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Jean-Baptiste Santamaria Champ Vallon ÉPOQUES Gouverner par le secret France, Bourgogne XIII e -XV e siècle Le secret du prince

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Jean-Baptiste Santamaria

Champ VallonÉ p o q u e s

Gouverner par le secretFrance, Bourgogne xiiie-xve siècle

Le secretdu prince

Le secret du princeExplorer la part secrète du pouvoir princier, c’est rencontrer nombre de figures célèbres en des situations parfois scabreuses, souvent rocambolesques. Qu’il s’agisse de Saint Louis utilisant un escalier caché pour retrouver son épouse à l’insu de sa mère Blanche de Castille, ou des leçons d’escrime destinées à inculquer quelques bottes secrètes au duc de Bourgogne Philippe le Bon, les princes se méfient en permanence de leur entourage au moins autant que de leurs ennemis. Bénéficiant d’une relation particulière avec Dieu – qui sait à l’occasion leur envoyer quelques messages secrets par la voix d’une bergère ou d’un ermite –, ils n’entendent rendre compte à personne de leurs agissements, exigeant que leurs proches ne révèlent rien de leurs faiblesses ni de leurs plans.Loin d’être anecdotique, cette pratique du secret s’enracine dans un temps qui associe savoir, sacré et secret et constitue un moyen de répondre aux défis d’une époque en pleine mutation : le développement de l’écrit entraîne celui des correspondances secrètes ; la naissance de l’impôt permanent conduit le prince à mentir sur l’état du budget ; la publicité nouvelle d’une vie de cour rassemblant des centaines d’individus autour de la famille princière exige des chambres de retrait.Par le secret, les princes entendent à la fois défendre leur honneur et garantir les moyens de leur puissance. La pratique concrète du pouvoir rejoint un imaginaire médiéval qu’on pourrait croire folklorique mais se révèle parfois ancré dans la réalité : certains princes font enterrer des trésors destinés à financer leurs guerres, au risque de les perdre ; Louis XI réclame de ses correspondants de brûler ses lettres après lecture. Rois et ducs de Bourgogne se doivent en somme de devenir experts dans l’art du secret, pour rester maîtres des frontières entre le public et le privé : c’est l’une des leçons politiques de cet automne du Moyen Âge.

Jean-Baptiste Santamaria est maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Lille et membre du laboratoire IRHIS. Normalien, agrégé d’histoire, il travaille sur l’exercice du pouvoir princier à la fin du Moyen Âge. Il a publié le Petit livre des rois France (First, 2006) et La Chambre des comptes de Lille (1386-1419) (Brepols, 2012).

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ISBN : 979-10-267-0660-1

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époquesest une collection

dirigée parjoël cornette

Illustration de couverture :Arthur recevant un messager de la Dame des Marches des Îles (v. 1494)

(Paris, Bibl. Mazarine ; inc. 1286, f. 078)© 2018, champ vallon, 01350 Ceyzérieu

www.champ-vallon.comisbn 979-10-267-0660-1

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le secret du prince

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du même auteur

Le petit livre des rois de France, First, 2006.

La Chambre des comptes de Lille. Essor, organisation et fonctionnement d’une institution princière (1386-1419), Turnhout, Brepols, 2012.

Le présent ouvrage est publié avec le soutien de l’IRHiS–UMR 8529

Axe Innovations

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Jean-Baptiste Santamaria

LE SECREt dU PRInCEgoUvERnER PAR LE SECREt

FRAnCE-BoURgognE XIIIe-Xve SIèCLE

Champ Vallon

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« La notion de Mystères d’État, en tant que concept absolutiste, est d’origine médiévale. C’est le rejeton tardif de ce mélange spiri-tuel-séculier, qui en raison des interrelations infinies entre Église et État, se rencontre à tous les siècles du Moyen Âge ».

Ernst Kantorowicz, « Mystères de l’État. un concept absolu-tiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) », Mourir pour la patrie, Paris, 1984, p. 93-125.

« Mais ce sont secrets du conseil estroit du roy eternel, qui tout ce qui est, et qui se fait, modère a son franc arbitre et bon plaisir. Lesquels vaut mieux taire et les adorer en silence, comme est dit (Tob. XII) : c’est bien fait de receler le secret du roy ».

François rabelais, Almanach pour l’an 1533.

Souvent rattaché à l’émergence du concept de raison d’État dans le sillage de Machiavel, le secret occupe une place essentielle dans la pratique politique des principautés médiévales dont on sait désor-mais qu’elles ont assez largement vu naître les piliers administratifs et intellectuels de l’État moderne. Les travaux sur l’histoire politique et administrative ainsi que sur les cours princières ont permis de renouveler profondément notre vision du pouvoir dans le cadre de la monarchie française et des principautés multiples qui l’entourent, notamment de l’État bourguignon et des apanages. Cependant, la dimension visible et assumée de l’action a été souvent privilégiée, étant associée à l’émergence d’une véritable opinion publique s’incar-nant notamment dans les états généraux naissants.

Dans un article pionnier intitulé Mysteries of the State1, Ernst Kan-torowicz entendait réévaluer l’origine médiévale de ce concept qu’il

1. Kantorowicz, Ernst, « Mysteries of State : An Absolutist Concept and its Late Mediaeval origins », the Harvard theological review, 48, 1953, p. 65-91.

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rattachait à l’absolutisme. Ce faisant l’historien cherchait à retrouver au Moyen Âge le lien unissant l’époque moderne et les Arcana impe-rii de Tacite. Mais ces mysteries étaient moins à ses yeux l’expression d’un secret que d’une mystique du pouvoir, puisant dans la pensée théologique et le droit canon les bases d’une mythologie d’État. Cette logique dont on a pu observer le caractère fécond risquait de réduire l’usage et la légitimité du secret à une forme de mysticisme peu sen-sible aux enjeux pratiques du gouvernement. En posant la question du rapport entre mystère divin et nature du pouvoir royal, Kanto-rowicz semblait donc à la fois ouvrir et fermer la voie à une étude du secret médiéval, d’autant que l’accent mis sur la dimension mystique et absolue du pouvoir l’amenait à trouver un champ d’application essentiellement moderne.

La référence au secret du roi formulée par rabelais aux temps de François Ier nous ouvre un chemin inverse. Elle détourne une cita-tion de la Bible, « Il est bon de cacher le secret du roi, mais il est honorable de révéler et publier les Œuvres de Dieu » (Tobie, 12 : 6), et utilise les pratiques de gouvernement de son temps comme com-parant des secrets divins, estimant les premières assez connues pour fournir une image explicitant notre rapport à la Providence. rabelais reconnaît ainsi implicitement le secret comme un mode normal du gouvernement et rappelle que la connaissance de la Providence ou du Conseil royal n’est ni possible, ni surtout souhaitable : « Il est bon de receler le secret du roy ». Voilà qui réaffirmait ce lien consubstantiel du pouvoir au secret.

En un âge où certains prophétisent la « mise à mort du secret » et l’avènement d’une société « transparente » plus démocra-tique, il est de bon ton de dénoncer l’archaïsme de la culture du secret. De l’opacité des multinationales ou des services de rensei-gnement au secret des comptes bancaires en passant par les dis-crètes négociations commerciales internationales, la dénonciation des méthodes obscures voire occultes des dirigeants semble un archaïsme contesté par une figure elle-même nouvelle, celle du lan-ceur d’alertes, héros de la société ouverte. À l’inverse la défense de la vie privée, du secret des communications par le biais de messa-geries cryptées, est présentée comme l’aboutissement des progrès des droits de l’homme, sous la forme d’un droit au secret. Plus que jamais, le savoir est associé négativement au pouvoir, et celui des puissances doit s’effacer devant celui des individus. S’organise une

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opposition binaire entre passé fermé et avenir ouvert, le premier étant voué à disparaître. Dans ce conflit artificiel opposant présent et passé, lumière et obscurité, le Moyen Âge peut facilement être réduit à une caricature de société d’Ancien régime dans laquelle le secret devient la marque de l’absolutisme. C’est aussi de cette dua-lité réductrice qu’il faut nous déprendre : du côté contemporain, on sait que le monde a simplement redéfini les usages et la légitimité du secret, déplaçant les sphères de son application1. La pratique d’un pouvoir relevant de la « raison d’État » a pu ouvrir la voie des Lumières, d’une sécularisation de la politique, et d’une publicité du politique : sa raison est cachée, mais elle est intelligible par chacun. Le secret peut se transformer en son contraire2. À l’inverse, les confessions grandiloquentes d’un chef d’État avouant des opéra-tions d’assassinat ou tout son mépris pour certains de ses ministres lui sont sévèrement reprochées : on retrouve soudain les vertus du secret...

Le secret ne constitue pas un invariant ou un reliquat de l’histoire, un passé dépassé qui nous ramènerait aux cavernes paléolithiques voire platoniciennes. Société fermée et société ouverte coexistent et interagissent à l’intérieur même de chaque époque, aujourd’hui comme au temps de Jeanne d’Arc. Mais les conditions de cette inter-action changent. Le secret a une histoire parce que chaque époque a redéfini les rapports ambigus entre l’exercice ouvert et l’exercice caché des pouvoirs. Sur ce point, la pensée n’a pas attendu la moder-nité d’un Machiavel, époque à laquelle nombre de modernistes, dans le sillage de Michel Foucault, font remonter une véritable réflexion sur le secret d’État comme technique de gouvernement, tandis que le Moyen Âge aurait surtout pensé le secret sur le mode d’un « Mystère ineffable » ou de l’occulte, limité par on ne sait quelle tare congéni-tale3. un âge antérieur à Machiavel ne saurait penser avec finesse les principes de la raison d’État, en somme, alors même que le dévelop-pement des pouvoirs princiers est largement imputable aux derniers siècles du Moyen Âge4 et que la réflexion sur la nature du pouvoir et

1. Monier, Frédéric, « Le secret en politique, une histoire à écrire », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 58 (1), 2000, p. 3-8.

