lamodernit,unprojetderuptureaveclepassOr la modernit se caractrise de manire structurelle par un double mouvement : la fois un mouvement dauto-fondation, dauto-affirmation de la raison et un mouvement dauto-institution politique. Donc le mode de lgitimit revendique par la modernit rside prcisment dans larrachement la tradition et au pass. Et ce processus dauto-lgitimation et dauto-fondation concerne la fois lautorit nonciative celle de lauteur et lautorit institutionnelle et politique. Il suffit de se rfrer larticle autorit dans lEncyclopdie de Diderot et dAlembert : il rcuse toute rfrence un pass dogmatique, une tradition tablie. Je cite la phrase de mmoire : quimporte que dautres

    AUTORIT POLITIQUE. Aucun homme na reu de la nature le droit de commander aux autres. La libert est un prsent du ciel, et cha-que individu de la mme espce a le droit den jouir aussitt quil jouit de la raison. Si la nature a tabli quelque autorit, cest la puissance pa-ternelle : mais la puissan ce paternelle a ses bor-nes, et dans ltat de nature elle finirait aussitt que les enfants seraient en tat de se conduire. Toute autre autorit vient dune autre origine que de la nature. Quon examine bien, et on la fera toujours remonter lune de ces deux sour-ces : ou la force et la violence de celui qui sen est em par, ou le consentement de ceux qui sy sont soumis par un contrat fait ou suppos entre eux et celui qui ils ont dfr lautorit.()

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    aient pens ceci ou cela avant nous, pourvu que nous pensions juste, conformment lexercice de la raison . Il y a une contestation, par la philosophie des Lumires, de lautorit porteuse de prjugs et envisage comme un obstacle la raison critique. Si lon considre cette revendication dmancipation critique lgard de la tradition, on constate que le premier lment de la difficult, cest la faon dont la modernit se pose comme un projet de rupture par rapport la tradition et au pass. Il y a donc une tension constitutive entre le concept mme dautorit de la tradition, de fidlit au pass, et la faon dont sinaugure la modernit.

    Lamodernit,unconceptdecriseCest le concept mme de lgitimit qui pose ici un grave problme : ou bien la lgitimit ne peut tre issue que de la profon-deur des temps ou bien il faut penser une autre forme de lgitimation et admettre que le projet moderne implique la ncessit de penser diffremment le rapport au pass. La question reste cruciale. Si la modernit sest pose comme une remise en cause de lordre traditionnel, elle sest trouve par l mme contrainte de dfinir de nouvelles positions, ncessairement ttonnantes. partir du moment o elle se veut projet de rupture (peu importe la ralisation effective du projet, ce qui doit tre considr, cest la proclamation, la revendication par la modernit du projet quelle sassigne) il suit de l que lessence de la modernit est bien entendu dtre habite par la crise. La modernit elle-mme est un concept de crise

    Lhommemoderneetlapluralitdessens Un monde traditionnel est un monde qui croit la validit de ce qui a toujours t, alors que la modernit saccompagne dun processus dmancipation qui peut toujours son tour tre indfiniment rcus dans son principe et dans ses rsultats. Avec la modernit et faute de pouvoir tre apprhend avec des rfrences inexpugnables, le prsent est toujours menac par sa propre contingence. Max Weber parlait de polythisme des valeurs pour qualifier la situation existentielle de lhomme moderne, aux prises avec des choix contradictoires qui ne simposent plus lui avec une vidence inconteste. Mais ce dia-gnostic apparemment pessimiste sur la perte de lunit de sens du monde est peut-tre, par rapport la question de la mu-tation et de la durabilit, le dpart dune nouvelle exigence : elle contraint lhomme moderne crer du sens, voire des sens la fois problmatiques et pluriels.

    La mise en sens dmocratique du monde

    Le deuxime problme, plus spcifiquement politique, concerne la mise en sens dmocratique du monde, savoir la dou-ble dynamique de lindividualisation et de lgalisation, qui a t admirablement mise en vidence il y a plus dun sicle et demi par Tocqueville dans La dmocratie en Amrique.

    ImaginairedmocratiqueetdissymtriegnrationnelleIl ne sagit pas tant de considrer lgalit sociale relle (les ingalits bien entendu persistent) que la perception galitaire du fait social qui travaille limaginaire dmocratique. Cette perception est demble rentre en conflit avec lordre hirarchique qui rgissait lAncien rgime (les privilges de naissance ont t abolis), mais elle a galement pos des problmes par rapport la dissymtrie gnrationnelle, la dissymtrie des gnrations entre elles. Tocqueville signale la fbrilit permanente, lagi-

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    tation permanente qui caractrise le vivre ensemble dmocratique et il remarque que cette fbrilit ne joue pas seulement dans la contemporanit mais quelle entrane une perturbation du lien qui unit les gnrations entre elles .

    DmocratieetcrisedelatemporalitIl lie ainsi avec beaucoup dacuit la dynamique de lindividualisme et de lgalisation dmocratique une vritable crise de la temporalit. Non seulement, dit-il en substance, la dmocratie fait oublier chaque homme ses aeux (ce quon com-prend assez aisment si lon considre la rupture avec lAncien rgime), mais elle lui cache ses descendants et le spare de ses contemporains. Elle obscurcit et brise la dure en sorte que la trame des temps se rompt tout instant et que le vestige des gnrations sefface. On oublie aisment ceux qui vous ont prcd et lon na aucune ide de ceux qui vous suivront ; les plus proches seuls intressent . Analyse prmonitoire dune socit investie par une mobilit permanente et habite par des mouvements contradictoires.

    Paradoxesdelasocitmoderne:entreconsensusetsubjectivits.En mme temps, Tocqueville est tout fait lucide sur les paradoxes qui habitent la socit moderne : on a la fois la possibilit dune ouverture un processus positif dmancipation critique qui favorise lindpendance desprit ( juger par soi-mme , pour reprendre lexpression de Kant) mais on court aussi un risque majeur : celui de cder au processus dalignement sur lopinion commune et sur la masse. Tout se passe comme si, coupe de sa fondation dans lordre temporel, prive de la force liante du dj l , la dmocratie moderne cherchait de nouveaux garants dans un invincible attrait pour la similitude (do procde la tyrannie du nombre) et dans les illusions de lautosuffisance individuelle qui favorise larbitraire des subjectivits.

    La question du rapport au futur

    La troisime difficult qui concerne plus particulirement notre monde contemporain et elle a trait la dsorientation par rapport au futur, ce que Koselleck appelait lhorizon dattente . Pertedelhorizondattente. Lhorizon dattente, ce sont toutes les modalits possibles par lesquelles nous apprhendons, nous anticipons notre avenir. Or cet horizon dattente est devenu trs incertain, difficile saisir aprs que se sont effondrs un certain nombre de projets lis au caractre dterminant de lavenir, ce quon a appel tort ou raison la fin des idologies , lcroulement des mythes rvolutionnaires et des religions sculires... Tous ces lments ont contribu branler profondment notre rapport la temporalit et au fil de la dure publique. Nous sommes aujourdhui confronts la disparition de cet horizon desprance sculire qui orientait le cours de nos actions. Emmanuel Levinas, dans un article publi dans Le Monde aprs la chute du mur de Berlin en 1989, soulignait que lvnement avait une porte symbolique considrable : il ne marquait pas seulement la chute dun systme (le systme totalitaire) mais il manifestait une atteinte profonde la subjectivit de lhomme occiden-tal, lequel se trouvait confront la perte de son horizon desprance sculire, au fait que le temps lui-mme avait cess de promettre quelque chose.

    Crisedelasocitcontemporaine. Dans notre monde contemporain, deux modalits temporelles sont donc atteintes : dun ct lantriorit de ce qui nous

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    prexiste dans le pass ( appelons cela le rapport la tradition : mais cet lment est consubstantiel la modernit) et plus prs de nous lbranlement ou leffondrement de cet horizon desprance sculire qui tait essentiellement habit par la croyance au progrs et lesprance dun avenir dessin lavance. Nous sommes donc en proie deux branlements : celui du ne plus et celui du pas encore , cest dire de lau-del projectif qui rassemble et organise nos actions. Cest sans doute lun des ressorts majeurs de la crise de la socit contemporaine ou comme le dit Castoriadis, de la crise de la socit comme telle pour lhomme contemporain, le pass et lavenir ntant plus ni source ni racine pour personne .

    Lhypothse dune rouverture du pass

    Pour ne pas en rester ce constat pessimiste, je pense quil faudrait reprendre cette relation fondamentale entre lespace dexprience et lhorizon dattente. Il faut dabord souligner que la perte de la tradition ne concide pas ncessairement avec loubli du pass. Il faudrait retravailler lide que le pass et la tradition, ce nest pas la mme chose. Hannah Arendt avait ce propos mis une remarque trs intressante : si la tradition enracine les gnrations successives dans le caractre prdtermin du pass, sa dshrence (absence dhritiers) nentrane pas la perte de la capacit rouvrir un pass dune fracheur inattendue pour lequel personne encore na eu doreille . Rouvrir un pass qui ne concide pas avec la tradition ou tre lcoute des significations ouvertes qui appellent aujourdhui encore linitiative et linvention de lindit. Ce que Paul Ricoeur nonait autrement en disant : tous les livres sont ouverts en mme temps sur ma table et aucun nest plus vieux que lautre. Symtriquement, lide dhorizon dattente nentrane pas davantage ladhsion aux grandes philosophies de lhistoire totalisantes, la croyance au progrs qui se trouve aujourdhui profondment branle ou la ralisation dun sens de lhistoire.