2. Pour un résumé des théories de reinhart Kosellek et Marcel Gauchet : Senellart, Michel, « Secret et publicité dans l’art gouvernemental des xviie et xviiie siècles », Quaderni, 52 (1), 2003, p. 43-54.

3. Cette idée est explicitée dans Senellart, Michel, Les arts de gouverner : du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 249-259.

4. Genet, Jean-Philippe (éd.), L’État moderne, genèse : bilans et perspectives, Paris, CnrS éd., 1990.

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ses modalités d’action fut particulièrement poussée1, notamment à partir du règne de Charles V2.

Paradoxalement, la question du secret n’a pas été globalement abordée en tant que telle par les historiens des pouvoirs princiers français, à la différence de l’Angleterre3 ou des villes d’Empire et de Suisse par exemple4. Il faut dire que la question semble peut-être légèrement anecdotique et risquerait de voir son historien qualifié de futile, face aux apports de l’étude institutionnelle ou sociologique des fondements de l’État, voire de défenseur de la théorie du complot ou de grand maître de l’explication ésotérique. Qui plus est, l’image négative d’un univers moyenageux empli de mystères fait peut-être fuir les défenseurs d’un Moyen Âge plus raisonné et lumineux, sinon moderne. reste qu’à dénigrer les secrets de l’histoire on évacue rapi-dement l’histoire des secrets. Car en cet automne du Moyen Âge, le secret fait mieux que résister, il se redéploie sans cesse : des traités exortant le prince à rester maître de ses secrets et établir autour de lui un cercle de confiance, jusqu’à la mise au point de multiples instru-ments pour cacher aux yeux des ennemis les correspondances diplo-matiques ou au peuple l’état des finances, les avatars en sont infinis.

Il nous faut donc rendre compte de l’omniprésence du thème dans nos sources et comprendre comment le secret s’enracine dans un espace français du bas Moyen Âge traversé par de multiples changements et contradictions, voyant émerger nombre de traits qui marquent le pays au moins jusqu’à la révolution, depuis la fondation d’insti-tutions judiciaires et financières centralisées jusqu’à l’établissement de l’impôt et de son corollaire, les états généraux, en passant par le déploiement d’une cour fastueuse. Autant de nouveautés partielles qui n’ont pas pour autant fait reculer le secret, au contraire. Certes, la publicité des affaires publiques, qui joue déjà un rôle important à l’époque féodale, acquiert une nouvelle dimension. Dans une société fondée sur la foi proclamée en Dieu, sur l’affirmation publique des liens de fidélité unissant ses vassaux ou ses villes au prince jusqu’au

1. Voir en particulier Kantorowicz, Ernst, « Mysteries of State », art. cit.2. Krynen, Jacques, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen âge : 1380-1440, Paris, Picard,

1981 ; Krynen, Jacques, L’empire du roi : idées et croyances politiques en France, xiiie-xve siècle, Paris, Gallimard, 1993.3. Elukin, Jonathan M, « The Public and the Secret in Government. Introductory remarks », Engel, Gisela,

rang, Brita, reichert, Klaus et al. (éd.), das geheimnis am Beginn der europäischen Moderne, Francfort sur Maine, Klostermann, 2002 ; Elukin, Jonathan M, « Keeping secrets in medieval and early modern English govern-ment », Engel, Gisela, rang, Brita, reichert, Klaus et al. (éd.), das geheimnis am Beginn der europäischen Moderne, Francfort sur Maine, Klostermann, 2002, p. 111-129.

4. Jucker, Michael, « Secrets and Politics : Theoretical and Methodological Aspects of Late Medieval Diplo-matic Communication », Micrologus : nature, Sciences and Medieval Societies, 14, 2006, p. 275-309.

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serment prêté lors du sacre ou de l’investiture, la parole publique constitue un élément essentiel des rapports politiques1. Ces tendances déjà présentes au Moyen Âge central, où le pouvoir est marqué par une forte culture orale où les paroles et les gestes publics dominent2, sont accrues par l’essor des cours, des états, des bureaucraties. Au regard des développements de l’historiographie française récente, le bas Moyen Âge pourrait même passer pour celui de l’avènement d’une vaste société politique : la période est en effet marquée par une culture de la communication, des assemblées délibératives, de la cir-culation des nouvelles3, des ordres, des rumeurs4. Elle est un moment où la parole, les cris envahissent l’espace sonore, où l’écrit se diffuse également plus que jamais selon une tendance apparue surtout au xiie et accrue au xiiie siècle dans les milieux laïcs, et qui n’est pas propre à la France d’ailleurs5 : bref les mots se déploient partout, et il pourrait sembler anodin de s’y intéresser au secret.

Et pourtant… Les recherches récentes sur la « face noire » du pou-voir, depuis le recours aux poisons6 jusqu’à la pratique des complots7, en passant par la manipulation des rumeurs8 ont montré que des pra-tiques plus ambiguës ont accompagné ces constructions politiques. Le secret ne saurait cependant être rattaché seulement à cette face obscure, car il est, nous le verrons, bien plus légitime. Il serait d’ail-leurs vain d’opposer les deux faces de la médaille : car au fur et à mesure que se développent les lieux de prise de parole, que les écrits emplissent les archives ou que les auteurs se muliplient pour rendre

1. Lett, Didier et offenstadt, nicolas, Haro ! noël ! oyé ! Pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, 2003 ; Lecuppre-Desjardin, Élodie, « “Et le prince respondit de par sa bouche”. Princely Speech Habits in Europe at the Time of Charles the Bold », Mystifying the Monarch. Studies on discourse, Power, and History, 2006, p. 55-64.

2. nieus, Jean-François, « Formes et fonctions des documents de gestion féodaux du xiie au xive siècle », Hermand, Xavier, nieus, Jean-François et renard, Étienne (éd.), décrire, inventorier, enregistrer entre Seine et Rhin au Moyen Âge, Paris, École des Chartes, 2012, p. 123-164.

3. renouard, Yves, « Information et transmission des nouvelles », L’histoire et ses méthodes, 2, Paris, 1961, p. 95-142 ; Boudreau, Claire, Fianu, Kouky, Gauvard, Claude et al., Information et société en occident à la fin du Moyen Âge, Paris, 2004 ; offenstadt, nicolas, Faire la paix au Moyen Âge : discours et gestes de paix pendant la guerre de Cent Ans, Paris, odile Jacob, 2007 ; Verdon, Jean, Information et désinformation au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2010.

4. Gauvard, Claude, « rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Age », Actes de la Société des historiens médié-vistes de l’enseignement supérieur public, 24 (1), 1993, p. 157-177 ; Billoré, Maïté et Soria, Myriam (éd.), La rumeur au Moyen Âge : du mépris à la manipulation, ve-xve siècle, rennes, Presses universitaires de rennes, 2011.

5. Clanchy, Michael T, From Memory to Written Record : England 1066-1307, Londres, Edward Arnold, 1979 ; Menant, François, « Les transformations de l’écrit documentaire entre xiie et xiiie siècles », Coquery, natacha, Menant, François et Weber, Florence (éd.), Écrire, compter, mesurer. vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, Editions de la rue d’ulm, 2006, p. 33-50.

6. Collard, Franck, Le crime de poison au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 2015.7. L’envers du décor. Espionnage, complot, trahison, vengeance. Publications du Centre Européen d’Études Bourgui-

gnonnes, 2008.8. Lecuppre, Gilles et Lecuppre-Desjardin, Élodie, « La rumeur : un instrument de la compétition poli-

tique au service des princes de la fin du Moyen Âge », La rumeur au Moyen Âge. du mépris à la manipulation (ve-xve siècle), 2011, p. 149-176.

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compte des moindres détails de la vie de cour, partout le secret est appelé à la rescousse et quiconque se penchera sur les sources le trou-vera partout. C’est d’ailleurs dans la complexité des interactions entre action publique et usage du secret que l’on devra chercher certaines des clés d’explication.

Il est flagrant de constater que l’espace français, qui s’enorgueillit ou se désole d’avoir vu émerger de puissantes constructions politiques princières, principalement autour de deux des grandes figures de réa-lisation étatique que connaît la fin du Moyen Âge, l’État royal et l’État bourguignon1, n’ait donné lieu qu’à une réflexion parcellaire sur la question. C’est donc à ces deux cas, pour lesquels l’historiogra-phie a énormément progressé depuis une quarantaine d’années, que nous nous attacherons, tant ils semblent incarner la genèse de l’État moderne, sans cependant nous interdire d’élargir l’étude aux autres principautés.

Plutôt que d’opposer une société ouverte de l’information à une société du secret, la fin du Moyen Âge nous permet de comprendre la complexe interaction entre les deux logiques à l’œuvre dans l’exer-cice, les représentations ou la contestation du pouvoir, tout particu-lièrement le pouvoir princier, pouvoir hiérarchique incarné a priori par un individu qui pourrait, semble-t-il, en rester au secret de sa pensée. une société qui conçoit cependant autrement le secret qu’au seul prisme du secret d’État, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une réflexion profonde ni une pratique étendue du secret du prince.

Pour ne pas le limiter à une sorte de « pathologie du pouvoir », le secret doit donc être pensé comme le résultat d’une complexité gran-dissante du monde politique de la fin du Moyen Âge2.

Il s’agit ici donc de questionner quelques a priori : tout d’abord, celui consistant à penser que le secret serait le propre des sociétés de l’époque moderne, une sorte d’étape entre un Moyen Âge arriéré et une époque contemporaine lumineuse. Pourtant, le Moyen Âge ne peut être réduit à une quelconque fixité marquée du sceau de l’inef-fable ni au mystique, tant il a fourni de réflexion et se révèle avide d’expliciter, de justifier, y compris dans le cadre de la pensée théolo-

1. Schnerb, Bertrand, L’État bourguignon : 1363-1477, Paris, Perrin, 1999. Le terme est débattu. Élodie Lecuppre-Desjardins a montré toutes les limites de cette construction étatique inachevée, en particulier dans la construction d’une identité collective et unifiée. reste que l’ampleur des avancées administratives et idéolo-giques de la cour des ducs Valois leur donne une place très particulière au sein des principautés, et en fait une réelle concurrence au pouvoir royal. Lecuppre-Desjardin, Élodie, Le royaume inachevé des ducs de Bourgogne : (xive-xve siècles), Paris, Belin, 2016.

2. Jucker, Michael, « Secrets and Politics », art. cit.

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gique ! À l’inverse, la part secrète de ce pouvoir a pu être sous-estimée dans la conception d’un pouvoir monarchique marqué du sceau de la raison, de la modernité.

historiographie

Si l’on ne se limite pas à l’époque médiévale ni à l’espace fran-çais, on trouvera un certain nombre de jalons utiles à notre propos. L’histoire du secret en politique commence d’intéresser depuis la fin du xxe siècle, mais en douceur. Pierre nora avait proposé en 1976 de tenter une histoire du secret, histoire peut-être impossible, mais nécessaire car révélatrice des temps qu’elle traversait : « dis-moi ce que tu caches et je te dirai qui tu es »1. Le résultat reste fragile, sous forme d’esquisse, et assez largement centré sur l’époque moderne et l’époque contemporaine2. Cette dernière a fourni des réflexions et premières synthèses : c’est en particulier dans le dernier volume de l’Histoire de la vie privée que Gérard Vincent pose la question de son intérêt pour l’historien3. Force est de reconnaître un certain impé-rialisme des spécialistes des époques récentes : une étude anthro-pologique de l’espion, fort utile pour comprendre la place de cette figure dans nos sociétés, et offrant de précieux outils pour analyser les « savoirs d’État » secrets, a même suggéré que la notion de secret d’État ou l’espionnage étaient avant tout des pratiques issues du xixe siècle autour de la figure de l’espion ou des grandes bureaucraties ins-titutionnalisées, choses rapidement qualifiées de « récentes »4.

De manière moins restrictive, c’est à l’époque moderne que l’on rattache l’émergence d’une culture du secret. Cette dernière est attri-buée à deux logiques rationnelles. En premier lieu, celle de l’émer-gence de l’État moderne, l’histoire du secret politique suivant celle de la raison d’État et de son corollaire, le secret d’État. une conception sécularisée du secret s’opposerait encore au mystère des médiévaux5. Le triomphe de la « raison d’État » à l’âge moderne a ainsi été relié

1. nora, Pierre, « Simmel : le mot de passe », nouvelle Revue de Psychanalyse, 14, 1976, p. 307-312.2. Monier, Frédéric, « Le secret en politique, une histoire à écrire », art. cit.3. Vincent, Gérard, « une histoire du secret ? », Ariès, Philippe et Duby, Georges (éd.), Histoire de la vie

privée, tome 5. de la première guerre mondiale à nos jours, Paris, Seuil, 1987, p. 133-250.4. Dewerpe, Alain, Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994,

p. 9-10.5. Senellart, Michel, « Mystères, secrets, stratagème », Les Arts de gouverner. du regimen médiéval au concept de

gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 249-259.

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à la pratique du « secret d’État » culminant dans un absolutisme qui garde une forte part d’ombre, même au temps du roi-Soleil, comme l’a montré Lucien Bély dans Les secrets de Louis XIv1. La construc-tion d’une opposition entre Ancien régime du secret, et de l’autre la transparence des lumières, et du libéralisme, pensé comme un rejet du règne du secret et de l’arbitraire a d’ancienneté établi cette concep-tion : elle est très présente chez un Guizot qui dénonce l’arbitraire de la « raison d’État », et souligne la fin du secret et l’avènement de la transparence2.

une autre voie a été esquissée, plus sociale et culturelle, mais pas si éloignée : dans la perspective de Jean-Pierre Cavaillé la culture du secret accompagne l’essor d’une pensée critique propre à la modernité. on assisterait alors au développement d’une désacralisation du secret, devenu davantage l’instrument d’une stratégie de tension entre le for intérieur et les contraintes extérieures : censure, répression religieuse, pouvoirs autoritaires conduiraient à favoriser une culture de la dissi-mulation, et s’inscriraient dans une sécularisation des consciences3. Jon r. Snyder a montré combien cette culture était d’ailleurs large-ment développée et dépassait le cadre des milieux marginaux ou hété-rodoxes4. Fruit de l’absolutisme ou de son rejet, la culture du secret serait donc un fait moderne. C’est cependant à Michel Senellart que l’on doit l’effort théorique le plus précis sur la place du secret dans l’exercice du pouvoir, placé une fois de plus dans le cadre de la France moderne. Ses leçons sont sans doute à retenir, en particulier l’existence de rapports complexes entre secret et public, allant de l’antinomie théorique à la dialectique pratique. Il distingue également trois types de secret politique : le mystère dont nul ne peut parler et qui soustrait le pouvoir au discours ; le secret dont on ne peut parler qu’à certaines conditions propres au fonctionnement de l’État ; le stratagème dévoilé après coup qui assure l’avantage de l’action soudaine. L’usage du secret chez Machiavel fait ainsi dominer l’usage pratique et circonstanciel : à nous de confronter ces conceptions à celles du bas Moyen Âge.

Car le développement des puissances étatiques est bien antérieur au xvie siècle ou à l’absolutisme, qui s’inscrit dans la suite de la « genèse

1. Bély, Lucien, Les secrets de Louis XIv : mystères d’État et pouvoir absolu, Paris, Tallandier, 2013.2. Senellart, Michel, « Secret et publicité », art. cit.3. Cavaillé, Jean-Pierre, dis-simulations : Jules-César vanini, François La Mothe Le vayer, gabriel naudé, Louis

Machon et torquato Accetto, Paris, H. Champion, 2002.4. Snyder, Jon r, dissimulation and the culture of secrecy in early modern Europe, Berkeley, university of Cali-

fornia Press, 2009.

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médiévale de l’État moderne » : à ce titre, la place du secret dans la réflexion et la pratique du pouvoir princier s’ancre aussi dans une plus longue durée, qui n’a pas forcément retenu l’attention de manière systématique. L’ouvrage de synthèse de Karma Lochrie, Covert opera-tions. the Medieval Use of Secrecy, semble nous amener vers le terrain politique mais se penche en réalité sur une histoire culturelle, les enjeux médicaux, religieux, avec un attrait marqué pour la confes-sion, l’histoire des genres et la sexualité, discutant notamment les analyses de Michel Foucault sur la confession comme lieu d’élabora-tion d’une image de soi, et fait du secret un instrument de domina-tion des hommes ou parfois de contestation de cette domination.

Cependant, l’histoire de l’information et de la communication a connu un réel engouement depuis les travaux avant-gardistes d’Yves renouard en 19611, longtemps restés isolés, avant de deve-nir un véritable pan de l’historiographie médiévale dans le sillage du colloque de la société des médiévistes de 1994. on a en par-ticulier mis en lumière la circulation des nouvelles sous diverses formes, assez souvent publiques : le processus de publicité attaché à la promulgation des ordonnances qui permettent d’affirmer que nul n’est censé ignorer la loi2 ; renvoyons à l’étude de la la publication des ordonnances par la criée en Hainaut3 ainsi qu’au rôle des crieurs publics étudiés par nicolas offenstadt qui constituent bien l’inverse du secret4, encore que la volonté des autorités de ne pas communi-quer certaines informations montre que l’on oscille toujours entre les deux options, dire ou taire. Le scandale, la rumeur ont également été valorisés par les travaux récents qui explorent ces faces noires de la communication5 : entre information et désinformation, pour reprendre la synthèse proposée par Jean Verdon, cette problématique s’est donc bien installée6.

Le rapport du médiéviste au secret semble cependant marqué par la méfiance : le goût du scandale et du romanesque a longtemps retenu l’enquête sur ces phénomènes joués secondaires par rapport aux enjeux

1. renouard, Yves, « Information et transmission des nouvelles », art. cit.2. Petit-renaud, Sophie, Faire loy au royaume de France : de Philippe vI à Charles v, 1328-1380, Paris, De

Boccard, 2001.3. Cauchies, Jean-Marie, La législation princière pour le comté de Hainaut : ducs de Bourgogne et premiers Habsbourg

1427-1506, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1982, p. 199 et 211.4. offenstadt, nicolas, Faire la paix au Moyen Âge, op. cit., notamment p. 252.5. Lecuppre, Gilles, « Le scandale : de l’exemple pervers à l’outil politique (xiiie-xve siècle) », Cahiers de

recherches médiévales et humanistes, 2013, p. 181-191.6. Verdon, Jean, Information et désinformation, op. cit.