    On peut dire que cette ide dun horizon dattente peut garder une validit opratoire bien au-del des conditions de son mergence dans un certain rgime dhistoricit ou de temporalisation, celui qui mane essentiellement de la philosophie des Lumires. Si nous devons aujourdhui renoncer aux trois grandes thmatiques qui ont soutenu ce processus de temporalisation ( lide de temps nouveau ou de temps acclr, la soumission de lhistoire au faire humain, lide de progrs), lhorizon dattente est une catgorie qui reste une notion structurante hors de toute fondation sur les grandes philosophies de lhistoire : elle produit un horizon de sens qui permet dorienter laction. Elle ne devient pas caduque du fait quon a cess de croire que la dimension historique trouve son accomplissement dans une fin ultime. Elle oriente laction, lui donne un sens mais ne fait pas de sa fin, comme disait Marx, une nigme rsolue .

    Le monde nous est commun tous et il se distingue de la place que nous occupons individuellement. Il est lentre, lentre-deux, lintervalle qui stend entre les hommes, l inter-esse

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    Conclusion EnformedeperspectivesDonc si on a pu juste titre analyser la crise de la transmission travers des phnomnes de dsaffiliation, de dsinstitution-nalisation du lien social, de dsappartenance, de dsencadrement collectif, la plupart des analyses menes par rapport la crise de la temporalit actuelle le sont le plus souvent sous le signe de la dshrence et de la perte.

    Or la structure temporelle du monde commun, ce que jai propos dappeler sa gnrativit , implique une double orientation, vers nos prdcesseurs et vers nos successeurs. Elle est cette structure temporelle qui nous permet de penser une capacit inaugurale inscrite dans la dure. Edouard Sad a dit que commencer, cest commencer de continuer . Cette vision enrichit lide de commencement, qui nest plus seulement un point de dpart mais un point darrive et de retour. Tout commencement est unique, miraculeux comme disait Arendt, mais il entrelace lvidence hrite et la nouveaut. Le commencement est un jeu rciproque entre le connu et lindit. Mais jajouterai quant moi que la formule est rversible : continuer, cest continuer de commencer. De cette rversibilit procde la reconnaissance dune dissymtrie qui nest pas hirarchique mais qui nous permet dentrer dans le monde, de nous y inscrire et de commencer quelque chose. Cest la force liante ou lnergie perdurante de linstitution qui se maintient travers la gnrativit de lordre temporel ; car les hommes naissent dans un monde qui leur prexiste et leur survivra, et les nouveaux venus par la naissance sont aussi des tard venus, ils sont des hritiers et des commenceurs. Mais ils ne peuvent tre des commenceurs que parce quils sont des tard venus. Cest pourquoi le monde commun ne se rduit pas la contemporanit du vivre ensemble : il engage une exprience sensible issue de ce partage temporel. Et cest travers une rflexion renouvele sur linstitution que nous pourrions prciser cette perspective. Mais ce serait lobjet dune autre rflexion, exprience sensible issue de ce partage temporel. Cest travers la problmatique de linstitution que nous pourrions prciser cette perspective.

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    le Souci du monde : quel SenS pour le pote ?MichelDeguy

    Introduction Quest-cequelemonde?Ce sont quelques notes, rhapsodiques et apocalyptiques. Jtais parti de lexpression quon trouve en titre au livre de Nicolas Bouvier, Lusage du monde mais je commencerai par me poser la question Quest-ce que le monde ? La rponse ne peut tenir en une phrase. Et pour cela, je vais recourir quelques citations et locutions qui indiquent quel tour du monde et quel tour de monde je puis chercher esquisser en quelques minutes quand 80 jours ny suffiraient pas.Le monde cest o nous sommes. Venir au monde, tre au monde, quitter ce monde ces expressions usuelles et philosophiques marquent la temporalit dune existence qui est beaucoup plus que la vie dun vivant. La phnomnologie allemande, transforme par Heidegger, escorte par lexistentialisme franais, nous a dots du Dasein et de lin der welt sein. Une des dernires sentences de Heidegger nonait die welt weltet que jaime traduire par le monde mondoie en essayant dintroduire le nologisme mondoyer.Jaurais aim prendre en vue le mondoiement du monde, dun biais par o la posie sy intresse peut-tre encore. Mais il faut dabord du prambule.

    Prambule terminologique

    Approchons-nous de monde en auscultant un certain nombre de couples ter-minologiques o ils se trouvent associs en diffrence avec dautres mots, donc dautres choses. Par exemple : le monde nest pas la terre. Sans doute nos manires de parlers ordinaires les prennent souvent en synonymie ou du moins en quivalence, ou volontiers lun pour lautre. Si lon se rfre la formule de Northop Fry qui, pour g-nraliser tout usage tropique, proposait gnriquement dappeler mtonymie la formule A mis pour B, on pourrait dire que mtonymiquement le monde vaut pour la terre. Mais lcologie, vision et responsabilit, manque parfois distinguer, tout le moins dans son discours exotrique, la terre et le monde. La fin du monde ne saurait pas annoncer la fin de cette terre que nous traitons parfois en plante astre errant disait Parmnide.

    La difficult des distinctions se joue parfois aussi dans la diffrence du singulier et du pluriel. Terre des hommes, livre qui fut

    Michel Deguy

    Il dirige la revue Posie depuis presque trente ans et la collection Lextrme contem-porain , qui lui est attache. Il enseigne au Collge international de phi-losophie et professeur mrite luniversit Paris VIII. Auteur de plus de 30 ouvrages, il a reu plusieurs prix littraires.Desolatio, ditions Galile, 2007Rouverture aprs travaux, di-tions Galile, 2007 Confluences potiques, n 1, di-tions Mercure de France, 2006Donnant donnant : pomes 1960-1980, ditions Gallimard, 2006Pomes en pense, Le Bleu du Ciel ditions, 2002Limpair, ditions Farrago, 2001Gisants : pomes III, 1980-1995, ditions Gallimard, 1999Lnergie du dsespoir ou Dune potique continue par tous les

    moyens, PUF, 1998

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    trs lu, anticipe sur lunit dun monde humain. La terre, quand elle ntait pas dcouverte, supportait plutt la pluralit de mondes qui signoraient les uns les autres. Faut-il que la mondialisation ou ralisation dun seul monde dmographique, conomique, politique, menace la terre ? Faut-il quelle soit devenue des hommes pour leur manquer ?Le langage prend en vue trois grands touts, trois grands modes de la totalisation en relation, en intersection ou en indivision, mais dans la terminologie de la chose. Il y a :

    - la terre comme porte-monde tantt vise comme corps cleste, tantt comme coumne que le mascaret nature.culture menace de mort : je salue Augustin Berque prsent dans la salle. G, le nom grec de la terre, entre en composition dans la terminologie disciplinaire go-graphie, gologie. Je risquais rcemment le nologisme de gocide pour faire entendre la menace. Le gocide et non un gocide, un seul suffira.

    - le monde, tantt comme umwelt dune espce tantt comme habit donc nagure scind en civiliss et sauvages. Le monde ntait pas un seul mais pluriel. La pluralit intressait les astronomes mais devrait faire programme anthropologique. Enferm dans son monde, il tait seul au monde et entour dautres mondes. Nous en sommes la mondialisation, weltamschaung dun nouveau type, dont la banalisation ne rduit pas ltranget.

    - il faudrait faire un sort cosmos le mot grec, qui dsignait dabord un ordre (voir lloge dHlne de Gorgias), puis lunivers , belle chevelure par ltymologie, tantt comme infinit phnomnale observable, tantt comme lensemble de toutes les socits humaines relles et possibles : do ladjectif cosmopolite, futur citoyen du monde. Jaurais voulu esquisser trois incursions dans la chane trs montagneuse de la problmatique o il sagit du monde : de la fin du monde, de lautre monde, du combat du monde et de la terre.

    Le monde va finir

    Le monde va finir est la phrase liminaire de la dernire page de Baudelaire. Ce nest pas une prdiction sectaire de la fin de la terre, mais lincipit dune apocalypse littraire quun artiste responsable se doit de mettre en mots. Tout monde est en train de finir. Le pote est celui qui donne ses contemporains sa version de la fin, sans doute aggrave par limminence de sa propre mort. Mais il transmet son grand testament faire voir aux frres humains (je cite ici Franois Villon, qui a rdig le premier programme potique de notre langue lisible sans tudes spciales : le Grand Testament) cest dire il donne voir comment et par o le monde prit et se transforme, avec le Jugement dernier etc. Cette gnration ne passera pas que toutes ces choses ne saccomplissent . La question est toujours de transmettre des survivants les gnrations futures un monde avec ce que nous pensons qui ne doit pas sanantir aujourdhui on dit les valeurs , expression passe partout et mdiocre. Soit une promesse de terre promise dont lartiste crypte lannonce, dans une parabole que lhermneutique interprtera et dont la prise la lettre dclenche les guerres hermneutiques, toutes les guerres.