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de structure administrative. L’image d’un « obscur Moyen Âge » où le mystère et les secrets l’emportent sur la raison n’est pas neuve, bien entendu, tirant ses racines du rejet du « gothique » lors de la renais-sance italienne1, réactivé par les romantiques. Jules Michelet fait bai-gner le Moyen Âge dans une atmosphère de mystère, un mystère que l’on craint alors de révéler et qu’il aborde avec un certain amusement : « l’esprit ombrageux de ces temps s’effarouchait de tout mystère »2. Le « secret du mystérieux moyen âge » d’Anthony Méray3 nous fait en réalité entrer dans une autre dimension, celle du merveilleux, et ce jusque chez Walt Disney4.

on ne sera pas étonné que les chercheurs veuillent se démarquer des mythes les plus rebattus et s’intéressant aux secrets de Jeanne d’Arc et des Templiers. une recherche sur le secret des Templiers fournit 418 000 résultats sur Google, dont plusieurs sites complotistes, ren-voie à 500 références sur la boutique en ligne Amazon, comprenant de nombreux documentaires, une bande dessinée5, un nombre considé-rable de romans historiques6, des dizaines d’ouvrages de vulgarisation d’un goût très variable7.

une autre raison pourrait en être, comme le suggère Clémence revest8, l’essor des recherches sur la vie privée qui placent le terrain sur celui de la famille et de la maison, dans le sillage de Georges Duby, perspective dans laquelle la question du secret n’est que péri-phérique, qui plus est dans sa dimension politique9. Après avoir arra-ché l’histoire de la vie privée aux griffes d’une histoire vue d’en haut, il aurait été peu conséquent de se servir de la question pour revenir à une histoire politique.

C’est pourtant, nous le verrons, un terrain fertile, comme l’ont montré plusieurs travaux dans le cadre germanique et suisse. Michael Jucker a ainsi mis en lumière le poids du secret politique dans la diplomatie à l’œuvre au sein de la Diète suisse et dans ses rapports

1. Verdon, Laure, Le Moyen Âge : 10 siècles d’idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu, 2014.2. Michelet, Jules, Histoire de France, Sainte-Marguerite-sur-Mer, Éd. des Équateurs, 2008, p. 171.3. Méray, Antony, La vie au temps des cours d’amour : croyances, usages et mœurs intimes des xie, xiie et xiiie siècles,

Paris, A. Claudin, 1876, p. 361.4. Gorgievski, Sandra, Le mythe d’Arthur : de l’imaginaire médiéval à la culture de masse, Liège, Éd. du Céfal,

2002, p. 33.5. Martin, Jacques et Pleyers, Jean, Le secret des templiers, Tournai, Casterman, 1990.6. Heller-Arfouillère, Brigitte, Le secret du templier, Paris, Flammarion, 2006.7. Michal, Bernard (éd.), Mystères du Moyen Âge. La quête du graal. L’hérésie cathare. Les secrets des templiers,

Paris, omnibus, 2014. 8. revest, Clémence, « Secret, public, privé. Quelques pistes de réflexion », Questes. Revue pluridisciplinaire

d’études médiévales(16), 15.04.2009, p. 1-119. Duby, Georges, Histoire de la vie privée 2, Paris, Seuil, 1985, en particulier l’introduction.

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avec ses voisins : l’étude de ces secrets éclaire le fonctionnement des systèmes politiques, la construction des identités, des réseaux et représentations de ces villes et de leur fédération1. Concernant le gou-vernement de l’Angleterre médiévale et moderne, Jonathan Elukin a montré que le secret politique jouait un rôle décisif et déterminé par les évolutions historiques : une des pistes majeures qu’il fournit est de relier l’essor du secret à la complexification interne du fonction-nement de ce gouvernement ; de même, son appel à ne pas réduire le « progrès » à l’avènement d’une société transparente peut être suivi, tant le secret a constitué un outil dans l’émergence des sciences, des technologies, et du renforcement des structures étatiques, dans une tension entre concurrence et désir de diffusion des innovations : en rendant le savoir difficile à atteindre, le secret aurait stimulé le désir de recherche2.

En France, le secret intéresse sans doute davantage du point de vue du rapport au savoir, notamment sur les questions philosophiques, magiques, alchimiques, comme le montrent les contributions de nicolas Weill-Parot lors de l’important numéro de la revue Micrologus paru en 2006 sous le titre Il segreto3, ou les recherches sur la magie ou des manuscrits ésotériques tels que le Secret des secrets. Le lien entre conceptions religieuses et politico-judiciaires du secret a également été clairement démontré, notamment la question de la confession. Parti des secrets de la conscience et de l’aveu, Jacques Chiffoleau a poursuivi sa réflexion jusqu’à la construction des pouvoirs du pape et du roi de France, principalement sous l’angle de la justice et du déve-loppement des procès politiques et à la dénonciation des complots secrets ourdis contre la majesté, du recours à la « procédure extraor-dinaire » incluant l’usage de la torture afin de faire dire l’indicible, le nefandum. La réflexion de l’Église sur la nécessité d’étouffer le scandale par des usages plus discrets, pour éviter la contagion des péchés, a également été récemment étudiée par Corinne Leveleux-Teixeira4. Le sujet est également repris comme une composante, parfois centrale d’études portant sur le renseignement, l’espionnage notamment mili-

1. Jucker, Michael, « Secrets and Politics », art. cit.2. Elukin, Jonathan M., « The Public and the Secret », art. cit. ; Elukin, Jonathan M., « Keeping secrets »,

art. cit.3. Chiffoleau, Jacques, « Dire l’indicible. remarques sur la catégorie du nefandum du xiie au xve siècle »,

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 45 (2), 1990, p. 289-324.4. Leveleux-Teixeira, Corinne, « Le droit canonique médiéval et l’horreur du scandale », Cahiers de recherches

médiévales et humanistes, 25, 2013, p. 193-211.

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taire1, ou touchant les institutions judiciaires2 et financières3, mais sans faire l’objet même d’une étude de fonds. Pourtant le problème a été, à l’occasion, souligné : esquissant les contours possibles d’une his-toire du secret en politique, Frédéric Monier considérait les xve-xvie siècles comme un moment d’union fondamentale entre secret et pou-voir au point qu’alors, « une histoire du secret est peut-être d’abord une histoire de l’État et de son service »4. Pourtant, même pour l’État bourguignon, qui donne lieu à une abondante bibliographie, « l’his-toire du secret à la cour de Bourgogne reste à écrire », selon le constat de Werner Paravicini5. Pourquoi un tel retard ? Il faut reconnaître que les préventions sur le goût médiéval du secret et le spectre d’un romantisme facile ont pu pousser les historiens à revaloriser un moyen âge de lumières, de publicité et de raison. Mais le sujet pose égale-ment quelques difficultés méthodologiques

sources et méthodologie :une histoire du secret est-elle possible ?

Comment faire l’histoire de ce qui n’est pas destiné à être su ? L’idée qu’on ne puisse faire l’histoire du secret repose sur une vision hermétique et maximaliste du secret. Le secret est un objet de savoir paradoxal et ambiguë, car son détenteur doit en permanence osciller entre silence et parole. Le secret se partage en certains cercles. Il est donc susceptible de laisse de multiples traces, il n’est pas communi-qué à tous mais circule bel et bien, notamment dans les rouages de l’administration. Ce qui est précieux doit être caché et pas forcément détruit.

Paradoxalement ce qui est secret est considéré comme précieux, et celui qui le sait est important, ce qu’il ne peut montrer qu’en dévoilant

1. Léthenet, Benoît, « « Selon les nouvelles que vous me ferez savoir ». Essai sur le renseignement au Moyen Âge », Schnerb, Bertrand (éd.), La guerre à la fin du Moyen Âge, 2013, p. 839-858 ; Schnerb, Bertrand, « « Les poires et les pommes sont bonnes avec le vin ! » ou comment prendre une ville par trahison au milieu du xve siècle », L’envers du décor. Espionnage, complot, trahison, vengeance. Publications du Centre Européen d’Études Bourgui-gnonnes, 2008, p. 115-146.

2. outre les travaux de Jacques Chiffoleau : Dauchy, Serge et Demars-Sion, Véronique, « La non-motiva-tion des décisions judiciaires dans l’ancien droit : principe ou usage », Revue historique de droit français et étranger, 82, 2004, p. 223-240.

3. Santamaria, Jean-Baptiste, La Chambre des comptes de Lille de 1386 à 1419 : essor, organisation et fonctionne-ment d’une institution princière, Turhout, Brepols, 2012.

4. Monier, Frédéric, « Le secret en politique, une histoire à écrire », art. cit.5. Paravicini, Werner, « ordre et règle. Charles le Téméraire en ses ordonnances de l’hôtel », Comptes rendus.

Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1999, p. 311-359, p. 341-342.

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son savoir ! De sorte que les chroniqueurs s’intéressent grandement au secret, et que ce dernier fait l’objet de multiples développements dans la littérature politique du temps. Bref, on parle beaucoup du secret au Moyen Âge. Ce qui ne veut pas dire que l’historien ait toujours accès aux secrets eux-mêmes !

on se heurte d’abord au problème de l’archivage des documents secrets, un problème bien connnu des historiens contemporanéistes, et qui exige de comprendre comment se constituent les fonds des-tinés à rester « secret-défense »1. En la matière, tout fonds médiéval était conservé à l’abri des regards, notamment dans des pièces closes et des coffres : la nature même des archives médiévales fonctionnait sur la logique du secret. En revanche, et c’est là un avantage sur l’his-toire contemporaine, ce secret a souvent été levé à la révolution par le versement des dépôts aux archives communales, départementales, nationales. Aussi, les conditions d’accès à l’information ont-elles radi-calement changé. Des documents conçus précisément comme secrets, et nullement destinés au regard des curieux, nous sont ouverts.

La tentation de l’omniscience doit cependant être repoussée, car ne nous sont parvenus que les survivants de tris tardifs (notamment à la révolution, ou en raison des destructions accidentelles) mais aussi des choix opérés dès l’époque de leur rédaction : le recours à la destruction de pièces dangereuses n’a pas attendu l’invention des déchiqueteuses à papier encore si utilisées au moment des changements de gouverne-ment. Certains complots ou meurtres suffisamment bien ourdis n’ont laissé aucune trace ; le véritable agent secret reste un inconnu : « pas vu, pas pris », comme le résume Franck Collard au sujet des crimes par empoisonnement, forme par excellence du meurtre insidieux2. Qui plus est, une grande part du secret exigeait, nous le verrons, le recours à l’oral, ultime frontière de l’historien. notre enquête ne saurait faire l’impasse sur la difficulté à saisir la parole, dans une société où l’écrit est secondaire par rapport à l’oral3, même si lettres et chroniques font sans cesse référence à cet usage de la parole dont on peut esquisser les contours. Au sein de la documentation, il est clair que certains textes sont volontairement incomplets et qu’il est fréquent d’expur-ger les écrits de toute donnée sensible destinée à être communiquée

1. Duclert, Vincent, « Le secret en politique au risque des archives ? Les archives au risque du secret en politique. une histoire archivistique française », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 58 (1), 2000, p. 9-27.

2. Collard, Franck, Le crime de poison au Moyen Âge, op. cit., p. 9.3. Ce que Paul Zumthor décrit comme une « oralité mixte » propre au Moyen Âge et aux débuts de

l’époque moderne. Zumthor, Paul, La lettre et la voix : de la littérature médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 18-19.

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de vive voix : le fait est bien connu pour les marchands qui veillent souvent, dans leurs livres et contrats accessibles aux autorités ou à la concurrence, à cacher les informations les plus stratégiques, illégales ou non, de leurs activités1. Des stratégies voisines se rencontreront abondamment dans les documents princiers, soucieux par exemple de ne pas faire apparaître nettement l’usage du crédit à intérêt réprouvé par l’Église dans leur comptabilité2.

reste que les avantages de l’accès à une vaste documentation, la possibilité de croiser des informations incomplètes comme les men-tions de missions secrètes avec le contexte général, la correspondance, les sources ennemies telles que les archives et la littérature scienti-fique nous les fournissent, sont un avantage considérable. Les textes théoriques et en particulier les miroirs des princes abordent en termes généraux mais aussi par des anecdotes la question du secret. Les chro-niques offrent à la fois une grande variété d’exemples et d’affaires secrètes, de la diplomatie à la guerre, et tout spécialement en ce qui concerne la vie de cour. Mais leur usage est délicat tant le secret peut relever d’un travail d’écriture, de traditions littéraires, qui font du secret un ressort narratif, moral, et dont la construction vise souvent à construire une image du prince comme modèle ou contre-modèle.

Mais ce goût du secret ne saurait être considéré comme pure invention littéraire, tant il se rencontre dans la production archi-vistique issue de la machine bureaucratique elle-même. Les sources administratives sont donc précieuses : ordonnances réglementant le fonctionnement des institutions, correspondance administrative ou personnelle fourmillant de demandes de confidentialité, mandements exigeant l’organisation d’informations secrètes, registres comptables remplis de missions secrètes ou de paiements ordonnés par le prince « pour faire certaines choses secretez qu’il ne veult aucunement estre declairees ». on retrouvera en la matière l’ « embarras de richesses » dont les historiens de la Bourgogne en particulier se réjouissent3.

Force est de reconnaître que le secret se retrouve partout. Mais notre ambition est modeste : il ne s’agit pas d’exhumer les secrets les mieux gardés des princes ni de trouver les clés mystérieuses de l’his-

1. Le Goff, Jacques, Marchands et banquiers du Moyen-Age, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 90.

2. Mollat du Jourdin, Michel (éd.), Comptes généraux de l’État bourguignon entre 1416 et 1420, 6 vol., Paris, Imprimerie nationale, 1965, recette générale de toutes les finances, 1er au 30 juin 1419, p. XLVI.

3. Paravicini, Werner, « L’embarras de richesse : comment rendre accessibles les archives financières de la Maison de Bourgogne-Valois », Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques (Belgique), 7, 1996, p. 17-68.

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toire. Comme le relevait Karma Lochrie au sujet des usages du secret au Moyen Âge, c’est la tentation de tout livre sur le secret que de se présenter comme livre des révélations : il s’agit moins de savoir ce qui est caché que de comprendre en quels domaines, comment et pour-quoi le Moyen Âge cachait certaines choses1. nous proposons donc bien de faire l’histoire du secret au travers des secrets connus ou sim-plement évoqués, bref de comprendre la part secrète de l’exercice et des conceptions du pouvoir, d’utiliser cette lumière noire pour éclai-rer les rapports entre pouvoir et société, comprendre en quoi le secret participe de la construction de la puissance princière, mais aussi de ses contestations.

plan

L’étude doit partir d’une étude sur le rapport que le prince entre-tient au secret. un rapport qui ne peut se comprendre sans une étude des mots du secret, ni sans être inscrit dans le cadre d’une société où ce dernier est admis, car il protège les réputations, évite que le savoir n’arrive en de mauvaises mains, dans un monde où le Mal est présent et où Dieu lui-même doit recourir au secret. La Bible défend d’ailleurs la protection des secrets du prince : « Il est bon de garder le secret du roi » (Tobie, 12,7). Les miroirs des princes y consacrent nombre de développements afin d’éduquer le prince au secret. on observera également comment ces princes ont su user de cette arme à titre personnel, jusqu’à être tentés par la dissimulation (I). néan-moins, le prince peut et doit révéler ses secrets pour ne pas être seul face aux intrigues de la cour, au poids des responsabilités, aux com-plexités de l’exercice du pouvoir : le secret se partage en un cercle de confiance, il trace les limites entre ceux qui en savent et ceux qui ignorent, l’ami et l’ennemi, le proche et l’étranger. Afin de préser-ver le prince, la cour semble à la fois un moyen de protection qui suppose la confiance et permet d’éviter le scandale, tout en présen-tant le risque de voir les « mignons » prendre le pouvoir de manière occulte : c’est le premier cercle du secret (II). Assurément, le prince est une personne singulière pouvant espérer échapper pour partie à l’examen de ses contemporains. Mais n’est-il pas aussi et surtout le

1. Lochrie, Karma, Covert operations : the medieval uses of secrecy, Philadelphie, university of Pennsylvania press, 1999, p. 6.

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premier membre de la cité, le princeps, la tête d’un corps plus grand que lui ? Parce qu’il est souvent convoqué pour désigner les « haults faits du royaume », le secret nous informe sur ce qu’est le gouverne-ment du bien commun, cette république dont le prince est le garant, lui qui est encore au Moyen Âge l’héritier du princeps, de l’empereur à qui rome a confié le destin de la res publica 1. L’action de gouverner requérant elle aussi une confiance particulière, le conseil et plus lar-gement les officiers forment un cercle plus politique associant secret et service de l’État (III). C’est à partir de ces bases que nous pourrons explorer précisément les pratiques du secret en commençant par les rapports aux autres pouvoirs, où la dissimulation trouve à s’épanouir : diplomatie, guerre, espionnage semblent offrir un champ d’expéri-mentation sans limites au secret, conduisant le prince sur des voies parfois douteuses. Il en va là des subtilités d’un jeu politique fluc-tuant propre aux temps des grandes guerres puis de la tentative de construction d’une nouvelle puissance aux marges du royaume, l’État bourguignon (IV). Les rapports unissant le prince à son peuple dans sa mission première d’assurer la paix et la justice donnent à voir une face différente du secret, instrument pour lutter contre un mal occulte qui s’insère jusque dans le corps social voire dans la machine admi-nistrative, exigeant des moyens discrets pour le combattre (V). Au service de cette volonté politique c’est toute l’administration qui est mobilisée pour protéger le secret du prince, tache d’autant plus ardue que se multiplient les affaires : bureaucratie et culture du secret sont ainsi intimement liées (VI). reste que le développement d’un espace public2 que l’on observe dès le Moyen Âge n’attend pas l’émergence de l’imprimerie ni d’une société bourgeoise3, mais se renforce par le biais des institutions urbaines, des assemblées des états4, ce qui n’est pas sans poser problème : si les princes entendent mieux connaître les « secrets du commun » pour s’en assurer le contrôle et les revenus, et tiennent à réaffirmer leur droit au secret, force est de reconnaître que

1. oudart, Hervé, « Introduction générale. Prince et principat durant l’Antiquité et le Moyen Âge : jalons historiographiques », oudart, Hervé, Picard, Jean-Michel et Quaghebeur, Joëlle (éd.), Le Prince, son peuple et le bien commun, 2013, p. 7-54.

2. Introduction à Boucheron, Patrick et offenstadt, nicolas (éd.), L’espace public au Moyen Âge : débats autour de Jürgen Habermas, Paris, Presses universitaires de France, 2011 ; Haber, Stéphane, « Pour historiciser l’Espace public de Habermas », Boucheron, Patrick et offenstadt, nicolas (éd.), L’espace public au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 25-41.

3. Habermas, Jürgen, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.

4. Dutour, Thierry, « La fécondité d’un tournant critique. Malentendus anciens et tendances récentes dans les usages croisés de l’histoire et de la sociologie en France », tracés. Revue de Sciences humaines(15), 01.12.2008, p. 67-84.

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l’exercice d’un contrôle absolu semble de plus en plus illusoire, voire nocif, engendrant la suspicion. une demande de transparence se fait sentir chez des sujets qui n’entendent pas accepter aveuglément aux ambitions du prince, et revendiquent en retour une forme de « droit de garder le silence », tandis que la tentation du mensonge voire sa légitimation semblent progresser (VII).