    Letempsdumondefinicommence(PaulValry) Paul Valry nonce le temps du monde fini commence (mme Nicolas Hulot a cit cette phrase rcemment) qui sanctionne la deuxime mondialisation en cours la fin du XXe sicle et la venue des temps modernes. La premire a t celle des grandes dcouvertes circumterrestres, de la rotondit et de la pluralit des mondes humains recenss. Je discuterais bien avec Myriam Revault dAllonnes sur ce sujet : est-ce que le sans prcdent et le radicalement neuf ne commencent pas trs rcemment ? Je donne crdit lexpression post-moderne mais on peut argumenter. La deuxime mondialisation ou commencement de

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    la finition, non dun monde, mais du monde, Paul Valry en surprend le flagrant dlit dans la guerre hispano-amricaine. Que la mondialisation se fasse par la guerre mondiale, le XXe sicle allait en administrer la preuve, en discutant si la fracture historique, le partage sans prcdent sopre avec la premire ou la seconde. Il y a des pages fameuses sur la grande csure que constitue pour certains la premire guerre mondiale. Pour moi je cite volontiers un aphorisme de Ren Char (de 1939) le monde a jamais pris fin .

    Auschwitz,Hiroshima,Tchernobyl,oulafindumonde. Trois noms propres scandent cette fin du monde : Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl. O en sommes nous ? la troisime mondialisation, la bonne si on peut dire, celle qui apporterait la paix dfinitive par le march. Fin de lhistoire, crut pouvoir dire un professeur amricain. Je vous propose deux formules qui en condensent lnigme : le temps du monde fini finit et ce qui est fini ne fait que commencer . a nen finit pas de finir, le capitalisme et lordinateur mondialisent le monde dfinitivement, la rvolution a eu lieu, ni politique ni potique comme celle du XXe sicle, ce nest ni changer le monde ni changer la vie , cest la rvolution technologique. Il reste encore un frein la finition du monde, cest la diffrence des langues, mme si le traducteur simultan abolit cela. Le traducteur littraire, lui, creuse labme qui spare les langues... Lautre formule ce qui est fini ne fait que commencer me plat bien : ainsi souvent quand je vois les grands flux touristiques devant le Snat, jai envie de dire cest fini, a a eu lieu, ce nest plus la peine . Mais en fait, cela ne fait que commencer pour ceux qui viennent visiter puisque les 45 dernires annes de la vie se passent proposer cela la curiosit, aller voir ici et l ce qui a eu lieu.

    Lici bas, lau-del et lalter monde

    Nous sommes de ce monde, d ici bas peru comme endroit ou envers dun autre monde, face visible dune ralit cache. Ekei / entade en grec. Lau-del, sjour des dieux et des morts dont le grand pote Dante donne une vision assez dtaille ; le monde meilleur, celui qui nous attend demain ou aprs demain, ou l-bas, pour peu que nous admettions que lactuel nest pas le meilleur possible et que nous nous rsolvions laccoucher par la rvolution, faisant du pass table rase. Je pense un livre rcent de Denis Guenoun, Aprs la rvolution. On est aprs la rvolution. Voir aussi le pome de Bertolt Brecht dont le refrain est effaons les traces . Il fut question pendant la premire moiti du XXe sicle deffacer les traces. Actuellement il nest question que de garder les traces. Notre problme est dsormais celui du stockage. Que faire ? Luvre dart contemporaine est linstallation, qui occcupe une place considrable, de sorte que la question de la musographie est redoutable. Do la miniaturisation et lenvoi dans la stratosphre des restes, des dchets atomiques... Mais va-t-on envoyer les installations l-haut ? Lautre monde, cest le sjour des dieux et des morts. Dans ma faon de penser, qui est celle de beaucoup, il ny a plus les dieux, il ny a plus les mnes, donc lau-del, le monde meilleur, cest quoi ???

    Lalter monde, au sens daujourdhui, au moment est aussi tout aussi problmatique. Car au moment o devient possible la jouissance de toutes les commodits de la terre selon Descartes, cette jouissance qui a eu pendant des sicles pour seul corrlat Dieu et la promesse de batitude..., la consommation consomme et consume le monde ! La dterrestration nous est donne voir par lcologie...

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    Conclusion BabelcontrelamondialisationUn conseiller dtat avait fait pour Jack Lang un rapport, une proposition ontologique qui disait : tout ce qui est, quoi que ce soit, vaut, est valeur, en tant quexpression phnotypique dun gnotype. Ce qui signifie la patrimonialisation de tout tant. Or la langue en est le meilleur exemple. Personne ne la faite. Le trsor, en tant que valeur infinie, est par excellence la langue.

    Dans Le temps du crdit, Jean-Michel Rey montre que la banqueroute a commenc en 1720, une fois pour toutes. Question : quelle est ma rserve ? Si le culturel est la transformation de tout ce qui est en valeur ajoute comme trsor, pr-ciosit, y a-t-il quelque chose qui rsiste cette mise en valeur culturelle ? Y a-t-il quelque chose dincalculable qui ne soit pas jet sur le march mondial ? Quelque chose qui chappe la calculabilit ? la patrimondialisation ? Comment est-ce que la posie par exemple prendrait en charge cet incalculable ?

    Ce sont les littratures qui protgent les langues. Ds lors le rapport littraire potique cette finition du monde quon appelle mondialisation incomberait la mise en uvre de la relation des uvres entre elles ; en bref la traduction. De quoi je ne peux dire quune chose pour finir : il y a deux traduire, et il faut penser leur conjonction et leur opposition. Le premier, qui est de beaucoup le plus important en quantit, travail gigantesque et de plus en plus affair, abolit les diffrences : il sait dannuler la pluralit des langues, Babel , pour sentendre immdiatement. Linterprte professionnel, qui ne doit pas se montrer, rend possibles les transactions conomiques instantanes, la communication par centaines de millions tous les jours. Lautre, linverse, prserve Babel. La grande tche du traducteur (Waller Benjamin), crateur au sens plein comme on aime dire des artistes, entretient la richesse de la pluralit insense des idiomes, ou vernaculaires . Il chrit la diffrence des langues ; il fait entendre leur intraductibilit, leur hermtisme : cest dire leur secret. Il creuse labme par lequel elles voisinent.

    y a-t-il quelque chose dincalculable qui ne soit pas jet sur le march mondial ?() la richesse de la pluralit insense des idiomes, ou ver-naculaires la diffrence des langues leur intraductibilit, leur her-mtisme : cest dire leur secret.

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    la diverSit culturelle face aux identitS : un hritage SanS teStament ?

    DanielMaximin

    Introduction LeschosesetlesmotsLoccident a longtemps cru quil tait lhritier du monde et que du mme coup il tait propritaire du testament : le monde navait qu appliquer ce qui tait crit dans ses livres sacrs de faon accomplir ce quon appellerait le programme , programme centr depuis trois sicles autour des deux mots de progrs et didentit.

    Progrs et identit

    Ces deux mots sont intressants ; en effet dans lintitul de Traverses92 le dvelop-pement durable est mis en liaison avec la diversit culturelle ; or on se rend bien compte que ces mots sont mis en avant car ils peuvent en cacher dautres, plus dangereux, qui font peur aujourdhui : dveloppement cache progrs ; durable soppose immdiat/rapide/court terme ; diversit cache identit au sens de retour lidentique - la puissance du mme qui naurait pour fonction que dessayer de dtruire lautre afin de le faire revenir au mme. On parle beaucoup dinquitude depuis ce matin, de fin du monde, on sinterroge du ct de la science, on sinterroge aussi dans lart qui nous alerte puissamment : avec ces deux armes que sont la science et lart, comment donc arriverons-nous transformer la fin pour prserver la faim... de vivre qui fait que, si nous restons des tres de dsir, le programme de destruction, logique dans ltat du monde actuel, naura peut-tre pas lieu, parce que nos faims arriveront transformer ce qui est invitable quand on regarde ce que devient la science ? Le progrs du court terme ne risque-t-il pas de faire avancer linluctable du terme ?

    Lidedeprogrs,derrirelemotdedveloppement. On doit sinterroger sur cette question de mots et en loccurrence interroger ici non pas le dveloppement mais le progrs. Depuis quelques sicles loccident est centr autour de cette ide de progrs. Les scientifiques nous lont appris, cest devenu une vrit dvidence encore plus puissante que ce que les religions nous dictaient. Lhomme est devenu plus puissant que les dieux parce quil a invent cette ide quil tait matre du

    Daniel Maximin

    Romancier, pote et essayiste. Dabord pro-fesseur de lettres, puis charg du sminaire danthropologie gn-rale lInstitut dtu-des Sociales, il a t Directeur littraire aux ditions Prsence Africaine, producteur du pro-gramme culturel francophone France-Culture, directeur des Affaires Culturelles de la Guade-loupe de 1989 1997puis charg de la Mission interministrielle pour la clbration nationale du cent cinquantenaire de labolition de lesclavage de 1848, responsa-ble Littrature et ducation du Festival Francophone en France francofffonies en 2006. Il a t nomm en 2007 lInspection Gnrale de lAdministration du Ministre de la Culture et de la Communication.Bibliographie succincte :Les Fruits du cyclone : Une gopoti-que de la Carabe, (essai), 2006 Tu, cest lenfance (rcit autobiogra-phique), ditions Gallimard, 2004 (Collection Haute Enfance). LIle et une nuit (roman), 2002 LInvention des dsirades (recueil de pomes), ditions Prsence Afri-caine, 2000 Soufrires (roman), ditions du Seuil, 1987 LIsol soleil (roman), ditions du Seuil, 1981

    Lhumainetladiversitculturelle

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    monde. Je me rpte souvent cette phrase terrifiante pour nous aujourdhui, qui est le fondement de bien des philosophies occidentales et quon doit Diderot : lobjet de la runion des hommes en socit est de lutter contre la nature . Cest pour cela quon est l, ensemble, que nous faisons corps. Comme lavait aussi proclam Descartes : nous pouvons nous rendre ma-tres et possesseurs de la nature. Non seulement nous le pouvons mais nous le devons. Ainsi est ne lide de progrs.

    Or on arrive aujourdhui au sicle des finitudes, et de Valry Foucault, on sinterroge : comme des pas sur le sable lhomme sera-t-il effac ? Depuis Hiroshima ou Tchernobyl, nous savons notre capacit dautodestruction et nous cherchons un certain nombre de solutions. Lerreur est dopposer, dans une habitude de dichotomie trop loeuvre dans notre culture, le rapide, le court terme quelque chose qui serait son contraire : le long terme. On pense au long terme donc on dit durable. Pourquoi durable ? Pourquoi cela devrait-il durer ? Quest-ce que le durable ? Pourquoi ce voeu dternit ? Nest-ce pas un des grands dangers qui font la vulnrabilit du monde ? Il faut linterroger. Peut-tre le dveloppement ne doit-il pas tre aussi durable, peut-tre derrire la notion de durable est-ce un retour de lide de progrs qui passe dans ladjectif pour ne pas tre au premier plan dans le nom... L aussi il faut ragir ce quil y a derrire cette ide de durabilit.

    Lacrisedesidentitssouslidedediversit Sur la question de la diversit, nous sommes daccord ; parce quelle nous est impose par le monde, par lAutre, et notam-ment par lEurope, le monde occidental, qui est celui qui est all le plus vers lAutre - lAfrique, lAsie, lAmrique. - par la violence, et souvent en oubliant sa propre humanit en chemin ou alors pour faire que lautre revienne au mme laune des valeurs europenes proposes comme universelles. On peut dater la mondialisation des grandes dcouvertes : noublions pas que ce sont les pays occidentaux qui ont montr que les autres existaient, quils faisaient le monde aussi depuis des millnaires. De ce point de vue-l, prenons garde que le discours sur la mondialisation ne soit pas simplement le discours de ceux qui vont regarder les autres et les dcouvrir alors quils taient dj l. Cest en ce sens que la question de la diversit ne doit pas nous cacher ce quil y a derrire, savoir la crise des identits, la critique de quelque chose qui a t fondamental dans le monde occi-dental : aller vers lAutre mais avec cette ide de revenir au mme, ce qui serait lessentiel cest dire le centre occidental.

    Lemonde,unhritagesanstestament?Si lon parle dart et de science, il est passionnant de voir aujourdhui comment lducation de nos enfants, lcole, peuvent nous aider comprendre le monde et participer quelque chose qui serait de lordre de son sauvetage ; comment nous pou-vons agir au niveau de la transmission de cet hritage aux enfants, aux autres. Une des grandes rvolutions contemporaines est que la science, qui a longtemps t du ct de la loi, de lidentit ferme, du chemin unique, non pas en elle-mme mais parce quon le lui a demand, parce quon a mis la science au service de ce discours-l, est dsormais en rupture avec cela ; elle est du ct des questionnements, du bricolage comme dit Claude Lvi-Strauss, de la rflexion sur quelque chose qui nest pas dans un droit chemin. De Descartes Deleuze, on peut voir que la forteresse cartsienne clate en mille plateaux . Cest peut-tre une chance pour nous, dans les volutions que nous souhaitons voir arriver et qui peut-tre rejoignent ce que les hommes ont toujours su prserver travers une pratique fondamentale : lart, la pratique artistique.

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    Lart na jamais t de ce ct-l, quelles quaient t du ct du Pouvoir les volonts de la circonscrire. Et peut-tre cette conjonction entre ce que dit la science le plus profondment aujourdhui et ce que disent les artistes est-elle une des chances, une de des cohrences que nous pouvons retrouver pour une nouvelle vision, par exemple de lducation.

    Quelques exemplesSurlidedeprogrs:desmytheslaralit Est-ce quon avance ? Non. La biologie molculaire nous a appris que lhomme tait programm et que cest mme le gnie de ltre humain dans sa forme biologique que cette programmation o entrent, comme disait Jacques Monod, le hasard mais aussi la ncessit ; et que ce nest pas une ncessit qui nous fait tre et progresser vers une immortalit du corps si on le soigne bien mais au contraire une programmation, o le lien entre la vie et la mort, entre le prissable et le durable, fait la valeur de la ralit du vivant et des dcennies que nous passons sur terre. Alors que depuis des sicles nous gagnons en termes de vie, alors quon peut vivre jusqu cent ans sans tre trop malade, on calcule et on se dit : pourquoi cela sarrterait-il ? Or le 20e sicle nous dit que nous sommes programms pour environ cent ans. Comme le prcise Franois Jacob dans La logique du vivant : la science est l pour nous dire que le vieux rve dimmortalit est un mythe, en aucun cas une ralit scientifique et quil nous faut concevoir la vie en fonction de la mort, calculer la vie en fonction de sa disparition, et non de ce rve scientifique qui ferait de la mort un accident qui naurait pas d arriver. Nous savons maintenant que la mort est programme par la naissance et cela nous donne une conscience de la force et de la fragilit humaine. Cela change la conscience dans lindividu lui-mme de lide de progrs car que serait le rve dternit du monde si le rve dternit nest pas dans lindividu et dans la singularit ? que serait le monde sans lAutre, sans moi ? On voit quune conjonction peut se crer entre la finitude du monde dont parlait Foucault et la finitude de lhomme, qui est une des plus grandes consciences que nous avons et que des sicles ont essay de nous faire oublier en inventant le discours pseudo-scientifique sur lternit possible du corps, de la vie humaine.

    Surlidedesocit:logedubricolage L aussi le monde europen, notamment depuis le 18e sicle, a essay de fournir un cheminement simple, schmatique, sur le vivre ensemble avec la libert, lgalit... en construisant des systmes rationnels, jusquaux idologies modernes qui ont donn les grands dsastres du 20e sicle. L aussi on a oubli quelque chose de fondamental et constitutif des socits, que nous a rappel lanthropologie contemporaine, savoir que nous ne sommes que bricolage, travail, tentatives, que rien de lo-gique, rien de purement rationnel ne peut constituer une socit humaine, et que cette ide de la rationalit, dune logique du social, est lide la plus dangereuse, la plus mortifre. Cest ainsi que les socits se tuent, lorsquelles croient quelles sont par-faites, quelles peuvent programmer le cheminement des gnrations venir en les construisant partir de modles prtablis, par exemple, la libert du march ou son tatisation. On a tout essay au 20e sicle pour construire lhomme, le social, pour programmer, dcider la place de lhomme, dHitler Staline, et avec la colonisation, cette premire forme de mondialisation qui est devenue un modle universel, impos sur tous les continents. Les recherches, le travail fait sur les analyses des anthro-pologues nous ont rappel que lEurope tait aussi sauvage que les autres, quelle aussi tait fonde non pas sur une rationalit imposer au monde, mais sur un bricolage pour reprendre ce mot de Lvi-Strauss, bricolage qui fondamentalement est la marque du vivant. Le rationnel nest pas la ralit du vivant humain, car le vivant porte en lui quelque chose de diffrent, qui est de lordre de lmotionnel de limaginaire et non du rationnel, et qui le constitue comme tre de dsir.