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CHAPITrE 1

Être prince au temps des secrets

Le prince se distingue du tyran par la légitimité de son avène-ment au pouvoir, assurée par la transmission dynastique, qui en fait le gouvernant naturel uni par l’amour à ses sujets comme le rappelle Christine de Pizan dans le Livre du corps de policie1. Le prince se définit aussi par la finalité de son gouvernement, à savoir garantir la paix et la justice, voire conduire son peuple au salut, et de plus en plus assu-rer le bien commun2. En premier lieu, le prince doit être chrétien – le roi se dit « très chrétien »3, tandis que le duc de Bourgogne, faute de compter comme prédécesseur un Saint Louis ou d’être sacré, com-pense un léger retard en la matière en promouvant la Croisade pour manifester sa place dans le jeu des princes et rappeler qu’il est un des plus grands chevaliers du Christ4. Vertueux, il doit ainsi se gouver-ner pour gouverner les autres, « car qui vuelt gouvernier autrui, il doit primierement savoir gouvernier soi meismes »5. ne pas être l’es-clave de ses vices, en particulier l’avarice ou l’orgueil, lui évite d’être tyrannisé par ses propres passions6. Mais il doit de plus en plus agir

1. Christine de Pizan, Le livre du corps de policie, Genève, Droz, 1967, p. 60. Sur la défense du prince naturel comme antithèse du tyran : Krynen, Jacques, « naturel. Essai sur l’argument de la nature dans la pensée poli-tique à la fin du Moyen Âge », Journal des Savants, 1982, p. 169-190.

2. Dutour, Thierry, « Le Prince perturbateur “meu de volonté sans mie de raison” et les sujets mécontents : recherche sur les opinions collectives dans le royaume de France à la fin du Moyen Âge », oudart, Hervé, Picard, Jean-Michel et Quaghebeur, Joëlle (éd.), Le Prince, son peuple et le bien commun, 2013, p. 349-374.

3. Krynen, Jacques, L’empire du roi, op. cit., p. 345.4. Caron, Marie-Thérèse, Les voeux du faisan, noblesse en fête, esprit de croisade : le manuscrit français 11594 de

la Bibliothèque nationale de France, Turnhout, Brepols, 2003 ; Paviot, Jacques, « La croisade bourguignonne aux xive et xve siècles : un idéal chevaleresque ? », Francia, 33, 2006, p. 33-68 ; Burkhardt, Erik, « Arguments rhéto-riques pour la grandeur du pouvoir bourguignon et pour la nécessité d’une croisade. Les traités de Jean Germain présentés en 1451 au chapitre de la Toison d’or », Les cultures de la décision dans l’espace bourguignon, Publications du Centre Européen d’Études Bourguignonnes, 2017.

5. Molenaer, Samuel Paul (éd.), Li livres du gouvernement des rois : a XIIIth century French version of Egidio Colonna’s treatise de regimine principum, now first published from the Kerr ms., new York, The Macmillan company, 1899, p. 6.

6. Contamine, Philippe, Histoire de la France politique, t. 1. Le Moyen Âge. Le roi, l’Église, les grands, le peuple (481-1514), Paris, Seuil, 2002, p. 368.

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LE SECREt dU PRInCE

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conformément à la raison1, au droit, au bien commun, voire au commun profit, et bien qu’il soit seul juge en la matière, les sujets ne manquent pas d’exprimer leur propre conception de ces idées2 valorisées par la conception aristotélicienne d’une cité ayant aussi pour but l’intérêt de chacun ici-bas. C’est en rapport à ces conceptions que se pose la question de la légitimité du recours au secret, d’autant que le prince légitime peut rapidement être qualifié de tyran si son attitude n’est pas respectueuse des coutumes ni des exigences morales3.

C’est en conformité avec les conceptions de son temps sur la nature du secret et du savoir mais aussi avec la nature du pouvoir princier qu’il reçoit une éducation dont le secret est une composante impor-tante, et qui lui permet d’exercer souvent de main de maître son contrôle personnel en la matière.

secret moyen âge

Pour remettre en contexte la place du secret dans l’exercice du pou-voir, il faut évidemment partir de la place du secret dans les sociétés et la culture médiévales. Le rapport au savoir est en partie issu du développement d’une culture savante théologique écrite, mais aussi des héritages antiques conservés dans le cadre des artes enseignés à l’université, et de plus en plus de la promotion d’autres sphères cultu-relles, qu’il s’agisse des juristes ou des métiers et de leurs compé-tences techniques, ou encore des cours et des milieux aristocratiques.

Le Moyen Âge : une autre « société de l’information »

Il est de bon ton de qualifier nos sociétés modernes de « sociétés de la connaissance », dans lesquelles l’information constitue le fondement de la capacité d’action et de jugement de tout individu ; face à elle, les sociétés dites « pré-modernes » seraient marquées par une informa-tion rare, lente et plus facile à contrôler. De fait, en l’absence de trans-

1. Krynen, Jacques, L’empire du roi, op. cit., p. 183.2. Lecuppre-Desjardin, Élodie et Bruaene, Anne-Laure van, de bono communi. the discourse and practice of

the common good in the European City, Turnhout, Brepols, 2010 ; oudart, Hervé, « Conclusion générale : Le prince, son peuple et l’utilité commune de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge », oudart, Hervé, Picard, Jean-Michel et Quaghebeur, Joëlle (éd.), Le Prince, son peuple et le bien commun, 2013, p. 431-442.

3. Dutour, Thierry, « Le Prince perturbateur », art. cit.

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mission par onde, par électricité ou électronique, le rapport à l’espace est modifié, exigeant le déplacement d’individu à individu, à pied, à cheval, par bateau. Les recherches actuelles ont cependant montré la richesse des sources, formes et usages de l’information médiévale1. Comme le rappelle Thomas d’Aquin, en bon lecteur d’Aristote : « Dans les situations embarrassantes et incertaines, la raison n’éta-blit pas de jugement sans enquête (inquisitio) préalable ; et donc une enquête de la raison est nécessaire avant tout jugement sur les choix à faire ; et cette enquête est appelée “conseil” (consilium) »2. nulle déci-sion sans information. Cet enseignement est promu à la fin du xiiie siècle et au xive siècle au rang d’exigence morale, sinon légale pour l’exercice du pouvoir, qui se doit d’être éclairé par l’information et le conseil. Gilles de rome, autre lecteur d’Aristote mais plus poli-tique, en est un des plus brillants hérauts : « toute voies cil est fouz et non sachant, qui croit seulement a sa teste et a son sens et refuse a oïr les conseus d’autrui »3. Sous Charles V nicolas oresme sera le plus éloquent défenseur de cette cause en faisant de l’« inquisicion de conseil » la condition de la bonne décision4. Les actes princiers eux-mêmes considèrent comme une évidence le fait de disposer de « bonne informacion » et de décider « par grant et meure deliberacion de conseil »5. La traduction institutionnelle en est notamment la mise en place de véritables systèmes de renseignement souvent coordonnés par des institutions solides, notamment les Chambres des comptes6, mais sa collecte passe par de multiples canaux, des plus officiels aux plus informels et secrets. Comme le montre Thierry Dutour, les socié-

1. Boudreau, Claire et al., Information et société en occident à la fin du Moyen Âge, op. cit. ; offenstadt, nicolas, Faire la paix au Moyen Âge, op. cit. ; Bock, nils, Simonneau, Henri et Walter, Bastian, « L’information et la diplomatie à la fin du Moyen Âge. L’exemple de Picquigny (1475) », négociations, traités et diplomatie dans l’espace bourguignon, 2013, p. 149-164.

2. Leveleux-Teixeira, Corinne, « opinion et conseil dans la doctrine juridique savante (xiie-xive siècle) », Charageat, Martine et Leveleux-Teixeira, Corinne (éd.), Consulter, délibérer, décider. donner son avis au Moyen Âge, Toulouse, Méridiennes, 2010, p. 33-50 ; Sère, Bénédicte, « La compréhension médiévale du concept aristotéli-cien de “deliberatio” », Charageat, Martine et Leveleux-Teixeira, Corinne (éd.), Consulter, délibérer, décider. don-ner son avis au Moyen Âge, Toulouse, Méridiennes, 2010, p. 201-222 ; Leveleux-Teixeira, Corinne, « opinion et conseil dans la doctrine juridique savante (xiie-xve siècles) », dans Charageat, Martine, Leveleux-Teixeira, Corinne éd., Conseiller, délibérer, décider : donner son avis au Moyen Âge, op. cit., p. 33-50. Sère, Bénédicte, « La com-préhension médiévale du concept aristotélicien de deliberatio », dans Conseiller, délibérer…, op. cit., p. 201-221.

3. Molenaer, Samuel Paul (éd.), Li livres du gouvernement des rois, op. cit., p. 331. 4. Menut, Albert (éd.), nicole oresme. Le Livre de Éthiques d’Aristote [commentaires]. Publication d’après MS.

2902, new York, G. E. Stechert, 1940.5. Cauchies, Jean Marie et Simon, nicolas, « Par bon avis et délibération du conseil : écoute et décision

politique chez les princes bourguignons et habsbourgeois dans les Pays-Bas (xve-xvie s.) », Les cultures de la décision dans l’espace bourguignon. Publications du Centre Européen d’Études Bourguignonnes, 2017 ; Santamaria, Jean-Baptiste, « Madame en son conseil : le processus de décision sous Marguerite de France, comtesse d’Artois et de Bourgogne (1361-1382) », Les cultures de la décision dans l’espace bourguignon, op. cit.

6. Santamaria, Jean-Baptiste, La Chambre des comptes de Lille, op. cit., p. 363-391.

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tés de la fin du Moyen Âge sont bien des « sociétés de l’information », notamment en raison de la capacité croissante des administrations à contrôler, diffuser et conserver l’information, en rupture avec les périodes précédentes1.