    Disant cela, je me redis comment l encore, certains savoirs sont venus notre secours pour nous rappeler cette vidence, avec

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    Freud par exemple et lide fondamentale que ce qui constitue ltre humain est le fait dtre un tre de dsir et que, comme dit Jacques Lacan, linconscient, cette dcouverte fondamentale est : le discours de lAutre, de lautre en moi. La tentative que nous avons faite pour fabriquer un mme, repousser lautre dans laltrit, considrer que ce qui est moi est ce qui me distingue le plus de lautre, cette erreur fondamentale qui oublie que, en ralit, ce qui constitue ltre humain est le proche, le fait dtre la fois soi et pas soi, ici et l-bas, le rve de lau-del et la prgnance de lici-bas, est justement que ce qui constitue lhumain, et non pas le choix entre lun et lautre. Et la puissance en nous de cette dualit que certains ont considre comme dangereuse et mortifre, est ce qui fait notre ralit.

    La logique du vivant dans la science, de lanalyse anthropologique de la manire dont les hommes ont cr leur monde depuis des millnaires et non depuis trois sicles, la logique de la constitution mme de notre tre comme tre dinconscient et de conscient, de rationnel et dirrationnel, ce sont les armes que la seconde moiti du XXe sicle, aprs les horreurs vcues, nous ont donnes pour penser autrement. Sauf que ces armes que constituent lart, la littrature la musique, la danse, la peinture, le chant, la danse, ces choses dites inutiles , qui ne progressent pas, qui ne rapportent pas, nont pas besoin dtre, mais que pourtant lhomme depuis ses origines dans les grottes a toujours utilises la fois comme preuve de sa trace et comme projection vers un avenir qui fait que cest ce qui restait, cest je crois ce qui fait aujourdhui lesprance que nous pouvons avoir dans cette conjonction.Il nous faut donc utiliser ces ides-l de faon concevoir cette ide du dveloppement comme quelque chose qui nest pas le dveloppement parcellaire de la partie corporelle matrielle conomique sociale de ltre humain mais un dveloppement harmonieux et qui ne peut tre durable que sil prend en compte lensemble de ce qui constitue lordre du vivant, cest--dire la nature et lhomme, et non pas lhomme contre la nature, lordre de lhumain,cest--dire lensemble de ce qui nous constitue comme vivants, le dsir et le rel, loppression de la pesanteur et le rve de senvoler. Cest ce qui nous constitue et cest en gardant tout cet ensemble-l que nous pourrons penser quelque chose, penser la vie comme la transformation du naturel en uvre dart.

    Surladiversitculturelle:unncessairedcentrementdupointdevueeuropen.La diversit culturelle, une ralit. Et cest en ce sens que cette dimension de la diversit nest pas projet pour demain, mais ralit sur laquelle sest bti tout ce que lhumain a fait depuis des sicles de plus fondamental, de fondateur, mme si, comme dit Michel Foucault, on le cache, car le discours et cest aussi une des grandes dcouvertes rcentes vient cacher cette ralit fragile, pense comme dangereuse. Les discours rducteurs, du Pouvoir de la langue, du social, de lidologie, ne sont pas faits pour nous faire vivre mais souvent pour nous faire taire, dit encore Foucault, pour installer la ralit du pouvoir qui sait trs bien dans sa logique de court terme (par exemple la logique du march) quel est est son intrt. Il y a l aussi des contradictions que nous devons rsoudre et que notamment nos rves dducation nous permettent peut-tre de faire avancer.

    Art, culture, et transmission Cest en ce sens quil faut reparler de la culture, quil faut reparler de lart, mais non pas la fin, une fois quon aura sauv la terre, rgl les questions de dveloppement et dcologie ; non, cest pour les rgler, parce que cest le seul moyen de les rgler, parce que la conscience de lavenir prserver ne peut tre quune conscience humaine parfois en opposition frontale avec une conscience du profit court terme pour nous mme au dtriment de nos enfants.Jai rdig un rcit denfance propos des dangers de la Soufrire, le volcan de mon enfance. On savait quil y avait des

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    ruptions, on savait que Saint-Pierre avait disparu en 1902. Et un matin on sest rveill avec de la cendre partout. On aurait pu tre touff. Jtais tout petit. Il y avait les parents, inquiets : fallait il partir, rester ? Et nous, les enfants, devant le balcon en train de regarder cette Soufrire en face, en train dattendre que le volcan entre en ruption parce que cest beau, on nous le montrait dans les livres, parce que lle qui nous a accueillis, la Guadeloupe, tait ne de la puissance du feu qui avait fait sortir la terre et cr au milieu de la mer notre le. Les parents priaient quil ny ait pas druption; je me souviens de leur avoir demand pourquoi il fallait esprer quil ny ait pas druption : parce quon est l, et quil est bien de prserver ceux qui sont l, ont dit les parents. ce moment-l je me suis retourn et ai demand quand il pourrait y avoir une ruption. Car nous aurions des enfants et ne voudrions pas quil y ait une ruption et eux de mme et ainsi de suite. Nous dcidons donc quil ne doit plus y avoir jamais druption dans les sicles des sicles parce que nos descendants ne doivent pas mourir. Voyez cette vision profondment ancre en nous tous, dialectique entre le court terme sauver les enfants et la ralit du monde qui nous dit que nous sommes l provisoirement. Je dois fertiliser, peut-tre contre vous, mais pour ceux qui viendront aprs : conscience profonde de la transmission, si dlicate et difficile. Or la seule manire que lhomme a trouv pour lexprimer est justement par la forme artistique. Les discours ne passent pas face la parole de lart.

    Culture et altrit. Dans la formule : diversit culturelle, cest ladjectif qui est le plus important que le nom parce que la promotion de la diversit en soi peut nous ramener la vieille dialectique hglienne du mme et de lautre o il sagit de respecter lautre, ce qui cache pour moi toujours la tentation de le tenir en respect. Oui nous sommes divers eh bien respectons cela, soyons chacun dans nos diffrences en tolrant lautre mais en lassumant. Il y a autre chose dans le culturel. La culture nest pas comme une religion qui respecte une autre religion sans y croire. La culture va toujours vers lAutre et sait quil y a du vrai et du soi dans la culture de lAutre. Cest l que le modle de la culture devient la fois moyen et fin de ce que nous cherchons cest--dire un vivre ensemble, une durabilit de la relation entre les hommes, fondamentalement fonde sur cette ide que je ne peux exister que parce lautre existe et que toutes les singularits que je peux afficher nont de sens que parce quil y a en face quelquun qui na pas la mme singularit et qui peut donc la comparer mais aussi entrer quelque part dans ma singularit culturelle pour la fois manifester sa diffrence et en mme temps notre proximit.

    Diversit culturelle et dveloppement durable : lexemple de la culture amrindienne Cest en ce sens que les discours sur la diversit culturelle et le dveloppement durable sont profondment relis. Car chaque fois quon se demande pourquoi nous voulons un dveloppement durable, nous devons tre conscients que pendant trois sicles lEurope a t dans le monde avec tout sauf la culture. Lide de progrs est dangereuse car elle ne correspond pas cette image, qui a t longtemps celle de lOccident, de marches que nous montons de plus en plus pour arriver l-haut ! Elle rejoint la question de lespace et du temps dont parlait prcdemment Myriam Revault dAllonnes. On a trop longtemps cru que ctait une affaire purement temporelle, que plus on avancerait mieux cela serait ; on a oubli que ctait avant tout une question despace ! Lvi Strauss prend lexemple fondamental de lAmrique la grande oublie, quasiment gnocide aprs linvasion par lEurope.

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    Il dit quel point ce que nous sommes aujourdhui vient essentiellement des amrindiens. Laccumulation de savoirs un moment donn, de savoirs religieux, astronomiques, botaniques, culinaires, etc. qui a donn ces civilisations dAmrique il y a plus de 50000 ans a t un moment fondamental dans lhistoire du monde. LEurope est venue il y a peu de temps, il y a quatre sicles, elle a dtruit ce monde mais en en prenant lessentiel, en apportant en Europe la base de la nourriture europenne, la pomme de terre, ou en Afrique les crales etc. Et pourtant quelque chose a t oubli : la culture ! La culture de lAsie, de lAfrique, de lAmrique. Tout ce qui a t pris dans ces continents a t en effet une source denrichissement du monde, une mondialisation extraordinaire, mais avec un dficit de culture : on ntait pas dans la diversit et lchange, mais dans le don de ce que lEurope considrait comme valable sur le plan culturel la culture europenne et quelle a port aux autres sans quil y ait un change vritable. Mme si la ralit dialectique de lhistoire du monde montre quen ralit il y a eu change, le discours officiel la dni et fait apparatre le reste du monde comme victime de la colonisation europenne. Il y a eu dficit de diversit, non pas dans ce que lEurope a acquis du reste du monde, mais au niveau de la dimension culturelle, qui lgitime la manire dont chacun utilise les choses. LEurope sest contente de prendre lAmrique tout ce qui pouvait lenrichir sans se rendre compte du contexte, de la socit, de la conception du monde dans lesquels cela sinscrivait. Cela a constitu une des grandes douleurs du monde et un des grands dficits qui ont pu amener au 20e sicle la possible destruction du monde partir de certaines idologies europennes.

    La diversit culturelle : une diversit des points de vue Quand on parle rellement de diversit et quil ne sagit pas simplement dune sorte de gadget gentillet pour essayer douvrir un peu plus, peut-tre parfois de manire folklorique, des choses venues dailleurs, ce qui serait l encore un enrichissement du mme par lautre, on parle ncessairement dune conscience diffrente, qui doit aboutir un dcentrement de lEurope, un dcentrement de notre ducation, cest--dire penser non pas seulement par rapport ce point dorigine qui est ce point europen, mais ce qui se passe du point de vue de lAsie, de lAfrique, de lAmrique ; et cela change nos conceptions et nous enrichit car ces continents ont eu dautres conceptions du dcentrement, du dveloppement, du progrs ; ils ont eu dautres visions du rapport de lhomme et de la nature, de lhomme et de la culture. Si on a avanc au 20e sicle, cest quon a compris un certain nombre de choses, en particulier au point de vue politique je pense lanthropologie, Pierre Clastres, auteur de La socit contre ltat, la manire dont les socits rgissent le rapport ltat et au pouvoir, en essayant de ne pas rendre excessive la place du matre, dans la famille, dans ltat, dans la socit et mme dans la religion. Et lcoute de lAutre, de lAsie par exemple, sont des choses fondatrices et fondamentales pour essayer de rflchir ensemble car nous sommes tous dans ce bateau de la Terre quelque chose qui permettrait en effet de faire avancer larche de No commune face au dluge possible. Parce quon le lui a demand, parce quon a mis la science au service de ce discours-l, est dsormais en rupture avec cela ; elle est du ct des questionnements, du bricolage comme dit Claude Lvi-Strauss, de la rflexion sur quelque chose qui nest pas dans un droit chemin. De Descartes Deleuze, on peut voir que la forteresse cartsienne clate en mille plateaux . Cest peut-tre une chance pour nous, dans les volutions que nous souhaitons voir arriver et qui peut-tre rejoignent ce que les hommes ont toujours su prserver travers une pratique fondamentale : lart, la pratique artistique. Lart na jamais t de ce ct-l, quelles quaient t du ct du Pouvoir les volonts de la circonscrire. Et peut-tre cette conjonction entre ce que dit la science le plus profondment aujourdhui et ce que disent les artistes est-elle une des chances, une de des cohrences que nous pouvons retrouver pour une nouvelle vision, par exemple de lducation.

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    Langueetlittrature:destestamentspourunhritageLa langue franaise, instrument du pouvoir Trop souvent, y compris dans notre systme ducatif, dans la conception mme du monde, dans ce quon appelle linvention de la France, on a considr la langue franaise comme tant le signe de lidentit collective au nom de la lutte pour lgalit des citoyens la source de la rvolution, on a impos lensemble des franais en imposant le monolinguisme absolu dans lhexagone, en faisant taire les langues rgionales pour ne donner la parole qu la manire de parler fixe par ltat, en par-ticulier lcole. La ralit, et cest cela aussi la diversit, consisterait pour nous relire cette histoire de la langue et voir comment la langue franaise a t une langue de pouvoir et de culture avant dtre la langue de lhexagone, qui na russi tre parle par lensemble dun peuple que par laction de lcole de la rpublique la toute fin du XIXe sicle...

    La langue franaise, expression mondiale didentits plurielles Or la dimension internationale de la langue sest faite grce la colonisation, conjointement avec lapprentissage de la langue par les petits franais et, pour les peuples coloniss, avec les mmes livres, les mmes anctres gaulois, la mme grammaire. Limposition quasi universelle en Asie, aux Antilles, en Afrique, en Amrique et en France de cette langue de matrise, de la loi du matre, de lcole, a donn en mme temps cette langue la chance dchapper une fois de plus la seule volont du pou-voir de lhexagone et devienne miraculeusement comme dit Aim Csaire, comme butin de guerre selon Kateb Yacine, une langue dexpression mondiale des identits de la francophonie, de la pluralit de la francophonie, de la diversit culturelle et littraire, et qui fait quon peut exprimer une me qubcoise, une me asiatique, antillaise, africaine dans une langue dont le programme politique colonial avait t quelle suffirait subjuguer le monde entier et qui nous claire aujourdhui. Cest une sorte de rvolution copernicienne que, de la dpossession du pouvoir de la langue franaise naisse lavenir mme de cette langue dans lhexagone ; et que lcole ouvre la langue la littrature qui triche avec la langue, nous permet daller au-del de la loi de la langue. On peut utiliser la loi de la grammaire et de la langue pour faire passer le discours dominant et subjuguer ; mais quelque part il y a toujours chec parce que lhumain, avec son motion, ses dsirs, sa volont de libert, sa soif davenir, triche, dtourne et, partir de l, fait que tout ce qui est culturel devient un outil ddification et de libration.

    Cest en ce sens que, profondment, la diversit ne peut tre que culture, sinon, elle nest au mieux que reconnaissance des diffrentes oppositions avec de la tolrance comme plus petit commun multiple. Or en ralit cela va plus loin : elle est intrusion en lAutre avec respect de lAutre car dans lAutre je reconnais le proche et lAutre reconnat son proche en moi. La culture devient le but mais aussi le moyen. Cest en ce sens que dans le domaine ducatif elle est fondamentale

    Conclusion ducationladiversitculturelleEt ce que je trouve passionnant, cest que la science quon a souvent oppose cette dimension parce quon dit que la science cest le rationnel et la vrit , la culture cest lmotif, limaginaire, ce qui ne sapprend pas et est dangereux. Aujourdhui, on peut avoir cette conjonction avec des consquences sur la question des programmes, sur le lien sciences-arts et sur louverture des programmes une diversit bien conue, cest--dire non pas seulement un rappel exotique de lexistence des autres mais une confusion, avec tout ce que cela peut avoir de bricolage, dessais, de tentatives et surtout sans tre sr de soi ; avec ce

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    doute qui est notre chance de donner une part la fois notre force et notre fragilit. Contre les pouvoirs particuliers : la vraie puissance de notre commune humanit.

    La culture va toujours vers lAutre et sait quil y a du vrai et du soi dans la culture de lAutre. Cest l que le modle de la culture devient la fois moyen et fin de ce que nous cherchons cest--dire un vivre ensemble.

    Contre les pouvoirs particuliers : la vraie puissance de notre commune humanit.

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    Introduction LesmotspourledireJe voudrais enchaner sur des mots prononcs par Daniel Maximin, les mots de d-centrement et de rvolution copernicienne . Cette dernire nous a faits sortir du gocentrisme, qui est aussi un anthropocentrisme, pour nous faire entrer dans un uni-vers infini, comme la crit Alexandre Koyr la fin des annes 50 dans son ouvrage Du monde clos lunivers infini.

    La disjonction nature/cultureLuniversetlemonde,deuxconcepts.Cette rvolution a introduit une divergence, propre la modernit, entre le monde et lunivers. Un monde est quelque chose qui suppose mon existence, notre existence, cest centr, concret, phnomnal, alors que lunivers qua introduit la science moderne est dcentr, abstrait, physique. Il y a une disjonction fondamentale et propre la mo-dernit entre le monde et lunivers. Permis par cette disjonction, le dveloppement de la science pendant ces quatre sicles nous a convaincus que la ralit, ctait celle, universelle, de lobjet, qui est abstraite de notre existence. On a commenc en douter au XXe sicle et il est alors devenu vident quon ne pouvait plus rduire la ralit humaine cette abstraction. La science doit abstraire. Or il est apparu, avec la phnomnologie en particulier, une nouvelle manire de parler du monde et de retrouver la Terre sous un autre sens, non plus comme un corps qui se promne dans des espaces infinis, mais comme le sol de notre existence. Pour rsumer, il y a ce qua proclam en 1934 Husserl la terre ne se meut pas , quil opposait au mot fameux de Galile la terre, et pourtant elle se meut . Il faut exister entre ces deux vrits inconciliables. Or on est incapable, du point de vue moderne, de dpasser cette alternative.

    Environnementoumondeenvironnant? Il ne faut surtout pas ne voir l que lopposition entre le subjectif et lobjectif. Que le vivant suppose un monde, pas seule-ment lunivers, est une ralit objective et prouve scientifiquement. Elle la t par les tudes de Jacob Von Uexkll (lun des pionniers de lthologie), qui a introduit dans les annes 20 une distinction, ensuite reprise et dveloppe par la philosophie, entre ce quil appelait Umwelt (1921), le monde environnant , et Umgebung, le donn environnemental . LUmgebung correspond ce quon appelle en gnral lenvironnement, et qui est un donn objectif ou plutt objectal (constitu seule-

    Augustin Berque

    Gographe et orientalis-te, Augustin Berque est directeur dtudes lcole des Hautes tu-des en Sciences Sociales. Il a publi de nombreux ouvrages sur le rapport des soci-ts humaines lenvironnement, parmi lesquels Son principal ouvrage thorique est coumne -Introductionltudedesmilieuxhumains(Paris, Belin, 2000). LeSauvageetlartifice,LesJaponaisdevant la nature (Paris, Galli-mard, 1986, 1997). paratre : LaPensepaysagre. (Paris, Archibooks).

    retrouver le fil de la nature la cultureAugustinBerque

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    ment dobjets), tel que peut lobserver le scientifique. Mais cela ne signifie pas que lUmwelt serait subjective. Un exemple concret : les ultraviolets existent physiquement. Or lil humain ne les peroit pas, donc lultraviolet nexiste pas dans le monde humain, sinon par le dtour de la science. Prenez une autre espce animale : la piride (papillon du chou) voit lul-traviolet, qui existe donc dans son monde, mais pas dans le ntre. Il ne sagit ni dans lun ni dans lautre cas de subjectivit, mais dune ralit physiologique objective.