L’information désigne alors le processus de mise en forme des don-nées, par l’enquête notamment, ainsi que la communication de ces données, l’instruction : informer, c’est mettre en forme un savoir jusque-là inconnu, mais aussi instruire quelqu’un de quelque chose, le mettre au courant d’un fait qu’il ignore2. Pour reprendre les ana-lyses de Michael Clanchy, on rappellera que l’information se pro-duit mais également s’utilise, se réutilise et se conserve. À tous ces niveaux, se pose autant la question de la diffusion de l’information, que celle de sa rétention3. Car si l’opinion publique a donné lieu à d’importantes analyses en particulier grâce aux travaux de Bernard Guenée, et si on a cherché à dresser les contours d’un espace public médiéval au sens de Jürgen Habermas4, en somme si la circulation de l’information « ouverte » a intéressé les contemporains, elle n’est qu’une des modalités de ce rapport au politique, mais aussi au savoir. D’autant que plus s’ouvre une sphère publique de débat, de discus-sion, plus il devient urgent d’en retrancher les secrets dont le pouvoir juge nuisible la propagation.

Afin d’éviter l’anachronisme, il faut néanmoins mesurer la distance qui nous éloigne de cette société. on songe évidemment aux enjeux techniques et cognitifs : une société où la circulation des personnes est tributaire de la marche à pied ou des chevauchées, où l’oral joue un rôle d’autant plus essentiel que l’écrit n’est pas maîtrisé de tous et uniquement manuscrit. Enfin, le rapport entre oralité et écrit y est fort différent : la société médiévale connaît l’écrit sans que toute la société soit alphabétisée. Les usages longtemps dominants sont donc ceux d’une oralité y compris dans la lecture qui ne s’intériorise que tardivement. reste que le mouvement est bien celui d’une conquête de l’écrit hors du monde des clercs qui en avaient quasiment le mono-pole au xe siècle. Il y a donc là un enjeu de pouvoir autour du savoir. Par ailleurs, le rapport entre oral et écrit s’appuie sur le modèle du

1. Dutour, Thierry, « L’élaboration, la publication et la diffusion de l’information à la fin du Moyen Âge (Bourgogne ducale et France royale) », Lett, Didier et offenstadt, nicolas (éd.), Haro ! noël ! oyé ! Pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 141-156.

2. Gauvard, Claude, « Introduction au colloque », Fianu, Kouky, Gauvard, Claude et Hébert, Michel (éd.), Information et société en occident à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 11-37, p. 11-37.

3. Clanchy, Michael T., From Memory to Written Record, op. cit., notamment p. 314-317.4. Voir l’introduction de Boucheron, Patrick et offenstadt, nicolas (éd.), L’espace public au Moyen âge, op. cit.

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Verbe Divin, qui articule une parole écrite, celle de la Bible, à l’ora-lité de la liturgie, qui confère son efficacité à la parole dans le rituel (parole sacramentelle), ou à celle de la prédication1. Sans que le savoir écrit ne soit destiné à être ouvert à tous ! Mais l’information est aussi tributaire de conceptions culturelles, notamment du rapport à la vérité, à la circulation des savoirs. De conceptions sociales également, les groupes se constituant aussi par leur rapport au secret, et les hié-rarchies pouvant se manifester par un accès plus ou moins grand au secret. Dans cette autre société de l’information, la valeur et la rareté sont d’ailleurs en partie organisées, et la publicité d’une information, d’un projet politique, d’une action n’est pas un impératif absolu, loin de là, comme en atteste l’omniprésence d’un vocabulaire du secret.

dire le secret : les mots du temps

rien ne démontre tant l’importance du secret que la diversité des termes qui en rendent compte dans la France de la fin du Moyen Âge et que l’on retrouve dans toutes les sources. Le secret n’est pas chose honteuse ! La diversité des termes livre par ailleurs des nuances morales ou techniques, et une grande variété d’usages.

Il se dit évidemment par la négative de tout ce qui renvoie à la connaissance ; ne pas savoir, ne pas voir, ne pas entendre : le secret est évidemment une privation. Il peut se définir par opposition à ce qui est ouvert à tous, le public, l’apert, l’ouvert, autant de termes fonctionnant avec des contraires. Mais il se rencontre surtout dans un lexique positif très précis.

on notera en premier lieu la prudence vis-à-vis d’un vocabulaire moralement chargé de mysticisme, porté par des termes comme mys-terium ou arcana. Contrairement aux usages des époques antiques et modernes, le nom neutre arcanum est très rarement utilisé pour les rois et princes. Arcana, qui renvoie au contenant qui permet de cacher un savoir ou un bien, désigne ce qui est mis à l’abri des curieux, mais a un sens médiéval le rattachant surtout à ce qui est sacré, religieux et redoutable. C’est ainsi que les distingue le dictionnaire étymologique de Forcellini2. En ce sens, son usage est moins adapté à une conception

1. Boudet, Jean-Patrice et Guerreau-Jalabert, Anita, Histoire culturelle de la France. 1. Le Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 129-130.

2. Forcellini, Egidio, totius latinitatis lexicon : opera et studio Aegidii Forcellini lucubratum, 11 vol., Prati, Typis Aldinianis, 1858, t. 1, p. 304-305.

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« pragmatique » qu’à un sens « mystique ». Le terme n’a pas disparu : employé en latin, il est attesté en moyen français début xve sous la forme arquennes ou archane. Dans l’écrasante majorité des usages, il n’est guère en rapport avec le monde politique : si on trouve à la fin du xe siècle un usage par le moine Abbon de Fleury des omnia arcana regis ultima dans la Passion de saint Edmond, l’expression désigne les secrets délivrés au moment de la mise à mort de ce roi martyr par le païen Inguar, et le terme semble renvoyer à une dimension sacrée1. on le retrouve plutôt dans un registre théologique et intellectuel, notamment dans les spéculations sur la nature de certaines connais-sances inaccessibles chez roger Bacon2. Les auteurs médiévaux se méfient de cette connotation religieuse3, qu’ils jugent peu apte à rendre compte des pratiques politiques du temps. Si le biographe de Louis XI Thomas Basin l’emploie, c’est seulement pour désigner les arcana divinitatis. Il n’utilise pas le terme pour les secrets des rois qui sont pourtant le cœur de son histoire de Charles VII, dans laquelle il use et abuse de secretum et secretus. on le verra cependant, le recours aux archana dans un sens politique n’est pas totalement inconnu. Le terme dont dérive ce nom, en revanche, arca, le coffre, l’armoire, dans lesquels on range ce qui ne saurait être laissé à la vue de chacun, est plus commun. on le retrouve dans les « arches », arcae où se rangent les archives : ce lien antique entre le secret et les archives mais aussi les coffres est loin d’être mort.

Thomas Basin est également peu enclin à employer le terme d’oc-cultus4. L’occulte est en effet une catégorie intellectuelle complexe, comme l’a montré nicolas Weill-Parot5. Sa fonction est de combler le vide d’explication pour les logiciens scolastiques : l’occulte est ce qui existe mais dont l’explication n’est pas possible. En cela il est assez différent du secret car n’est pas explicable par la science, consis-

1. Le roi refusant de se soumettre aux païens répond par le messager envoyé par Inguar qu’il ne se sou-mettrait à ce dernier que si le païen embrassait la foi de Jésus Christ. Le messager confie alors aux païens tous les derniers secrets du roi, « omnia arcana regis ultima » : « vix sanctus vir verba compleverat, et renuntiaturus miles pedem domo extulerat, cui ecce Inguar obvius jubet breviloquio ut utatur, illi pandens per omnia arcana regis ultima. Quae ille dum exequitur, imperat tyrannus circumfundi omnem turbam suorum exterius, solumque regem teneant, quem suis legibus rebellem jam cognoverat ». Abbon de Fleury, « Passio sancti Eadmundi », dans Arnold, Thomas (éd.), Memorials of St. Edmund’s abbey, Wiesband, Kraus reprint, 1965, t. 3, p. 15.

2. Lorée, Denis, Édition commentée du Secret des Secrets du Pseudo-Aristote, thèse, université rennes 2, 2012, t. 3, p. 128.

3. Voir la présentation de Darbord, Bernard et Delage, Agnès (éd.), Le partage du secret. Cultures du dévoilement et de l’occultation en Europe du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2013, p. 10-13.

4. Basin, Thomas, Histoire des règnes de Charles vII et de Louis XI, 4 vol., Paris, J. renouard et Cie, 1855, t. 1, p. 24.

5. Weill-Parot, nicolas, « Encadrement et dévoilement : l’occulte et le secret dans la nature chez Albert le Grand et roger Bacon », Il segreto. Micrologus, nature, Sciences and Medieval Societies, 2006, p. 151-170.

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tant davantage en une sorte d’axiome. on n’est pas loin du mystère qui est plus qu’un secret car il n’a pas besoin d’être caché pour res-ter inconnu. L’occulte n’est d’ailleurs pas resté dans ce registre très intellectuel et occupe également le discours judiciaire employé par les pouvoirs princiers, mais n’est que peu employé pour le secret du prince. De même le terme de mystère se rencontrera très peu, tant il est d’une nature plus profonde et constitue un secret caché non par la volonté des hommes mais de Dieu. Il échappe à l’entendement par sa nature, et accorder un tel pouvoir au prince semble hors de propos. Cette signification n’est cependant pas totalement séparée de la thématique du secret politique : Georges Chastellain recourt régulièrement au « mistère » pour renvoyer à la fois aux sacres et aux projets secrets d’un Louis XI voire d’un duc de Bourgogne ; j’y reviendrai.