    Quest-ce-quelemonde? Que fait la modernit avec tout cela ? Avec le dualisme, nous avons pris lhabitude de considrer que dun ct il y avait les illusions de la subjectivit et de lautre les vrits scientifiques, le Rel. Et pour atteindre le Rel, il faut rduire lexistence humaine en termes biologiques, et rduire le biologique en termes physicochimiques. Ce mcanicisme a t contest radica-lement entre autres par la phnomnologie. partir entre autres des travaux dUexkll, Heidegger a dvelopp une ontologie qui est trs largement une ontologie du monde, de la mondanit. Il a parl par exemple de ltre humain comme formateur de monde (weltbildend), distingu de lanimal qui serait pauvre en monde (weltarm), distingu de la pierre qui serait dpourvue de monde, sans monde (weltlos).

    Logiques de fonctionnementFonctionnementdesmondeshumains Autre grand penseur de la mondanit, plus radical que Heidegger, Nishida Kitar (1870-1945) a introduit lide que le monde obirait une logique du prdicat en tant quoppose la logique du sujet qui a gouvern la tradition europenne, et qui fonde en particulier la rationalit scientifique. La logique du sujet est celle quon illustre par le syllogisme : Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. Il y a identit du sujet car vous posez dabord un grand sujet tous les hommes lintrieur duquel est ensuite pos un petit sujet (lindividu Socrate). Une logique du prdicat, ou de lidentit du prdicat, ne fonctionne pas ainsi. Prenons lexemple des surfeurs : Tous les surfeurs ont une planche. Or jai une planche, donc je suis surfeur. Cela ne tient pas debout logiquement, cest une logique du prdicat o il y a identit du prdicat (le prdicat est avoir une planche ). Mais les mondes humains fonctionnent largement ainsi. Cela explique un trs grand nombre de comportements humains comme la mode, limitation, lautorit, la panique, etc., donc de loin en loin cela explique la logique fondamentale de la mondanit.

    ScienceetmatriseduRel. La science veut sortir de la mondanit. Cest ce que Heidegger appelait la dmondanisation, labstraction, un mouvement ncessaire pour que nous atteignions le Rel. Pour illustrer cela en termes gographiques, le monde (on a pos avec Nishida que le monde est un prdicat) est un ensemble qui peut se rsumer quatre grandes catgories : des ressources, des contrain-tes, des risques, des agrments. Or cela repose sur des jugements humains. Prenez lexemple du ptrole : ce nest pas en soi une ressource, cela le devient partir du moment o lon invente le moteur explosion ; alors le ptrole devient une ressource parce quil est prdiqu en tant que ressource. Il en va de mme de toutes les ralits mondaines, humaines. Il faut vi-demment ici entendre prdicat et prdiquer dans un sens trs large, qui dpasse lacception logique et grammaticale. Jappelle ici prdication lopration de saisir en tant que saisir par les sens, par la pense, par les mots, par laction. Saisir par les sens : je reviens aux ultraviolets. Sans moyen sensoriels de les saisir, cela nexiste pas. Dans le monde de la piride, les

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    UV vont de soi. Dans le ntre, il a fallu le dveloppement de la science moderne pour quon les dcouvre. Cela montre que la ralit nest pas dans la nature des choses ; elle procde dune prdication. Cette prdication est le dveloppement dun monde humain. Mais en revanche il ne faudrait pas croire, comme nous y a habitus la vulgate moderne avec son dualisme, que le monde humain est arbitraire. Il nest pas arbitraire de dire que le ptrole est une ressource ; cest la ralit, mais cest contingent, cest--dire que cela pourrait tre autrement. Physiquement et concrtement, cest bien une ressource ; mais cela suppose une histoire humaine.

    Natureetculture:unemmelogiquedudploiementdeltre.Je voudrais maintenant mettre en relief le fait que cette logique du prdicat qui fait se dployer un monde est dj dans la nature. Cest lespce humaine, en tant quespce animale, qui na pas la capacit de saisir lultraviolet. Quant au rouge, en termes physiques, cest une longueur donde lectromagntique denviron 700 nm (nanomtres), que lil humain peroit comme rouge. La vache voit autre chose, car lil des bovins ne peroit pas le rouge. Ce qui veut dire que notre espce, au niveau physiologique, prdique ces donnes physiques en tant que couleur rouge ; ce nest pas culturel mais naturel, propre au monde de lespce humaine. L nous sommes au niveau de la biosphre. Maintenant poursuivons la mme logique prdicative qui fonde les mondes vivants, tous diffrents et spcifiques une espce, en introduisant les dimensions techniques et symboliques propres ce qui est devenu Homo sapiens au fil de centaines de milliers dannes. Avec la dimension technosymbolique apparat ce que Leroi-Gourhan a appel le corps social, qui est propre ltre humain. Ce corps social, constitu de nos systmes techniques et symboliques, est collectif et extrieur notre corps animal individuel. Cest notre monde. partir de l, le donn universel quest pour le monde humain la prdication de la longueur donde 700 nm en tant que rouge va fonder une srie dautres prdications qui sont dordre culturel. Pour telle ou telle culture, le rouge sera ceci ou cela : ainsi dans le monde chinois le rouge est la couleur de limmortalit, en Espagne cest la couleur de la muleta (cense tort exciter le taureau), etc.

    Unelogiquedeladiversitetdusens. Ces prdications ne sont pas arbitraires, elles sont contingentes ; cest--dire que cela pourrait tre autrement, mais que cest ainsi cause dune histoire et dun milieu. Arbitraire signifierait nimporte quoi, hasardeux. Mais le dualisme moderne ne peut pas tenir compte des contingences, de la logique de lhistoire et du milieu ; il veut tout rduire en termes de hasard ou de ncessit . Or lvolution, si lon raisonne en termes de monde, ne se rduit pas cela : elle est dtermine par des relations dans lespace et dans le temps qui font quelle a un sens. Il y a du sens voir les UV dans le monde de la piride du chou, cela permet de se nourrir et de vivre. De mme au niveau humain : le rouge a un sens. Cest une ralit de plein titre et non une illusion, mais elle nest pas rductible au Rel car effectivement cest un dploiement contingent. Plusieurs possibilits appa-raissent et se ralisent au cours de lvolution, chaque espce dploie son monde partir de son identit physique, a fortiori au niveau humain de lcoumne : dautres mondes se dploient partir dune mme base, qui est le monde propre lespce hu-maine. On peut comparer ce dploiement un arbre avec son tronc (le soubassement universel quest la plante), ses branches (les mondes propres aux diverses espces de la biosphre), et le feuillage dune branche particulire qui serait lespce humaine, chacune des feuilles tant une culture. Dans tout cela circule un sens profond, comme une sve. Il est drisoire de penser que le sens ne rsulterait que dun arrangement de signes, que lesprit humain projetterait arbitrairement sur les choses.

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    Conclusion LefilretrouvdelanaturelacultureCe que prtend le mcanicisme moderne, cest tout rduire au tronc. Or les feuilles sont aussi relles que le tronc. Les mon-des animaux et les mondes humains sont tout aussi rels. Cest bien la ralit qui slabore en termes dhistoire au niveau de lhumain, tout comme cest bien la ralit qui slabore en termes dvolution au niveau du vivant. Cest cela qui explique quil y ait des mondes, et non le mme droulement mcanique, litration ternelle des mmes processus physiques. Il y a dploiement. On rejoint l la philosophie de Heidegger ; mais je voulais insister sur le fait que sil y a dploiement, il ny a pas coupure entre lhumain et le naturel, entre la culture et la nature. Il y a une mme logique du dploiement de ltre, qui est luvre dj dans la nature, et qui dans la culture saccentue pour se dployer encore davantage.

    ()il ny a pas coupure entre lhumain et le naturel, entre la culture et la nature. Il y a une mme logique du dploiement de ltre, qui est luvre dj dans la nature, et qui dans la culture saccentue pour se d-ployer encore davantage.

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    Introduction PouruneapprochehumanisteJe ne proposerai pas une approche scientiste. Je remplace Yves Coppens qui na pas pu venir. Mais contrairement lui je ne suis pas acadmicien et surtout je nprouve pas une admiration bate pour les choses de la science. Alors, lAcadmie des sciences me considre comme un obscurantiste. Est-ce que mon approche sera scientifique ? Ce sera plutt lapproche humaniste dun critique de sciences. Je revendique ce titre depuis quelques annes. Cela peut heurter certains de mes collgues, mais il y a bien des critiques dart, pourquoi pas des critiques de science ? Cela ne veut pas dire quon jette tout aux orties mais quon sautorise porter un jugement critique sur les faits de la science.

    Si lon parle de dveloppement durable, le constat est connu : gaspillage des ressour-ces, pollutions, dforestation, disparition des espces et cetera, font que vraisembla-blement dans quelques dizaines dannes la plante pourrait devenir inhabitable, ou habitable de faon compltement diffrente. La question nest pas nouvelle, le Club de Rome la pose ds 1968 (avec le rapport Halte la croissance de 1972) puis de nombreux autres colloques et sminaires jusquau sommet de la Terre de Johannes-bourg en 2002, o notre ex Prsident a dclar la maison brle et nous regardons ailleurs ; effectivement il a regard ailleurs.

    Le dveloppement durable est un projet largement partag dans la socit, par tous les partis politiques, et il vient daccder un super ministre. Le d-veloppement durable aurait t une bonne ide, il y a un sicle, avant que la science ne soit dvore par la technologie et ne devienne la technoscience, avant que le libralisme conomique ne triomphe et que la Bourse ne se trou-ve tre, finalement, linstitution qui administre aujourdhui tous les dbats.

    Contours et limites du dveloppement durable

    Que peut-on peut faire aujourdhui dans le dveloppement durable ? La dmesure du dveloppement et de ses dgts oblige dabord se prparer au pire. On observe une dtrioration de toutes les fonctions utiles lhomme, la diversit

    Jacques Testart

    Biologiste, auteur de la premire f-condation in vitro en France, ex pr-sident de la Com-mission franaise du Dveloppement Durable.

    Bibliographie succincte :Le vlo, le mur et le citoyen : que reste-t-il de la science ?, ditions Belin, 2006 Rflexions pour un monde vivable, di-tions des Mille et une nuits, 2003Le vivant manipul, ditions Sand, 2003 Au bazar du vivant : biologie, mde-cine, biothique sous la coupe librale, ditions du Seuil, 2001Lenfant de labsente, ditions du Seuil, 1999Des hommes probables : de la procra-tion alatoire la reproduction norma-tive, ditions du Seuil, 1999 Pour une thique plantaire, ditions des Mille et une nuits, 1997Le Temps de la responsabilit : entre-tiens sur lthique, ditions Fayard, 1990Simon lembaumeur : ou la Solitude du magicien, ditions Gallimard, 1989De lprouvette au bb spectacle, ditions Complexe, 1984

    la notion de dveloppement durableJacquesTestart

    Mondialisationetdveloppementdurable

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    biologique, les systmes naturels, les changements climatiques remarquez que sur ce sujet on fait des valuations chaque anne plus inquitantes que lanne prcdente, la fin des nergies pas chres (le ptrole), et ladoption de solutions utopiques ou dangereuses (le nuclaire, les OGM,).Depuis le Club de Rome, on sait que la croissance conomique ne peut pas tre sans fin dans un monde fini. Or Chirac a souvent voqu le dveloppement durable comme tant la croissance durable . Du temps o jtais prsident de la Commission franaise du dveloppement durable(CFDD), on a essay dexpliquer que le dveloppement durable ntait pas seulement du dveloppement, de llargir la notion dpanouissement, la culture, dont on avait propos quelle soit le quatrime pilier. Depuis une dizaine dannes, au cours de nombreux dbats, beaucoup staient demand si le dveloppement devait tre durable ou soutenable, car en anglais on dit sustenable. Cela est absurde, cest le mot dveloppement qui est en cause, pas le mot durable. Javais propos, au moment de dmissionner de la CFDD (2002), de remplacer dveloppement durable par panouissement quilibr panouissement qui contient les ides de plaisir, de culture, de rapports entre les gens, et quilibr car nous navons pas tous les mmes envies ni les mmes besoins : dans le Sud, les gens ont vraiment besoin de croissance, dun panouissement matriel dont nous navons plus besoin, nous qui sommes dans lexcs. Mais lexpression na pas t retenue.

    Le dveloppement durable : un soin palliatif pour la maladie terminale de la croissance.

    Que fait le dveloppement durable avec cette situation dramatique ? Il propose un peu de frugalit et des utopies technologiques : on trouvera des solutions ! Cette ide que lhomme a toujours trouv des solutions trane dans la socit et surtout chez les responsables scientifiques (comme Claude Allgre) qui se rfrent lhistoire passe. Or il faut dire quaujourdhui la situation est indite ; jamais on navait mis dans un tel tat la nature. Cette croyance des solutions que lhomme trouverait chaque problme correspond un peu ce que Freud appelait la blessure narcissique : lhomme ne peut pas supporter de ne pas avoir de rponse ce quil cre car il est un surhomme capable de tout dtruire et de tout redresser. Je ne crois pas quon soit capable de tout cela ; je crois quil y a des limites. Prenons lexemple des dchets nuclaires quon enterre en attendant de trouver, plus tard, une solution dfinitive. Cest pour le moins audacieux face des dchets qui resteront radioactifs pendant des centaines de milliers dannes. Lindustrie profitera de la situation cre par des solutions techniques coteuses dans tous les domaines : beaucoup dindustriels voient l de nouveaux moyens de crer de la croissance conomique. Remarquons dailleurs quici une seule personne va vraiment parler de dveloppement durable : cest Philippe Madec, architecte, et ce nest pas un hasard. Car larchitecture est la seule discipline qui me paraisse srieuse dans le dveloppement durable. Cest un domaine favorable, qui a les technologies adaptes. Avec le btiment cologique, souvrent de nouveaux marchs qui vont permettre de dvelopper des emplois ; cela va marcher, cela peut tre efficace. Toutes les autres voies du dveloppement durable proposent des solutions qui ne font que dplacer le sujet. La voiture cologique reste un vhicule polluant.

    On en arrive parfois, dans cette mythologie des solutions que lhomme peut apporter, des situations drisoires. Ainsi, les australiens sont en train dinstaller des parasols pour protger leur barrire de corail du soleil ; cest loin dtre une solution davant-garde et il reste en vrifier lefficacit. De mme les autrichiens installent-ils tous les ans un manteau de 9000 m2 pour protger les glaciers du soleil afin quils fondent un peu moins vite. La situation est trop grave pour quon en reste des solutions gadgets qui ne font que dplacer le problme sans le rsoudre.

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    Quelle matrise pour le progrs ?

    Les deux mots cls sont matrise et progrs . Les dveloppements technologiques, abondants, influencent beaucoup nos modes de vie et les influenceront de plus en plus : le nuclaire, les OGM, les nanotechnologies. Or il ny a pas de matrise de ces techniques. On abuse le monde avec le mot de progrs. Les nanotechnologies par exemple napportent pas forcment du progrs cest--dire le mieux vivre, le bonheur. Mais surtout nous nen avons pas la matrise. Cest inquitant.

    Pour rsumer le dveloppement durable de faon caricaturale, je pense comme quelques autres que cest un soin palliatif pour la maladie terminale de la croissance. Ainsi, quand on parle de biocarburants, cela signifie-t-il quils sont biologiques ? Non, ils sont issus dune agriculture polluante mas, colza, betterave, canne sucre avec beaucoup dinsecticides, de pesticides, ils ncessiteront demployer des plantes gntiquement modifies(PGM), ils ont besoin de terres que nous allons rquisitionner l o il reste des surfaces cultivables disponibles, cest--dire surtout dans le tiers-monde, qui sera encore plus exploit : 80% des terres cultives dans le monde le sont pour nourrir les animaux, essentiellement de lhmisphre nord. Entendez cela : on est face un projet de rquisition des terres cultivables du monde (surtout du Sud) pour nourrir nos vaches et nos bagnoles ! Les canadiens ont abandonn ce mot de biocarburant pour celui de carboculture (avec le mas). Cest plus juste ; mais le prix du mas a augment de 50% et encore cela ne suffit pas par rapport aux cots, il faut laide de ltat ! Ces fameux biocarburants qui ne sont pas bio vont fonctionner coup de subventions. Une nouvelle occasion de subventionner lagriculture qui montre quon a de largent quelque part ! Il serait plus efficace de mettre cet argent dans des nergies renouvelables...

    Dveloppement durable et politique.

    Pendant la rcente campagne lectorale, les leaders politiques ont d rpondre des questions concrtes sur le dveloppement durable. la question : quallez-vous faire avec les autoroutes et la pollution ? le candidat Sarkozy a rpondu en dfendant le droit fondamental des franais la mobilit . Un ou deux exemples : Bordeaux un norme projet autoroutier encourage le transport en camions. Le tribunal administratif de Bordeaux annule cette dcision. Aussitt le prfet contre-attaque. Cela se passe toujours ainsi ( voir les cultures de PGM). Le