Secretus, secretum, « secret », « segret » ou « segreit », voire « secret-tement » abondent en revanche chez tous les auteurs. Il recouvre en grande partie notre sens contemporain : il s’utilise en tant qu’adjectif pour ce qui n’est connu que d’un nombre limité de personnes et qui est ou doit être caché des autres, du public ; en tant que nom pour un ensemble de connaissances, d’informations devant être réservées à quelques-uns et que les détenteurs ne doivent pas révéler. Le secret rassemble donc une communauté autour d’une information, et exclut le public ; il est le fruit d’une volonté. Les autres sens en dérivent dans un usage particulier. Dans un sens plus mystique il peut désigner un mystère impénétrable ; un savoir occulte ; dans un sens plus com-mun il désigne un moyen connu de quelques-uns pour parvenir à un résultat (un secret de fabrication) ; dans un sens plus juridique il peut désigner l’exigence de silence, de discrétion attachée à une fonction ou une activité (secret des délibérations, secret professionnel, voire secret d’État). relevons que la notion abstraite de « secret d’État » est postérieure à notre époque. Elle semble émerger dans le sillage de la raison d’État dont elle constitue même le cœur : de Machiavel à Bodin, le sujet acquiert ses lettres de noblesse1. Elle ne s’installe en français qu’en 1667, d’abord en référence aux coups d’État avant de prendre un sens plus général de « secret politique » en 16942. En revanche les auteurs médiévaux s’intéressent pour notre bonheur au

1. Selon la théorie mise en avant par Karl Schmitt, dans Parlementarisme et démocratie (1923). Senellart, Michel, « Secret et publicité », op. cit.

2. Ibid.

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« secret du prince » ou au « secret du roi ». Faut-il y voir un déficit d’abstraction ? rien n’est moins sûr.

Par ailleurs, le terme entretient des liens avec la raison et l’intelli-gence : secretus est le participe passé de se-cerno / se-cretus : séparer, mettre à part, voire rejeter1, lui-même dérivé de cerno (trier, passer au crible). Ce qui est secretus est ce qui a été séparé, distingué, trié. Le secretus est ce qui a été trié par l’esprit, ce qui le rapproche du conseil, de l’avis, du tri entre vrai et faux. Le secret est sécrété, purifié, et a d’autant plus de valeur2. Il n’est pas si éloigné du discernement car discerno est lui aussi dérivé de cerno-cretus, trier, et signifie voir, choisir et décider. La discretion étant la qualité liée à discerno, formée sur dis-cretus, a donc un lien avec le secret dans son sens actuel, mais aussi dans son sens médiéval qui consiste à faire preuve d’intelligence pour choisir. Le secret a aussi des liens précoces avec l’écrit, et le monde administra-tif : chez Tacite, secretoris qualifie l’action d’un affranchi s’occupant d’affaires confidentielles, libertus ex secretioribus ministeriis. En dérive le secretarium, en tant que lieu retiré, et particulièrement la salle d’as-semblée des juges, le tribunal secret dans le Code Théodosien ; voire le sanctuaire. Les secrétaires médiévaux ne l’oublieront pas.

Secretus a évolué en segrei, segreie (mi xiie), à l’adjectif secret ou secré (fin xiie) ou encore segret (1372) 3, avant que l’on ne fixe secret en s’appuyant sur le latin en moyen français. L’adjectif se fait également substantif. Le secret désigne des connaissances réservées à certains, mais aussi l’idée d’un échange de connaissances réservées donnant lieu à conseil, à avis (secré, v. 1155), notamment dans un contexte de pouvoir politique (v. 1160).

Le secret entretient également des liens avec le privé. Parce qu’il exclut (et attire) ceux qui en sont exclus et rassemble ceux qui « en sont » il n’est pas si éloigné de privatus, qui signifie étymologiquement mis à part, écarté, exclus. L’adjectif garde ce sens de particulier, propre, individuel. Le privatus s’oppose au publicus, et peut désigner le particulier face à la respublica. Dans les usages médiévaux, le privé entretient des liens étroits avec le secret, et les deux mots ont un sens plus proche qu’aujourd’hui, liant intimité et secret4. nous tradui-rions certains usages de secret par privé, notamment lorsque ce qui

1. Gaffiot, Félix, dictionnaire illustré latin-français, Paris, Vaugirard, 1935, p. 1410-1411.2. « Présentation », Darbord, Bernard et Delage, Agnès (éd.), Le partage du secret, op. cit., p. 10-13.3. rey, Alain et Le robert (éd.), dictionnaire historique de la langue française, 3 vol., Paris, Dictionnaires Le

robert, 1988, t. 3, p. 3435.4. Lochrie, Karma, Covert operations, op. cit., p. 136.

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est secret est retranché du monde sans volonté explicite de se cacher : on peut mener de secreta studia, des études isolément, à l’écart. À l’inverse, l’emploi de privé ou « priveement » est volontiers conta-miné par la sens du secret et semble éloigné de nos usages actuels, s’employant par exemple dans un contexte militaire : on recommande que le roi en passe de perdre la bataille se retire de la bataille « si priveement…que ses ennemis ne s’en apercoivent », ou que les occu-pants d’un château assiétgé creusent « priveement voie de souz terre et caver la terre priveement »…1

Tout un vocabulaire vient compléter ces usages, en particulier des verbes qui permettent de mettre le secret en acte. L’une des vertus du secret est de protéger, conserver, notamment à l’intérieur de quelque chose. on retrouve ainsi diverses formes de couverture et d’actions soustrayant à la vue, mettant du secret par des voies métaphoriques ou réelles : « détenir », « enfouir », « retenir », « tenir »2, déjà recen-sés dans la littérature arthurienne, ou encore « celer » ou celare en latin (tenir secret, cacher), et surtout mucier, mot venant du gaulois mukyare, cacher. Le verbe « cacher », qui vient de coacticare, compri-mer, serrer, a d’abord le sens d’écraser, presser, comprimer : il s’utilise à partir du xve siècle principalement pour dissimuler3, parfois sous la forme « cachier ». Dans cette galaxie, mucher, mussier, mucer est le véri-table verbe du secret, omniprésent chez à peu près tous les auteurs en ancien et moyen français consultés : Jean le Bel, Froissart, Christine de Pizan, Monstrelet, Jean Lefevère de Saint rémy, Chastellain, Jean de roye, olivier de La Marche, Molinet, ainsi que les Grandes chro-niques de France, le livre des trahisons de France, les Cent nouvelles nouvelles l’emploient abondamment. Celer et mucier ne vont que tar-divement s’effacer derrière cacher à partir du xvie siècle4.

Ce champ lexical imagé emprunte également au voile et à la cou-verture, en somme au textile : couvrir, couverture, couvertement, voi-ler. Les trois premiers sont très fréquents, notamment chez Froissart, Monstrelet, Ghillebert de Lannoy, dans les Grandes chroniques de France ou les Cent nouvelles nouvelles. Déjà présente dans la litté-rature arthurienne entre 1150 et 1250 pour une action menée secrè-

1. Molenaer, Samuel Paul (éd.), Li livres du gouvernement des rois, op. cit., p. 403 et 417.2. Le nan, Frédérique, Le secret dans la littérature narrative arthurienne, 1150-1250 : du lexique au motif, Paris,

Champion, 2002, p. 26-27.3. Ibid.4. Trésor de la langue française informatisé. http ://atilf.atilf.fr/

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Jean-Baptiste Santamaria

Champ VallonÉ p o q u e s

Gouverner par le secretFrance, Bourgogne xiiie-xve siècle

Le secretdu prince

Le secret du princeExplorer la part secrète du pouvoir princier, c’est rencontrer nombre de figures célèbres en des situations parfois scabreuses, souvent rocambolesques. Qu’il s’agisse de Saint Louis utilisant un escalier caché pour retrouver son épouse à l’insu de sa mère Blanche de Castille, ou des leçons d’escrime destinées à inculquer quelques bottes secrètes au duc de Bourgogne Philippe le Bon, les princes se méfient en permanence de leur entourage au moins autant que de leurs ennemis. Bénéficiant d’une relation particulière avec Dieu – qui sait à l’occasion leur envoyer quelques messages secrets par la voix d’une bergère ou d’un ermite –, ils n’entendent rendre compte à personne de leurs agissements, exigeant que leurs proches ne révèlent rien de leurs faiblesses ni de leurs plans.Loin d’être anecdotique, cette pratique du secret s’enracine dans un temps qui associe savoir, sacré et secret et constitue un moyen de répondre aux défis d’une époque en pleine mutation : le développement de l’écrit entraîne celui des correspondances secrètes ; la naissance de l’impôt permanent conduit le prince à mentir sur l’état du budget ; la publicité nouvelle d’une vie de cour rassemblant des centaines d’individus autour de la famille princière exige des chambres de retrait.Par le secret, les princes entendent à la fois défendre leur honneur et garantir les moyens de leur puissance. La pratique concrète du pouvoir rejoint un imaginaire médiéval qu’on pourrait croire folklorique mais se révèle parfois ancré dans la réalité : certains princes font enterrer des trésors destinés à financer leurs guerres, au risque de les perdre ; Louis XI réclame de ses correspondants de brûler ses lettres après lecture. Rois et ducs de Bourgogne se doivent en somme de devenir experts dans l’art du secret, pour rester maîtres des frontières entre le public et le privé : c’est l’une des leçons politiques de cet automne du Moyen Âge.

Jean-Baptiste Santamaria est maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Lille et membre du laboratoire IRHIS. Normalien, agrégé d’histoire, il travaille sur l’exercice du pouvoir princier à la fin du Moyen Âge. Il a publié le Petit livre des rois France (First, 2006) et La Chambre des comptes de Lille (1386-1419) (Brepols, 2012).

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ISBN : 979-10-267-0660-1